Ainsi la position de Rachet peut-elle être
résumée de la manière suivante :
1°) à l'époque préhellénique, les rites sacrificiels,
expiatoires et purificatoires se distinguent en rites
funéraires et héroïques et en rites cathartiques du bouc
émissaire;
2°) pendant la période archaïque, des chants particuliers
accompagnent le sacrifice du bouc, du pharmakos, et l'un
de ces chants est le tragoidios, qui est psalmodié par un
choeur et se double d'une danse labyrinthique à but
lustral;
3°) parallèlement, le culte des morts (héroïsés) est
célébré lors des jeux par les thrènes : l'un de ces héros
immortalisés est Adraste, le fils de Déméter transformée
en jument -- le cheval a un caractère funéraire chez les
Grecs d'alors (vers 670 avant J.-C.) -- qui se serait
jeté au feu avec son propre fils Hipponoüs («pensée ou
esprit de cheval») : le récit de la passion d'Adraste a
donc un caractère funéraire et cathartique;
4°) Arion s'associe à des choeurs réguliers avec des
satyres lors de sacrifices où une victime caprine (le
bouc) remplace la victime taurine, mais le «vieux culte
satyrique» n'est pas encore en union avec le «culte
dithyrambique» de Dionysos, union qui ne viendra qu'avec
la représentation rituelle du retour (la résurrection)
d'Héphaïstos (le dieu forgeron peut-être originaire
d'Asie mineure, un dieu chthonien maître des volcans, un
dieu infirme et boiteux mais rieur);
5°) vers 590 avant J.-C., Épigène, inspiré par le
dithyrambe dionysiaque, organise la première tragédie :
le sacrifice d'un bouc donne lieu à un dialogue entre
l'exarque et le choeur, pas le choeur du dithyrambe mais
celui de l'ancienne "tragédie" d'Adraste grossi plus tard
(entre 560 et 540) par les satyres, qui font désormais
partie des représentations cultuelles par leur aspect
surtout positif (lubricité, fertilité) : le culte
d'Adraste est alors remplacé par le culte de Dionysos, le
bouc étant l'animal le plus souvent sacrifié à Dionysos
(qui n'est le dieu du vin que de manière seconde et
tardive);
6°) Thespis, qui n'a peut-être pas inventé le premier
acteur (le protagoniste était sans doute présent chez
Arion et Épigène dans le chant alterné entre l'exarque et
le choeur, dont les membres ne sont pas masqués), ajoute
l'action mimétique et transplante la tragédie d'origine
dorienne dans l'Attique : le masque (ou la maquillage)
apparaît, de même que le jeu à la place de la récitation
et du chant, le parler remplace le chant;
7°) avec Eschyle, viendront le deuxième acteur, les
décors ornés, les peintures, la machinerie, les autels,
les tombeaux, les trompettes, les spectres, les Érinyes,
les gants, les robes et les cothurnes, ainsi que la
trilogie de tragédies (thèse-antithèse-synthèse);
8°) avec Sophocle, le troisième acteur (le trigagoniste
après le deutéragoniste) entrera en scène, le nombre de
choreutes passera de douze à quinze -- pour permettre sa
division en deux demi-choeurs de sept (avec chacun leur
parastate en plus du coryphée) -- et les
décors seront peints.
Par rapport à la position historiale (ou
monumentale) de Nietzsche, celle de Rachet est historique
(ou documentaire); elle est aussi, à la suite d'Aristote,
formelle. Lors de l'institution de la chorégie, dans le
cadre des Grandes Dionysies, avait lieu la représentation
d'une tétralogie comprenant une trilogie de tragédies et
un drame satyrique (dont Pratinas fera un genre
littéraire); il y avait un concours entre les poètes et
le vainqueur était couronné : Thespis a été le premier
couronné en 534 (avant Eschyle, Sophocle et Euripide, qui
l'ont été de nombreuses fois). Selon Rachet, la formule
de la tétralogie s'inspire de la littérature oratoire, de
l'éloquence juridique du procès, qui comprend quatre
parties : l'accusation, la défense, la réplique de
l'accusation et la réplique de la défense [cf. Duchemin].
Ainsi la tragédie est-elle tributaire aussi de la
démocratie athénienne favorisant l'art oratoire : elle
est une «arme politique», mais moins que la comédie
d'Aristophane selon Rachet. La mort de la démocratie sera
aussi la mort de la tragédie et la mort de l'art oratoire
au IVe siècle avant J.-C.
Dans son analyse formelle et aristotélicienne de
la tragédie, Rachet cite Aristote qui distingue le
prologue (inventé par Thespis), qui précède l'arrivée du
choeur, l'épisode, qui est une partie complète entre deux
chants du choeur, l'exode, qui est une partie complète
qui n'est pas suivie de chants du choeur et qui se
termine donc par la sortie du choeur (en fait, le
véritable exodos, le dernier épisode, est le chant final
du choeur lors de sa sortie), et le chant du choeur, qui
comprend le parados (le premier morceau complet que dit
le choeur) et le stasimon (le chant du choeur sans vers
anapestique et sans vers trochaïque, mais il y a un
anapeste dans le premier stasimon d'Antigone); le commos,
qui est une complainte à la fois du choeur et de la
scène, est facultatif. Le commos est un chant funèbre, le
parados est un développement lyrique; lorsqu'il chante un
stasimon [de "stasis"], le choeur est en place dans
l'orchestra et les acteurs en profitent pour sortir de
scène et se changer en d'autres personnages. En général,
trois stasima séparent quatre épisodes. L'épisode, qui
est la partie dialoguée de l'action (avec acteurs et
choeur), correspond plus ou moins à un acte; les scènes
viendront après l'Antiquité. Le choeur disparaîtra au
IIIe siècle avant J.-C.
La rhésis, dont le lexeôs
est le style, est la
partie purement dramatique (issue de l'épopée) et elle
comprend les récits et les dialogues, qui s'articulent en
un plaidoyer se développant en un agôn, auquel contribue
fortement la stichomythie. Les actions peuvent être
simples, à développement naturel, ou complexes, avec
changement de fortune [métabasis] par la reconnaissance
[anagnôrisis] ou par la péripétie. Pour Aristote et
Rachet, la plus belle reconnaissance est celle qui est
accompagnée de la péripétie et qui conduit ainsi à la
crainte et à la pitié, à la catharsis, qui «nous procure
le soulagement du besoin que nous avons de la crainte et
de la pitié» : la tragédie est une catharsis de groupe
(psychodrame, sociodrame, axiodrame, psychodanse,
psychomusique). Il existe des tragédies ou l'action est
à la fois simple et complexe : dans les tragédies
pathétiques comme Ajax et dans les tragédies éthiques ou
de caractère comme Pélée.
En somme, pour un Rachet plutôt fidèle
à
Aristote, la tragédie se confond avec le tragique : elle
est «l'expression de la liberté et de la grandeur de
l'individu face aux forces de coercition que représentent
l'État et la société» et «l'affirmation d'une volonté
forte dominée par le sentiment de la valeur
imprescriptible de l'individu face à toutes les forces
obscures de destruction issues des entités collectives,
négations de l'homme et de toute véritable liberté»; c'est
donc, contrairement à la thèse capitale ou cardinale de
Nietzsche, la profession de foi en le principe
d'individuation : c'est le triomphe de l'individualisme.
Manifestation du culte à l'origine et issue du choeur
tragique d'Adraste plutôt que du choeur dithyrambique de
Dionysos, la tragédie a trouvé place dans la chorégie,
qui est une véritable liturgie, où le rite et le mythe,
le culte et la culture s'accouplent.
Friedrich Nietzsche. La naissance de la tragédie.
Friedrich Nietzsche. La naissance de la philosophie à
l'époque de la tragédie grecque.
Philippe Lacoue-Labarthe. Le sujet de la philosophie.
François Laruelle. Le principe de minorité.
Jean-Pierre Vernant. La mort dans les yeux; figures de
l'Autre en Grèce ancienne. Hachette (Textes du XXe
siècle). Paris; 1985 (96 p.)
Jean-Pierre Vernant. L'individu, la mort, l'amour; soi-même et l'autre en Grèce ancienne. Gallimard nrf
(Bibliothèques des histoires). Paris; 1989 [1987, 1982,
1981] (IV + 248 p.)
Pierre-Noël Mayaud et al. Le problème de l'individuation.
Vrin. Paris; 1991 (192 p.)
Jacqueline Duchemin. L'agôn dans la tragédie grecque. Les
Belles-Lettres (Collection des Études anciennes). Paris;
1968 [1945] (248 p.)
Guy Rachet. La tragédie grecque; Origine - Histoire -
Développement. Payot (Bibliothèque historique). Paris;
1973 (288 p.)
Artaud
Personne ne semble avoir
remarqué la parenté de
Hölderlin, de Nietzsche et d'Artaud : la vérité de cette
lignée de fous aurait-elle échappé à la pensée?... Avec
Artaud et avec Brecht, l'accent du théâtre se voit
déplacé au XXe siècle de la mise en mots à la mise en
scène, de la littérature au spectacle. Le jeu théâtral,
qui est un «délire communicatif», prend le dessus sur le
je littéraire. Le théâtre est alors : peste,
métaphysique, alchimie, athlétisme, cruauté. «Comme la
peste, le théâtre est donc un formidable appel de forces
qui ramènent l'esprit par l'exemple à la source de ses
conflits»; «il est la révélation, la mise en avant, la
poussée vers l'extérieur d'un fond de cruauté latente par
lequel se localisent sur un individu ou sur un peuple
toutes les possibilités perverses de l'esprit».
Le théâtre n'est pas expression par la
parole; il
est «poésie pour les sens» : langage physique ou matériel,
musique des mots, intonations. «Et il y aurait d'ailleurs
beaucoup à dire sur la valeur concrète de l'intonation au
théâtre, sur cette faculté qu'ont les mots de créer eux
aussi une musique suivant la façon dont ils sont
prononcés, indépendamment de leur sens concret, et qui
peut même aller contre ce sens». Une poésie dans l'espace
(musique, danse, plastique, pantomime, mimique,
gesticulation, intonation, architecture, éclairage,
décor) se double d'une poésie ironique, qui provient de
la façon dont chacun de ses moyens «se combine avec les
autres moyens d'expression». Ainsi «c'est la mise en scène
qui est le théâtre». Il faut retrouver cet «esprit
farouche qui est à la base de toute poésie» en vue d'une
«poésie objective à base d'humour». La poésie est le
langage sous la forme de l'Incantation.
Comme Aristote et comme Nietzsche, Artaud
considère qu'il y a une grande peur métaphysique «qui est
à la base de tout le théâtre ancien» : les tendances
métaphysiques s'opposent aux tendances psychologiques» et
le théâtre est donc une «métaphysique en activité». Le
théâtre est fondamentalement religieux et mystique. Comme
alchimie, le théâtre est un art virtuel, un mirage.
Matérialisation ou extériorisation d'un drame essentiel
«qui contiendrait d'une manière à la fois multiple et
unique les principes essentiels de tout drame, déjà
orientés eux-mêmes et divisés, pas assez pour perdre leur
caractère de principes, assez pour contenir de façon
substantielle et active, c'est-à-dire pleine de
décharges, des perspectives infinies de conflits» [en
italiques dans le texte]. Ce drame essentiel «est à
l'image de quelque chose de plus subtil que la Création
elle-même, qu'il faut bien se représenter comme le
résultat d'une Volonté une -- et sans conflit» [en
italiques dans le texte]. (La proximité avec Nietzsche
est ici frappante). À la base de tous les Grands
Mystères, ce drame essentiel «épouse le second temps de la
Création, celui de la difficulté et du Double, celui de
la matière et de l'épaississement de l'idée».
Le théâtre a besoin d'être remis
«à son plan de
création autonome et pure, sous l'angle de
l'hallucination et de la peur»; le pouvoir de création du
metteur en scène «élimine les mots» (en italiques dans le
texte]. Un nouveau langage physique à base de signes,
«hiéroglyphes animés», se met en place. Artaud plaide pour
une architecture spirituelle «faite de gestes et de
mimiques, mais aussi du pouvoir évocateur d'un rythme, de
la qualité musicale d'un mouvement physique, de l'accord
parallèle et admirablement fondu d'un ton». Le théâtre est
donc, non seulement musique, mais aussi danse; c'est une
«métaphysique de gestes». C'est un théâtre ou un «langage
théâtral extérieur à toute langue parlée» [en italiques
dans le texte], qui conduit à une dépersonnalisation
systématique, à une désindividuation en somme, par «la
Parole d'avant les mots» : «un état d'avant le langage et
qui peut choisir son langage : musique, gestes,
mouvements, mots».
L'auteur est donc remplacé par le metteur en
scène, qui est «une sorte d'ordonnateur magique, un
maître de cérémonies sacrées», une sorte de Dionysos ou de
satyre du choeur bacchique autrement dit. La matière
qu'il travaille ne vient pas de lui mais des dieux : «des
jonctions primitives de la Nature qu'un Esprit double a
favorisées» ou «une sorte de Physique première, d'où
l'Esprit ne s'est jamais détaché». Il s'agit de «faire
affluer nos démons» et les «choses de l'instinct». Artaud
en appelle à une «physique du geste absolu» qui permette
de retrouver le «sens inné du symbolisme absolu et magique
de la nature». Il s'agit donc de «rendre le théâtre à sa
destination primitive» et de «le replacer dans son aspect
religieux et métaphysique» : «Le domaine du théâtre n'est
pas psychologique mais plastique et physique».
Il importe aussi de «changer la destination de la
parole» par une sorcellerie objective et animée et par la
poésie tout court qu'il y a sous les textes, seraient-ce
même des chefs-d'oeuvre : il faut en finir avec la poésie
écrite... Le théâtre de la cruauté renoue avec cette «idée
supérieure de la poésie et de la poésie par le théâtre
qui est derrière les Mythes racontés par les grands
tragiques anciens» : «une idée religieuse du théâtre,
c'est-à-dire, sans méditation, sans contemplation
inutile, sans rêve épars»; ainsi est-il possible de «faire
remonter le taux de la vie» -- propos on ne peut plus
nietzschéen, dionysien!
Le théâtre de la cruauté est un
théâtre où le
spectateur est entouré par le spectacle, un spectacle où
la sonorisation (sons, bruits, cris) est constante :
«qualité vibratoire» d'abord et avant toute
représentation. Pour Artaud, le théâtre ne copie pas la
vie; il se met en communication avec des «forces pures» :
spectacle tournant, spectacle total, expression dans
l'espace, «sorte de langage unique à mi-chemin entre le
geste et la pensée». En vue d'une «vraie mise en servage
de l'attention», il faut «faire des signes une sorte
d'alphabet» et développer un «lyrisme du geste», ainsi que
retrouver les «droits de l'imagination». Le théâtre de la
cruauté, comme tout théâtre, est «reflet de la magie et
des rites»; c'est un «langage chiffré», où les mots ont «à
peu près l'importance qu'ils ont dans les rêves» : c'est
un spectacle intégral, «chiffré comme un langage» depuis
«l'esprit des plus antiques hiéroglyphes», ou une série
d'essais de mise en scène directe. C'est pourquoi le
théâtre est «la représentation appelée improprement
spectacle». Pour Artaud, «c'est par la peau qu'on fera
rentrer la métaphysique dans les esprits»...
La cruauté est un «appétit de
vie, de rigueur
cosmique et de rigueur implacable dans le sens gnostique
de tourbillon de vie qui dévore les ténèbres, dans le
sens de cette douleur hors de la nécessité inéluctable de
laquelle la vie ne saurait s'exercer; le bien est voulu,
il est le résultat d'un acte, le mal est permanent» : ce
dieu caché est bien l'équivalent du principe ou de
l'instinct dionysien ou de la volonté de puissance.
Selon Artaud, «nous avons perdu le sens de la
physique du théâtre des tragiques»; ont été perdus la
diction, la gesticulation et le rythme. Il faut
(re)trouver la grammaire de ce nouveau langage : le geste
en est la matière et la tête, l'alpha et l'oméga. Ce
langage part de la nécessité de la parole et non de «la
parole déjà formée» et il «refait poétiquement le trajet
qui a abouti à la création du langage» : «Il remet à jour
les rapports inclus et fixés dans les stratifications de
la syllabe humaine, et que celle-ci en se refermant sur
eux a tués. Toutes les opérations par lesquelles le mot
a passé pour signifier cet Allumeur d'incendie dont Feu
le Père comme d'un bouclier nous garde et devient ici
sous la forme de Jupiter la contraction latine du Zeus-Pater grec, toutes ces opérations par cris, par
onomatopées, par signes, par attitudes, et par de lentes,
abondantes et passionnées modulations nerveuses, plan par
plan, et terme par terme, il les refait». Au bord du
délire et par-delà Nietzsche et Rimbaud, c'est de
Hölderlin, du Hölderlin poète-tragédien et traducteur,
qu'Artaud se rapproche dans cette tentative de (re)créer
un langage à l'efficacité magique, envoûtante et
intégrale et aux «moyens de notation de nouveaux» --
«composition inscrite».
Dans le «désenchaînement dialectique de
l'expression», la cruauté est le «geste de la vie même» en
sa nécessité; c'est le «battement inné de la vie». Se
rapprochant maintenant de Nietzsche, et de très près,
Artaud identifie le théâtre (oriental) et la vie, mais
pas de la vie individuelle, plutôt de la vie «qui balaie
l'individualité humaine et où l'homme n'est plus qu'un
reflet»: il s'agit bien du rejet du principe
d'individuation et du théâtre égoïste ou égocentrique,
l'objet du théâtre étant de créer des Mythes. L'état
poétique recherché par le théâtre de la cruauté est «un
état transcendant de vie», «d'une vie passionnée et
convulsive», dionysiaque ou orgiaque donc, pour un homme
total et non un homme social... «L'acteur est un athlète
du coeur» et l'être humain est un Double : «un spectre
perpétuel où rayonnent les formes de l'affectivité»,
«[s]pectre plastique et jamais achevé dont l'acteur vrai
singe les formes, auquel il impose les formes et l'image
de sa sensibilité». L'âme a une «matérialité fluidique» et
«une passion est de la matière».
Artaud va alors développer une méthode de
jeu de
l'acteur fondée sur le souffle, sur lequel le «temps
théâtral» s'appuie : le souffre est volonté dans
l'expiration et «inspiration féminine et prolongée». Selon
la Kabbale, il y a trois temps du souffle : le souffle
peut être androgyne, équilibré et neutre; il peut être
mâle, expansif et positif; il peut être femelle,
attractif et négatif: il est moins souvent androgyne que
mâle ou femelle. Du souffle, provient le son, puis le
cri. Au temps des passions, et dans un ensemble complexe
de dissonances et de correspondances entre les divers
éléments de la mise en scène et du jeu ou du métier de
l'acteur, correspond un temps musical, le temps du
souffle : avec «l'hiéroglyphe d'un souffle», il est
possible de retrouver un idée du théâtre sacré, où le
spectateur s'identifie avec le spectacle, «souffle par
souffle et temps par temps».
Une formule résume le théâtre d'Artaud
et selon
Artaud : «Quand je vis je ne me sens pas vivre. Mais quand
je joue c'est là que je me sens exister» : le théâtre
c'est la vie, mais la vie ce n'est pas le théâtre. C'est
évidement bien loin du Paradoxe sur le comédien de
Diderot et du théâtre épique de Brecht, mais sans doute
bien proche des tentatives de Hölderlin et des
initiatives de Nietzsche.
Artaud a cherché à mettre sa théorie
du théâtre
en pratique dans diverses expériences théâtrales ou
filmiques, à titre de metteur en scène et/ou de comédien,
et dans une «tragédie en quatre actes et en dix tableaux
d'après Shelley et Stendhal» en 1935, Les Cenci [qui a
peut-être inspiré le film La passion
Béatrice (1987) de
Bertrand Tavernier]; sans doute qu'il n'a guère réussi et
que la tragédie n'en est pas une ou qu'elle ne correspond
certes pas à la conception du théâtre de la cruauté, tant
au niveau de la mise en scène que du jeu. Il faut plutôt
chercher du côté du «théâtre pauvre» de Grotowski pour
voir, par hasard ou non, sous l'influence d'Artaud ou
non, la réalisation pratique du théâtre de la cruauté;
peut-être aussi du côté du Living Theatre.
Selon Derrida, la conception d'Artaud -- et
Derrida sent bien le rapport d'Artaud à Nietzsche, mais
il ne voit pas la charge, commune aux deux et à
Schopenhauer, contre le principe d'individuation --consiste à voir que le théâtre occidental «a été séparé de
la force de son essence», qui est une essence affirmative,
celle de la vie affirmative, et ce dès l'origine, dès «la
naissance comme mort». Ainsi le théâtre de la cruauté
n'est-il pas une représentation, mais «la vie elle-même en
ce qu'elle a d'irreprésentable» : «La vie est l'origine
non représentable de la représentation»; «la non-représentation est donc représentation originaire» :
espacement. Mais, à l'origine même de la cruauté elle-même, il y a un meurtre, un parricide : un crime contre
Dieu ou le père, contre le logos. Ce meurtre «ouvre
l'histoire de la représentation et l'espace de la
tragédie» : c'est une archi-scène... Pour Derrida, Artaud
aurait voulu effacer la répétition en général et donc la
dialectique, qui est l'«économie de la répétition». C'est
selon lui impossible, car la «limite d'une représentation
qui ne soit pas répétition» est inaccessible : «Le
tragique n'est pas l'impossibilité mais la nécessité de
la répétition». La représentation, comme la répétition,
n'a pas de fin...
Antonin Artaud. Le
théâtre et son double.
Jerzy Grotowski. Vers un théâtre pauvre.
Jacques Derrida. «La parole soufflée» et «Le théâtre de la
cruauté et la clôture de la représentation» dans
L'écriture et la différence (p. 253-292 et p. 341-368).
Brecht
Malgré ce qu'en pense
Steiner, il est difficile,
voire impossible, de considérer le théâtre épique de
Brecht comme étant de la tragédie, comme tenant du
discours tragique. Sans doute qu'il est préférable de
parler d'un mixte entre l'épique (la mise en scène : la
distanciation) et le tragique (la mise en mots : le
matérialisme dialectique et le matérialisme historique).
Contrairement à Lukacs et à Goldmann, qui considèrent que
le marxisme, parce que pensée dialectique (hégélienne ou
non), est une philosophie tragique, Steiner y voit, à
cause de l'optimisme, une philosophie romantique. Ou
peut-être qu'il faut voir en Brecht un théoricien
tragique mais un praticien épique -- ou l'inverse?...
Certes, le tragique est pessimiste, mais le pessimisme
n'est pas nécessairement tragique : il peut n'être que
dramatique ou que lyrique, voire que satyrique ou
cynique.
Une chose demeure : comment peut-il y avoir
discours tragique s'il n'y a pas identification du
spectateur, que cette identification soit cathartique ou
non? La distance -- distance créée par la distanciation,
qui est un extrême exercice de virtuosité -- qu'il y a
alors entre l'intellect et l'affect, entre le
(dé)montrant et le (dé)montré, n'est pas un effet
tragique, cathartique ou sympathique; elle ne manque pas
de froideur cérébrale et elle manque de chaleur
viscérale. Dans le théâtre brechtien, il y a une
mythologie de l'intelligence, un mythe de la raison qui
n'a rien de nietzschéen, de dionysien : Apollon n'est
plus beau, il a vieilli, mais il est encore Apollon! --
La critique vaudrait peut-être aussi pour Boal et pour le
Bread and Puppet Theater...
Bertolt Brecht. Écrits sur la littérature et l'art.
Walter Benjamin. Essais sur Bertolt Brecht.
Augusto Boal. Théâtre de l'opprimé.
George Steiner. La mort de la tragédie.
Heidegger
Eschyle et Sophocle sont les tragédiens les plus
tragiques, Hölderlin est le poète-traducteur-dramaturge
tragique par excellence, Nietzsche est le plus tragique
des métaphysiciens, Artaud est la définition même du
metteur en scène ou du comédien tragique, Heidegger est
le penseur le plus tragique : il est le plus grand
penseur de tous les temps, justement parce qu'il est le
plus tragique des penseurs; à côté, il y a Freud,
Bataille ou Debord et quelques philosophes ou
écrivains... Heidegger étant à la théorie ce que
Hölderlin est à la poésie, il ne saurait s'agir ici de
montrer en quoi sa philosophie est tragique, mais
seulement de s'attarder à ce qu'il dit de la tragédie,
plus particulièrement d'Oedipe roi et du premier choeur
d'Antigone de Sophocle.
Pour Heidegger, tout est dans l'origine, qui est
à la fois le début et la fin : le commencement est le
sommet, la cime de l'être; après, viennent la chute et
l'oubli. C'est à l'origine qu'il faut placer «l'énormité
de l'homme, son saut vers la puissance et l'aliénation» :
«L'origine est ce qu'il y a de plus étrange et de plus
puissant». Il y a dans l'homme une sorte de «grandeur
monstrueuse» : il est un «monstre énorme»...
Cherchant à montrer que Parménide et
Héraclite ne
s'opposent en rien et à démontrer que penser et être ne
sont ou ne font qu'un, de même qu'à penser autrement le
rapport entre l'être et l'apparence, Heidegger prend pour
exemple Oedipe roi : au début, Oedipe est «le sauveur et
le maître de l'État, dans l'éclat de la gloire et la
grâce des dieux»; mais il est bientôt expulsé de cette
apparence, qui est l'apparaître même de son Dasein.
L'apparence est latence et déguisement, l'être (le fait
qu'il soit à la fois meurtrier de son père et mari de sa
mère) est la non-latence : «La latence du meurtrier de
l'ex-roi Laïos assiège, pour ainsi dire, la ville. Avec
la passion de celui qui se tient dans la patence de la
gloire, et est un Grec, Oedipe s'avance vers le
dévoilement de ce latent». Il doit «se mettre lui-même
dans la non-latence», dans l'être donc, et il ne peut le
supporter qu'en se crevant les yeux, se soustrayant ainsi
à toute lumière, «en laissant tomber autour de lui la nuit
qui voile tout»; il peut alors crier et se révéler au
peuple tel qu'il est.
Mais il ne faut pas voir en Oedipe seulement «la
chute d'un homme» : il est le type même du Dasein grec,
«la figure où se hasarde le plus loin et dans ce qu'il y
a de plus sauvage la passion fondamentale de l'être-Là
[Dasein] grec, qui est passion du dévoilement de l'être,
c'est-à-dire du combat pour l'être même». Oedipe est le
protagoniste le plus (ant)agoniste. «Le roi Oedipe a
peut-être un oeil de trop», disait Hölderlin le voyant :
«Cet oeil de trop est la condition fondamentale pour tout
grand questionner et tout grand savoir, et aussi leur
unique fondement métaphysique. Le savoir et la science
des Grecs, telle est cette passion», dit Heidegger. À la
suite de Reinhardt, Heidegger considère qu'Oedipe roi est
la «tragédie de l'apparence»...
Pour Heidegger, guidé en cela par Héraclite,
un
Héraclite pensé de manière grecque (par Nietzsche et
surtout par Hölderlin), l'antagonisme est «recollection
qui rassemble, recueille» : logos (collection,
recueillement) mais aussi polemos, c'est-à-dire
«rassemblement des plus hauts efforts antagonistes»,
combat comme différend. «Le recueillement ne dissout pas
dans le vide d'une absence de contrastes ce qu'il
perdomine, il le maintient, par l'unification des efforts
antagonistes, dans la plus haute acuité de sa tension».
«L'unité est l'appartenance réciproque des efforts
antagonistes. Là réside l'union originaire». C'est donc
dire que, pour Heidegger, ce qui importe n'est pas la
réponse (la solution, la synthèse, la relève) mais la
question (le problème, le combat, le différend) : ce
n'est pas une question anthropologique mais ontologique,
non pas historique mais historiale; ce n'est une question
métaphysique que dans la mesure où la métaphysique n'est
plus une physique...
Selon le dict d'Héraclite, c'est
dans le
polemos (combat, conflit, contrainte : antagonisme) que
les dieux et les hommes se mesurent et se montrent; ce
combat les fait ressortir dans leur être; mais ce dict,
comme celui de Parménide -- «être et penser sont la même
chose» : «Dans un lien d'appartenance réciproque sont
appréhension et être», écrit Kahn qui traduit Heidegger
traduisant Parménide --, a perdu sa vérité originaire,
chez les Grecs eux-mêmes. Chez Parménide et Héraclite, il
y a une pensée poétique, où le penser a le primat; dans
la tragédie grecque, il y a une poésie pensée, où domine
la poésie.
Dans le premier choeur d'Antigone (v. 332-375),
Heidegger cherche «une esquisse poétique de l'être-homme
chez les Grecs» [souligné ici] en empruntant trois
parcours : celui de la «substance authentique du poème»,
celui de l'ordre des strophes et des antistrophes et
celui qu'il faut «pour apprécier l'homme d'après ce dire
poétique». Selon Heidegger, il y a une triple attaque,
d'abord un «premier assaut» dès les deux premiers vers :
Multiple est l'inquiétant, rien cependant
au-delà de l'homme, plus inquiétant, ne se soulève en s'élevant.
L'homme est le plus inquiétant : c'est un daimôn ["génie
protecteur, dieu"]; il ne s'agit donc pas de définir
l'homme par la personne, par la personnalité, par le moi,
par l'individu : «Chez les Grecs, il n'y avait pas encore
de personnalité (ni rien, par suite, de supra-personnel)».
D'un côté, le daimôn «désigne l'effrayant, le terrible»,
qui provoque «la terreur panique, la véritable angoisse»,
ainsi que «la crainte respectueuse, recueillie,
équilibrée, secrète» : c'est donc alors ce qui conduit à
une partie de la catharsis, c'est la violence; mais d'un
autre côté, le daimôn «signifie le violent conçu comme
celui qui emploie la violence», l'usage de la violence
étant le «trait fondamental non seulement de son faire,
mais bien de son être-Là».
C'est parce qu'il est doublement daimôn,
«que
l'homme est le plus violent : faisant-violence au sein de
prépotent [l'étant]». L'homme est, «dans son intensité et
son ambivalence les plus hautes», l'inquiétant -- d'une
inquiétante étrangeté et d'une inquiétude étrange,
serait-il possible de dire après Freud... L'inquiétant
est ce qui rejette hors de la quiétude : «hors de
l'intime, de l'habituel, du familier, de la sécurité non
menacée»; c'est en somme l'étrange(r). L'homme est
inquiétant parce qu'«il transgresse les limites du
familier» : «c'est le trait fondamental de l'essence de
l'homme», c'est «la véritable définition grecque de
l'homme» [en italiques dans le texte].
Le deuxième assaut ou la deuxième parole que
retient Heidegger se trouve au milieu de la deuxième
strophe :
Partout en route faisant l'expérience, inexpert sans issue,
il arrive au rien.
En se frayant une voie en toutes directions, l'homme «est
lancée hors de toute voie»; là est son in-quiétance -- et
la ruine, le malheur ou la folie le guettent... La
«troisième parole saillante» retenue par Heidegger se
trouve au vers 370 :
Dominant de haut le site, exclu du site,
Le site est la polis ["État, cité"] : le fondement et le
lieu du Dasein de l'homme même, le là (historial et non
historique) du Da-sein. «À ce site de l'histoire
appartiennent les dieux, les temples, les prêtres, les
fêtes, les jeux, les poètes, les penseurs, le roi, le
conseil des anciens, l'assemblée du peuple, l'armée et la
marine». Est politique ce qui est «dans le site de
l'histoire». Mais les hommes appartiennent au site de
l'histoire que parce qu'ils «emploient la violence en tant
qu'ils sont situés activement dans la violence» et qu'ils
deviennent ainsi éminents mais aussi apolis : «des hommes
sans ville ni site, solitaires, in-quiétants, sans issue
au milieu de l'étant dans son ensemble, ils deviennent en
même temps des hommes sans institutions ni frontières,
sans architecture ni ordre, parce que, comme créateurs,
ils doivent toujours d'abord fonder tout cela» [en
italiques dans le texte].
Heidegger emprunte alors son deuxième parcours
pour voir comment «se déploie l'être de l'homme, qui
consiste à être ce qu'il y a de plus inquiétant». L'homme
quitte la terre, «la suprême déité», pour la mer à travers
une tempête hivernale : c'est une «sortie violente»; après
le défrichement, viennent la capture et le domptage des
animaux. Mais il ne s'agit pas d'une simple description
anthropologique, ethnologique ou psycho-sociologique des
activités et du comportement de l'homme ou de l'évolution
de l'humanité : «il s'agit en réalité d'un pro-jet
poétique de son être à parti[r] de ses possibilités et de
ses limites extrêmes». Critiquant la théorie de
l'évolution comme «science de la nature déjà inadéquate en
elle-même», Heidegger lui reproche de «croire que le
commencement de l'histoire est constitué par ce qui est
primitif, arriéré, maladroit et faible» : «En vérité c'est
le contraire qui se produit. Le commencement est ce qu'il
y a de plus inquiétant et de plus violent». Ce qui suit
n'est pas «un développement du commencement» mais son
affadissement en s'étendant. Ce commencement a un
«caractère mystérieux» : la connaissance de l'histoire, «si
elle est quelque chose, c'est une mythologie» [souligné
ici].
La «caractérisation de l'homme» passe par
la
nomination : de la parole, de l'entendement, de la
Stimmung ["humeur", "tonalité", "ton"], de la passion et
de la construction. Il y a une «inquiétance du langage et
des passions» : «L'inquiétance de ces puissances réside en
ce qu'elles semblent familières et courantes». Et
Heidegger de renchérir avec férocité : «À quel point
l'homme est étranger dans sa propre essence, c'est ce que
trahit l'opinion qu'il nourrit de lui-même, croyant avoir
créé, avoir pu créer, le langage et l'intelligence, avoir
inventé, avoir pu inventer, la construction et la poésie».
L'homme ne peut «jamais inventer ce qui le per-domine et
qui est le fondement sans lequel il ne pourrait pas être
lui-même comme homme» [en italiques dans le texte]. Le
faire-violence qui crée les voies de la versatilité et
qui invente en quelque sorte l'homme ne rencontre qu'un
obstacle : la mort, qui «surachève tout achèvement», qui
«surlimite toute limite», l'homme étant «sans issue en face
de la mort». «En tant que l'homme est, il se tient dans
l'absence d'issue de la mort» [en italiques dans le
texte].
La violence se meut dans le champ de la
machination [source de la mêkhanê]; c'est la tekhnê, qui
n'est pas qu'art ou métier mais aussi savoir : «L'oeuvre
de l'art n'est pas au premier chef une oeuvre en tant
qu'elle est opérée, faite, mais parce qu'elle effectue
l'être dans un étant». La tekhnê, l'oeuvre d'art, est la
mise en oeuvre de la phusis ["être"]. L'art est savoir
avant d'être technique. La tekhnê caractérise le daimôn.
Mais celui-ci n'est pas que tekhnê, il est aussi dikê (la
déesse, selon Parménide) : «l'ordre qui joint et enjoint»,
«jointure» et «ajustement», «disposition» et «consigne» et
non justice (au sens juridico-moral) ou norme. L'être est
à la fois phusis, logos (recollection originaire des
contraires) et dikê (ordre qui dispose); le daimôn est
dikê et tekhnê : celle-ci se soulève contre celle-là, qui
dispose de l'autre. Ainsi, «[t]out domptage violent par la
violence [le créateur étant celui qui fait violence] est
victoire ou défaite», dans l'antagonisme, dans le polemos
: plus le sommet du Dasein historial est élevé, «plus
béant est l'abîme pour la chute soudaine dans le non-historial, dont on peut seulement dire qu'il va à la
dérive dans la confusion sans issue et en même temps sans
site» : apolis.
Sur son troisième parcours, Heidegger cherche
à
montrer ce qui est dit ou ce qui se présente sans être
énoncé : à son tour, «l'interprétation doit nécessairement
user de violence». «Le plus inquiétant de l'inquiétant
réside dans l'affrontement», dans l'antagonisme, de dikê
et de tekhnê, de l'être-Là et de l'étant; affrontement en
quoi «est réalisée la possibilité de l'effondrement dans
ce qui est sans issue et sans site, c'est-à-dire la
ruine», «la nécessité de se briser» qui est déjà là à
l'origine pour l'homme : «il ne cultive et ne sauvegarde
le familier que pour faire éruption hors de lui». L'homme
est un in-cident... L'étant qui est le plus inquiétant
«doit être exclu du foyer et de la cité», de l'âtre et de
l'antre : Antigone, comme Oedipe, est donc apolis.
Ainsi Sophocle rejoint-il Héraclite et
Parménide
au seuil ou à l'aube de la pensée occidentale! Avec la
philosophie de Platon --- «Platon est l'achèvement du
commencement» -- et celle d'Aristote, s'amorce déjà
«cette fin initiale du grand commencement», fin qui reste
grande...
Pour Heidegger, c'est le logos qui fonde
l'essence du langage; il est ainsi combat, arrachement
par la lutte. L'être-homme est logos : «l'avènement de ce
qu'il y a de plus inquiétant». La question de l'essence du
langage est aussi la question de l'origine du langage,
origine qui «reste un secret» : «Le caractère mystérieux
appartient à l'estance de l'origine du langage». «Le
langage, l'entendement, la passion sont plus anciens que
l'homme». L'homme n'est pas à l'origine du langage, mais
le langage à l'origine de l'homme : «la langue ne peut
avoir commencé qu'à partir du prépotent et de
l'inquiétant, dans le départ de l'homme vers l'être. Dans
cette mise en route la langue, en tant qu'en elle l'être
devient parole, fut poésie. La langue est la poésie
originelle, dans laquelle un peuple dit l'être.
Inversement la grande poésie, par laquelle un peuple
entre dans l'histoire, est ce qui commence à donner forme
à la langue de ce peuple. Les Grecs, avec Homère, ont
créé et connu cette poésie». Mais Homère, selon Steiner,
n'est pas le prologue mais l'«épilogue de la longue
histoire de l'imagination héroïque» : on n'aperçoit jamais
que la queue de la comète, disait Hegel...
*
Steiner cherche à poursuivre la réflexion de
Hegel, de Kierkegaard et de Heidegger à propos
d'Antigone. Selon lui, la masculinité de l'acte
d'Antigone -- mais l'ensevelissement est l'affaire des
femmes, selon Hegel : «faire partie des vivants», c'est
être un tueur de morts, dit le Messager d'Antigone --
diminue la virilité de Créon et accentue son inhumanité
(son refus d'inhumer, son refus de l'humanitas et de
l'humus). Mais, comme victime, Antigone parvient à «une
féminité essentielle» : «c'est mourir vierge qui, en un
paradoxe tragique, mène au centre chthonien de ce qu'est
la femme». Dans son «Ode sur l'homme», Antigone accède à
la tragédie absolue; elle est «la métisse», «l'étrangère
hybride», et «[n]ous sommes les enfants d'Oedipe», «comme
si l'inceste commis par Oedipe constituait une obscure
réminiscence de l'inceste majeur que fut le commerce
originel entre les dieux et les hommes»...
Pour Steiner, ce n'est que dans Antigone, que se
retrouve «la totalité des principales constantes des
conflits inhérents à la condition humaine», conflits non
négociables et sans compensation entre les hommes et les
femmes, entre la vieillesse et la jeunesse, entre la
société et l'individu, entre les vivants et les morts,
entre les hommes et les dieux. Dans le polemos, la «pureté
absolue» de la collision, il y a «reconnaissance
agonistique de l'autre». Ces conflits mettent en oeuvre
des catégories érotiques (l'amour et le sexe), filiales
(la parenté et l'âge), sociales (la communauté : la
communication et la communion), rituelles (le souvenir
qu'ont des morts les vivants) et métaphysiques
(l'adoration, la rencontre de l'existentiel et du
transcendant). Sont donc convoqués dans Antigone les cinq
paramètres de l'humanité : la sexualité (la parenté et
les générations), l'unité sociale, la présence des
disparus, les pratiques religieuses et la définition ou
l'auto-définition conflictuelle de l'homme.
«La source première du dramatique
réside dans la
paradoxe du conflit, de l'incompréhension agonistique
dans le langage lui-même»; ce paradoxe serait présent dans
tout acte de langage, où il y a une «dynamique
d'incommunicabilité et d'incompréhension mutuelle
inhérente à l'acte même de l'actualisation linguistique».
Il y a donc un sentiment tragique «de la nature
conflictuelle de la parole humaine»... Le langage est
aussi à l'origine de la cité et de l'État.
La tragédie grecque a vraisemblablement
commencé
«sous la forme de dialogues protodramatiques entre une
choeur et une voix solo». Sans doute brève et se jouant
autour d'un autel, celui du dieu hybride Dionysos, on y
retrouve donc des «éléments quasi liturgiques,
théophaniques et supplicatoires»; en cela réside «le
caractère religieux et rituel de la lamentation
dramatique et de la commémoration rituelle». Il y a ainsi
une tension entre le deus et le machina qui fait qu'il
est possible d'assimiler la condition humaine à la
condition tragique.
Revenant au propos de Heidegger, il est possible
de conclure ainsi :
le tragique n'est pas seulement cathartique, il est
démonique (et non démoniaque), parce que l'homme est
daimôn : il est le plus inquiétant, a fortiori s'il est
le protagoniste (ant)agonique, s'il est l'agoniste!
Martin Heidegger. «La limitation de l'être» dans
Introduction à la métaphysique (p. 102-209).
George Steiner. Les Antigones.
[Selon Steiner, Heidegger aurait écrit une monographie
sur «la figure et le destin d'Antigone» (qui n'est peut-être pas encore disponible, même en allemand)].
Freud
Il semble être accepté de tous que la
tragédie a
une origine mythique ou religieuse, rituelle ou
cultuelle; cependant, il a été moins question jusqu'ici
de l'origine du mythe ou de la religion. C'est pourquoi
il est nécessaire de faire appel à la psychanalyse
principalement et à l'anthropologie dans une moindre
mesure. Comme métapsychologie -- contre toute
métaphysique en même temps que tout contre la
métaphysique, mais contre la psychologie -- et comme
métabiologie, la psychanalyse permet d'aborder
directement ce problème, à partir d'une théorie du sujet,
d'une théorie du désir, d'une théorie de l'inconscient et
d'une théorie du langage.
La psychanalyse n'est pas seulement ni surtout
une psychocritique de l'énoncé; elle est davantage une
analyse de l'énonciation. Il n'en demeure pas moins que
Freud s'est attardé aux oeuvres artistiques (de Vinci et
Michel-Ange, par exemple) et qu'il s'est penché sur les
personnages littéraires (comme ceux de Jensen) ou
théâtraux (ceux de Sophocle, de Shakespeare et d'Ibsen
surtout). Ainsi identifie-t-il des personnages qui sont
des cas d'exception comme le Richard III de Shakespeare.
Freud se demande ce que nous pouvons avoir de commun avec
un tel scélérat et ce qui force notre sympathie ou notre
pitié : c'est bien sa difformité vécue comme étant une
«grave injustice» de la nature; injustice qui exige
dédommagement : «le droit d'être une exception, de passer
sur les scrupules par lesquels d'autres se laissent
arrêter». Comme Richard III, «nous exigeons tous un
dédommagement pour les blessures précoces de notre
narcissisme». C'est ainsi, sans entrer dans «tous les
secrets de la motivation», qu'il y a identification au
héros et approfondissement de l'illusion : catharsis.
C'est aussi de cette manière que Freud interpréterait le
féminisme (et que l'on lui reprocherait d'être misogyne
ou sexiste) : «la prétention des femmes aux privilèges et
à la libération de tant de contraintes dues à la vie,
repose sur le même fondement», le reproche fait à la mère
-- à la mère-nature -- de les avoir fait naître femme
plutôt qu'homme...
Freud s'attarde aussi à ceux qui
échouent du fait
du succès : ceux qui ne supportent pas de voir leur
fantasme devenir réalité, comme la lady Macbeth de
Shakespeare, qui commence à chanceler au moment où elle
est devenue reine. Pour Freud, «la transformation de son
audace impie en remords» est «une réaction à la stérilité
qui la convainc de son impuissance face aux décrets de la
nature et lui rappelle en même temps que c'est par sa
propre faute que son crime perd la meilleure partie du
bénéfice qu'elle en attend». Selon Freud, «pour Macbeth
d'être sans enfants et pour sa femme d'être stérile» est
«la punition de leurs crimes envers la sainteté de la
génération» selon «l'esprit de la justice poétique fondée
sur le talion». Macbeth et sa femme constituent une sorte
de double, de «caractère en deux personnages»; c'est
pourquoi «les germes d'angoisse qui commencent à poindre
en Macbeth la nuit du meurtre parviennent à leur
développement, non pas en lui, mais en sa femme»...
Le même échec en face du succès est le
destin de
Rébecca Gamvik, héroïne de Rosmersholm
d'Ibsen. Cette
héroïne est victime de la «conscience de culpabilité qui
la fait renoncer au bénéfice de ses actes» et qui est déjà
présente avant la «connaissance de son crime capital» :
fille de sage-femme, elle a été adoptée par le docteur
West; après la mort de ce dernier, elle est devenue
servante chez le pasteur Rosmer et sa femme Beate,
qu'elle a poussée au suicide pour pouvoir épouser le
mari; celui-ci la demande en mariage, mais elle se
refuse... Cependant, la conscience de culpabilité vient
d'ailleurs, de plus loin : avant même qu'elle ne
l'apprenne d'un ennemi, le recteur Kroll, elle se sent
coupable d'un inceste : son père adoptif était son
véritable père et elle a été sa maîtresse; le «fantasme
universel» qu'est le complexe d'Oedipe était, pour elle,
devenu réalité : elle a deux fois remplacé la femme et
mère auprès du père.
De cela, Freud conclut que la conscience de
culpabilité, qui trouve son origine dans le complexe
d'Oedipe, n'est pas la conséquence mais bien la cause du
crime : Legendre tirera les mêmes conclusions du crime du
caporal Lortie, qui se sent coupable et ainsi recherche
une punition; quand il devient coupable, il ressent un
«soulagement psychique» : la conscience de culpabilité est
alors et enfin localisée... [Freud fait remarquer que le
«criminel par sentiment de culpabilité» fait l'objet d'un
discours dans Ainsi parlait Zarathoustra de Nietzsche :
«Du pâle criminel» («Du criminel blême»)].
*
C'est du côté de l'analyse de
l'énonciation
(présupposée) qu'il faut chercher l'apport de la
psychanalyse de Freud à l'analyse du discours tragique.
Si, selon Aristote, «le but du spectacle théâtral est
d'éveiller "terreur et pitié", d'entraîner une
"purification des affects"», Freud propose «qu'il s'agit
de laisser jaillir de notre vie affective des sources de
plaisir ou de jouissance», comme dans le comique ou le mot
d'esprit, mais sans le travail de l'intelligence. Dans le
libre-cours des affects, la jouissance qui en résulte
correspond à «l'allégement que provoque une décharge
massive» et à «l'excitation sexuelle» qui l'accompagne.
Celle-ci est un «bénéfice supplémentaire» conduisant à la
surtension du niveau psychique de l'homme.
«Participer en spectateur au spectacle
théâtral»
est comparable au jeu de l'enfant : comme l'enfant veut
s'égaler à l'adulte, le spectateur veut être un héros;
c'est pourquoi il s'identifie à lui dans la tragédie.
Mais l'identification n'est pas totale, car être un héros
implique des douleurs et des souffrances; c'est ainsi que
«sa jouissance présuppose l'illusion, c'est-à-dire
l'atténuation de la souffrance par la certitude,
premièrement que c'est un autre qui agit là sur la scène
et qui souffre, deuxièmement que ce n'est malgré tout
qu'un jeu d'où ne peut survenir aucune atteinte à sa
sécurité personnelle».
Tandis que le lyrisme donne libre-cours aux
émotions et que l'épopée permet de jouir des «triomphes de
la grande personnalité héroïque», le drame (entendu comme
drame proprement dit et comme tragédie) doit descendre
plus loin dans les profondeurs de l'affect : «il doit
transformer en jouissance l'attente d'un malheur»; c'est
donc «sur le fond d'une satisfaction masochiste» que le
drame [Drama] «exhibe le héros en lutte», l'agoniste.
Alors que le drame proprement dit [Shauspiel] n'éveille
que le souci, la tragédie [Tragödie]
accomplit la
souffrance sur le mode de la satisfaction masochiste. Le
spectateur du drame ne doit pas lui-même souffrir des
mêmes souffrances que le protagoniste : son plaisir doit
lui venir de la compassion, de la pitié. C'est donc une
souffrance de l'âme [Psychè], la souffrance du corps
mettant «un terme à toute jouissance de l'âme».
Mais les souffrances de l'âme sont liées
à
l'action du drame, où «le rideau se lève toujours pour
ainsi dire au milieu de la pièce» : à la suite de
Hölderlin, il faudrait voir là la césure, le moment où le
secret s'inverse en aveu. Il est nécessaire que cette
action soit conflictuelle, «contention du vouloir et
résistance», (ant)agonique en somme, surtout dans «le
combat contre le divin» qui culmine dans la tragédie de la
révolte. Dans la tragédie bourgeoise, c'est le combat du
héros contre la communauté humaine -- en ce sens, Rachet
aurait une conception bourgeoise de la tragédie --,
tandis que dans la tragédie de caractères, il y a combat
des hommes entre eux; cette tragédie a «tout le pouvoir
stimulant» de l'agôn. Il peut y avoir combinaison dans «le
combat du héros contre des institutions incarnées par de
puissants caractères»; la tragédie de la révolte est un
drame religieux, la tragédie bourgeoise est un drame
social, la tragédie de caractères est aussi un drame de
caractères; les trois se distinguent par l'arène de
l'action «d'où surgit la souffrance».
Le drame devient un drame psychologique quand
c'est «l'âme du héros lui-même qui se livre un combat
générateur de souffrance entre des impulsions
différentes», dont le terme est la disparition d'une
impulsion par le renoncement, jusque dans les tragédies
d'amour, où il peut y avoir combat entre l'amour et le
devoir (comme dans l'opéra). Le drame psychologique
devient un drame psychopathologique lorsqu'il y a un
combat ou un conflit entre une «source consciente» et une
«source refoulée de la souffrance». Il n'y a alors
jouissance que si le spectateur est un névrosé : un
personnage psychopathique qui n'est pas sur la scène;
seul le névrosé a du goût pour, éprouve du plaisir «dans
la mise à jour et la reconnaissance pour ainsi dire
consciente de l'impulsion refoulée»; tandis que le non-névrosé en éprouve du dégoût, de l'aversion car, chez
lui, le refoulement a réussi et que «l'acte de
refoulement» peut se répéter. Le névrosé -- comme
l'enfant, comme le primitif, comme le rêveur -- «a sans
cesse besoin d'une nouvelle dépense qui lui sera épargnée
par la reconnaissance». Seul un tel combat chez le
névrosé, entre la jouissance et la résistance, peut être
«l'objet du drame».
Freud en prend pour exemple le «premier de ces
drames modernes» : Hamlet. Il distingue alors trois
caractères dans la transformation d'un homme normal en un
névrosé :
1°) Hamlet n'est pas psychopathique, mais il le devient
dans l'action;
2°) il y a une impulsion refoulée, mais à cause de la
situation, il y a résistance au refoulement : «nous sommes
susceptibles de connaître le même conflit» et nous pouvons
donc «nous retrouver dans le héros»;
3°) mais c'est par une «attention détournée» du spectateur
ou de l'auditeur, par le sentiment ou par l'affect et non
par l'intellect ou l'intelligence, que l'impulsion est à
la fois évidente et cachée : la condition de l'attention
détournée est «la plus importante des conditions formelles
qui entre ici en ligne de compte», conclut Freud de cette
«utilisation de la névrose à la scène».
Dans sa Note, Lacoue-Labarthe prend la
défense de
Freud contre Lyotard en insistant sur le rapport «de la
psychanalyse à la théâtralité» et à la représentation en
général, la scène jouant le rôle d'une sorte de modèle ou
de matrice : non seulement l'inconscient est «l'Autre
scène» (dans la cure) selon O. Mannoni, mais la scène met
en scène -- c'est le cas de le dire -- l'inconscient du
«personnage psychopathique» que chacun est ou peut
devenir. Lacoue-Labarthe souligne cependant que le
rapprochement entre le spectacle théâtral et le jeu de
l'enfant est «une hypothèse inutile» : il n'y a pas dans
le jeu de l'enfant de «dispositif représentationnel», de
dispositif spectaculaire; l'enfant est un acteur et non
un spectateur. Il serait sans doute plus juste de dire
que l'enfant-acteur est son propre spectateur... Dans le
jeu, il y aurait «une visée indirecte du plaisir» : une
«économie différée» [en italiques dans le texte]. Lacoue-Labarthe souligne aussi l'ambivalence de l'identification
masochiste, ambivalence due au «dualisme pulsionnel»
(entre les pulsions de vie et la pulsion de mort) et il
conclut en rapprochant «cette théâtralité fondamentale de
l'analyse» de «la théâtralité philosophique elle-même», du
«dispositif représentatif de la philosophie», de la
«scénographie (politique) de Platon» aux prises avec «le
détournement philosophique de la tragédie».
*
Il est maintenant nécessaire de se détourner
quelque peu de cette analyse freudienne de la catharsis
pour une autre analyse aussi freudienne, celle de
l'inquiétante étrangeté : la catharsis ne serait-elle pas
qu'un cas d'inquiétante étrangeté et celle-ci ne serait-elle pas davantage en mesure, parallèlement à l'analyse
heideggérienne du plus inquiétant, de rendre compte du
(discours) tragique?
Dans la lignée de l'esthétique
transcendantale de
Kant, décrite comme «théorie des qualités de notre
sensibilité», Freud s'attarde au domaine de l'inquiétante
étrangeté [das Unheimliche] ou à l'étrangement
inquiétant, domaine qui «ressortit à l'effrayant, à ce qui
suscite l'angoisse et l'épouvante» et qui n'a pas été
traité par l'esthétique des «types de sentiments beaux,
grandioses, attirants, c'est-à-dire positifs»; alors que
«l'inquiétante étrangeté est cette variété particulière de
l'effrayant qui remonte au depuis longtemps connu, depuis
longtemps familier [Heimlich]. «[N]'est pas effrayant
tout ce qui est nouveau et non familier», mais «ce qui a
un caractère de nouveauté peut facilement devenir
effrayant et étrangement inquiétant».
Le sentiment ou l'impression d'inquiétante
étrangeté a bien quelque chose à voir avec le non-familier, mais Freud cherche à aller «au-delà de
l'équation». Faisant d'abord appel aux dictionnaires et à
l'étymologie, il en dégage une série de définitions et
de synonymes ou de périphrases; l'inquiétante étrangeté
est : l'inquiétant, le sinistre, le lugubre, le mal à son
aise, le démonique, «ce qui donne des frissons». Il cite
ensuite Schelling : «On qualifie de un-heimlich tout ce
qui
devrait rester... dans le secret, dans l'ombre, et qui en
est sorti» [en italiques dans le texte]. Retenant cette
définition, Freud finit par proposer que l'étrangement
inquiétant est une espèce de familier, voire une espèce
du familier, un familier qui serait à la fois confortable
et caché ou dissimulé : «Heimlich est donc un mot dont la
signification évolue en direction d'une ambivalence,
jusqu'à ce qu'il finisse par coïncider avec son contraire
unheimlich»; ce serait donc en quelque sorte le
(dis)simulé et le (non-)familier...
Contrairement à Jentsch, Freud doute que l'effet
d'inquiétante étrangeté puisse être dû à la confusion de
l'animé et de l'inanimé, de l'animal et de l'humain, de
l'humain et de l'automate; il considère aussi que dans
les contes de fées, «l'étrangement inquiétant est frappé
de non-lieu». Dans son analyse de L'Homme au sable, un des
Contes nocturnes de Hoffmann, ce n'est pas la poupée
Olympia qui joue le rôle principal, mais l'Homme au sable
lui-même en tant que représentant, substitut ou figure du
père à travers un réseau inquiétant la vue : yeux,
opticien italien ambulant, inoffensives lunettes, longue-vue, représentation d'être privé de ses yeux, opticien
démoniaque, angoisse infantile effroyable que celle
d'endommager ou de perdre ses yeux, etc. Or, «l'angoisse
de perdre ses yeux, l'angoisse de devenir aveugle est
bien souvent un substitut de l'angoisse de castration.
Même l'auto-aveuglement du criminel mythique Oedipe n'est
qu'une atténuation de la peine de castration qui eût été
la seule adéquate selon la loi du talion» : l'angoisse
oculaire est une forme d'angoisse de castration, l'oeil
étant un substitut du membre viril, dans le rêve, le
fantasme et le mythe.
Dans le récit de Hoffmann, l'angoisse oculaire
est liée à la mort du père et son représentant, l'Homme
au sable, est un «trouble-fête de l'amour» : il est à la
place du «père redouté dont on attend la castration». Le
rapport au père est frappé d'ambivalence : le père est à
la fois bon et méchant, aimé et haï, modèle et rival,
protection et menace, grâce pour les yeux et danger pour
les yeux (castration). L'enfant est lui-même dans
l'ambivalence : il adopte une position féminine --
Olympia, la «poupée automatique ne peut être rien d'autre
que la matérialisation de l'attitude féminine que
Nathanaël avait à l'égard de son père dans sa prime
enfance» -- ou il réagit par une protestation virile. Ces
«clivages de l'imago paternelle» ou «l'imago du père
scindé» constituent «l'angoisse du complexe de castration
infantile» qui est à la racine de l'inquiétante étrangeté
de L'Homme au sable.
En se référant à Rank, Freud
considère que le
double est un autre motif d'inquiétante étrangeté :
dédoublement, division ou permutation du moi et «retour
permanent du même» (éternel retour comme compulsion de
répétition). Pour Rank, le double est relié «à l'image en
miroir et à l'ombre portée, à l'esprit tutélaire, à la
doctrine de l'âme et à la crainte de la mort». Mais, à
l'origine, le double était une garantie contre la mort,
contre la «disparition du moi»; ainsi l'âme immortelle
aurait-elle été «le premier double du corps» : «La création
d'un tel dédoublement pour se garder de l'anéantissement
a son pendant dans la langue du rêve qui aime à exprimer
la castration par redoublement ou multiplication du
symbole génital». L'angoisse de mort est une angoisse de
castration... Mais, pour Freud, la représentation du
double a poussé «sur le terrain de l'amour illimité de
soi, celui du narcissisme primaire, lequel domine la vie
psychique de l'enfant comme du primitif»; elle est devenue
«l'inquiétant [unheimlich] avant-coureur de la mort».
«Dans le cas pathologique du délire de
surveillance», la conscience morale est «isolée, dissociée
du moi par clivage»; il y a une nouvelle représentation du
double dans «l'autocritique comme faisant partie de
l'ancien narcissisme surmonté des origines». Peuvent aussi
être attribuées au double «toutes les possibilités
avortées de forger notre destin auxquelles le fantasme
veut s'accrocher encore, et toutes les aspirations du moi
qui n'ont pu aboutir par suite de circonstances
défavorables, de même que toutes les décisions réprimées
de la volonté, qui ont suscite l'illusion du libre
arbitre»...
Mais tout cela ne peut expliquer «le degré
extraordinairement élevé d'inquiétante étrangeté» qui se
rattache au double, ni non plus «l'effort défensif qui le
projette en dehors du moi comme quelque chose d'étranger».
Selon Freud, «[l]e caractère d'inquiétante étrangeté ne
peut venir que du fait que le double est une formation
qui appartient aux temps originaires dépassés de la vie
psychique, qui du reste revêtait alors un sens plus
aimable. Le double est devenu une image d'épouvante de la
même façon que les dieux deviennent des démons après que
leur religion s'est écroulée» [Freud cite Heine, Les dieux
en exil]. En ce sens, Oedipe comme démon serait un dieu
déchu (comme Lucifer) et le double serait bien un
véritable daimôn.
La répétition est aussi un facteur
d'inquiétante
étrangeté et elle «rappelle en outre la détresse de bien
des états de rêve»; ainsi en est-il du retour non
intentionnel à un même endroit. Pour Freud, «ce qu'a
d'étrangement inquiétant le retour du même» dérive de la
vie infantile par la «compulsion de répétition [en
italiques dans le texte] émanant des motions
pulsionnelles, qui dépend sans doute de la nature la plus
intime des pulsions elles-mêmes, qui est assez forte pour
se placer au-delà du principe de plaisir, qui confère à
la vie psychique, un caractère démonique» [souligné ici].
Ainsi «sera ressenti comme étrangement inquiétant ce qui
peut rappeler cette compulsion de répétition». On sait que
la compulsion de répétition est étroitement liée à la
pulsion de mort et au sentiment de culpabilité, ainsi
qu'au complexe d'Oedipe, c'est-à-dire à l'angoisse de
castration.
La peur du «mauvais oeil» est «[l]'une des
formes
de superstition les plus inquiétantes» : «Quiconque
possède quelque chose d'à la fois précieux et fragile,
redoute l'envie des autres en projetant sur eux l'envie
qu'il aurait éprouvée dans la situation inverse. De
telles motions se trahissent par le regard [...]». -- En
est-il de même d'Oedipe ou de l'homme qui est trop
heureux et qui doit ainsi craindre l'envie ou la jalousie
des dieux?...
Les derniers exemples qu'examine Freud tiennent
de la toute-puissance des pensées tributaire de
l'animisme ou de l'obsession; l'animisme se caractérise
«par la tendance à peupler le monde d'esprits
anthropomorphes, par la surestimation narcissique des
processus psychiques propres [...]». Ce «narcissisme
illimité de cette période de l'évolution» correspond à
l'évolution individuelle : ses restes et ses traces sont
sources d'inquiétante étrangeté. Il en est ainsi parce
que «si tout affect qui s'attache à un mouvement
émotionnel, de quelque nature qu'il soit, est transformé
par le refoulement en angoisse», il en résulte qu'une
partie du refoulé fait retour : «Cette espèce de
l'angoissant serait justement l'étrangement inquiétant»
[souligné ici]. L'angoisse est donc à la source de
l'inquiétante étrangeté. (L'angoisse de l'être-à-la mort,
sans parler de l'ennui, est tout aussi centrale chez
Heidegger que chez Freud). Revenant à Schelling, Freud
fait remarquer que l'étrangement inquiétant «n'est en
réalité rien de nouveau ou d'étranger, mais quelque
chose qui est pour la vie psychique familier de tout
temps, et qui ne lui est devenu étranger que par le
processus du refoulement» : c'est bien le (non-)familier,
l'étrange(r) du familial...
«Ce qui paraît au plus haut point
étrangement
inquiétant à beaucoup de personnes est ce qui se rattache
à la mort, aux cadavres et au retour des morts, aux
esprits et aux fantômes». Dans «l'absence d'issue de la
mort» [Heidegger], l'effroyable se mêle à
l'étrangement inquiétant : on pourrait dire que
l'inquiétante étrangeté s'inverse, dans l'effroi, en une
inquiétude étrange. Mais l'homme ne peut se représenter
sa propre mortalité : «dans son inconscient, chacun de
nous est persuadé de son immortalité»; la mort a quelque
chose d'irreprésentable, sauf en spectateur. Le
(sur)vivant a peur d'être entraîné dans la mort par le
mort (cadavre, mort-vivant, revenant, fantôme, esprit,
spectre). La religion, qui (dé)nie la mort, a remplacé
«l'attitude affective à l'égard de la mort, qui était à
l'origine éminemment ambiguë et ambivalente» par
«l'attitude univoque de la piété».
Le «jeteur de sorts» est un homme ou un
personnage
étrangement inquiétant en ce qu'il convoque des forces
occultes et «nous nous trouvons à nouveau sur le terrain
de l'animisme». Méphisto est lui aussi étrangement
inquiétant : à la fois génie et diable. «L'inquiétante
étrangeté qui s'attache à l'épilepsie, à la folie, a la
même origine», dans les forces occultes, dans «l'action
des démons» au Moyen-Âge : «Les démons sont à nos yeux des
désirs mauvais, rejetés, des descendants de motions
pulsionnelles mises à l'écart, refoulées» et Satan, comme
Dieu, est une figure paternelle [cf. Freud : «Une névrose
diabolique au XVIIe siècle»]; une part «d'imagination
anale» entre, à la même époque, dans la croyance aux
sorcières... La démonologie médiévale a été remplacée par
l'hypocondrie au XXe siècle, l'hypocondrie étant une
nouvelle démonomanie : une médicalisation des démons.
Dans l'«extraordinaire potentiel d'inquiétante
étrangeté» causée par l'image de membres séparés, de tête
coupée, de pieds qui dansent tout seuls, Freud voit
encore «la proximité du complexe de castration». Quant à
«l'idée d'être enterrée en état de léthargie», qui est un
«fantasme effrayant», c'est «la transmutation d'un autre
qui n'avait à l'origine rien d'effrayant, mais se
soutenait au contraire d'une certaine volupté, à savoir
le fantasme de vivre dans le sein maternel» : retour
d'Antigone à Jocaste?... (Mais, dans le rêve, le mutisme,
qui est bien une forme de léthargie, est le symbole de la
mort).
L'effet d'inquiétante étrangeté se
produit donc
«quand la frontière entre fantaisie et réalité se trouve
effacée», quand le fantastique apparaît comme réel, quand
le symbole a «la signification du symbolisé», comme dans
la magie. Ce qu'il y a d'infantile, de névrosé ou de
primitif là-dedans, «c'est l'accentuation excessive de la
réalité psychique par rapport à la réalité matérielle,
trait qui se rattache à la toute-puissance des idées».
Freud, qui -- c'est le moins que l'on puisse dire -- a
beaucoup de suite dans les idées, fait remarquer que «la
plus belle confirmation de notre conception de
l'inquiétante étrangeté» se trouve dans la déclaration des
hommes névrosés à l'effet que «le sexe féminin est pour
eux quelque chose d'étrangement inquiétant» : c'est
«l'entrée de la terre natale [Heimat] du petit homme, du
lieu dans lequel chacun a séjourné une fois et d'abord».
«L'amour est le mal du pays [Heimweb]», dit-on en
plaisantant; cela voudrait donc dire que l'amour consiste
en le mal de la mère, en un fantasme de retour au sein
maternel. De même, l'impression du rêveur de déjà-vu,
d'être déjà passé par là, «à propos d'un lieu ou d'un
paysage», est une substitution du sexe ou du sein de la
mère.
Freud se résume : «L'étrangement
inquiétant est
donc aussi dans ce cas le chez-soi [das Heimische],
l'antiquement familier d'autrefois. Mais le préfixe un
par lequel commence ce mot est la marque du refoulement».
C'est donc dire que «l'inquiétante étrangeté est le
Heimlich-Heimisch [le familier et le familial] qui a subi
un refoulement et qui a fait retour à partir de là, et
que tout ce qui est étrangement inquiétant remplit cette
condition»; l'origine de l'inquiétante étrangeté réside
ainsi «dans le familier [das Heimische] refoulé».
Dans le conte (merveilleux) [Märchen], il
n'y a
rien d'étrangement inquiétant, il n'y a rien de
démonique, il n'y a rien de tragique, même s'il y a
«prompte réalisation du désir», «réalisations de désirs
immédiates». Il est donc nécessaire à Freud de distinguer
«l'étrangement inquiétant vécu» et «l'étrangement
inquiétant purement représenté ou connu par la lecture».
Sur celui qui a liquidé les «conventions animistes»,
(toute-puissance des idées, prompte réalisation des
désirs, forces occultes nuisibles, retour des morts,
double), l'inquiétante étrangeté n'a pas de prise; il
s'agit «d'une affaire d'épreuve de réalité, d'une question
de réalité matérielle». Mais il n'en est pas ainsi de
l'inquiétante étrangeté «qui émane de complexes infantiles
refoulés, du complexe de castration, du fantasme du sein
maternel», où «la question de la réalité matérielle
n'entre pas du tout en ligne de compte, c'est la réalité
psychique qui prend sa place» : «Il s'agit du refoulement
effectif d'un contenu et du retour du refoulé, et non de
la suspension de la croyance à la réalité de ce contenu».
«L'inquiétante étrangeté vécue se constitue lorsque les
complexes infantiles refoulés sont ranimés par une
impression, ou lorsque des convictions primitives
dépassées paraissent à nouveau confirmées» [en italiques
dans le texte] : l'infantile est au primitif ce que
l'ontogenèse est à la phylogenèse...
Plus riche que l'inquiétante
étrangeté vécue,
qu'elle englobe en fait, l'inquiétante étrangeté
fictionnelle (imagination, création littéraire) se
dispense de l'épreuve de la réalité; c'est pourquoi il y
a dans la création littéraire beaucoup de choses qui ne
sont pas étrangement inquiétantes mais qui le seraient
dans la vie (comme c'est le cas dans le conte) et qu'il
y en d'autres qui le sont mais qui ne le seraient pas
dans la vie. Dans le conte (merveilleux ou de fées), il
n'y a pas d'effet d'inquiétante étrangeté, parce qu'il
n'y a pas de «litige quant à savoir si l'incroyable qui a
été dépassé n'est tout de même pas réellement possible».
Il n'y a pas non plus d'inquiétante étrangeté quand il y
a introduction «d'êtres spirituels, de démons et d'esprits
de défunts» : Dante n'est pas plus étrangement inquiétant
qu'Homère...
«Mais il en va autrement quand l'écrivain
s'est
apparemment placé sur le terrain de la réalité commune»,
où ce qui est étrangement inquiétant dans la fiction ne
l'est pas dans la vie : il s'agit alors de «l'inquiétante
étrangeté qui prend sa source dans le dépassé». Par
contre, «l'inquiétante étrangeté née de complexes
infantiles», plus résistante, «reste dans la littérature -
à une condition près - tout aussi étrangement inquiétante
que dans le vécu». Pour qu'il y ait inquiétante étrangeté,
il faut s'identifier ou participer «aux sentiments de la
princesse» et non «à la rouerie supérieure du "maître-voleur"» : il faut donc s'identifier à la victime et à son
angoisse : sans l'angoissant (l'agonie, l'agônia, l'agôn,
la lutte, le conflit, le combat), il n'y a pas
d'étrangement inquiétant. Et l'angoisse est d'abord et
avant tout infantile, angoisse infantile dont les
circonstances sont la solitude, le silence et l'obscurité
(dans l'espace et le temps).
Freud ne pouvait évidemment pas (en 1906 et en
1919) avoir lu Heidegger et Heidegger a sans doute très
peu lu Freud, peut-être pas du tout et certainement très
mal. Il demeure que le rapprochement entre le plus
inquiétant et l'étrangement inquiétant -- surtout celui
qui dérive de complexes infantiles -- est pour le
moins... inquiétant. Pour le philosophe, l'homme est
énorme à l'origine; pour le psychanalyste, c'est un
enfant (mais Freud -- ou est-ce Rousseau? -- ne dit-il
pas quelque part et à peu près que c'est l'enfant qui a
inventé l'homme en inventant le père?). Mais pour les
deux, l'homme -- le philosophe, le psychanalyste, le
protagoniste (ant)agonique -- est un daimôn : le
démonique (l'angoissant et l'étrangement inquiétant) est
l'essence du tragique et donc de l'homme... Sans doute
que la psychanalyse aurait quelques prétentions à voir
sous le plus effrayant la figure du père, d'un père à la
fois Dieu et Satan, dieu et diable; d'un père hybride
comme Oedipe (à la fois père et frère, à la fois fils et
mari) ou comme Dionysos (à la fois dieu et demi-dieu,
homme et animal, mâle et femelle, grec et non grec,
étrange et étranger, ancien et nouveau, sauvage et
civilisé, lui-même et Penthée). Nietzsche n'est-il pas
lui-même tout aussi hybride : Dionysos et Zarathoustra,
Antéchrist et Christ (le «Crucifié»)?...
*
Les propos de Freud sur les personnages
psychopathiques (et donc sur le mimétique et le
cathartique) et sur l'inquiétante étrangeté (et donc sur
l'antagonique et l'agonique) constituent une contribution
à l'ontogenèse du tragique; mais il y a aussi chez Freud
une contribution à la phylogenèse du tragique (en
direction de l'événement tragique passé), dont il a déjà
été question avec l'animisme : il importe d'y revenir
plus longuement.
Pour Freud, l'homme primitif est déterminé
par le
tabou, qui est une «terreur sacrée» ou qui est à la fois
sacré et impur, et par le totem; il y a une sorte de
terreur envers le tabou (si impur) et une sorte de pitié
envers le totem (si sacré). Le tabou (la prohibition,
l'interdit, le mythe) a pour source la peur de l'inceste,
qui a pour corollaire l'exogamie; il ressemble beaucoup
aux «prohibitions obsessionnelles», qui «sont aussi peu
motivées» et qui «ont des origines tout aussi
énigmatiques», comme la phobie du contact, la phobie du
toucher. Les tabous se rattachent surtout aux ennemis,
aux chefs et aux morts, ainsi qu'aux parents et aux
femmes. Ainsi y aura-t-il des coutumes de réconciliation
avec les ennemis tués ayant pour objectif la purification
du meurtre; il pourra aussi y avoir des coutumes de
préservation : préserver ses chefs et se préserver d'eux,
de même que des coutumes d'inhumation ou d'autres types
de sépulture pour se garder du «démonisme des âmes» ou des
esprits par la projection et pour amoindrir la mélancolie
du deuil.
Le tabou, qui a quelque chose de démoniaque
--
s'il y a interdiction, c'est bien parce qu'il y a
tentation (de tuer par exemple) -- selon Wundt, se
transforme en conscience morale, qui conserve son
ambivalence affective et effective, comme dans la névrose
obsessionnelle. La conscience morale a «une grande
affinité avec l'angoisse» [souligné ici], qui est de la
libido transformée par le refoulement. Mais le tabou, qui
est une «formation sociale», se distingue du commandement
moral que s'impose l'obsessionnel en ce que celui-ci est
plutôt altruiste, tandis que le primitif est égoïste :
s'il y a transgression de l'interdit, ce dernier craint
le châtiment ou la punition pour lui-même et non pour un
autre et, si la punition tarde à venir, elle sera imposée
ou appliquée par crainte de la contagion, de l'impulsion
à l'imitation, car le tabou a une «nature infectieuse» :
Freud y voit là «un des principes fondamentaux du système
pénal humain» pour se prévenir contre le fait «que nous
sommes tous de très grands pêcheurs», tel que le
prétendent les dévots, même les justes pêcheurs...
Le tabou se distingue aussi de la névrose, en ce
qu'en lui prédominent les tendances sociales sur les
tendances sexuelles; «[m]ais les tendances sociales elles-mêmes ne sont nées que du mélange d'éléments égoïstes et
érotiques». Les névroses sont des formations asociales,
mais elles «présentent des analogies frappantes et
profondes avec les grandes productions sociales de l'art,
de la religion et de la philosophie; d'autre part elles
apparaissent comme des déformations de ces productions.
On pourrait presque dire qu'une hystérie est une oeuvre
d'art déformée, qu'une névrose obsessionnelle est une
religion déformée et une manie paranoïaque un système
philosophique déformé», étant donné que la névrose est
affaire de condensation et de déplacement, de
compensation et de surcompensation.
Freud voit dans l'animisme -- à ne pas
confondre
avec l'animatisme, «qui est la doctrine de la vivification
de la nature que nous trouvons inanimée» (pré-animisme :
«hylozoïsme universel») et qui comporte l'animalisme et le
manisme -- la véritable religion primitive, une "pré-religion", ou un «système philosophique déterminé» d'après
Tylor, voire une «philosophie de la nature» : c'est «la
théorie des représentations concernant l'âme», «la théorie
des êtres spirituels en général»; c'est un «système
intellectuel», une conception de la nature et du monde. La
conception animiste, qu'elle soit religieuse ou non, est
à la fois mythologique et psychologique. L'animisme peut
faire appel à la sorcellerie et à la magie, qui sont la
stratégie de l'animisme selon Reinach, mais sa technique
selon Freud, pour qui la magie -- qui fait abstraction
des esprits, qu'elle soit imitative par similitude ou
contagieuse par contiguïté : par condensation ou par
déplacement, par paradigme ou par syntagme, par métaphore
ou par métonymie (ou par le contact qui est la synthèse
de la similarité et de la contiguïté) -- est plus
primitive et plus importante que la sorcellerie. De même,
«le repentir et l'expiation sont des cérémonies plus
primitives que la purification».
L'association (entre «l'ordre des
idées» et
«l'ordre des choses») n'est pas le principe de la magie,
mais elle conduit à son principe : la toute-puissance des
idées, qui est comparable au jeu de l'enfant et à la
superstition de l'obsessionnel et d'autres névrosés.
Ainsi les «actes obsessionnels» sont-ils «de nature
purement magique» : ce sont des actes de contre-sorcellerie. Comme dans l'animisme, l'obsessionnel est
obsédé par la mort, c'est-à-dire par la castration. Selon
Freud, dans la phase animiste, l'homme s'attribue la
toute-puissance; dans la phase religieuse, il la cède aux
dieux sans y renoncer; dans la phase scientifique,
l'homme s'est résigné à la mort, mais il y a encore «la
confiance en la puissance de l'esprit humain». La phase
animiste correspond au narcissisme, la phase religieuse
au stade d'objectivation («fixation de la libido aux
parents») et la phase scientifique à la renonciation
(principe de réalité).
Il y a toute-puissance des idées chez l'enfant,
le névrosé et le primitif parce que «la pensée est encore
très fortement sexualisée» et il s'ensuit, chez le
névrosé, «une nouvelle sexualisation de ses processus
intellectuels» : narcissisme intellectuel dans la
«transformation libidinale [primitive ou régressive] de la
pensée». Le narcissisme serait donc à la névrose
(obsessionnelle) ce que les «états amoureux» sont aux
psychoses; mais ces états en sont des «prototypes
normaux»...
Pour Freud, la toute-puissance des idées n'a pas
été complètement battue en brèche par la science : «L'art
est le seul domaine où la toute-puissance des idées se
soit maintenue jusqu'à nos jours»; ainsi y a-t-il «magie
de l'art» et l'artiste est-il un magicien : l'art est à
l'origine culte. «Alors que la magie utilise encore la
totalité de la toute-puissance des idées, l'animisme a
cédé une partie de cette toute-puissance aux esprits,
ouvrant ainsi la voie à la religion». Freud y voit les
projections des «tendances affectives» de l'homme dans
les démons et les esprits, la projection étant l'effet de
l'ambivalence et s'opposant au narcissisme par la prise
de conscience de la mort. On peut se demander ici s'il ne
serait pas nécessaire d'inverser l'art et la religion et
de voir dans la geste hystérique (et donc dans la magie
de l'art) la racine du geste obsessionnel (et donc de la
manie -- au sens de "manier", de "maniement", de
"manoeuvre" et de "manigance" -- de la religion) : le
mystère comme racine commune du mythe et du rite?...
Il ressort de ce qui précède que la clef de
la
réflexion freudienne est l'ambivalence : il y a
ambivalence des tendances affectives dans l'animisme et
dans l'art. Mais pourquoi? -- Pour Freud, la réponse se
trouve dans le totémisme, dans la religion totémique : le
totem est l'occasion du rite ou du culte et il est
l'objet d'un tabou; le totémisme est «un système à la fois
religieux et social», social en ce que sa règle est
l'exogamie, le «tabou principal». Le totem a un «caractère
ancestral» et il se transmet en ligne maternelle (surtout
quand on ignore le lien entre la copulation et la
génération) : animal, il est à la fois objet de
l'interdit du meurtre et moyen de sauvegarder l'interdit
de l'inceste (par le truchement de l'exogamie). Ce qui
importe alors, c'est de déterminer l'origine de la
généalogie totémique et donc de l'interdit (le tabou).
Après avoir passé en revue et avoir
critiqué les
théories nominalistes, les théories sociologiques et les
théories psychologiques sur l'origine du totémisme et sur
l'origine de l'exogamie, Freud en vient à démontrer que
la peur de l'inceste ne peut pas être un «instinct inné»;
en outre, l'enfant, comme le primitif, ne se sent pas
séparé du reste du règne animal. Mais il lui arrive
d'éprouver de l'ambivalence envers l'animal : celui qui
était chéri devient objet d'une phobie; or, l'animal est
le substitut du père, qui ne peut qu'être à la fois aimé
et haï par le fils. Dans la zoophobie, Freud reconnaît
«certains traits du totémisme sous son aspect négatif» et
il en conclut que l'animal-totem est le substitut du
père, dans l'identification et l'ambivalence : «le système
totémique est né des conditions du complexe d'Oedipe» [en
italiques dans le texte].
Mais Freud, à la suite de Robertson Smith et de
Darwin, va beaucoup plus loin dans la phylogenèse. Selon
lui, le repas totémique, comme rite ou sacrifice et comme
fête, est la répétition du meurtre du père de la horde
primitive : «un jour, les frères chassés se sont réunis,
ont tué et mangé le père, ce qui a mis fin à l'existence
de la horde paternelle»; en tuant le père, ils l'ont fait
père, serait sans doute une formule plus juste. Mais
étant donné que le père était à la fois envié et redouté,
il en est resté de l'ambivalence : de la joie et du
remords, mais surtout un sentiment de culpabilité qui a
engendré les deux tabous fondamentaux du totémisme que
l'on retrouve dans «les deux désirs réprimés» (tuer le
père et coucher avec la mère) du complexe d'Oedipe. «Le
repas totémique, qui est peut-être la première fête de
l'humanité, serait la reproduction et comme la fête
commémorative de cet acte mémorable et criminel qui a
servi de point de départ à tant de choses : organisations
sociales, restrictions morales, religions».
C'est donc ce sacrifice totémique, cet
événement
tragique passé, qui a pour nom propre le complexe
d'Oedipe et qui est à l'origine de tous les sacrifices et
ainsi de l'art et de la religion, dieu (de Dionysos-Zagreus au Christ) se voyant substitué au père et la
faute tragique ayant valeur de péché originel (d'origine
orphique). Freud voit l'origine même du drame dans les
sacrifices du bouc ou du bouc émissaire [cf. Rachet] : «le
drame apaise en quelque sorte un début de révolte contre
l'ordre divin du monde qui a établi la souffrance. Les
héros sont d'abord des rebelles dressés contre dieu ou
contre quelque chose de divin, et c'est du sentiment de
détresse qu'éprouve le faible en face de la violence
divine qu'il faut tirer plaisir, par satisfaction
masochiste, mais aussi par la jouissance directe de la
personnalité dont on accentue quand même la grandeur». Il
s'agit là de la disposition prométhéenne de l'homme,
selon Freud...
Freud voit dans «la plus ancienne forme de la
tragédie grecque» des ressemblances frappantes avec le
repas totémique : «Une foule de personnes portant toutes
le même nom et pareillement vêtues se tient autour d'un
seul homme, chacune dépendant de ses paroles et de ses
gestes : c'est le choeur rangé autour de celui qui
primitivement était le seul à représenter le héros»;
l'ajout d'un deuxième ou d'un troisième acteur n'a guère
modifié la situation : «Le héros de la tragédie devait
souffrir; et tel est encore aujourd'hui le principal
caractère d'une tragédie».
Il doit souffrir «parce qu'il est le père
primitif, le héros de la grande tragédie primitive». Il
est chargé de la faute tragique «pour en délivrer le
choeur». La tragédie est donc une déformation «hypocrite
et raffinée, d'événements véritablement historiques». Le
choeur est l'équivalent ou le "restant" de la bande de
frères qui a tué le père et «le héros tragique est promu
rédempteur du choeur». Freud voit dans «les souffrances du
bouc divin Dionysos» de la tragédie grecque l'annonciation
des Mystères du Moyen-Âge répétant la Passion du Christ.
[...]
*
À la suite de Freud, Mauron voit dans les
tragédies de Racine, le retour du père et une inversion
des agressivités; pour Barthes, le héros ne peut se
séparer du père : du passé. Mauron identifie aussi chez
Racine des figures maternelles qui peuvent être
agressives et désespérées, porteuses d'angoisse (la
mère), ou qui peuvent être tendres et aimées mais
pitoyables (la soeur). Pour lui, «toute passion accusée
devient régressive et toute régression évoque des
situations oedipiennes ou pré-oedipiennes». Le «clavier
passionnel» serait plus haut chez Corneille (avec
l'oblation) que chez Racine (aux prises avec la
culpabilité janséniste, qui est une culpabilité
oedipienne). Il distingue aussi une angoisse de naissance
ou d'abandon (de l'ordre des stades de développement de
la sexualité : conflits vitaux d'Andromaque) et une
angoisse de culpabilité (de l'ordre des instances
impliquant le surmoi et le refoulement : conflits moraux
d'Athalie) : «Pour que l'angoisse tragique naisse, il faut
que derrière le visage de la vie, celui de la mort
apparaisse et qu'ils demeurent un instant indiscernables».
Selon Mauron, le drame théâtral ou la
tragédie
est un fantasme, un «mythe personnel», et il a un lien
organique avec l'inceste : le parricide est au centre de
la tragédie familiale. La fable du drame est une sorte de
rêve, de situation intrapsychique, le rêve lui-même étant
une comédie ou une tragédie intrapsychique. La
littérature, la légende et le conte, le mythe même ont
leurs racines dans le rêve.
La psychocritique de Mauron est aussi une
contribution à l'analyse du comique. Selon lui, le rire
est un «petit accès d'épilepsie»; le rire des adultes est
l'équivalent du jeu des enfants, en ce qu'il est
«jouissance de la maîtrise». «Historiquement, la comédie
semble née des manifestations populaires et orgiaques du
sentiment religieux»; elle aurait donc sensiblement la
même origine que la tragédie : «L'art comique déborde
clairement celui du mot d'esprit. Nous ne saurions
oublier son origine dionysiaque ni, par la suite, ses
relations probables avec les mythes angoissants de la
tragédie». Mais celle-ci est au rêve ce que la comédie est
au jeu, même si les rêves angoissés ou les mythes
tragiques sont encore perceptibles dans la comédie,
recouverts qu'ils sont par des «fantaisies de triomphe».
Le spectateur, lui, est un rêveur nocturne. Tandis que la
tragédie met en scène des angoisses profondes, la comédie
met en scène des mécanismes de défense contre les
angoisses.
L'art comique a pour manifestation mineure, le
trait d'esprit, mais comme manifestation majeure, la
comédie. La comédie d'intrigue (féminine) est à la farce
(virile) ce que l'esprit inoffensif ou absurde est à
l'esprit tendancieux ou grossier. Les plaisanteries
obscènes sont à l'origine «des formules magiques dans des
rites agraires de fécondation». Dans la comédie, «les
pères sont toujours vaincus»; mais le triomphe des fils
est l'«effet d'une défense spécifique contre une anxiété
qui ne l'est pas moins». Dans la comédie, «l'agressivité
émane du héros et prend pour but l'objet qui fait
obstacle au bonheur de ce dernier»; dans la tragédie,
l'agressivité «provient de l'objet ennemi et vise le
héros» : la situation angoissante se trouve ainsi inversée
(comme la mélancolie en manie, dans la «fantaisie de
victoire»); la satire, elle, «présuppose une agressivité
de l'auteur [«bon fils»] contre son objet». Alors que le
dénouement tragique rompt l'espoir d'union ou de création
d'un couple, «le dénouement comique le consacre» : l'autel
du mariage (l'hôtel après le temple) ou Éros,
dans la
comédie, s'oppose à l'autel de la mort (le cimetière
après le temple) ou à Thanatos, dans la tragédie.
«Dans la tragédie, la culpabilité
repose sur le
fils, dans la comédie, sur le père» : «Il y a eu
renversement, le père est celui qui dérange l'amour : tel
est le contenu latent de la plupart des comédies». Mais
l'Oedipe demeure le «conflit commun» à la comédie et à la
tragédie, de la culpabilité au triomphe insolent. En
fait, il y a un renversement de la culpabilité : «Dans la
réalité, c'est le fils qui voudrait troubler l'amour des
parents»; c'est le mécanisme de la manie. «Le cauchemar
originel est celui du rebelle ou parricide châtré»... La
trajectoire de l'art comique va donc de l'angoisse du
mythe primitif à la production du rire en passant par le
contrôle dû aux mécanismes de défense et par leur
projection sur la vie quotidienne.
Dans la comédie, la mère ou son substitut
est du
côté du fils, tandis que «le père est dépouillé de ses
attributs d'adulte et chargé des faiblesses et des
culpabilités enfantines»; il y a donc «régression comique
vers le régime matrimonial» : «La projection de fantaisies
toujours plus infantiles sur l'existence quotidienne
devait nécessairement entraîner une régression du social
au domestique et du domestique au matriarcal», qui est la
«source profonde du comique». Le «bon fils» s'interpose
entre le «mauvais fils» et le «vieux père»; mais le mauvais
fils, qui est le «double pervers du blondin», pourrait
bien être «celui que la mère préfère» : «Le fils pervers
est aussi un séducteur»...
Mais comme le comique inverse le tragique (selon
Souriau), le genre comique n'échappe pas aux structures
obsédantes qui sont ses hantises. À la source de la
fantaisie de triomphe, il y a «un trait d'esprit
inconscient» et un «désir de revanche sur la réalité» :
«l'euphorie a sa source dans un sentiment indéfini de
victoire». Le blondin est au barbon ce que le principe de
plaisir est au principe de réalité; la grande loi du
genre comique, c'est que «le principe de plaisir
l'emporte», même si «la comédie emprunte à la tragédie ses
conflits», de même que la séparation et la reconnaissance.
Par exemple, les «hâbleries du soldat fanfaron» résultent
d'une «défense maniaque contre une blessure narcissique
profonde», d'une «perte d'estime de soi», d'un «sentiment
de défaite», voire de la dépression. Dans la comédie, où
les esclaves sont des doubles et où le vol ressemble à un
rapt (de femmes), « le fils représente le
désir», «le père l'obstacle et l'arbitre»; la
femme est un «moteur
immobile»; s'il y a un rival séducteur, c'est une sorte de
«demi-père»...
En résumé, dans la comédie,
«l'angoisse d'abandon
est compensée par des fantaisies de triomphe
spécifiques».
L'Homo gloriosus est le «masque du père pour le fils, et
inversement», dans une sorte d'«omnipotence magique». Mais
il ne faut pas oublier que «le narcissique est celui qui
se ment à lui-même pour cacher une blessure». La comédie
est ainsi une parodie des mythes religieux, donc de la
tragédie : «L'art comique est fondé sur une fantaisie de
triomphe» et la plus profonde de ces fantaisies est celle
d'avoir vaincu la mort... «L'amant, pour avoir projeté sur
une femme interdite le souvenir inconscient de la
communion maternelle, voit se mêler à son désir un
trouble qui l'angoisse. Il en rejette sur autrui la
responsabilité redoutable» : «Or, dit Mauron, l'amour
interdit, sacrilège ou adultère a nécessairement pour
prototype l'amour incestueux». Mauron conclut qu'il y a
chez Corneille un «mensonge où on se cache à soi-même la
réalité pour guérir une blessure», alors que chez Molière,
il y a le mensonge «que l'on fait à autrui pour le duper».
Pour Freud revenant à l'humour (en 1927,
22 ans
après Le mot d'esprit et ses rapports avec
l'inconscient), «le gain de plaisir humoristique émane
d'une économie de dépense affective». Mais d'un point de
vue dynamique autant qu'économique, «[l]'humour n'a pas
seulement quelque chose de libérateur comme le mot
d'esprit, mais également quelque chose de grandiose et
d'exaltant» : «Le caractère grandiose est manifestement
lié au triomphe du narcissisme, à l'invulnérabilité
victorieusement affirmée du moi». L'humour n'est donc pas
résignation mais défi : triomphe du moi et du principe de
plaisir. Par la suprématie de ce principe et par la
suspension du principe de réalité, «l'humour se rapproche
des processus régressifs ou réactionnels»; il s'apparente
à la névrose, à l'ivresse, à l'extase et à la folie...
L'humoriste n'est pas celui qui s'identifie au
père et qui «ravale les autres au rang des enfants»; il
est plutôt celui qui «se traite lui-même comme un enfant
et joue en même temps à l'égard de cet enfant le rôle de
l'adulte supérieur». : «l'humoriste a retiré l'accent
psychique de son moi et l'a déplacé sur son surmoi», qui
«est génétiquement l'héritier de l'instance parentale»; «le
moi se vide en direction de l'objet». Par rapport au mot
d'esprit qui, comme Mauron l'a retenu, serait «la
contribution au comique que fournit l'inconscient»,
l'humour serait «La contribution au comique par la
médiation du surmoi» [en italiques dans le texte]. Le
surmoi est pourtant un «maître sévère» : «si, par l'humour,
le surmoi vise à consoler le moi et à le garder des
souffrances, il n'a pas contredit par là sa descendance
de l'instance parentale»; s'il plaisante, c'est sans
badiner, pourrait-on ajouter...
Sigmund Freud. Totem et tabou.
Sigmund Freud. Moïse et le monothéisme [qui est son dernier
ouvrage, en 1939, et où les thèses de
Totem et tabou (publié en 1913) sont maintenues, voire
renforcées, tout comme avec «Psychologie des
foules et analyse du moi», en 1921, dans Essais de
psychanalyse].
Sigmund Freud. L'inquiétante étrangeté et autres essais
[ou Essais de psychanalyse appliquée]. Gallimard (Folio
essais # 93). Paris; 1985 (352 p.)
Sigmund Freud. «Personnages psychopathiques sur la scène»
(Traduction et notes de Philippe Lacoue-Labarthe et Jean-Luc Nancy) suivi de «Note sur Freud et la représentation»
par Philippe Lacoue-Labarthe. Digraphe # 3. Galilée.
Paris; automne 1974 (128 p.) [p. 61-81].
Pierre Legendre. Le crime du caporal Lortie.
Henri Bergson. Le rire; essai sur la signification du
comique. PUF (Bibliothèque de philosophie contemporaine).
Paris; 1958 [1940, 1924, 1899] (VIII + 160 p.)
Charles Mauron. Psychocritique du genre comique :
Aristophane, Plaute, Térence, Molière. José Corti. Paris;
1985 [1964] (2 + 190 p.)
Charles Mauron. L'inconscient dans l'oeuvre et la vie de
Racine. Slatkine Reprints. Genève-Paris; 1986 [1957] ( 2
+ 350 p.)
Charles Mauron. Phèdre. José Corti. Paris; 1978 [1968]
(190 - 2 p.)
Roland Barthes. Sur Racine. Seuil (Points # 97). Paris;
1963 [1960] (162 - 2 p.)
Otto Rank. Don Juan et le double. Payot (PBP # 23).
Paris; 1973 [1932] (196 p.)
René Girard. Critique dans un souterrain.
Jacques Derrida. «Freud et la scène de l'écriture» dans
L'écriture et la différence (p. 293-340).
Jean-François Lyotard. «Par-delà la représentation».
Préface de Anton Ehrenzweig. L'ordre caché de l'art;
essai sur la psychologie de l'imagination artistique.
Gallimard nrf (Connaissance de l'inconscient). Paris;
1974 [1967] (368 p. + 24 planches d'illustrations) [p.
10-24].
Michel Foucault. «Le "non" du père». Sur Jean Laplanche.
Hölderlin et la question du père. PUF. Paris; 1961 (142
p.). Critique # 178. Minuit; Paris; mars 1962 (p. 195-209).
Green
Héritier direct de Freud et indirect de Lacan,
Green cherche d'abord à établir ce qu'il en est du
spectacle théâtral en général et de la tragédie en
particulier. Pour lui, comme dans le rêve, il y a au
théâtre «barrage de la motricité», barrage qui est
nécessaire au «déploiement du rêve»; mais le théâtre ne
peut être identifié au rêve ou au fantasme (plus proche,
par le «roman familial», du conte ou du roman) : il se
situe plutôt entre les deux. L'art du théâtre est l'«art
du mal-entendu». La rampe maintient «sa fonction de
séparation entre la source et l'objet», dont le regard se
détache en partie; la scène a son «autre scène» : les
coulisses et la salle. Le spectateur, «fantasme incarné»,
est lui-même le «théâtre de l'opposition entre théâtre et
monde» : «chaque auditeur fut un Oedipe et il s'épouvante
devant la réalisation de son rêve», disait Freud...
La famille est véritablement «l'espace
tragique
par excellence» : «L'espace tragique est l'espace du
dévoilement et de la révélation sur les relations
originaires de parenté, qui jamais n'opère plus
efficacement que par le revirement de la péripétie»; «les
deux moitiés de l'espace tragique» sont le spectacle et le
spectateur réunis par le phobos (la terreur). Il y a
passage de l'ignorance à la connaissance ou
reconnaissance par la représentation, mais «aucune prise
de conscience ne peut faire le détour de la résistance».
«Le théâtre est l'art de la mimèsis»; mais il est
davantage identification qu'imitation : la monstration y
conduit à la démonstration. Comme chez Freud, la
catharsis est le «traitement de l'émotion par l'émotion
dont le but est la décharge». Selon Green, le «théâtre
freudien» n'est pas aristotélicien; il est «parole
incarnée» : initiation en quelque sorte, comme chez
Artaud.
L'art occupe une position transitionnelle [cf.
Winnicott] : le produit de la création artistique, comme
activité symbolique, brise l'action du refoulement; mais
il y a toujours retour du refoulé sous la forme du
symptôme. Dans son orientation objective, le fantasme, ce
«mythe individuel» rappelle Green après Mauron, peut
conduire à la décharge, dans le rêve, le symptôme ou le
sexe; mais dans son orientation subjective, il y a
«renoncement à une satisfaction impliquant une décharge
complète», dans une sorte de «narcissisme de l'autre» : «la
jouissance esthétique est soumise à l'inhibition de but
de la pulsion» dans une chaîne d'objets transnarcissiques.
Il y a donc une «prime de séduction», où le «plaisir
préliminaire» conduit à la «libération d'une jouissance
supérieure» qui consiste en une «décharge désexualisée
par inhibition de but et déplacement du plaisir sexuel».
Le héros tragique est la «projection
idéalisée
d'un moi qui trouve ici la satisfaction de ses visées
mégalomaniaques»; c'est un demi-dieu en concurrence avec
les dieux, qui l'écrasent dans le «triomphe du père». Le
plaisir du spectateur, dans ses «fantasmes de grandeur»
(ou d'érection), a lieu dans l'ambivalence : dans le
mouvement d'identification avec le héros, il y a pitié ou
compassion (en face du père-modèle); dans le mouvement
masochique, il y a terreur (en face du père-rival). Le
héros, comme le spectateur, est «en position de fils de la
situation oedipienne». «À cet égard le père, même mort,
toujours mort, voit cette puissance encore accrue dans
l'au-delà». «La tragédie est donc la représentation
fantasmatique du complexe d'Oedipe que Freud désigne
comme complexe constitutif du sujet». Les frontières
s'effacent entre l'individu dit normal (le spectateur),
le névrosé -- la névrose étant la «solution individuelle
et asociale du problème posé à la condition humaine»,
tandis que la tragédie est une «solution substitutive» --
et le héros. Dans la «solidarité de l'affect avec le
représentant de la pulsion», les signifiants sont les
«représentants de la pulsion».
La tragédie est doublement représentation;
elle
est représentation de représentation : «texte en
représentation» et «représentation d'un texte», où le
signifié commande le signifiant qui est, en somme, en
demande de signifié. L'irreprésentable n'est pas le non-présenté : «Le non-dit est l'absence du signifié et non
son insaisissabilité»; il y a une «littéralité du non-dit
du signifié» dans la trace. Il y a aussi «redoublement de
la différence» : «rapport entre le signifié manifeste et
la différence entre le signifiant littéraire et le
signifiant usuel». «La tragédie se clôt sur le mythe de
ses origines»; Barthes, lui, dit que «la tragédie, c'est
le mythe de l'échec du mythe» [en italiques dans le
texte].
La tragédie est une entreprise humaine
dont ne
peut rendre compte la sociologie. Sous le matricide (sans
rituel propre), «coït sadique», se cache un infanticide
maternel. Green distingue le mythe centrifuge (masculin),
où le refoulé subit d'incessants déplacements, et le
mythe centripète (féminin), où il y a transparence. Le
serpent est le «symbole du fils» et la voix des dieux est
la voix du surmoi paternel; par le serpent et le sceptre,
il y a «symbolisation de la jouissance sexuelle du père»
: Freud avait déjà à peu près dit que «la multiplication
des serpents a pour fonction de nier la castration autant
de fois que sont figurés les symboles phalliques». Le
souci de vraisemblance psychologique n'est jamais que le
«fantasme de la fille». La Sphinge est l'homologue de la
mère phallique.
*
Dans son analyse d'Othello de Shakespeare, Green
identifie le sujet comme procès : «comme marche de la
tragédie, comme noeud de forces entrecroisées dans le
spectacle»; Othello, «c'est le procès spectaculaire de la
destruction après sa conquête, ou par sa conquête, de
l'objet d'amour dont la perte entraîne celle du Moi» : «Le
sujet est donc le procès de la folie jalouse», dans cette
tragédie où s'affrontent trois classes : le pouvoir, le
plaisir et la guerre (qui est entre le pouvoir et le
plaisir). Sans que Green ne le mentionne, ces trois
classes correspondent respectivement aux trois fonctions
selon Dumézil : la souveraineté, la fécondité et la
guerre... «La transgression, corrélat nécessaire de la
punition, est ici, comme toujours, transgression
paternelle». Dans sa folie et par son suicide, Othello
bafoue la justice : pour lui, «la Loi [de l'univers
transcendant] et le Désir [de l'univers immanent] ne font
qu'un».
Sous la folie jalouse pointe l'homosexualité :
«l'insupportable désir» d'Othello (impuissant avec
Desdémone?) et d'Iago pour Cassio (la scène de beuverie
ayant nui à l'accomplissement de l'acte lors de la scène
nuptiale). Dans la jalousie masculine, il y a
identification passive à l'objet d'amour : «Othello
ressent, comme s'il avait pu en être le bénéficiaire, les
extases que peut prodiguer Cassio». Celui-ci est objet de
rivalité, non seulement entre Othello et Desdémone, mais
aussi entre Iago et Desdémone et entre Iago et Othello;
à travers ces trios ou ces triangles (ou ces duos et
duels, Iago étant le double d'Othello), le mouchoir
fonctionne comme un «emblème phallique».
Pour Desdémone, Othello éprouve un
«amour génital»
la constituant en objet d'amour; mais son amour
narcissique, son état amoureux, est plus fort; ainsi y a-t-il investissement narcissique de l'objet. Dans sa
mégalomanie et sa paranoïa, Othello voit son
homosexualité régresser jusqu'au narcissisme. Chez lui
domine donc la jalousie (à dominante projective selon M.
Klein); chez Iago, domine l'envie (qui est désir
d'introjection destructive selon la même); les deux
méconnaissent leur désir pour Cassio : Iago est à la fois
le double et la moitié d'Othello, dont Cassio est le
second. «[L]a jalousie est un désir s'adressant à
l'objet»; «l'envie concerne surtout le narcissisme».
Comme le mouchoir, le clown et le poignard -- en
se poignardant, Othello se castre -- sont des «signifiants
marqués» : «le personnage du clown devient ici un index
pointé vers l'oeil et l'oreille de la jalousie« et la
folle jalousie conduit à l'«agglutination des signifiants
en excès». Il y a alors «exhibition de cette extension du
sexuel» par ce qu'il y a de commun aux deux sexes :
l'excrémentiel... Dans l'annonce de la crise
(épileptique), la douleur au front comme signe de la
crainte d'être cocu ou cornard (avoir ou porter des
cornes), la castration est pressentie par Othello, qui a
besoin du mouchoir pour couvrir son sexe. Il lui faut une
preuve oculaire, qui est une preuve spéculaire : il veut
voir comme Oedipe veut savoir (ou s'avoir).
Dans la «résurgence de l'oracle paternel»
(le père
de Desdémone prévenant Othello lors du rapt de Desdémone
par ce dernier : si elle a été infidèle à son père, elle
pourra l'être à son mari), la «condition de putain de
Desdémone est essentielle à soutenir le désir d'Othello»;
elle se rapproche ainsi de la mère, «première infidèle» :
«Si bien que celui qui fuit les femmes en les rabaissant
au rang de putains en préservant l'une d'elles
platoniquement est plus près que jamais de la mère
lorsqu'il est dans les bras d'une putain»... Chez Othello,
il y a «contiguïté du sexuel et du répugnant», «comme
l'anatomie rapproche le génital et l'excrétoire».
En fin de compte, Othello, «seul
infidèle», se
trouve manipulé par les Dieux d'Afrique (la jalousie
comme «secrète envie» des Dieux, le «monde sorcier», le
monde de la sorcellerie et de la magie, la magie noire
contre la magie blanche, la négritude : le Destinateur),
sa conversion ayant été une trahison. Othello est donc la
«tragédie de la conversion» : il y a d'abord «transgression
de la loi du père par l'abandon de la foi de ses ancêtres»
et ensuite «transgression dans le choix de l'objet
amoureux», Othello (frère d'Oedipe et d'Oreste) préférant
l'Étrangère («lien avec la mère la plus lointaine») aux
filles de son pays; la conversion est alors «détournement
en retournement»...
La folie jalouse est une «forme extrême de
l'aliénation»; c'est une «homosexualité forclose et
dégradée en masochisme». Dans le «circuit du désir»
conduisant à la différence du sujet de l'énoncé et du
sujet de l'énonciation et impliquant protagonistes,
signifiants marqués, désirs intériorisés et forces
personnifiées, la tragédie est constituée par «l'ensemble
de ses articulation». La jalousie commune anthropologique
se distingue de la jalousie tragique, scénique, en ce que
celle-ci est héroïque -- l'héroïsme étant «partage de
l'angoisse», selon Steiner -- mais délirante : «Jalousie
du père qui voit dans le succès de son fils une abolition
des prérogatives qui assurent son pouvoir paternel et un
signe du désir d'être supplanté par son rejeton».
D'Othello, Green conclut ceci : «La représentation de la
jalousie a réalisé son but : obtenir du spectateur la
méconnaissance de son désir» [pour une analyse très
différente de la même pièce, cf. Greimas et Fontanille].
*
Green, n'est pas, lui non plus, sans rapprocher
la tragédie du sacré et du sacrifice, du rituel ou de
l'économie du sacrifice, économie où «[l]e prêtre,
l'interprète des Dieux, en inspirant la crainte, exige la
soumission des Grecs par l'exécution du sacrifice»; mais
«[u]n suicide ne saurait en aucun cas tenir lieu de
sacrifice» et «[à] une vierge il est interdit de connaître
les secrets du sacrifice comme ceux du mariage». Dans la
tragédie antique (grecque), la passion porte son propre
excès et sa propre censure; il y a heurt de deux
sentiments : un désir s'oppose à une autre désir, la
folie à la folie. Dans la tragédie classique (française),
il y a deux déséquilibres : un personnage s'oppose à un
autre personnage et l'amour à l'ambition par exemple ou
une «force de dépense» à une «force de calcul». «De
l'infanticide au suicide, c'est le trajet parcouru entre
la tragédie antique et la tragédie classique» : celle-ci
(concentrée sur l'objet) est plus fermée à l'inconscient
que celle-là (centrée sur la pulsion). Selon Green, «la
mort de la tragédie coïncide avec sa naissance : «après
cet illuminant retour à ses origines, la tragédie n'avait
qu'à mourir à son tour».
«Le sacrifice est destiné à sceller
l'alliance
avec les Dieux et à obtenir l'assurance de leur
bienveillance et de leur protection. À ce titre, il
oblige l'homme à se rappeler périodiquement sa castration
originaire par la mutation qu'il doit s'infliger». La
demande des Dieux d'un «sacrifice originaire», dont la
circoncision est un substitut, est un rappel du rituel
originaire. Dans le sacré s'unissent l'horreur et
l'extase. Il y a communication entre le sacrifice et le
rituel dionysiaque, qui est «tout imprégné encore de sa
joie originelle» : la jouissance du culte est le culte de
la jouissance. Le rite est à la fois «subordination des
désirs à l'univers des règles» et retour du refoulé; le
rituel dionysiaque, solidaire des rites agraires, n'est
pas un rituel naturel mais la culture du naturel. Le
délire sacré des Bacchantes est le «rappel à la condition
humaine originaire».
La mère originaire dévoratrice est une
mère
phallique. Dans le mythe de Dionysos né de la cuisse de
Zeus, il y a le «fantasme d'être né du membre du père» :
«Le pouvoir phallique doit rester l'apanage du seul
Dionysos, qui l'a hérité de Zeus»; Dionysos et Oedipe ont
le même aïeul. L'infanticide, qui était le moins grave
des crimes familiaux, est le «signe d'une mutilation du
père»; le parricide, lui, est inexpiable et il ne peut pas
plus échapper au déguisement que l'inceste : «Le parricide
est un forfait si grave que seule la jouissance escomptée
par l'inceste peut expliquer la jalousie qui pousse au
meurtre du père, ou encore que l'inceste entraînera si
sûrement la mort de l'enfant par le ressentiment du père
que l'élimination de celui-ci rend le parricide
nécessaire à la survie du désirant». La «pathologisation
du sacré» et la «sacralisation du pathologique» se
confondent dans l'hystérie collective qu'est le délire
sacré : «Le refus du Désir, le refus dionysiaque sur quoi
toute civilisation s'est construite, a pu donner
naissance à l'efflorescence hystérique». Il ne faut pas
confondre la «fringale des drogues» avec une recherche
dionysiaque; c'est la mithridatisation du dionysisme...
Pour Green, derrière les mythes, il y a «le
refoulement de l'inconscient» et l'insatisfaction : la
"vraie" vérité historique n'est pas une vérité
matérielle. Le rite est mémoire et censure sur la
mémoire. Il y a remaniement de l'inconscient par le
fantasme du désir lié au complexe d'Oedipe. La faute
originaire est une faute sexuelle et elle n'a rien d'une
prédestination : «Ce n'est pas parce qu'Oedipe était
prédestiné qu'il a tué son père et partagé la couche de
sa mère, c'est parce qu'il a accompli ces actions qu'il
devait être prédestiné»... Le fantasme où l'enfant
s'imagine qu'il n'est pas le fils de ses parents est une
manière de mieux supporter ses désirs pour ses parents.
Qu'Oedipe ait les pieds percés, du fait de son
exposition, est la «marque qui est la cicatrice d'une
castration primitive déplacée, pratiquée par un père
voulant prévenir tout danger d'inceste futur» : c'est une
pratique comparable à la circoncision, dans l'équivalence
du pied et du pénis. Le grand-père d'Oedipe, Ladbakos,
était lui-même boiteux, parce qu'il avait les pieds
écartés. «L'infirmité n'est donc pas sans rapport avec la
reproduction bisexuée, puisqu'elle présidera à toutes
opérations en jeu dans la double identification masculine
et féminine que Freud rattache à la formule développée du
complexe oedipien». Par ailleurs, la sexualité est liée à
l'énigme : «C'est parce que la sexualité est énigme que
l'énigme [celle de la Sphinge, imago de la mère
phallique] est aussi une trace fidèle de l'origine
sexuelle».
Oedipe se punit parce qu'il s'est trompé : il est
aveugle au signifiant ou aveuglé par lui; son désir de
(sa)voir le conduit à l'aveuglement : dans la
méconnaissance d'Oedipe, il y a «la même occultation
devant la vérité que celle dont fait preuve le névrosé»,
qui souvent «demeure frappé de cécité, de surdité, de
mutisme». La tragédie d'Oedipe est en somme une «exclusion
rituelle» : «Tout le rituel de la tragédie rejoint ici le
rite dont la tragédie est née»; mais le rituel
d'initiation est réduit, dans la tragédie, à la
participation au spectacle : «Un spectacle qui raconte
l'exclusion de celui qui transgresse les interdits, mais
un spectacle qui cimente l'unité des membres de la Cité
par leur participation commune à une cérémonie». «Le
rituel d'initiation est une des formes les plus anciennes
d'institutionnalisation» : «entrée de l'enfant dans le
monde des êtres sexués, par une castration symbolique»; ce
lien est une «expérience cultuelle». Dans cette «mort
symbolique de l'enfant», par l'initiation, il y a
«résurrection de l'ancêtre mort : le père du père». Le
signifiant cultuel se trouve alors «mis à la place du père
mort». Il y a donc une dette envers l'ancêtre-totem.
Le sacré, qui est la «visée implicite
du tragique»
est l'expression fondamentale du religieux : il est le
souvenir et la réminiscence «d'un acte qu'il commémore :
le meurtre du père primitif» et il est inséparable de
l'interdit. Il y a un double usage de la tragédie : elle
«répète un événement mythique en attribuant le châtiment
du héros, qui représente ici le père, à une action
vengeresse des Dieux»; mais, par un retournement
masochique, il y a identification au héros et non aux
Dieux : «la tragédie fait assister à l'impossible
remplacement du père par le fils» (qui est le tribut à
payer à la tribu) et c'est donc le père qui se retrouve
à la place des Dieux, Dieu étant un père inconnu, tandis
que le fils se retrouve à la place du héros dans la
catastrophe tragique...
«Faire de la catastrophe un objet de jouissance,
voilà qui témoigne de la souveraineté du principe de
plaisir» conduisant à une revanche sur la douleur, la
déception, l'insatisfaction des désirs; l'issue tragique
est ainsi un «compromis entre cette réalisation du désir
et le tribut qu'elle demande en contrepartie». Cette issue
finale, tel que Freud l'avait déjà précisé, n'est donc
pas la catharsis mais la «jouissance masochique dans la
répétition», jouissance procurée par le spectacle
tragique; en d'autres mots, la catharsis est une forme de
masochisme. La tragédie, qui est un «objet transitionnel
collectif», a pour origine le mystère du divin et le
fantasme qui en découle : «le fantasme se répète dans le
mythe et le rite; ensemble, ils se répètent dans la
tragédie». Le fantasme s'accouple au signifiant phallique,
qui est le «support des pulsions sexuelles et agressives
à l'origine de la tragédie».
*
Pour Delcourt, discutée par Green, la
légende
d'Oedipe repose sur des rites agraires, dont dérivent les
mythes : Oedipe est un héros d'origine rituelle, «dont les
actes sont antérieurs à la personne». Le rite est
antérieur au mythe, qui est un «rite en décadence», la
fable ou la légende survivant au rite. S'inspirant
d'Adler, elle considère que la légende d'Oedipe est
tributaire d'un conflit de générations. S'opposant au
Freud de Totem et tabou, Delcourt conclut que la rivalité
entre le fils et le père a sa source, non pas dans la
libido, mais dans la volonté de puissance.
Vernant et Vidal-Naquet, eux, contestent
l'interprétation psychanalytique de la tragédie et en
appellent à une anthropologie structurale, à une
psychologie historique ou à une sociologie. Selon eux, la
tragédie est liée à l'émergence du droit dans l'Antiquité
: «La tragédie prend naissance quand on commence à
regarder le mythe avec l'oeil du citoyen»; le mythe est au
rite ce que le passé est au présent. Ainsi Créon
représente-t-il la religion publique, l'État, tandis
qu'Antigone est la représentante d'une religion familiale
soucieuse du culte des morts : «Antigone se heurte à la
diké céleste pour avoir voulu connaître la seule diké des
morts». La culpabilité tragique «s'établit entre
l'ancienne conception religieuse de la faute-souillure,
de l'hamartia maladie de l'esprit, délire envoyé par les
dieux, engendrant nécessairement le crime, et la
conception nouvelle où le coupable est défini comme celui
qui, sans y être contraint, a choisi délibérément de
commettre un délit».
Pour Vernant, la tragédie grecque s'oppose au
spectacle [cf. Aristote] et elle est en quelque sorte la
constitution du sujet en individu par la volonté; c'est
par la volonté qu'il y a institution de la personne (ou
du moi). «La "vérité" de la tragédie ne gît pas dans un
obscur passé, plus ou moins "primitif" ou "mystique", et
qui continuerait en secret à hanter la scène du théâtre;
elle se déchiffre dans tout ce que la tragédie a apporté
de neuf et d'original sur le triple plan où elle a
modifié l'horizon de la culture grecque» [en italiques
dans le texte]. Ce triple plan est celui des institutions
sociales (les concours tragiques et les assemblées ou les
tribunaux démocratiques), des formes littéraires (un
genre poétique joué et mimé) et de l'expérience humaine
(la conscience tragique). Alors que dans l'épopée, le
héros est un modèle, dans la tragédie, il est un débat :
il est un procès ou en procès en somme... Par ailleurs,
à la suite de Lévi-Strauss, Vernant associe la boiterie
avec le bégaiement et l'oubli.
S'inspirant de Hegel, Vidal-Naquet rapproche
Eschyle des arts du symbolique, où il y a excès du fond
sur la forme, Sophocle des arts du classique, où il y a
équilibre, et Euripide des arts du romantique, où il y a
excès de la forme sur le fond. Selon lui, le prince est
le parent du tyran (qui n'est pas un roi et qui est à la
fois un être efféminé et un super-mâle) et «le rêve d'une
hérédité purement paternelle n'a jamais cessé de hanter
l'imagination grecque» : c'est le «rêve d'un monde sans
femmes»... La tragédie est un «spectacle à la fois
politique et religieux» et la montée du choeur correspond
à la montée du politique : «le monde humain est
normalement conflictuel et l'activité politique consiste
à objectiver les conflits sans espérer les annuler».
«[L]'histoire reconnaît et cerne le conflit politique»,
«l'oraison funèbre l'annule», «la comédie le tourne en
dérision dans son essence même», «la tragédie l'expatrie».
Foucault aussi, dans sa théorie du pouvoir, partage cette
conception juridique ou juridico-politique de la tragédie : «la
tragédie était une des grandes formes rituelles dans lesquelles se
manifestait le droit public et se débattaient ses problèmes», que ce
soit chez Shakespeare ou chez Corneille et Racine et même dans la tragédie
grecque, «essentiellement, une tragédie du droit»; c'est
«une sorte de cérémonie, de rituel, de re-mémorisation des problèmes
de droit public». La tragédie est au droit ce que le roman
est à la norme. Au XVIIe siècle en France, la tragédie est
«une sorte de représentation du droit public, une représentation
historico-juridique de la puissance publique», même s'il s'agit,
contrairement à Shakespeare, de la puissance des rois antiques :
«[c]odage lié sans doute à la prudence politique», mais aussi
lien entre le droit monarchique de Louis XIV et les monarchies antiques.
En fait, la tragédie française allie la «Tragédie de
l'Antiquité» et la «tragédie de la cour» : «La cour a
essentiellement pour fonction de constituer, d'aménager un lieu de
manifestation quotidienne et permanente du pouvoir royal dans son éclat.
Au
fond, la cour c'est une espèce d'opération rituelle permanente,
recommencée de jour en jour, qui requalifie un individu, un homme
particulier comme étant le roi, comme étant le monarque, comme étant le
souverain». Mais au contraire de la cour, «la tragédie défait et
recompose [...] ce que le rituel cérémonial de la cour établit chaque
jour». Ainsi, la tragédie racinienne a-t-elle «pour fonction -
c'est en tout cas un de ses axes - de constituer l'envers de la cérémonie,
de montrer la cérémonie déchirée, le moment où le détenteur de la
puissance publique, le souverain, se décompose en homme de passion, en
homme de colère, en homme de vengeance, en homme d'amour, d'inceste, etc.,
et où le problème est de savoir si, à partir de cette décomposition du
souverain en homme de passion, le roi-souverain pourra renaître et se
recomposer : mort et résurrection du corps du roi dans le coeur du
monarque». -- Cette déchirure n'a-t-elle pas quelque chose
à voir avec la césure?... C'est ainsi qu'en devenant
historiographe
du roi,
Racine ne cessait pas d'être poète tragique, d'être tragédien : «Donc
absolutisme, cérémonial de la cour, illustration du droit public, tragédie
classique, historiographie du roi» appartenaient à un même ensemble.
*
La question du mythe demeure problématique et il
convient d'y revenir avec Otto et Steiner. Pour Otto, le
nom -- le nom propre, faudrait-il préciser -- est le
premier mythe, qui appelle le culte : «Le culte n'est
autre que l'attitude de l'homme dans laquelle le mythe
prend corps»; mythe et culte sont donc inséparables. Selon
lui, «il n'y a et n'y eut jamais d'activité cultuelle sans
un mythe qui en fût solidaire» : «Partout le culte est
corrélatif d'un mythe auquel il est indissociablement lié»
et «il est dans l'essence du mythe de requérir le culte».
Le culte est «l'attitude corporelle et spirituelle
spécifique par laquelle l'homme doit répondre
immédiatement au mythe»; il est répétition et non
imitation. L'action cultuelle est la «geste originelle
elle-même»; le mythe et le rite, au fond, «ne font
qu'un»...
Le mythe est langue et la langue est mythe. Le
mythe est l'«âme de la tragédie»; il est «sérieux éminent»
et «certitude sacrée» : il est la «langue originelle du
peuple préhistorique» [cf. la musique, liée au mythe,
comme langue maternelle, chez Nietzsche]. La «révélation
du monde» s'avère être un «acte cultuel sacré», qui est «la
forme la plus ancienne et la plus authentique du mythe».
Le mythe authentique a une «force de persuasion», une
«force créatrice».
C'est la poésie qui «nous montre la voie du
mythe», dans la vérité de la beauté où «la divinité
chante». Pour Otto, il n'y a pas de vision mythique du
monde : «le mythe n'est pas une façon de penser»; il est
la rencontre avec le démonique. Contrairement à Cassirer,
pour qui «le mythe a sa légitimité propre», et
contrairement aux sciences des religions, Otto considère
que le mythe n'est pas une manière pour l'homme de se
situer dans le monde : le mythe s'oppose à l'existence.
«C'est par le mythe des dieux, pas avant, que l'homme est
devenu "homme", objet lui-même de la pensée». L'homme du
mythe est l'homme du «calme paisible» et il y a retrait du
mythe quand il y a arrivée au premier plan du
narcissisme...
Le muthos est la parole; il est la «parole
qui
rapporte ce qui s'est réellement passé», «parole vraie» du
révélé et du vénéré; il ne s'oppose donc pas au logos
comme tri, recueil, attention, précaution. Le mythe est
l'«expérience originaire de la révélation» devenue
manifeste : «Le mythe authentique engage absolument toute
l'existence de l'homme» [en italiques dans le texte]; il
est l'«élément créateur par excellence», surtout dans le
«grand mythe de la mort de l'Être surhumain». Le mythe est
en même temps figure née de l'originel et puissance
source d'action : «le mythe a saisi et appréhendé (voire
ébranlé) l'homme lui-même».
Le mythe est la «révélation même
de l'être» et là
où le mythe est vivant, il n'y a «pas de différence entre
le sacré et le profane». Il y a trois étapes simultanées
de la révélation (en termes théogoniques ou
théophaniques, voire théologiques) :
1°) «la présence du Formidable donne son empreinte,
plastiquement, à l'homme lui-même dans sa chair» : station
verticale, mains levées vers le ciel, génuflexions, mains
jointes, doigts enlacés;
2°) «[l]e mythe se fait créateur par la main et l'oeuvre
de l'homme» : c'est l'étape de l'érection, de
l'édification, ou l'action cultuelle, qui est issue de la
geste originelle et qui ne va pas sans un certain
fétichisme, s'égale à la geste divine dans l'acte (les
sacrements);
3°) dans l'étape "spirituelle", le mythe, «en sa vérité
originelle», se fait parole : sons, musique, manifestation
de l'être, résonance des choses...
La langue est la «vérité du
mythe»; c'est la
figure de la vérité (mythique) devenue manifeste dans la
parole; c'est pourquoi «il serait absurde de prétendre
expliquer l'origine de la parole humaine par son utilité
pratique» ou «par le besoin de communication» : la langue
est, selon Otto, une merveille (ou un miracle?) : «la
naissance de cette divinité appelée Muse au sens grec
signifie la merveille qu'est la naissance de l'art». Dans
la célébration, la piété ayant précédé la pitié en somme,
prennent place les prières, le recueillement, les hymnes
et les Noms (le nom du dieu), suivis de «présentations
narratives de la geste mythique» (le mythe narratif étant
une «forme d'invocation hymnique»). Le «dieu parle à
travers le poète», le divin étant la «vérité éternelle de
l'être» : «Toute grande poésie est donc "mythique"».
Le dieu -- le père inconnu, selon Freud et
Green
-- est le «centre de gravité» du mythe; le «monde du
mythe»
est le monde du dieu : «Le divin résonne dans le nom» [en
italiques dans le texte]; ce nom est l'«épiphanie de la
figure du dieu». «Le nom qui résonne est la première
révélation du divin qui, comme toute révélation de
l'être, a lieu en une figure». La figure n'est pas une
image ou un symbole : «elle est l'être du divin lui-même,
son apparition immédiate, tel qu'il se montre à l'homme,
la langue dans laquelle il s'adresse à l'homme». «L'homme
ne parle pas parce qu'il pense, il pense dans la mesure
où il parle» : «L'homme est l'être qui parle» [en italiques
dans le texte]. «Penser et parler sont un». «La musique
solidaire de la langue et le mythe ne font qu'un»; le
mythe est au sein du mythe et la parole est mythe révélé.
Otto conçoit la parole comme une illumination...
La langue, qui est «l'essence et le foyer du
monde», jaillit du rythme : «Tout est foncièrement rythme»,
disait Hölderlin. «Si tout ce qui est essentiel est
rythme, l'homme ne peut être que celui qui écoute» [en
italiques dans le texte], dans une aura «qui est rythme et
musique». La danse, la «danse cultuelle», est appel du
«rythme cosmique par l'oreille intérieure». Dans le
rythme, la mélodie et le parler ne font qu'un. «Chaque
dieu est attiré auprès des hommes par et en un tel
rythme, il entre dans la danse, et c'est ainsi que chaque
dieu s'est révélé». Dans la danse, le sublime (qui est le
«lien avec le divin») est le danseur.
La langue n'est pas un produit de la
subjectivité
de l'homme; au contraire, elle est «immédiatement
solidaire» de la réalité du monde : «elle est cette
réalité même au sens véritable» [en italiques dans le
texte]. Le mythe est donc à la fois parole [muthos] et
discours [Logos], à la fois vérité du divin (ou justice
: Dikê) et justesse. Parce que «dialogue entre l'homme et
le dieu», la langue est mythique et elle «appartient à la
région sublime de la liberté» [en italiques
dans le
texte].
Mais Otto a aussi une conception plus
linguistique ou plus sémiotique de la langue : celle-ci
commence «avec des phrases plutôt qu'avec des mots
isolés». Mais surtout, «les langues s'appauvrissent avec
l'usage»; elles s'usent. La pauvreté morphologique d'une
langue peut être «le produit d'un processus de sclérose»
: à tort ou à raison, Otto cite l'anglais d'Europe en
exemple. Pour lui, «les mots sont les choses mêmes»; de
là, le genre; nos concepts «ont été à l'origine des
personnes divines» et il y a eu «passage dans l'usage
courant de ce qui à l'origine était sacré». Il y a une
«pureté native de la langue» -- ici la proximité avec
Heidegger est encore plus patente --; mais «[n]'est-elle
pas de tous les martyrs, le plus maltraité?...»
Lui aussi plus proche de Heidegger que de
Cassirer, Steiner rejoint ici Otto en considérant qu'il
y a véritablement une «relation séminale entre le mythe et
la grammaire» : «Les mythes grecs "initiaux" et
déterminants sont des mythes dans et de la langue» [en
italiques dans le texte]. Les figures du discours, a
l'origine, ont été «des figures littérales de la
construction mythique». En tant qu'ils sont des «espaces»
corrélatifs, le langage et les mythes «se développent l'un
par l'autre». Steiner voit une source commune à l'encodage
linguistique et à l'encodage mythique dans «les forces de
la recherche, de la conjecture, du tabou et de la
sublimation». «La parole humaine est pénétrée de mythes».
Aux incertitudes de la parenté correspond
l'évolution de la grammaire des cas : «Le système des cas
n'est pas moins une chronique de rencontres territoriales
aveugles que ne le sont les mythes des premiers héros et
de leurs incursions dans les marches du chaos». Quant aux
mythes des espèces hybrides et de l'animalité humaine,
ils mettent en scène ou contribuent à produire «la
naissance difficile au sein du langage des catégories
stables de genre, des premières classifications de
l'inorganique et de l'organique, de l'animal et de
l'humain qui sont à la base de la grammaire», celle-ci
étant une Mémoire «au-dessus de toutes les Muses» selon le
mythe. Le mythe de Prométhée, lui, contribue à la
«capacité paradoxale de la langue à "secréter" la
connaissance plutôt qu'à la révéler». Le mythe de Narcisse
s'inscrit dans la «longue histoire de la formation séparée
de la première personne du singulier», avec les dangers
qui la guettent : la tentation et la menace du
solipsisme, ainsi que la «dégénérescence de la parole en
monologue»; dans le mythe d'Echo, pointent la stérilité du
synonyme et la découverte de la tautologie...
«La thèse essentielle serait la suivante : les
addenda au corpus primaire des mythes (grecs), primaire
en ce sens qu'il fonde littéralement les instruments
sémantiques et les réflexes de notre condition
culturelle, sont aussi rares que les addenda substantiels
à notre syntaxe indo-européenne» : «L'immédiateté de
l'action fait partie intégrante du lexique et de la
syntaxe». Par ailleurs, une renaissance du théâtre en vers
est peut-être elle-même rendue impossible par l'usure de
la langue même, comme s'il n'y avait pas de «loi de
conservation de l'énergie» dans la langue et l'art : «Nos
mots semblent fatigués et usagés: ils ne sont plus
chargés de leur innocence originelle ou du pouvoir de
révélation». «Mais les langues ne se laissent enterrer que
lorsque quelque chose en elles est effectivement mort»...
(Nietzsche ne disait-il pas : «Nous ne nous
sommes toujours pas débarrassés de Dieu puisque nous
croyons encore à la grammaire»?)
[Pour une lecture du mythe -- et non seulement du
complexe -- d'Oedipe, en totalité et à partir de la
transgression comme violation (et contre-violation), cf. Alain Testart.
Le communisme primitif; I : Économie et idéologie (p.
432-433)].
André Green. Un oeil en trop; le complexe d'Oedipe dans
la tragédie. Minuit (Critique). Paris; 1969 (292 p.)
André Green. «Shakespeare, Freud et le parricide». La Nef
# 31 : "La psychanalyse : philosophie? thérapeutique?
science?". Tallandier. Paris; juillet-octobre 1967 (176
p.) [p. 64-82].
Marie Delcourt. Oedipe ou La légende du conquérant. Les
Belles-Lettres (Bibliothèque de la Faculté de Philosophie
et Lettres de l'Université de Liège : Fascicule CIV).
Paris; 1944 (2 + XXIV + 274 p. + 10 p. d'illustrations).
Jean-Pierre Vernant. Mythe et religion en Grèce ancienne.
Seuil (La librairie du XXe siècle). Paris; 1990 [1987]
(128 p.)
Jean-Pierre Vernant et Pierre Vidal-Naquet. Mythe et
tragédie en Grèce ancienne. Maspero (Textes à l'appui).
Paris; 1972 (188 p.)
Jean-Pierre Vernant et Pierre Vidal-Naquet. Mythe et
tragédie en Grèce ancienne : T. II. La Découverte (Textes
à l'appui). Paris; 1986 (304 p.)
Michel Foucault. «Il faut défendre la société&"187;. Cours au
Collège de France. 1976. Gallimard-Seuil (Hautes études). Paris; 1997
(XII + 292 p.) [p. 155-157].
Louis Marin. Le portrait du roi.
Jean-Marie Apostolidès. Le roi-machine; spectacle et politique au
temps de Louis XIV.
Myriam Pecaut. La matrice du mythe; essai sur
l'inconscient originaire. Aubier Montaigne (La
psychanalyse prise au mot). Paris; 1982 (176 p.)
Walter Otto. Essais sur le mythe. Trans-Europ-Repress (T.
E. R. Bilingue). Mauvezin; 1987 (8 + VIII + 2 X 84 p.)
George Steiner. Les Antigones et La mort de la tragédie.
John Forrester. Language and the Origins of
Psychoanalysis. Columbia University Press. New York; 1980
(XVI + 288 p.)
Algirdas J. Greimas et Jacques Fontanille. «La jalousie» dans
Sémiotique des passions [p. 189-322].
Girard
Les différents auteurs dont il a été
question
jusqu'ici dans cette section ont plutôt tendance à
expliquer la tragédie par le rite et le mythe, par la
cérémonie et le culte, et donc comme spectacle liturgique
ou liturgie spectaculaire : comme cérémonial. Avec
Girard, il y a un renversement de la perspective : ce
sont la tragédie (antique, élisabéthaine ou classique) ou
la littérature en général, ainsi que la Bible et la
relecture de Platon et d'Aristote, qui deviennent les
motifs d'explication des phénomènes considérés comme
originaires ou primitifs. Pour Girard, il y a lieu de
repenser la mimèsis (le mimétisme ou l'imitation) :
«L'homme diffère des autres animaux en ce qu'il est plus
apte à l'imitation», disait Aristote dans sa Poétique...
La théorie du désir de
Girard diffère de la
théorie dialectique du désir (de Hegel à Lacan et Green
en passant par Freud) et de la théorie machinique du
désir (de Spinoza à Deleuze-Guattari et Lyotard en
passant pas Nietzsche); c'est une théorie mimétique du
désir : le désir est mimétique (ou métaphysique); il est
triangulaire. C'est donc dire que le désir se caractérise
par le mimétisme d'appropriation : c'est la «dimension
acquisitive» du désir qui est aussi une «dimension
conflictuelle»; l'imitation acquisitive conduit à la
rivalité mimétique. Le désir n'est pas omnipotence
machinique du sujet ou ambivalence dialectique entre le
sujet et l'objet; il est impuissance mimétique du sujet
: le désir métaphysique n'a pas d'objet a priori. L'objet
n'apparaît que dans le mimétisme d'apprentissage ou que
dans le mimétisme de rivalité. L'objet de désir est
désigné au sujet par celui qui le désire lui-même et donc
par un Médiateur ou un Destinateur ou par un anti-Sujet
qui est à la fois modèle et rival; en cela réside le
mimétisme primaire : «Le caractère machinal de l'imitation
primaire prédispose le sujet à méconnaître le caractère
automatique de la rivalité qui l'oppose au modèle»; «le
triangle de la rivalité ne dissimule que son caractère
mimétique». «Il y a une logique du désir et c'est une
logique du pari»; mais ce n'est pas un pari à la Pascal :
«Le désir, lui aussi, est un pari, mais un pari où l'on ne
peut jamais gagner. Parier pour Dieu, c'est parier pour
un autre Dieu que le dieu du désir» [en italiques dans le
texte].
Alors que chez Hegel, il s'agit du désir du
désir
de l'Autre; chez Girard, il s'agit du désir selon le
désir de l'Autre. Le désir réside dans la crise
mimétique, dans la «rivalité mimétique aiguë avec l'autre»
qui s'exerce dans une «logique de l'exaspération et de
l'aggravation» caractéristique du mimétisme primaire : «Le
mimétisme, en effet, c'est la contagion dans les rapports
humains et, en principe, elle n'épargne personne. Si le
modèle redouble d'ardeur pour l'objet qu'il désigne à son
sujet, c'est qu'il succombe lui-même à cette contagion.
Il imite, en somme, son propre désir, par l'intermédiaire
du disciple. Si le disciple sert de modèle à son propre
modèle, le modèle, en retour devient disciple de son
propre disciple». Cela finit donc dans un rapport de
doubles : «En tant qu'ils restent pur spectacle, les
doubles, c'est le fondement de toute action théâtrale,
comique ou tragique indifféremment»...
Même le masochisme secondaire est
théâtre en ce
qu'il est «mimétique au second degré» : «c'est la
représentation dramatique des rapports avec le modèle le
plus violent, c'est-à-dire avec l'obstacle le plus
infranchissable». Quant au masochisme primaire, il s'égale
à l'imitation conflictuelle «à partir du moment où celle-ci voit dans le rival le plus imbattable le modèle du
succès le plus étourdissant». Mais si le sujet «peut aussi
jouer le rôle du modèle-persécuteur», le masochisme
primaire s'inverse dans le sadisme : «Le sujet n'imite
donc plus le désir du modèle, mais le modèle lui-même
dans ce qui constitue désormais le critère majeur de son
choix : son opposition violente à tout ce que le sujet
pourrait encore viser en fait d'objet». Le désir mimétique
est métaphysique et masochiste : «Le devenir métaphysique
du désir et son devenir masochiste ne sont qu'une seule
et même chose car la métaphysique est celle de la
violence». Le «mimétisme plus ou moins théâtral» est
originaire; en dérivent le masochisme et le sadisme : «le
plaisir est à la remorque du désir».
Dans le mimétisme d'appropriation, il ne peut y
avoir que concurrence, compétition, combat, conflit,
rivalité, émulation; il ne peut y avoir qu'antagonisme :
«imitation mutuelle des antagonistes» dans la symétrie la
plus stricte. Le mimétisme de renoncement est l'inversion
du mimétisme d'appropriation : c'est le cas du potlatch;
le mimétisme du renoncement «peut atteindre, comme son
contraire, une intensité ddésastreuse pour la société qui
s'y abandonne».
Girard ne semble pas comprendre ou accepter que
le complexe d'Oedipe réunit l'interdit de l'inceste et
l'interdit du meurtre; c'est pourquoi il insiste sur le
meurtre : sur la violence (sociale) plus que sur la
sexualité (psychosomatique et psychique). «La violence est
un rapport mimétique parfait, donc parfaitement
réciproque». À cause du mimétisme fondamental de l'homme,
celui-ci se trouve exposé à la «violence intestine», que
Girard n'associe donc pas la violence à la libido ou à la
pulsion de mort, qu'il confond avec un instinct; il situe
la violence dans l'entière communauté, dans la société
entière, plutôt que dans son noyau familial. La violence
selon Girard semble être la force à la source de toute
religiosité selon Durkheim ou la volonté de puissance
selon Nietzsche.
Pour contrer la violence mimétique, il faut le
sacrifice qui apparaît lui-même comme une «violence
criminelle»; mais «il n'y a guère de violence, en retour,
qui ne puisse se décrire en termes de sacrifice, dans la
tragédie grecque, par exemple». La violence se traite par
la violence. Le «sacrifice rituel» est fondé sur la
substitution, mais pas d'une victime innocente à une
victime coupable ou d'une victime potentielle à une
victime actuelle : «La société cherche à détourner vers
une victime relativement indifférente, une victime
"sacrifiable", une violence qui risque de frapper ses
propres membres, ceux qu'elle entend à tout prix
protéger». En somme, «la substitution sacrificielle a pour
objet de tromper la violence» : de prévenir la vengeance,
la vendetta comme «vengeance privée». Le sacrifice est
donc «une violence sans risque de vengeance», sans risque
d'«imitation vengeresse»; il a pour fonction «d'empêcher
les conflits d'éclater».
«Dans la tragédie grecque, par exemple, il n'y
a
pas, il ne peut pas y avoir d'attitude cohérente au sujet
de la vengeance. S'évertuer à tirer de la tragédie une
théorie soit positive, soit négative, de la vengeance,
c'est déjà manquer l'essence du tragique»... Pour
supprimer la vengeance, il faut une «vengeance publique»;
c'est le système judiciaire qui joue maintenant ce rôle.
Mais, dans le système pénal, qui s'est installé en Grèce
et à Rome au moment du dépérissement du sacrifice et au
moment de la tragédie (dans une période de transition
entre un ordre religieux et archaïque et un ordre
étatique et judiciaire), le principe de justice
(rétribution ou punition publique ou collective) ne
diffère pas vraiment du principe de vengeance
(rétribution ou punition privée ou individuelle); ce
n'est pas une différence de principe mais une différence
empirique : le principe de justice fait que «la vengeance
n'est plus vengée; le processus est fini; le danger
d'escalade est écartée».
Mais, dans les sociétés où il n'y a
pas encore de
droit, le sacrifice et le rite doivent en jouer le rôle
essentiel. Le régime de la prévention a précédé le régime
de la punition : le domaine religieux est préventif,
alors que le domaine juridique est curatif; entre les
deux, il y a diverses compositions ou des duels
judiciaires, qui aménagent ou entravent la vengeance.
Mais «[l]a prévention religieuse peut avoir un caractère
violent. La violence et le sacré sont inséparables»...
Contrer la vengeance, c'est se garder contre la
contamination du désir mimétique et contre la contagion
de la «violence essentielle», «qui cause l'impureté
rituelle». L'impureté, le contact avec la violence, est
contagieuse. Il n'y a pas contagion par la seule maladie,
par l'épidémie, mais par l'impur en général, surtout
l'impureté du sang qui coule (criminel ou menstruel). Il
faut donc une sorte de catharsis sacrificielle ou des
précautions rituelles pour «empêcher la propagation
désordonnée de la violence», qui a des effets mimétiques
: «C'est la violence qui constitue le coeur véritable et
l'âme secrète du sacré». Pour Girard, «la sexualité est
impure parce qu'elle se rapporte à la violence». Le
rituel, donc le sacrifice comme «violence purificatrice»
(religieuse et non divine), a pour objectif de purifier
la violence; mais il y a «identité du mal et du remède
dans l'ordre de la violence», dans «le jeu paradoxal de la
violence».
La violence n'est pas le résultat de la
différence mais de l'abolition de la différence, par le
désir mimétique, par le mimétisme d'appropriation. C'est-à-dire que le rite sacrificiel, comme la tragédie, peut
avoir un retournement catastrophique et que le «système
sacrificiel» s'use; cette usure, qui peut ne pas être
seulement dû à un trop grand usage mais aussi à une perte
d'intérêt, est «une chute dans la violence réciproque».
Apparaît alors la crise sacrificielle, dont la notion
peut éclairer certains aspects de la tragédie : le
religieux fournissant «son langage à la tragédie», «le
criminel se considère moins comme un justicier que comme
un sacrificateur». La crise tragique doit être envisagée
«du point de vue de l'ordre qui est en train de
s'écrouler» et non «du point de vue de l'ordre qui est en
train de naître». Selon Girard, le «drame des
protagonistes n'est que la pointe de l'iceberg; c'est le
sort de la communauté entière qui est en train de se
jouer»...
Comme crise sacrificielle, la crise tragique fait
que la «substance tragique» ou l'art tragique réside dans
«l'opposition d'éléments symétriques» : dans le débat
tragique comme «joute verbale», «c'est-à-dire
l'affrontement de deux protagonistes seulement». «La
parfaite symétrie du débat tragique s'incarne, sur le
plan de la forme, dans la stichomythie où les deux
protagonistes se répondent vers pour vers» [en italiques
dans le texte]. Le suspens tragique est le même dans la
violence verbale que dans la violence physique. Il n'y a
pas de solution dans le débat tragique; malgré ce que dit
Hölderlin, il n'y a pas d'impartialité tragique,
impartialité qui, dans le vocabulaire de la pragmatique
de la communication qui inspire en partie Girard, est une
illusion du choix possible ou une alternative
illusoire...
Contre la critique et l'esthétique en quête
de la
différence, de la plus petite différence possible, Girard
proclame que l'essentiel de la tragédie réside dans
l'identique, dans le stéréotype : la violence efface les
différences entre les «antagonistes tragiques». Plus la
rivalité tragique se prolonge, selon lui, plus elle
favorise la violence mimétique, car les adversaires se
ressemblent alors comme des frères ennemis, des jumeaux,
des doubles : «Ce sont les représailles, c'est-à-dire les
reprises d'une imitation violente, qui caractérisent
l'action tragique»; ce n'est pas le différend.
L'effacement des différences conduit à un surplus de
violence, en même temps que la violence conduit à
l'effacement des différences : c'est le paradoxe de la
violence. La crise sacrificielle est donc la «crise des
différences» : «perte du sacrifice», «perte de différence
entre violence impure et violence purificatrice»; elle met
en danger l'ordre culturel, qui est «un système organisé
de différences» : «L'ordre, la paix et la fécondité
[encore les trois fonctions selon Dumézil] reposent sur
les différences culturelles».
La tragédie est ainsi enracinée «dans
une crise
du rituel et de toutes les différences», dans
l'indifférenciation, et elle aide à comprendre la
violence réciproque ou maléfique qui en résulte dans la
«contagion galopante» ou impure... Pour Girard le conflit
paternel (père/fils) et le conflit fraternel (frères
ennemis, beaux-frères, quasi-frères, cousins germains)
n'ont pas leur source dans le complexe d'Oedipe, dans la
symbolisation, mais dans la désymbolisation (comme
«destruction de tout symbolisme» par la «chose symbolisée»
que dissimule le symbole) : dans la «dissolution de la
différence familiale» mise en scène dans la tragédie ainsi
exposée à une «attaque de l'indifférenciation violente» et
à la monstruosité («forme d'une différence extrême» de
l'indifférencié). Ramenant «tous les rapports humains à
l'unité d'un même antagonisme tragique», la tragédie est
«la fille de la crise sacrificielle» : «symétrie
conflictuelle» ou «réciprocité violente» de l'inspiration
tragique, en quoi s'est invertie l'élaboration mythique.
Oedipe, par son régicide-parricide et par son
inceste, instaure la réciprocité violente et réduit le
rapport paternel à un conflit fraternel; il détruit la
différence avec le père et avec la mère : ce meurtre et
cet inceste «achèvent le processus d'indifférenciation»
dans la monstruosité contagieuse de la crise
sacrificielle, de la peste comme crise sacrificielle.
Oedipe est un monstre et un anathème : un double
monstrueux; c'est pourquoi il peut être un bouc émissaire
[pharmakos] : la tragédie d'Oedipe est le mécanisme
victimaire, le «mécanisme de la victime émissaire» qui est
celui-là même de la violence mimétique, réciproque et
contagieuse s'inversant dans la violence unilatérale et
unanime ou réconciliatrice. Le double monstrueux devient
alors un monstre sacré. La victime émissaire, «la dernière
victime», est aussi un sauveur, un rédempteur : «Si Oedipe
est sauveur, c'est en sa qualité de fils parricide et
incestueux». À la transgression succède le salut...
Selon Girard, «le religieux a le mécanisme de
la
victime émissaire pour objet; sa fonction est de
perpétuer ou de renouveler les effets de ce mécanisme,
c'est-à-dire de maintenir la violence hors de la
communauté». Le sacrifice a une fonction cathartique, qui
est perdue dans la crise sacrificielle; le mécanisme
victimaire met fin à cette crise et il instaure un
nouveau rite sacrificiel. C'est donc un meurtre
collectif, une «violence fondatrice» ou un «lynchage
fondateur», qui est véritablement à l'origine des mythes
et des rituels : «Le rite est la répétition d'un premier
lynchage spontané qui a ramené l'ordre dans la communauté
parce qu'il a refait contre la victime émissaire, et
autour d'elle, l'unité perdue dans la violence
réciproque»; le rituel est «l'imitation et la répétition
d'une violence spontanément unanime», d'une «unanimité
violente». Le but du rite est d'éviter le retour de la
crise sacrificielle, qui est la «bacchanale originelle» :
«Dionysos est le dieu du lynchage réussi» [en italiques
dans le texte]. Mais la tragédie, elle, «est foncièrement
antimythique et antirituelle» : «la victime [y] est
essentiellement immolée à coups de mots»... La tragédie
s'est substituée au rite, comme le masque au monstre
(redevenu homme).
La double contrainte, le «double
impératif
contradictoire» qui caractérise en quelque sorte le désir
mimétique, est «le fondement même de tous les rapports
entre les hommes». La double contrainte n'est pas
ambivalence mais alternance, surtout dans la tragédie
avec ses «oppositions tournantes» et ses revirements ou
ses retournements. L'alternance est rapport; «elle
constitue même une donnée fondamentale de la
tragédie».
C'est une oscillation : une «alternance thymique», une
cyclothymie (derrière laquelle «il y a toujours le désir
mimétique et la compulsion de rivalité»), voire une manie
dépressive. La «catharsis majeure» du sacrifice, comme
«violence originelle» (unique et spontanée), est définie
par le meurtre collectif; par rapport à la violence
fondatrice, le sacrifice a un «caractère foncièrement
mimétique». La fête elle-même dérive du sacrifice. Dans le
religieux, il ne peut y avoir que méconnaissance du
secret de la victime émissaire, celle-ci étant le
fondement même de cette méconnaissance.
Dans «l'unité de tous les rites», la
pratique
chamanistique finit par ressembler elle-même à la
tragédie : il s'agit ici comme là de procéder à une
expulsion finale. L'objet maléfique expulsé ou «rejeté au
cours d'opération rituelles» était nommé katharma par les
Grecs; pour Girard, il s'agit d'une variante du
pharmakos, d'une «victime sacrificielle humaine», dans une
«mise en scène conflictuelle». «Le mot katharsis signifie
d'abord le bénéfice mystérieux que la cité retire de la
mise à mort du katharma humain. On traduit généralement
par purification religieuse». C'est une sorte de drainage,
d'évacuation, de purgation, de menstruation : «Le
glissement qui conduit du katharma humain à la katharsis
médicale est parallèle à celui qui conduit du pharmakos
humain au terme pharmakon qui signifie à la fois poison
et remède». «Katharma, katharsis sont des dérivés de
katharos»; or, ce dernier terme «ne se rapporte pas
seulement à la victime ou à l'objet émissaire. Le terme
désigne encore l'occupation par excellence du héros
mythique ou tragique».
Revenant à Platon et à Aristote, Girard
réaffirme
l'origine mythique et rituelle de la tragédie et renforce
sa fonction cathartique. Selon lui, l'Oedipe tragique ne
fait qu'un avec l'antique katharma. Le théâtre avec sa
scène remplace le temple avec son autel : «le destin de ce
katharma, mimé par un acteur, purgera les spectateurs de
leurs passions, provoquera une nouvelle katharsis
individuelle et collective, salutaire, elle aussi, pour
la communauté» [en italiques dans le texte]. La katharsis
tragique est un «déplacement sacrificiel». Mais la
fonction cathartique est aussi une fonction initiatique
qui «incite à la prudence et détourne de l'hubris de la
violence». La tragédie n'est pas une adaptation directe du
rite; si elle a une fonction cathartique, elle le doit à
ce qu'il y a d'antirituel dans son «inspiration première»,
précise Girard. Le rite et le sacrifice font partie d'un
sacrificiel élargi et non d'un seul rituel. Elle a un
caractère sacrificiel, dont la face maléfique est
dionysiaque et la face bénéfique est apollinienne : «C'est
à cette dualité fondamentale qu'il faut rattacher les
opinions opposées de Platon et d'Aristote au sujet de la
tragédie». Aristote ne voit pas la crise tragique; il n'y
voit que «l'ordre auquel elle contribue». Platon est plus
proche de la crise : «l'ébranlement des différences, la
réciprocité tragique» ou la «turbulence tragique». Son
approche d'Oedipe roi n'est pas formelle, selon Girard;
si Platon, le philosophe du pharmakon, rejette la
tragédie c'est parce qu'il finit par identifier Sophocle
et Oedipe, faisant du poète «un autre katharma ou un autre
pharmakos»...
En résumé, Girard, qui est plus proche de
Durkheim que de Nietzsche, explique la tragédie par le
caractère tragique du religieux, c'est-à-dire du sacré
plus que du divin, du sacrificiel plus que du rituel, du
sacrifice plus que du rite et du mythe : «Seront dit
religieux tous les phénomènes liés à la remémoration, à
la commémoration et à la perpétuation d'une unanimité
toujours enracinée, en dernière instance, dans le meurtre
d'une victime émissaire» [en italiques dans le texte].
(À cause de son ton ou de son style polémique, il
arrive à Girard de ne pas lui-même échapper à l'illusion
et à la quête de la plus petite différence possible
envers la psychanalyse : de Freud à Lacan, envers
l'ethnologie : de Mauss à Lévi-Strauss, envers la
philosophie : de Platon et d'Aristote à Heidegger et
Derrida en passant par Hegel et Nietzsche).
René Girard. Mensonge romantique et vérité romanesque.
René Girard. La violence et le sacré.
René Girard. Des choses cachées depuis la fondation du
monde.
Eric Gans. The Origin of language; a Formal Theory of
Representation.
Eric Gans. The end of Culture; Toward a Generative
Anthropology.
Gérard Bucher. La vision et l'énigme.
Jacques Derrida. «Violence et métaphysique; essai sur la
pensée d'Emmanuel Levinas» dans L'écriture et la
différence (p. 117-228).
Jacques Derrida. «La pharmacie de Platon» et «La double
séance» dans La dissémination (p. 69-197, surtout p. 149-153, et p. 199-318, surtout note 8, p. 211-213).
Philippe Lacoue-Labarthe. «Typographie» dans Mimesis des
articulations.
Lacan
Selon Lacan, dans l'éthique tragique qui
est
celle de la psychanalyse, on a tort -- Nietzsche par
exemple (et Lacan n'est en rien nietzschéen) -- de
considérer qu'Hamlet est le «drame de l'impuissance de la
pensée au regard de l'action»; il ne s'agit pas du
problème de l'extinction du désir du héros. L'apathie
d'Hamlet résulte du ressort de l'action, ressort qui
réside dans le mythe choisi : le «rapport au désir de la
mère et à la science du père concernant sa propre mort».
De même, comme Goethe l'a suspecté, Hegel a tort de
considérer qu'Antigone est un simple conflit de discours,
celui de la Famille et celui de L'État, et d'y rechercher
une «conciliation subjective» finale; il faut plutôt y
avoir un conflit mettant en oeuvre le désir même :
«Antigone nous fait voir en effet le point de visée qui
définit le désir». Cette visée est à chercher dans l'image
même d'Antigone, dans la beauté de cette «victime si
terriblement volontaire» : «l'entre-deux champs
symboliquement différenciés» qu'elle occupe lui vaut son
éclat (à la fois son brillant et sa brisure).
Antigone -- celle de Sophocle et non celle
d'Anouilh que Lacan qualifie, sans doute à outrance, de
«petite Antigone fasciste» [cf. JML pour une analyse
d'Antigone d'Anouilh dans ce même manuel : Analyse du
récit/Sémantique narrative] -- est «la gosse» portée par
une passion : elle est «plus faite pour l'amour que pour la
haine»; mais ce n'est pas une «sainte à la défense des
droits sacrés du mort et de la famille» contre la loi de
l'ordre ou du pouvoir et son principe incarné par Créon.
Il n'y a pas de crainte et de pitié chez Créon et chez
Antigone, surtout pas chez elle, qui est donc le héros de
la tragédie de Sophocle; à la fin, Créon se laisse
toucher par la crainte et c'est le signal de sa perte. Il
veut le bien; sa faute [hamartia] est une erreur de
jugement : «vouloir faire le bien de tous par la loi, sans
limites, la loi qui déborde, dépasse la limite»; son
langage est celui de la raison pratique. «Le bien ne
saurait régner sur tout sans qu'apparaisse un excès dont
la tragédie nous avertit des conséquences fatales. Or, il
n'y a pas de Souverain Bien; la souveraineté n'est pas
celle du bien mais du désir, qui est le «mal naturel dans
l'homme», tel que Sade l'avait deviné...
Antigone porte la «voie [et la voix] des
dieux» --
le père imaginaire («un père qui serait vraiment
quelqu'un» : c'est le père dont «l'affaire propre» est la
privation, tandis que la castration est l'affaire du père
réel et la frustration celle de la mère symbolique) étant
«le fondement de l'image providentielle de Dieu» -- et
elle est en quête des lois du ciel, de la Dikê, mais elle
ne trouve que celles de la terre : elle se suicide --
«suicide mystique», selon Lacan -- dans le tombeau où elle
devait être enfermée vivante. La limite d'Antigone est
son Atè, cette sorte de folie qui est «la limite que la
vie humaine ne saurait trop longtemps franchir». L'Atè,
qui relève du «champ de l'Autre», est à Antigone ce que
l'hamartia est à Créon et, citant Lévi-Strauss, Lacan dit
qu'Antigone est à Créon ce que la synchronie (la
révélation) est à la diachronie (la tradition).
Dans son inimitié contre sa soeur
Ismène,
Antigone se révèle être, non pas un monstre, mais un être
inhumain -- ce n'est donc pas Créon qui est inhumain [cf.
Steiner] -- chargé de porter le malheur de la famille des
Labdacides : elle est entêtée, obsédée par l'idée du
frère que l'on ne peut remplacer : «La descendance de
l'union incestueuse s'est dédoublée en deux frères, l'un
qui représente la puissance, l'autre qui représente le
crime. Il n'y a personne pour assumer le crime, et la
validité du crime, si ce n'est Antigone». Elle est en
somme la limite «où se situe la possibilité de la
métamorphose».
Créon veut frapper Polynice d'une seconde mort
«qu'il n'a aucun droit de lui infliger», la mort du mort
(le meurtre même du cadavre) imaginée par les héros de
Sade -- et Lacan voit dans l'image de la crucifixion
«l'apothéose du sadisme» : «autour de cette image, la
chrétienté crucifie l'homme», les saints étant les
«administrateurs de l'accès au désir» et les martyrs étant
les seuls à être sans pitié ni crainte... La seconde mort
touche à la pulsion de mort : «la mort pour autant qu'elle
est appelée comme le point où s'annihile le cycle même
des transformations naturelles. Ce point, qui est celui
où les métaphores fausses de l'étant se distinguent de ce
qui est la position de l'être». Il s'agit d'une souffrance
qui va au-delà de la mort, d'une «souffrance éternelle»
dans le fantasme de Sade et dans le jeu de la douleur, à
laquelle se conjoint la beauté; il s'agit d'un supplice
et l'ascension de la pièce de Sophocle est bien la «montée
au supplice» d'Antigone.
Antigone est frappée par la seconde mort de deux
manières : d'une part, elle risque de devenir, au lieu de
«cette limite de la vie et de la mort», un «cadavre encore
animé» dans un tombeau; d'autre part, elle est pour ainsi
dire déjà morte : «Sa vie ne vaut pas la peine d'être
vécue. Elle vit dans la mémoire intolérable de celui dont
a surgi cette souche qui vient d'achever de s'anéantir
sous la figure de ses deux frères. Elle vit au foyer de
Créon, soumise à sa loi, et c'est cela qu'elle ne peut
supporter». La seconde mort est «celle qui voudrait
traquer la nature dans le principe même de sa puissance
formatrice, réglant les alternances de la corruption et
de la génération»; la transgression, selon Sade, n'est
possible que dans ou par le crime : «par le crime, il est
au pouvoir de l'homme de délivrer la nature des chaînes
de ses propres lois», lois qui sont des chaînes...
Commentant -- semble-t-il sans le savoir -- le
même passage que Heidegger, Lacan y voit l'éloge de
l'homme marqué par le fléchissement et l'oscillation.
Quant à la plainte ou à la lamentation [commos]
d'Antigone, elle est aussi significative de la froideur
et de la frigidité d'une femme qui ne connaîtra ni
l'hyménée ni la maternité. Mais en cette plainte, il y a
aussi une «illumination violente», la «lueur de la beauté»;
mais «[l]'effet de la beauté est un effet d'aveuglement».
Outragée par le Choeur qui l'appelle demi-déesse -- est-ce trop ou pas assez? --, Antigone n'est pas dionysienne;
son acte et sa figure n'ont rien de dionysiaque
(contrairement à ce qu'affirme Steiner). Comme Héraclite,
Lacan semble associer Dionysos à l'Hadès, mais dans une
«manifestation d'extase» et non dans une «odieuse
manifestation phallique, objet de dégoût»... Vivant ou
survivant «dans l'entre-deux-morts», «Antigone mène jusqu'à
la limite l'accomplissement de ce que l'on peut appeler
le désir pur, le pur et simple désir de mort comme tel.
Ce désir, elle l'incarne»; «Antigone est celle qui a déjà
choisi sa visée vers la mort» : «Le tiers central de la
pièce est constitué par l'apophanie détaillée qui nous
est donnée de ce que signifie la position, le sort d'une
vie qui va se confondre avec la mort certaine, mort vécue
de façon anticipée, mort empiétant sur le domaine de la
vie, vie empiétant sur la mort»...
Le désir d'Antigone, c'est le désir de
l'Autre,
qui est branché sur le désir de (pour/par) la
mère : «Le
désir de la mère, le texte y fait allusion, est l'origine
de tout. Le désir de la mère est à la fois le désir
fondateur de toute la structure, celui qui a fait venir
au jour ces rejetons uniques, Étéocle, Polynice,
Antigone, Ismène [Lacan oublie ou excepte Oedipe lui-même, le frère-père et le fils-époux], mais c'est en même
temps un désir criminel». Antigone est bien le «gardien de
l'être du criminel comme tel» en perpétuant, éternisant et
immortalisant l'Atè familiale, «parente du malheur» et
«motif, axe véritable, autour de quoi tourne cette
tragédie». C'est pourquoi Lacan refuse de voir en Sophocle
de l'humanisme; il y verrait plutôt le contraire... Les
lois du ciel sont les lois du désir, qui est la «métonymie
du discours de la demande», non pas l'objet mais le
changement (ou le déplacement) d'objet : le reflet du
désir «enchaîne même les dieux». Porté par «le désir de
savoir le fin mot sur le désir», mais aussi aveugle
qu'Homère et Tirésias, Oedipe lui-même, dans sa liberté
tragique, maudit ses fils et la vie : mieux aurait valu
ne pas naître, ne pas être, n'être pas...
De l'image d'Antigone, qui tourne parfois au
mirage (de signifiants), résulte l'effet de beau, «l'effet
du beau sur le désir». S'il y a catharsis, c'est que nous
sommes «purgés de la série de l'imaginaire» et «nous en
sommes purgés par l'intermédiaire d'une image entre
autres» : la beauté d'Antigone. La catharsis est liée à
une «décharge d'émotion restée suspendue» [cf. Freud] et
elle est, chez Aristote, source d'enthousiasme ou de
calme (par la musique) après «l'épreuve de l'exaltation,
de l'arrachement dionysiaque» : «l'essentiel de la
catharsis est pacifiant»... Mais il y a plus que la
catharsis dans la tragédie, il y a l'émoi du désir :
«extinction ou tempérament du désir par l'effet de beauté»
[cf. Thomas d'Aquin] et/ou «disruption de tout objet» [cf.
Kant], dans et par la sublimation (qui serait changement
de but et non d'objet, selon Lacan qui semble ici
légèrement mésinterpréter Freud : l'inhibition est-elle
un changement?). L'émoi est une «perte de moyens» : il
fait perdre les «rapports de puissance»... Dans l'action,
la catharsis est «purification, décantation, isolement de
plans»; mais il doit y avoir franchissement de la limite
de la crainte et de la pitié par la «purification du
désir». Ainsi importe davantage et surtout, dans l'epos
tragique, le «rapport de l'action au désir qui l'habite»,
rapport qui, «dans la dimension tragique s'exerce dans le
sens d'un triomphe de la mort [souligné ici] : «triomphe
de l'être-pour-la-mort» [cf. Heidegger]. «C'est le
caractère fondamental de toute action tragique» et la
dimension comique est le «pendant du tragique» [cf.
Mauron].
«À travers l'acte tragique, le
héros libère son
adversaire lui-même» [souligné ici]. Ce qui fait qu'«un
héros n'a pas besoin d'être héroïque pour être un héros»;
dans son isolement ou sa solitude, il a seulement besoin
d'être «celui qui peut être impunément trahi» : «le héros
et ce qui l'entoure se situent au point de visée du
désir»... Quant au choeur, c'est une sorte de dispositif
d'émoi ou de dispositif de «moyens émotionnels»; ce sont
des «gens qui s'émeuvent» [cf. la bande de frères selon
Freud] à la place du spectateur («fasciné par l'image
d'Antigone»), qui sent à sa place; ce qui a pour effet de
remettre à sa place -- place secondaire chez Lacan comme
chez Aristote -- le spectacle ou la mise en scène : les
«moyens de la mise en scène» n'importent «que pour autant
que, si vous me permettez quelque liberté de langage,
notre troisième oeil [l'oeil en trop de Hölderlin, Heidegger et
Green?] ne bande pas assez
- on le branle un tout petit peu avec la mise en
scène»... Le spectateur est donc d'abord un auditeur :
Aristote n'attribue-t-il pas à l'audition le
développement des «arts du théâtre?
Lacan ne conteste donc pas la «fonction rituelle
de la tragédie» et le «sens cérémoniel de la purification»,
qui ont été mis au premier plan, après Aristote (inspiré
par la tradition médicale d'Hippocrate), par un nommé
Denis Lambin au XVIe siècle, dit-il. En ce sens, c'est un
pur aristotélicien, c'est un pur (un "cathare"), dans son
analyse de la tragédie. Mais il ne manque pas de faire
remarquer qu'«il y a tout de même quelque distance qui
sépare l'enseignement propre des rites tragiques de son
interprétation postérieure dans l'ordre d'une éthique qui
est, dans Aristote, science du bonheur»... «Le signifiant
introduit deux ordres dans le monde, la vérité et
l'événement»; mais «[i]l n'y a, dans la tragédie en
général, aucune espèce d'événement» : «ce qui se passe, ce
sont des effondrements, les tassements des diverses
couches de la présence des héros dans le temps»; il ne
peut qu'y avoir «effondrement du château de cartes que
représente la tragédie» dans la vérité -- qui reste -- de
la parole.
C'est donc surtout à partir de
l'apposition de
Kant et de Sade, du désir de la loi et de la loi du
désir, que Lacan a mis en place une topologie tragique
dans L'éthique de la psychanalyse : dans cette «révision
éthique» ou ce «jugement éthique» «avec sa valeur de
Jugement dernier - Avez-vous agi conformément au désir
qui vous habite?» [souligné ici]; or, si «la seule chose
dont on puisse être coupable, au moins dans la
perspective analytique, c'est d'avoir cédé sur son désir»,
Antigone est certainement innocente... Cette éthique
immanente -- ce n'est pas une morale -- est radicalement
et finalement une esthétique transcendantale : l'éthique
de l'analyse «implique à proprement parler la dimension
qui s'exprime dans ce qu'on appelle l'expérience tragique
de la vie». C'est donc dire qu'il s'agit bien de
l'essentiel (la vérité de la parole et la parole de la
vérité) du discours tragique et non de la seule essence
de la tragédie -- sauf qu'il n'y a «rien de plus difficile
que d'arracher la parole au discours»...
Jacques Lacan. «L'essence de la tragédie : Un commentaire
de l'Antigone de Sophocle» et «La dimension tragique de la
psychanalyse». L'éthique de la psychanalyse (p. 283-375).
Jacques Lacan. «Kant avec Sade» dans Écrits (p. 765-790).
[Pour une critique, mais aussi un prolongement, de l'analyse de Lacan
et pour un point de vue plus psychanalytique, voire clinique, cf. Patrick
Guyomard. La jouissance du tragique; Antigone, Lacan et le désir de
l'analyste. Flammarion (Champs # 401). Paris; 1998 [1992] (146 - 2
p.). Voir aussi : Judith Butler. Antigone's Claim. Kindship Between
LIfe & Death. Columbia University Press (The Wellek Library
Lectures). New York; 2000 [1998] (XIV + 106 p.)].
ANALYSE
André Breton
[Écrivain français : 1896-1966]
Manifestes du surréalisme
(1924, 1929, 1930, 1942,
1953)
Gallimard nrf (Idées # 23).
Paris; 1965 [1963] (192 p.)
Publié pour la première fois en 1924, le
Manifeste du surréalisme se présente à la fois comme une
préface [41], mais une préface au mouvement surréaliste,
et comme une étude [49], l'exposé de la poétique
surréaliste. Cette composition comprend quinze fragments
ou séries de fragments et elle est dominée par le mode
énonciatif et par le mode argumentatif : par un
dispositif d'énonciation -- celui de la première personne
du singulier, sauf rares exceptions, et celui de la
multiplication des caractères italiques ou autrement
typographiques et des notes infrapaginales -- propre à la
polémique. La «Préface à la réimpression du manifeste»
de 1929 se caractérise sommairement par une tentative
d'opposition de l'imagination à la «méditation
religieuse», d'une grâce à la «grâce divine». Il est vrai
que le tout début du manifeste associe l'imagination à la
vie et au rêve, l'homme se définissant comme un «rêveur
définitif» et non comme un travailleur. Le pouvoir ou la
puissance de l'imagination est celui ou celle de
l'enfance et de l'amour, de la liberté et de la folie :
«Ce n'est pas la crainte de la folie qui nous forcera à
laisser en berne le drapeau de l'imagination» [14]...
Le surréalisme est
une critique de l'attitude
réaliste «inspirée du positivisme», après celle de
l'attitude matérialiste, qui était «une heureuse réaction
contre quelques tendances dérisoires du spiritualisme»
[14]. Le réalisme est surtout synonyme de roman, «genre
inférieur» [24], celui-ci étant prisonnier des
circonstances, des personnages, des caractères, des
descriptions et des «superpositions d'images de catalogue»
ou des cartes postales [14-17]. Le roman est coupable de
substituer le désir d'analyse aux sentiments, le
marivaudage aux émotions [17-18]. Le surréalisme est
l'adversaire de la logique et du «rationalisme absolu» qui
ne permet de juger que des faits secondaires [18-19].
Mais, grâce à la psychanalyse de Freud, «[l]'imagination
est peut-être sur le point de reprendre ses droits» [19].
Le surréalisme privilégie le sommeil par
rapport
à la veille, le rêve par rapport à la mémoire : «À quand
les logiciens, les philosophes dormants? Je voudrais
dormir, pour pouvoir me livrer aux dormeurs, comme je me
livre à ceux qui me lisent» [21] -- la posture apparaît
particulièrement passive, féminine ou même invertie...
L'état de veille n'est jamais qu'un «phénomène
d'interférence». L'esprit éveillé est en proie aux lapsus
et aux méprises et il se comporte en face de l'idée comme
en face d'une femme : cela lui fait de l'effet, cela le
trouble; mais son subjectivisme l'empêche de déterminer
de quel type d'effet ou de quel type de trouble il
s'agit; il blâme alors le hasard, «divinité plus obscure
que les autres» [22]. Au contraire, «[l]'esprit de l'homme
qui rêve se satisfait pleinement de ce qui lui arrive»
[23]. Il faudra donc développer une discipline de la
mémoire pour approfondir le rêve, traverser l'épaisseur
du rêve, et ainsi accéder «au grand Mystère», car les
mystères n'en sont pas de véritables [23]. Le rêve et la
réalité, «ces deux états, en apparence si
contradictoires», se verront résolus «en une sorte de
réalité absolue, de surréalité» [23-24, en italiques dans
le texte].
Le travail du rêve est
source de merveilleux et
«le merveilleux est toujours beau»; il semble se confondre
avec le fantastique : «Ce qu'il y a d'admirable dans le
fantastique, c'est qu'il n'y a plus de fantastique : il
n'y a que le réel» [note 1, 25]. Cultivant le mauvais
goût, l'énonciateur se plaît à imaginer un château où les
surréalistes se réunissent et réunissent leurs goûts
littéraires ou artistiques (peinture, photographie,
cinéma) et où «[l]'esprit de démoralisation a élu
domicile» [26-27, en italiques dans le texte], mais en
présence de «femmes ravissantes» : «l'essentiel n'est-il
pas que nous soyons nos maîtres, et les maîtres des
femmes, de l'amour, aussi?» [28]...
La fantaisie
s'associe à l'anarchie : «L'homme
propose et dispose. Il ne tient qu'à lui de s'appartenir
tout entier, c'est-à-dire de maintenir à l'état
anarchique la bande chaque jour plus redoutable de ses
désirs»; elle s'associe aussi à la poésie, qui, «porte en
elle la compensation parfaite des misères que nous
endurons. Elle peut être une ordonnatrice, aussi, pour
peu que sous le coup d'une déception moins intime on
s'avise de la prendre au tragique» [28]. Mais il ne suffit
pas d'écrire de la poésie, il faut la pratiquer : la
poésie, c'est la vie était bien la leçon de Rimbaud.
Ainsi importe-t-il «de remonter aux sources de
l'imagination poétique et, qui plus est, de s'y tenir»
[29].
À partir du sixième fragment,
l'exposé de la
poétique surréaliste prend le dessus sur les énoncés de
principe. Il s'agit alors de cultiver un état d'esprit
qui favorise «l'aventure poétique» [29]. Sont formulés les
premiers principes de l'écriture mécanique ou de
l'écriture automatique : «La vertu de la parole (de
l'écriture : bien davantage) me paraissent tenir à la
faculté de raccourcir de façon saisissante l'exposé
(puisque exposé il y avait) d'un petit nombre de faits,
poétiques ou autres, dont je me faisais la substance. Je
m'étais figuré que Rimbaud ne procédait pas autrement»
[30]. Discutant la théorie de l'image de Reverdy, Breton
raconte, dans le septième fragment (donc dominé par le
mode narratif), le bizarre et fameux épisode de la
«phrase qui parut insistante, phrase oserai-je dire qui
cognait à la vitre» : «"Il y a un homme coupé en deux par
la fenêtre" mais elle ne pouvait souffrir d'équivoque,
accompagnée qu'elle était de la faible représentation
visuelle d'un homme marchant et tronçonné à mi-hauteur
par une fenêtre perpendiculaire à l'axe de son corps» [32,
en italiques dans le texte] -- Freud ne manquerait pas
d'y voir un effet d'inquiétante étrangeté causé par
l'angoisse de castration; mais Breton, lui, en éprouve
une impression de "jamais vu" [note 1, 32] et il dit
partager, avec le propos de Hamsun sous la dépendance de
la faim, ce que Lacan appellerait une jaculation
jubilatoire ou une jubilation jaculatoire : «C'était comme
si une veine se fût brisée en moi, un mot suivait
l'autre, se mettait à sa place, s'adaptait à la
situation, les scènes s'accumulaient, l'action se
déroulait, les répliques surgissaient dans mon cerveau,
je jouissais prodigieusement» [note 1, 33, en italiques
dans le texte]...
Se réclamant encore de Freud, Breton cherche
à
obtenir «un monologue de débit aussi rapide que possible»
qui reproduise, par l'association libre, la pensée
parlée, étant donné que «la vitesse de la pensée n'est pas
supérieure à celle de la parole, et qu'elle ne défie pas
forcément la langue, ni même la plume qui court» [34].
Dans une sorte de simulacre d'analyse à deux (Breton et
Soupault), s'énonce le fantasme de la toute-puissance de
la pensée : «Je crois de plus en plus à l'infaillibilité
de ma pensée par rapport à moi-même, et c'est trop juste.
Toutefois, dans cette écriture de la pensée, où l'on est
à la merci de la première distraction extérieure, il peut
se produire des "brouillons". On serait sans excuse de
chercher à les dissimuler. Par définition, la pensée est
forte, et incapable de se prendre en faute. C'est sur le
compte des suggestions qui lui viennent du dehors qu'il
faut mettre ces faiblesses évidentes» [note 1, 35, en
italiques dans le texte].
Apparaît alors -- et ce n'est pas insignifiant ou
par hasard que ce soit après cette profession de foi en
la toute-puissance de la pensée --, dans le neuvième
fragment et pour la première fois après le titre, le nom
de SURRÉALISME : «le nouveau mode d'expression pure que
nous tenions à notre disposition et dont il nous tardait
de faire bénéficier à nos amis». Le terme vient
d'Apollinaire et il s'apparente au SUPERNATURALISME selon
de Nerval [36, en capitales dans le texte] et à
l'Idéoréalisme selon Saint-Paul-Roux [note 1, 37]. Sont
donc données deux définitions du surréalisme, une pour le
dictionnaire et une pour l'encyclopédie :
«SURRÉALISME, n. m. Automatisme psychique pur par lequel
on se propose d'exprimer, soit verbalement, soit par
écrit, soit de tout autre manière, le fonctionnement réel
de la pensée. Dictée de la pensée, en l'absence de tout
contrôle exercé par la raison, en dehors de toute
préoccupation esthétique ou morale».
«Encycl. Philos. Le surréalisme repose sur la croyance à
la réalité supérieure de certaines formes d'associations
libres négligées jusqu'à lui, à la toute-puissance du
rêve, au jeu désintéressé de la pensée. Il tend à ruiner
définitivement tous les autres mécanismes psychiques et
à se substituer à eux dans la résolution des principaux
problèmes de la vie».
Suivent la liste des dix-neuf qui «ont fait acte de
SURRÉALISME ABSOLU» [37-38, en capitales dans le texte],
la liste des vingt-quatre -- il n'y a pas de tragédiens!
-- qui font partie d'une sorte de panthéon du
surréalisme, Ducasse en tête [38-39], et la liste des
quatorze peintres [note 1, 40].
À la stratégie de la
récitation faisant appel aux
pères du mouvement surréaliste (dans une sorte de
pétition de principe), succède la stratégie de la
citation des pairs -- et donc de l'argument d'autorité
--, qui sont les «appareils enregistreurs» [40, en
italiques dans le texte] ayant «entendu la voix
surréaliste» [39, en italiques dans le texte]. Dans la
dixième série de fragments (ornementés), nous sont donnés
des exemples de la stratégie de rédaction par
l'association libre, qui définit «l'art magique
surréaliste» ou «l'intérêt du jeu surréaliste» [42-46].
«Le langage a été donné à
l'homme pour qu'il en
fasse un usage surréaliste» [46] et -- curieusement dans
ce manifeste qui tiendrait plutôt du monologue -- «[c]'est
encore au dialogue que les formes du langage surréaliste
s'adaptent le mieux» [48]. Mais, par l'ironie et la
boutade, il s'avère que le surréalisme «s'est appliqué
jusqu'ici à rétablir dans sa vérité absolue le dialogue,
en dégageant les deux interlocuteurs des obligations de
la politesse. Chacun d'eux poursuit simplement son
soliloque» [49]; ce qui fait que le malentendu et le
quiproquo dominent la conversation.
Pour le surréalisme, ce «vice
nouveau» [50, en
italiques dans le texte], le langage est d'abord et avant
tout image. Celle-ci ne peut pas être évoquée; elle
rapproche deux réalités distantes et il n'y a pas de
degré dans le rapprochement : «Le rapprochement se fait ou
ne se fait pas» [50]. Ce n'est donc pas le travail de
l'esprit ou de la raison qui est à la source de l'image
comme «phénomène lumineux; c'est l'activité surréaliste
dont le principe est l'association d'idées : «C'est du
rapprochement en quelque sorte fortuit de deux termes
qu'a jailli une lumière particulière, lumière de l'image,
à laquelle nous nous montrons infiniment sensibles. La
valeur de l'image dépend de la beauté de l'étincelle
obtenue; elle est, par conséquent, fonction de la
différence de potentiel entre les deux conducteurs» [51,
en italiques dans le texte]. Ainsi, la comparaison n'est
pas une image, parce qu'il n'y a pas d'étincelle...
C'est «l'atmosphère surréaliste
créée par
l'écriture mécanique» qui «se prête particulièrement à la
production des plus belles images» [51-52]; c'est aussi
l'esprit qui, en plongeant dans le surréalisme, peut
revivre «avec exaltation la meilleure part de son enfance»
[54] à travers des «paysages dangereux» [55, en italiques
dans le texte]. Les «images surréalistes» sont les «guidons
de l'esprit» et «la plus forte est celle qui présente le
degré d'arbitraire le plus élevé» [52]. Ces images, il ne
saurait s'agir de les classifier -- ce serait contribuer
à l'établissement d'un poncif surréaliste [55] ou
proposer de futures techniques surréalistes [60] --, mais
seulement d'en donner des exemples [53] jusque dans les
titres de journaux, titres qui sont l'équivalent de
poèmes [56-59].
Le surréalisme n'est cependant pas seulement une
poétique; il est une pratique : il en appelle à l'acte.
Dans le goût du scandale, les «premiers actes délictueux»
du surréalisme tiendront du délit de presse, de la
diffamation, des injures à l'armée, de la provocation au
meurtre, voire du viol et des «méthodes surréalistes» : «Il
faudra bien alors qu'une morale nouvelle se substitue à
la morale en cours, cause de tous nos maux» [note 1, 60]...
Le surréalisme a ses applications à l'action, même si la
«parole surréaliste» n'a pas de «vertu prophétique; la voix
surréaliste n'est pas la voix de l'oracle et de la piété
[61]. Le surréalisme réclame aussi le droit de
s'abandonner à la rêverie scientifique, celle «des vrais
savants et non des vulgarisateurs» [62-63]. La joie
surréaliste pure se double d'un non-conformisme absolu en
vue de «l'état complet de distraction» : «C'est vivre et
cesser de vivre qui sont des solutions imaginaires.
L'existence est ailleurs» [64], comme «La vraie vie est
absente», disait Rimbaud.
Dans le Second manifeste du surréalisme,
qui date
de 1930 et auquel a été ajouté en 1946 un «Avertissement
pour la réédition du second manifeste» plein de repentir,
la polémique -- «ses ongles polémiques» [67] -- tourne
littéralement au tragique, en ce qui tient véritablement
d'un délire de persécution, le mode argumentatif étant
sensiblement en perte de vitesse et cédant nettement le
pas au mode énonciatif dans toute son agressivité : «Je
tiens à passer pour un fanatique» [note 1, 92]. Comprenant
une quinzaine de segments, le Second manifeste commence
ironiquement par deux extraits des Annales médico-psychologiques, «Journal de l'aliénation mentale et de la
médecine légale des aliénés» : un extrait d'article et un
extrait de procès-verbal de la «Société médico-psychologique»; l'authenticité des deux documents est très
probable : les noms de Clérembault et de Janet y
figurent. Il se termine par «Avant, après», consistant en
extraits de lettres ou d'articles de surréalistes
excommuniés et en la co-signature de vingt surréalistes
«solidaires en tous points d'André Breton» et contre «la
canaille qui fait métier de penser» [156, en italiques
dans le texte]; une nouvelle revue vient d'être fondée :
LE SURRÉALISME
AU SERVICE DE LA RÉVOLUTION
Ce manifeste est un véritable pamphlet :
une
diatribe, un brûlot, un factum, voire un libelle; la
provocation y est poussée jusqu'à la diffamation :
injures, insultes, accusations, dénonciations,
médisances, voire calomnies et règlements de comptes. Le
discours se caractérise curieusement par la plénitude et
par la clôture : c'est un discours clos sur lui-même,
alors que le discours du manifeste de 1924 était ouvert.
L'ironie et l'humour ont tourné au sérieux. De 1924 à
1929, le surréalisme a découvert la philosophie et la
politique qui en découle et c'est sans doute ce qui
accentue son caractère hautement polémique. Le père du
surréalisme -- ou le pape du surréalisme, comme certains
ont nommé Breton -- ne se reconnaît plus de pères, sauf
un (grand-)père imaginaire qui est inattaquable,
Lautréamont [127], et il est maintenant en guerre contre
ses pairs. Son désir ou son délire insiste et consiste à
incarner le surréalisme : la voix, l'idée, la tâche,
l'activité, l'opération ou l'expérience surréaliste.
Dans le but de «provoquer, au point de vue
intellectuel et moral, une crise de conscience de
l'espèce la plus générale et la plus grave» [76, en
italiques dans le texte], le surréalisme se fait «un dogme
de la révolte absolue, de l'insoumission totale, du
sabotage en règle» et il n'entend «encore rien que la
violence. L'acte surréaliste le plus simple consiste,
revolvers aux poings, à descendre dans la rue et à tirer
au hasard, tant qu'on peut, dans la foule» [78]. Mais
cette violence est d'abord et avant tout une violence
verbale faisant appel à l'accumulation et à
l'énumération, à la surcharge et à la décharge, surtout
dans les notes infrapaginales : il s'agit d'une série de
meurtres fictifs ou fictionnels des pères et des pairs,
d'une série d'excommunications par l'invective et même
par le crachat : «Crachons en passant sur Edgar Poe» [81].
C'est le discours scatologique de l'expulsion, de
l'exclusion.
Dans son avertissement, Breton est lui-même
conscient de l'outrance de ses propos marqués par
l'anxiété et la nervosité ou par le désespoir; il dit
s'être mépris et avoir été présomptueux; il met tout sur
le compte d'une ambivalence de sentiments et sur le
malaise des temps. Ce malaise est celui de l'impossible
rapprochement du surréalisme et du communisme
(matérialisme dialectique et matérialisme historique),
même si Freud demeure encore la principale autorité du
surréalisme [94, 112, 118]. Breton partage à peu près la
position de Trotski sur l'art révolutionnaire et la
littérature prolétarienne [cf. première partie du
Manuel].
À travers cette volée d'injures --
volée marquée
par une extrême accélération du rythme, du débit, du ton
de cet acte de diffamation (ou de cette diffamation en
acte) appelé en 1924 -- et à travers cette charge
idéologique contre l'appareil de conservation sociale
(famille, patrie, religion) [82], essayons de dégager les
éléments théoriques qui ne se trouvent pas dans le
premier manifeste ou qui sont ici renforcés par un timbre
particulier, par une frappe singulière. La disposition
d'esprit surréaliste se voit rapprochée du romantisme :
«nous disons, nous, que ce romantisme dont nous voulons
bien, historiquement passer aujourd'hui pour la queue,
mais alors la queue tellement préhensile» [110, en
italiques dans le texte]. L'idée de l'amour est aussi
importante que l'idée de révolution pour «l'idée de
surréalisme», qui «tend simplement à la récupération
totale de notre force psychique par un moyen qui n'est
autre que la descente vertigineuse en nous,
l'illumination systématique des lieux cachés et
l'obscurcissement progressif des autres lieux, la
promenade perpétuelle en pleine zone interdite» [92]. Le
surréalisme est «cette toute petite passerelle au-dessus
de l'abîme» [note 1, 102, en italiques dans le texte].
Le surréalisme ne saurait se satisfaire de la
seule révolution politique, le problème plus général
étant «celui de l'expression humaine sous toutes ses
formes» [108, en italiques dans le texte], expression
humaine qui est d'abord langage : «On feint de ne pas
trop s'apercevoir que le mécanisme logique de la phrase
se montre à lui seul de plus en plus impuissant, chez
l'homme, à déclencher la secousse émotive qui donne
réellement quelque prix à sa vie»; «cet homme n'est pas
encore tout homme [109, en italiques dans le texte]. En
1929, Breton ne semble plus croire à la souveraineté de
la pensée et il cite Engels à cet effet : «la pensée
humaine possède la souveraineté et ne la possède pas; et
sa capacité de connaître est aussi illimitée que limitée»
[112].
Par ailleurs, Breton craint que l'écriture
automatique ne soit devenue un poncif surréaliste et
il
déplore que les récits de rêves n'aient pas été davantage
explorés et exploités [113]; il continue pourtant d'en
appeler à la voix de l'automatisme [116-117]. La
sublimation ne suffit pas, selon lui, pour rendre compte
de l'inspiration; en cela, il est bien romantique [118-122]. Autant le surréalisme a été l'adversaire du roman
et l'existentialisme l'adversaire de la poésie -- ainsi
l'existentialisme est-il le contraire du surréalisme --,
autant il y a quelques indications pour imaginer des
romans qui annoncent vraiment le nouveau roman : procédés
de déception pure, envers du réel, problèmes sans
solutions, personnages qui agissent «d'une manière toute
prévisible en vue d'un résultat imprévu, et inversement»,
etc. [note 1, 121-122].
Ce manifeste pousse très loin le rapprochement
entre les «recherches surréalistes» et les «recherches
alchimiques» : «la pierre philosophale n'est rien d'autre
que ce qui devait permettre à l'imagination de l'homme de
prendre sur toutes choses une revanche éclatante et nous
voici de nouveau, après des siècles de domestication de
l'esprit et de résignation folle, à tenter d'affranchir
définitivement cette imagination par le "long, immense,
raisonné dérèglement de tous les sens"» [135, en italiques
dans le texte]. C'est bien encore l'alchimie du verbe de
Rimbaud (pourtant maintenant malmené par ailleurs)...
Breton avoue son attrait pour les «phénomènes
médianimiques [les coïncidences d'esprits] qui vont
jusqu'à survivre aux liens affectifs» [note 1, 135], pour
l'astrologie et pour la métapsychique [note 1, 139]; mais
il abandonne «l'hypothèse d'une transmission directe de
pensée» [note 1, 135]. Il s'agit aussi de recréer «un état
qui n'ait plus rien à envier à l'aliénation mentale» par
le verbe : «Le verbe est davantage [que ce qu'en dit
Rimbaud] et il n'est rien de moins pour les cabalistes,
par exemple, que ce à l'image de quoi l'âme humaine est
créée; on sait qu'on l'a fait remonter jusqu'à être le
premier exemplaire de la cause des causes; il est autant,
par là, dans ce que nous craignons que dans ce que nous
écrivons, que dans ce que nous aimons» [137].
«JE DEMANDE L'OCCULTATION PROFONDE,
VÉRITABLE
DU SURRÉALISME» [139, en capitales dans le texte]. Cette
occultation, qui est aussi celle du pensé par le pensable
[138], passe par la quête de l'occulte, de l'ésotérique
(mise en commun de la pensée, lieux de rencontres,
médiums, dédoublement, voyance), et par la recherche de
l'amour, de la femme en ce qu'elle a d'érotique et
d'exotique : «Gloire, avons-nous dit, Aragon et moi, à
l'hystérie et à son cortège de femmes jeunes et nues
glissant le long des toits» [note 1, 141]. Suit un hymne
à l'amour : «le renoncement à l'amour, qu'il s'autorise ou
non d'un prétexte idéologique, est un des rares crimes
inexpiables qu'un homme doué de quelque intelligence
puisse commettre au cours de sa vie»; l'idée d'amour
réconcilie tout homme avec l'idée de vie; l'amour est
exclusivement l'«attachement total à un être humain». Dans
cette conception, peut-être elle-même hystérique, de
l'amour, sont pourfendus «les spécialistes du "plaisir",
les collectionneurs d'aventures, les fringants de la
volupté» et leur manie, ainsi que «les contempteurs et
"guérisseurs" du soi-disant amour-folie et que les
perpétuels amoureux imaginaires». Ainsi l'amour est-il «le
lieu d'occultation idéale de toute pensée» [même note,
141-142]. Toujours dans le but de cette occultation, est
proclamé «le droit à l'absolue vérité. Pas de concessions
au monde et pas de grâce. Le terrible marché en main»
[139, en italiques dans le texte]. Il faut aussi
pratiquer l'alchimie mentale [143]. Mais l'opération
surréaliste ne peut réussir que si elle a lieu dans des
conditions d'asepsie morale et par «l'arme vengeresse« de
l'idée -- qui semble avoir remplacé l'image : est-ce la
lecture de Hegel qui en est la cause? [150]...
Les Prolégomènes à un
troisième manifeste du
surréalisme, de 1942, n'apportent guère de renouveau
théorique par rapport aux deux manifestes. Les noms
propres et les énumérations se multiplient dans un
continuel va-et-vient entre les caractères romains et les
caractères italiques. Le délire de persécution se
poursuit en s'inversant, par projection, dans les
dénonciations et les condamnations. Dans la
reconnaissance de l'exotique et de l'ésotérique -- les
sciences maudites perpétuées par la poésie maudite [169]
--, le ton se fait prophétique; le conformisme
surréaliste est suspecté [169]. L'appel à une résistance
individuelle et minoritaire [170] se double d'une sorte
de désenchantement envers l'homme et donc envers
l'humanisme [172-175], au profit d'êtres extra-terrestres
ou extra-humains [176]...
Dans Du surréalisme en ses oeuvres vives
(1953),
qui clôt le recueil, le manifeste ne tient plus du tout
du pamphlet. Sont ainsi présentées les trois idées ou les
trois (pré)occupations majeures du surréalisme :
1°) La conception du langage présupposée par
«l'automatisme verbal et graphique» en son «état de grâce»
est une réaction contre «la dépréciation du langage»;
cette réaction est déjà amorcée par Lautréamont, Rimbaud
et Mallarmé au XIXe siècle. L'automatisme ne saurait être
confondu avec le futurisme ou avec le lettrisme et encore
moins avec le monologue intérieur de Joyce, même si ces
démarches «traduisent une commune volupté d'insurrection
contre la tyrannie d'un langage totalement avili» [180].
Pour Breton, Joyce procède par imitation de la vie : il
est donc prisonnier du naturalisme et de
l'expressionnisme et il n'échappe pas à l'arbitraire, à
l'art et à l'illusion romanesque. L'«automatisme psychique
pur» a une source lumineuse plus profonde dans des phrases
de demi-sommeil ou de réveil et il n'y a pas de
néologismes, de «démembrement syntactique» ou de
«désintégration du vocabulaire». La libre association des
idées est la matière première, au sens alchimique dit
Breton, du langage et elle touche à «la région où s'érige
le désir sans contrainte, qui est aussi celle où les
mythes prennent leur essor» [181] : est-ce la commune
origine de la langue et du mythe dont parlent Otto et
Steiner?... Pour «restituer le langage à sa vraie vie», il
est préférable, non pas de «remonter de la chose signifiée
au signe qui lui survit», mais de «se reporter d'un bond
à la naissance du signifiant» [181-182]. L'esprit à la
racine de cette opération est celui de la philosophie
occulte, pour laquelle l'énonciation est à l'origine :
c'est par la germination qu'il y a poésie et plastique
[182].
2°) La conception de l'amour de l'homme et de la femme
est un véritable point de fascination [182]. Dans une
contrée ou le désir est roi, la femme occupe une place de
plus en plus importante : «une figure tout autre de la
femme» incarne «la plus haute chance de l'homme» et elle
est «la clé de voûte de l'édifice» [Goethe]. Une ligne de
coeur, celle de «véritables transports émotionnels», se
dessine du romantisme allemand et français au surréalisme
en passant par le symbolisme de Baudelaire [183, en
italiques dans le texte]. «Dans le surréalisme, la femme
aura été aimée et célébrée comme la grande promesse,
celle qui subsiste après avoir été tenue»; elle est
l'objet d'une élection et «l'amour charnel ne fait qu'un
avec l'amour spirituel» : «L'attraction réciproque doit
être assez forte pour réaliser, par voie de
complémentarité absolue, l'unité intégrale, à la fois
organique et psychique». Dans ce désir de fusion (avec la
mère ou avec la soeur?), le «couple intégral» rencontre de
nombreux obstacles dus à «l'arbitraire social» source de
division. Au bout du compte, «[i]l y va, en effet, là plus
qu'ailleurs, au premier chef, de la nécessité de
reconstitution de l'Androgyne primordial dont toutes les
traditions nous entretiennent et de son incarnation, par-dessus tout désirable et tangible, à travers nous» [184,
en italiques dans le texte] -- il s'agit d'une conception
platonicienne, voire aussi parfois platonique, de
l'amour... Le désir sexuel est, «en dernière analyse,
l'égarant, le vertigineux et inappréciable "en-deçà" sur
la prolongation sans limites duquel le rêve humain a bâti
tous les "au-delà"» [184-185]. L'amour charnel ne saurait
être un mirage ni l'amour-passion «une déplorable ivresse
de lumière astrale», car la qualification passionnelle de
l'amour suppose l'élection [185]. La femme (l'amour-passion : l'amour fou) se trouve alors être la fusion,
sinon l'infusion, du langage et de l'image.
3°) La conception, «conception initiale», de l'image
poétique commande «[l]'attitude du surréalisme à l'égard
de la nature». C'est par l'extrême détente, et non par
l'extrême concentration, que deux éléments très éloignés
de la réalité peuvent être rapprochés; c'est par un
«extraordinaire gréement d'étincelles» qu'il y a
génération [185]. Le monde s'offre alors comme un
cryptogramme et la métaphore «laisse loin derrière elle
l'analogie (préfabriquée)» : la métaphore est «haut vol»,
tandis que l'analogie n'est que «terre-à-terre» [186]. Le
recueil se ferme -- ou s'ouvre -- sur une nouvelle
condamnation de l'anthropomorphisme et sur une salutation
de l'intuition poétique, qui «seule nous pourvoit du fil
qui remet sur le chemin de la Gnose en tant que
connaissance de la Réalité suprasensible "invisiblement
visible dans un éternel mystère"» [185-186, souligné ici].
On n'a pas manqué d'accuser le surréalisme
de
flirter avec le mysticisme et l'occultisme et il y en a
certes quelques accents. Par ailleurs, même si les
Manifestes du surréalisme ne sont pas tragiques -- à
moins, bien entendu de considérer que Breton ne fait que
délirer et que le surréalisme est de la folie; ce serait
grandement minimiser et dénier l'ampleur et l'envergure
de son discours, le discours du surréalisme ayant pour
effet de nous révéler le surréalisme du discours, ce que
tout discours a de surréaliste : l'urgence de la parole
et la parole de l'urgence --, le surréalisme, comme
mouvement, a bien quelque chose de tragique, non pas
surtout par le destin tragique (suicide, folie) qu'ont
connu nombre de surréalistes (officiels ou marginaux),
mais bien par l'expérience radicale et agonale de la vie
et par l'agonique inquiétude de l'amour qui le
caractérisent ou le hantent. Le surréalisme est le choc
agonistique de l'interdiscours collectif et de
l'interdiscours individuel; son drame ou sa tragédie --
peu importe ici -- est de voir son mouvement le conduire
au bord, à la frontière ou à la limite de l'événement...
En outre, la femme -- celle qui, bien entendu, n'existe
pas : celle avec un F majuscule [cf. Lacan. Encore] -- y
est élevée au rang d'une véritable figure ou visage
tragique, d'une image tragique qui traverse, travaille et
transit toute la poésie surréaliste du XXe siècle.
-- Dans la vie, en amour comme en poésie, n'est pas
surréaliste qui veut mais qui peut! Et au péril de la
vie, sans garde-fous, dans la poursuite de la Toison d'or
[170, en italiques dans le texte]...
ÉTUDE
À la lecture du Refus global (1948) de
Paul Émile
Borduas [peintre québécois : 1905-1960], cherchez à
dégager les stratégies d'énonciation de ce manifeste de
l'automatisme et confrontez-les avec celles du
surréalisme.
ANALYSE
Paul Claudel
[Écrivain français : 1868-1955]
Partage de Midi
(1906)
Version de 1906 suivie de
deux versions primitives inédites et de lettres,
également inédites, à Ysé.
Édition présentée, établie et
annotée par Gérard Antoine.
Gallimard (Folio Théâtre # 17).
Paris; 1994 [1949] (322 - 2 p.) [p. 49-158].
Partage de Midi a été
publié
hors commerce en 1906 à cent-cinquante exemplaires «numérotés à la presse» [50]; il a
été
rééédité en
1948 et il a d'abord été
destiné à la lecture -- tout au moins jusqu'en
1948, même si parfois monté auparavant : le dernier acte
a été présenté, sans permission de l'auteur, par Artaud
en 1928 (entre autres représentations privées ou
publiques) [286-287]; en outre, à la page de dédicatoire, le
texte
est présenté comme livre et non comme
pièce de théâtre [51]. C'est un
drame en trois actes; le premier acte comprend huit scènes, le
deuxième six et le troisième quatre; mais, en termes de
pages, le dernier acte est presque aussi long que le
premier : y aura-t-il accélération ou décélération et
ralentissement d'un acte à l'autre?... Chacune des dix-huit scènes, sauf la première de chaque acte, est
introduite par un astérisque et elle correspond
généralement à l'entrée, à la sortie ou au mouvement
d'une «personne» : c'est comme personnes que sont
présentés les quatre "personnages" [53].
Avant de procéder à l'analyse proprement
dite du
texte et en vue de la présomption d'isotopie(s), il faut
nous attarder à son titre : il s'agit bien de Partage DE
Midi, du partage qui a lieu à midi et/ou dans le midi, et
non de Partage DU Midi. Sont donc ici convoqués un
événement -- voire l'événement autant que tout événement
ou qu'un événement quelconque, puisque qu'il y a
l'article zéro --, un espace et un temps. Le partage a un
aspect négatif et un aspect positif : négativement, il
connote la division, le morcellement, le démembrement;
positivement, il connote la distribution, la répartition,
la donation (testament-partage); il connote aussi le
dénombrement dans le "partage des voix" ou l'égalité
quand il y a simple "partage" et il renvoie à un espace
dans la "ligne de partage des eaux"; Antoine parle de
"partage des genres" [28]; nous parlons aujourd'hui de
"partage du travail". Par ailleurs, le mot "partage"
contient le mot "part" : la ou une part (de suo part =
"de son côté" : lot, portion, morceau, fraction, partie,
sort) et le ou un part (du latin partus = "enfanté" :
parturition, enfant nouveau-né, la "substitution de part"
ou la "confusion de part" consistant en une «confusion de
paternité», en une «incertitude sur la paternité d'un
enfant»).
Objectivement, midi connote le temps et l'espace,
le milieu du jour, la douzième heure, ou le milieu de la
vie (la maturité, "le démon de midi") et le sud; mais
plus subjectivement et plus négativement, on dit
"chercher midi à quatorze heures" : «chercher des
difficultés là où il n'y en a pas, compliquer les choses»
et "c'est midi" ou "c'est midi sonné" : «il n'y a pas
moyen». Le midi est aussi le temps et l'espace de la
chaleur et du soleil : le Midi comme Sud du continent
européen ou de la France [cf. Le Petit Robert 1].
La majuscule de