D) L'ANTAGONIQUE OU L'AGONIQUE



Le drame est le déclin final, voire définitif, de la tragédie au théâtre. Cela ne veut cependant pas dire que le discours romantique, plus particulièrement le romantisme allemand issu de l'idéalisme, n'ait pas parfois un caractère tragique : Goethe, Schiller, Hölderlin, Lenz, Kleist, Büchner sont des tragédiens, de même qu'Ibsen, Strindberg et Tchékhov, qui ne sont guère romantiques cependant, comme Brecht et Claudel, Anouilh et Genet, Ionesco et Beckett -- et que dire de Byron ou de Pirandello, d'Artaud ou de l'opéra des Verdi, Wagner, Berg et Schoenberg et du cinéma de Straub?... Certes, la tragédie en vers est littéralement morte, d'une longue agonie amorcée au XVIe siècle, avec Shakespeare lui-même, chez qui il y a parfois alternance du vers ou de la prose -- comme dans la version initiale et fragmentaire du Faust de Goethe -- ou prose seule comme dans Le roi Lear.

Selon Steiner, le vers est une mathématique pure, tandis que la prose est de l'ordre des mathématiques appliquées. Le vers est à la prose ce que les hommes supérieurs de la tragédie antique sont aux hommes inférieurs du drame romantique : «Le commun des hommes est prosaïque». Le vers de la vision tragique n'a rien de démocratique; il est aristocratique : il «met une barrière entre le public et l'action tragique», qui se voit ainsi dotée d'une «distance respectueuse». On ne parle pas de n'importe qui et de n'importe quoi en vers : «le vers libère le personnage tragique des complications du monde matériel». Dans la tragédie grecque, les acteurs s'avancent masqués «sur une scène rendue rituelle et sacrée par la présence de l'autel»; alors que le drame est la déritualisation ou la désacralisation de la tragédie.

C'est avec le (mélo)drame en prose qu'est introduit sur la scène la vie domestique et quotidienne ou ordinaire avec des objets comme un pot de chambre. C'est par la comédie que la prose a accédé à la tragédie et «l'ironie est d'un genre trop atroce pour le vers», qui arrondirait «les angles de la cruauté». Le monde de la prose est le monde des armes à feu et de l'argent, dont la poésie est en prose : «Le monde de la prose, c'est celui dans lequel l'argent compte; et le règne de la prose dans la littérature d'Occident coïncide avec le développement, au cours du XVIe siècle, des relations économiques modernes».

Mais, toujours selon Steiner, le déclin de la tragédie a quelque chose de plus substantiel que formel, le vers étant une «forme technique», mais la poésie un attribut. En fait, l'homme romantique, celui qu'incarne finalement la philosophie de l'histoire et la philosophie de la religion de Hegel, n'est pas tragique, parce qu'il est optimiste; de là, le drame de la réconciliation ou de la conciliation des contraires plutôt que la tragédie de la terreur et de la pitié. Pour Steiner, la tragédie ne peut pas plus être chrétienne que juive; de même, la tragédie, étrangère aux «remèdes temporels», ne peut pas être vraiment marxiste, car le marxisme, comme le christianisme -- que dire alors du darwinisme? --, est un optimisme; le marxisme serait donc en quelque sorte le dernier romantisme, le romantisme politique...

Selon Steiner encore, «le déclin de la tragédie est inséparablement lié au déclin d'une vision organique du monde et de son contexte mythologique, symbolique et rituel»; ainsi, pour revivre, lui faudrait-il une nouvelle mythologie : Ibsen y serait presque parvenu... Au contraire, pour Omesco, il ne s'agit pas d'un déclin mais d'une métamorphose, quand sont justement remis en question les quatre préjugés que voici en faveur de la tragédie des hommes supérieurs par leur naissance et par leur grandeur d'âme :

1°) «Pour compatir, je dois pouvoir m'identifier» à un supérieur;

2°) si un roi peut tomber dans le malheur, a fortiori l'homme du commun;

3°) «[l]e malheur d'un particulier n'émeut que lui seul et le cercle particulier de ses familiers» : ce n'est pas le cas du malheur du chef;

4°) «nous devons discerner les lois qui gouvernent le monde» à travers l'action tragique; à cela une vie privée ne suffit pas.

(La mort et les funérailles de la princesse Diana en 1997, ainsi que les réactions qu'elles ont suscitées, ont ravivé ces quatre préjugés).

Or, avec le romantisme, il n'y a plus que la grandeur d'âme, mélange de vice et de vertu, et la souffrance de l'être ou de l'homme de qualité. Les grands sont remplacés par les petits, le héros tragique par «l'anti-héros d'une tragédie ontologique». Tel est le vagabond (Charlot), «le personnage le plus à l'écart du social», qui n'est pas le voyageur à pied, l'aventurier ou le pèlerin, mais la mort des trois. Le vagabond n'est pas aveugle (comme Oedipe) mais infirme (comme lui) -- «Nous sommes tous des infirmes, pour toujours» --, parfois sans nom propre et sans visage. Comme «tragique de la connaissance», va se mettre en scène le «tragique de l'aveuglement», l'aveuglement étant l'infirmité du corps et la folie l'infirmité de l'esprit; le tragique de l'aveuglement peut être le «tragique du déguisement» ou le «tragique du regard». Il y a aussi le «tragique de l'ambiguïté» et le «tragique de l'imprévisible», qui peut être «tragique de l'accident» ou «tragique des conséquences» (paradoxales ou infinies). Le «tragique de la volonté» est celui du choix (coupable, exemplaire ou impur), du combat inutile ou de l'attente, de la solitude.

Lui-même metteur en scène plutôt que dramaturge, Omesco distingue la «tragédie en flèche», dominée par la peur ou la menace (à source objective), et la «tragédie en cercle», où domine l'angoisse (sans source objective). Il identifie ensuite les tendances rhétoriques de la tragédie contemporaine, surtout chez Beckett : passage du vers à la prose, déplacement du vocabulaire, réduction des tropes, compression de la phrase et stichomythie, retour au monologue, refoulement de l'harmonie, recours à l'imitation, récupération du banal, fréquence de la fonction phatique (rendue poétique en l'absence des autres fonctions de la communication), recul de la grammaire.

Mais Omesco n'est pas sans rejoindre Steiner : «Dans ma solitude m'attendent les angoisses fondamentales qui sont en même temps celles de tous les autres»; en outre, il n'est pas sans insister sur l'importance de la mort dans la tragédie, sur l'isolement (qui peut cependant être comique), sur le châtiment (qui n'éveille la pitié que lorsqu'il est immérité, selon lui) et sur la nécessité de mâter le pathos (dramatique ou mélodramatique) : «Le vrai pathos, tout comme la mort, on y arrive en le fuyant». Omesco conclut qu'avec la tragédie contemporaine «l'humour prend la relève du sublime» : «c'est le sublime qui est mort avec son emphase».

Il s'avère maintenant nécessaire de revenir à la réflexion philosophique de la section précédente pour approfondir une vision substantielle et non formelle de la tragédie et du discours tragique. Il semble bien que cette réflexion ait changé du début à la fin du XIXe, de Hölderlin à Nietzsche -- d'une folie à l'autre -- et d'Antigone à Oedipe : Antigone est l'héroïne tragique, la soeur chérie, la favorite, du XIXe siècle et du romantisme, tandis qu'Oedipe est l'enfant chéri du XXe siècle.

La dialectique -- l'ethos polémico-dramatique de la méthode de Hegel, dit Steiner -- se veut la réalisation du tragique et elle est la constitution, la mise en scène, d'une tragédie, d'un théâtre : «Depuis la Révolution française, affirme Steiner après Goldmann, tous les grands systèmes philosophiques sont des systèmes tragiques. Tous métaphorisent le postulat théologique de la chute»; il s'agit de penser "tragique" et de penser l'effet tragique et «l'austérité de la passion tragique». Schelling, pour qui (comme Schiller et Hölderlin) la beauté est synonyme de vérité, ne voyait-il pas dans la tragédie «le discours essentiel de l'être»?

Hegel, ici relu par Steiner, affirme que l'esprit est action, «action d'un type intrinsèquement agonistique, conflictuel»; Hegel est à la fois le combat et les deux combattants, pour qui la religion est la nourrice mais l'État la mère, l'Esprit étant le père. Dans la «culpabilité prédestinée», le héros tragique devient lui-même : Abraham n'est pas un héros tragique. Il n'y a pas d'identité individuelle ou collective sans heurt et sans conflit, conflit qui engendre la «culpabilité tragique». Domine donc le polemos : la relation polémique, agonistique, la collision. Ainsi y a-t-il, dans la Phénoménologie de l'esprit (construite de façon dramatique, selon Steiner), «caractère agonistique de l'expérience éthique dialectique» et «poétique de l'individuation» : «le caractère, l'individuation, est le destin» [en italiques dans le texte].

Les lois humaines (Créon : l'homme du jour) et les lois divines (Antigone : la femme de la nuit) se rencontrent de manière agonistique, mais au niveau historique seulement; dans l'ambiguïté tragique de l'affrontement éthique de Créon et d'Antigone, se mesurent la polis (la sphère du forum masculin politique) et la famille (la sphère du foyer féminin ontologique). Alors que dans la Phénoménologie, Hegel divinise Antigone -- c'est une figure céleste au-dessus de Socrate et de Jésus -- ou il la sacralise -- il s'agit d'un acte sacré --, dans la Philosophie de la religion, il semble retraiter : il soustrait le choeur au destin tragique -- c'est en somme un début de réconciliation -- et il oppose ou appose deux droits égaux, deux vérités égales -- Créon n'est plus un tyran et la punition d'Antigone est une «nécessité tragique». La nécessité du polémique, du conflictuel, de l'antagonique, s'impose pour qu'il soit possible de passer du domaine de l'État au domaine de l'Esprit, sans compter qu'il y a un conflit tragique entre l'individu et l'État... Les frères Schlegel chérissaient eux aussi Antigone : l'humain Créon est coupable de crime et non la divine Antigone -- culte sororal qui se retrouve aussi chez Goethe.

Pour Kierkegaard, «[l]a tragédie traite de la responsabilité, elle traite de l'acceptation de la culpabilité»; comme chez Pascal, il existe un «paradoxe tragique de la culpabilité innocente» et la culpabilité tragique est une «culpabilité héritée» du péché originel. Le philosophe danois distingue trois stades : le stade esthétique, le stade éthique et le stade religieux; avec la sphère tragique, l'esthétique est totalement subordonné à l'éthique; il n'y a pas de tragédie juive parce que le juif est trop développé sur le plan éthique et désintéressé de l'ambiguïté esthétique. Le stade esthétique est inférieur et il est de l'ordre de l'ambiguïté; le stade éthique est médian ou médiateur et il est de l'ordre du maternel; le stade religieux est supérieur et il est de l'ordre du paternel : Don Juan est le héros esthétique (sensuel), Faust est le héros éthique («mauvais passage de l'intellectuel au théologique»), Ahasvérus le Juif errant -- ou Antigone elle-même -- est le héros religieux.

Pour Kierkegaard, le héros tragique est un «être de compassion et d'admiration», l'homme élu est un «être de silence et d'effroi». Quand il y a réunion, dans une sorte de «grâce tragique», du grec et de l'hébraïque, de l'épique et du réflexif, de l'esthétique et de l'éthique, de la peine et de la souffrance, il a aboutissement à la culpabilité tragique, dont Antigone est la figure première. Selon Steiner, Kierkegaard distingue la peine tragique véritable, qui est plus profonde dans la tragédie antique (qui est aveugle : «cécité antique»), et la souffrance tragique véritable, qui est plus aiguë dans la tragédie moderne (qui a recouvré la vue : «vision moderne»). De manière très perspicace et pré-psychanalytique, Kierkegaard considère qu'Antigone est la seule à savoir la vérité sur la situation incestueuse de son père, dit Steiner, et cela l'amène à l'angoisse, qui est «l'élément tragique par excellence chez les modernes» pour le même Kierkegaard. C'est donc dire qu'Antigone est «l'enfant puni pour les péchés de son père»; ainsi, le vrai meurtrier d'Antigone n'est pas Créon, mais Oedipe (et Hémon) : le véritable frère qui est pleuré n'est pas Polynice mais Oedipe, le demi-frère...

Il faut maintenant revenir à Hölderlin, en suivant Steiner et Taminiaux. Dans sa théorie tragique de la traduction, où il s'agit de "surpasser" le texte original «en en respectant exactement l'esprit» par la correction, l'amélioration, la transformation, le poète allemand est en quête de «l'éclair paternel de l'annonciation apollinienne», selon Steiner; cette théorie est inséparable de sa poésie, de sa conception de la tragédie [cf. section précédente], du cycle d'Hypérion (un roman), du cycle d'Empédocle (une tragédie inachevée) et de sa propre tragédie (la folie).

Selon Taminiaux, il est arrivé à Hölderlin d'être très proche de son ami Schelling, pour qui «le Système de l'idéalisme transcendantal est l'histoire transcendantale de la conscience en tant qu'elle s'achève dans son autre, l'inconscient». Pour Schelling, la tragédie grecque a un sens éminent : son essence est de «manifester le triomphe suprême de la liberté, son affirmation dans la nécessité même puisque le héros y décide volontairement d'être châtié pour une faute inévitable». Le drame, comme tragédie, est la réunion d'une unité idéale et d'une unité réelle, de l'épopée et du lyrisme : il est «la plus haute manifestation de l'en-soi et de l'essence de tout art», dit Schelling. L'épopée est unité ou identité et la nécessité y est en accord avec la liberté; dans le lyrisme règnent la différence, le malheur, le conflit, mais c'est un conflit subjectif; le drame réunit la liberté et la nécessité, la différence et l'indifférence «dans un conflit réel et objectif» : «un conflit réel de la liberté dans le sujet et de la nécessité objective, conflit qui ne se termine pas par la victoire de l'un ou de l'autre, mais en ceci que tous deux apparaissent vainqueurs et vaincus à la fois dans l'indifférence accomplie». La tragédie ne saurait donc être réduite à un simple genre littéraire : elle est «la parole même de l'être»; c'est donc dire que, pour Schelling, le tragique ne réside pas dans «la contingence des revers extérieurs» ou dans «le dénouement malheureux», mais dans la puissance même de l'absolu «qui impose à la liberté de ne pouvoir se maintenir en tant que particularité et l'oblige à se hausser à l'universalité en assumant librement les conséquences ultimes d'une faute nécessaire, affirmant au-delà d'elle-même l'identité du plus haut malheur et du plus haut bonheur, la réconciliation absolue des opposés», résume Taminiaux.

Dans la définition (mentionnée par Taminiaux) du tragique par Hölderlin, celui-ci se rapproche de l'idéalisme absolu : le tragique est «la métaphore d'une intuition intellectuelle», laquelle «ne peut être autre que cette union avec tout ce qui vit, que l'âme limitée ne peut sentir, qu'elle peut seulement pressentir dans ses efforts, mais que l'esprit peut connaître et qui jaillit de l'impossibilité d'une séparation et d'une particularisation absolues». Mais, selon Taminiaux, «au moment de la plus grande proximité», Hölderlin «s'écarte d'une manière décisive, et pour toujours, de l'idéalisme absolu» et ce, en dressant devant Empédocle, «sous les traits d'un personnage royal, un adversaire qui est son égal et vient le contester radicalement» : figure du «pâtir», de l'«endurance», de la «fermeté» et de la «confiance», c'est le destin même avec sa vertu, l'entendement, et sa déesse, la nécessité; il s'installe dans la différenciation sans séparation absolue et il réunit encore la Nature et l'Art. Aussi Taminiaux en conclut-il que Hölderlin a échappé au «cercle spéculatif de l'idéalisme absolu», surtout avec le cycle d'Empédocle et, a fortiori, dans ses Remarques sur Oedipe et ses Remarques sur Antigone, où il y a «césure du spéculatif», selon Lacoue-Labarthe [cf. section précédente]...

Pour Hölderlin, apposant l'aorgique (illimité : dionysien) à l'organique (réglé : apollinien ou olympien), il y a autodestruction théologico-politique du protagoniste, qui a une «part naturelle» et une «part mantique», dans Antigone, où il y a une polémique entre l'homme et le dieu; cette polémique a conduit Oedipe, le prêtre-roi, à l'énormité et à la monstruosité du nefas -- à cause «de l'opposition aux dieux, de la violence faite à la destinée naturelle», dit Steiner : Oedipe, dans la prêtrise ou la «rétribution rituelle», cède à «la flamme admirable de la curiosité», dit Hölderlin -- et elle culmine ici dans le dialogue antagoniste, dans la «dialectique suicidaire du dialogue» entre Antigone et Créon. Antigone, l'agoniste sublime par excellence, est une «insensée divine» : elle est l'Antitheos, tandis que Créon est le Protheos... Chez Tirésias, il y a «concordance entre prophétie "aorgique" et piété rationnelle, civique de l'"organique"»; Ajax, lui, était déjà une «expression rudimentaire de l'esprit aorgique».

Antigone tourne autour de Polynice : Antigone tourne autour d'Oedipe, de l'origine. Polynice, c'est la cadavre à enterrer ou à ne pas enterrer, le cadavre à épargner des chiens, de la bestialité -- Derrida va jusqu'à parler de risques de vampirisme et de cannibalisme [cf. Glas] --, ou le cadavre à exposer. Dans l'inversion des contenus caractéristique de tout récit, Antigone risque de connaître le destin tout à fait contraire : être enterrée vivante et ainsi ne plus voir, comme Oedipe, mais savoir...

Ce que Hölderlin et Steiner ne semblent pas (sa)voir, c'est qu'en se développant du début vers la fin, Antigone est une tragédie téléologique, voire eschatologique, peut-être encore davantage physico-théologique que théologico-politique; tandis qu'en se développant de la fin vers le début, Oedipe est une tragédie rétrospective, faite de remémoration et de commémoration et elle a un effet rétroactif sur Antigone -- de là, la nécesité pour Hölderlin de refuser (délibérément selon Steiner) l'antériorité d'Antigone --, dont elle rectifie en quelque sorte le rythme : de la fin vers le début, de l'enfant vers le père, de l'horizontalité (fraternelle) à la verticalité (paternelle), serait-ce dans la boiterie de l'être-debout qu'est Oedipe...

En passant d'Antigone à Oedipe ou d'Antigone à Oedipe, il y a transition ou transaction, translation, de la (demi-)soeur-fille-vierge au (demi-)frère-fils-père; et ce passage a bien quelque chose à voir avec la mère-épouse-putain (la reine Jocaste, la femme du roi-père et du roi-fils). Le culte de la soeur-fille -- culte qui tient d'une véritable adoration chez Hegel -- s'inverse dans un culte du frère-père -- culte qui est déjà présent chez Kierkegaard -- : pour Hegel, comme pour Kierkegaard, interviennent ici sans doute, dans leur philosophie respective -- mais il semble que Steiner "hégélianise" passablement Kierkegaard -- des éléments profondément inconscients et refoulés...

Dans l'appel à la soeur, il y a la fin du régime de l'amitié (homosexuelle); dans l'appel au frère -- appel qui rate, mais qui n'exclut pas un possible inceste entre soeur et frère, entre Antigone et Polynice (sauf qu'alors Antigone ne serait plus vierge de chair ou d'esprit) --, il y a la fin du régime de l'amour (hétérosexuel); dans ce questionnement sur les incertitudes, les errances et les erreurs concernant les systèmes de parenté et leurs institutions [cf. Steiner] -- et la tragédie est bien une affaire de famille --, il y a à la fois déclin de la tragédie et enclin du rythme. Ce destin est celui de la chute du père : Oedipe est le père de la chute; c'est celui de la fin du christianisme et de la mort de Dieu. Cette destinée a aussi son envers, son travers ou son revers : l'atteinte suprême au judaïsme, dans l'holocauste, et les deux guerres mondiales... De Hegel à Nietzsche, en passant par Hölderlin, et d'Antigone à Oedipe, il y a un changement de dieu : d'Apollon à Dionysos; mais Antigone, dans sa «tendance extatique à l'autodestruction» selon Steiner, est proche du monde des morts du dieu hybride, elle serait aussi dionysiaque qu'Oedipe. Mais il y a sans doute aussi un changement de demi-dieu ou de héros : d'Antitheos à l'Antéchrist -- et Nietzsche lui-même n'aura-t-il pas sa soeur, son Ariane?

George Steiner. La mort de la tragédie. Gallimard (Folio essais # 224). Paris; 1993 [1961] (352 p.)

George Steiner. Les Antigones. Gallimard (Folio essais # 182). Paris; 1986 [1984] (10 + 360 p. + 8 planches d'illustrations).

Ion Omesco. La métamorphose de la tragédie. PUF (Littératures modernes). Paris; 1978 (280 p.

Jacques Taminiaux. La nostalgie de la Grèce à l'aube de l'idéalisme allemand; Kant et les Grecs dans l'itinéraire de Schiller, de Hölderlin et de Hegel. Martinus Nijhoff. La Haye; 1967 (12 + 276 p.)

Nietzsche

Chez Nietzsche, alors encore très imprégné de la philosophie de Schopenhauer et de la musique de Wagner et pas toujours très éloigné d'Aristote et de Fr. Schlegel, la réflexion sur la définition et l'identité de la tragédie se confond avec la réflexion sur son origine ou sa racine : il ne peut y avoir connaissance de la tragédie qu'à partir de sa naissance, avec ou sans souci de renaissance. Selon lui, la tragédie est la fille de la musique : le dialogue a été gardé, mais la musique, la rythmique et l'orchestique ont été perdues. Le genre qui a engendré la tragédie est le dithyrambe primitif à la gloire de Dionysos (ou de Bacchus), non pas le dithyrambe rustique et populaire (satyrique), mais le dithyrambe grave ou funèbre. Lié aux orgies en face des épidémies, le choeur bacchique serait venu d'Asie mineure ou de Babylone : chez Hölderlin déjà, Dionysos est un dieu asiatique.

L'évolution de l'art, selon la conception nietzschéenne, est tributaire du dualisme de deux principes ou de deux instincts : l'apollinisme et le dionysisme. Ce dualisme géniteur ou générateur est comparable «à la dualité des sexes, à leur lutte continuelle, coupée d'accords provisoires» : la différence sexuelle, comme différence dans la génération et comme différence de génération, est donc ainsi introduite dans la génération même de l'art; ce n'est pas une vue de la raison ou de l'esprit mais «l'immédiate certitude de l'intuition» ou de la chair (au sens husserlien plus tard). L'art apollinien est l'art du sculpteur et l'art dionysien ou dionysiaque est l'art non sculptural du musicien; dans la terminologie de Hegel, l'art apollinien serait l'art classique de la sculpture; l'art dionysiaque serait l'art romantique de la poésie et de la musique; mais chez Nietzsche, il ne s'agit pas d'une évolution diachronique, selon une philosophie de l'histoire tributaire d'une croyance en la parousie, mais d'une évolution synchronique du conflit des contraires. Ainsi, la tragédie attique est-elle à la fois apollinienne et dionysienne.

L'esprit apollinien est à l'instinct dionysiaque ce que le rêve (de l'art plastique à la poésie) est à l'ivresse, les deux constituant deux régimes esthétiques; mais le rêve ne s'oppose pas à la réalité, car il y a la réalité du rêve et la réalité de l'existence : «notre réalité elle-même est apparence». Apollon est «le Brillant», le dieu de lumière au regard "solaire"; il est associé aux forces plastiques et aux prophéties (ou aux oracles); il suscite l'imagination et le rêve jusqu'à sa propre limite («le calme et la sagesse du dieu sculpteur»). Mais surtout, il est foi en le principe d'individuation; il en est l'expression la plus sublime : «Apollon incarne le principe d'individuation». Sous le régime de Dionysos, «l'homme n'est plus artiste, il est lui-même oeuvre d'art», sans même l'intermédiaire de l'artiste humain.

C'est véritablement autour du principe d'individuation que se définissent ou se distinguent et s'opposent le régime apollinien et le régime dionysiaque et que la philosophie de Nietzsche s'affirme comme une philosophie non dialectique, non historique (sauf si on confond l'historial et l'historiographique), non hégélienne. Le rêve est une «perfection sans rapport avec le niveau intellectuel ou la culture esthétique de l'individu»; l'ivresse «néglige l'individu, cherche à l'annihiler ou à le libérer grâce au sentiment de l'unité mystique». À côté des «instincts esthétiques de la nature», qui fait qu'il y a imitation de la nature, «tout artiste est un "imitateur"». Le rêve (apollinien), en son imagerie symbolique, est sculpture : «L'art dorique a immortalisé cette attitude majestueuse et dédaigneuse d'Apollon».

Mais «la nature soupire de se voir morcelée en individus»; aussi y a-t-il «identification au génie de l'espèce dans le dithyrambe dionysiaque», dans la «musique dionysiaque» qui éveille la terreur et l'effroi (qui est bien loin de l'émoi). S'il n'y a pas de philosophie de l'histoire chez Nietzsche, il y a certes une philosophie de la nature (jusqu'en histoire). Il y a un «symbolisme de la danse» et d'autres «formes symboliques de la musique» comme la rythmique, la dynamique et l'harmonie. Par rapport à Hegel, la musique apparaît ici comme étant un art symbolique et non un art romantique, donc comme un art en deçà de l'art classique...

Dans le rêve, l'apparence de l'apparence, la «satisfaction plus haute encore du désir primitif qui s'attache à l'apparence», la civilisation apollinienne se développe : Apollon, que chante «l'artiste naïf» qu'est Homère -- l'«instinct apollinien du beau» conduit au monde homérique -- ou que peint Raphaël, est le père des dieux olympiens assurant la médiation dans le monde: le monde des Olympiens est un monde médiateur. Apollon, la «divinité éthique», est la «divinisation du principe d'individuation dans lequel se réalise la fin éternellement accomplie de l'Unité primitive»; sa rédemption réside dans l'apparence. Ce culte de l'individuation a des commandements et des lois, mais il n'a qu'une seule norme : l'individu, «c'est-à-dire le respect des limites de l'individualité, la mesure» [en italiques dans le texte]; et il faut bien entendre la triple signification de la mesure [cf. Le Petit Robert 1].

Le monde extra-apollinien ne peut être que barbare; l'époque non apollinienne est titanesque : c'est celle des Titans comme Prométhée (l'artiste) et comme Oedipe (le saint, le «mage plein de sagesse» qui ne pouvait naître que d'un inceste), avant que Zeus n'étende son règne. De là, est issu le dionysisme qui, devant la mesure de la culture ou de la civilisation apollinienne, affirme la démesure de la nature (ou l'hubris) comme plaisir, douleur et connaissance. Le dionysisme a une «essence titanique et barbare»; devant l'«État dorien, l'art dorique, qui est le «camp retranché de l'apollinisme», il entonne un «chant démoniaque». Les «deux principes antagonistes» conduisent aux quatre grandes périodes d'art de l'histoire grecque primitive et au «chef-d'oeuvre sublime et illustre» qu'est la tragédie attique, le dithyrambe dramatique, où il y a union des deux principes.

Homère est apollinien et épique; Archiloque -- «cette métaphore, l'homme Archiloque» -- est dionysien et lyrique et en lui se retrouvent l'émotion musicale et le génie de l'univers : il y a union ou identité du poète lyrique et du musicien. En l'artiste dionysien, l'unité primitive prend une forme musicale pour conduire à un rêve symbolique; l'artiste plastique, lui, comme le poète épique, est apollinien. Que l'individu ou l'homme Archiloque soit une métaphore veut dire que «le sujet, l'individu volontaire qui poursuit ses fins égoïstes, ne peut être que l'adversaire et non l'imitateur de l'art». En somme, si l'individu est sujet, le sujet n'est pas lui-même individu : «dans la mesure où le sujet est artiste, il est déjà délivré de son vouloir individuel»; c'est une sorte de médium, «grâce auquel le Sujet vraiment existant fête sa rédemption dans l'apparence». Le génie est à la fois sujet et objet, à la fois poète, acteur et spectateur.

La chanson populaire est une sorte de perpetuum vertigium de l'union de l'apollinien et du dionysiaque : un double instinct esthétique par lequel les «mouvements orgiaques d'un peuple s'éternisent dans sa musique». La forme strophique de la chanson populaire est à la racine des courants dionysiens; c'est le «miroir musical du monde» : une «mélodie primitive». Comme chez Rousseau, «[l]a mélodie est donc le fait premier et général» [en italiques dans le texte]; elle enfante le poème. Pour Nietzsche, le langage imite le monde des phénomènes et des images : en cela, il est épique; mais il imite aussi le monde de la musique : en ce principe nouveau, il est lyrique. La musique est la volonté «dans le miroir de l'image et de la pensée»; source de lyrisme, elle s'oppose à l'émotion esthétique purement contemplative et involontaire.

La tragédie est née du choeur tragique, qui est un «drame primitif» et qui a des origines purement religieuses, cultuelles, rituelles; ce n'est pas le spectateur idéal selon A. Schlegel, ni non plus le (représentant du) peuple, car il n'y a pas alors de conflit entre le peuple et le prince. Le choeur n'est ni individu ni peuple : «le choeur tragique grec est tenu de reconnaître dans les personnages du drame des existences concrètes»; son introduction serait «le geste décisif par lequel on entre en guerre ouverte et loyale contre toute forme de naturalisme». Dans le choeur s'unissent un état de nature fictif et des êtres naturels aussi fictifs; ainsi le satyre du choeur dionysiaque est-il à l'homme civilisé ce que la musique est à la civilisation. L'effet de la tragédie est un «sentiment d'unité tout-puissant qui nous ramène au sein de la nature». «La vie est d'une puissance et d'une volonté indestructibles»; mais l'extase dionysiaque contient un élément léthargique : Hamlet est un homme dionysiaque, en qui la connaissance tue l'action...

«Le choeur satyrique du dithyrambe est l'acte libérateur de l'art grec». En lui s'affirme la «toute-puissance sexuelle de la nature». Il est le seul voyant; il est la vision de la foule dionysiaque. L'identification s'avère donc un phénomène dramatique primitif : «l'individu renonce à lui-même du fait qu'il se plonge dans une nature extérieure à lui»; cela se produit de manière épidémique : «une foule entière se sent en proie à cette métamorphose» dans la contagion. «La métamorphose magique est la condition préalable de tout art dramatique». L'enthousiaste dionysiaque se voit transformé en «satyre qui voit son dieu». Aussi la tragédie est-elle un «choeur dionysiaque qui se détend en projetant hors de lui un monde d'images apolliniennes», le dialogue étant la partie apollinienne de la tragédie grecque; le choeur est le «symbole de la foule en proie tout entière à l'émotion dionysiaque» : l'action y est une vision; le choeur de serviteurs de Dionysos n'a pas à agir. À l'origine donc, «la tragédie n'est que "choeur", n'est pas "drame"» ; le drame commence quand Dionysos, le «regard blessé par l'effroyable nuit», est présent.

Non sans quel racisme et sans quel sexisme, Nietzsche reconnaît le «don méditatif et tragique des peuples aryens»; il oppose l'âme aryenne dans le mythe de Prométhée qui commet un «péché actif» : un crime masculin, et l'âme sémitique dans le mythe du péché originel dû à des «défauts féminins» ou à une faute féminine. La nécessité du crime s'impose à l'individu titanique : «Ce besoin titanesque de devenir en quelque sorte l'Atlas de tous les autres hommes et de les soulever de plus en plus haut sur ses larges épaules, de les porter de plus en plus loin, c'est le trait commun au prométhéisme et au dionysisme». En sa dualité foncière (apollinienne et dionysienne), Prométhée est le masque de Dionysos comme Oedipe, Dionysos étant le héros de la tragédie jusqu'à Euripide.

Pour Nietzsche, «tous les individus en tant qu'individus sont comiques». Dans «les douleurs de l'individuation», Dionysos connaît la lacération, qui est la véritable Passion dionysiaque. L'état d'individuation est «la source et l'origine de toute douleur, et condamnable en soi». «Les dieux olympiens sont nés du sourire de Dionysos, les hommes de ses larmes» : la résurrection de Dionysos est la fin de l'individuation. Pour rendre compte de la doctrine des mystères exposée dans la tragédie, Nietzsche se fait dialecticien :

1°) il y a d'abord «la constatation de l'unité de tous les êtres»;

2°) vient ensuite «l'idée que l'individuation est le fondement de tout mal»;

3°) apparaît enfin que «l'art représente le pressentiment et la joyeuse espérance qu'un jour le charme de l'individuation sera rompue et l'unité restaurée».

La musique ou la poésie tragique exerce une action souveraine et elle délivre Prométhée.

La tragédie est liée au mythe, dont la destinée est de devenir une réalité historique qui s'oppose au rêve : «le sens mythique meurt et il est remplacé par la prétention de donner à la religion un fondement historique». C'est avec la tragédie que «le mythe parvient à son contenu le plus profond»; mais la tragédie grecque a disparu «à la suite d'un conflit insoluble, de façon tragique» : on assiste à l'agonie de la tragédie avec Euripide. Dans la comédie nouvelle attique, dont ce dernier est le chorège, «survit la forme dégénérée de la tragédie». Avec Euripide, le spectateur monte sur la scène pour être le juge du drame et il voit son double; en fait, il y a deux spectateurs : Euripide (penseur et non poète) et Socrate...

Il y avait «dualité irréductible [entre l'apollinien et le dionysien] de la tragédie eschylienne» marquée par le désarroi en présence du choeur et du héros tragique; avec Euripide, dans sa «puissance éloquente et démoniaque», il y a opposition au dionysiaque et la tragédie grecque est morte de cette antinomie. Le drame sans musique est finalement une épopée dramatique, où l'acteur devient un rhapsode et qui appartient au domaine apollinien, «dont est exclu tout effet tragique». La puissance de l'apollinien réside dans le plaisir que l'on prend à l'apparence et par «l'action rédemptrice de cette apparence»; elle réside donc en somme dans la catharsis selon Aristote.

La charge contre Euripide-Socrate continue. Le rationalisme d'Euripide se retrouve dans le prologue, qui donne lieu à de «grandes scènes rhétoriques et lyriques»; c'est un effet de la tragédie et non la tragédie elle-même : c'est de l'émotion et non de l'action. Il s'agit de «masquer les nécessités formelles en leur donnant une apparence fortuite». «Le présent dramatique et lyrique, le drame proprement dit, remplit l'intervalle entre la prophétie épique du début [prologue] et la perspective épique de la fin». Alors que pour Socrate-Platon, «tout doit être conscient pour être bon», pour Euripide, «tout doit être conscient pour être beau» : socratisme esthétique!

En sa «force démoniaque», Socrate est l'adversaire du dionysiaque et l'ennemi de l'art tragique; son démon est la clef de son âme : c'est le «type d'homme non mystique». Socrate est le «héros dialectique du drame platonicien». Par rapport à la tragédie, le dialogue platonicien, dépassé par les Cyniques, occupe le milieu entre le récit, la poésie lyrique et le drame, entre la prose et le vers, et il conduit au roman. La poésie est alors réduite au rang d'ancilla par rapport à la philosophie, elle-même ancilla de la théologie. La poésie est donc soumise à la dialectique et il y a perte de la «sympathie tragique» au profit de l'optimisme, en vertu du savoir et du bonheur et en vue du drame bourgeois : c'est la mort de la tragédie, la mise à mort de la tragédie par le dialecticien, qui est un héros vertueux.

La justice transcendante d'Eschyle se voit réduite à une justice poétique doublée d'un deus ex machina. La décadence du choeur avait déjà commencé avec Sophocle et pour Aristote, qui soumet le choeur aux acteurs. La dialectique expulse la musique, le choeur, de la tragédie -- au profit de la "gymnastique" des acteurs en quelque sorte. Faute d'être artiste -- mais Nietzsche se plaît à imaginer un Socrate artiste --, Socrate (le nouvel Orphée) est le «type de l'homme théorique», dont «l'illusion délirante», illusion métaphysique inséparable de la science, est de vouloir rectifier l'être. Dans son «instinct de savoir», il est le mystagogue de la science, le mythe étant la fin de la science. Tiraillé entre son optimisme théorique et son pessimisme pratique et contre Eschyle, Socrate fonde une «effroyable morale» : le «droit d'assassiner les nations par pitié»...

«La tragédie périt dès qu'elle laisse s'échapper d'elle l'esprit de la musique, alors qu'elle n'a pu naître que de cet esprit»; en elle, il y a une «lutte entre une soif insatiable et optimiste de connaissance et un tragique besoin d'art» : «la musique suggère une vision symbolique de la réalité dionysiaque, elle donne ensuite à l'image symbolique une signification plus haute» [en italiques dans le texte]. C'est la musique, la Muse, qui a donné naissance au mythe tragique; elle est le «plaisir que l'on peut prendre à l'anéantissement de l'individu» dans la «toute-puissance du vouloir par delà le principe d'individuation» : «le héros, manifestation du vouloir, est nié pour notre plaisir».

Ici plus proche de Spinoza que d'Aristote, Nietzsche poursuit ainsi : «En dépit de la terreur et de la pitié nous goûtons le bonheur de vivre, non comme individus, mais comme participant à la substance vivante unique qui nous englobe tous dans sa volupté d'où naît la vie» [en italiques dans le texte]. Le sublime est la «domestication de l'horrible par l'art» : il peut transformer «ce dégoût pour l'horreur et l'absurdité de l'existence en images avec lesquelles on peut tolérer de vivre». Par le comique, «l'art nous soulage du dégoût causé par l'existence de l'univers» [cf. le dégoût chez Kant]. La mission suprême de l'art est de «libérer nos regards des terreurs obsédantes de la nuit» et non pas de «guérir des douleurs convulsives que nous causent nos actes volontaires».

Comme Hamlet en est le plus bel exemple, les héros sont plus superficiels dans leurs discours que dans leurs actes : «le mythe ne s'objective pas d'une façon adéquate dans le discours parlé». Dans un «abîme mystique», la conception tragique du monde s'oppose à la conception théorique; l'esprit scientifique est la «croyance d'après laquelle la nature est connaissable intégralement et [que] le savoir exerce une action salutaire universelle». Ainsi le dithyrambe attique nouveau est-il davantage science que musique; la musique n'y est qu'imitation, que «musique imitative» esclave du phénomène. À partir de Sophocle, la peinture de caractères donne une impression d'individualité. Le dénouement de la tragédie ancienne, qui est le souffle de la consolation métaphysique -- la catharsis? -- «sans laquelle le plaisir tragique ne peut s'expliquer», a été remplacé par le deus ex machina; de même, la sérénité anti-dionysiaque de l'homme théorique s'est substituée à la naïveté dionysiaque.

Nietzsche distingue alors trois degrés de l'illusion dans la civilisation : le degré tragique (d'origine hindoue ou brahmanique), le degré artiste (hellénique) et le degré socratique (alexandrin). La civilisation socratique est la civilisation de l'opéra, avec sa tendance extra-esthétique au récitatif ou sa tendance à l'idylle (qui s'oppose à l'élégie d'un Schiller). Dans le «mélange des styles» du stilo rappresentativo, la musique est la maîtresse et la parole est l'esclave : la musique est le corps et le texte est l'âme.

Le cortège de Dionysos est donc venu des Indes en Grèce. À partir de l'orgiasme, la voie du bouddhisme hindou est celle des «étranges états extatiques qui abolissent l'espace, le temps et l'individualité». La «puissance excitante, purifiante et soulageante de la tragédie» consiste en son orgiasme musical et en le mythe tragique du Titan, le mythe étant le symbole sublime : «Le mythe nous protège de la musique tout en lui donnant la liberté suprême»; la musique est la «langue maternelle» s'opposant au péristyle : elle est l'équivalent du sein maternel et elle nie l'existence individuelle. Le mythe est un véritable miracle sur scène; il est l'abrégé du monde phénoménal, le raccourci de l'univers. Nietzsche en appelle alors à la «renaissance du mythe allemand» [cf. le retournement natal selon Hölderlin].

Nietzsche cherche cependant à (re)penser le rapport entre l'apollinien et le dionysien. L'apollinien (l'image, le concept, l'enseignement moral, l'émotion sympathique) «nous arrache à l'impersonnalité dionysiaque et nous enthousiasme pour les individus». Il y a d'une certaine manière une alliance fraternelle de deux divinités : «Dionysos parlant la langue d'Apollon mais Apollon finissant par parler la langue de Dionysos». «Le mythe tragique ne s'explique que s'il est la représentation imagée de la sagesse dionysiaque au moyen de procédés d'art apolliniens». Nietzsche critique alors Aristote, pour qui il y a «purification des passions par le moyen de la tragédie» : la catharsis est un «soulagement pathologique». Mais la «dualité de l'émotion» est pourtant l'effet le plus remarquable de la tragédie.

Le monde visible, le monde de l'individuation, est source de plaisir dans l'événement épique; mais la «destruction du monde visible des apparences» procure une satisfaction plus grande, un plaisir supérieur. Nietzsche propose que l'art n'est pas seulement imitation de la réalité, mais «complément métaphysique de cette réalité pour en triompher». L'esthétique échappe à la pitié, qui est une morale, à la crainte et à la sublimité morale : à l'éthique. La laideur et la dissonance musicale constituent le contenu du mythe tragique. Nietzsche résume : «Le dionysisme, et le plaisir primitif qu'il ressent même dans la douleur, est le sein maternel commun d'où sont nés la musique et le mythe tragique construisant et détruisant sans cesse le monde de l'individuation», qui est un monde animé.

C'est la vie qui est la source de l'art, lui-même source de science : «le problème du savoir ne peut s'élucider sur le terrain du savoir». Le dieu Dionysos éprouve de l'angoisse de son «excessive plénitude» et de la douleur que lui causent ses contradictions intimes. L'hostilité à la morale s'oppose à la haine de la vie, qui est essentiellement immorale [cf. Sade]. L'instinct grec n'est pas un instinct agonal; c'est un vouloir-vivre. Parce qu'assurant la survie collective, la sexualité est la «vraie vie» [en italiques dans le texte]. Selon Nietzsche, Aristote a méconnu le sentiment tragique de l'orgiasme, qui est un «sentiment débordant de vie et de force» et où la douleur agit comme stimulant : «il ne s'agit pas d'échapper à la terreur et à la pitié, de nous purger par une débâcle véhémente, il s'agit de s'identifier, par delà la terreur et la pitié, à l'éternelle joie du devenir, cette joie qui renferme la joie de détruire» [en italiques dans le texte].

Il importe maintenant de résumer très brièvement l'originale position de Nietzsche exposée et défendue dans La naissance de la tragédie :

Le principe apollinien (la «réserve hostile») est la «vertu de transfiguration inhérente au principe d'individuation»; il est image ou concept, apparence ou corps (existence) : en d'autres mots, il est représentation (de la gymnastique à l'art plastique). Le principe dionysien (l'«orgiasme asiatique») est un «appel mystique [qui] rompt le lien de l'individuation»; il est essence et âme : en d'autres mots, il est affect (de l'art musical). En termes plus spécifiquement nietzschéens, le principe apollinien deviendra l'éternel retour et le principe dionysien deviendra la volonté de puissance. En termes métapsychologiques, le principe apollinien est au principe dionysien ce que le principe de réalité et le principe de plaisir sont à la pulsion de mort, qui n'est pas vraiment un au-delà du principe de plaisir mais un en-deçà.

Le dionysisme (jusque dans la religion tragique des Orphiques) est l'origine du mythe et de la musique, qui sont à l'origine de la tragédie grecque, qui culmine avec Eschyle (Prométhée) et Sophocle (Oedipe) et décline avec Euripide, celui-ci étant le Socrate de la tragédie et les vieux philosophes, les Présocratiques, ayant été des philosophes tragiques : Empédocle est «l'homme tragique à l'état pur» -- il l'était déjà chez Hölderlin... La parousie (Hegel) se voit donc déplacée par l'agonie (Hölderlin, Nietzsche, Artaud), Zeus par Dionysos et, plus tard chez Nietzsche même, Antitheos par l'Antéchrist ou Dionysos lui-même par Zarathoustra; mais il ne faudrait pourtant pas croire que l'adversaire du nihilisme, le surhomme (ou le dernier homme), est un individu, surtout pas un «individu dans le monde» [Vernant, à partir de L. Dumont]!

*

Rachet, lui, considère qu'il n'y a jamais eu de religion orphique et il conteste l'origine dionysienne de la tragédie, même s'il y a bien eu «existence du mythe de la passion de Dionysos à l'époque de la naissance de la tragédie». Dionysos était «anciennement associé aux Mystères d'Éleusis», qui consistaient en une initiation au cours de laquelle était représenté un drame sacré. Déjà dans l'Iliade d'Homère, «pure tragédie», il y a un héros dionysien, Achille; alors qu'Ulysse est un héros apollinien dans l'Odyssée, «tragi-comédie». Selon Rachet, la tragédie grecque a ses précédents dans les religions grecques, dans les cultes à mystère et l'orphisme, chez Homère et les poètes élégiaques de l'époque archaïque et chez les penseurs présocratiques comme Héraclite et Pythagore (pour qui le corps est le tombeau de l'âme). Essentiellement, c'est le défaut tragique [hamartia] qui est le ressort de la faute ou de la catastrophe tragique : il n'est pas bon de susciter la colère ou la jalousie des dieux [phthomos], par la folie [até] ou la démesure [hubris] par exemple, et de s'exposer ainsi à la Fatalité [Ananké] et à la Destinée [Moïra] ou au Destin [Tyché].

"Tragédie" dérive de "tragoidia", qui voudrait dire : «chant du bouc», soit chant du satyre (associé à Dionysos comme Silène). Au cours d'un «jeu sacré» [agôn] ou lors de la répétition du mariage sacré (hiérogamie) entre Zeus et Déméter, des personnages masqués représentent les esprits des morts et de la nature; cette cérémonie ou cette initiation est en relation avec les rites funéraires et les rites de fertilité, le culte de Dionysos ayant un caractère agraire certain : il est lié à la végétation et à la fertilisation de la terre et il donne lieu à des «lamentations rituelles attachées au culte des morts et des héros». Le mythe agraire résulte en un combat rituel où la mort de Dionysos est suivie de sa résurrection et de son épiphanie : la Passion de Dionysos, la lacération ou le diasparagmos («déchirement de la victime dans le culte dionysiaque»), préfigure de loin la Passion du Christ...

La tragédie a à voir avec des rites cathartiques et avec le sacrifice d'un bouc émissaire [pharmakos]; les éléments religieux y sont nombreux selon Rachet : présence constante des dieux, théophanies, sens du pur et de l'impur, sens du sacré et de la souillure, importance du sacrifice, oracles, devins, songes, expression de rites et de cultes funéraires et héroïques, cycle mythique et légendaire, mystère(s). Le rite a un aspect symbolique et le masque est le symbole du lien avec le dieu et/ou avec l'animal. Pour Rachet, la tragédie trouve son origine dans les cultes chthoniens : les divinités infernales sont des êtres surnaturels souterrains ou des «divinités de la végétation» comme Dionysos, tandis que les divinités olympiennes sont célestes : en somme, les dieux de la terre, les esprits infernaux comme les fantômes et les spectres, sont aux dieux du ciel ce que Caïn est à Abel... Antigone elle-même serait ainsi, et doublement, une héroïne chthonienne : elle jette de la terre sur le cadavre de son frère en manque de sépulture et elle risque de mourir enterrée vivante.

Au cours des jeux donnant lieu à des concours gymniques, lyriques, poétiques ou musicaux, la tragédie prend place et elle est parfois l'occasion de lamentations funèbres (thrènes) en l'honneur d'un héros défunt; elle est donc la répétition de ces cultes funéraires, héroïques et agraires qui aboutissent au sacrifice et à la purification ou à l'expiation dans des «cérémonies cathartiques (purificatoires) et hilastiques (expiatoires et propitiatoires)». Il ne s'agit pas de sacrifices aux dieux olympiens mais aux morts et aux dieux souterrains : sont sacrifiés un coq, un bouc ou un bélier avec des libations (lait, huile, vin, eau et miel). Sur et par l'autel sont reliés le culte chthonien et le choeur tragique. La tragédie serait donc née de ce «chant primitif accompagnant le sacrifice d'un bouc émissaire».

Selon Rachet, le dithyrambe, qui est à l'origine un «rite dionysiaque» et qui est une composition lyrique exécutée par un choeur composé de cinquante hommes, accompagnait le sacrifice d'un boeuf. Il arrive qu'il y ait confusion du dieu et de la victime sacrifiée : Dionysos prend parfois la forme d'un taureau, d'un chevreau, d'un faon, d'une chèvre noire. Le dithyrambe a pu comporter une chasse (une ronde ou une course de taureaux, une tauromachie) résultant en le sacrifice ou en le déchirement de la victime encore vivante et en la consommation de la chair crue et du sang (omophagie). Il s'accompagnait de pratiques orgiaques sources d'ivresse extatique, d'enthousiasme, d'exaltation (dans l'omophagie, qui apparaît en même temps comme une «communion dans le dieu», une théophagie). Le dithyrambe primitif est lui aussi issu de cultes agraires et de rites de fécondité, du cobyrantisme et de l'orgiasme dionysiaque. Il est dirigé par un exarque [exarchos], qui agit comme «organisateur et directeur de la cérémonie». Ce serait Arion qui aurait transformé le dithyrambe en genre littéraire.

Cependant, la tragédie primitive n'est pas le jeu de la Passion de Dionysos, même si elle était à l'origine consacrée à Dionysos; il faut plutôt chercher du côté de la confusion des satyres et des silènes, ces démons chevalins ancêtres des centaures, ces monstres hybrides qui chantent et dansent : «ce sont ces choeurs de chanteurs et de danseurs qui vont être adaptés pour constituer la "tragédie" en spectacle complet». Du mode ou du chant tragique [tropos] d'Arion, Épigène va faire «la première représentation d'un choeur tragique».

Ainsi la position de Rachet peut-elle être résumée de la manière suivante :

1°) à l'époque préhellénique, les rites sacrificiels, expiatoires et purificatoires se distinguent en rites funéraires et héroïques et en rites cathartiques du bouc émissaire;

2°) pendant la période archaïque, des chants particuliers accompagnent le sacrifice du bouc, du pharmakos, et l'un de ces chants est le tragoidios, qui est psalmodié par un choeur et se double d'une danse labyrinthique à but lustral;

3°) parallèlement, le culte des morts (héroïsés) est célébré lors des jeux par les thrènes : l'un de ces héros immortalisés est Adraste, le fils de Déméter transformée en jument -- le cheval a un caractère funéraire chez les Grecs d'alors (vers 670 avant J.-C.) -- qui se serait jeté au feu avec son propre fils Hipponoüs («pensée ou esprit de cheval») : le récit de la passion d'Adraste a donc un caractère funéraire et cathartique;

4°) Arion s'associe à des choeurs réguliers avec des satyres lors de sacrifices où une victime caprine (le bouc) remplace la victime taurine, mais le «vieux culte satyrique» n'est pas encore en union avec le «culte dithyrambique» de Dionysos, union qui ne viendra qu'avec la représentation rituelle du retour (la résurrection) d'Héphaïstos (le dieu forgeron peut-être originaire d'Asie mineure, un dieu chthonien maître des volcans, un dieu infirme et boiteux mais rieur);

5°) vers 590 avant J.-C., Épigène, inspiré par le dithyrambe dionysiaque, organise la première tragédie : le sacrifice d'un bouc donne lieu à un dialogue entre l'exarque et le choeur, pas le choeur du dithyrambe mais celui de l'ancienne "tragédie" d'Adraste grossi plus tard (entre 560 et 540) par les satyres, qui font désormais partie des représentations cultuelles par leur aspect surtout positif (lubricité, fertilité) : le culte d'Adraste est alors remplacé par le culte de Dionysos, le bouc étant l'animal le plus souvent sacrifié à Dionysos (qui n'est le dieu du vin que de manière seconde et tardive);

6°) Thespis, qui n'a peut-être pas inventé le premier acteur (le protagoniste était sans doute présent chez Arion et Épigène dans le chant alterné entre l'exarque et le choeur, dont les membres ne sont pas masqués), ajoute l'action mimétique et transplante la tragédie d'origine dorienne dans l'Attique : le masque (ou la maquillage) apparaît, de même que le jeu à la place de la récitation et du chant, le parler remplace le chant;

7°) avec Eschyle, viendront le deuxième acteur, les décors ornés, les peintures, la machinerie, les autels, les tombeaux, les trompettes, les spectres, les Érinyes, les gants, les robes et les cothurnes, ainsi que la trilogie de tragédies (thèse-antithèse-synthèse);

8°) avec Sophocle, le troisième acteur (le trigagoniste après le deutéragoniste) entrera en scène, le nombre de choreutes passera de douze à quinze -- pour permettre sa division en deux demi-choeurs de sept (avec chacun leur parastate en plus du coryphée) -- et les décors seront peints.

Par rapport à la position historiale (ou monumentale) de Nietzsche, celle de Rachet est historique (ou documentaire); elle est aussi, à la suite d'Aristote, formelle. Lors de l'institution de la chorégie, dans le cadre des Grandes Dionysies, avait lieu la représentation d'une tétralogie comprenant une trilogie de tragédies et un drame satyrique (dont Pratinas fera un genre littéraire); il y avait un concours entre les poètes et le vainqueur était couronné : Thespis a été le premier couronné en 534 (avant Eschyle, Sophocle et Euripide, qui l'ont été de nombreuses fois). Selon Rachet, la formule de la tétralogie s'inspire de la littérature oratoire, de l'éloquence juridique du procès, qui comprend quatre parties : l'accusation, la défense, la réplique de l'accusation et la réplique de la défense [cf. Duchemin]. Ainsi la tragédie est-elle tributaire aussi de la démocratie athénienne favorisant l'art oratoire : elle est une «arme politique», mais moins que la comédie d'Aristophane selon Rachet. La mort de la démocratie sera aussi la mort de la tragédie et la mort de l'art oratoire au IVe siècle avant J.-C.

Dans son analyse formelle et aristotélicienne de la tragédie, Rachet cite Aristote qui distingue le prologue (inventé par Thespis), qui précède l'arrivée du choeur, l'épisode, qui est une partie complète entre deux chants du choeur, l'exode, qui est une partie complète qui n'est pas suivie de chants du choeur et qui se termine donc par la sortie du choeur (en fait, le véritable exodos, le dernier épisode, est le chant final du choeur lors de sa sortie), et le chant du choeur, qui comprend le parados (le premier morceau complet que dit le choeur) et le stasimon (le chant du choeur sans vers anapestique et sans vers trochaïque, mais il y a un anapeste dans le premier stasimon d'Antigone); le commos, qui est une complainte à la fois du choeur et de la scène, est facultatif. Le commos est un chant funèbre, le parados est un développement lyrique; lorsqu'il chante un stasimon [de "stasis"], le choeur est en place dans l'orchestra et les acteurs en profitent pour sortir de scène et se changer en d'autres personnages. En général, trois stasima séparent quatre épisodes. L'épisode, qui est la partie dialoguée de l'action (avec acteurs et choeur), correspond plus ou moins à un acte; les scènes viendront après l'Antiquité. Le choeur disparaîtra au IIIe siècle avant J.-C.

La rhésis, dont le lexeôs est le style, est la partie purement dramatique (issue de l'épopée) et elle comprend les récits et les dialogues, qui s'articulent en un plaidoyer se développant en un agôn, auquel contribue fortement la stichomythie. Les actions peuvent être simples, à développement naturel, ou complexes, avec changement de fortune [métabasis] par la reconnaissance [anagnôrisis] ou par la péripétie. Pour Aristote et Rachet, la plus belle reconnaissance est celle qui est accompagnée de la péripétie et qui conduit ainsi à la crainte et à la pitié, à la catharsis, qui «nous procure le soulagement du besoin que nous avons de la crainte et de la pitié» : la tragédie est une catharsis de groupe (psychodrame, sociodrame, axiodrame, psychodanse, psychomusique). Il existe des tragédies ou l'action est à la fois simple et complexe : dans les tragédies pathétiques comme Ajax et dans les tragédies éthiques ou de caractère comme Pélée.

En somme, pour un Rachet plutôt fidèle à Aristote, la tragédie se confond avec le tragique : elle est «l'expression de la liberté et de la grandeur de l'individu face aux forces de coercition que représentent l'État et la société» et «l'affirmation d'une volonté forte dominée par le sentiment de la valeur imprescriptible de l'individu face à toutes les forces obscures de destruction issues des entités collectives, négations de l'homme et de toute véritable liberté»; c'est donc, contrairement à la thèse capitale ou cardinale de Nietzsche, la profession de foi en le principe d'individuation : c'est le triomphe de l'individualisme. Manifestation du culte à l'origine et issue du choeur tragique d'Adraste plutôt que du choeur dithyrambique de Dionysos, la tragédie a trouvé place dans la chorégie, qui est une véritable liturgie, où le rite et le mythe, le culte et la culture s'accouplent.

Friedrich Nietzsche. La naissance de la tragédie.

Friedrich Nietzsche. La naissance de la philosophie à l'époque de la tragédie grecque.

Philippe Lacoue-Labarthe. Le sujet de la philosophie.

François Laruelle. Le principe de minorité.

Jean-Pierre Vernant. La mort dans les yeux; figures de l'Autre en Grèce ancienne. Hachette (Textes du XXe siècle). Paris; 1985 (96 p.)

Jean-Pierre Vernant. L'individu, la mort, l'amour; soi-même et l'autre en Grèce ancienne. Gallimard nrf (Bibliothèques des histoires). Paris; 1989 [1987, 1982, 1981] (IV + 248 p.)

Pierre-Noël Mayaud et al. Le problème de l'individuation. Vrin. Paris; 1991 (192 p.)

Jacqueline Duchemin. L'agôn dans la tragédie grecque. Les Belles-Lettres (Collection des Études anciennes). Paris; 1968 [1945] (248 p.)

Guy Rachet. La tragédie grecque; Origine - Histoire - Développement. Payot (Bibliothèque historique). Paris; 1973 (288 p.)

Artaud

Personne ne semble avoir remarqué la parenté de Hölderlin, de Nietzsche et d'Artaud : la vérité de cette lignée de fous aurait-elle échappé à la pensée?... Avec Artaud et avec Brecht, l'accent du théâtre se voit déplacé au XXe siècle de la mise en mots à la mise en scène, de la littérature au spectacle. Le jeu théâtral, qui est un «délire communicatif», prend le dessus sur le je littéraire. Le théâtre est alors : peste, métaphysique, alchimie, athlétisme, cruauté. «Comme la peste, le théâtre est donc un formidable appel de forces qui ramènent l'esprit par l'exemple à la source de ses conflits»; «il est la révélation, la mise en avant, la poussée vers l'extérieur d'un fond de cruauté latente par lequel se localisent sur un individu ou sur un peuple toutes les possibilités perverses de l'esprit».

Le théâtre n'est pas expression par la parole; il est «poésie pour les sens» : langage physique ou matériel, musique des mots, intonations. «Et il y aurait d'ailleurs beaucoup à dire sur la valeur concrète de l'intonation au théâtre, sur cette faculté qu'ont les mots de créer eux aussi une musique suivant la façon dont ils sont prononcés, indépendamment de leur sens concret, et qui peut même aller contre ce sens». Une poésie dans l'espace (musique, danse, plastique, pantomime, mimique, gesticulation, intonation, architecture, éclairage, décor) se double d'une poésie ironique, qui provient de la façon dont chacun de ses moyens «se combine avec les autres moyens d'expression». Ainsi «c'est la mise en scène qui est le théâtre». Il faut retrouver cet «esprit farouche qui est à la base de toute poésie» en vue d'une «poésie objective à base d'humour». La poésie est le langage sous la forme de l'Incantation.

Comme Aristote et comme Nietzsche, Artaud considère qu'il y a une grande peur métaphysique «qui est à la base de tout le théâtre ancien» : les tendances métaphysiques s'opposent aux tendances psychologiques» et le théâtre est donc une «métaphysique en activité». Le théâtre est fondamentalement religieux et mystique. Comme alchimie, le théâtre est un art virtuel, un mirage. Matérialisation ou extériorisation d'un drame essentiel «qui contiendrait d'une manière à la fois multiple et unique les principes essentiels de tout drame, déjà orientés eux-mêmes et divisés, pas assez pour perdre leur caractère de principes, assez pour contenir de façon substantielle et active, c'est-à-dire pleine de décharges, des perspectives infinies de conflits» [en italiques dans le texte]. Ce drame essentiel «est à l'image de quelque chose de plus subtil que la Création elle-même, qu'il faut bien se représenter comme le résultat d'une Volonté une -- et sans conflit» [en italiques dans le texte]. (La proximité avec Nietzsche est ici frappante). À la base de tous les Grands Mystères, ce drame essentiel «épouse le second temps de la Création, celui de la difficulté et du Double, celui de la matière et de l'épaississement de l'idée».

Le théâtre a besoin d'être remis «à son plan de création autonome et pure, sous l'angle de l'hallucination et de la peur»; le pouvoir de création du metteur en scène «élimine les mots» (en italiques dans le texte]. Un nouveau langage physique à base de signes, «hiéroglyphes animés», se met en place. Artaud plaide pour une architecture spirituelle «faite de gestes et de mimiques, mais aussi du pouvoir évocateur d'un rythme, de la qualité musicale d'un mouvement physique, de l'accord parallèle et admirablement fondu d'un ton». Le théâtre est donc, non seulement musique, mais aussi danse; c'est une «métaphysique de gestes». C'est un théâtre ou un «langage théâtral extérieur à toute langue parlée» [en italiques dans le texte], qui conduit à une dépersonnalisation systématique, à une désindividuation en somme, par «la Parole d'avant les mots» : «un état d'avant le langage et qui peut choisir son langage : musique, gestes, mouvements, mots».

L'auteur est donc remplacé par le metteur en scène, qui est «une sorte d'ordonnateur magique, un maître de cérémonies sacrées», une sorte de Dionysos ou de satyre du choeur bacchique autrement dit. La matière qu'il travaille ne vient pas de lui mais des dieux : «des jonctions primitives de la Nature qu'un Esprit double a favorisées» ou «une sorte de Physique première, d'où l'Esprit ne s'est jamais détaché». Il s'agit de «faire affluer nos démons» et les «choses de l'instinct». Artaud en appelle à une «physique du geste absolu» qui permette de retrouver le «sens inné du symbolisme absolu et magique de la nature». Il s'agit donc de «rendre le théâtre à sa destination primitive» et de «le replacer dans son aspect religieux et métaphysique» : «Le domaine du théâtre n'est pas psychologique mais plastique et physique».

Il importe aussi de «changer la destination de la parole» par une sorcellerie objective et animée et par la poésie tout court qu'il y a sous les textes, seraient-ce même des chefs-d'oeuvre : il faut en finir avec la poésie écrite... Le théâtre de la cruauté renoue avec cette «idée supérieure de la poésie et de la poésie par le théâtre qui est derrière les Mythes racontés par les grands tragiques anciens» : «une idée religieuse du théâtre, c'est-à-dire, sans méditation, sans contemplation inutile, sans rêve épars»; ainsi est-il possible de «faire remonter le taux de la vie» -- propos on ne peut plus nietzschéen, dionysien!

Le théâtre de la cruauté est un théâtre où le spectateur est entouré par le spectacle, un spectacle où la sonorisation (sons, bruits, cris) est constante : «qualité vibratoire» d'abord et avant toute représentation. Pour Artaud, le théâtre ne copie pas la vie; il se met en communication avec des «forces pures» : spectacle tournant, spectacle total, expression dans l'espace, «sorte de langage unique à mi-chemin entre le geste et la pensée». En vue d'une «vraie mise en servage de l'attention», il faut «faire des signes une sorte d'alphabet» et développer un «lyrisme du geste», ainsi que retrouver les «droits de l'imagination». Le théâtre de la cruauté, comme tout théâtre, est «reflet de la magie et des rites»; c'est un «langage chiffré», où les mots ont «à peu près l'importance qu'ils ont dans les rêves» : c'est un spectacle intégral, «chiffré comme un langage» depuis «l'esprit des plus antiques hiéroglyphes», ou une série d'essais de mise en scène directe. C'est pourquoi le théâtre est «la représentation appelée improprement spectacle». Pour Artaud, «c'est par la peau qu'on fera rentrer la métaphysique dans les esprits»...

La cruauté est un «appétit de vie, de rigueur cosmique et de rigueur implacable dans le sens gnostique de tourbillon de vie qui dévore les ténèbres, dans le sens de cette douleur hors de la nécessité inéluctable de laquelle la vie ne saurait s'exercer; le bien est voulu, il est le résultat d'un acte, le mal est permanent» : ce dieu caché est bien l'équivalent du principe ou de l'instinct dionysien ou de la volonté de puissance.

Selon Artaud, «nous avons perdu le sens de la physique du théâtre des tragiques»; ont été perdus la diction, la gesticulation et le rythme. Il faut (re)trouver la grammaire de ce nouveau langage : le geste en est la matière et la tête, l'alpha et l'oméga. Ce langage part de la nécessité de la parole et non de «la parole déjà formée» et il «refait poétiquement le trajet qui a abouti à la création du langage» : «Il remet à jour les rapports inclus et fixés dans les stratifications de la syllabe humaine, et que celle-ci en se refermant sur eux a tués. Toutes les opérations par lesquelles le mot a passé pour signifier cet Allumeur d'incendie dont Feu le Père comme d'un bouclier nous garde et devient ici sous la forme de Jupiter la contraction latine du Zeus-Pater grec, toutes ces opérations par cris, par onomatopées, par signes, par attitudes, et par de lentes, abondantes et passionnées modulations nerveuses, plan par plan, et terme par terme, il les refait». Au bord du délire et par-delà Nietzsche et Rimbaud, c'est de Hölderlin, du Hölderlin poète-tragédien et traducteur, qu'Artaud se rapproche dans cette tentative de (re)créer un langage à l'efficacité magique, envoûtante et intégrale et aux «moyens de notation de nouveaux» -- «composition inscrite».

Dans le «désenchaînement dialectique de l'expression», la cruauté est le «geste de la vie même» en sa nécessité; c'est le «battement inné de la vie». Se rapprochant maintenant de Nietzsche, et de très près, Artaud identifie le théâtre (oriental) et la vie, mais pas de la vie individuelle, plutôt de la vie «qui balaie l'individualité humaine et où l'homme n'est plus qu'un reflet»: il s'agit bien du rejet du principe d'individuation et du théâtre égoïste ou égocentrique, l'objet du théâtre étant de créer des Mythes. L'état poétique recherché par le théâtre de la cruauté est «un état transcendant de vie», «d'une vie passionnée et convulsive», dionysiaque ou orgiaque donc, pour un homme total et non un homme social... «L'acteur est un athlète du coeur» et l'être humain est un Double : «un spectre perpétuel où rayonnent les formes de l'affectivité», «[s]pectre plastique et jamais achevé dont l'acteur vrai singe les formes, auquel il impose les formes et l'image de sa sensibilité». L'âme a une «matérialité fluidique» et «une passion est de la matière».

Artaud va alors développer une méthode de jeu de l'acteur fondée sur le souffle, sur lequel le «temps théâtral» s'appuie : le souffre est volonté dans l'expiration et «inspiration féminine et prolongée». Selon la Kabbale, il y a trois temps du souffle : le souffle peut être androgyne, équilibré et neutre; il peut être mâle, expansif et positif; il peut être femelle, attractif et négatif: il est moins souvent androgyne que mâle ou femelle. Du souffle, provient le son, puis le cri. Au temps des passions, et dans un ensemble complexe de dissonances et de correspondances entre les divers éléments de la mise en scène et du jeu ou du métier de l'acteur, correspond un temps musical, le temps du souffle : avec «l'hiéroglyphe d'un souffle», il est possible de retrouver un idée du théâtre sacré, où le spectateur s'identifie avec le spectacle, «souffle par souffle et temps par temps».

Une formule résume le théâtre d'Artaud et selon Artaud : «Quand je vis je ne me sens pas vivre. Mais quand je joue c'est là que je me sens exister» : le théâtre c'est la vie, mais la vie ce n'est pas le théâtre. C'est évidement bien loin du Paradoxe sur le comédien de Diderot et du théâtre épique de Brecht, mais sans doute bien proche des tentatives de Hölderlin et des initiatives de Nietzsche.

Artaud a cherché à mettre sa théorie du théâtre en pratique dans diverses expériences théâtrales ou filmiques, à titre de metteur en scène et/ou de comédien, et dans une «tragédie en quatre actes et en dix tableaux d'après Shelley et Stendhal» en 1935, Les Cenci [qui a peut-être inspiré le film La passion Béatrice (1987) de Bertrand Tavernier]; sans doute qu'il n'a guère réussi et que la tragédie n'en est pas une ou qu'elle ne correspond certes pas à la conception du théâtre de la cruauté, tant au niveau de la mise en scène que du jeu. Il faut plutôt chercher du côté du «théâtre pauvre» de Grotowski pour voir, par hasard ou non, sous l'influence d'Artaud ou non, la réalisation pratique du théâtre de la cruauté; peut-être aussi du côté du Living Theatre.

Selon Derrida, la conception d'Artaud -- et Derrida sent bien le rapport d'Artaud à Nietzsche, mais il ne voit pas la charge, commune aux deux et à Schopenhauer, contre le principe d'individuation --consiste à voir que le théâtre occidental «a été séparé de la force de son essence», qui est une essence affirmative, celle de la vie affirmative, et ce dès l'origine, dès «la naissance comme mort». Ainsi le théâtre de la cruauté n'est-il pas une représentation, mais «la vie elle-même en ce qu'elle a d'irreprésentable» : «La vie est l'origine non représentable de la représentation»; «la non-représentation est donc représentation originaire» : espacement. Mais, à l'origine même de la cruauté elle-même, il y a un meurtre, un parricide : un crime contre Dieu ou le père, contre le logos. Ce meurtre «ouvre l'histoire de la représentation et l'espace de la tragédie» : c'est une archi-scène... Pour Derrida, Artaud aurait voulu effacer la répétition en général et donc la dialectique, qui est l'«économie de la répétition». C'est selon lui impossible, car la «limite d'une représentation qui ne soit pas répétition» est inaccessible : «Le tragique n'est pas l'impossibilité mais la nécessité de la répétition». La représentation, comme la répétition, n'a pas de fin...

Antonin Artaud. Le théâtre et son double.

Jerzy Grotowski. Vers un théâtre pauvre.

Jacques Derrida. «La parole soufflée» et «Le théâtre de la cruauté et la clôture de la représentation» dans L'écriture et la différence (p. 253-292 et p. 341-368).

Brecht

Malgré ce qu'en pense Steiner, il est difficile, voire impossible, de considérer le théâtre épique de Brecht comme étant de la tragédie, comme tenant du discours tragique. Sans doute qu'il est préférable de parler d'un mixte entre l'épique (la mise en scène : la distanciation) et le tragique (la mise en mots : le matérialisme dialectique et le matérialisme historique). Contrairement à Lukacs et à Goldmann, qui considèrent que le marxisme, parce que pensée dialectique (hégélienne ou non), est une philosophie tragique, Steiner y voit, à cause de l'optimisme, une philosophie romantique. Ou peut-être qu'il faut voir en Brecht un théoricien tragique mais un praticien épique -- ou l'inverse?... Certes, le tragique est pessimiste, mais le pessimisme n'est pas nécessairement tragique : il peut n'être que dramatique ou que lyrique, voire que satyrique ou cynique.

Une chose demeure : comment peut-il y avoir discours tragique s'il n'y a pas identification du spectateur, que cette identification soit cathartique ou non? La distance -- distance créée par la distanciation, qui est un extrême exercice de virtuosité -- qu'il y a alors entre l'intellect et l'affect, entre le (dé)montrant et le (dé)montré, n'est pas un effet tragique, cathartique ou sympathique; elle ne manque pas de froideur cérébrale et elle manque de chaleur viscérale. Dans le théâtre brechtien, il y a une mythologie de l'intelligence, un mythe de la raison qui n'a rien de nietzschéen, de dionysien : Apollon n'est plus beau, il a vieilli, mais il est encore Apollon! -- La critique vaudrait peut-être aussi pour Boal et pour le Bread and Puppet Theater...

Bertolt Brecht. Écrits sur la littérature et l'art.

Walter Benjamin. Essais sur Bertolt Brecht.

Augusto Boal. Théâtre de l'opprimé.

George Steiner. La mort de la tragédie.

Heidegger

Eschyle et Sophocle sont les tragédiens les plus tragiques, Hölderlin est le poète-traducteur-dramaturge tragique par excellence, Nietzsche est le plus tragique des métaphysiciens, Artaud est la définition même du metteur en scène ou du comédien tragique, Heidegger est le penseur le plus tragique : il est le plus grand penseur de tous les temps, justement parce qu'il est le plus tragique des penseurs; à côté, il y a Freud, Bataille ou Debord et quelques philosophes ou écrivains... Heidegger étant à la théorie ce que Hölderlin est à la poésie, il ne saurait s'agir ici de montrer en quoi sa philosophie est tragique, mais seulement de s'attarder à ce qu'il dit de la tragédie, plus particulièrement d'Oedipe roi et du premier choeur d'Antigone de Sophocle.

Pour Heidegger, tout est dans l'origine, qui est à la fois le début et la fin : le commencement est le sommet, la cime de l'être; après, viennent la chute et l'oubli. C'est à l'origine qu'il faut placer «l'énormité de l'homme, son saut vers la puissance et l'aliénation» : «L'origine est ce qu'il y a de plus étrange et de plus puissant». Il y a dans l'homme une sorte de «grandeur monstrueuse» : il est un «monstre énorme»...

Cherchant à montrer que Parménide et Héraclite ne s'opposent en rien et à démontrer que penser et être ne sont ou ne font qu'un, de même qu'à penser autrement le rapport entre l'être et l'apparence, Heidegger prend pour exemple Oedipe roi : au début, Oedipe est «le sauveur et le maître de l'État, dans l'éclat de la gloire et la grâce des dieux»; mais il est bientôt expulsé de cette apparence, qui est l'apparaître même de son Dasein. L'apparence est latence et déguisement, l'être (le fait qu'il soit à la fois meurtrier de son père et mari de sa mère) est la non-latence : «La latence du meurtrier de l'ex-roi Laïos assiège, pour ainsi dire, la ville. Avec la passion de celui qui se tient dans la patence de la gloire, et est un Grec, Oedipe s'avance vers le dévoilement de ce latent». Il doit «se mettre lui-même dans la non-latence», dans l'être donc, et il ne peut le supporter qu'en se crevant les yeux, se soustrayant ainsi à toute lumière, «en laissant tomber autour de lui la nuit qui voile tout»; il peut alors crier et se révéler au peuple tel qu'il est.

Mais il ne faut pas voir en Oedipe seulement «la chute d'un homme» : il est le type même du Dasein grec, «la figure où se hasarde le plus loin et dans ce qu'il y a de plus sauvage la passion fondamentale de l'être-Là [Dasein] grec, qui est passion du dévoilement de l'être, c'est-à-dire du combat pour l'être même». Oedipe est le protagoniste le plus (ant)agoniste. «Le roi Oedipe a peut-être un oeil de trop», disait Hölderlin le voyant : «Cet oeil de trop est la condition fondamentale pour tout grand questionner et tout grand savoir, et aussi leur unique fondement métaphysique. Le savoir et la science des Grecs, telle est cette passion», dit Heidegger. À la suite de Reinhardt, Heidegger considère qu'Oedipe roi est la «tragédie de l'apparence»...

Pour Heidegger, guidé en cela par Héraclite, un Héraclite pensé de manière grecque (par Nietzsche et surtout par Hölderlin), l'antagonisme est «recollection qui rassemble, recueille» : logos (collection, recueillement) mais aussi polemos, c'est-à-dire «rassemblement des plus hauts efforts antagonistes», combat comme différend. «Le recueillement ne dissout pas dans le vide d'une absence de contrastes ce qu'il perdomine, il le maintient, par l'unification des efforts antagonistes, dans la plus haute acuité de sa tension». «L'unité est l'appartenance réciproque des efforts antagonistes. Là réside l'union originaire». C'est donc dire que, pour Heidegger, ce qui importe n'est pas la réponse (la solution, la synthèse, la relève) mais la question (le problème, le combat, le différend) : ce n'est pas une question anthropologique mais ontologique, non pas historique mais historiale; ce n'est une question métaphysique que dans la mesure où la métaphysique n'est plus une physique...

Selon le dict d'Héraclite, c'est dans le polemos (combat, conflit, contrainte : antagonisme) que les dieux et les hommes se mesurent et se montrent; ce combat les fait ressortir dans leur être; mais ce dict, comme celui de Parménide -- «être et penser sont la même chose» : «Dans un lien d'appartenance réciproque sont appréhension et être», écrit Kahn qui traduit Heidegger traduisant Parménide --, a perdu sa vérité originaire, chez les Grecs eux-mêmes. Chez Parménide et Héraclite, il y a une pensée poétique, où le penser a le primat; dans la tragédie grecque, il y a une poésie pensée, où domine la poésie.

Dans le premier choeur d'Antigone (v. 332-375), Heidegger cherche «une esquisse poétique de l'être-homme chez les Grecs» [souligné ici] en empruntant trois parcours : celui de la «substance authentique du poème», celui de l'ordre des strophes et des antistrophes et celui qu'il faut «pour apprécier l'homme d'après ce dire poétique». Selon Heidegger, il y a une triple attaque, d'abord un «premier assaut» dès les deux premiers vers :

Multiple est l'inquiétant, rien cependant

au-delà de l'homme, plus inquiétant, ne se soulève en s'élevant.

L'homme est le plus inquiétant : c'est un daimôn ["génie protecteur, dieu"]; il ne s'agit donc pas de définir l'homme par la personne, par la personnalité, par le moi, par l'individu : «Chez les Grecs, il n'y avait pas encore de personnalité (ni rien, par suite, de supra-personnel)». D'un côté, le daimôn «désigne l'effrayant, le terrible», qui provoque «la terreur panique, la véritable angoisse», ainsi que «la crainte respectueuse, recueillie, équilibrée, secrète» : c'est donc alors ce qui conduit à une partie de la catharsis, c'est la violence; mais d'un autre côté, le daimôn «signifie le violent conçu comme celui qui emploie la violence», l'usage de la violence étant le «trait fondamental non seulement de son faire, mais bien de son être-Là».

C'est parce qu'il est doublement daimôn, «que l'homme est le plus violent : faisant-violence au sein de prépotent [l'étant]». L'homme est, «dans son intensité et son ambivalence les plus hautes», l'inquiétant -- d'une inquiétante étrangeté et d'une inquiétude étrange, serait-il possible de dire après Freud... L'inquiétant est ce qui rejette hors de la quiétude : «hors de l'intime, de l'habituel, du familier, de la sécurité non menacée»; c'est en somme l'étrange(r). L'homme est inquiétant parce qu'«il transgresse les limites du familier» : «c'est le trait fondamental de l'essence de l'homme», c'est «la véritable définition grecque de l'homme» [en italiques dans le texte].

Le deuxième assaut ou la deuxième parole que retient Heidegger se trouve au milieu de la deuxième strophe :

Partout en route faisant l'expérience, inexpert sans issue,

il arrive au rien.

En se frayant une voie en toutes directions, l'homme «est lancée hors de toute voie»; là est son in-quiétance -- et la ruine, le malheur ou la folie le guettent... La «troisième parole saillante» retenue par Heidegger se trouve au vers 370 :

Dominant de haut le site, exclu du site,

Le site est la polis ["État, cité"] : le fondement et le lieu du Dasein de l'homme même, le (historial et non historique) du Da-sein. «À ce site de l'histoire appartiennent les dieux, les temples, les prêtres, les fêtes, les jeux, les poètes, les penseurs, le roi, le conseil des anciens, l'assemblée du peuple, l'armée et la marine». Est politique ce qui est «dans le site de l'histoire». Mais les hommes appartiennent au site de l'histoire que parce qu'ils «emploient la violence en tant qu'ils sont situés activement dans la violence» et qu'ils deviennent ainsi éminents mais aussi apolis : «des hommes sans ville ni site, solitaires, in-quiétants, sans issue au milieu de l'étant dans son ensemble, ils deviennent en même temps des hommes sans institutions ni frontières, sans architecture ni ordre, parce que, comme créateurs, ils doivent toujours d'abord fonder tout cela» [en italiques dans le texte].

Heidegger emprunte alors son deuxième parcours pour voir comment «se déploie l'être de l'homme, qui consiste à être ce qu'il y a de plus inquiétant». L'homme quitte la terre, «la suprême déité», pour la mer à travers une tempête hivernale : c'est une «sortie violente»; après le défrichement, viennent la capture et le domptage des animaux. Mais il ne s'agit pas d'une simple description anthropologique, ethnologique ou psycho-sociologique des activités et du comportement de l'homme ou de l'évolution de l'humanité : «il s'agit en réalité d'un pro-jet poétique de son être à parti[r] de ses possibilités et de ses limites extrêmes». Critiquant la théorie de l'évolution comme «science de la nature déjà inadéquate en elle-même», Heidegger lui reproche de «croire que le commencement de l'histoire est constitué par ce qui est primitif, arriéré, maladroit et faible» : «En vérité c'est le contraire qui se produit. Le commencement est ce qu'il y a de plus inquiétant et de plus violent». Ce qui suit n'est pas «un développement du commencement» mais son affadissement en s'étendant. Ce commencement a un «caractère mystérieux» : la connaissance de l'histoire, «si elle est quelque chose, c'est une mythologie» [souligné ici].

La «caractérisation de l'homme» passe par la nomination : de la parole, de l'entendement, de la Stimmung ["humeur", "tonalité", "ton"], de la passion et de la construction. Il y a une «inquiétance du langage et des passions» : «L'inquiétance de ces puissances réside en ce qu'elles semblent familières et courantes». Et Heidegger de renchérir avec férocité : «À quel point l'homme est étranger dans sa propre essence, c'est ce que trahit l'opinion qu'il nourrit de lui-même, croyant avoir créé, avoir pu créer, le langage et l'intelligence, avoir inventé, avoir pu inventer, la construction et la poésie». L'homme ne peut «jamais inventer ce qui le per-domine et qui est le fondement sans lequel il ne pourrait pas être lui-même comme homme» [en italiques dans le texte]. Le faire-violence qui crée les voies de la versatilité et qui invente en quelque sorte l'homme ne rencontre qu'un obstacle : la mort, qui «surachève tout achèvement», qui «surlimite toute limite», l'homme étant «sans issue en face de la mort». «En tant que l'homme est, il se tient dans l'absence d'issue de la mort» [en italiques dans le texte].

La violence se meut dans le champ de la machination [source de la mêkhanê]; c'est la tekhnê, qui n'est pas qu'art ou métier mais aussi savoir : «L'oeuvre de l'art n'est pas au premier chef une oeuvre en tant qu'elle est opérée, faite, mais parce qu'elle effectue l'être dans un étant». La tekhnê, l'oeuvre d'art, est la mise en oeuvre de la phusis ["être"]. L'art est savoir avant d'être technique. La tekhnê caractérise le daimôn. Mais celui-ci n'est pas que tekhnê, il est aussi dikê (la déesse, selon Parménide) : «l'ordre qui joint et enjoint», «jointure» et «ajustement», «disposition» et «consigne» et non justice (au sens juridico-moral) ou norme. L'être est à la fois phusis, logos (recollection originaire des contraires) et dikê (ordre qui dispose); le daimôn est dikê et tekhnê : celle-ci se soulève contre celle-là, qui dispose de l'autre. Ainsi, «[t]out domptage violent par la violence [le créateur étant celui qui fait violence] est victoire ou défaite», dans l'antagonisme, dans le polemos : plus le sommet du Dasein historial est élevé, «plus béant est l'abîme pour la chute soudaine dans le non-historial, dont on peut seulement dire qu'il va à la dérive dans la confusion sans issue et en même temps sans site» : apolis.

Sur son troisième parcours, Heidegger cherche à montrer ce qui est dit ou ce qui se présente sans être énoncé : à son tour, «l'interprétation doit nécessairement user de violence». «Le plus inquiétant de l'inquiétant réside dans l'affrontement», dans l'antagonisme, de dikê et de tekhnê, de l'être-Là et de l'étant; affrontement en quoi «est réalisée la possibilité de l'effondrement dans ce qui est sans issue et sans site, c'est-à-dire la ruine», «la nécessité de se briser» qui est déjà là à l'origine pour l'homme : «il ne cultive et ne sauvegarde le familier que pour faire éruption hors de lui». L'homme est un in-cident... L'étant qui est le plus inquiétant «doit être exclu du foyer et de la cité», de l'âtre et de l'antre : Antigone, comme Oedipe, est donc apolis.

Ainsi Sophocle rejoint-il Héraclite et Parménide au seuil ou à l'aube de la pensée occidentale! Avec la philosophie de Platon --- «Platon est l'achèvement du commencement» -- et celle d'Aristote, s'amorce déjà «cette fin initiale du grand commencement», fin qui reste grande...

Pour Heidegger, c'est le logos qui fonde l'essence du langage; il est ainsi combat, arrachement par la lutte. L'être-homme est logos : «l'avènement de ce qu'il y a de plus inquiétant». La question de l'essence du langage est aussi la question de l'origine du langage, origine qui «reste un secret» : «Le caractère mystérieux appartient à l'estance de l'origine du langage». «Le langage, l'entendement, la passion sont plus anciens que l'homme». L'homme n'est pas à l'origine du langage, mais le langage à l'origine de l'homme : «la langue ne peut avoir commencé qu'à partir du prépotent et de l'inquiétant, dans le départ de l'homme vers l'être. Dans cette mise en route la langue, en tant qu'en elle l'être devient parole, fut poésie. La langue est la poésie originelle, dans laquelle un peuple dit l'être. Inversement la grande poésie, par laquelle un peuple entre dans l'histoire, est ce qui commence à donner forme à la langue de ce peuple. Les Grecs, avec Homère, ont créé et connu cette poésie». Mais Homère, selon Steiner, n'est pas le prologue mais l'«épilogue de la longue histoire de l'imagination héroïque» : on n'aperçoit jamais que la queue de la comète, disait Hegel...

*

Steiner cherche à poursuivre la réflexion de Hegel, de Kierkegaard et de Heidegger à propos d'Antigone. Selon lui, la masculinité de l'acte d'Antigone -- mais l'ensevelissement est l'affaire des femmes, selon Hegel : «faire partie des vivants», c'est être un tueur de morts, dit le Messager d'Antigone -- diminue la virilité de Créon et accentue son inhumanité (son refus d'inhumer, son refus de l'humanitas et de l'humus). Mais, comme victime, Antigone parvient à «une féminité essentielle» : «c'est mourir vierge qui, en un paradoxe tragique, mène au centre chthonien de ce qu'est la femme». Dans son «Ode sur l'homme», Antigone accède à la tragédie absolue; elle est «la métisse», «l'étrangère hybride», et «[n]ous sommes les enfants d'Oedipe», «comme si l'inceste commis par Oedipe constituait une obscure réminiscence de l'inceste majeur que fut le commerce originel entre les dieux et les hommes»...

Pour Steiner, ce n'est que dans Antigone, que se retrouve «la totalité des principales constantes des conflits inhérents à la condition humaine», conflits non négociables et sans compensation entre les hommes et les femmes, entre la vieillesse et la jeunesse, entre la société et l'individu, entre les vivants et les morts, entre les hommes et les dieux. Dans le polemos, la «pureté absolue» de la collision, il y a «reconnaissance agonistique de l'autre». Ces conflits mettent en oeuvre des catégories érotiques (l'amour et le sexe), filiales (la parenté et l'âge), sociales (la communauté : la communication et la communion), rituelles (le souvenir qu'ont des morts les vivants) et métaphysiques (l'adoration, la rencontre de l'existentiel et du transcendant). Sont donc convoqués dans Antigone les cinq paramètres de l'humanité : la sexualité (la parenté et les générations), l'unité sociale, la présence des disparus, les pratiques religieuses et la définition ou l'auto-définition conflictuelle de l'homme.

«La source première du dramatique réside dans la paradoxe du conflit, de l'incompréhension agonistique dans le langage lui-même»; ce paradoxe serait présent dans tout acte de langage, où il y a une «dynamique d'incommunicabilité et d'incompréhension mutuelle inhérente à l'acte même de l'actualisation linguistique». Il y a donc un sentiment tragique «de la nature conflictuelle de la parole humaine»... Le langage est aussi à l'origine de la cité et de l'État.

La tragédie grecque a vraisemblablement commencé «sous la forme de dialogues protodramatiques entre une choeur et une voix solo». Sans doute brève et se jouant autour d'un autel, celui du dieu hybride Dionysos, on y retrouve donc des «éléments quasi liturgiques, théophaniques et supplicatoires»; en cela réside «le caractère religieux et rituel de la lamentation dramatique et de la commémoration rituelle». Il y a ainsi une tension entre le deus et le machina qui fait qu'il est possible d'assimiler la condition humaine à la condition tragique.

Revenant au propos de Heidegger, il est possible de conclure ainsi :

le tragique n'est pas seulement cathartique, il est démonique (et non démoniaque), parce que l'homme est daimôn : il est le plus inquiétant, a fortiori s'il est le protagoniste (ant)agonique, s'il est l'agoniste!

Martin Heidegger. «La limitation de l'être» dans Introduction à la métaphysique (p. 102-209).

George Steiner. Les Antigones.

[Selon Steiner, Heidegger aurait écrit une monographie sur «la figure et le destin d'Antigone» (qui n'est peut-être pas encore disponible, même en allemand)].

Freud

Il semble être accepté de tous que la tragédie a une origine mythique ou religieuse, rituelle ou cultuelle; cependant, il a été moins question jusqu'ici de l'origine du mythe ou de la religion. C'est pourquoi il est nécessaire de faire appel à la psychanalyse principalement et à l'anthropologie dans une moindre mesure. Comme métapsychologie -- contre toute métaphysique en même temps que tout contre la métaphysique, mais contre la psychologie -- et comme métabiologie, la psychanalyse permet d'aborder directement ce problème, à partir d'une théorie du sujet, d'une théorie du désir, d'une théorie de l'inconscient et d'une théorie du langage.

La psychanalyse n'est pas seulement ni surtout une psychocritique de l'énoncé; elle est davantage une analyse de l'énonciation. Il n'en demeure pas moins que Freud s'est attardé aux oeuvres artistiques (de Vinci et Michel-Ange, par exemple) et qu'il s'est penché sur les personnages littéraires (comme ceux de Jensen) ou théâtraux (ceux de Sophocle, de Shakespeare et d'Ibsen surtout). Ainsi identifie-t-il des personnages qui sont des cas d'exception comme le Richard III de Shakespeare. Freud se demande ce que nous pouvons avoir de commun avec un tel scélérat et ce qui force notre sympathie ou notre pitié : c'est bien sa difformité vécue comme étant une «grave injustice» de la nature; injustice qui exige dédommagement : «le droit d'être une exception, de passer sur les scrupules par lesquels d'autres se laissent arrêter». Comme Richard III, «nous exigeons tous un dédommagement pour les blessures précoces de notre narcissisme». C'est ainsi, sans entrer dans «tous les secrets de la motivation», qu'il y a identification au héros et approfondissement de l'illusion : catharsis. C'est aussi de cette manière que Freud interpréterait le féminisme (et que l'on lui reprocherait d'être misogyne ou sexiste) : «la prétention des femmes aux privilèges et à la libération de tant de contraintes dues à la vie, repose sur le même fondement», le reproche fait à la mère -- à la mère-nature -- de les avoir fait naître femme plutôt qu'homme...

Freud s'attarde aussi à ceux qui échouent du fait du succès : ceux qui ne supportent pas de voir leur fantasme devenir réalité, comme la lady Macbeth de Shakespeare, qui commence à chanceler au moment où elle est devenue reine. Pour Freud, «la transformation de son audace impie en remords» est «une réaction à la stérilité qui la convainc de son impuissance face aux décrets de la nature et lui rappelle en même temps que c'est par sa propre faute que son crime perd la meilleure partie du bénéfice qu'elle en attend». Selon Freud, «pour Macbeth d'être sans enfants et pour sa femme d'être stérile» est «la punition de leurs crimes envers la sainteté de la génération» selon «l'esprit de la justice poétique fondée sur le talion». Macbeth et sa femme constituent une sorte de double, de «caractère en deux personnages»; c'est pourquoi «les germes d'angoisse qui commencent à poindre en Macbeth la nuit du meurtre parviennent à leur développement, non pas en lui, mais en sa femme»...

Le même échec en face du succès est le destin de Rébecca Gamvik, héroïne de Rosmersholm d'Ibsen. Cette héroïne est victime de la «conscience de culpabilité qui la fait renoncer au bénéfice de ses actes» et qui est déjà présente avant la «connaissance de son crime capital» : fille de sage-femme, elle a été adoptée par le docteur West; après la mort de ce dernier, elle est devenue servante chez le pasteur Rosmer et sa femme Beate, qu'elle a poussée au suicide pour pouvoir épouser le mari; celui-ci la demande en mariage, mais elle se refuse... Cependant, la conscience de culpabilité vient d'ailleurs, de plus loin : avant même qu'elle ne l'apprenne d'un ennemi, le recteur Kroll, elle se sent coupable d'un inceste : son père adoptif était son véritable père et elle a été sa maîtresse; le «fantasme universel» qu'est le complexe d'Oedipe était, pour elle, devenu réalité : elle a deux fois remplacé la femme et mère auprès du père.

De cela, Freud conclut que la conscience de culpabilité, qui trouve son origine dans le complexe d'Oedipe, n'est pas la conséquence mais bien la cause du crime : Legendre tirera les mêmes conclusions du crime du caporal Lortie, qui se sent coupable et ainsi recherche une punition; quand il devient coupable, il ressent un «soulagement psychique» : la conscience de culpabilité est alors et enfin localisée... [Freud fait remarquer que le «criminel par sentiment de culpabilité» fait l'objet d'un discours dans Ainsi parlait Zarathoustra de Nietzsche : «Du pâle criminel» («Du criminel blême»)].

*

C'est du côté de l'analyse de l'énonciation (présupposée) qu'il faut chercher l'apport de la psychanalyse de Freud à l'analyse du discours tragique. Si, selon Aristote, «le but du spectacle théâtral est d'éveiller "terreur et pitié", d'entraîner une "purification des affects"», Freud propose «qu'il s'agit de laisser jaillir de notre vie affective des sources de plaisir ou de jouissance», comme dans le comique ou le mot d'esprit, mais sans le travail de l'intelligence. Dans le libre-cours des affects, la jouissance qui en résulte correspond à «l'allégement que provoque une décharge massive» et à «l'excitation sexuelle» qui l'accompagne. Celle-ci est un «bénéfice supplémentaire» conduisant à la surtension du niveau psychique de l'homme.

«Participer en spectateur au spectacle théâtral» est comparable au jeu de l'enfant : comme l'enfant veut s'égaler à l'adulte, le spectateur veut être un héros; c'est pourquoi il s'identifie à lui dans la tragédie. Mais l'identification n'est pas totale, car être un héros implique des douleurs et des souffrances; c'est ainsi que «sa jouissance présuppose l'illusion, c'est-à-dire l'atténuation de la souffrance par la certitude, premièrement que c'est un autre qui agit là sur la scène et qui souffre, deuxièmement que ce n'est malgré tout qu'un jeu d'où ne peut survenir aucune atteinte à sa sécurité personnelle».

Tandis que le lyrisme donne libre-cours aux émotions et que l'épopée permet de jouir des «triomphes de la grande personnalité héroïque», le drame (entendu comme drame proprement dit et comme tragédie) doit descendre plus loin dans les profondeurs de l'affect : «il doit transformer en jouissance l'attente d'un malheur»; c'est donc «sur le fond d'une satisfaction masochiste» que le drame [Drama] «exhibe le héros en lutte», l'agoniste. Alors que le drame proprement dit [Shauspiel] n'éveille que le souci, la tragédie [Tragödie] accomplit la souffrance sur le mode de la satisfaction masochiste. Le spectateur du drame ne doit pas lui-même souffrir des mêmes souffrances que le protagoniste : son plaisir doit lui venir de la compassion, de la pitié. C'est donc une souffrance de l'âme [Psychè], la souffrance du corps mettant «un terme à toute jouissance de l'âme».

Mais les souffrances de l'âme sont liées à l'action du drame, où «le rideau se lève toujours pour ainsi dire au milieu de la pièce» : à la suite de Hölderlin, il faudrait voir là la césure, le moment où le secret s'inverse en aveu. Il est nécessaire que cette action soit conflictuelle, «contention du vouloir et résistance», (ant)agonique en somme, surtout dans «le combat contre le divin» qui culmine dans la tragédie de la révolte. Dans la tragédie bourgeoise, c'est le combat du héros contre la communauté humaine -- en ce sens, Rachet aurait une conception bourgeoise de la tragédie --, tandis que dans la tragédie de caractères, il y a combat des hommes entre eux; cette tragédie a «tout le pouvoir stimulant» de l'agôn. Il peut y avoir combinaison dans «le combat du héros contre des institutions incarnées par de puissants caractères»; la tragédie de la révolte est un drame religieux, la tragédie bourgeoise est un drame social, la tragédie de caractères est aussi un drame de caractères; les trois se distinguent par l'arène de l'action «d'où surgit la souffrance».

Le drame devient un drame psychologique quand c'est «l'âme du héros lui-même qui se livre un combat générateur de souffrance entre des impulsions différentes», dont le terme est la disparition d'une impulsion par le renoncement, jusque dans les tragédies d'amour, où il peut y avoir combat entre l'amour et le devoir (comme dans l'opéra). Le drame psychologique devient un drame psychopathologique lorsqu'il y a un combat ou un conflit entre une «source consciente» et une «source refoulée de la souffrance». Il n'y a alors jouissance que si le spectateur est un névrosé : un personnage psychopathique qui n'est pas sur la scène; seul le névrosé a du goût pour, éprouve du plaisir «dans la mise à jour et la reconnaissance pour ainsi dire consciente de l'impulsion refoulée»; tandis que le non-névrosé en éprouve du dégoût, de l'aversion car, chez lui, le refoulement a réussi et que «l'acte de refoulement» peut se répéter. Le névrosé -- comme l'enfant, comme le primitif, comme le rêveur -- «a sans cesse besoin d'une nouvelle dépense qui lui sera épargnée par la reconnaissance». Seul un tel combat chez le névrosé, entre la jouissance et la résistance, peut être «l'objet du drame».

Freud en prend pour exemple le «premier de ces drames modernes» : Hamlet. Il distingue alors trois caractères dans la transformation d'un homme normal en un névrosé :

1°) Hamlet n'est pas psychopathique, mais il le devient dans l'action;

2°) il y a une impulsion refoulée, mais à cause de la situation, il y a résistance au refoulement : «nous sommes susceptibles de connaître le même conflit» et nous pouvons donc «nous retrouver dans le héros»;

3°) mais c'est par une «attention détournée» du spectateur ou de l'auditeur, par le sentiment ou par l'affect et non par l'intellect ou l'intelligence, que l'impulsion est à la fois évidente et cachée : la condition de l'attention détournée est «la plus importante des conditions formelles qui entre ici en ligne de compte», conclut Freud de cette «utilisation de la névrose à la scène».

Dans sa Note, Lacoue-Labarthe prend la défense de Freud contre Lyotard en insistant sur le rapport «de la psychanalyse à la théâtralité» et à la représentation en général, la scène jouant le rôle d'une sorte de modèle ou de matrice : non seulement l'inconscient est «l'Autre scène» (dans la cure) selon O. Mannoni, mais la scène met en scène -- c'est le cas de le dire -- l'inconscient du «personnage psychopathique» que chacun est ou peut devenir. Lacoue-Labarthe souligne cependant que le rapprochement entre le spectacle théâtral et le jeu de l'enfant est «une hypothèse inutile» : il n'y a pas dans le jeu de l'enfant de «dispositif représentationnel», de dispositif spectaculaire; l'enfant est un acteur et non un spectateur. Il serait sans doute plus juste de dire que l'enfant-acteur est son propre spectateur... Dans le jeu, il y aurait «une visée indirecte du plaisir» : une «économie différée» [en italiques dans le texte]. Lacoue-Labarthe souligne aussi l'ambivalence de l'identification masochiste, ambivalence due au «dualisme pulsionnel» (entre les pulsions de vie et la pulsion de mort) et il conclut en rapprochant «cette théâtralité fondamentale de l'analyse» de «la théâtralité philosophique elle-même», du «dispositif représentatif de la philosophie», de la «scénographie (politique) de Platon» aux prises avec «le détournement philosophique de la tragédie».

*

Il est maintenant nécessaire de se détourner quelque peu de cette analyse freudienne de la catharsis pour une autre analyse aussi freudienne, celle de l'inquiétante étrangeté : la catharsis ne serait-elle pas qu'un cas d'inquiétante étrangeté et celle-ci ne serait-elle pas davantage en mesure, parallèlement à l'analyse heideggérienne du plus inquiétant, de rendre compte du (discours) tragique?

Dans la lignée de l'esthétique transcendantale de Kant, décrite comme «théorie des qualités de notre sensibilité», Freud s'attarde au domaine de l'inquiétante étrangeté [das Unheimliche] ou à l'étrangement inquiétant, domaine qui «ressortit à l'effrayant, à ce qui suscite l'angoisse et l'épouvante» et qui n'a pas été traité par l'esthétique des «types de sentiments beaux, grandioses, attirants, c'est-à-dire positifs»; alors que «l'inquiétante étrangeté est cette variété particulière de l'effrayant qui remonte au depuis longtemps connu, depuis longtemps familier [Heimlich]. «[N]'est pas effrayant tout ce qui est nouveau et non familier», mais «ce qui a un caractère de nouveauté peut facilement devenir effrayant et étrangement inquiétant».

Le sentiment ou l'impression d'inquiétante étrangeté a bien quelque chose à voir avec le non-familier, mais Freud cherche à aller «au-delà de l'équation». Faisant d'abord appel aux dictionnaires et à l'étymologie, il en dégage une série de définitions et de synonymes ou de périphrases; l'inquiétante étrangeté est : l'inquiétant, le sinistre, le lugubre, le mal à son aise, le démonique, «ce qui donne des frissons». Il cite ensuite Schelling : «On qualifie de un-heimlich tout ce qui devrait rester... dans le secret, dans l'ombre, et qui en est sorti» [en italiques dans le texte]. Retenant cette définition, Freud finit par proposer que l'étrangement inquiétant est une espèce de familier, voire une espèce du familier, un familier qui serait à la fois confortable et caché ou dissimulé : «Heimlich est donc un mot dont la signification évolue en direction d'une ambivalence, jusqu'à ce qu'il finisse par coïncider avec son contraire unheimlich»; ce serait donc en quelque sorte le (dis)simulé et le (non-)familier...

Contrairement à Jentsch, Freud doute que l'effet d'inquiétante étrangeté puisse être dû à la confusion de l'animé et de l'inanimé, de l'animal et de l'humain, de l'humain et de l'automate; il considère aussi que dans les contes de fées, «l'étrangement inquiétant est frappé de non-lieu». Dans son analyse de L'Homme au sable, un des Contes nocturnes de Hoffmann, ce n'est pas la poupée Olympia qui joue le rôle principal, mais l'Homme au sable lui-même en tant que représentant, substitut ou figure du père à travers un réseau inquiétant la vue : yeux, opticien italien ambulant, inoffensives lunettes, longue-vue, représentation d'être privé de ses yeux, opticien démoniaque, angoisse infantile effroyable que celle d'endommager ou de perdre ses yeux, etc. Or, «l'angoisse de perdre ses yeux, l'angoisse de devenir aveugle est bien souvent un substitut de l'angoisse de castration. Même l'auto-aveuglement du criminel mythique Oedipe n'est qu'une atténuation de la peine de castration qui eût été la seule adéquate selon la loi du talion» : l'angoisse oculaire est une forme d'angoisse de castration, l'oeil étant un substitut du membre viril, dans le rêve, le fantasme et le mythe.

Dans le récit de Hoffmann, l'angoisse oculaire est liée à la mort du père et son représentant, l'Homme au sable, est un «trouble-fête de l'amour» : il est à la place du «père redouté dont on attend la castration». Le rapport au père est frappé d'ambivalence : le père est à la fois bon et méchant, aimé et haï, modèle et rival, protection et menace, grâce pour les yeux et danger pour les yeux (castration). L'enfant est lui-même dans l'ambivalence : il adopte une position féminine -- Olympia, la «poupée automatique ne peut être rien d'autre que la matérialisation de l'attitude féminine que Nathanaël avait à l'égard de son père dans sa prime enfance» -- ou il réagit par une protestation virile. Ces «clivages de l'imago paternelle» ou «l'imago du père scindé» constituent «l'angoisse du complexe de castration infantile» qui est à la racine de l'inquiétante étrangeté de L'Homme au sable.

En se référant à Rank, Freud considère que le double est un autre motif d'inquiétante étrangeté : dédoublement, division ou permutation du moi et «retour permanent du même» (éternel retour comme compulsion de répétition). Pour Rank, le double est relié «à l'image en miroir et à l'ombre portée, à l'esprit tutélaire, à la doctrine de l'âme et à la crainte de la mort». Mais, à l'origine, le double était une garantie contre la mort, contre la «disparition du moi»; ainsi l'âme immortelle aurait-elle été «le premier double du corps» : «La création d'un tel dédoublement pour se garder de l'anéantissement a son pendant dans la langue du rêve qui aime à exprimer la castration par redoublement ou multiplication du symbole génital». L'angoisse de mort est une angoisse de castration... Mais, pour Freud, la représentation du double a poussé «sur le terrain de l'amour illimité de soi, celui du narcissisme primaire, lequel domine la vie psychique de l'enfant comme du primitif»; elle est devenue «l'inquiétant [unheimlich] avant-coureur de la mort».

«Dans le cas pathologique du délire de surveillance», la conscience morale est «isolée, dissociée du moi par clivage»; il y a une nouvelle représentation du double dans «l'autocritique comme faisant partie de l'ancien narcissisme surmonté des origines». Peuvent aussi être attribuées au double «toutes les possibilités avortées de forger notre destin auxquelles le fantasme veut s'accrocher encore, et toutes les aspirations du moi qui n'ont pu aboutir par suite de circonstances défavorables, de même que toutes les décisions réprimées de la volonté, qui ont suscite l'illusion du libre arbitre»...

Mais tout cela ne peut expliquer «le degré extraordinairement élevé d'inquiétante étrangeté» qui se rattache au double, ni non plus «l'effort défensif qui le projette en dehors du moi comme quelque chose d'étranger». Selon Freud, «[l]e caractère d'inquiétante étrangeté ne peut venir que du fait que le double est une formation qui appartient aux temps originaires dépassés de la vie psychique, qui du reste revêtait alors un sens plus aimable. Le double est devenu une image d'épouvante de la même façon que les dieux deviennent des démons après que leur religion s'est écroulée» [Freud cite Heine, Les dieux en exil]. En ce sens, Oedipe comme démon serait un dieu déchu (comme Lucifer) et le double serait bien un véritable daimôn.

La répétition est aussi un facteur d'inquiétante étrangeté et elle «rappelle en outre la détresse de bien des états de rêve»; ainsi en est-il du retour non intentionnel à un même endroit. Pour Freud, «ce qu'a d'étrangement inquiétant le retour du même» dérive de la vie infantile par la «compulsion de répétition [en italiques dans le texte] émanant des motions pulsionnelles, qui dépend sans doute de la nature la plus intime des pulsions elles-mêmes, qui est assez forte pour se placer au-delà du principe de plaisir, qui confère à la vie psychique, un caractère démonique» [souligné ici].

Ainsi «sera ressenti comme étrangement inquiétant ce qui peut rappeler cette compulsion de répétition». On sait que la compulsion de répétition est étroitement liée à la pulsion de mort et au sentiment de culpabilité, ainsi qu'au complexe d'Oedipe, c'est-à-dire à l'angoisse de castration.

La peur du «mauvais oeil» est «[l]'une des formes de superstition les plus inquiétantes» : «Quiconque possède quelque chose d'à la fois précieux et fragile, redoute l'envie des autres en projetant sur eux l'envie qu'il aurait éprouvée dans la situation inverse. De telles motions se trahissent par le regard [...]». -- En est-il de même d'Oedipe ou de l'homme qui est trop heureux et qui doit ainsi craindre l'envie ou la jalousie des dieux?...

Les derniers exemples qu'examine Freud tiennent de la toute-puissance des pensées tributaire de l'animisme ou de l'obsession; l'animisme se caractérise «par la tendance à peupler le monde d'esprits anthropomorphes, par la surestimation narcissique des processus psychiques propres [...]». Ce «narcissisme illimité de cette période de l'évolution» correspond à l'évolution individuelle : ses restes et ses traces sont sources d'inquiétante étrangeté. Il en est ainsi parce que «si tout affect qui s'attache à un mouvement émotionnel, de quelque nature qu'il soit, est transformé par le refoulement en angoisse», il en résulte qu'une partie du refoulé fait retour : «Cette espèce de l'angoissant serait justement l'étrangement inquiétant» [souligné ici]. L'angoisse est donc à la source de l'inquiétante étrangeté. (L'angoisse de l'être-à-la mort, sans parler de l'ennui, est tout aussi centrale chez Heidegger que chez Freud). Revenant à Schelling, Freud fait remarquer que l'étrangement inquiétant «n'est en réalité rien de nouveau ou d'étranger, mais quelque chose qui est pour la vie psychique familier de tout temps, et qui ne lui est devenu étranger que par le processus du refoulement» : c'est bien le (non-)familier, l'étrange(r) du familial...

«Ce qui paraît au plus haut point étrangement inquiétant à beaucoup de personnes est ce qui se rattache à la mort, aux cadavres et au retour des morts, aux esprits et aux fantômes». Dans «l'absence d'issue de la mort» [Heidegger], l'effroyable se mêle à l'étrangement inquiétant : on pourrait dire que l'inquiétante étrangeté s'inverse, dans l'effroi, en une inquiétude étrange. Mais l'homme ne peut se représenter sa propre mortalité : «dans son inconscient, chacun de nous est persuadé de son immortalité»; la mort a quelque chose d'irreprésentable, sauf en spectateur. Le (sur)vivant a peur d'être entraîné dans la mort par le mort (cadavre, mort-vivant, revenant, fantôme, esprit, spectre). La religion, qui (dé)nie la mort, a remplacé «l'attitude affective à l'égard de la mort, qui était à l'origine éminemment ambiguë et ambivalente» par «l'attitude univoque de la piété».

Le «jeteur de sorts» est un homme ou un personnage étrangement inquiétant en ce qu'il convoque des forces occultes et «nous nous trouvons à nouveau sur le terrain de l'animisme». Méphisto est lui aussi étrangement inquiétant : à la fois génie et diable. «L'inquiétante étrangeté qui s'attache à l'épilepsie, à la folie, a la même origine», dans les forces occultes, dans «l'action des démons» au Moyen-Âge : «Les démons sont à nos yeux des désirs mauvais, rejetés, des descendants de motions pulsionnelles mises à l'écart, refoulées» et Satan, comme Dieu, est une figure paternelle [cf. Freud : «Une névrose diabolique au XVIIe siècle»]; une part «d'imagination anale» entre, à la même époque, dans la croyance aux sorcières... La démonologie médiévale a été remplacée par l'hypocondrie au XXe siècle, l'hypocondrie étant une nouvelle démonomanie : une médicalisation des démons.

Dans l'«extraordinaire potentiel d'inquiétante étrangeté» causée par l'image de membres séparés, de tête coupée, de pieds qui dansent tout seuls, Freud voit encore «la proximité du complexe de castration». Quant à «l'idée d'être enterrée en état de léthargie», qui est un «fantasme effrayant», c'est «la transmutation d'un autre qui n'avait à l'origine rien d'effrayant, mais se soutenait au contraire d'une certaine volupté, à savoir le fantasme de vivre dans le sein maternel» : retour d'Antigone à Jocaste?... (Mais, dans le rêve, le mutisme, qui est bien une forme de léthargie, est le symbole de la mort).

L'effet d'inquiétante étrangeté se produit donc «quand la frontière entre fantaisie et réalité se trouve effacée», quand le fantastique apparaît comme réel, quand le symbole a «la signification du symbolisé», comme dans la magie. Ce qu'il y a d'infantile, de névrosé ou de primitif là-dedans, «c'est l'accentuation excessive de la réalité psychique par rapport à la réalité matérielle, trait qui se rattache à la toute-puissance des idées». Freud, qui -- c'est le moins que l'on puisse dire -- a beaucoup de suite dans les idées, fait remarquer que «la plus belle confirmation de notre conception de l'inquiétante étrangeté» se trouve dans la déclaration des hommes névrosés à l'effet que «le sexe féminin est pour eux quelque chose d'étrangement inquiétant» : c'est «l'entrée de la terre natale [Heimat] du petit homme, du lieu dans lequel chacun a séjourné une fois et d'abord». «L'amour est le mal du pays [Heimweb]», dit-on en plaisantant; cela voudrait donc dire que l'amour consiste en le mal de la mère, en un fantasme de retour au sein maternel. De même, l'impression du rêveur de déjà-vu, d'être déjà passé par là, «à propos d'un lieu ou d'un paysage», est une substitution du sexe ou du sein de la mère.

Freud se résume : «L'étrangement inquiétant est donc aussi dans ce cas le chez-soi [das Heimische], l'antiquement familier d'autrefois. Mais le préfixe un par lequel commence ce mot est la marque du refoulement». C'est donc dire que «l'inquiétante étrangeté est le Heimlich-Heimisch [le familier et le familial] qui a subi un refoulement et qui a fait retour à partir de là, et que tout ce qui est étrangement inquiétant remplit cette condition»; l'origine de l'inquiétante étrangeté réside ainsi «dans le familier [das Heimische] refoulé».

Dans le conte (merveilleux) [Märchen], il n'y a rien d'étrangement inquiétant, il n'y a rien de démonique, il n'y a rien de tragique, même s'il y a «prompte réalisation du désir», «réalisations de désirs immédiates». Il est donc nécessaire à Freud de distinguer «l'étrangement inquiétant vécu» et «l'étrangement inquiétant purement représenté ou connu par la lecture». Sur celui qui a liquidé les «conventions animistes», (toute-puissance des idées, prompte réalisation des désirs, forces occultes nuisibles, retour des morts, double), l'inquiétante étrangeté n'a pas de prise; il s'agit «d'une affaire d'épreuve de réalité, d'une question de réalité matérielle». Mais il n'en est pas ainsi de l'inquiétante étrangeté «qui émane de complexes infantiles refoulés, du complexe de castration, du fantasme du sein maternel», où «la question de la réalité matérielle n'entre pas du tout en ligne de compte, c'est la réalité psychique qui prend sa place» : «Il s'agit du refoulement effectif d'un contenu et du retour du refoulé, et non de la suspension de la croyance à la réalité de ce contenu». «L'inquiétante étrangeté vécue se constitue lorsque les complexes infantiles refoulés sont ranimés par une impression, ou lorsque des convictions primitives dépassées paraissent à nouveau confirmées» [en italiques dans le texte] : l'infantile est au primitif ce que l'ontogenèse est à la phylogenèse...

Plus riche que l'inquiétante étrangeté vécue, qu'elle englobe en fait, l'inquiétante étrangeté fictionnelle (imagination, création littéraire) se dispense de l'épreuve de la réalité; c'est pourquoi il y a dans la création littéraire beaucoup de choses qui ne sont pas étrangement inquiétantes mais qui le seraient dans la vie (comme c'est le cas dans le conte) et qu'il y en d'autres qui le sont mais qui ne le seraient pas dans la vie. Dans le conte (merveilleux ou de fées), il n'y a pas d'effet d'inquiétante étrangeté, parce qu'il n'y a pas de «litige quant à savoir si l'incroyable qui a été dépassé n'est tout de même pas réellement possible». Il n'y a pas non plus d'inquiétante étrangeté quand il y a introduction «d'êtres spirituels, de démons et d'esprits de défunts» : Dante n'est pas plus étrangement inquiétant qu'Homère...

«Mais il en va autrement quand l'écrivain s'est apparemment placé sur le terrain de la réalité commune», où ce qui est étrangement inquiétant dans la fiction ne l'est pas dans la vie : il s'agit alors de «l'inquiétante étrangeté qui prend sa source dans le dépassé». Par contre, «l'inquiétante étrangeté née de complexes infantiles», plus résistante, «reste dans la littérature - à une condition près - tout aussi étrangement inquiétante que dans le vécu». Pour qu'il y ait inquiétante étrangeté, il faut s'identifier ou participer «aux sentiments de la princesse» et non «à la rouerie supérieure du "maître-voleur"» : il faut donc s'identifier à la victime et à son angoisse : sans l'angoissant (l'agonie, l'agônia, l'agôn, la lutte, le conflit, le combat), il n'y a pas d'étrangement inquiétant. Et l'angoisse est d'abord et avant tout infantile, angoisse infantile dont les circonstances sont la solitude, le silence et l'obscurité (dans l'espace et le temps).

Freud ne pouvait évidemment pas (en 1906 et en 1919) avoir lu Heidegger et Heidegger a sans doute très peu lu Freud, peut-être pas du tout et certainement très mal. Il demeure que le rapprochement entre le plus inquiétant et l'étrangement inquiétant -- surtout celui qui dérive de complexes infantiles -- est pour le moins... inquiétant. Pour le philosophe, l'homme est énorme à l'origine; pour le psychanalyste, c'est un enfant (mais Freud -- ou est-ce Rousseau? -- ne dit-il pas quelque part et à peu près que c'est l'enfant qui a inventé l'homme en inventant le père?). Mais pour les deux, l'homme -- le philosophe, le psychanalyste, le protagoniste (ant)agonique -- est un daimôn : le démonique (l'angoissant et l'étrangement inquiétant) est l'essence du tragique et donc de l'homme... Sans doute que la psychanalyse aurait quelques prétentions à voir sous le plus effrayant la figure du père, d'un père à la fois Dieu et Satan, dieu et diable; d'un père hybride comme Oedipe (à la fois père et frère, à la fois fils et mari) ou comme Dionysos (à la fois dieu et demi-dieu, homme et animal, mâle et femelle, grec et non grec, étrange et étranger, ancien et nouveau, sauvage et civilisé, lui-même et Penthée). Nietzsche n'est-il pas lui-même tout aussi hybride : Dionysos et Zarathoustra, Antéchrist et Christ (le «Crucifié»)?...

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Les propos de Freud sur les personnages psychopathiques (et donc sur le mimétique et le cathartique) et sur l'inquiétante étrangeté (et donc sur l'antagonique et l'agonique) constituent une contribution à l'ontogenèse du tragique; mais il y a aussi chez Freud une contribution à la phylogenèse du tragique (en direction de l'événement tragique passé), dont il a déjà été question avec l'animisme : il importe d'y revenir plus longuement.

Pour Freud, l'homme primitif est déterminé par le tabou, qui est une «terreur sacrée» ou qui est à la fois sacré et impur, et par le totem; il y a une sorte de terreur envers le tabou (si impur) et une sorte de pitié envers le totem (si sacré). Le tabou (la prohibition, l'interdit, le mythe) a pour source la peur de l'inceste, qui a pour corollaire l'exogamie; il ressemble beaucoup aux «prohibitions obsessionnelles», qui «sont aussi peu motivées» et qui «ont des origines tout aussi énigmatiques», comme la phobie du contact, la phobie du toucher. Les tabous se rattachent surtout aux ennemis, aux chefs et aux morts, ainsi qu'aux parents et aux femmes. Ainsi y aura-t-il des coutumes de réconciliation avec les ennemis tués ayant pour objectif la purification du meurtre; il pourra aussi y avoir des coutumes de préservation : préserver ses chefs et se préserver d'eux, de même que des coutumes d'inhumation ou d'autres types de sépulture pour se garder du «démonisme des âmes» ou des esprits par la projection et pour amoindrir la mélancolie du deuil.

Le tabou, qui a quelque chose de démoniaque -- s'il y a interdiction, c'est bien parce qu'il y a tentation (de tuer par exemple) -- selon Wundt, se transforme en conscience morale, qui conserve son ambivalence affective et effective, comme dans la névrose obsessionnelle. La conscience morale a «une grande affinité avec l'angoisse» [souligné ici], qui est de la libido transformée par le refoulement. Mais le tabou, qui est une «formation sociale», se distingue du commandement moral que s'impose l'obsessionnel en ce que celui-ci est plutôt altruiste, tandis que le primitif est égoïste : s'il y a transgression de l'interdit, ce dernier craint le châtiment ou la punition pour lui-même et non pour un autre et, si la punition tarde à venir, elle sera imposée ou appliquée par crainte de la contagion, de l'impulsion à l'imitation, car le tabou a une «nature infectieuse» : Freud y voit là «un des principes fondamentaux du système pénal humain» pour se prévenir contre le fait «que nous sommes tous de très grands pêcheurs», tel que le prétendent les dévots, même les justes pêcheurs...

Le tabou se distingue aussi de la névrose, en ce qu'en lui prédominent les tendances sociales sur les tendances sexuelles; «[m]ais les tendances sociales elles-mêmes ne sont nées que du mélange d'éléments égoïstes et érotiques». Les névroses sont des formations asociales, mais elles «présentent des analogies frappantes et profondes avec les grandes productions sociales de l'art, de la religion et de la philosophie; d'autre part elles apparaissent comme des déformations de ces productions. On pourrait presque dire qu'une hystérie est une oeuvre d'art déformée, qu'une névrose obsessionnelle est une religion déformée et une manie paranoïaque un système philosophique déformé», étant donné que la névrose est affaire de condensation et de déplacement, de compensation et de surcompensation.

Freud voit dans l'animisme -- à ne pas confondre avec l'animatisme, «qui est la doctrine de la vivification de la nature que nous trouvons inanimée» (pré-animisme : «hylozoïsme universel») et qui comporte l'animalisme et le manisme -- la véritable religion primitive, une "pré-religion", ou un «système philosophique déterminé» d'après Tylor, voire une «philosophie de la nature» : c'est «la théorie des représentations concernant l'âme», «la théorie des êtres spirituels en général»; c'est un «système intellectuel», une conception de la nature et du monde. La conception animiste, qu'elle soit religieuse ou non, est à la fois mythologique et psychologique. L'animisme peut faire appel à la sorcellerie et à la magie, qui sont la stratégie de l'animisme selon Reinach, mais sa technique selon Freud, pour qui la magie -- qui fait abstraction des esprits, qu'elle soit imitative par similitude ou contagieuse par contiguïté : par condensation ou par déplacement, par paradigme ou par syntagme, par métaphore ou par métonymie (ou par le contact qui est la synthèse de la similarité et de la contiguïté) -- est plus primitive et plus importante que la sorcellerie. De même, «le repentir et l'expiation sont des cérémonies plus primitives que la purification».

L'association (entre «l'ordre des idées» et «l'ordre des choses») n'est pas le principe de la magie, mais elle conduit à son principe : la toute-puissance des idées, qui est comparable au jeu de l'enfant et à la superstition de l'obsessionnel et d'autres névrosés. Ainsi les «actes obsessionnels» sont-ils «de nature purement magique» : ce sont des actes de contre-sorcellerie. Comme dans l'animisme, l'obsessionnel est obsédé par la mort, c'est-à-dire par la castration. Selon Freud, dans la phase animiste, l'homme s'attribue la toute-puissance; dans la phase religieuse, il la cède aux dieux sans y renoncer; dans la phase scientifique, l'homme s'est résigné à la mort, mais il y a encore «la confiance en la puissance de l'esprit humain». La phase animiste correspond au narcissisme, la phase religieuse au stade d'objectivation («fixation de la libido aux parents») et la phase scientifique à la renonciation (principe de réalité).

Il y a toute-puissance des idées chez l'enfant, le névrosé et le primitif parce que «la pensée est encore très fortement sexualisée» et il s'ensuit, chez le névrosé, «une nouvelle sexualisation de ses processus intellectuels» : narcissisme intellectuel dans la «transformation libidinale [primitive ou régressive] de la pensée». Le narcissisme serait donc à la névrose (obsessionnelle) ce que les «états amoureux» sont aux psychoses; mais ces états en sont des «prototypes normaux»...

Pour Freud, la toute-puissance des idées n'a pas été complètement battue en brèche par la science : «L'art est le seul domaine où la toute-puissance des idées se soit maintenue jusqu'à nos jours»; ainsi y a-t-il «magie de l'art» et l'artiste est-il un magicien : l'art est à l'origine culte. «Alors que la magie utilise encore la totalité de la toute-puissance des idées, l'animisme a cédé une partie de cette toute-puissance aux esprits, ouvrant ainsi la voie à la religion». Freud y voit les projections des «tendances affectives» de l'homme dans les démons et les esprits, la projection étant l'effet de l'ambivalence et s'opposant au narcissisme par la prise de conscience de la mort. On peut se demander ici s'il ne serait pas nécessaire d'inverser l'art et la religion et de voir dans la geste hystérique (et donc dans la magie de l'art) la racine du geste obsessionnel (et donc de la manie -- au sens de "manier", de "maniement", de "manoeuvre" et de "manigance" -- de la religion) : le mystère comme racine commune du mythe et du rite?...

Il ressort de ce qui précède que la clef de la réflexion freudienne est l'ambivalence : il y a ambivalence des tendances affectives dans l'animisme et dans l'art. Mais pourquoi? -- Pour Freud, la réponse se trouve dans le totémisme, dans la religion totémique : le totem est l'occasion du rite ou du culte et il est l'objet d'un tabou; le totémisme est «un système à la fois religieux et social», social en ce que sa règle est l'exogamie, le «tabou principal». Le totem a un «caractère ancestral» et il se transmet en ligne maternelle (surtout quand on ignore le lien entre la copulation et la génération) : animal, il est à la fois objet de l'interdit du meurtre et moyen de sauvegarder l'interdit de l'inceste (par le truchement de l'exogamie). Ce qui importe alors, c'est de déterminer l'origine de la généalogie totémique et donc de l'interdit (le tabou).

Après avoir passé en revue et avoir critiqué les théories nominalistes, les théories sociologiques et les théories psychologiques sur l'origine du totémisme et sur l'origine de l'exogamie, Freud en vient à démontrer que la peur de l'inceste ne peut pas être un «instinct inné»; en outre, l'enfant, comme le primitif, ne se sent pas séparé du reste du règne animal. Mais il lui arrive d'éprouver de l'ambivalence envers l'animal : celui qui était chéri devient objet d'une phobie; or, l'animal est le substitut du père, qui ne peut qu'être à la fois aimé et haï par le fils. Dans la zoophobie, Freud reconnaît «certains traits du totémisme sous son aspect négatif» et il en conclut que l'animal-totem est le substitut du père, dans l'identification et l'ambivalence : «le système totémique est né des conditions du complexe d'Oedipe» [en italiques dans le texte].

Mais Freud, à la suite de Robertson Smith et de Darwin, va beaucoup plus loin dans la phylogenèse. Selon lui, le repas totémique, comme rite ou sacrifice et comme fête, est la répétition du meurtre du père de la horde primitive : «un jour, les frères chassés se sont réunis, ont tué et mangé le père, ce qui a mis fin à l'existence de la horde paternelle»; en tuant le père, ils l'ont fait père, serait sans doute une formule plus juste. Mais étant donné que le père était à la fois envié et redouté, il en est resté de l'ambivalence : de la joie et du remords, mais surtout un sentiment de culpabilité qui a engendré les deux tabous fondamentaux du totémisme que l'on retrouve dans «les deux désirs réprimés» (tuer le père et coucher avec la mère) du complexe d'Oedipe. «Le repas totémique, qui est peut-être la première fête de l'humanité, serait la reproduction et comme la fête commémorative de cet acte mémorable et criminel qui a servi de point de départ à tant de choses : organisations sociales, restrictions morales, religions».

C'est donc ce sacrifice totémique, cet événement tragique passé, qui a pour nom propre le complexe d'Oedipe et qui est à l'origine de tous les sacrifices et ainsi de l'art et de la religion, dieu (de Dionysos-Zagreus au Christ) se voyant substitué au père et la faute tragique ayant valeur de péché originel (d'origine orphique). Freud voit l'origine même du drame dans les sacrifices du bouc ou du bouc émissaire [cf. Rachet] : «le drame apaise en quelque sorte un début de révolte contre l'ordre divin du monde qui a établi la souffrance. Les héros sont d'abord des rebelles dressés contre dieu ou contre quelque chose de divin, et c'est du sentiment de détresse qu'éprouve le faible en face de la violence divine qu'il faut tirer plaisir, par satisfaction masochiste, mais aussi par la jouissance directe de la personnalité dont on accentue quand même la grandeur». Il s'agit là de la disposition prométhéenne de l'homme, selon Freud...

Freud voit dans «la plus ancienne forme de la tragédie grecque» des ressemblances frappantes avec le repas totémique : «Une foule de personnes portant toutes le même nom et pareillement vêtues se tient autour d'un seul homme, chacune dépendant de ses paroles et de ses gestes : c'est le choeur rangé autour de celui qui primitivement était le seul à représenter le héros»; l'ajout d'un deuxième ou d'un troisième acteur n'a guère modifié la situation : «Le héros de la tragédie devait souffrir; et tel est encore aujourd'hui le principal caractère d'une tragédie».

Il doit souffrir «parce qu'il est le père primitif, le héros de la grande tragédie primitive». Il est chargé de la faute tragique «pour en délivrer le choeur». La tragédie est donc une déformation «hypocrite et raffinée, d'événements véritablement historiques». Le choeur est l'équivalent ou le "restant" de la bande de frères qui a tué le père et «le héros tragique est promu rédempteur du choeur». Freud voit dans «les souffrances du bouc divin Dionysos» de la tragédie grecque l'annonciation des Mystères du Moyen-Âge répétant la Passion du Christ. [...]

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À la suite de Freud, Mauron voit dans les tragédies de Racine, le retour du père et une inversion des agressivités; pour Barthes, le héros ne peut se séparer du père : du passé. Mauron identifie aussi chez Racine des figures maternelles qui peuvent être agressives et désespérées, porteuses d'angoisse (la mère), ou qui peuvent être tendres et aimées mais pitoyables (la soeur). Pour lui, «toute passion accusée devient régressive et toute régression évoque des situations oedipiennes ou pré-oedipiennes». Le «clavier passionnel» serait plus haut chez Corneille (avec l'oblation) que chez Racine (aux prises avec la culpabilité janséniste, qui est une culpabilité oedipienne). Il distingue aussi une angoisse de naissance ou d'abandon (de l'ordre des stades de développement de la sexualité : conflits vitaux d'Andromaque) et une angoisse de culpabilité (de l'ordre des instances impliquant le surmoi et le refoulement : conflits moraux d'Athalie) : «Pour que l'angoisse tragique naisse, il faut que derrière le visage de la vie, celui de la mort apparaisse et qu'ils demeurent un instant indiscernables».

Selon Mauron, le drame théâtral ou la tragédie est un fantasme, un «mythe personnel», et il a un lien organique avec l'inceste : le parricide est au centre de la tragédie familiale. La fable du drame est une sorte de rêve, de situation intrapsychique, le rêve lui-même étant une comédie ou une tragédie intrapsychique. La littérature, la légende et le conte, le mythe même ont leurs racines dans le rêve.

La psychocritique de Mauron est aussi une contribution à l'analyse du comique. Selon lui, le rire est un «petit accès d'épilepsie»; le rire des adultes est l'équivalent du jeu des enfants, en ce qu'il est «jouissance de la maîtrise». «Historiquement, la comédie semble née des manifestations populaires et orgiaques du sentiment religieux»; elle aurait donc sensiblement la même origine que la tragédie : «L'art comique déborde clairement celui du mot d'esprit. Nous ne saurions oublier son origine dionysiaque ni, par la suite, ses relations probables avec les mythes angoissants de la tragédie». Mais celle-ci est au rêve ce que la comédie est au jeu, même si les rêves angoissés ou les mythes tragiques sont encore perceptibles dans la comédie, recouverts qu'ils sont par des «fantaisies de triomphe». Le spectateur, lui, est un rêveur nocturne. Tandis que la tragédie met en scène des angoisses profondes, la comédie met en scène des mécanismes de défense contre les angoisses.

L'art comique a pour manifestation mineure, le trait d'esprit, mais comme manifestation majeure, la comédie. La comédie d'intrigue (féminine) est à la farce (virile) ce que l'esprit inoffensif ou absurde est à l'esprit tendancieux ou grossier. Les plaisanteries obscènes sont à l'origine «des formules magiques dans des rites agraires de fécondation». Dans la comédie, «les pères sont toujours vaincus»; mais le triomphe des fils est l'«effet d'une défense spécifique contre une anxiété qui ne l'est pas moins». Dans la comédie, «l'agressivité émane du héros et prend pour but l'objet qui fait obstacle au bonheur de ce dernier»; dans la tragédie, l'agressivité «provient de l'objet ennemi et vise le héros» : la situation angoissante se trouve ainsi inversée (comme la mélancolie en manie, dans la «fantaisie de victoire»); la satire, elle, «présuppose une agressivité de l'auteur [«bon fils»] contre son objet». Alors que le dénouement tragique rompt l'espoir d'union ou de création d'un couple, «le dénouement comique le consacre» : l'autel du mariage (l'hôtel après le temple) ou Éros, dans la comédie, s'oppose à l'autel de la mort (le cimetière après le temple) ou à Thanatos, dans la tragédie.

«Dans la tragédie, la culpabilité repose sur le fils, dans la comédie, sur le père» : «Il y a eu renversement, le père est celui qui dérange l'amour : tel est le contenu latent de la plupart des comédies». Mais l'Oedipe demeure le «conflit commun» à la comédie et à la tragédie, de la culpabilité au triomphe insolent. En fait, il y a un renversement de la culpabilité : «Dans la réalité, c'est le fils qui voudrait troubler l'amour des parents»; c'est le mécanisme de la manie. «Le cauchemar originel est celui du rebelle ou parricide châtré»... La trajectoire de l'art comique va donc de l'angoisse du mythe primitif à la production du rire en passant par le contrôle dû aux mécanismes de défense et par leur projection sur la vie quotidienne.

Dans la comédie, la mère ou son substitut est du côté du fils, tandis que «le père est dépouillé de ses attributs d'adulte et chargé des faiblesses et des culpabilités enfantines»; il y a donc «régression comique vers le régime matrimonial» : «La projection de fantaisies toujours plus infantiles sur l'existence quotidienne devait nécessairement entraîner une régression du social au domestique et du domestique au matriarcal», qui est la «source profonde du comique». Le «bon fils» s'interpose entre le «mauvais fils» et le «vieux père»; mais le mauvais fils, qui est le «double pervers du blondin», pourrait bien être «celui que la mère préfère» : «Le fils pervers est aussi un séducteur»...

Mais comme le comique inverse le tragique (selon Souriau), le genre comique n'échappe pas aux structures obsédantes qui sont ses hantises. À la source de la fantaisie de triomphe, il y a «un trait d'esprit inconscient» et un «désir de revanche sur la réalité» : «l'euphorie a sa source dans un sentiment indéfini de victoire». Le blondin est au barbon ce que le principe de plaisir est au principe de réalité; la grande loi du genre comique, c'est que «le principe de plaisir l'emporte», même si «la comédie emprunte à la tragédie ses conflits», de même que la séparation et la reconnaissance. Par exemple, les «hâbleries du soldat fanfaron» résultent d'une «défense maniaque contre une blessure narcissique profonde», d'une «perte d'estime de soi», d'un «sentiment de défaite», voire de la dépression. Dans la comédie, où les esclaves sont des doubles et où le vol ressemble à un rapt (de femmes), « le fils représente le désir», «le père l'obstacle et l'arbitre»; la femme est un «moteur immobile»; s'il y a un rival séducteur, c'est une sorte de «demi-père»...

En résumé, dans la comédie, «l'angoisse d'abandon est compensée par des fantaisies de triomphe spécifiques». L'Homo gloriosus est le «masque du père pour le fils, et inversement», dans une sorte d'«omnipotence magique». Mais il ne faut pas oublier que «le narcissique est celui qui se ment à lui-même pour cacher une blessure». La comédie est ainsi une parodie des mythes religieux, donc de la tragédie : «L'art comique est fondé sur une fantaisie de triomphe» et la plus profonde de ces fantaisies est celle d'avoir vaincu la mort... «L'amant, pour avoir projeté sur une femme interdite le souvenir inconscient de la communion maternelle, voit se mêler à son désir un trouble qui l'angoisse. Il en rejette sur autrui la responsabilité redoutable» : «Or, dit Mauron, l'amour interdit, sacrilège ou adultère a nécessairement pour prototype l'amour incestueux». Mauron conclut qu'il y a chez Corneille un «mensonge où on se cache à soi-même la réalité pour guérir une blessure», alors que chez Molière, il y a le mensonge «que l'on fait à autrui pour le duper».

Pour Freud revenant à l'humour (en 1927, 22 ans après Le mot d'esprit et ses rapports avec l'inconscient), «le gain de plaisir humoristique émane d'une économie de dépense affective». Mais d'un point de vue dynamique autant qu'économique, «[l]'humour n'a pas seulement quelque chose de libérateur comme le mot d'esprit, mais également quelque chose de grandiose et d'exaltant» : «Le caractère grandiose est manifestement lié au triomphe du narcissisme, à l'invulnérabilité victorieusement affirmée du moi». L'humour n'est donc pas résignation mais défi : triomphe du moi et du principe de plaisir. Par la suprématie de ce principe et par la suspension du principe de réalité, «l'humour se rapproche des processus régressifs ou réactionnels»; il s'apparente à la névrose, à l'ivresse, à l'extase et à la folie...

L'humoriste n'est pas celui qui s'identifie au père et qui «ravale les autres au rang des enfants»; il est plutôt celui qui «se traite lui-même comme un enfant et joue en même temps à l'égard de cet enfant le rôle de l'adulte supérieur». : «l'humoriste a retiré l'accent psychique de son moi et l'a déplacé sur son surmoi», qui «est génétiquement l'héritier de l'instance parentale»; «le moi se vide en direction de l'objet». Par rapport au mot d'esprit qui, comme Mauron l'a retenu, serait «la contribution au comique que fournit l'inconscient», l'humour serait «La contribution au comique par la médiation du surmoi» [en italiques dans le texte]. Le surmoi est pourtant un «maître sévère» : «si, par l'humour, le surmoi vise à consoler le moi et à le garder des souffrances, il n'a pas contredit par là sa descendance de l'instance parentale»; s'il plaisante, c'est sans badiner, pourrait-on ajouter...

Sigmund Freud. Totem et tabou.

Sigmund Freud. Moïse et le monothéisme [qui est son dernier ouvrage, en 1939, et où les thèses de Totem et tabou (publié en 1913) sont maintenues, voire renforcées, tout comme avec «Psychologie des foules et analyse du moi», en 1921, dans Essais de psychanalyse].

Sigmund Freud. L'inquiétante étrangeté et autres essais [ou Essais de psychanalyse appliquée]. Gallimard (Folio essais # 93). Paris; 1985 (352 p.)

Sigmund Freud. «Personnages psychopathiques sur la scène» (Traduction et notes de Philippe Lacoue-Labarthe et Jean-Luc Nancy) suivi de «Note sur Freud et la représentation» par Philippe Lacoue-Labarthe. Digraphe # 3. Galilée. Paris; automne 1974 (128 p.) [p. 61-81].

Pierre Legendre. Le crime du caporal Lortie.

Henri Bergson. Le rire; essai sur la signification du comique. PUF (Bibliothèque de philosophie contemporaine). Paris; 1958 [1940, 1924, 1899] (VIII + 160 p.)

Charles Mauron. Psychocritique du genre comique : Aristophane, Plaute, Térence, Molière. José Corti. Paris; 1985 [1964] (2 + 190 p.)

Charles Mauron. L'inconscient dans l'oeuvre et la vie de Racine. Slatkine Reprints. Genève-Paris; 1986 [1957] ( 2 + 350 p.)

Charles Mauron. Phèdre. José Corti. Paris; 1978 [1968] (190 - 2 p.)

Roland Barthes. Sur Racine. Seuil (Points # 97). Paris; 1963 [1960] (162 - 2 p.)

Otto Rank. Don Juan et le double. Payot (PBP # 23). Paris; 1973 [1932] (196 p.)

René Girard. Critique dans un souterrain.

Jacques Derrida. «Freud et la scène de l'écriture» dans L'écriture et la différence (p. 293-340).

Jean-François Lyotard. «Par-delà la représentation». Préface de Anton Ehrenzweig. L'ordre caché de l'art; essai sur la psychologie de l'imagination artistique. Gallimard nrf (Connaissance de l'inconscient). Paris; 1974 [1967] (368 p. + 24 planches d'illustrations) [p. 10-24].

Michel Foucault. «Le "non" du père». Sur Jean Laplanche. Hölderlin et la question du père. PUF. Paris; 1961 (142 p.). Critique # 178. Minuit; Paris; mars 1962 (p. 195-209).

Green

Héritier direct de Freud et indirect de Lacan, Green cherche d'abord à établir ce qu'il en est du spectacle théâtral en général et de la tragédie en particulier. Pour lui, comme dans le rêve, il y a au théâtre «barrage de la motricité», barrage qui est nécessaire au «déploiement du rêve»; mais le théâtre ne peut être identifié au rêve ou au fantasme (plus proche, par le «roman familial», du conte ou du roman) : il se situe plutôt entre les deux. L'art du théâtre est l'«art du mal-entendu». La rampe maintient «sa fonction de séparation entre la source et l'objet», dont le regard se détache en partie; la scène a son «autre scène» : les coulisses et la salle. Le spectateur, «fantasme incarné», est lui-même le «théâtre de l'opposition entre théâtre et monde» : «chaque auditeur fut un Oedipe et il s'épouvante devant la réalisation de son rêve», disait Freud...

La famille est véritablement «l'espace tragique par excellence» : «L'espace tragique est l'espace du dévoilement et de la révélation sur les relations originaires de parenté, qui jamais n'opère plus efficacement que par le revirement de la péripétie»; «les deux moitiés de l'espace tragique» sont le spectacle et le spectateur réunis par le phobos (la terreur). Il y a passage de l'ignorance à la connaissance ou reconnaissance par la représentation, mais «aucune prise de conscience ne peut faire le détour de la résistance». «Le théâtre est l'art de la mimèsis»; mais il est davantage identification qu'imitation : la monstration y conduit à la monstration. Comme chez Freud, la catharsis est le «traitement de l'émotion par l'émotion dont le but est la décharge». Selon Green, le «théâtre freudien» n'est pas aristotélicien; il est «parole incarnée» : initiation en quelque sorte, comme chez Artaud.

L'art occupe une position transitionnelle [cf. Winnicott] : le produit de la création artistique, comme activité symbolique, brise l'action du refoulement; mais il y a toujours retour du refoulé sous la forme du symptôme. Dans son orientation objective, le fantasme, ce «mythe individuel» rappelle Green après Mauron, peut conduire à la décharge, dans le rêve, le symptôme ou le sexe; mais dans son orientation subjective, il y a «renoncement à une satisfaction impliquant une décharge complète», dans une sorte de «narcissisme de l'autre» : «la jouissance esthétique est soumise à l'inhibition de but de la pulsion» dans une chaîne d'objets transnarcissiques. Il y a donc une «prime de séduction», où le «plaisir préliminaire» conduit à la «libération d'une jouissance supérieure» qui consiste en une «décharge désexualisée par inhibition de but et déplacement du plaisir sexuel».

Le héros tragique est la «projection idéalisée d'un moi qui trouve ici la satisfaction de ses visées mégalomaniaques»; c'est un demi-dieu en concurrence avec les dieux, qui l'écrasent dans le «triomphe du père». Le plaisir du spectateur, dans ses «fantasmes de grandeur» (ou d'érection), a lieu dans l'ambivalence : dans le mouvement d'identification avec le héros, il y a pitié ou compassion (en face du père-modèle); dans le mouvement masochique, il y a terreur (en face du père-rival). Le héros, comme le spectateur, est «en position de fils de la situation oedipienne». «À cet égard le père, même mort, toujours mort, voit cette puissance encore accrue dans l'au-delà». «La tragédie est donc la représentation fantasmatique du complexe d'Oedipe que Freud désigne comme complexe constitutif du sujet». Les frontières s'effacent entre l'individu dit normal (le spectateur), le névrosé -- la névrose étant la «solution individuelle et asociale du problème posé à la condition humaine», tandis que la tragédie est une «solution substitutive» -- et le héros. Dans la «solidarité de l'affect avec le représentant de la pulsion», les signifiants sont les «représentants de la pulsion».

La tragédie est doublement représentation; elle est représentation de représentation : «texte en représentation» et «représentation d'un texte», où le signifié commande le signifiant qui est, en somme, en demande de signifié. L'irreprésentable n'est pas le non-présenté : «Le non-dit est l'absence du signifié et non son insaisissabilité»; il y a une «littéralité du non-dit du signifié» dans la trace. Il y a aussi «redoublement de la différence» : «rapport entre le signifié manifeste et la différence entre le signifiant littéraire et le signifiant usuel». «La tragédie se clôt sur le mythe de ses origines»; Barthes, lui, dit que «la tragédie, c'est le mythe de l'échec du mythe» [en italiques dans le texte].

La tragédie est une entreprise humaine dont ne peut rendre compte la sociologie. Sous le matricide (sans rituel propre), «coït sadique», se cache un infanticide maternel. Green distingue le mythe centrifuge (masculin), où le refoulé subit d'incessants déplacements, et le mythe centripète (féminin), où il y a transparence. Le serpent est le «symbole du fils» et la voix des dieux est la voix du surmoi paternel; par le serpent et le sceptre, il y a «symbolisation de la jouissance sexuelle du père» : Freud avait déjà à peu près dit que «la multiplication des serpents a pour fonction de nier la castration autant de fois que sont figurés les symboles phalliques». Le souci de vraisemblance psychologique n'est jamais que le «fantasme de la fille». La Sphinge est l'homologue de la mère phallique.

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Dans son analyse d'Othello de Shakespeare, Green identifie le sujet comme procès : «comme marche de la tragédie, comme noeud de forces entrecroisées dans le spectacle»; Othello, «c'est le procès spectaculaire de la destruction après sa conquête, ou par sa conquête, de l'objet d'amour dont la perte entraîne celle du Moi» : «Le sujet est donc le procès de la folie jalouse», dans cette tragédie où s'affrontent trois classes : le pouvoir, le plaisir et la guerre (qui est entre le pouvoir et le plaisir). Sans que Green ne le mentionne, ces trois classes correspondent respectivement aux trois fonctions selon Dumézil : la souveraineté, la fécondité et la guerre... «La transgression, corrélat nécessaire de la punition, est ici, comme toujours, transgression paternelle». Dans sa folie et par son suicide, Othello bafoue la justice : pour lui, «la Loi [de l'univers transcendant] et le Désir [de l'univers immanent] ne font qu'un».

Sous la folie jalouse pointe l'homosexualité : «l'insupportable désir» d'Othello (impuissant avec Desdémone?) et d'Iago pour Cassio (la scène de beuverie ayant nui à l'accomplissement de l'acte lors de la scène nuptiale). Dans la jalousie masculine, il y a identification passive à l'objet d'amour : «Othello ressent, comme s'il avait pu en être le bénéficiaire, les extases que peut prodiguer Cassio». Celui-ci est objet de rivalité, non seulement entre Othello et Desdémone, mais aussi entre Iago et Desdémone et entre Iago et Othello; à travers ces trios ou ces triangles (ou ces duos et duels, Iago étant le double d'Othello), le mouchoir fonctionne comme un «emblème phallique».

Pour Desdémone, Othello éprouve un «amour génital» la constituant en objet d'amour; mais son amour narcissique, son état amoureux, est plus fort; ainsi y a-t-il investissement narcissique de l'objet. Dans sa mégalomanie et sa paranoïa, Othello voit son homosexualité régresser jusqu'au narcissisme. Chez lui domine donc la jalousie (à dominante projective selon M. Klein); chez Iago, domine l'envie (qui est désir d'introjection destructive selon la même); les deux méconnaissent leur désir pour Cassio : Iago est à la fois le double et la moitié d'Othello, dont Cassio est le second. «[L]a jalousie est un désir s'adressant à l'objet»; «l'envie concerne surtout le narcissisme».

Comme le mouchoir, le clown et le poignard -- en se poignardant, Othello se castre -- sont des «signifiants marqués» : «le personnage du clown devient ici un index pointé vers l'oeil et l'oreille de la jalousie« et la folle jalousie conduit à l'«agglutination des signifiants en excès». Il y a alors «exhibition de cette extension du sexuel» par ce qu'il y a de commun aux deux sexes : l'excrémentiel... Dans l'annonce de la crise (épileptique), la douleur au front comme signe de la crainte d'être cocu ou cornard (avoir ou porter des cornes), la castration est pressentie par Othello, qui a besoin du mouchoir pour couvrir son sexe. Il lui faut une preuve oculaire, qui est une preuve spéculaire : il veut voir comme Oedipe veut savoir (ou s'avoir).

Dans la «résurgence de l'oracle paternel» (le père de Desdémone prévenant Othello lors du rapt de Desdémone par ce dernier : si elle a été infidèle à son père, elle pourra l'être à son mari), la «condition de putain de Desdémone est essentielle à soutenir le désir d'Othello»; elle se rapproche ainsi de la mère, «première infidèle» : «Si bien que celui qui fuit les femmes en les rabaissant au rang de putains en préservant l'une d'elles platoniquement est plus près que jamais de la mère lorsqu'il est dans les bras d'une putain»... Chez Othello, il y a «contiguïté du sexuel et du répugnant», «comme l'anatomie rapproche le génital et l'excrétoire».

En fin de compte, Othello, «seul infidèle», se trouve manipulé par les Dieux d'Afrique (la jalousie comme «secrète envie» des Dieux, le «monde sorcier», le monde de la sorcellerie et de la magie, la magie noire contre la magie blanche, la négritude : le Destinateur), sa conversion ayant été une trahison. Othello est donc la «tragédie de la conversion» : il y a d'abord «transgression de la loi du père par l'abandon de la foi de ses ancêtres» et ensuite «transgression dans le choix de l'objet amoureux», Othello (frère d'Oedipe et d'Oreste) préférant l'Étrangère («lien avec la mère la plus lointaine») aux filles de son pays; la conversion est alors «détournement en retournement»...

La folie jalouse est une «forme extrême de l'aliénation»; c'est une «homosexualité forclose et dégradée en masochisme». Dans le «circuit du désir» conduisant à la différence du sujet de l'énoncé et du sujet de l'énonciation et impliquant protagonistes, signifiants marqués, désirs intériorisés et forces personnifiées, la tragédie est constituée par «l'ensemble de ses articulation». La jalousie commune anthropologique se distingue de la jalousie tragique, scénique, en ce que celle-ci est héroïque -- l'héroïsme étant «partage de l'angoisse», selon Steiner -- mais délirante : «Jalousie du père qui voit dans le succès de son fils une abolition des prérogatives qui assurent son pouvoir paternel et un signe du désir d'être supplanté par son rejeton». D'Othello, Green conclut ceci : «La représentation de la jalousie a réalisé son but : obtenir du spectateur la méconnaissance de son désir» [pour une analyse très différente de la même pièce, cf. Greimas et Fontanille].

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Green, n'est pas, lui non plus, sans rapprocher la tragédie du sacré et du sacrifice, du rituel ou de l'économie du sacrifice, économie où «[l]e prêtre, l'interprète des Dieux, en inspirant la crainte, exige la soumission des Grecs par l'exécution du sacrifice»; mais «[u]n suicide ne saurait en aucun cas tenir lieu de sacrifice» et «[à] une vierge il est interdit de connaître les secrets du sacrifice comme ceux du mariage». Dans la tragédie antique (grecque), la passion porte son propre excès et sa propre censure; il y a heurt de deux sentiments : un désir s'oppose à une autre désir, la folie à la folie. Dans la tragédie classique (française), il y a deux déséquilibres : un personnage s'oppose à un autre personnage et l'amour à l'ambition par exemple ou une «force de dépense» à une «force de calcul». «De l'infanticide au suicide, c'est le trajet parcouru entre la tragédie antique et la tragédie classique» : celle-ci (concentrée sur l'objet) est plus fermée à l'inconscient que celle-là (centrée sur la pulsion). Selon Green, «la mort de la tragédie coïncide avec sa naissance : «après cet illuminant retour à ses origines, la tragédie n'avait qu'à mourir à son tour».

«Le sacrifice est destiné à sceller l'alliance avec les Dieux et à obtenir l'assurance de leur bienveillance et de leur protection. À ce titre, il oblige l'homme à se rappeler périodiquement sa castration originaire par la mutation qu'il doit s'infliger». La demande des Dieux d'un «sacrifice originaire», dont la circoncision est un substitut, est un rappel du rituel originaire. Dans le sacré s'unissent l'horreur et l'extase. Il y a communication entre le sacrifice et le rituel dionysiaque, qui est «tout imprégné encore de sa joie originelle» : la jouissance du culte est le culte de la jouissance. Le rite est à la fois «subordination des désirs à l'univers des règles» et retour du refoulé; le rituel dionysiaque, solidaire des rites agraires, n'est pas un rituel naturel mais la culture du naturel. Le délire sacré des Bacchantes est le «rappel à la condition humaine originaire».

La mère originaire dévoratrice est une mère phallique. Dans le mythe de Dionysos né de la cuisse de Zeus, il y a le «fantasme d'être né du membre du père» : «Le pouvoir phallique doit rester l'apanage du seul Dionysos, qui l'a hérité de Zeus»; Dionysos et Oedipe ont le même aïeul. L'infanticide, qui était le moins grave des crimes familiaux, est le «signe d'une mutilation du père»; le parricide, lui, est inexpiable et il ne peut pas plus échapper au déguisement que l'inceste : «Le parricide est un forfait si grave que seule la jouissance escomptée par l'inceste peut expliquer la jalousie qui pousse au meurtre du père, ou encore que l'inceste entraînera si sûrement la mort de l'enfant par le ressentiment du père que l'élimination de celui-ci rend le parricide nécessaire à la survie du désirant». La «pathologisation du sacré» et la «sacralisation du pathologique» se confondent dans l'hystérie collective qu'est le délire sacré : «Le refus du Désir, le refus dionysiaque sur quoi toute civilisation s'est construite, a pu donner naissance à l'efflorescence hystérique». Il ne faut pas confondre la «fringale des drogues» avec une recherche dionysiaque; c'est la mithridatisation du dionysisme...

Pour Green, derrière les mythes, il y a «le refoulement de l'inconscient» et l'insatisfaction : la "vraie" vérité historique n'est pas une vérité matérielle. Le rite est mémoire et censure sur la mémoire. Il y a remaniement de l'inconscient par le fantasme du désir lié au complexe d'Oedipe. La faute originaire est une faute sexuelle et elle n'a rien d'une prédestination : «Ce n'est pas parce qu'Oedipe était prédestiné qu'il a tué son père et partagé la couche de sa mère, c'est parce qu'il a accompli ces actions qu'il devait être prédestiné»... Le fantasme où l'enfant s'imagine qu'il n'est pas le fils de ses parents est une manière de mieux supporter ses désirs pour ses parents.

Qu'Oedipe ait les pieds percés, du fait de son exposition, est la «marque qui est la cicatrice d'une castration primitive déplacée, pratiquée par un père voulant prévenir tout danger d'inceste futur» : c'est une pratique comparable à la circoncision, dans l'équivalence du pied et du pénis. Le grand-père d'Oedipe, Ladbakos, était lui-même boiteux, parce qu'il avait les pieds écartés. «L'infirmité n'est donc pas sans rapport avec la reproduction bisexuée, puisqu'elle présidera à toutes opérations en jeu dans la double identification masculine et féminine que Freud rattache à la formule développée du complexe oedipien». Par ailleurs, la sexualité est liée à l'énigme : «C'est parce que la sexualité est énigme que l'énigme [celle de la Sphinge, imago de la mère phallique] est aussi une trace fidèle de l'origine sexuelle».

Oedipe se punit parce qu'il s'est trompé : il est aveugle au signifiant ou aveuglé par lui; son désir de (sa)voir le conduit à l'aveuglement : dans la méconnaissance d'Oedipe, il y a «la même occultation devant la vérité que celle dont fait preuve le névrosé», qui souvent «demeure frappé de cécité, de surdité, de mutisme». La tragédie d'Oedipe est en somme une «exclusion rituelle» : «Tout le rituel de la tragédie rejoint ici le rite dont la tragédie est née»; mais le rituel d'initiation est réduit, dans la tragédie, à la participation au spectacle : «Un spectacle qui raconte l'exclusion de celui qui transgresse les interdits, mais un spectacle qui cimente l'unité des membres de la Cité par leur participation commune à une cérémonie». «Le rituel d'initiation est une des formes les plus anciennes d'institutionnalisation» : «entrée de l'enfant dans le monde des êtres sexués, par une castration symbolique»; ce lien est une «expérience cultuelle». Dans cette «mort symbolique de l'enfant», par l'initiation, il y a «résurrection de l'ancêtre mort : le père du père». Le signifiant cultuel se trouve alors «mis à la place du père mort». Il y a donc une dette envers l'ancêtre-totem.

Le sacré, qui est la «visée implicite du tragique» est l'expression fondamentale du religieux : il est le souvenir et la réminiscence «d'un acte qu'il commémore : le meurtre du père primitif» et il est inséparable de l'interdit. Il y a un double usage de la tragédie : elle «répète un événement mythique en attribuant le châtiment du héros, qui représente ici le père, à une action vengeresse des Dieux»; mais, par un retournement masochique, il y a identification au héros et non aux Dieux : «la tragédie fait assister à l'impossible remplacement du père par le fils» (qui est le tribut à payer à la tribu) et c'est donc le père qui se retrouve à la place des Dieux, Dieu étant un père inconnu, tandis que le fils se retrouve à la place du héros dans la catastrophe tragique...

«Faire de la catastrophe un objet de jouissance, voilà qui témoigne de la souveraineté du principe de plaisir» conduisant à une revanche sur la douleur, la déception, l'insatisfaction des désirs; l'issue tragique est ainsi un «compromis entre cette réalisation du désir et le tribut qu'elle demande en contrepartie». Cette issue finale, tel que Freud l'avait déjà précisé, n'est donc pas la catharsis mais la «jouissance masochique dans la répétition», jouissance procurée par le spectacle tragique; en d'autres mots, la catharsis est une forme de masochisme. La tragédie, qui est un «objet transitionnel collectif», a pour origine le mystère du divin et le fantasme qui en découle : «le fantasme se répète dans le mythe et le rite; ensemble, ils se répètent dans la tragédie». Le fantasme s'accouple au signifiant phallique, qui est le «support des pulsions sexuelles et agressives à l'origine de la tragédie».

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Pour Delcourt, discutée par Green, la légende d'Oedipe repose sur des rites agraires, dont dérivent les mythes : Oedipe est un héros d'origine rituelle, «dont les actes sont antérieurs à la personne». Le rite est antérieur au mythe, qui est un «rite en décadence», la fable ou la légende survivant au rite. S'inspirant d'Adler, elle considère que la légende d'Oedipe est tributaire d'un conflit de générations. S'opposant au Freud de Totem et tabou, Delcourt conclut que la rivalité entre le fils et le père a sa source, non pas dans la libido, mais dans la volonté de puissance.

Vernant et Vidal-Naquet, eux, contestent l'interprétation psychanalytique de la tragédie et en appellent à une anthropologie structurale, à une psychologie historique ou à une sociologie. Selon eux, la tragédie est liée à l'émergence du droit dans l'Antiquité : «La tragédie prend naissance quand on commence à regarder le mythe avec l'oeil du citoyen»; le mythe est au rite ce que le passé est au présent. Ainsi Créon représente-t-il la religion publique, l'État, tandis qu'Antigone est la représentante d'une religion familiale soucieuse du culte des morts : «Antigone se heurte à la diké céleste pour avoir voulu connaître la seule diké des morts». La culpabilité tragique «s'établit entre l'ancienne conception religieuse de la faute-souillure, de l'hamartia maladie de l'esprit, délire envoyé par les dieux, engendrant nécessairement le crime, et la conception nouvelle où le coupable est défini comme celui qui, sans y être contraint, a choisi délibérément de commettre un délit».

Pour Vernant, la tragédie grecque s'oppose au spectacle [cf. Aristote] et elle est en quelque sorte la constitution du sujet en individu par la volonté; c'est par la volonté qu'il y a institution de la personne (ou du moi). «La "vérité" de la tragédie ne gît pas dans un obscur passé, plus ou moins "primitif" ou "mystique", et qui continuerait en secret à hanter la scène du théâtre; elle se déchiffre dans tout ce que la tragédie a apporté de neuf et d'original sur le triple plan où elle a modifié l'horizon de la culture grecque» [en italiques dans le texte]. Ce triple plan est celui des institutions sociales (les concours tragiques et les assemblées ou les tribunaux démocratiques), des formes littéraires (un genre poétique joué et mimé) et de l'expérience humaine (la conscience tragique). Alors que dans l'épopée, le héros est un modèle, dans la tragédie, il est un débat : il est un procès ou en procès en somme... Par ailleurs, à la suite de Lévi-Strauss, Vernant associe la boiterie avec le bégaiement et l'oubli.

S'inspirant de Hegel, Vidal-Naquet rapproche Eschyle des arts du symbolique, où il y a excès du fond sur la forme, Sophocle des arts du classique, où il y a équilibre, et Euripide des arts du romantique, où il y a excès de la forme sur le fond. Selon lui, le prince est le parent du tyran (qui n'est pas un roi et qui est à la fois un être efféminé et un super-mâle) et «le rêve d'une hérédité purement paternelle n'a jamais cessé de hanter l'imagination grecque» : c'est le «rêve d'un monde sans femmes»... La tragédie est un «spectacle à la fois politique et religieux» et la montée du choeur correspond à la montée du politique : «le monde humain est normalement conflictuel et l'activité politique consiste à objectiver les conflits sans espérer les annuler». «[L]'histoire reconnaît et cerne le conflit politique», «l'oraison funèbre l'annule», «la comédie le tourne en dérision dans son essence même», «la tragédie l'expatrie».

Foucault aussi, dans sa théorie du pouvoir, partage cette conception juridique ou juridico-politique de la tragédie : «la tragédie était une des grandes formes rituelles dans lesquelles se manifestait le droit public et se débattaient ses problèmes», que ce soit chez Shakespeare ou chez Corneille et Racine et même dans la tragédie grecque, «essentiellement, une tragédie du droit»; c'est «une sorte de cérémonie, de rituel, de re-mémorisation des problèmes de droit public». La tragédie est au droit ce que le roman est à la norme. Au XVIIe siècle en France, la tragédie est «une sorte de représentation du droit public, une représentation historico-juridique de la puissance publique», même s'il s'agit, contrairement à Shakespeare, de la puissance des rois antiques : «[c]odage lié sans doute à la prudence politique», mais aussi lien entre le droit monarchique de Louis XIV et les monarchies antiques.

En fait, la tragédie française allie la «Tragédie de l'Antiquité» et la «tragédie de la cour» : «La cour a essentiellement pour fonction de constituer, d'aménager un lieu de manifestation quotidienne et permanente du pouvoir royal dans son éclat. Au fond, la cour c'est une espèce d'opération rituelle permanente, recommencée de jour en jour, qui requalifie un individu, un homme particulier comme étant le roi, comme étant le monarque, comme étant le souverain». Mais au contraire de la cour, «la tragédie défait et recompose [...] ce que le rituel cérémonial de la cour établit chaque jour». Ainsi, la tragédie racinienne a-t-elle «pour fonction - c'est en tout cas un de ses axes - de constituer l'envers de la cérémonie, de montrer la cérémonie déchirée, le moment où le détenteur de la puissance publique, le souverain, se décompose en homme de passion, en homme de colère, en homme de vengeance, en homme d'amour, d'inceste, etc., et où le problème est de savoir si, à partir de cette décomposition du souverain en homme de passion, le roi-souverain pourra renaître et se recomposer : mort et résurrection du corps du roi dans le coeur du monarque». -- Cette déchirure n'a-t-elle pas quelque chose à voir avec la césure?... C'est ainsi qu'en devenant historiographe du roi, Racine ne cessait pas d'être poète tragique, d'être tragédien : «Donc absolutisme, cérémonial de la cour, illustration du droit public, tragédie classique, historiographie du roi» appartenaient à un même ensemble.

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La question du mythe demeure problématique et il convient d'y revenir avec Otto et Steiner. Pour Otto, le nom -- le nom propre, faudrait-il préciser -- est le premier mythe, qui appelle le culte : «Le culte n'est autre que l'attitude de l'homme dans laquelle le mythe prend corps»; mythe et culte sont donc inséparables. Selon lui, «il n'y a et n'y eut jamais d'activité cultuelle sans un mythe qui en fût solidaire» : «Partout le culte est corrélatif d'un mythe auquel il est indissociablement lié» et «il est dans l'essence du mythe de requérir le culte». Le culte est «l'attitude corporelle et spirituelle spécifique par laquelle l'homme doit répondre immédiatement au mythe»; il est répétition et non imitation. L'action cultuelle est la «geste originelle elle-même»; le mythe et le rite, au fond, «ne font qu'un»...

Le mythe est langue et la langue est mythe. Le mythe est l'«âme de la tragédie»; il est «sérieux éminent» et «certitude sacrée» : il est la «langue originelle du peuple préhistorique» [cf. la musique, liée au mythe, comme langue maternelle, chez Nietzsche]. La «révélation du monde» s'avère être un «acte cultuel sacré», qui est «la forme la plus ancienne et la plus authentique du mythe». Le mythe authentique a une «force de persuasion», une «force créatrice».

C'est la poésie qui «nous montre la voie du mythe», dans la vérité de la beauté où «la divinité chante». Pour Otto, il n'y a pas de vision mythique du monde : «le mythe n'est pas une façon de penser»; il est la rencontre avec le démonique. Contrairement à Cassirer, pour qui «le mythe a sa légitimité propre», et contrairement aux sciences des religions, Otto considère que le mythe n'est pas une manière pour l'homme de se situer dans le monde : le mythe s'oppose à l'existence. «C'est par le mythe des dieux, pas avant, que l'homme est devenu "homme", objet lui-même de la pensée». L'homme du mythe est l'homme du «calme paisible» et il y a retrait du mythe quand il y a arrivée au premier plan du narcissisme...

Le muthos est la parole; il est la «parole qui rapporte ce qui s'est réellement passé», «parole vraie» du révélé et du vénéré; il ne s'oppose donc pas au logos comme tri, recueil, attention, précaution. Le mythe est l'«expérience originaire de la révélation» devenue manifeste : «Le mythe authentique engage absolument toute l'existence de l'homme» [en italiques dans le texte]; il est l'«élément créateur par excellence», surtout dans le «grand mythe de la mort de l'Être surhumain». Le mythe est en même temps figure née de l'originel et puissance source d'action : «le mythe a saisi et appréhendé (voire ébranlé) l'homme lui-même».

Le mythe est la «révélation même de l'être» et là où le mythe est vivant, il n'y a «pas de différence entre le sacré et le profane». Il y a trois étapes simultanées de la révélation (en termes théogoniques ou théophaniques, voire théologiques) :

1°) «la présence du Formidable donne son empreinte, plastiquement, à l'homme lui-même dans sa chair» : station verticale, mains levées vers le ciel, génuflexions, mains jointes, doigts enlacés;

2°) «[l]e mythe se fait créateur par la main et l'oeuvre de l'homme» : c'est l'étape de l'érection, de l'édification, ou l'action cultuelle, qui est issue de la geste originelle et qui ne va pas sans un certain fétichisme, s'égale à la geste divine dans l'acte (les sacrements);

3°) dans l'étape "spirituelle", le mythe, «en sa vérité originelle», se fait parole : sons, musique, manifestation de l'être, résonance des choses...

La langue est la «vérité du mythe»; c'est la figure de la vérité (mythique) devenue manifeste dans la parole; c'est pourquoi «il serait absurde de prétendre expliquer l'origine de la parole humaine par son utilité pratique» ou «par le besoin de communication» : la langue est, selon Otto, une merveille (ou un miracle?) : «la naissance de cette divinité appelée Muse au sens grec signifie la merveille qu'est la naissance de l'art». Dans la célébration, la piété ayant précédé la pitié en somme, prennent place les prières, le recueillement, les hymnes et les Noms (le nom du dieu), suivis de «présentations narratives de la geste mythique» (le mythe narratif étant une «forme d'invocation hymnique»). Le «dieu parle à travers le poète», le divin étant la «vérité éternelle de l'être» : «Toute grande poésie est donc "mythique"».

Le dieu -- le père inconnu, selon Freud et Green -- est le «centre de gravité» du mythe; le «monde du mythe» est le monde du dieu : «Le divin résonne dans le nom» [en italiques dans le texte]; ce nom est l'«épiphanie de la figure du dieu». «Le nom qui résonne est la première révélation du divin qui, comme toute révélation de l'être, a lieu en une figure». La figure n'est pas une image ou un symbole : «elle est l'être du divin lui-même, son apparition immédiate, tel qu'il se montre à l'homme, la langue dans laquelle il s'adresse à l'homme». «L'homme ne parle pas parce qu'il pense, il pense dans la mesure où il parle» : «L'homme est l'être qui parle» [en italiques dans le texte]. «Penser et parler sont un». «La musique solidaire de la langue et le mythe ne font qu'un»; le mythe est au sein du mythe et la parole est mythe révélé. Otto conçoit la parole comme une illumination...

La langue, qui est «l'essence et le foyer du monde», jaillit du rythme : «Tout est foncièrement rythme», disait Hölderlin. «Si tout ce qui est essentiel est rythme, l'homme ne peut être que celui qui écoute» [en italiques dans le texte], dans une aura «qui est rythme et musique». La danse, la «danse cultuelle», est appel du «rythme cosmique par l'oreille intérieure». Dans le rythme, la mélodie et le parler ne font qu'un. «Chaque dieu est attiré auprès des hommes par et en un tel rythme, il entre dans la danse, et c'est ainsi que chaque dieu s'est révélé». Dans la danse, le sublime (qui est le «lien avec le divin») est le danseur.

La langue n'est pas un produit de la subjectivité de l'homme; au contraire, elle est «immédiatement solidaire» de la réalité du monde : «elle est cette réalité même au sens véritable» [en italiques dans le texte]. Le mythe est donc à la fois parole [muthos] et discours [Logos], à la fois vérité du divin (ou justice : Dikê) et justesse. Parce que «dialogue entre l'homme et le dieu», la langue est mythique et elle «appartient à la région sublime de la liberté» [en italiques dans le texte].

Mais Otto a aussi une conception plus linguistique ou plus sémiotique de la langue : celle-ci commence «avec des phrases plutôt qu'avec des mots isolés». Mais surtout, «les langues s'appauvrissent avec l'usage»; elles s'usent. La pauvreté morphologique d'une langue peut être «le produit d'un processus de sclérose» : à tort ou à raison, Otto cite l'anglais d'Europe en exemple. Pour lui, «les mots sont les choses mêmes»; de là, le genre; nos concepts «ont été à l'origine des personnes divines» et il y a eu «passage dans l'usage courant de ce qui à l'origine était sacré». Il y a une «pureté native de la langue» -- ici la proximité avec Heidegger est encore plus patente --; mais «[n]'est-elle pas de tous les martyrs, le plus maltraité?...»

Lui aussi plus proche de Heidegger que de Cassirer, Steiner rejoint ici Otto en considérant qu'il y a véritablement une «relation séminale entre le mythe et la grammaire» : «Les mythes grecs "initiaux" et déterminants sont des mythes dans et de la langue» [en italiques dans le texte]. Les figures du discours, a l'origine, ont été «des figures littérales de la construction mythique». En tant qu'ils sont des «espaces» corrélatifs, le langage et les mythes «se développent l'un par l'autre». Steiner voit une source commune à l'encodage linguistique et à l'encodage mythique dans «les forces de la recherche, de la conjecture, du tabou et de la sublimation». «La parole humaine est pénétrée de mythes».

Aux incertitudes de la parenté correspond l'évolution de la grammaire des cas : «Le système des cas n'est pas moins une chronique de rencontres territoriales aveugles que ne le sont les mythes des premiers héros et de leurs incursions dans les marches du chaos». Quant aux mythes des espèces hybrides et de l'animalité humaine, ils mettent en scène ou contribuent à produire «la naissance difficile au sein du langage des catégories stables de genre, des premières classifications de l'inorganique et de l'organique, de l'animal et de l'humain qui sont à la base de la grammaire», celle-ci étant une Mémoire «au-dessus de toutes les Muses» selon le mythe. Le mythe de Prométhée, lui, contribue à la «capacité paradoxale de la langue à "secréter" la connaissance plutôt qu'à la révéler». Le mythe de Narcisse s'inscrit dans la «longue histoire de la formation séparée de la première personne du singulier», avec les dangers qui la guettent : la tentation et la menace du solipsisme, ainsi que la «dégénérescence de la parole en monologue»; dans le mythe d'Echo, pointent la stérilité du synonyme et la découverte de la tautologie...

«La thèse essentielle serait la suivante : les addenda au corpus primaire des mythes (grecs), primaire en ce sens qu'il fonde littéralement les instruments sémantiques et les réflexes de notre condition culturelle, sont aussi rares que les addenda substantiels à notre syntaxe indo-européenne» : «L'immédiateté de l'action fait partie intégrante du lexique et de la syntaxe». Par ailleurs, une renaissance du théâtre en vers est peut-être elle-même rendue impossible par l'usure de la langue même, comme s'il n'y avait pas de «loi de conservation de l'énergie» dans la langue et l'art : «Nos mots semblent fatigués et usagés: ils ne sont plus chargés de leur innocence originelle ou du pouvoir de révélation». «Mais les langues ne se laissent enterrer que lorsque quelque chose en elles est effectivement mort»...

(Nietzsche ne disait-il pas : «Nous ne nous sommes toujours pas débarrassés de Dieu puisque nous croyons encore à la grammaire»?)

[Pour une lecture du mythe -- et non seulement du complexe -- d'Oedipe, en totalité et à partir de la transgression comme violation (et contre-violation), cf. Alain Testart. Le communisme primitif; I : Économie et idéologie (p. 432-433)].



André Green. Un oeil en trop; le complexe d'Oedipe dans la tragédie. Minuit (Critique). Paris; 1969 (292 p.)

André Green. «Shakespeare, Freud et le parricide». La Nef # 31 : "La psychanalyse : philosophie? thérapeutique? science?". Tallandier. Paris; juillet-octobre 1967 (176 p.) [p. 64-82].

Marie Delcourt. Oedipe ou La légende du conquérant. Les Belles-Lettres (Bibliothèque de la Faculté de Philosophie et Lettres de l'Université de Liège : Fascicule CIV). Paris; 1944 (2 + XXIV + 274 p. + 10 p. d'illustrations).

Jean-Pierre Vernant. Mythe et religion en Grèce ancienne. Seuil (La librairie du XXe siècle). Paris; 1990 [1987] (128 p.)

Jean-Pierre Vernant et Pierre Vidal-Naquet. Mythe et tragédie en Grèce ancienne. Maspero (Textes à l'appui). Paris; 1972 (188 p.)

Jean-Pierre Vernant et Pierre Vidal-Naquet. Mythe et tragédie en Grèce ancienne : T. II. La Découverte (Textes à l'appui). Paris; 1986 (304 p.)

Michel Foucault. «Il faut défendre la société&"187;. Cours au Collège de France. 1976. Gallimard-Seuil (Hautes études). Paris; 1997 (XII + 292 p.) [p. 155-157].

Louis Marin. Le portrait du roi.

Jean-Marie Apostolidès. Le roi-machine; spectacle et politique au temps de Louis XIV.

Myriam Pecaut. La matrice du mythe; essai sur l'inconscient originaire. Aubier Montaigne (La psychanalyse prise au mot). Paris; 1982 (176 p.)

Walter Otto. Essais sur le mythe. Trans-Europ-Repress (T. E. R. Bilingue). Mauvezin; 1987 (8 + VIII + 2 X 84 p.)

George Steiner. Les Antigones et La mort de la tragédie.

John Forrester. Language and the Origins of Psychoanalysis. Columbia University Press. New York; 1980 (XVI + 288 p.)

Algirdas J. Greimas et Jacques Fontanille. «La jalousie» dans Sémiotique des passions [p. 189-322].

Girard

Les différents auteurs dont il a été question jusqu'ici dans cette section ont plutôt tendance à expliquer la tragédie par le rite et le mythe, par la cérémonie et le culte, et donc comme spectacle liturgique ou liturgie spectaculaire : comme cérémonial. Avec Girard, il y a un renversement de la perspective : ce sont la tragédie (antique, élisabéthaine ou classique) ou la littérature en général, ainsi que la Bible et la relecture de Platon et d'Aristote, qui deviennent les motifs d'explication des phénomènes considérés comme originaires ou primitifs. Pour Girard, il y a lieu de repenser la mimèsis (le mimétisme ou l'imitation) : «L'homme diffère des autres animaux en ce qu'il est plus apte à l'imitation», disait Aristote dans sa Poétique...

La théorie du désir de Girard diffère de la théorie dialectique du désir (de Hegel à Lacan et Green en passant par Freud) et de la théorie machinique du désir (de Spinoza à Deleuze-Guattari et Lyotard en passant pas Nietzsche); c'est une théorie mimétique du désir : le désir est mimétique (ou métaphysique); il est triangulaire. C'est donc dire que le désir se caractérise par le mimétisme d'appropriation : c'est la «dimension acquisitive» du désir qui est aussi une «dimension conflictuelle»; l'imitation acquisitive conduit à la rivalité mimétique. Le désir n'est pas omnipotence machinique du sujet ou ambivalence dialectique entre le sujet et l'objet; il est impuissance mimétique du sujet : le désir métaphysique n'a pas d'objet a priori. L'objet n'apparaît que dans le mimétisme d'apprentissage ou que dans le mimétisme de rivalité. L'objet de désir est désigné au sujet par celui qui le désire lui-même et donc par un Médiateur ou un Destinateur ou par un anti-Sujet qui est à la fois modèle et rival; en cela réside le mimétisme primaire : «Le caractère machinal de l'imitation primaire prédispose le sujet à méconnaître le caractère automatique de la rivalité qui l'oppose au modèle»; «le triangle de la rivalité ne dissimule que son caractère mimétique». «Il y a une logique du désir et c'est une logique du pari»; mais ce n'est pas un pari à la Pascal : «Le désir, lui aussi, est un pari, mais un pari où l'on ne peut jamais gagner. Parier pour Dieu, c'est parier pour un autre Dieu que le dieu du désir» [en italiques dans le texte].

Alors que chez Hegel, il s'agit du désir du désir de l'Autre; chez Girard, il s'agit du désir selon le désir de l'Autre. Le désir réside dans la crise mimétique, dans la «rivalité mimétique aiguë avec l'autre» qui s'exerce dans une «logique de l'exaspération et de l'aggravation» caractéristique du mimétisme primaire : «Le mimétisme, en effet, c'est la contagion dans les rapports humains et, en principe, elle n'épargne personne. Si le modèle redouble d'ardeur pour l'objet qu'il désigne à son sujet, c'est qu'il succombe lui-même à cette contagion. Il imite, en somme, son propre désir, par l'intermédiaire du disciple. Si le disciple sert de modèle à son propre modèle, le modèle, en retour devient disciple de son propre disciple». Cela finit donc dans un rapport de doubles : «En tant qu'ils restent pur spectacle, les doubles, c'est le fondement de toute action théâtrale, comique ou tragique indifféremment»...

Même le masochisme secondaire est théâtre en ce qu'il est «mimétique au second degré» : «c'est la représentation dramatique des rapports avec le modèle le plus violent, c'est-à-dire avec l'obstacle le plus infranchissable». Quant au masochisme primaire, il s'égale à l'imitation conflictuelle «à partir du moment où celle-ci voit dans le rival le plus imbattable le modèle du succès le plus étourdissant». Mais si le sujet «peut aussi jouer le rôle du modèle-persécuteur», le masochisme primaire s'inverse dans le sadisme : «Le sujet n'imite donc plus le désir du modèle, mais le modèle lui-même dans ce qui constitue désormais le critère majeur de son choix : son opposition violente à tout ce que le sujet pourrait encore viser en fait d'objet». Le désir mimétique est métaphysique et masochiste : «Le devenir métaphysique du désir et son devenir masochiste ne sont qu'une seule et même chose car la métaphysique est celle de la violence». Le «mimétisme plus ou moins théâtral» est originaire; en dérivent le masochisme et le sadisme : «le plaisir est à la remorque du désir».

Dans le mimétisme d'appropriation, il ne peut y avoir que concurrence, compétition, combat, conflit, rivalité, émulation; il ne peut y avoir qu'antagonisme : «imitation mutuelle des antagonistes» dans la symétrie la plus stricte. Le mimétisme de renoncement est l'inversion du mimétisme d'appropriation : c'est le cas du potlatch; le mimétisme du renoncement «peut atteindre, comme son contraire, une intensité ddésastreuse pour la société qui s'y abandonne».

Girard ne semble pas comprendre ou accepter que le complexe d'Oedipe réunit l'interdit de l'inceste et l'interdit du meurtre; c'est pourquoi il insiste sur le meurtre : sur la violence (sociale) plus que sur la sexualité (psychosomatique et psychique). «La violence est un rapport mimétique parfait, donc parfaitement réciproque». À cause du mimétisme fondamental de l'homme, celui-ci se trouve exposé à la «violence intestine», que Girard n'associe donc pas la violence à la libido ou à la pulsion de mort, qu'il confond avec un instinct; il situe la violence dans l'entière communauté, dans la société entière, plutôt que dans son noyau familial. La violence selon Girard semble être la force à la source de toute religiosité selon Durkheim ou la volonté de puissance selon Nietzsche.

Pour contrer la violence mimétique, il faut le sacrifice qui apparaît lui-même comme une «violence criminelle»; mais «il n'y a guère de violence, en retour, qui ne puisse se décrire en termes de sacrifice, dans la tragédie grecque, par exemple». La violence se traite par la violence. Le «sacrifice rituel» est fondé sur la substitution, mais pas d'une victime innocente à une victime coupable ou d'une victime potentielle à une victime actuelle : «La société cherche à détourner vers une victime relativement indifférente, une victime "sacrifiable", une violence qui risque de frapper ses propres membres, ceux qu'elle entend à tout prix protéger». En somme, «la substitution sacrificielle a pour objet de tromper la violence» : de prévenir la vengeance, la vendetta comme «vengeance privée». Le sacrifice est donc «une violence sans risque de vengeance», sans risque d'«imitation vengeresse»; il a pour fonction «d'empêcher les conflits d'éclater».

«Dans la tragédie grecque, par exemple, il n'y a pas, il ne peut pas y avoir d'attitude cohérente au sujet de la vengeance. S'évertuer à tirer de la tragédie une théorie soit positive, soit négative, de la vengeance, c'est déjà manquer l'essence du tragique»... Pour supprimer la vengeance, il faut une «vengeance publique»; c'est le système judiciaire qui joue maintenant ce rôle. Mais, dans le système pénal, qui s'est installé en Grèce et à Rome au moment du dépérissement du sacrifice et au moment de la tragédie (dans une période de transition entre un ordre religieux et archaïque et un ordre étatique et judiciaire), le principe de justice (rétribution ou punition publique ou collective) ne diffère pas vraiment du principe de vengeance (rétribution ou punition privée ou individuelle); ce n'est pas une différence de principe mais une différence empirique : le principe de justice fait que «la vengeance n'est plus vengée; le processus est fini; le danger d'escalade est écartée».

Mais, dans les sociétés où il n'y a pas encore de droit, le sacrifice et le rite doivent en jouer le rôle essentiel. Le régime de la prévention a précédé le régime de la punition : le domaine religieux est préventif, alors que le domaine juridique est curatif; entre les deux, il y a diverses compositions ou des duels judiciaires, qui aménagent ou entravent la vengeance. Mais «[l]a prévention religieuse peut avoir un caractère violent. La violence et le sacré sont inséparables»...

Contrer la vengeance, c'est se garder contre la contamination du désir mimétique et contre la contagion de la «violence essentielle», «qui cause l'impureté rituelle». L'impureté, le contact avec la violence, est contagieuse. Il n'y a pas contagion par la seule maladie, par l'épidémie, mais par l'impur en général, surtout l'impureté du sang qui coule (criminel ou menstruel). Il faut donc une sorte de catharsis sacrificielle ou des précautions rituelles pour «empêcher la propagation désordonnée de la violence», qui a des effets mimétiques : «C'est la violence qui constitue le coeur véritable et l'âme secrète du sacré». Pour Girard, «la sexualité est impure parce qu'elle se rapporte à la violence». Le rituel, donc le sacrifice comme «violence purificatrice» (religieuse et non divine), a pour objectif de purifier la violence; mais il y a «identité du mal et du remède dans l'ordre de la violence», dans «le jeu paradoxal de la violence».

La violence n'est pas le résultat de la différence mais de l'abolition de la différence, par le désir mimétique, par le mimétisme d'appropriation. C'est-à-dire que le rite sacrificiel, comme la tragédie, peut avoir un retournement catastrophique et que le «système sacrificiel» s'use; cette usure, qui peut ne pas être seulement dû à un trop grand usage mais aussi à une perte d'intérêt, est «une chute dans la violence réciproque». Apparaît alors la crise sacrificielle, dont la notion peut éclairer certains aspects de la tragédie : le religieux fournissant «son langage à la tragédie», «le criminel se considère moins comme un justicier que comme un sacrificateur». La crise tragique doit être envisagée «du point de vue de l'ordre qui est en train de s'écrouler» et non «du point de vue de l'ordre qui est en train de naître». Selon Girard, le «drame des protagonistes n'est que la pointe de l'iceberg; c'est le sort de la communauté entière qui est en train de se jouer»...

Comme crise sacrificielle, la crise tragique fait que la «substance tragique» ou l'art tragique réside dans «l'opposition d'éléments symétriques» : dans le débat tragique comme «joute verbale», «c'est-à-dire l'affrontement de deux protagonistes seulement». «La parfaite symétrie du débat tragique s'incarne, sur le plan de la forme, dans la stichomythie où les deux protagonistes se répondent vers pour vers» [en italiques dans le texte]. Le suspens tragique est le même dans la violence verbale que dans la violence physique. Il n'y a pas de solution dans le débat tragique; malgré ce que dit Hölderlin, il n'y a pas d'impartialité tragique, impartialité qui, dans le vocabulaire de la pragmatique de la communication qui inspire en partie Girard, est une illusion du choix possible ou une alternative illusoire...

Contre la critique et l'esthétique en quête de la différence, de la plus petite différence possible, Girard proclame que l'essentiel de la tragédie réside dans l'identique, dans le stéréotype : la violence efface les différences entre les «antagonistes tragiques». Plus la rivalité tragique se prolonge, selon lui, plus elle favorise la violence mimétique, car les adversaires se ressemblent alors comme des frères ennemis, des jumeaux, des doubles : «Ce sont les représailles, c'est-à-dire les reprises d'une imitation violente, qui caractérisent l'action tragique»; ce n'est pas le différend. L'effacement des différences conduit à un surplus de violence, en même temps que la violence conduit à l'effacement des différences : c'est le paradoxe de la violence. La crise sacrificielle est donc la «crise des différences» : «perte du sacrifice», «perte de différence entre violence impure et violence purificatrice»; elle met en danger l'ordre culturel, qui est «un système organisé de différences» : «L'ordre, la paix et la fécondité [encore les trois fonctions selon Dumézil] reposent sur les différences culturelles».

La tragédie est ainsi enracinée «dans une crise du rituel et de toutes les différences», dans l'indifférenciation, et elle aide à comprendre la violence réciproque ou maléfique qui en résulte dans la «contagion galopante» ou impure... Pour Girard le conflit paternel (père/fils) et le conflit fraternel (frères ennemis, beaux-frères, quasi-frères, cousins germains) n'ont pas leur source dans le complexe d'Oedipe, dans la symbolisation, mais dans la symbolisation (comme «destruction de tout symbolisme» par la «chose symbolisée» que dissimule le symbole) : dans la «dissolution de la différence familiale» mise en scène dans la tragédie ainsi exposée à une «attaque de l'indifférenciation violente» et à la monstruosité («forme d'une différence extrême» de l'indifférencié). Ramenant «tous les rapports humains à l'unité d'un même antagonisme tragique», la tragédie est «la fille de la crise sacrificielle» : «symétrie conflictuelle» ou «réciprocité violente» de l'inspiration tragique, en quoi s'est invertie l'élaboration mythique.

Oedipe, par son régicide-parricide et par son inceste, instaure la réciprocité violente et réduit le rapport paternel à un conflit fraternel; il détruit la différence avec le père et avec la mère : ce meurtre et cet inceste «achèvent le processus d'indifférenciation» dans la monstruosité contagieuse de la crise sacrificielle, de la peste comme crise sacrificielle. Oedipe est un monstre et un anathème : un double monstrueux; c'est pourquoi il peut être un bouc émissaire [pharmakos] : la tragédie d'Oedipe est le mécanisme victimaire, le «mécanisme de la victime émissaire» qui est celui-là même de la violence mimétique, réciproque et contagieuse s'inversant dans la violence unilatérale et unanime ou réconciliatrice. Le double monstrueux devient alors un monstre sacré. La victime émissaire, «la dernière victime», est aussi un sauveur, un rédempteur : «Si Oedipe est sauveur, c'est en sa qualité de fils parricide et incestueux». À la transgression succède le salut...

Selon Girard, «le religieux a le mécanisme de la victime émissaire pour objet; sa fonction est de perpétuer ou de renouveler les effets de ce mécanisme, c'est-à-dire de maintenir la violence hors de la communauté». Le sacrifice a une fonction cathartique, qui est perdue dans la crise sacrificielle; le mécanisme victimaire met fin à cette crise et il instaure un nouveau rite sacrificiel. C'est donc un meurtre collectif, une «violence fondatrice» ou un «lynchage fondateur», qui est véritablement à l'origine des mythes et des rituels : «Le rite est la répétition d'un premier lynchage spontané qui a ramené l'ordre dans la communauté parce qu'il a refait contre la victime émissaire, et autour d'elle, l'unité perdue dans la violence réciproque»; le rituel est «l'imitation et la répétition d'une violence spontanément unanime», d'une «unanimité violente». Le but du rite est d'éviter le retour de la crise sacrificielle, qui est la «bacchanale originelle» : «Dionysos est le dieu du lynchage réussi» [en italiques dans le texte]. Mais la tragédie, elle, «est foncièrement antimythique et antirituelle» : «la victime [y] est essentiellement immolée à coups de mots»... La tragédie s'est substituée au rite, comme le masque au monstre (redevenu homme).

La double contrainte, le «double impératif contradictoire» qui caractérise en quelque sorte le désir mimétique, est «le fondement même de tous les rapports entre les hommes». La double contrainte n'est pas ambivalence mais alternance, surtout dans la tragédie avec ses «oppositions tournantes» et ses revirements ou ses retournements. L'alternance est rapport; «elle constitue même une donnée fondamentale de la tragédie». C'est une oscillation : une «alternance thymique», une cyclothymie (derrière laquelle «il y a toujours le désir mimétique et la compulsion de rivalité»), voire une manie dépressive. La «catharsis majeure» du sacrifice, comme «violence originelle» (unique et spontanée), est définie par le meurtre collectif; par rapport à la violence fondatrice, le sacrifice a un «caractère foncièrement mimétique». La fête elle-même dérive du sacrifice. Dans le religieux, il ne peut y avoir que méconnaissance du secret de la victime émissaire, celle-ci étant le fondement même de cette méconnaissance.

Dans «l'unité de tous les rites», la pratique chamanistique finit par ressembler elle-même à la tragédie : il s'agit ici comme là de procéder à une expulsion finale. L'objet maléfique expulsé ou «rejeté au cours d'opération rituelles» était nommé katharma par les Grecs; pour Girard, il s'agit d'une variante du pharmakos, d'une «victime sacrificielle humaine», dans une «mise en scène conflictuelle». «Le mot katharsis signifie d'abord le bénéfice mystérieux que la cité retire de la mise à mort du katharma humain. On traduit généralement par purification religieuse». C'est une sorte de drainage, d'évacuation, de purgation, de menstruation : «Le glissement qui conduit du katharma humain à la katharsis médicale est parallèle à celui qui conduit du pharmakos humain au terme pharmakon qui signifie à la fois poison et remède». «Katharma, katharsis sont des dérivés de katharos»; or, ce dernier terme «ne se rapporte pas seulement à la victime ou à l'objet émissaire. Le terme désigne encore l'occupation par excellence du héros mythique ou tragique».

Revenant à Platon et à Aristote, Girard réaffirme l'origine mythique et rituelle de la tragédie et renforce sa fonction cathartique. Selon lui, l'Oedipe tragique ne fait qu'un avec l'antique katharma. Le théâtre avec sa scène remplace le temple avec son autel : «le destin de ce katharma, mimé par un acteur, purgera les spectateurs de leurs passions, provoquera une nouvelle katharsis individuelle et collective, salutaire, elle aussi, pour la communauté» [en italiques dans le texte]. La katharsis tragique est un «déplacement sacrificiel». Mais la fonction cathartique est aussi une fonction initiatique qui «incite à la prudence et détourne de l'hubris de la violence». La tragédie n'est pas une adaptation directe du rite; si elle a une fonction cathartique, elle le doit à ce qu'il y a d'antirituel dans son «inspiration première», précise Girard. Le rite et le sacrifice font partie d'un sacrificiel élargi et non d'un seul rituel. Elle a un caractère sacrificiel, dont la face maléfique est dionysiaque et la face bénéfique est apollinienne : «C'est à cette dualité fondamentale qu'il faut rattacher les opinions opposées de Platon et d'Aristote au sujet de la tragédie». Aristote ne voit pas la crise tragique; il n'y voit que «l'ordre auquel elle contribue». Platon est plus proche de la crise : «l'ébranlement des différences, la réciprocité tragique» ou la «turbulence tragique». Son approche d'Oedipe roi n'est pas formelle, selon Girard; si Platon, le philosophe du pharmakon, rejette la tragédie c'est parce qu'il finit par identifier Sophocle et Oedipe, faisant du poète «un autre katharma ou un autre pharmakos»...

En résumé, Girard, qui est plus proche de Durkheim que de Nietzsche, explique la tragédie par le caractère tragique du religieux, c'est-à-dire du sacré plus que du divin, du sacrificiel plus que du rituel, du sacrifice plus que du rite et du mythe : «Seront dit religieux tous les phénomènes liés à la remémoration, à la commémoration et à la perpétuation d'une unanimité toujours enracinée, en dernière instance, dans le meurtre d'une victime émissaire» [en italiques dans le texte].

(À cause de son ton ou de son style polémique, il arrive à Girard de ne pas lui-même échapper à l'illusion et à la quête de la plus petite différence possible envers la psychanalyse : de Freud à Lacan, envers l'ethnologie : de Mauss à Lévi-Strauss, envers la philosophie : de Platon et d'Aristote à Heidegger et Derrida en passant par Hegel et Nietzsche).

René Girard. Mensonge romantique et vérité romanesque.

René Girard. La violence et le sacré.

René Girard. Des choses cachées depuis la fondation du monde.

Eric Gans. The Origin of language; a Formal Theory of Representation.

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Gérard Bucher. La vision et l'énigme.

Jacques Derrida. «Violence et métaphysique; essai sur la pensée d'Emmanuel Levinas» dans L'écriture et la différence (p. 117-228).

Jacques Derrida. «La pharmacie de Platon» et «La double séance» dans La dissémination (p. 69-197, surtout p. 149-153, et p. 199-318, surtout note 8, p. 211-213).

Philippe Lacoue-Labarthe. «Typographie» dans Mimesis des articulations.

Lacan

Selon Lacan, dans l'éthique tragique qui est celle de la psychanalyse, on a tort -- Nietzsche par exemple (et Lacan n'est en rien nietzschéen) -- de considérer qu'Hamlet est le «drame de l'impuissance de la pensée au regard de l'action»; il ne s'agit pas du problème de l'extinction du désir du héros. L'apathie d'Hamlet résulte du ressort de l'action, ressort qui réside dans le mythe choisi : le «rapport au désir de la mère et à la science du père concernant sa propre mort». De même, comme Goethe l'a suspecté, Hegel a tort de considérer qu'Antigone est un simple conflit de discours, celui de la Famille et celui de L'État, et d'y rechercher une «conciliation subjective» finale; il faut plutôt y avoir un conflit mettant en oeuvre le désir même : «Antigone nous fait voir en effet le point de visée qui définit le désir». Cette visée est à chercher dans l'image même d'Antigone, dans la beauté de cette «victime si terriblement volontaire» : «l'entre-deux champs symboliquement différenciés» qu'elle occupe lui vaut son éclat (à la fois son brillant et sa brisure).

Antigone -- celle de Sophocle et non celle d'Anouilh que Lacan qualifie, sans doute à outrance, de «petite Antigone fasciste» [cf. JML pour une analyse d'Antigone d'Anouilh dans ce même manuel : Analyse du récit/Sémantique narrative] -- est «la gosse» portée par une passion : elle est «plus faite pour l'amour que pour la haine»; mais ce n'est pas une «sainte à la défense des droits sacrés du mort et de la famille» contre la loi de l'ordre ou du pouvoir et son principe incarné par Créon. Il n'y a pas de crainte et de pitié chez Créon et chez Antigone, surtout pas chez elle, qui est donc le héros de la tragédie de Sophocle; à la fin, Créon se laisse toucher par la crainte et c'est le signal de sa perte. Il veut le bien; sa faute [hamartia] est une erreur de jugement : «vouloir faire le bien de tous par la loi, sans limites, la loi qui déborde, dépasse la limite»; son langage est celui de la raison pratique. «Le bien ne saurait régner sur tout sans qu'apparaisse un excès dont la tragédie nous avertit des conséquences fatales. Or, il n'y a pas de Souverain Bien; la souveraineté n'est pas celle du bien mais du désir, qui est le «mal naturel dans l'homme», tel que Sade l'avait deviné...

Antigone porte la «voie [et la voix] des dieux» -- le père imaginaire («un père qui serait vraiment quelqu'un» : c'est le père dont «l'affaire propre» est la privation, tandis que la castration est l'affaire du père réel et la frustration celle de la mère symbolique) étant «le fondement de l'image providentielle de Dieu» -- et elle est en quête des lois du ciel, de la Dikê, mais elle ne trouve que celles de la terre : elle se suicide -- «suicide mystique», selon Lacan -- dans le tombeau où elle devait être enfermée vivante. La limite d'Antigone est son Atè, cette sorte de folie qui est «la limite que la vie humaine ne saurait trop longtemps franchir». L'Atè, qui relève du «champ de l'Autre», est à Antigone ce que l'hamartia est à Créon et, citant Lévi-Strauss, Lacan dit qu'Antigone est à Créon ce que la synchronie (la révélation) est à la diachronie (la tradition).

Dans son inimitié contre sa soeur Ismène, Antigone se révèle être, non pas un monstre, mais un être inhumain -- ce n'est donc pas Créon qui est inhumain [cf. Steiner] -- chargé de porter le malheur de la famille des Labdacides : elle est entêtée, obsédée par l'idée du frère que l'on ne peut remplacer : «La descendance de l'union incestueuse s'est dédoublée en deux frères, l'un qui représente la puissance, l'autre qui représente le crime. Il n'y a personne pour assumer le crime, et la validité du crime, si ce n'est Antigone». Elle est en somme la limite «où se situe la possibilité de la métamorphose».

Créon veut frapper Polynice d'une seconde mort «qu'il n'a aucun droit de lui infliger», la mort du mort (le meurtre même du cadavre) imaginée par les héros de Sade -- et Lacan voit dans l'image de la crucifixion «l'apothéose du sadisme» : «autour de cette image, la chrétienté crucifie l'homme», les saints étant les «administrateurs de l'accès au désir» et les martyrs étant les seuls à être sans pitié ni crainte... La seconde mort touche à la pulsion de mort : «la mort pour autant qu'elle est appelée comme le point où s'annihile le cycle même des transformations naturelles. Ce point, qui est celui où les métaphores fausses de l'étant se distinguent de ce qui est la position de l'être». Il s'agit d'une souffrance qui va au-delà de la mort, d'une «souffrance éternelle» dans le fantasme de Sade et dans le jeu de la douleur, à laquelle se conjoint la beauté; il s'agit d'un supplice et l'ascension de la pièce de Sophocle est bien la «montée au supplice» d'Antigone.

Antigone est frappée par la seconde mort de deux manières : d'une part, elle risque de devenir, au lieu de «cette limite de la vie et de la mort», un «cadavre encore animé» dans un tombeau; d'autre part, elle est pour ainsi dire déjà morte : «Sa vie ne vaut pas la peine d'être vécue. Elle vit dans la mémoire intolérable de celui dont a surgi cette souche qui vient d'achever de s'anéantir sous la figure de ses deux frères. Elle vit au foyer de Créon, soumise à sa loi, et c'est cela qu'elle ne peut supporter». La seconde mort est «celle qui voudrait traquer la nature dans le principe même de sa puissance formatrice, réglant les alternances de la corruption et de la génération»; la transgression, selon Sade, n'est possible que dans ou par le crime : «par le crime, il est au pouvoir de l'homme de délivrer la nature des chaînes de ses propres lois», lois qui sont des chaînes...

Commentant -- semble-t-il sans le savoir -- le même passage que Heidegger, Lacan y voit l'éloge de l'homme marqué par le fléchissement et l'oscillation. Quant à la plainte ou à la lamentation [commos] d'Antigone, elle est aussi significative de la froideur et de la frigidité d'une femme qui ne connaîtra ni l'hyménée ni la maternité. Mais en cette plainte, il y a aussi une «illumination violente», la «lueur de la beauté»; mais «[l]'effet de la beauté est un effet d'aveuglement». Outragée par le Choeur qui l'appelle demi-déesse -- est-ce trop ou pas assez? --, Antigone n'est pas dionysienne; son acte et sa figure n'ont rien de dionysiaque (contrairement à ce qu'affirme Steiner). Comme Héraclite, Lacan semble associer Dionysos à l'Hadès, mais dans une «manifestation d'extase» et non dans une «odieuse manifestation phallique, objet de dégoût»... Vivant ou survivant «dans l'entre-deux-morts», «Antigone mène jusqu'à la limite l'accomplissement de ce que l'on peut appeler le désir pur, le pur et simple désir de mort comme tel. Ce désir, elle l'incarne»; «Antigone est celle qui a déjà choisi sa visée vers la mort» : «Le tiers central de la pièce est constitué par l'apophanie détaillée qui nous est donnée de ce que signifie la position, le sort d'une vie qui va se confondre avec la mort certaine, mort vécue de façon anticipée, mort empiétant sur le domaine de la vie, vie empiétant sur la mort»...

Le désir d'Antigone, c'est le désir de l'Autre, qui est branché sur le désir de (pour/par) la mère : «Le désir de la mère, le texte y fait allusion, est l'origine de tout. Le désir de la mère est à la fois le désir fondateur de toute la structure, celui qui a fait venir au jour ces rejetons uniques, Étéocle, Polynice, Antigone, Ismène [Lacan oublie ou excepte Oedipe lui-même, le frère-père et le fils-époux], mais c'est en même temps un désir criminel». Antigone est bien le «gardien de l'être du criminel comme tel» en perpétuant, éternisant et immortalisant l'Atè familiale, «parente du malheur» et «motif, axe véritable, autour de quoi tourne cette tragédie». C'est pourquoi Lacan refuse de voir en Sophocle de l'humanisme; il y verrait plutôt le contraire... Les lois du ciel sont les lois du désir, qui est la «métonymie du discours de la demande», non pas l'objet mais le changement (ou le déplacement) d'objet : le reflet du désir «enchaîne même les dieux». Porté par «le désir de savoir le fin mot sur le désir», mais aussi aveugle qu'Homère et Tirésias, Oedipe lui-même, dans sa liberté tragique, maudit ses fils et la vie : mieux aurait valu ne pas naître, ne pas être, n'être pas...

De l'image d'Antigone, qui tourne parfois au mirage (de signifiants), résulte l'effet de beau, «l'effet du beau sur le désir». S'il y a catharsis, c'est que nous sommes «purgés de la série de l'imaginaire» et «nous en sommes purgés par l'intermédiaire d'une image entre autres» : la beauté d'Antigone. La catharsis est liée à une «décharge d'émotion restée suspendue» [cf. Freud] et elle est, chez Aristote, source d'enthousiasme ou de calme (par la musique) après «l'épreuve de l'exaltation, de l'arrachement dionysiaque» : «l'essentiel de la catharsis est pacifiant»... Mais il y a plus que la catharsis dans la tragédie, il y a l'émoi du désir : «extinction ou tempérament du désir par l'effet de beauté» [cf. Thomas d'Aquin] et/ou «disruption de tout objet» [cf. Kant], dans et par la sublimation (qui serait changement de but et non d'objet, selon Lacan qui semble ici légèrement mésinterpréter Freud : l'inhibition est-elle un changement?). L'émoi est une «perte de moyens» : il fait perdre les «rapports de puissance»... Dans l'action, la catharsis est «purification, décantation, isolement de plans»; mais il doit y avoir franchissement de la limite de la crainte et de la pitié par la «purification du désir». Ainsi importe davantage et surtout, dans l'epos tragique, le «rapport de l'action au désir qui l'habite», rapport qui, «dans la dimension tragique s'exerce dans le sens d'un triomphe de la mort [souligné ici] : «triomphe de l'être-pour-la-mort» [cf. Heidegger]. «C'est le caractère fondamental de toute action tragique» et la dimension comique est le «pendant du tragique» [cf. Mauron].

«À travers l'acte tragique, le héros libère son adversaire lui-même» [souligné ici]. Ce qui fait qu'«un héros n'a pas besoin d'être héroïque pour être un héros»; dans son isolement ou sa solitude, il a seulement besoin d'être «celui qui peut être impunément trahi» : «le héros et ce qui l'entoure se situent au point de visée du désir»... Quant au choeur, c'est une sorte de dispositif d'émoi ou de dispositif de «moyens émotionnels»; ce sont des «gens qui s'émeuvent» [cf. la bande de frères selon Freud] à la place du spectateur («fasciné par l'image d'Antigone»), qui sent à sa place; ce qui a pour effet de remettre à sa place -- place secondaire chez Lacan comme chez Aristote -- le spectacle ou la mise en scène : les «moyens de la mise en scène» n'importent «que pour autant que, si vous me permettez quelque liberté de langage, notre troisième oeil [l'oeil en trop de Hölderlin, Heidegger et Green?] ne bande pas assez - on le branle un tout petit peu avec la mise en scène»... Le spectateur est donc d'abord un auditeur : Aristote n'attribue-t-il pas à l'audition le développement des «arts du théâtre?

Lacan ne conteste donc pas la «fonction rituelle de la tragédie» et le «sens cérémoniel de la purification», qui ont été mis au premier plan, après Aristote (inspiré par la tradition médicale d'Hippocrate), par un nommé Denis Lambin au XVIe siècle, dit-il. En ce sens, c'est un pur aristotélicien, c'est un pur (un "cathare"), dans son analyse de la tragédie. Mais il ne manque pas de faire remarquer qu'«il y a tout de même quelque distance qui sépare l'enseignement propre des rites tragiques de son interprétation postérieure dans l'ordre d'une éthique qui est, dans Aristote, science du bonheur»... «Le signifiant introduit deux ordres dans le monde, la vérité et l'événement»; mais «[i]l n'y a, dans la tragédie en général, aucune espèce d'événement» : «ce qui se passe, ce sont des effondrements, les tassements des diverses couches de la présence des héros dans le temps»; il ne peut qu'y avoir «effondrement du château de cartes que représente la tragédie» dans la vérité -- qui reste -- de la parole.

C'est donc surtout à partir de l'apposition de Kant et de Sade, du désir de la loi et de la loi du désir, que Lacan a mis en place une topologie tragique dans L'éthique de la psychanalyse : dans cette «révision éthique» ou ce «jugement éthique» «avec sa valeur de Jugement dernier - Avez-vous agi conformément au désir qui vous habite?» [souligné ici]; or, si «la seule chose dont on puisse être coupable, au moins dans la perspective analytique, c'est d'avoir cédé sur son désir», Antigone est certainement innocente... Cette éthique immanente -- ce n'est pas une morale -- est radicalement et finalement une esthétique transcendantale : l'éthique de l'analyse «implique à proprement parler la dimension qui s'exprime dans ce qu'on appelle l'expérience tragique de la vie». C'est donc dire qu'il s'agit bien de l'essentiel (la vérité de la parole et la parole de la vérité) du discours tragique et non de la seule essence de la tragédie -- sauf qu'il n'y a «rien de plus difficile que d'arracher la parole au discours»...

Jacques Lacan. «L'essence de la tragédie : Un commentaire de l'Antigone de Sophocle» et «La dimension tragique de la psychanalyse». L'éthique de la psychanalyse (p. 283-375).

Jacques Lacan. «Kant avec Sade» dans Écrits (p. 765-790).

[Pour une critique, mais aussi un prolongement, de l'analyse de Lacan et pour un point de vue plus psychanalytique, voire clinique, cf. Patrick Guyomard. La jouissance du tragique; Antigone, Lacan et le désir de l'analyste. Flammarion (Champs # 401). Paris; 1998 [1992] (146 - 2 p.). Voir aussi : Judith Butler. Antigone's Claim. Kindship Between LIfe & Death. Columbia University Press (The Wellek Library Lectures). New York; 2000 [1998] (XIV + 106 p.)].



ANALYSE

André Breton

[Écrivain français : 1896-1966]

Manifestes du surréalisme

(1924, 1929, 1930, 1942, 1953)

Gallimard nrf (Idées # 23).
Paris; 1965 [1963] (192 p.)


Publié pour la première fois en 1924, le Manifeste du surréalisme se présente à la fois comme une préface [41], mais une préface au mouvement surréaliste, et comme une étude [49], l'exposé de la poétique surréaliste. Cette composition comprend quinze fragments ou séries de fragments et elle est dominée par le mode énonciatif et par le mode argumentatif : par un dispositif d'énonciation -- celui de la première personne du singulier, sauf rares exceptions, et celui de la multiplication des caractères italiques ou autrement typographiques et des notes infrapaginales -- propre à la polémique. La «Préface à la réimpression du manifeste» de 1929 se caractérise sommairement par une tentative d'opposition de l'imagination à la «méditation religieuse», d'une grâce à la «grâce divine». Il est vrai que le tout début du manifeste associe l'imagination à la vie et au rêve, l'homme se définissant comme un «rêveur définitif» et non comme un travailleur. Le pouvoir ou la puissance de l'imagination est celui ou celle de l'enfance et de l'amour, de la liberté et de la folie : «Ce n'est pas la crainte de la folie qui nous forcera à laisser en berne le drapeau de l'imagination» [14]...

Le surréalisme est une critique de l'attitude réaliste «inspirée du positivisme», après celle de l'attitude matérialiste, qui était «une heureuse réaction contre quelques tendances dérisoires du spiritualisme» [14]. Le réalisme est surtout synonyme de roman, «genre inférieur» [24], celui-ci étant prisonnier des circonstances, des personnages, des caractères, des descriptions et des «superpositions d'images de catalogue» ou des cartes postales [14-17]. Le roman est coupable de substituer le désir d'analyse aux sentiments, le marivaudage aux émotions [17-18]. Le surréalisme est l'adversaire de la logique et du «rationalisme absolu» qui ne permet de juger que des faits secondaires [18-19]. Mais, grâce à la psychanalyse de Freud, «[l]'imagination est peut-être sur le point de reprendre ses droits» [19].

Le surréalisme privilégie le sommeil par rapport à la veille, le rêve par rapport à la mémoire : «À quand les logiciens, les philosophes dormants? Je voudrais dormir, pour pouvoir me livrer aux dormeurs, comme je me livre à ceux qui me lisent» [21] -- la posture apparaît particulièrement passive, féminine ou même invertie... L'état de veille n'est jamais qu'un «phénomène d'interférence». L'esprit éveillé est en proie aux lapsus et aux méprises et il se comporte en face de l'idée comme en face d'une femme : cela lui fait de l'effet, cela le trouble; mais son subjectivisme l'empêche de déterminer de quel type d'effet ou de quel type de trouble il s'agit; il blâme alors le hasard, «divinité plus obscure que les autres» [22]. Au contraire, «[l]'esprit de l'homme qui rêve se satisfait pleinement de ce qui lui arrive» [23]. Il faudra donc développer une discipline de la mémoire pour approfondir le rêve, traverser l'épaisseur du rêve, et ainsi accéder «au grand Mystère», car les mystères n'en sont pas de véritables [23]. Le rêve et la réalité, «ces deux états, en apparence si contradictoires», se verront résolus «en une sorte de réalité absolue, de surréalité» [23-24, en italiques dans le texte].

Le travail du rêve est source de merveilleux et «le merveilleux est toujours beau»; il semble se confondre avec le fantastique : «Ce qu'il y a d'admirable dans le fantastique, c'est qu'il n'y a plus de fantastique : il n'y a que le réel» [note 1, 25]. Cultivant le mauvais goût, l'énonciateur se plaît à imaginer un château où les surréalistes se réunissent et réunissent leurs goûts littéraires ou artistiques (peinture, photographie, cinéma) et où «[l]'esprit de démoralisation a élu domicile» [26-27, en italiques dans le texte], mais en présence de «femmes ravissantes» : «l'essentiel n'est-il pas que nous soyons nos maîtres, et les maîtres des femmes, de l'amour, aussi?» [28]...

La fantaisie s'associe à l'anarchie : «L'homme propose et dispose. Il ne tient qu'à lui de s'appartenir tout entier, c'est-à-dire de maintenir à l'état anarchique la bande chaque jour plus redoutable de ses désirs»; elle s'associe aussi à la poésie, qui, «porte en elle la compensation parfaite des misères que nous endurons. Elle peut être une ordonnatrice, aussi, pour peu que sous le coup d'une déception moins intime on s'avise de la prendre au tragique» [28]. Mais il ne suffit pas d'écrire de la poésie, il faut la pratiquer : la poésie, c'est la vie était bien la leçon de Rimbaud. Ainsi importe-t-il «de remonter aux sources de l'imagination poétique et, qui plus est, de s'y tenir» [29].

À partir du sixième fragment, l'exposé de la poétique surréaliste prend le dessus sur les énoncés de principe. Il s'agit alors de cultiver un état d'esprit qui favorise «l'aventure poétique» [29]. Sont formulés les premiers principes de l'écriture mécanique ou de l'écriture automatique : «La vertu de la parole (de l'écriture : bien davantage) me paraissent tenir à la faculté de raccourcir de façon saisissante l'exposé (puisque exposé il y avait) d'un petit nombre de faits, poétiques ou autres, dont je me faisais la substance. Je m'étais figuré que Rimbaud ne procédait pas autrement» [30]. Discutant la théorie de l'image de Reverdy, Breton raconte, dans le septième fragment (donc dominé par le mode narratif), le bizarre et fameux épisode de la «phrase qui parut insistante, phrase oserai-je dire qui cognait à la vitre» : «"Il y a un homme coupé en deux par la fenêtre" mais elle ne pouvait souffrir d'équivoque, accompagnée qu'elle était de la faible représentation visuelle d'un homme marchant et tronçonné à mi-hauteur par une fenêtre perpendiculaire à l'axe de son corps» [32, en italiques dans le texte] -- Freud ne manquerait pas d'y voir un effet d'inquiétante étrangeté causé par l'angoisse de castration; mais Breton, lui, en éprouve une impression de "jamais vu" [note 1, 32] et il dit partager, avec le propos de Hamsun sous la dépendance de la faim, ce que Lacan appellerait une jaculation jubilatoire ou une jubilation jaculatoire : «C'était comme si une veine se fût brisée en moi, un mot suivait l'autre, se mettait à sa place, s'adaptait à la situation, les scènes s'accumulaient, l'action se déroulait, les répliques surgissaient dans mon cerveau, je jouissais prodigieusement» [note 1, 33, en italiques dans le texte]...

Se réclamant encore de Freud, Breton cherche à obtenir «un monologue de débit aussi rapide que possible» qui reproduise, par l'association libre, la pensée parlée, étant donné que «la vitesse de la pensée n'est pas supérieure à celle de la parole, et qu'elle ne défie pas forcément la langue, ni même la plume qui court» [34]. Dans une sorte de simulacre d'analyse à deux (Breton et Soupault), s'énonce le fantasme de la toute-puissance de la pensée : «Je crois de plus en plus à l'infaillibilité de ma pensée par rapport à moi-même, et c'est trop juste. Toutefois, dans cette écriture de la pensée, où l'on est à la merci de la première distraction extérieure, il peut se produire des "brouillons". On serait sans excuse de chercher à les dissimuler. Par définition, la pensée est forte, et incapable de se prendre en faute. C'est sur le compte des suggestions qui lui viennent du dehors qu'il faut mettre ces faiblesses évidentes» [note 1, 35, en italiques dans le texte].

Apparaît alors -- et ce n'est pas insignifiant ou par hasard que ce soit après cette profession de foi en la toute-puissance de la pensée --, dans le neuvième fragment et pour la première fois après le titre, le nom de SURRÉALISME : «le nouveau mode d'expression pure que nous tenions à notre disposition et dont il nous tardait de faire bénéficier à nos amis». Le terme vient d'Apollinaire et il s'apparente au SUPERNATURALISME selon de Nerval [36, en capitales dans le texte] et à l'Idéoréalisme selon Saint-Paul-Roux [note 1, 37]. Sont donc données deux définitions du surréalisme, une pour le dictionnaire et une pour l'encyclopédie :

«SURRÉALISME, n. m. Automatisme psychique pur par lequel on se propose d'exprimer, soit verbalement, soit par écrit, soit de tout autre manière, le fonctionnement réel de la pensée. Dictée de la pensée, en l'absence de tout contrôle exercé par la raison, en dehors de toute préoccupation esthétique ou morale».

«Encycl. Philos. Le surréalisme repose sur la croyance à la réalité supérieure de certaines formes d'associations libres négligées jusqu'à lui, à la toute-puissance du rêve, au jeu désintéressé de la pensée. Il tend à ruiner définitivement tous les autres mécanismes psychiques et à se substituer à eux dans la résolution des principaux problèmes de la vie».

Suivent la liste des dix-neuf qui «ont fait acte de SURRÉALISME ABSOLU» [37-38, en capitales dans le texte], la liste des vingt-quatre -- il n'y a pas de tragédiens! -- qui font partie d'une sorte de panthéon du surréalisme, Ducasse en tête [38-39], et la liste des quatorze peintres [note 1, 40].

À la stratégie de la récitation faisant appel aux pères du mouvement surréaliste (dans une sorte de pétition de principe), succède la stratégie de la citation des pairs -- et donc de l'argument d'autorité --, qui sont les «appareils enregistreurs» [40, en italiques dans le texte] ayant «entendu la voix surréaliste» [39, en italiques dans le texte]. Dans la dixième série de fragments (ornementés), nous sont donnés des exemples de la stratégie de rédaction par l'association libre, qui définit «l'art magique surréaliste» ou «l'intérêt du jeu surréaliste» [42-46].

«Le langage a été donné à l'homme pour qu'il en fasse un usage surréaliste» [46] et -- curieusement dans ce manifeste qui tiendrait plutôt du monologue -- «[c]'est encore au dialogue que les formes du langage surréaliste s'adaptent le mieux» [48]. Mais, par l'ironie et la boutade, il s'avère que le surréalisme «s'est appliqué jusqu'ici à rétablir dans sa vérité absolue le dialogue, en dégageant les deux interlocuteurs des obligations de la politesse. Chacun d'eux poursuit simplement son soliloque» [49]; ce qui fait que le malentendu et le quiproquo dominent la conversation.

Pour le surréalisme, ce «vice nouveau» [50, en italiques dans le texte], le langage est d'abord et avant tout image. Celle-ci ne peut pas être évoquée; elle rapproche deux réalités distantes et il n'y a pas de degré dans le rapprochement : «Le rapprochement se fait ou ne se fait pas» [50]. Ce n'est donc pas le travail de l'esprit ou de la raison qui est à la source de l'image comme «phénomène lumineux; c'est l'activité surréaliste dont le principe est l'association d'idées : «C'est du rapprochement en quelque sorte fortuit de deux termes qu'a jailli une lumière particulière, lumière de l'image, à laquelle nous nous montrons infiniment sensibles. La valeur de l'image dépend de la beauté de l'étincelle obtenue; elle est, par conséquent, fonction de la différence de potentiel entre les deux conducteurs» [51, en italiques dans le texte]. Ainsi, la comparaison n'est pas une image, parce qu'il n'y a pas d'étincelle...

C'est «l'atmosphère surréaliste créée par l'écriture mécanique» qui «se prête particulièrement à la production des plus belles images» [51-52]; c'est aussi l'esprit qui, en plongeant dans le surréalisme, peut revivre «avec exaltation la meilleure part de son enfance» [54] à travers des «paysages dangereux» [55, en italiques dans le texte]. Les «images surréalistes» sont les «guidons de l'esprit» et «la plus forte est celle qui présente le degré d'arbitraire le plus élevé» [52]. Ces images, il ne saurait s'agir de les classifier -- ce serait contribuer à l'établissement d'un poncif surréaliste [55] ou proposer de futures techniques surréalistes [60] --, mais seulement d'en donner des exemples [53] jusque dans les titres de journaux, titres qui sont l'équivalent de poèmes [56-59].

Le surréalisme n'est cependant pas seulement une poétique; il est une pratique : il en appelle à l'acte. Dans le goût du scandale, les «premiers actes délictueux» du surréalisme tiendront du délit de presse, de la diffamation, des injures à l'armée, de la provocation au meurtre, voire du viol et des «méthodes surréalistes» : «Il faudra bien alors qu'une morale nouvelle se substitue à la morale en cours, cause de tous nos maux» [note 1, 60]... Le surréalisme a ses applications à l'action, même si la «parole surréaliste» n'a pas de «vertu prophétique; la voix surréaliste n'est pas la voix de l'oracle et de la piété [61]. Le surréalisme réclame aussi le droit de s'abandonner à la rêverie scientifique, celle «des vrais savants et non des vulgarisateurs» [62-63]. La joie surréaliste pure se double d'un non-conformisme absolu en vue de «l'état complet de distraction» : «C'est vivre et cesser de vivre qui sont des solutions imaginaires. L'existence est ailleurs» [64], comme «La vraie vie est absente», disait Rimbaud.

Dans le Second manifeste du surréalisme, qui date de 1930 et auquel a été ajouté en 1946 un «Avertissement pour la réédition du second manifeste» plein de repentir, la polémique -- «ses ongles polémiques» [67] -- tourne littéralement au tragique, en ce qui tient véritablement d'un délire de persécution, le mode argumentatif étant sensiblement en perte de vitesse et cédant nettement le pas au mode énonciatif dans toute son agressivité : «Je tiens à passer pour un fanatique» [note 1, 92]. Comprenant une quinzaine de segments, le Second manifeste commence ironiquement par deux extraits des Annales médico-psychologiques, «Journal de l'aliénation mentale et de la médecine légale des aliénés» : un extrait d'article et un extrait de procès-verbal de la «Société médico-psychologique»; l'authenticité des deux documents est très probable : les noms de Clérembault et de Janet y figurent. Il se termine par «Avant, après», consistant en extraits de lettres ou d'articles de surréalistes excommuniés et en la co-signature de vingt surréalistes «solidaires en tous points d'André Breton» et contre «la canaille qui fait métier de penser» [156, en italiques dans le texte]; une nouvelle revue vient d'être fondée :

LE SURRÉALISME

AU SERVICE DE LA RÉVOLUTION

Ce manifeste est un véritable pamphlet : une diatribe, un brûlot, un factum, voire un libelle; la provocation y est poussée jusqu'à la diffamation : injures, insultes, accusations, dénonciations, médisances, voire calomnies et règlements de comptes. Le discours se caractérise curieusement par la plénitude et par la clôture : c'est un discours clos sur lui-même, alors que le discours du manifeste de 1924 était ouvert. L'ironie et l'humour ont tourné au sérieux. De 1924 à 1929, le surréalisme a découvert la philosophie et la politique qui en découle et c'est sans doute ce qui accentue son caractère hautement polémique. Le père du surréalisme -- ou le pape du surréalisme, comme certains ont nommé Breton -- ne se reconnaît plus de pères, sauf un (grand-)père imaginaire qui est inattaquable, Lautréamont [127], et il est maintenant en guerre contre ses pairs. Son désir ou son délire insiste et consiste à incarner le surréalisme : la voix, l'idée, la tâche, l'activité, l'opération ou l'expérience surréaliste.

Dans le but de «provoquer, au point de vue intellectuel et moral, une crise de conscience de l'espèce la plus générale et la plus grave» [76, en italiques dans le texte], le surréalisme se fait «un dogme de la révolte absolue, de l'insoumission totale, du sabotage en règle» et il n'entend «encore rien que la violence. L'acte surréaliste le plus simple consiste, revolvers aux poings, à descendre dans la rue et à tirer au hasard, tant qu'on peut, dans la foule» [78]. Mais cette violence est d'abord et avant tout une violence verbale faisant appel à l'accumulation et à l'énumération, à la surcharge et à la décharge, surtout dans les notes infrapaginales : il s'agit d'une série de meurtres fictifs ou fictionnels des pères et des pairs, d'une série d'excommunications par l'invective et même par le crachat : «Crachons en passant sur Edgar Poe» [81]. C'est le discours scatologique de l'expulsion, de l'exclusion.

Dans son avertissement, Breton est lui-même conscient de l'outrance de ses propos marqués par l'anxiété et la nervosité ou par le désespoir; il dit s'être mépris et avoir été présomptueux; il met tout sur le compte d'une ambivalence de sentiments et sur le malaise des temps. Ce malaise est celui de l'impossible rapprochement du surréalisme et du communisme (matérialisme dialectique et matérialisme historique), même si Freud demeure encore la principale autorité du surréalisme [94, 112, 118]. Breton partage à peu près la position de Trotski sur l'art révolutionnaire et la littérature prolétarienne [cf. première partie du Manuel].

À travers cette volée d'injures -- volée marquée par une extrême accélération du rythme, du débit, du ton de cet acte de diffamation (ou de cette diffamation en acte) appelé en 1924 -- et à travers cette charge idéologique contre l'appareil de conservation sociale (famille, patrie, religion) [82], essayons de dégager les éléments théoriques qui ne se trouvent pas dans le premier manifeste ou qui sont ici renforcés par un timbre particulier, par une frappe singulière. La disposition d'esprit surréaliste se voit rapprochée du romantisme : «nous disons, nous, que ce romantisme dont nous voulons bien, historiquement passer aujourd'hui pour la queue, mais alors la queue tellement préhensile» [110, en italiques dans le texte]. L'idée de l'amour est aussi importante que l'idée de révolution pour «l'idée de surréalisme», qui «tend simplement à la récupération totale de notre force psychique par un moyen qui n'est autre que la descente vertigineuse en nous, l'illumination systématique des lieux cachés et l'obscurcissement progressif des autres lieux, la promenade perpétuelle en pleine zone interdite» [92]. Le surréalisme est «cette toute petite passerelle au-dessus de l'abîme» [note 1, 102, en italiques dans le texte].

Le surréalisme ne saurait se satisfaire de la seule révolution politique, le problème plus général étant «celui de l'expression humaine sous toutes ses formes» [108, en italiques dans le texte], expression humaine qui est d'abord langage : «On feint de ne pas trop s'apercevoir que le mécanisme logique de la phrase se montre à lui seul de plus en plus impuissant, chez l'homme, à déclencher la secousse émotive qui donne réellement quelque prix à sa vie»; «cet homme n'est pas encore tout homme [109, en italiques dans le texte]. En 1929, Breton ne semble plus croire à la souveraineté de la pensée et il cite Engels à cet effet : «la pensée humaine possède la souveraineté et ne la possède pas; et sa capacité de connaître est aussi illimitée que limitée» [112].

Par ailleurs, Breton craint que l'écriture automatique ne soit devenue un poncif surréaliste et il déplore que les récits de rêves n'aient pas été davantage explorés et exploités [113]; il continue pourtant d'en appeler à la voix de l'automatisme [116-117]. La sublimation ne suffit pas, selon lui, pour rendre compte de l'inspiration; en cela, il est bien romantique [118-122]. Autant le surréalisme a été l'adversaire du roman et l'existentialisme l'adversaire de la poésie -- ainsi l'existentialisme est-il le contraire du surréalisme --, autant il y a quelques indications pour imaginer des romans qui annoncent vraiment le nouveau roman : procédés de déception pure, envers du réel, problèmes sans solutions, personnages qui agissent «d'une manière toute prévisible en vue d'un résultat imprévu, et inversement», etc. [note 1, 121-122].

Ce manifeste pousse très loin le rapprochement entre les «recherches surréalistes» et les «recherches alchimiques» : «la pierre philosophale n'est rien d'autre que ce qui devait permettre à l'imagination de l'homme de prendre sur toutes choses une revanche éclatante et nous voici de nouveau, après des siècles de domestication de l'esprit et de résignation folle, à tenter d'affranchir définitivement cette imagination par le "long, immense, raisonné dérèglement de tous les sens"» [135, en italiques dans le texte]. C'est bien encore l'alchimie du verbe de Rimbaud (pourtant maintenant malmené par ailleurs)... Breton avoue son attrait pour les «phénomènes médianimiques [les coïncidences d'esprits] qui vont jusqu'à survivre aux liens affectifs» [note 1, 135], pour l'astrologie et pour la métapsychique [note 1, 139]; mais il abandonne «l'hypothèse d'une transmission directe de pensée» [note 1, 135]. Il s'agit aussi de recréer «un état qui n'ait plus rien à envier à l'aliénation mentale» par le verbe : «Le verbe est davantage [que ce qu'en dit Rimbaud] et il n'est rien de moins pour les cabalistes, par exemple, que ce à l'image de quoi l'âme humaine est créée; on sait qu'on l'a fait remonter jusqu'à être le premier exemplaire de la cause des causes; il est autant, par là, dans ce que nous craignons que dans ce que nous écrivons, que dans ce que nous aimons» [137].

«JE DEMANDE L'OCCULTATION PROFONDE, VÉRITABLE DU SURRÉALISME» [139, en capitales dans le texte]. Cette occultation, qui est aussi celle du pensé par le pensable [138], passe par la quête de l'occulte, de l'ésotérique (mise en commun de la pensée, lieux de rencontres, médiums, dédoublement, voyance), et par la recherche de l'amour, de la femme en ce qu'elle a d'érotique et d'exotique : «Gloire, avons-nous dit, Aragon et moi, à l'hystérie et à son cortège de femmes jeunes et nues glissant le long des toits» [note 1, 141]. Suit un hymne à l'amour : «le renoncement à l'amour, qu'il s'autorise ou non d'un prétexte idéologique, est un des rares crimes inexpiables qu'un homme doué de quelque intelligence puisse commettre au cours de sa vie»; l'idée d'amour réconcilie tout homme avec l'idée de vie; l'amour est exclusivement l'«attachement total à un être humain». Dans cette conception, peut-être elle-même hystérique, de l'amour, sont pourfendus «les spécialistes du "plaisir", les collectionneurs d'aventures, les fringants de la volupté» et leur manie, ainsi que «les contempteurs et "guérisseurs" du soi-disant amour-folie et que les perpétuels amoureux imaginaires». Ainsi l'amour est-il «le lieu d'occultation idéale de toute pensée» [même note, 141-142]. Toujours dans le but de cette occultation, est proclamé «le droit à l'absolue vérité. Pas de concessions au monde et pas de grâce. Le terrible marché en main» [139, en italiques dans le texte]. Il faut aussi pratiquer l'alchimie mentale [143]. Mais l'opération surréaliste ne peut réussir que si elle a lieu dans des conditions d'asepsie morale et par «l'arme vengeresse« de l'idée -- qui semble avoir remplacé l'image : est-ce la lecture de Hegel qui en est la cause? [150]...

Les Prolégomènes à un troisième manifeste du surréalisme, de 1942, n'apportent guère de renouveau théorique par rapport aux deux manifestes. Les noms propres et les énumérations se multiplient dans un continuel va-et-vient entre les caractères romains et les caractères italiques. Le délire de persécution se poursuit en s'inversant, par projection, dans les dénonciations et les condamnations. Dans la reconnaissance de l'exotique et de l'ésotérique -- les sciences maudites perpétuées par la poésie maudite [169] --, le ton se fait prophétique; le conformisme surréaliste est suspecté [169]. L'appel à une résistance individuelle et minoritaire [170] se double d'une sorte de désenchantement envers l'homme et donc envers l'humanisme [172-175], au profit d'êtres extra-terrestres ou extra-humains [176]...

Dans Du surréalisme en ses oeuvres vives (1953), qui clôt le recueil, le manifeste ne tient plus du tout du pamphlet. Sont ainsi présentées les trois idées ou les trois (pré)occupations majeures du surréalisme :

1°) La conception du langage présupposée par «l'automatisme verbal et graphique» en son «état de grâce» est une réaction contre «la dépréciation du langage»; cette réaction est déjà amorcée par Lautréamont, Rimbaud et Mallarmé au XIXe siècle. L'automatisme ne saurait être confondu avec le futurisme ou avec le lettrisme et encore moins avec le monologue intérieur de Joyce, même si ces démarches «traduisent une commune volupté d'insurrection contre la tyrannie d'un langage totalement avili» [180]. Pour Breton, Joyce procède par imitation de la vie : il est donc prisonnier du naturalisme et de l'expressionnisme et il n'échappe pas à l'arbitraire, à l'art et à l'illusion romanesque. L'«automatisme psychique pur» a une source lumineuse plus profonde dans des phrases de demi-sommeil ou de réveil et il n'y a pas de néologismes, de «démembrement syntactique» ou de «désintégration du vocabulaire». La libre association des idées est la matière première, au sens alchimique dit Breton, du langage et elle touche à «la région où s'érige le désir sans contrainte, qui est aussi celle où les mythes prennent leur essor» [181] : est-ce la commune origine de la langue et du mythe dont parlent Otto et Steiner?... Pour «restituer le langage à sa vraie vie», il est préférable, non pas de «remonter de la chose signifiée au signe qui lui survit», mais de «se reporter d'un bond à la naissance du signifiant» [181-182]. L'esprit à la racine de cette opération est celui de la philosophie occulte, pour laquelle l'énonciation est à l'origine : c'est par la germination qu'il y a poésie et plastique [182].

2°) La conception de l'amour de l'homme et de la femme est un véritable point de fascination [182]. Dans une contrée ou le désir est roi, la femme occupe une place de plus en plus importante : «une figure tout autre de la femme» incarne «la plus haute chance de l'homme» et elle est «la clé de voûte de l'édifice» [Goethe]. Une ligne de coeur, celle de «véritables transports émotionnels», se dessine du romantisme allemand et français au surréalisme en passant par le symbolisme de Baudelaire [183, en italiques dans le texte]. «Dans le surréalisme, la femme aura été aimée et célébrée comme la grande promesse, celle qui subsiste après avoir été tenue»; elle est l'objet d'une élection et «l'amour charnel ne fait qu'un avec l'amour spirituel» : «L'attraction réciproque doit être assez forte pour réaliser, par voie de complémentarité absolue, l'unité intégrale, à la fois organique et psychique». Dans ce désir de fusion (avec la mère ou avec la soeur?), le «couple intégral» rencontre de nombreux obstacles dus à «l'arbitraire social» source de division. Au bout du compte, «[i]l y va, en effet, là plus qu'ailleurs, au premier chef, de la nécessité de reconstitution de l'Androgyne primordial dont toutes les traditions nous entretiennent et de son incarnation, par-dessus tout désirable et tangible, à travers nous» [184, en italiques dans le texte] -- il s'agit d'une conception platonicienne, voire aussi parfois platonique, de l'amour... Le désir sexuel est, «en dernière analyse, l'égarant, le vertigineux et inappréciable "en-deçà" sur la prolongation sans limites duquel le rêve humain a bâti tous les "au-delà"» [184-185]. L'amour charnel ne saurait être un mirage ni l'amour-passion «une déplorable ivresse de lumière astrale», car la qualification passionnelle de l'amour suppose l'élection [185]. La femme (l'amour-passion : l'amour fou) se trouve alors être la fusion, sinon l'infusion, du langage et de l'image.

3°) La conception, «conception initiale», de l'image poétique commande «[l]'attitude du surréalisme à l'égard de la nature». C'est par l'extrême détente, et non par l'extrême concentration, que deux éléments très éloignés de la réalité peuvent être rapprochés; c'est par un «extraordinaire gréement d'étincelles» qu'il y a génération [185]. Le monde s'offre alors comme un cryptogramme et la métaphore «laisse loin derrière elle l'analogie (préfabriquée)» : la métaphore est «haut vol», tandis que l'analogie n'est que «terre-à-terre» [186]. Le recueil se ferme -- ou s'ouvre -- sur une nouvelle condamnation de l'anthropomorphisme et sur une salutation de l'intuition poétique, qui «seule nous pourvoit du fil qui remet sur le chemin de la Gnose en tant que connaissance de la Réalité suprasensible "invisiblement visible dans un éternel mystère"» [185-186, souligné ici].

On n'a pas manqué d'accuser le surréalisme de flirter avec le mysticisme et l'occultisme et il y en a certes quelques accents. Par ailleurs, même si les Manifestes du surréalisme ne sont pas tragiques -- à moins, bien entendu de considérer que Breton ne fait que délirer et que le surréalisme est de la folie; ce serait grandement minimiser et dénier l'ampleur et l'envergure de son discours, le discours du surréalisme ayant pour effet de nous révéler le surréalisme du discours, ce que tout discours a de surréaliste : l'urgence de la parole et la parole de l'urgence --, le surréalisme, comme mouvement, a bien quelque chose de tragique, non pas surtout par le destin tragique (suicide, folie) qu'ont connu nombre de surréalistes (officiels ou marginaux), mais bien par l'expérience radicale et agonale de la vie et par l'agonique inquiétude de l'amour qui le caractérisent ou le hantent. Le surréalisme est le choc agonistique de l'interdiscours collectif et de l'interdiscours individuel; son drame ou sa tragédie -- peu importe ici -- est de voir son mouvement le conduire au bord, à la frontière ou à la limite de l'événement... En outre, la femme -- celle qui, bien entendu, n'existe pas : celle avec un F majuscule [cf. Lacan. Encore] -- y est élevée au rang d'une véritable figure ou visage tragique, d'une image tragique qui traverse, travaille et transit toute la poésie surréaliste du XXe siècle.

-- Dans la vie, en amour comme en poésie, n'est pas surréaliste qui veut mais qui peut! Et au péril de la vie, sans garde-fous, dans la poursuite de la Toison d'or [170, en italiques dans le texte]...



ÉTUDE

À la lecture du Refus global (1948) de Paul Émile Borduas [peintre québécois : 1905-1960], cherchez à dégager les stratégies d'énonciation de ce manifeste de l'automatisme et confrontez-les avec celles du surréalisme.



ANALYSE

Paul Claudel

[Écrivain français : 1868-1955]

Partage de Midi

(1906)

Version de 1906 suivie de deux versions primitives inédites et de lettres, également inédites, à Ysé.
Édition présentée, établie et annotée par Gérard Antoine.
Gallimard (Folio Théâtre # 17).
Paris; 1994 [1949] (322 - 2 p.) [p. 49-158].

Partage de Midi a été publié hors commerce en 1906 à cent-cinquante exemplaires «numérotés à la presse» [50]; il a été rééédité en 1948 et il a d'abord été destiné à la lecture -- tout au moins jusqu'en 1948, même si parfois monté auparavant : le dernier acte a été présenté, sans permission de l'auteur, par Artaud en 1928 (entre autres représentations privées ou publiques) [286-287]; en outre, à la page de dédicatoire, le texte est présenté comme livre et non comme pièce de théâtre [51]. C'est un drame en trois actes; le premier acte comprend huit scènes, le deuxième six et le troisième quatre; mais, en termes de pages, le dernier acte est presque aussi long que le premier : y aura-t-il accélération ou décélération et ralentissement d'un acte à l'autre?... Chacune des dix-huit scènes, sauf la première de chaque acte, est introduite par un astérisque et elle correspond généralement à l'entrée, à la sortie ou au mouvement d'une «personne» : c'est comme personnes que sont présentés les quatre "personnages" [53].

Avant de procéder à l'analyse proprement dite du texte et en vue de la présomption d'isotopie(s), il faut nous attarder à son titre : il s'agit bien de Partage DE Midi, du partage qui a lieu à midi et/ou dans le midi, et non de Partage DU Midi. Sont donc ici convoqués un événement -- voire l'événement autant que tout événement ou qu'un événement quelconque, puisque qu'il y a l'article zéro --, un espace et un temps. Le partage a un aspect négatif et un aspect positif : négativement, il connote la division, le morcellement, le démembrement; positivement, il connote la distribution, la répartition, la donation (testament-partage); il connote aussi le dénombrement dans le "partage des voix" ou l'égalité quand il y a simple "partage" et il renvoie à un espace dans la "ligne de partage des eaux"; Antoine parle de "partage des genres" [28]; nous parlons aujourd'hui de "partage du travail". Par ailleurs, le mot "partage" contient le mot "part" : la ou une part (de suo part = "de son côté" : lot, portion, morceau, fraction, partie, sort) et le ou un part (du latin partus = "enfanté" : parturition, enfant nouveau-né, la "substitution de part" ou la "confusion de part" consistant en une «confusion de paternité», en une «incertitude sur la paternité d'un enfant»).

Objectivement, midi connote le temps et l'espace, le milieu du jour, la douzième heure, ou le milieu de la vie (la maturité, "le démon de midi") et le sud; mais plus subjectivement et plus négativement, on dit "chercher midi à quatorze heures" : «chercher des difficultés là où il n'y en a pas, compliquer les choses» et "c'est midi" ou "c'est midi sonné" : «il n'y a pas moyen». Le midi est aussi le temps et l'espace de la chaleur et du soleil : le Midi comme Sud du continent européen ou de la France [cf. Le Petit Robert 1].

La majuscule de Midi pourrait nous entraîner à croire que l'événement se passe dans l'espace du Midi : le paquebot a quitté Marseille [56] et De Ciz est un «Provençal aux yeux tendres» [57]; mais la préposition "de", plutôt que la préposition "de" et l'article "le" contractés en "du", nous en dissuade, surtout que la première didascalie [toutes les didascalies sont en italiques et nous les reproduirons comme telles et sans guillemets] nous indique que l'action débute sur [l]e pont d'un grand paquebot et au milieu de l'Océan Indien entre l'Arabie et Ceylan [53]. Notons que l'ambiguïté a été levée dans l'édition de 1949, puisqu'il n'y a pas de majuscule à midi à la page de titre...Il s'agit donc de l'espace et du temps du milieu et de l'équateur; et qui dit temps ici, dit aussi climat, température : le temps est au soleil et à la chaleur, à la passion.

En outre, parmi les personnes, présentées en 1906, semble-t-il par ordre d'importance : YSÉ, MESA, AMALRIC, DE CIZ -- il faut cependant signaler que dans l'édition de 1949, avec la préface de Claudel datée de janvier 1948 (Gallimard : Le Livre de Poche # 1508; 192 p.), l'ordre des noms de Mesa et d'Amalric se trouve inversé --, retenons les noms d'Ysé et de Mesa. Le nom Ysé peut renvoyer au principal temple shintoïste d'Isé [note 1, 30] et il signifie en grec l'"égalité", «isos, isé, c'est égal», dit Claudel [30, en italiques dans le texte]. Ysé et Yseult pourraient aussi être associées parce que les deux seraient blondes [30]... Mesa signifie en grec "la moitié", selon Claudel encore [même note], et il dérive d'un mot espagnol qui signifie "table" (mais seulement accepté depuis 1923) : «Plateau formé par les restes d'une coulée volcanique, quand l'érosion a abaissé les terrains environnants»; la connotation de la chaleur y est donc encore, mais de manière antonyme : par l'extinction. Mais "mesa" ressemble aussi à "méso" ("au milieu", "médian") et à "méson" (1935) : «Particule de masse intermédiaire (entre celle de l'électron et celle du proton)» [cf. Le Petit Robert 1, souligné ici]... Nous verrons, dans la suite de l'analyse, si ce qui s'annonce, en tout ou en partie dans cette prolifération de M (Mesa, Midi, Marseille, milieu, moitié, etc.), se confirmera ou s'infirmera.

La pièce comprend donc des didascalies en caractères italiques, où domine le mode narratif ou descriptif ou le discours épique ou dramatique, et des dialogues ou monologues en caractères romains, où domine le mode énonciatif ou le discours lyrique ou dramatique. Ces dialogues se situent entre le vers et la prose; c'est une sorte de versets (numérotés sans doute par Antoine du début à la fin de chacun des actes), des versets au rythme iambique, l'iambe et l'anapeste scandant la cadence, selon Antoine [280], la musique imprégnant alors la mystique, le rythme le mystère... La scansion des paroles résulte en gros de la répétition : conjonctions comme "et", interjections comme "Ô", leitmotive; la saccade et l'emballement, en leur rythme tensif, ont un effet d'écho plutôt que d'éclat.

La première scène de l'Acte premier met en face Mesa et Amalric parlant de De Ciz et de sa femme Ysé, plus ou moins sur le mode de l'anecdote (narrative et descriptive). La première phrase est ambiguë : «Vous vous êtes laissé enguirlander», dit Amalric à Mesa. Il ne peut évidemment s'agir de «orner de guirlandes», mais le sens d'enguirlander comme «engueuler, attraper» date de 1922 [cf. Le Petit Robert 1]; Antoine retient donc le sens de Sainte-Beuve (en 1843) : «fasciner et enorgueillir par le spectacle d'une puissance imaginaire» [note 1, 299] -- attraper en somme, séduire.

Dès la deuxième scène, les thèmes obsédants annoncés par le titre apparaissent : Huit coups sur la cloche et il est curieusement midi. La sirène bruit et elle est entendue par Mesa comme «cri dans un désert de feu»; le soleil aveugle Ysé comme un coup de fusil, comme la foudre, comme dans un «four à réverbère» (miroir et appareil d'éclairage). La pureté se trouve entre la lumière (du soleil) et le miroir (de la mer), entre «deux lames de verre». La mer est comparée à une vache, donc à une mère, mais c'est «une vache terrassée que l'on marque au fer rouge» (du soleil) : le soleil est à la mer ce que l'amant est à la maîtresse. Mais Baal qui, «chez les Phéniciens, était le dieu suprême, le dieu-soleil, époux d'Astarté», et à qui on «sacrifiait des taureaux dans des rites tumultueux», selon Antoine [note 2, 299], est «le bourreau qui la sacrifie», les baisers étant remplacés par «le couteau dans les entrailles» [54]. Il ne manque pas donc d'y avoir érotisation et sexualisation des rapports entre le soleil et la mer, de ces rapports comme scène originelle entre le père (Baal ou le taureau) et la mère (la vache). L'érotisme y est ici teinté de sadisme, l'enfant ne manquant pas d'imaginer que le coït entre ses parents est violent, brutal, pour sa mère...

Il fait déjà chaud, avant même d'atteindre le «feu de Minnicoï», qui est le «nom d'un îlot situé à l'exact milieu de l'Océan Indien» [note 1, 300, souligné ici]. C'est un autre nom qui commence par un M, comme Maski [v. 83 (dans la bouche d'Amalric) et v. 239 (dans celle Ysé), Amalric et Ysé étant ainsi (re)liés par cette interjection] : «mot de la langue parlée sur les côtes de Chine» et mot d'originaire portugaise appartenant au pidgin [note 1, 300]... Dans toute la scène, il y a pure opposition et opposition pure entre le soleil et la mer, entre le feu et l'eau, entre la lumière et l'obscurité, entre l'homme et la femme, entre le père et la mère, entre le dieu et la déesse, et ce jusque dans les propos à la fois insipides et sibyllins d'Amalric sur son cigare [55], signifiant marqué (et signifiant phallique), comme la cigarette qu'a donnée Ysé à Mesa [56], la taille de l'un et de l'autre n'étant pas sans importance...

Nous pourrions continuer ainsi jusqu'à la fin de l'acte ou même de toute la pièce; mais nous allons plutôt emprunter d'autres pistes. D'abord, celui d'un autre leitmotiv : la satisfaction d'Amalric et l'insatisfaction d'Ysé, qui dit parfois «Je ne suis pas satisfaite» [55, 57]. Mesa, qui dit ne rien connaître aux femmes, aime Ysé, mais il la traite d'«effrontée coquette»; Amalric la trouve charmante et superbe, mais il ne n'a pas l'air de l'aimer, disant n'aimer que les blondes : cela semble être une boutade ou un contre-sens, puisqu'Ysé est justement blonde [136 : v. 242]. Agissant en quelque sorte comme le représentant du Destinateur, comme une sorte de père (symbolique), Amalric désigne Ysé à Mesa -- il l'appelle «mon petit gars» [57 : v. 73] -- comme objet d'amour et, en la désirant lui-même, il attise le désir de Mesa; mais, en même temps, il le met en garde contre elle : «Ce n'est pas une coquette, méfiez-vous en! c'est une guerrière, c'est une conquérante / Il faut qu'elle subjugue et tyrannise, ou qu'elle se donne / Maladroitement comme une bête piaffante! / C'est une jument de race et cela m'amuserait de lui monter sur le dos, si j'avais le temps / Mais elle n'a pas de cavalier, avec ses poulains qui le suivent / Elle court comme un cheval tout nu / Je la vois s'affolant, brisant tout, se brisant elle-même / Elle est étrangère parmi nous / Elle est hors de son lieu et de sa race» [v. 59-67 : les traits obliques indiquent les alinéas des "versets"].

Ysé n'est pas seulement la femme de Ciz, «ce beau fils» qu'elle a selon Amalric [57 : v. 69], elle a aussi des enfants [55]. Il y a chez elle le désir d'avoir un maître chez qui et sur qui elle pourrait régner : «C'est une femme de chef; il lui fallait de grands devoirs pour l'attacher, une grande housse d'or», dit encore Amalric [v. 68]. Même si Ysé rit souvent jusqu'aux éclats (une dizaine de fois), elle est insatisfaite, comme Mesa, comme De Ciz (57]; elle dit qu'elle n'est pas satisfaite, mais se dit contente, tandis que De Ciz «a toujours l'air de faire semblant de sourire». Elle n'a de place nulle part [58] et le soleil la tue; alors que pour Amalric, il est à la fois synonyme de force et de mort. Mesa sonne l'heure : «Midi au ciel. Midi au centre de la vie / Et nous voilà ensemble, autour de ce même âge de notre moment, au milieu de l'horizon complet, libres, déballés, / Décollés de la terre, regardant derrière et devant» [v. 100-102, souligné ici] et il annonce ou attend le coucher de soleil (où le vert se mêlera au rose, au tabac et au rouge); Ysé, elle, trouvait le matin plus beau -- que de m!...

L'heure, le temps, scande le rythme de la journée et de la vie, le pessimisme de Mesa et l'optimisme d'Amalric [v. 104-106, v. 118-124] : «Ce n'est point le temps qui manque, c'est nous qui lui manquons» [v. 125-126] et «Voici l'âge où il est inquiétant d'être libre» [v. 140], proclame Mesa. Ysé partage le même pessimisme que Mesa, mais parce qu'elle n'est qu'une femme et qu'elle a des enfants : «Et il me faut vivre comme un garçon avec ces trois hommes qui ne me lâchent point» [60]. Le destin de ce quatuor, de ces «quatre aiguilles» du temps [61], est sur le point de se jouer.

La cinquième scène nous apprend qu'Amalric et Ysé se sont connus il y a dix ans. Ysé continue de dire qu'elle était contente, sans doute donc à cette époque passée; Amalric dit l'avoir reconnue du regard et, justement, le fantasme du regard se met en place dans le jeu de la séduction et de la coquetterie : «Pas une pauvre petite femme quelque part qui chigne de tout son coeur? / Quelque veuve bien aimable, quelque petite vierge droite comme une verge d'osier et ronde comme un sifflet», demande Ysé à Amalric [v. 158-162]; l'allitération de veuve/vierge/verge est pour le moins suggestive et sans doute qu'Ysé s'identifie alors à Amalric, le mâle viril entre les Eaux et les Cieux «comme le héros Izdubar» [63 et note 1, 301]...

Ysé a jadis rejeté Amalric parce qu'il n'avait pas d'argent ou parce qu'elle se sentait trop faible et voulait qu'on ait besoin d'elle; elle a jeté son dévolu sur De Ciz, qu'elle a aimé et qui est plus faible qu'elle [63]. Elle dit que son mari a des yeux de femme et elle lui reproche de ne pas l'aimer comme il faut et de lui avoir fait trop d'enfants, dont un -- un partus -- qu'elle a perdu [64]. Amalric, lui, évoque la gloire du passé, la rencontre du vent et du soleil au dessus du détroit de Sicile ou de la Corse, la rencontre aussi de la chevelure d'Ysé et de sa barbe : «Voilà la grande jeune fille / Qui se retourne en riant; elle me regarde et je la regardai» . Ysé, encore, déplore : «Et puis la vie est venue, les enfants sont venus» et elle est devenue «un vieux cheval blanc» [65]. Elle dit avoir été folle, être une petite fille encore et aussi une étrangère, dont le mari brasse des affaires en Chine ou dans le Siam et les états Shan (Indochine) [66 et note 1, 301].

Contrairement à Amalric et à Ysé, pris dans le fantasme du regard, Mesa, lui, ne regarde rien, selon Amalric, pris qu'il est dans le fantasme de la voix, dans le fantasme de l'écoute; Amalric le croit intact : puceau [67]; il souffre de la «manie religieuse», mais c'est un personnage ou un homme important en Chine, dont De Ciz pourrait avoir besoin [68]. Ce qui permettrait à Amalric de prendre, de tenir et d'emmener Ysé, sa guerrière, qui ne porte pas où elle va le bonheur; mais il s'entête : «J'ai les mains agréables. / Vous savez très bien que vous ne trouverez pas ailleurs qu'avec moi / La force qu'il vous faut et que je suis l'homme» [68-69].

Les didascalies de la fin de la cinquième scène et du début de la sixième concernent aussi le regard; le «livre d'amour» y apparaît comme un signifiant marqué. Mesa évoque auprès d'Ysé la destinée : «la mort ou la sage-femme» [v. 296]. Il est question de l'amour et les deux disent ne pas savoir ce que c'est, ne pas comprendre; Ysé s'enhardit : «Il ne faut pas comprendre, mon pauvre monsieur! / Il faut perdre connaissance. Moi, je suis trop méchante, je ne puis pas» [v. 306-307]. La figure d'Ysé se précise grandement : première femme, innocente, «mère de femmes et d'hommes»; c'est la femme à qui on ne peut demander qu'un enfant, c'est la femme à qui l'homme-fils, surtout s'il est puceau, ne peut demander qu'être mère : sa mère et la mère de son enfant, ce part.

Mais Mesa est aussi un professeur pour Ysé, un maître en paroles : «Cependant vous parlez mieux que mon livre, / Quand vous le voulez. Comme vos yeux brillent, professeur, / Lorsque l'on vous fait parler / Philosophie. Vous avec de beaux yeux gris. J'aime vous regarder entendre, tout bouillonnant! J'aime / Vous entendre parler, même ne comprenant pas. / Soyez mon professeur!» [v. 329-334]. Se tissent ou se tricotent ici le fantasme du regard et le fantasme de la voix... Mesa se défend d'être malheureux et il dit à Ysé de ne pas faire la maman ou la coquette avec lui : c'est une manière de dénier le caractère maternel d'Ysé, de s'en préserver et d'éviter le châtiment qui en résulterait. Sauf qu'il la trouve belle et la voudrait heureuse; il compare ses cheveux à un fourrage horrible : il est impossible de ne pas y avoir l'angoisse de la toison ou du sexe de la femme, de la mère. Relisons : «Gardez bien serré ce fourrage horrible! / Et que le sage enfant tenant dans son bras la sage maman / Relisse avec affection près de la petite oreille / La mèche folle qui veut s'échapper. / Vous riez, vous rougissez. Niez que vous soyez heureuse!» [v. 364-368]...

Ysé cherche un maître; Mesa cherche une maîtresse (dans le sens où on dit "Oui, maîtresse" et où on dit "C'est ma maîtresse"), mais alors qu'Ysé est belle, fraîche, jeune, folle [v. 373], c'est un «chien jaune» et il a quitté les hommes; il est sinistre et seul [74]. Mais après une pause -- et il faudrait voir ce qui distingue la Pause du Silence, ou comment il y a partage de la pause et du silence, dans toute la pièce et dans une atmosphère d'inquiétante étrangeté ou dans un climat d'angoisse --, Ysé se dresse et s'offre à Mesa : «Mesa, je suis Ysé, c'est moi» [v. 395]; elle est là pour venir le rechercher, le ramener parmi les hommes : «C'est pour cela que les femmes sont faites» [v. 398]. Mais c'est une femme-enfant à l'aimable visage, une madone, et à qui il ne veut pas donner son âme [75] -- autant dire son corps!... Ysé est l'impossible : «Que craignez-vous de moi puisque je suis l'impossible? / Avez-vous peur de moi? Je suis l'impossible. Levez les yeux, / Et regardez-moi qui vous regarde avec mon visage pour que vous me regardiez» [v. 424-426]. Elle est l'impossible parce qu'elle est inaccessible : l'inaccessible mère à/en qui Mesa cherche à retourner.

C'est ainsi que la figure d'Ysé est celle de la Vierge Marie, mais d'une Vierge Marie qui ne serait pas vierge ou qui serait à la fois vierge et putain, future mère en somme. Une telle image ou un tel fantasme appelle culpabilité et punition; c'est rien de moins que l'appel à Dieu, au Père, à qui il faut payer une dette, rendre son tribut, et ne faut-il pas payer son tribut à la nature : mourir?... Mais le conflit entre le Verbe (l'incarnation dans le prêtre de Dieu le Père, qui est lui-même la substitution du père) et la Chair (l'adultère, le désir) se trame sous le poids du silence divin [v. 473] et sous le voile du regard : «Je vous regarde, cela me regarde», dit Ysé [v. 490]; «Laissez-moi vous regarder car vous êtes interdite / Pourquoi est-ce que vous me regardez ainsi?», dit à son tour Mesa [v. 498-499].

L'amour humain ne peut être divin parce qu'il est charnel ou il est divin parce qu'il est charnel; bien plus que de tenir de l'adultère, il tient de l'inceste, non pas de la légalité du mariage mais de l'illégalité de l'adultère ou de l'inceste; ce n'est pas une question de connaissance mais de reconnaissance : «Vous êtes Ysé. Je sais que vous êtes Ysé», affirme Mesa après qu'il lui a demandé si elle l'épouserait si elle était libre et qu'elle a répondu que non [80]. Il n'est pas beau, elle ne l'aime pas et peut-être pas lui non plus : «Je suis celle que vous auriez aimée» [v. 518]. Mais Ysé se défend d'avoir été coquette avec Mesa : «Je n'ai pas été coquette avec vous» [v. 523]; est-ce à dire qu'elle, une pauvre femme (82], a pu l'être avec d'autres? est-ce pour cela qu'il ne faut point l'aimer [v. 535]? Ysé a besoin d'être appelée par son nom; si oui : «Il y a une femme en moi qui ne pourra pas s'empêcher de vous répondre. / Et je sens que cette femme ne serait point bonne / Pour vous, mais funeste, et pour moi il s'agit de choses affreuses! Il ne s'agit point d'un jeu avec vous. / Je ne veux point me donner toute entière. / Et je ne veux pas mourir, mais je suis jeune» [v. 548-552]. Ysé ne peut pas se donner tout entière, parce qu'elle n'est pas toute, ne pouvant alors que demander à Mesa de répéter, dans une sorte d'adieu, qu'il ne l'aimera pas [83].

Dans la septième scène, Amalric revient comme représentant du Destinateur, pour faire valoir les mérites de Mesa, mais aussi pour plaider sa propre cause auprès d'Ysé : l'Objet d'amour, l'Objet de Désir, l'Objet de valeur qui circule au sein du trio masculin. Mais, comme elle avait déjà dit être un garçon [v. 134], la voilà qui devient un homme : «Je suis un homme! je l'aime comme on aime une femme», dit-elle de Mesa à Amalric [v. 586]; il y a alors féminisation de Mesa, identification hétérosexuelle au sujet et constitution d'un objet hétérosexuel (masculin) en objet homosexuel (féminin) : c'est une version remaniée, sophistiquée mais aussi détournée (plus défensive qu'offensive, plus défense qu'offense), du fantasme hystérique, du fantasme de celle à qui il est plus facile de s'offrir que de se donner [v. 620]. Pourtant, Ysé voudrait bien se donner, trouver quelqu'un à qui se donner : un lapin comme Amalric [86-87].

La huitième et dernière scène de l'Acte premier, réunissant les quatre personnes, est un véritable jeu de haute voltige ou un vertige poétique et géographique scandé par l'ivresse d'Amalric en mal de richesse, au passage de Suez «pour de bon» [89, 91]; c'est le coucher de soleil. Le couchant et le passage sont l'annonce de l'accouplement avec la femme. D'une manière, Amalric fait le paon en cabotinant, Mesa fait le paon en poétisant; la rivalité mimétique s'accentue sur ce bateau qui est devenu une Marie-salope indigne de souiller «ces eaux sacrées toutes pleines du frai des dieux!» : la mer est encore comparée à la chair et au sein d'une femme, de la mère. Au son de la [c]loche du dîner, l'acte se termine par une (ré)citation de Mesa, reprise en finale, mais modifiée (sur le ton du triomphe futur), par Amalric déclamant : «La mer comme les yeux d'une femme qui a compris! la mer comme les yeux d'une femme que l'on saisit entre ses bras!» [91-92, en italiques dans le texte].

Avec l'Acte II, il y a passage d'un espace maritime et céleste à un espace terrestre et souterrain, du paquebot (qui voyageait d'ouest en est) au cimetière de Happy Valley à Hongkong; mais étant donné que Hongkong est une île, le lien est maintenu avec l'eau, avec la mer par un petit port, qui "pénètre" la terre. Selon Freud, dans un rêve, la vallée est souvent le symbole de la femme; la "vallée heureuse" est donc un symbole encore plus suggestif ou plus direct. En outre, le cimetière ou la tombe est aussi un obscur symbole féminin : «- Comme j'aime ces tombes chinoises à fleur de sol dans la bonne terre chaude, sèche comme de la chaux!» [v. 11]. Mais il y a rupture avec le soleil et la lumière : Une sombre après-midi d'avril. Un lourd ciel orageux [93]. Mesa a rendez-vous avec Ysé sur la tombe d'un nommé Smith et où il y a un arbre (symbole phallique) : Il le considère comme s'il ne le voyait pas [93]. En attendant et «joliment vivant» parmi les morts, Mesa lit les inscriptions des pierres tombales du «pourrissoir d'hérétiques» et il monologue : «Il me semble que je parle dans une caverne» [93-95].

Ysé, brutale mais ayant la «manie d'insister, d'exagérer» [v. 66], essaie d'empêcher De Ciz de partir, prétextant qu'elle n'est qu'une femme dont il a la garde [v. 82-83]. À trente ans, elle ne veut pas rester seule et elle a peur de ses réactions : «Ne soyez pas trop sûre de moi» répète-t-elle [99]; elle sent en elle une tentation [v. 116]. Elle joue la carte de la femme à qui on doit défendre quelque chose et que l'on doit défendre, celle que l'on doit serrer dans ses bras et qui doit servir : «N'achève pas de partir! ne sois pas absent dans le milieu de ma vie!» [101]. Le débat se mesure ou se déroule entre les forts et les faibles et du vouvoiement au tutoiement. Au risque d'un partage irréductible [v. 153], l'angoisse d'Ysé, bonita [v. 161 et v. 182], monte et elle a peur de mourir. De Ciz la laisse seule, la remet entre les mains de Mesa, relayant ainsi Amalric comme représentant du Destinateur [103]...

Dans l'ambivalence des sentiments (entre le "vous" et le "tu", entre le désir et la crainte de l'adultère : «une chose défendue», c'est-à-dire la crainte de l'inceste et du châtiment, la castration, qui en est le prix), Ysé et Mesa, s'étreignent et l'étreinte est renforcée par la stichomythie, par l'exclamation et par l'invocation : «C'est moi, Mesa, me voici» [v. 213]. Il s'avère à ce moment-là que la valeur, la valeur de la valeur (la valence), d'Ysé lui vient en partie, sinon surtout, du fait qu'elle était défendue : «Est-il vrai? comme tu me sers à m'étouffer! Pauvre Ysé! je ne la croyais pas si défendue», dit-elle [v. 220]. Pour Mesa, Ysé est à la fois une mère, une soeur et une proie [106]; pour Ysé, peut-être fière et méchante ou abjecte et soumise, l'ambivalence est encore plus radicale : «O mon Mesa, tu n'es plus un homme seulement, mais tu es à moi qui suis une femme / Et je suis en homme en toi, et tu es une femme avec moi, et je cueille ton coeur sans que tu saches comment» [v. 248-249] -- double, bisexualité, androgynie ou hystérie?...

Nous ne pouvons plus savoir qui est fort et qui est faible, qui est adulte et qui est enfant, qui est maître (professeur, docteur) et qui est élève ou disciple; Mesa dit qu'il n'est pas un homme fort, mais qu'il était un homme de désir [v. 270]. Devant Mesa, qui n'a jamais connu de femme, Ysé s'interroge encore sur son sexe : «Et moi, est-ce que je suis un homme?» [v. 285] et «Réponds! est-ce que je suis un homme?» [v. 287]. Mais, dans l'échange de regards, Ysé n'est pas la seule à se masculiniser, Mesa la masculinise aussi : «Tu es radieuse et splendide! tu es belle comme le jeune Apollon! / Tu es droite comme une colonne! tu es clair comme le soleil levant!» [v. 304], le levant étant au couchant ce que le mâle (tumescence) est à la femelle (détumescence)... Dans l'amour, Ysé est devenue l'âme de Mesa, lui qui ne voulait pas lui donner la sienne sur le paquebot [111]. Mais cet amour a son envers, il n'est pas synonyme de bonheur mais de mort : c'est un appel panique permettant de se libérer la chair, de la spiritualiser [112], et ne plus avoir honte [113]. Ce n'est pas un mariage; Ysé, «celle qui est interdite», livre pourtant son nom et son honneur, de même que ses enfants [114]. C'est pourquoi un tel cadeau se paie : «Et voici d'autres paroles : / Il faut que cet homme que l'on appelle mon mari et que je hais / Ne reste point ici, et que tu l'envoies ailleurs / Et que m'importe qu'il meure, et tant mieux parce que nous serons l'un à l'autre» [v. 396-399]. Ysé semble bien savoir ce qu'elle veut maintenant.

À l'arrivée de De Ciz, elle finaude ou feint l'ennui, dans une sorte de théâtralisme, avant de dire adieu à son mari. Dans la sixième et dernière scène de l'acte, Mesa et De Ciz négocient : De Ciz veut partir pour Manille le lendemain; Mesa le manipule en faisant valoir les mérites d'Amalric et en soignant son orgueil. Dans l'ironie ou le cynisme, ce deuxième acte se termine comme le premier : par du marchandage, avec des histoires d'argent [116-120]. L'argent étant un rapport social et une figure du surmoi, c'est en quelque sorte l'infraction de l'interdiscours sociolectal contre l'interdiscours idiolectal : serait-ce que même l'amour se monnaie et que l'argent (s')amourache?

Beaucoup plus que dans les deux premiers actes, il est accordé une grande importance, au début de l'Acte III, à la description des lieux : un tel paysage, qui convient pour un texte destiné à la lecture, ne pourrait évidement pas être transformé comme tel en décor dans une pièce destinée à la scène. Une telle description du paysage est une impossible description du phallus de la mère, une description de l'impossible phallus de la femme et donc de son sexe en images (comme celles, ailleurs qu'ici, de fleur, de buisson, de bosquet, de forêt, de jardin, de source, de marécage, d'isthme, de canal, de labyrinthe, de grotte, de caverne) [cf. Malicet]... C'est par le mode descriptif, présupposant ici le mode narratif, qu'il y a une énorme puissance d'évocation. L'action se passe dans un port du Sud de la Chine, au moment d'une insurrection : c'est donc dire que l'univers collectif (sociolectal et ici narratif) conditionne l'univers individuel (idiolectal et ici descriptif). Lors d'un siège qui vient d'être soutenu, les bruits de batailles se mêlent à la musique d'un théâtre au loin avec les cris sauvages des acteurs; c'est donc dire que le siège (la guerre) apparaît comme un théâtre et la scène (l'art) comme un siège (sans même jouer sur la polysémie du terme) [120] : est-ce l'annonce que le dernier acte sera poliorcétique et que la pièce se développera comme une véritable polémologie, l'amour (sexuel) étant une vraie guerre (chevauchée, traversée, bataille, tempête)?

Le soleil se couche là où, vers le couchant, il y a la rizière et de belles montagnes bleues. Un certain nombre de signifiants marqués sont mentionnés : des paquets de racines pareilles à de longues chevelures noires, un grand lit de cuivre entouré de sa moustiquaire, une coiffeuse avec sa psyché, une armoire à glace, [a]ffaires de femmes, choses d'hommes (où une pipe a remplacé le cigare) [120-121]. C'est donc qu'au moins un couple -- mais dans la pièce voisine de faibles cris d'enfant s'apaisent -- habite cette maison, donc une femme, et ce ne peut être qu'Ysé avec sa longue et belle chevelure : elle entre donc vêtue d'un large peignoir de laine blanche, les cheveux en une longue tresse sur le dos et, vaniteuse ou coquette, elle se mire dans la psyché avant de se polir méditativement les ongles.

On entend des pas : à la première lecture, étant donné la fin de l'acte précédent, le lecteur ne peut s'attendre qu'à voir arriver Mesa ou, à la limite, De Ciz; mais voilà Amalric, celui par qui vient le mal en somme : ce «hâbleur brutal» que l'on croyait avoir rejoint sa plantation, selon les mots de De Ciz [117]. Ils s'embrassent longuement, et comme il veut se relever elle le retient longuement : Ysé, la mère lapine, a-t-elle enfin trouvé son chaud lapin en Amalric? -- Trève de plaisanterie! Il demeure que le lecteur ne peut ressentir qu'un malaise, que de l'angoisse, que de l'inquiétude, que de l'étrangeté, qu'une angoissante et inquiétante étrangeté en face de ce revirement, de ce retournement, de cette péripétie...

Les amoureux se tutoient : un «Je t'aime» sort de la bouche d'Ysé [v. 6]. Que le «brave soleil» se couche lui est égal, même si c'est l'annonce de la mort : «Et il est vrai que nous allons mourir, Amari?» [v. 16]. Ce diminutif, de Amalric à Amari, est doublement significatif : d'une part, il est affectueux, amoureux; d'autre part, il indique qu'Amalric est l'a-mari, le non-mari, et les plus prudes se demanderont si Ysé n'est pas devenue une a-marie, une salope, une marie-salope : l'ablation ou la négation du M ("aime")?...

Après avoir cédé au cynisme ou au racisme contre «ces corps jaunes» qui «n'ont point de vrai sang» -- et les Yang-jen ["Étranger-homme"] de Mesa [94] sont devenus les Yang koui tze ["scélérat étranger"] pour Amalric [123] selon Antoine [note 1, 305] --, Ysé veut qu'Amalric lui promette de ne pas la laisser prendre vivante : Elle lui saisit le poignet. Rumeur au dehors qui s'apaise peu à peu et l'on n'entend plus que le théâtre chinois menant son train. -- Nous sommes bien (revenus) au théâtre! Et plus que jamais! Amalric, exalté, délire sur leur fin prochaine : «Nous ne mourrons pas, nous disparaîtrons dans un coup de tonnerre! / Pêle-mêle, corps et âme, / Avec le fonds de commerce et le mobilier et tout le tremblement, nous péterons par la toiture! / Le chien, les chats, et toi, et moi, et le bâtard avec!» [v. 51-54, souligné ici]. Elle lui lance un regard terrible; mais il la rassure en la vouvoyant et en lui disant qu'il l'aime, cette fois en la tutoyant, et qu'il aime cet enfant aussi : «Comme si je l'avais fait. Il n'a plus d'autre père que moi. / Je t'ai prise et je l'ai pris avec, et tu es à moi et il est à moi et voilà la fin de l'histoire» [v. 62-63]. -- Non, ce n'est pas vraiment la fin de l'histoire, car le lecteur ne peut que se demander ce que sont devenus les autres enfants et, même s'il se doute que Mesa est sans doute le père, le sort du partus, du petit mâle, demeure problématique, sans doute d'abord et avant tout pour Mesa lui-même, la perte de son pucelage n'étant pas une garantie de paternité mais seulement une présomption... Si Barrault, le metteur en scène de la représentation de 1948, croit identifier un cinquième Acteur en Dieu [40] (ce pourrait tout aussi bien être le soleil), le sixième Acteur ou la cinquième véritable personne est bien ce «bâtard»!

Nous apprenons ensuite de la bouche d'Amalric qu'il a retrouvé Ysé sur ce même bateau, qu'elle lui a cédé parce qu'elle était plus faible, «malgré ses regards de tigresse», qu'il était le plus fort et parce que «cela est écrit» [v. 68, souligné ici] : «Je ne t'ai point demandé ton avis. Cette fière Ysé! / Avec ses chapeaux, et sa chaise longue, et ses éclats de rire, et ses airs de reine, [autres signifiants marqués] / On l'a prise tout de même, et la voilà qui suit, bien soumise et bien fidèle, / Avec un grand diable d'homme qui marche le premier. / Et le mari, il n'y en a plus, et les enfants, c'est comme des petits chats morts, et le dernier amant, / Comme un fruit que l'on a fini de manger, et l'on s'essuie la bouche, il y reste encore comme un petit goût, / Et les doigts dans le finger bowl [autre signifiant marqué] où il y a un petit bout de citron» [v. 69-75].

Ysé, «pauvre femme» et «petit enfant», a bien trouvé son maître; mais elle se défend quand même d'être une mauvaise mère, d'être une catin en somme, et elle accuse Amalric de ne pas tenir sa parole, celle d'avoir dit qu'elle pourrait reprendre ses enfants, et d'être trop dur [125] ou de mal défendre la «bonne femme d'intérieur» qu'elle aurait dû être selon Amalric : «N'est-ce pas, mon chéri? J'étais faite pour vivre tranquille et bien défendue / Comme toutes les femmes. tu vois que je suis une bonne femme pour toi» [v. 89-90]. Puis, elle récapitule sa vie -- c'est bien le fils de «ce misérable homme que j'aimais / Et qui m'aimait plus que sa vie» qu'elle portait dans son sein [v. 96-98] -- et elle se traite encore de pauvre femme : l'enfant n'a plus besoin de lait, Amalric, son «pauvre chéri», peut boire le reste avec la dernière tasse de thé et Ysé a «faim et soif de mourir» pour ne plus faire de mal à personne et pour éviter la honte et le mépris [127]. C'est une véritable (com)plainte, une vraie commotion : le commos hystérique!

La complainte se poursuit dans la culpabilité et la tentative de déculpabilisation par la dénégation : elle n'a rien fait de mal, elle ne regrette rien, elle est contente d'être avec Amalric, son coeur [127-128]. Et là, le signifiant marqué (ou le symbole) qu'est le soleil est à nouveau convoqué en même temps que Dieu -- même s'il n'y en a pas, puisqu'Amalric ne l'a pas dit à Ysé, qui n'a donc rien à se reprocher --, que son mari responsable du sort d'Ysé et que Mesa, dans la confusion du regard ou de regard(s) : «Et cependant il y a des moments où, tu sais, c'est comme quand on sent que quelqu'un vous regarde / Sans relâche, et l'on ne peut échapper, et quoi qu'on fasse, / Par exemple si l'on rit ou que tu m'embrasses, il est témoin. Il nous regarde en ce moment. / Et, mon Dieu, est-ce que c'est bien digne de vous? et qu'il y a besoin avec une femme de quelque chose de si solennel et sérieux?» [v. 131-134]. Ce mon Dieu est-il un jurement, une exclamation c'est-à-dire, ou est-ce un appel au Dieu-Père ou à Mesa père de son enfant? Regardée, Ysé est en proie à l'imaginaire; elle est la proie du symbolique, du regardant : elle est la victime de son sacrifice [129], comme la mer a été sacrifiée par le soleil ou la vache par Baal [54], et ce à cause de ce «mauvais prêtre» de Mesa [130]. Mais ses propos sur leur amour ne peuvent que laisser des doutes sur la maîtrise d'Amalric : elle est attachée à lui par le devoir et la loyauté; elle était attachée à Mesa par le désespoir et le désir, par la haine et la chair «qui se retire, et force du fond de [s]es entrailles comme de l'enfant qu'on s'arrache». L'accouplement est un accouchement : le mariage ou même l'amour n'est jamais qu'une grossesse ou, pis, un avortement (une fausse-couche, une couche fausse -- faute de couches, de celles d'un enfant dont Amalric, qui partage la couche d'Ysé, serait le père)...

La deuxième scène du dernier acte est aussi introduite par une longue didascalie et les signifiants marqués se répètent ou se multiplient : Ysé fait lentement les épingles d'argent et les peignes d'écaille et la masse des cheveux ruisselle sur ses épaules et sur le dossier de la chaise. Cette chevelure est un signifiant ou un symbole obsédant : substitut de la toison ou du sexe de la femme-mère... Dans un climat d'inquiétante étrangeté, de frayeur ou d'effroi, [o]n voit la forme sombre d'un homme qui se reflète dans le miroir à travers le tissu vaporeux de la moustiquaire. Il demeure un moment immobile; c'est Mesa qui apparaît et murmure à demi-voix en écho des paroles frappantes d'Ysé [75 : v. 395] : «C'est moi, Ysé. Je suis Mesa» [v. 177], avant de répéter «C'est moi» [v. 178] et, après un [l]ong silence, de crier sans doute, puisque le texte est en italiques : «..... toutes mes lettres depuis un an» [v. 179]. Ici, l'impression d'inquiétante étrangeté est aussi une impression d'irréalité...

Dans cette scène, les silences se multiplient, tellement que le silence de l'acte en fait l'acte du silence (il y a une vingtaine de silences ou de pauses dans cet acte). Dans une longue complainte, Mesa fait le bilan de son amour pour Ysé, qui est son coeur, son corps, son âme, le défaut de son âme, la chair de sa chair, sa bien-aimée; il lui apprend que Ciz est mort et qu'il peut la prendre pour femme et la ramener à ses enfants. Mais Ysé garde toujours le silence et Mesa s'impatiente : il l'accuse, la traite de chienne et s'abandonne à la jalousie : «Chienne! dis moi, qu'as-tu pensé quand pour la première fois / Tu t'est livrée, l'ayant résolu, à ce chien errant, / Avec ce fruit d'un autre en ton sein, et que le premier éveil de la vie de l'enfant / Se mêlait au soubresaut de la mère, toute piquée du délice d'un double adultère? / Mon âme que je t'ai donnée, ma vie que je t'ai communiquée, / Tu l'as prostituée à un autre, et que pensais-tu pendant ces jours lourds que mon enfant mûrissait, / Et que tu l'apportais à cet homme, et que tu dormais augmentante entre ses bras, toute emplie des membres de mon fils» [v. 226-232].

Si Ysé est coupable d'un double adultère, Mesa, lui, est victime d'un double fantasme. Dans sa jalousie de chien jaune, il y a identification masochiste et bestiale à Ysé la chienne s'accouplant avec Amalric le chien errant : c'est donc une identification féminine et passive où il/elle est regardé/e, piqué/e du délice. Mais il s'identifie au fils -- ainsi nommé fils par lui et pour la première fois et non pas enfant -- comme témoin de la scène primitive : dans ce fantasme, l'enfant imagine le coït des parents; il regarde : c'est donc une identification enfantine, voire infantile. Sauf que le fantasme va ici encore beaucoup plus loin : c'est de l'intérieur de la mère que Mesa est témoin de la scène primitive; s'identifiant à son propre fils, il subit de l'intérieur de l'utérus d'Ysé les assauts du phallus d'Amalric, dans la substitution des membres de son fils au membre de celui-ci...

Sa jalousie (à fond homosexuel) le rend furieux et menaçant : «Je t'en prie! Je sens une petite chose qui tremble! / Ne me fais pas commettre un grand crime! Tu ne sais pas comme toi et moi / Nous sommes près de la damnation en ce moment. Rien qu'une bien petite chose à faire» [v. 233-235]. Mais elle reste impassible, même quand [i]l approche d'elle la lampe et l'examine : «ce n'est plus le grand soleil de midi et d'août» [135-136]. Curieusement, Mesa passe du tutoiement au vouvoiement pour parler de la tempe et des yeux d'Ysé, comme du visage de sa mère; mais il revient au tutoiement pour parler de ses cheveux : «Ce sont les mêmes cheveux, ah, j'en reconnais l'odeur, / Lorsque j'étais enfoncé en toi jusqu'au narines ainsi que dans un trou profond, / Les mêmes cheveux, mais de grosses veines d'argent se mêlent à l'or» [v. 240-242]. Ysé a bien les cheveux blonds, mais elle grisonne déjà. Le destin d'Amalric de n'aimer que les blondes s'est donc accompli jusqu'à la fin (de la blondeur)...

De la scène se dégage une atmosphère de somnambulisme : il n'est pas difficile d'imaginer une Ysé silencieuse, immobile, pétrifiée, stupéfiée, une Ysé somnambule dormant les yeux ouverts : «Et il faut endurer cela! Elle ne répond pas! Elle est là, ô dieux, elle est ici! / Elle est là et elle n'y est point. La même, nullement la même» [v. 255-256]. Le mystère rôde!

Survient alors le coup de théâtre : Amalric revient, Mesa le menace d'une arme, les deux luttent et Mesa a l'épaule droite démanchée; au début de même acte, Amalric disait aussi avoir «l'épaule démanchée» (121 : v. 4]. Ysé a tout vu dans le miroir, est demeurée immobile et a crié «Assassin» [287]. Mais cela ne l'empêche point de partir avec Amalric (qu'elle dit pouvoir épouser), munis qu'ils sont maintenant de la passe de Mesa [134, 139] et de son testament [140] : est-ce son testament-partage? L'enfant, lui, est mort -- faute du lait qu'elle a donné à Amalric ou s'était-il déjà "apaisé", éteint, auparavant? -- : un autre enfant, un autre partus, de perdu...

La troisième scène se passe la nuit; minuit a donc remplacé midi; la lune a remplacé le soleil : La lune traverse toute la chambre d'un grand rayon; Mesa se réveille de sa blessure, reste muet et médite : si nous n'avons pas droit à son testament, ni au Cantique des cantiques, nous aurons droit au

CANTIQUE DE MESA

«Me voici dans ma chapelle ardente» [v. 314] : Mesa est comme mort devant la face de Dieu; les flambeaux sont «pareils à de grandes vierges flamboyantes»[141]; il est «l'homme, l'Intelligent», «prêt à mourir, comme sur un catafalque solennel» [v. 318 et v. 319]]. Les majuscules se multiplient : Terre, Nuit, Évêques, Patriarches, Pôle, Équateur, Voie lactée, Pasteur, Messie des mondes, Viatique, Ciel, Saints, Agneau terrible, Vie, Vous, Os, Coeur, Votre, Père [142-145]. À l'Agneau terrible, Mesa va s'identifier comme au père terrible (surmoi), mais aussi comme à l'agneau paisible (embryon, foetus, bébé) [cf. Malicet].

Si Ysé apparaît réellement comme mythique, Mesa apparaît ici comme véritablement mystique. Mais que cache ce mysticisme, sinon une ambivalence envers Dieu, c'est-à-dire envers le père : un Dieu-Père-Ciel vient réclamer son dû et punir un Fils qui a péché en désirant ou en couchant avec une Vierge-Mère-Terre; un châtiment, la castration (symbolique), s'impose et est réclamé par le Fils même. Mais il résiste : l'homme Mesa, Mesa le Fils, se mesure à Dieu le Père : «Est-ce que je ne suis pas un homme? Pourquoi est-ce que vous faites le Dieu avec moi» [v. 346]; il lui demande d'être là et de seulement se taire. Mesa s'accuse d'avoir été orgueilleux et égoïste et il baise la main paternelle de Dieu. Il voit bien qu'il est puni par «l'amour épouvantable d'un autre». Il pèse quand même le pour (l'amour de Dieu) et le contre (l'amour d'Ysé); mais il n'a quand même pas peur de Dieu.

Sauf que «pauvre chose sanglante et broyée» [v. 360], il est temps pour lui de sortir de «cette détestable carcasse» [v. 378] et de libérer son âme de «l'oeuvre de la femme» [v. 381]. Le cantique-testament ou le mea-culpa se clôt dans l'impuissance la plus totale : «Vous voyez bien qu'ici je ne suis bon à rien et que j'ennuie tout le monde / Et que pour tous je suis un scandale et une interrogation. / C'est pourquoi reprenez-moi et cachez-moi, ô père, en votre giron» [v. 390-392, souligné ici]. Dans cette maternisation, ce devenir-matrice du père de l'embryon, il y a aussi son éma(ju)sculation : perte de la majuscule P, au profit de la majuscule M. -- Il nous faut cependant faire remarquer que dans l'édition de 1949 [p. 162], la majuscule de Père est maintenue : lapsus ou coquille en 1906, repentir (et donc aveu de la faute) ou coquille en 1949?...

La quatrième et dernière scène est marquée par le retour d'Ysé vêtue de blanc et en état de transe hypnotique : somnambule en quelque sorte. Elle va pleurer sur son enfant; puis, elle fouille partout dans les tiroirs et les armoires : Elle sort, la voici en bas, dans l'office, dans la salle à manger, partout, comme quelqu'un qui fouille et qui cherche, la maîtresse de la maison déserte. Elle pousse un grand cri de femme épouvantablement mélodieux et aigu. L'atmosphère est donc on ne peu plus angoissante, on ne peut plus inquiétante. Mesa appelle Ysé à demi-voix; elle, les cheveux épars, vient s'accroupir à ses pieds et prononcer, à un point près, les mêmes frappantes paroles : «Mesa, je suis Ysé. C'est moi» [v. 396].

La vérité vient remplacer le rêve, maintenant qu'«Ysé aux longs cheveux» est revenue [147]. Mais on dirait qu'Ysé et Mesa se sont retrouvés après la mort, dans l'éternité [v. 414]. Ysé, douleur plutôt que joie [432], dit être «la proie suprême» [v. 433] de son mâle sublime [434]; c'est la réponse à la prétention de Mesa dans l'Acte II : «Voici entre mes bras l'âme qui a un autre sexe et je suis son mâle» [113 : v. 353]. Le mot, ici, a un sens sexuel (l'organe du corps, la racine de l'orgasme : l'animus) et un sens religieux ou mystique (l'âme : l'anima). Mesa pense avoir vaincu «l'aveugle et la désirante» Ysé : «Je t'ai vaincue enfin! et voici toute la proie contre mon coeur, et pas un membre luttant / Qui ne cède à un membre plus fort, et à la volonté de l'oiseau qui monte et de l'aigle vertical» [v. 435-436]. Il y a ici, mysticisme ou pas, métaphorisation de l'érection... Les échos du texte se multiplient jusqu'aux éclats : «Je sens le poids qui cède à l'aile et j'emporte donc avec moi ce corps lourd / Qui est ma mère et ma soeur et ma femme et mon origine! / La voici enfin consommée / La victoire de l'homme sur la femme et l'entrepossession / De l'égoïsme et de la jalousie» [v. 437-441].

Les paroles de Mesa se précipitent; cette précipitation est une véritable ascension : une montée au ciel comme une montée vers l'orgasme, un crescendo de la joie, du feu vers la flamme, du désir vers la justice, de l'amour vers l'acceptation. Mais Ysé veut parler à son tour : «Laisse-moi raconter tout. Laisse-moi te parler amèrement» [v. 449]. On sent qu'elle va passer aux aveux, qu'elle a un secret à révéler, qu'elle est aux prises avec la compulsion d'aveu. Apparaissent quelques signifiants marqués : « O infinie amertume! O fils de ma honte! ô mon enfant très cher, ô fils de mon sein, pardonne à ta misérable mère! / O Mesa, tu te rappelles bien, avant que je ne susse que j'étais enceinte, / J'avais retrouvé ces pauvres petits vêtements d'enfant, / Les chaussons, le bonnet, la camisole de tricot / Et je riais, et je pleurais et je les mettais contre mon visage, / Et tu te moquais de moi, et tu disais que j'étais comme une vache la bonne bête à qui pour qu'on la traie, / On donne une peau de veau et elle se met à la lécher avec ferveur / O Mesa, un enfant, tu ne sais ce que c'est. O comme on se sent une femme avec son enfant!» [v. 455-462, souligné ici].

En écho à la vache du sacrifice [54] et à celle qui «sait ne pas se laisser traire quand elle veut» [58, entre parenthèses dans le texte, parenthèses qui sont très rares : cf. aussi 107-108 : v. 253-254 et 154 : v. 538 (où le "et" est répété pas moins de cinq fois)], la vache qui allaite est à son veau ce que la mère est à son enfant; mais ce n'est qu'une peau de veau : c'est donc un veau mort, peut-être mort-né, peut-être comme l'enfant perdu, dont elle aurait retrouvé les vêtements qui n'auraient donc jamais servi... Cet enfant perdu, peut-être un enfant fruit d'un autre adultère, est à la fois le signifiant marqué par excellence, avec la chevelure d'Ysé, et la sixième personne de la pièce.

Ysé continue son témoignage. Un homme est mort du choléra, sans doute Amalric [151]. Nous apprenons finalement qu'Ysé n'avait que deux enfants [v. 497] : deux fils [v. 500]; il est vrai que l'on pouvait supposer que les poulains [57 : v. 63] étaient des mâles. Délire-t-elle ou non, mais elle avoue les avoir tués : «Et je pense que je les ai trompés et abandonnés et assassinés» [v. 496]. Ce n'est sans doute pas un véritable infanticide : ce serait en contradiction avec le fait qu'elle pensait les reprendre [125] et avec le fait que Mesa voulait la ramener à ses enfants [134], mais en conformité avec le sort des «petits chats morts» dont Amalric se moque [125] et avec l'aveu qu'elle n'a plus d'enfants et d'amis [128 : v. 121]; ce n'est pas la culpabilité qui la fait parler, mais le sentiment de culpabilité : de toute façon, si elle était coupable d'infanticide, ce serait davantage du fils de Mesa... Celui-ci cherche à la déculpabiliser de ces «choses affreuses» [151 : v. 480 et 82 : v. 550; ce mot revient souvent dans la bouche d'Ysé : 102, 122, 129] qu'elle a faites : «C'est l'amour qui a tout fait. Eh quoi? N'est-il plus donc plus pour nous la seule chose bonne et vraie et juste et signifiante? / Est-ce que les mots ont perdu leur sens? et n'appelons-nous plus / Le bien, ce qui facilite / Notre amour, et mal ce qui lui est opposé?» [504-507, en italiques dans le texte]. Le mal même comporte son bien : voilà une part de la morale de Mesa; morale qu'Antoine qualifie d'augustinienne [note 1, 311].

Libérés de l'égoïsme et de la jalousie, Ysé et Mesa sont maintenant à comparaître devant le Vengeur [v. 519] et à s'épouser devant la Loi et pour établir leur Ordre, le mariage étant le «sacrement jumeau de l'Ordre» selon Claudel [note 2, 311]. La formule de ce sacrement qui est celui du «mystère d'un consentement réciproque» [v. 524] est christique, jusqu'à en être quasi blasphématoire : «car ceci est mon corps! [...] Tout est consommé, mon âme» [v. 525 et v. 531]. Cette formule sacramentelle, si elle concernait l'amour, en ferait à la fois un sacrifice et un sacrilège.

Après ces épousailles en Dieu, Ysé s'adresse longuement à Mesa en l'appelant parfois «petit Mesa». Elle voit son âme avec la sienne. Devant les hommes qui ont «peur de souffrir et de mourir», «la femelle Femme, mère de l'homme, / Ne s'étonne point, familière aux mains taciturnes qui tirent» [v. 546-547]. Du lieu de cette «différence conjugale» ou de l'«échange des sexes» selon Antoine [312], Ysé se fait de plus en plus maternelle et elle réconforte Mesa et se dit enfin satisfaite parce qu'elle voit son coeur [v. 551] : la chair a donc été vaincue et l'homme et la femme, «dans une interpénétration / Inexprimable, dans la volupté de la différence conjugale» sont «comme deux grands animaux spirituels» [v. 558-559]. Les humains sont très souvent comparés à des animaux, l'animus (l'animé) étant ce qu'il y a de commun aux deux, mais l'anima (l'âme) étant ce qui les distingue et rapproche l'humain du divin.

Ysé voit toute et est toute vue : son fantasme du regard est donc réalisé, rassasié, repu, comblé, converti par cet esprit oeil, dans une «physiologie mystique» dirait Claudel [note 1, 312] : «Coeur de ce coeur sous le coeur en nous qui produit la chair et l'esprit et les cheveux et les bras qui étreignent / Et la vision et le sens - et la bouche jadis sur la bouche» [v. 561-562]. Mais ce mysticisme s'accompagne d'une peur de vieillir qui n'est pas du tout mystique et qui était déjà présente bien avant [100]; sauf que dans la mort ou dans le Royaume de Dieu, Ysé est jeune pour toujours [155-156]. Et c'est toujours à elle , «ô femme [...], fruit de la vigne» [v. 571], de poursuivre cette physiologie mystique de la vie, du coeur et de la chair et de notre temps [156].

Mesa reprend la parole pour châtier la chair sous l'esprit; mais le charnel (ou le sexuel) travaille malgré tout le spirituel de manière insidieuse par le vocabulaire : frémit, cierge solitaire, charge, feu infime, vieilles puissances, s'ébranlent, clairon, trompette fanée [156-157]. Mais devant le Vengeur devenu l'Exterminateur [v. 592], c'est bien le Fils qui sera châtié ou châtré par le Père et «[l]a citation judiciaire dans la solitude incommensurable» [v. 593], malgré toute sa bonne volonté, sa grande volonté de réaliser enfin l'intime donation, l'ultime don espéré par Ysé [100 : v. 125-133] : «Donnons-nous donc d'un seul coup» [v. 589].

Ysé, les yeux fermés, toute blanche dans le rayon de la lune, les bras en croix -- en croix agonique, pourrions-nous dire -- et les cheveux soulevés par le vent, reprend la parole et pour la dernière fois : elle veut que Mesa regarde une dernière fois son visage mortel avec son oeil de chair. Elle a peur de perdre ses sens les uns après les autres : après les yeux, les oreilles; il lui faut donc la voix de Mesa...

Alors qu'Amalric la comparaît à une jument de race [57 : v. 62] ou à un cheval tout nu [57 : v. 64], Ysé se compare maintenant, dans l'inversion de sexe, à un cheval [157]; elle s'était déjà comparée elle-même à un vieux cheval blanc [65] : y aurait-il un glissement de "cheveux" à "cheval"?... Il y a aussi, en cette fin de parcours, inversion des contenus : de pliée, Ysé est désormais dépliée, «la femme pleine de beauté déployée dans la beauté plus grande» [v. 606]; la trompette fanée est une trompette perçante pour «une danseuse écoutante» [v. 607]. Le devenir-sujet d'Ysé, longtemps victime de l'insatisfaction de son désir à cause de son désir d'insatisfaction (tributaire de son incertitude concernant son sexe), consiste en un devenir-femme; elle s'offre alors au «Grand Dieu» et «voici le partage de minuit» [v. 611, souligné ici] : il n'y avait pas de "démon de midi" (au milieu de la vie), il n'y avait qu'un "démon de minuit" (la chair de la nuit ou la nuit de la chair) -- et il n'y en a plus, car Ysé s'est sacrifiée et elle a sacrifié son désir (elle a cédé sur son désir) : elle est crucifiée; cette crucifixion -- c'est elle, dans l'inversion de sexe, qui est l'Agneau mystique -- est un interdit de possession par le désir de Mesa...

Le signe dont parle Ysé et qu'elle associe à «ces grands cheveux déchaînés dans le vent de la Mort» [v. 612], sans parler du signe (la passe) que Mesa portait déjà sur lui et que «tous respectent» [134 : v. 214], n'est plus pour Mesa, qui aura le dernier mot, une affaire de cheveux, de mouchoir et de voiles : il s'agit de lui-même, «la flamme fulminante, le grand mâle dans la gloire de Dieu [v. 620, souligné ici]. Lors des répétitions de novembre 1948, «l'idée de ce signe se matérialisa à travers une main levée» : «la main lumineuse seule dans les ténèbres», écrivait Claudel à Barrault [note 3, 314]. Certes, «le grand mâle» est mystique; mais il demeure qu'il est grand et qu'il est mâle, la flamme et la foudre connotant aussi et encore la passion amoureuse et la puissance sexuelle; aussi, oserons-nous avancer qu'il y a ici identification, dans ce signe (la main), du fils au phallus du père, du petit au grand, et c'est ce qui rend supportable la castration : le renoncement à la chair et à l'amour (d'Ysé), le consentement à l'esprit et au mariage (en et avec Dieu).

Mais Mesa est aussi «l'homme dans la splendeur de l'août; l'Esprit vainqueur dans la transfiguration de Midi» [v. 621] : mot de la fin, fin mot, en écho avec «La petite lampe est éteinte. Et il est éteint en même temps, / Ce grand soleil de notre amour, ce grand soleil de midi et d'août / Dans lequel nous nous disions adieu dans la lumière dévorante, nous séparant, faisant de l'un à l'autre désespérément / Un signe au travers de la distance élargie [136 : v. 243-246, souligné ici]; après ce passage, il est aussi question du trésor -- ce trésor qu'il n'a sans doute pas, mais qu'elle a (son sexe ou son sein) ou qu'elle est (son corps tout entier) -- que Mesa n'a pas su donner à Ysé, de leur faute et de leur châtiment : «Il fallait tout donner, / Et c'est cela que tu n'a pas pardonné» [v. 250-251]. Le partage est donc une transfiguration au moment de la moisson (août annoncé par avril) et quand le Vengeur devenu l'Exterminateur est finalement l'Esprit vainqueur : le Père castrateur.

Si d'aucuns considèrent que Claudel est Dieu le Père du théâtre [289], nous dirons que ce drame est le théâtre du père, du triomphe du père, l'histoire elle-même n'étant jamais que la (re)constitution de l'histoire du Père (le Passé : la Mémoire) : ce drame est une tragédie mettant en scène le Fils (obsessionnel) et la Mère (hystérique) qui doivent subir le châtiment du Père (humain et divin); tel est leur sort ou leur part(age). Leur destin(ée) fait des deux protagonistes, dans l'ambivalence de la (poly)valence même, des doubles ou des moitiés : leur partage est à la fois un dédoublement, une division, une séparation -- Rousset parlait de «face-à-face séparateur» [274] --, mais aussi une tentative de réunion, de fusion androgyne, le caractère hermaphrodite d'Ysé étant particulièrement accentué -- Être ou ne pas être une femme (satisfaite), voilà la question d'Ysé; Être ou ne pas être un homme (de désir), voilà la question de Mesa -- et l'inversion ou la conversion de sexe étant justement une véritable conversion. Il ne s'agit donc pas de prêcher un converti, car il s'agit bien d'une conversion cathartique, dans la terreur et la pitié, dans l'horreur et la piété; c'est une conversion angoissante et inquiétante, fatale (mythique) et finale (même si mystique), agonale : agonique -- agonistique!

Dans son extrême densité et dans ce mélange d'érotisme (le corps et la chair : l'adultère) et de mysticisme (l'âme et l'esprit : le mariage en Dieu), mélange ou mixte qui a quelque chose de franchement, voire de farouchement, surréaliste -- Artaud l'avait sans doute compris et Breton, aveugle ou allergique au religieux Claudel, le lui a reproché dans le Second manifeste --, Partage de Midi ne manque pas de résister à l'analyse, à la théorie, à la pensée; c'est un texte qui, par sa consistance et son insistance, résiste partiellement à la psychanalyse; à cause de cette résistance, il a fallu le soumettre à l'instance d'une cryptoanalyse ou d'une scriptoanalyse [cf. JML. La puissance du sens (p. 78-80)] : il nous a donc fallu faire violence au texte. Nous n'avons pas cherché à procéder à une lecture systématique du symbolisme de la pièce [cf. Michel Malicet. Lecture psychanalytique de l'oeuvre de Claudel ** : Le monde imaginaire. Les Belles-Lettres (Annales littéraires de l'Université de Besançon; Centre de recherches de littérature française : XIXe et XXe siècles - vol. 24). Paris; 1978 (252 p.)], mais à une lecture problématique du symbolique et de l'imaginaire où le signifiant prévaut sur le symbole et la figure sur l'image.

-- Certains, outrés ou outragés, ne manqueront pas de trouver notre lecture scandaleuse et sacrilège, d'y voir une offense au Père; si elle l'est, ce n'est pas notre souci : nous avons au moins l'excuse d'avoir traité de(s) personnes! ou de n'avoir traité de personne?...



ÉTUDE

En osant faire violence au texte, étudiez Les Cenci (1935) d'Antonin Artaud [écrivain français : 1896-1948] ou les Oeuvres cinématographiques complètes (1978) de Guy Debord [penseur français : 1931-1994], ouvrage qui constitue sans doute les dernières tragédies ou la dernière tragédie de ce temps.



ANALYSE

Marguerite Duras

[Écrivain français né en 1914]

Le ravissement de Lol V. Stein

(1964)

Gallimard (Folio # 810).
Paris; 1964 (194 - 2 p.)




Ce roman de Duras est divisé en dix-huit chapitres non numérotés, mais pouvant être identifiés par un espace blanc pour le moins évident. Les sept premiers chapitres sont racontés par un narrateur homodiégétique dont on n'apprend le nom qu'à la toute fin du septième chapitre : «Enlacés elles montent les marches du perron. Tatiana présente à Lol Pierre Beugner, son mari, et Jacques Hold, un de leurs amis, la distance est couverte, moi» [74]. Dans les onze derniers chapitres, ce narrateur est de plus en plus un acteur : il "tient" Lol, il l'accompagne dans son voyage, dans ce voyage qu'est le roman. Le quatrième chapitre, qui peut être considéré comme le chapitre central de la première partie, correspond à la poursuite de la quête de la promeneuse et de la voyeuse que devient Lol lors de son retour à S. Tahla, ainsi qu'à la première apparition des amants Jacques Hold et Tatiana Karl. Le treizième chapitre, considéré comme étant le chapitre central de la deuxième partie, est marqué par le rendez-vous de Lol et de Hold à Green Town et par la déclaration pour le moins fracassante de Lol : «Je n'ai plus aimé mon fiancé dès que la femme est entrée» [137]...

Le narrateur, surtout quand il est narrateur-raconteur, se fait souvent remarquer et nous rappelle à la fiction romanesque par des interventions ponctuelles au niveau de l'énonciation énoncée: «C'est ce que je sais» [11], «Cela aussi» [12], «Je ne crois plus à rien de ce que dit Tatiana, je ne suis convaincu de rien» [14], «comme moi, de mon côté, je crois me souvenir aussi de quelque chose, je continue» [37], «Je vois ceci» [53, 55], «J'invente, je vois» [56], «J'invente» [56, 154], «Je crois voir ce qu'a dû voir Lol V. Stein» [59], «Je crois ceci» [71], «je mens» [121], «je dis» [130], «Il [Hold] raconte à Lol V. Stein» [134], «J'invente : Tatiana parle à Pierre Beugner» [155], etc. Hold tient les ficelles de la narration dans une telle ponctuation du récit par l'embrayage (actantiel et temporel) à la première personne du singulier ou par le débrayage (actantiel) à la troisième personne du singulier : il nous tient presque sur le qui-vive et il apparaît en quelque sorte comme le porte-parole de Lol V. Stein. D'ailleurs, c'est bien lui, autant comme acteur que comme raconteur, qui l'emmènera à la parole.

En quoi peut bien consister le ravissement de Lol V. Stein? Le ravissement peut être un enlèvement, une sorte de rapt : nous pouvons presque dire que Lol a été victime d'un tel ravissement par son mari Jean Bedford et par Jacques Hold, les deux pouvant être considérés comme étant des ravisseurs. C'est donc alors un ravissement objectif : Lol est ravie, enlevée, v(i)olée par quelqu'un d'autre, par quelqu'un de ravissant (charmant, joli). Mais, belle à ravir ou non [13, 29, 84], Lol est aussi, sinon surtout, autrement ravie : emballée, emportée, enchantée, enivrée, enthousiasmée, exaltée, extasiée, transportée. Dans ce transport de joie ou de bonheur ou dans cette extase, il s'agit d'un ravissement subjectif [cf. Le Petit Robert 1].

Pourtant Lol n'a pas de quoi être ravie : le soir du bal, dans la salle La Potinière du Casino municipal de T. Beach, alors qu'elle avait dix-neuf ans, son fiancé, Michael Richardson, qui avait vingt-cinq ans, l'a abandonnée pour une femme plus âgée que lui, Anne-Marie Stretter, «une Française, la femme du consul de France à Calcutta», qui a une fille sans doute de l'âge de Lol [15] et qui n'a jamais quitté son mari [102], même si Richardson avait vendu tous ses biens pour la rejoindre là-bas pendant quelques mois [25, 28]; à la suite de cette «inconduite monstrueuse» [40], Lol en a perdu la raison. Nous ne pouvons évidemment pas nous satisfaire d'une simple explication psychologique : «Lol souffrait d'une infériorité passagère à ses propres yeux parce qu'elle avait été abandonnée par l'homme de T. Beach. Elle payait maintenant, tôt ou tard cela devait arriver, l'étrange omission de sa douleur durant le bal» [24].

-- C'est pourquoi nous allons d'abord procéder à une longue et lente (re)construction de ce texte romanesque avant de passer à une plus brève (dé)construction.

Tatiana Karl elle-même «fait remonter plus avant, avant même que leur amitié, les origines de cette maladie. Elles étaient là, en Lol V. Stein, couvées, mais retenues d'éclore par la grande affection qui l'avait toujours entourée dans sa famille et puis au collège ensuite»; elle «ne croit pas au rôle prépondérant de ce fameux bal de T. Beach dans la maladie de Lol V. Stein» [12, cf. aussi 80]. Les symptômes précoces de sa maladie ou de sa folie sont les suivants : «elle était étrangement incomplète» [80]; il semble lui manquer quelque chose, elle n'a pas l'air là, elle donne l'impression de s'ennuyer ou d'être indifférente : «merveille de douceur et d'indifférence» [80]; elle ne semble jamais souffrir et ne pas avoir de coeur, «cette région du sentiment qui, chez Lol, n'était pas pareille»; même en proie à une «folle passion [...], Lol ne faisait-elle pas une fin de son coeur inachevé?» : «cette crise et Lol ne faisaient qu'un depuis toujours» [12-13]. Même lors de la fameuse scène du bal, «les chances qu'aurait eues Lol de souffrir s'étaient encore raréfiées», Lol semblant avoir oublié «la vieille algèbre des peines d'amour» [19].

Mais il ne faut cependant pas négliger cette scène et le rôle capital ou cardinal qu'y joue la personne de Anne-Marie Stretter en tant que déclencheur de la crise. Par sa coiffure ou sa chevelure, Stretter se démarque de Lol, qui est blonde, et de Tatiana, qui est noire : «Elle était teinte en roux, brûlée de rousseur, Ève marine que la lumière devait enlaidir» [16]; elle est beaucoup plus âgée, puisque dix années plus tard, elle est vieille [102]; sa maigreur tranche [15]. Mais c'est surtout par son non-regard qu'elle se fait remarquer : «le regard chez elle - de près on comprenait que ce défaut venait d'une décoloration presque pénible de la pupille - logeait dans toute la surface des yeux, il était difficile à capter» [16]. Lol, au contraire, marque par son regard et ses yeux : «Ses yeux sont veloutés comme seuls les yeux sombres le sont, or les siens sont d'eau morte et de vase mêlées, rien n'y passe en ce moment qu'une douceur ensommeillée» [83]; ou ses yeux sont si clairs et elle est si blonde [114]... Tatiana, elle, a le regard clair, parfois rendu plus vaste, plus navré, par un bandeau noir [59]; d'elle se détache «la masse noire de cette chevelure vaporeuse et sèche sous laquelle le très petit visage triangulaire, blanc, est envahi par des yeux immenses, très clairs, d'une gravité désolée par le remords ineffable d'être porteuse de ce corps d'adultère» [58]. Les cheveux de Lol ont «la même odeur que sa main, d'objet inutilisé» [29], «le grain floral de ses mains». -- Nous aurons l'occasion de parler du regard de Lol et il apparaîtra que les yeux de Lol sont à Lol ce que les cheveux de Tatiana sont à Tatiana...

Après le départ des futurs amants et après son évanouissement, Lol connaît une période de régression : elle reste dans sa chambre, équivalent du sein maternel, pendant quelques semaines; sa prostration est «marquée par quelques signes de souffrance», mais c'est une «souffrance sans sujet» [23, souligné ici : il n'y a jamais d'italiques dans le texte]. C'est donc une souffrance, si c'est possible, prénarcissique, voire prénatale (embryon, foetus). Puis, comme un bébé, elle commence à se plaindre d'une «fatigue insupportable»; ensuite, comme un enfant, elle s'ennuie à crier [23] : «combien c'était ennuyeux et long d'être Lol V. Stein» [24]. Après avoir cessé de se plaindre, elle cesse de parler ou elle ne parle que pour dire qu'elle ne peut pas parler. Tout le monde pense que «son extrême jeunesse» viendra à bout de son «délire premier», de sa «lassitude infinie», de son «accablement», de sa «grande peine» [24] : tout le monde autour d'elle est psychologue!

Silencieuse, elle manifeste des signes de guérison : elle veut qu'on ouvre «la fenêtre, le sommeil», elle veut manger, elle aime qu'on parle à ses côté; «elle écoutait avec passion» [25]. On dirait donc qu'elle fait son deuil de Richardson (déjà séparé). Enfin, en quête d'un objet sans doute, elle commence à sortir, la nuit d'abord, «seule et sans prévenir»; elle rencontre alors son futur mari, Jean Bedford, qui la demande en mariage après l'avoir vue une seule fois [25-31]. Les époux s'éloignent de la mère, sur la demande de celle-ci [35] et s'installent à U. Bridge, ce po(i)nt tournant, pendant dix ans; ils ont trois enfants. Fidèle semble-t-il, Lol supporte, voire encourage, les infidélités de Bedford «avec les très jeunes ouvrières de son usine» [33]; Bedford, qui est aussi musicien en plus de travailler dans cette usine d'aviation [29], aurait le goût «des petites filles pas tout à fait grandies, tristes, impudiques, et sans voix» [30] ou il serait suspect «d'avoir d'étranges inclinations pour les jeunes filles délaissées, par d'autres rendues folles» [30-31]...

La nouvelle de la mort de sa mère laisse Lol sans une larme. Elle, jadis tendre mais déjà indifférente, devient «impitoyable et même un peu injuste» [32-33]. Dans sa «calme présence» ou son «effacement continuel», c'est une «dormeuse debout» [33, souligné ici]; pour son mari, qui aime sa blondeur, sa «virtualité constante et silencieuse» est synonyme de douceur. Imitant tout et tous, Lol installe dans sa maison, «scène vide où se jouait le soliloque d'une passion absolue dont le sens échappait» en l'absence de la maîtresse de la maison [34, souligné ici], un ordre rigoureux avoisinant la perfection : un ordre obsessionnel marqué par la ponctualité et ponctué par le sommeil. Jamais sans doute, pendant ces dix années de mariage à U. Bridge, Lol V. Stein n'aura été aussi folle, aussi atteinte, malgré les apparences de santé : c'est une période de latence, d'incubation, de fixation...

Quand on offre une nouvelle situation à Bedford, Lol retourne à S. Tahla, sa ville natale, et elle fait régner «le même ordre glacé» dans la maison de ses parents morts [11] que dans celle de U. Bridge; sauf qu'à côté de cet ordre, elle commet une erreur dans son jardin : «Elle désirait des allées régulièrement disposées en éventail autour du porche. Les allées, dont aucune ne débouchait sur l'autre, ne furent pas utilisables. Jean Bedford s'amusa de cet oubli. On fit d'autres allées latérales qui coupèrent les premières et qui permirent logiquement la promenade» [35]... Plus à l'aise, le couple peut maintenant prendre une gouvernante et Lol se trouve déchargée de ses enfants; c'est ce qui lui permettra d'avoir du temps libre et de se promener dans la ville : la promenade -- dans les rues de la ville plutôt que dans les allées de son jardin "raté" -- est, pour Lol, le pont entre la réalité et le fantasme, entre le présent et le passé.

Le parcours de la folie ou de la maladie et de la douleur, mais une douleur sans souffrance, se double d'un parcours parallèle, celui de l'envoûtement et du bonheur; non pas qu'elle soit victime de quelque maléfice ou sortilège mais d'un charme, d'une fascination, d'une séduction : elle est envoûtée, captivée, charmée, ensorcelée, fascinée, séduite, subjuguée par quelqu'un ou par quelque chose qui échappe à tous et peut-être aussi, sinon surtout, à elle-même; il y a, quelque part, quelque chose ou quelqu'un qui joue le rôle d'un enchanteur, d'un envoûteur...

Lors du bal, après l'arrivée de Stretter et de sa fille (aperçues à la plage le matin par Richardson et aussi par Tatiana), Lol est «frappée d'immobilité» devant «cette grâce abandonnée, ployante, d'oiseau mort» de la femme au «pessimisme gai» qu'est Stretter [15-16]; lorsque Richardson invite Lol à danser pour la dernière fois, il a pâli et elle s'est trouvée «transportée» devant ce changement : «la nature de ce changement paraissait lui être familière : elle portait sur la personne même de Michael Richardson, elle avait trait à celui que Lol avait connu jusque-là» [17]. Ce changement est une véritable transfiguration qui s'opère sous le regard de Lol, pour qui c'est une vision sans souffrance : «Les yeux de Michael Richardson s'étaient éclaircis. Son visage s'était resserré dans la plénitude de la maturité. De la douleur s'y lisait, mais vieille, du premier âge» [17, cf. aussi 104].

Mais témoin ou spectatrice de cet événement, Lol, regardée par Tatiana, change elle aussi : «Si elle avait été l'agent même, non seulement de sa venue mais de son succès, Lol n'aurait pas été plus fascinée» [18]. De même, quand Richardson, avançant «comme au supplice», invite Stretter à danser, Lol est «suspendue» : «Ils étaient partis sur la piste de danse. Lol les avait regardés, une femme dont le coeur est libre de tout engagement, très âgée, regarde ainsi ses enfants s'éloigner, elle parut les aimer» [18]. En proie au désarroi, Richardson cherche un acquiescement du côté de Lol, qui lui sourit et lui destine donc ainsi Stretter... Derrière le bar et les plantes vertes et Tatiana lui caressant la main, Lol s'a(ban)donne à son regard, elle regarde la scène de séduction : règne une atmosphère d'irréalité ou d'étrangeté. Pourtant, le malaise semble être plus grand chez Tatiana que chez Lol, qui vieillit comme les deux qu'elle regarde, «de cet âge, dans les fous, endormi» [19-20].

C'est à l'aurore, au moment de «leur fin avec le jour» des choses, que l'envoûtement atteint son suprême degré : honteuse peut-être, la fille de Stretter a fui, l'orchestre a cessé de jouer et les musiciens et leurs «boîtes funèbres» ont quitté la salle vide bientôt envahie par «une modulation plaintive et tendre»; Lol et Tatiana sont toujours tassées derrière l'écran du bar et des plantes vertes; la mère de Lol survient, prévenue par on ne sait qui, et elle insulte les coupables. Mais Lol vit cette intervention de sa mère entre eux et elle comme un écran, «signe avant-coureur» d'une fin, ou comme un obstacle : Lol renverse donc l'écran ou le signe, elle renverse sa mère : «La plainte sentimentale, boueuse, cessa» [21-22]. C'est dire que c'est, jusque-là, la fin de la scène qui se déroule devant elle qui préoccupe ou inquiète Lol; ce n'est pas la fin de ses fiançailles.

C'est alors qu'elle craque, qu'advient l'accès, la commotion, la crise : Lol crie pour la première fois et elle ne veut pas qu'on touche son visage -- encore fasciné? transfiguré? -- lorsque d'autres mains que celles de Tatiana viennent à son secours. Dans l'hallucination, des «portes imaginaires» sont cherchées avant que la véritable porte ne soit trouvée; Lol crie «des choses sensées» et elle supplie Richardson de la croire, on ne sait pas de quoi; elle se jette alors sur les battants de la porte, qui résiste : la résistance de la porte brise la porte de la résistance. Richardson et Stretter passent devant elle, les yeux baissés, Lol les suit des yeux : quand elle ne les voit plus, elle s'évanouit [22]. Cet évanouissement, qui est la fin de la vision ou de la vue, est à la fois un enlèvement (elle est enlevée par la crise) et un envoûtement (elle est envoûtée par la scène); cet évanouissement, qui voit Lol ravie (dans les deux sens du terme), est le summum du ravissement.

Lors de la nuit de la première rencontre de son futur mari, Lol manifeste quelques premiers signes de bonheur : son «sourire craintif» éclate cependant «d'une joie très vive»; elle éprouve du plaisir à marcher à côté de lui, «presque flâneuse»; à sa jeunesse, s'ajoute une sorte de jeu; elle se laisse aller à une «nonchalance heureuse» malgré qu'elle soit «restée maladivement jeune». Après que l'inconnu l'a embrassée, il lui apprend le départ de Richardson et elle lui avoue : «Vous savez [...], moi je ne leur ai pas donné tort comme les gens». Prévenue par Bedford, la mère de Lol vient la chercher pour le deuxième et dernière fois : «Cette fois-là Lol la suivit comme, un moment avant, elle avait suivi Jean Bedford» [30]. C'est donc bien qu'elle ne l'avait pas suivie la première fois : le mariage d'octobre, auquel les amies, pas même Tatiana, n'ont été invitée -- mais la précaution de cette «intimité relative» confirme «ceux qui croyaient que Lol était profondément atteinte, y compris Tatiana Karl» [31] --, a pour effet premier de séparer Lol de sa mère. Mariée depuis dix ans -- et il y a dix ans aussi depuis le départ définitif de Richardson --, Lol devient plus joyeuse avec l'âge [35].

Cette durée de dix années correspond à une période de latence ou d'incubation, mais aussi de refoulement, Lol ayant même refoulé ou oublié l'épisode de la rencontre avec Bedford, «derniers faits voyants» qui ont fait l'objet d'un récit de Bedford lui-même à Lol [25-26]. Le refoulement commence à se lever avec les promenades donnant lieu au retour du refoulé : à la remémoration, à la répétition d'un souvenir sous le jeu de la mémoire et, surtout, à la mise en oeuvre, en place et en scène d'un fantasme relayant le symptôme, le suppléant ou le reléguant à un rôle subsidiaire. Dans cette tâche, Hold comble les trous, invente les chaînons qui manquent, «remédie dans ce sens à la pénurie des faits de sa vie», ouvre «des tombeaux où Lol fait la morte» [37].

C'est avec le passage des amants, Hold et Karl, passage provoquant le retrait de Lol selon le souvenir de la gouvernante, que s'enclenche le fantasme [37] : Lol est alors «dissimulée derrière une haie», comme elle l'était derrière le bar et les plantes vertes, et elle entend la femme, qu'elle n'est pas sûre d'avoir reconnue, dire : «Morte peut-être» [38]. Or, selon le narrateur, ce n'est pas «la ressemblance entr'aperçue par Lol, de la femme», qui importe surtout, mais ces mots [39] : c'est donc la voix (l'écoute) qui est le déclic du regard (la vue) et qui lance Lol dans ses sorties dans les rues. Nous n'apprendrons que beaucoup plus loin pourquoi : lorsque Richardson et Stretter dansaient, Lol les a entendu dire : «J'ai entendu : peut-être qu'elle va mourir» -- ce que Tatiana dénie [104]... Cependant, «le baiser coupable, délicieux» de Hold et Tatiana «n'affleure-t-il pas lui aussi un peu à sa mémoire» [38]?

Lol est captivée et même happée par ces promenades où elle s'adonne au voyeurisme, lancée qu'elle est sur la piste des amants : «couples enlacés aux angles des jardins» ou «amoureux surpris» [39]. Incognito et désirant oublier, selon Hold, Lol ne semble pas craindre d'être reconnue de ceux qui connaissent son histoire de jeune fille jadis abandonnée [41]. Lol serait donc sortie «d'une crise douloureuse» malgré son «sourire captif» avec sa «suffisance immuable» [42]; «sa douleur passée, cette prétendue douleur», s'effacerait au profit du «palais fastueux de l'oubli de S. Tahla» [43] : la mémoire ferait ainsi son travail de deuil et d'oubli... Joyeuse dans son ordre et redevenue tolérante envers ses enfants, «prena[n]t même sur elle, contre les domestiques, d'assurer leur indépendance vis-à-vis d'elle, de protéger leurs bêtises» [41]. Elle songe cependant à changer d'ordre, sans doute à cause de ses sorties et de ses promenades, qui ne font jamais l'objet d'avis ou de récits : Lol ne raconte pas, comme elle n'achète pas. Son contentement semble être la preuve pour son mari qu'elle n'est pas amère et triste, malgré cette «fébrilité ménagère» [44] qu'il ignore et où il lui arrive aussi de ne rien faire comme à U. Bridge, derrière des vitres [45].

Tout cela n'empêche pas «le déplacement machinal de son corps» de faire son travail de remémoration et d'amener à l'esprit de Lol des pensées «naissantes et renaissantes», oubliées une fois de retour à la maison et sources de plaisir et d'étonnement. De ce «fourmillement» ou de cette «bousculade» de pensées, s'en dégage une : «Le bal tremblait au loin, ancien, seule épave d'un océan maintenant tranquille, dans la pluie, à S. Tahla» [45]. C'est donc pour mieux penser au bal, selon Hold et Tatiana, que Lol se promène. Mais, «dans les multiples aspects du bal de T. Beach, c'est la fin, au moment de l'aurore, qui retient Lol», cette vicieuse, dit Tatiana; c'est sa séparation d'avec le couple, instant dont elle «arrive même à capter un peu de sa foudroyante rapidité, à l'étaler, à en grillager les secondes dans une immobilité d'une extrême fragilité mais qui est pour elle d'une grâce infinie» [46, souligné ici].

Lol est au centre d'un triangle, d'une triangulation «dont l'aurore et eux deux sont les termes éternels»; sans voix, elle est alors déchirée, affolée : «Elle n'est pas Dieu, elle n'est personne». «La naïveté d'une éventuelle douleur ou même d'une tristesse quelconque» s'est détachée de «cette minute pensée de sa vie». Lol en arrive à croire qu'à trois, ils auraient été sauvés d'un autre jour [47], dans la confusion d'une «plus grande douleur» et d'une «plus grande joie». Croyant que le mot "silence" existe; mais c'est «un mot-absence, un mot-trou, creusé en son centre d'un trou, de ce trou où tous les autres mots auraient été enterrés» : gong vide qui n'existe pas mais qui «vous attend au tournant du langage» [48].

Lol se fait donc du cinéma en se promenant : le bal, à murer, y devient un navire; mais n'étant encore «ni Dieu ni personne», elle cherche un geste à voir, celui du déshabillage d'une femme [50], où Lol se voit remplacée par Stretter «auprès de l'homme de T. Beach» : «Cet arrachement très ralenti de la robe de Anne-Marie-Stretter, cet anéantissement de velours de sa propre personne, Lol n'a jamais réussi à le mener à son terme». C'est ce fantasme qui ravit Lol, celle-ci ne pensant plus à ce qu'il y a eu après entre les deux et ne pensant plus à son amour «mort jusqu'à son odeur d'amour mort» [50]. Michael Richardson ne joue plus qu'un seul rôle dans le cinéma de Lol : «Michael Richardson, chaque après-midi [où elle se promène], commence à dévêtir une autre femme que Lol et lorsque d'autres seins apparaissent, blancs, sous le fourreau noir, il en reste là; ébloui, un Dieu lassé par cette mise à nu, sa tâche unique, et Lol attend vainement qu'il la reprenne, de son corps infirme de l'autre elle crie, elle attend en vain, elle crie en vain» [50-51]. Et le chapitre central de cette première partie se clôt sur une note quasi mystique : «Puis un jour ce corps infirme remue dans le ventre de Dieu» [51]...

C'est donc ce fantasme que Lol cherche à revivre, à réaliser, à compléter, à achever; pour cela, il lui faut au moins un partenaire : le narrateur Jacques Hold, qu'elle a reconnu sortant d'un cinéma du centre. Hold ne ressemble pas à Richardson mais, comme lui, il regarde les femmes : «Sans doute, oui, dans les regards qu'il avait pour les femmes. Il devait courir, celui-là aussi, après toutes les femmes, ne supporter qu'avec elles ce corps difficile, qui pourtant réclamait encore, à chaque regard»; il est choisi par Lol, qui le décide, à cause de «ce premier regard» qu'il y a en lui et qu'il partage avec Richardson [52]. Mais Lol elle-même est aussi aux prises avec son corps : sous la chaleur, elle sent «ce corps lourd, plombé, difficile à mouvoir». Hold a rendez-vous avec une femme et Lol devine déjà que c'est plus que la femme entrevue devant son jardin et qu'elle pourra bientôt la nommer; mais «[e]lle ignore que c'est elle qu'elle a suivie à travers cet homme de S. Tahla» [53].

Lol (pour)suit donc Hold, qui se conduit comme un homme à femmes, parfois jusqu'à la vulgarité, comme sur une plage. Lol ne veut plus être vue des hommes de S. Tahla; si oui, elle s'enfuirait. Mais elle est prise d'une envie de surprendre et d'être surprise ou prise à son tour : «Elle désire suivre. Suivre puis surprendre, menacer de surprise. Cela depuis quelques temps. Si elle désire être surprise à son tour, elle ne veut pas que ce soit avant qu'elle l'ait décidé» [55]. Les pas des hommes ont un effet de pénétration sur Lol : «Chacun de ses [ceux de Hold] pas s'ajoute en Lol, frappe, frappe juste, au même endroit, le clou de chair. Depuis quelques jours, quelques semaines, les pas des hommes de S. Tahla frappent de même» [56]. Le clou de chair des pas qui font du bruit s'oppose au trou de chair du silence [48]... Lol ressent l'étouffement de l'été, surtout quand Hold regarde passer une femme, lui qui fouine les robes et qui est «en deuil de toutes [les femmes], de chacune, d'une seule, de celle-là qui n'existait pas encore mais qui aurait pu lui faire manquer à la dernière minute celle-ci entre mille qui allait arriver, arriver vers Lol V. Stein». Avec Hold, Lol attend la femme [56-57].

Elle apparaît; Lol peut la nommer : Tatiana Karl [58]. Elle suit ces amants qui dans «la même expression de consternation silencieuse, d'effroi, d'indifférence profonde» ne s'aiment pas : «Lol V. Stein guette, les couve, les fabrique, ces amants. Leur allure ne la trompe pas, elle. Ils ne s'aiment pas». Dans ce triangle, voire ce trio, Lol cherche une place : celle «qu'elle n'a pas réussi à avoir à T. Beach, il y a dix ans»; il lui faut se frayer un passage vers une rive, «cette rive lointaine» qu'elle ignore [60-61]... Lol a erré dans les rues de S. Tahla pendant des semaines, ces rues qui constituent donc l'espace (para)topique du récit, par rapport à l'espace hétérotopique (de disjonction); maintenant, elle approche de l'espace utopique (de conjonction) : l'Hôtel des Bois. Elle y allait jadis avec Michael Richardson, qui lui y avait fait «son serment d'amour»; ce qui veut dire qu'elle n'était pas vierge avant le bal : «C'est une jeune fille de S. Tahla qui, à cet endroit, a commencé à se parer - cela devait durer des mois - pour le bal de T. Beach. C'est de là qu'elle est partie pour ce bal» [61]. Et peut-être même qu'elle était enceinte de sa première fille avant son mariage [80-81].

Mais l'espace (u)topique contient aussi, sinon surtout, «un grand champ de seigle, lisse, sans arbres» derrière l'hôtel [61]: «Très vite, elle gagne le champ de seigle, s'y laisse glisser, s'y trouve assise, s'y allonge»; «elle s'y repose»; «elle respire profondément»; «une faiblesse merveilleuse» l'a couchée dans ce champ : «Elle la laisse agir, la remplir jusqu'à la suffocation, la bercer rudement, impitoyablement jusqu'au sommeil de Lol V. Stein». «Le seigle crisse sous ses reins. Jeune seigle du début d'été». Lol n'a pas peur : la peur, tout au contraire, elle «la chérit, l'apprivoise, la caresse de ses mains sur le seigle» [62-63]. Dans ce scénario de voyeurisme qui s'annonce et dans un climat d'érotisme certain, point un certain onanisme...

Le scénario du fantasme de Lol se déroule comme un film : l'encadrement de la fenêtre de la chambre d'hôtel éclairée et louée à l'heure par les amants y joue en même temps le rôle du cadre de l'écran et de la barre du refoulement, de la censure : «La fenêtre est petite et Lol ne doit voir des amants que le buste coupé à la hauteur du ventre. Ainsi ne voit-elle pas la fin de la chevelure de Tatiana» [64]; elle ne voit pas sa toison et elle ne voit pas ce qu'elle n'a pas. La barre du refoulement fait que la «dernière écluse» n'arrivera jamais [104]. Mais -- si Lol s'identifie et si elle en est capable -- à qui peut-elle s'identifier? -- Il semble que ce soit activement, dans le voyeurisme, voire le fétichisme (le fétiche de la chevelure), à Hold : Tatiana Karl «ramène sa chevelure devant elle, la torsade et la relève. Ses seins, par rapport à sa minceur, sont lourds, ils sont assez abîmés déjà, seuls à l'être dans tout le corps de Tatiana. Lol doit se souvenir comme leur attache était pure autrefois. Tatiana Karl a le même âge que Lol V. Stein» [64-65]. Comme le regard de Lol, les seins de Tatiana apparaissent comme un véritable objet partiel de désir... Après le départ des amants en taxi, «Lol se relève. Il fait tout à fait nuit. Elle est engourdie, marche mal pour commencer» [63] : serait-ce à la suite de la masturbation, d'un orgasme?...

Une autre dimension s'ajoute alors à la personnalité de Lol : le mensonge, qui est bien une invention, dont son mari la croit incapable [66]. Après cette première scène ou séance de voyeurisme, Lol se met en quête de l'adresse de Tatiana; pour cela, il lui faut mentir lorsqu'elle écrit à Mme Karl [68] et à propos de la photo de Tatiana [69, 86]. Elle ment aussi souvent lors de sa première visite chez Tatiana Karl et Pierre Beugner (mariés depuis huit ans et sans enfants) et lors de la visite de ce couple et de Hold chez Lol et Bedford.

Avec le mensonge, se met en place un autre objet partiel : la voix de Lol. C'est avec cette voix, justement, que Lol peut parler de sa passion et de sa perte de raison, chacun craignant encore et toujours, pour elle qui paraît avoir «une mémoire très atteinte, perdue», une chute, une rechute dans la folie, «le deuil étrange» [77]. C'est avec cette voix aussi qu'elle rationalise, qu'elle raisonne autrement que les autres, qu'elle s'auto-analyse dans une sorte de cure : «Si tu veux savoir, moi je crois qu'on s'est trompé» [76]; «Sur les raisons. C'est sur les raisons qu'on s'est trompé» [78]; «Autour de moi [...], on s'est trompé sur les raisons» [103]. À côté de son «regard immense, famélique qu'elle avait eu» pour Hold, à côté de la précision de ce regard [78], sa voix est plus haute quand elle parle de U. Bridge [82] et Tatiana trouve que sa voix a changé, qu'elle était brutale, que Lol parlait vite, qu'on la comprenait mal [84]. Mentant ou non, Lol répond qu'elle était sourde, qu'elle avait une voix de sourde [85] : la surdité (hystérique), comme la cécité (semblable), est un symptôme où on est sourd pour ne pas ou ne plus entendre ce que l'on ne peut pas voir...

Mais il semble que le regard reprenne rapidement le dessus chez Lol : quand elle perd contenance, elle cherche des yeux Hold. Elle comprend qu'on peut cesser de la voir [86] ou qu'elle peut elle-même cesser de voir, lorsqu'elle caresse les cheveux de Tatiana par exemple : «D'abord elle la regarde intensément puis son regard s'absente, elle caresse en aveugle qui veut reconnaître. Alors c'est Tatiana qui recule. Lol lève les yeux et je vois ses lèvres prononcer Tatiana Karl. Elle a un regard opaque et doux. Ce regard qui était pour Tatiana tombe sur moi : elle m'aperçoit derrière la baie» [91, souligné ici]. En fait, il y a interpénétration de la voix et du regard. Lol se dit «heureuse ce soir» et sa voix n'est plus inquiète [95]; mais elle ment et elle ne finit pas ses phrases [93, 95]. Dans son théâtralisme, elle prend des poses, «un air désolé» [96]. Quand Tatiana lui apprend qu'elle a des amants qui prennent tout son temps libre, «une tristesse découragée se lit dans son regard»; après s'être assise, elle se lève et s'éloigne de Tatiana, qui y voit «l'agrandissement de la tristesse de Lol» : est-ce les amants qu'elle lui envie ou les amants qu'elle envie?... Quand Tatiana demande à Lol comment elle trouve Jacques Hold, le lui désignant donc ainsi, la voix de Lol «se hausse, inexpressive, récitative» pour lui répondre : «Le meilleur de tous les hommes est mort pour moi. Je n'ai pas d'avis»; après, sa voix est «toujours claire, sonnante» [97].

Prenant une «pose familière», Lol dit se souvenir de l'amour et Tatiana lui rappelle ce que Lol avait oublié : qu'elle était aussi présente lors du bal [98]; Lol a oublié jusqu'à la caresse de sa main par Tatiana [20]. Tatiana était son seul témoin, témoin de son sourire et non de sa souffrance [99]. «Ce bal a été aussi celui de Tatiana» à T. Beach : plutôt qu'un triangle, nous avons donc un rectangle. Les relations entre Lol et Tatiana font problème, Lol ne se souvenant même pas de leur amitié [11, 96]; mais elle se souvient bien de l'attache de ses seins... Il en est de même de celles de Tatiana et de Richardson : a-t-il pu, comme Hold et d'autres, et au vu et au su de Beugner [90, 118], être l'amant de Tatiana? -- Le texte ne manque pas d'être ambigu à ce sujet, quand Hold et Tatiana viennent de faire l'amour à quelques reprises et qu'il y a eu quelques paroles d'amour échangées : «Tatiana Karl regretta. Elle n'était pas celle qu'il aurait pu aimer. Mais n'aurait-elle pas pu l'être, elle, autant qu'une autre? Il était entendu depuis le début qu'elle ne serait que la femme de S. Tahla, rien d'autre, rien, qu'elle ne croyait pas que le changement foudroyant de Michael Richardson [lui, l'homme de T. Beach] était pour quelque chose dans cette décision». «Ce soir-là, pour la première fois depuis le bal de T. Beach, dit Tatiana, elle retrouva, elle eut dans la bouche le goût commun, le sucre du coeur» [125]...

Avouant avoir tout le temps menti au sujet du bal, sauf quand elle criait, Lol finit par dire et répéter ce qu'elle désirait : «Les voir» [103, 105], faire advenir à la lumière trois personnes, eux et elle [105]. Mais selon Tatiana, jalouse et dont le regard se durcit, «Lol ne dit pas tout» [107], elle cache quelque chose, elle a un secret qui fait son bonheur [108], bonheur qui lui vient d'une rencontre. Avant de partir avec son mari, Tatiana la met en garde, contre Hold sans doute et contre elle-même; Lol assure ou rassure : «Rien ne me gêne dans l'histoire de ma jeunesse. Même si les choses devaient recommencer pour moi, elles ne me gêneraient en rien» [109].

Lorsque Hold tient compagnie au bonheur de Lol V. Stein, elle lui révèle le secret de sa filature et lui déclare l'avoir choisi : «Despotique, irrésistiblement, elle veut» [111-112]. Lorsqu'il embrasse ou touche Lol et sans doute aussi ou surtout quand il lui aura arraché sa beauté [131], Hold s'identifie, à tort ou à raison, à Richardson : «Je suis devenu maladroit. Au moment où mes mains se posent sur Lol le souvenir d'un mort inconnu me revient : il va servir l'éternel Michael Richardson, l'homme de T. Beach, on se mélangera à lui, pêle-mêle tout ça ne va faire qu'un, on ne va plus reconnaître qui de qui, ni avant, ni après, ni pendant, on va se perdre de vue, de nom, on va mourir ainsi d'avoir oublié morceau par morceau, temps par temps, nom par nom, la mort» [113].

Mais, par ailleurs, il ne semble guère que Lol s'identifie à Tatiana; elle semble plutôt s'identifier ou s'associer à Hold et le pousser à attiser son désir de Tatiana en lui posant des questions, avec un accent plaintif et aigu, et en obtenant des réponses sur elle : «Admirable putain», «La meilleure, la meilleure de toutes». Surtout, il ne doit pas la quitter; elle l'en supplie et l'en conjure [117]. Elle veut savoir l'heure du prochain rendez-vous (mardi) et elle lui en fixe un pour le lendemain (mercredi). Hold va chercher Tatiana chez elle pour l'emmener à l'Hôtel des Bois [118-119] : Lol ne sera donc pas témoin de cet épisode; le mardi oui, et Hold en ressent «une émotion très violente» et il souhaite l'aide de Dieu [120-121 : plus court de tous les chapitres (trois brefs paragraphes en moins de deux pages)]. Après, en faisant l'amour avec Tatiana, il semble que Hold substitue Lol à Tatiana, celle-ci aimant le plaisir «d'être dans les bras d'un homme une femme mal désignée» [123, souligné ici]. Il lui dit qu'il l'aime et elle se fait «consolatrice, maternellement tendre» [123]; il l'appelle sa soeur [124]. Mais Lol, elle, «devant ce miroir qui ne reflétait rien» qu'est l'encadrement de la fenêtre, «devait délicieusement ressentir l'éviction souhaitée de sa personne» [124, souligné ici] : dépossession, exclusion, expulsion, rejet -- évincement [cf. Le Petit Robert 1]...

Lors du rendez-vous à Green Town et de la fracassante déclaration, Lol est enfiévrée par «une joie barbare, folle» et l'identification se complexifie encore davantage : «Elle [Lol] aime celui qui doit aimer Tatiana» [133]. Hold lui fait le récit de ses ébats avec Tatiana et sa narration [134] ressemble étrangement au fantasme premier ou primaire du regard mettant en scène Richardson et Stretter [50-51, cf. supra] et Lol ne manque pas de les associer [135]. En débrayant à la troisième personne du singulier, Hold lui parle du coït avec Tatiana : «Il cache le visage de Tatiana Karl sous les draps et ainsi il a son corps décapité sous la main, à son aise entière. Il le tourne, le redresse, le dispose comme il veut, écarte les membres ou les rassemble, regarde intensément sa beauté irréversible, y entre, s'immobilise, attend l'engluement dans l'oubli, l'oubli est là» [134-135]. La rapide réaction de Lol est pour le moins ambiguë ou ambivalente : «Ah comme Tatiana sait se laisser faire, quelle merveille, que ce doit être extraordinaire» [135]; mais extraordinaire pour qui : pour Tatiana qui parle de Lol V. Stein sous le drap (identification passive de Lol à l'objet) ou pour Hold (identification active de Lol au sujet)?

Étant très capable de distinguer la réalité de l'accouplement de sa narration, Lol se défend d'être sous le drap et elle manifeste par ses yeux chercheurs de l'étonnement et de la surprise [136]. Pointe la crainte de la rechute, car elle a dit à son mari que c'était terminé entre eux; vient le coup de théâtre : son mari ne l'a pas sauvée du désespoir; elle ne l'a jamais démenti, mais il s'agissait d'autre chose; frappe, tombe ou sonne alors la déclaration fracassante que nous nous devons de répéter : «Je n'ai plus aimé mon fiancé dès que la femme est entrée» [137] : dès qu'elle l'a vue donc; or, c'est aussi dès qu'elle a vu Richardson qu'elle l'a aimé : coup de foudre [102]!?... Curieusement, Hold ne relève pas aussitôt le verdict et elle renchérit : «Quand je dis que je ne l'aimais plus, je veux dire que vous n'imaginez pas jusqu'où on peut aller dans l'absence d'amour» [138, souligné ici] : «[l]e meilleur de tous les hommes» ne l'était donc déjà plus à ce moment-là ou ce n'était pas Michael Richardson... Lol parle de remplacement; à Hold qui lui demande si elle voulait les voir, elle répond : «Oui, je n'étais plus à ma place. Ils m'ont emmené, je me suis retrouvé sans eux» et «Je ne comprends pas qui est à ma place» [138]. Puis, c'est encore la hantise de la rechute et Lol ne finit plus ses phrases et s'en remet à Hold pour qu'on la laisse se promener, pour la comprendre et pour convaincre les autres [139], même si dans un certain état, «toute trace de sentiment est chassée» : «Je ne vous aime pas quand je me tais d'une certaine façon», avoue Lol à Hold [140].

Lors du dîner chez Lol, deux jours plus tard, pour Tatiana [139], il y a trois invités de U. Bridge, Lol parle de passer ses vacances en France [142]; Bedford revenait de vacances en France lorsqu'il a rencontré Lol [29]. Elle est l'objet d'une «familiarité affectueuse» ou d'une «douce amabilité»; son mari craint qu'elle tienne un «propos dangereux» et il redoute «le regard insistant de Tatiana sur sa femme» [143]. Elle a un visage «sans regard, sans expression» [144]; mais cela ne l'empêche pas, malgré sa distraction [146], de dire à Tatiana que son bonheur est là [148-152]. Tatiana se doute de la liaison de Hold et de Lol et son mari cherche à la consoler, à la rassurer, à colmater la fêlure dans la voix de sa femme [156]. N'étant «personne de conséquent» [161], Lol a pourtant annoncé son intention de retourner à T. Beach.

Lors du prochain rendez-vous à l'Hôtel des Bois, Lol est présente dans son champ de seigle; elle a l'air endormie. Hold, lui, se caresse en attendant Tatiana, qui arrive en retard, et la querelle éclate : Hold, déjà menteur au sales yeux [160], est accusé d'aimer une dingue [163, 164], une folle qui ne souffrira pas -- comme tous les fous [164]...

Le voyage de Hold et Lol, qui se vouvoient toujours, à T. Beach est la dernière étape dans la remémoration de la scène du bal; dans ce souvenir, Lol ne peut plus se passer de Hold [167], qu'elle aime et qu'elle n'aime pas [169]. Quand il lui demande pourquoi elle ne s'est pas tuée, elle lui réplique qu'il se trompe et elle lui parle de son bonheur d'aimer : avec un autre homme que Hold, «ce bonheur existe sans drame aucun» [169]. Dans le train, il lui fait éprouver «le plaisir de l'amour»: «Je ne me suis pas trompé. Je la regardais de si près. La chaleur entière de sa respiration m'a brûlé la bouche. Ses yeux sont morts et quand ils se sont rouverts j'ai eu sur moi aussi son premier regard d'évanouie. Elle gémit faiblement. Le regard est sorti de sa plongée et s'est posé sur moi, triste et nul»; mais elle a quand même prononcé le nom de Tatiana [173]. Ce train est le même que celui qu'elle avait pris après le bal avec des parents, sa mère l'appelant «son petit oiseau, sa beauté» [174]. La marche de la mémoire se poursuit [173] : «Voici venue l'heure de mon accès à la mémoire de Lol. V. Stein», proclame Hold [175].

C'est le moment du retour au Casino municipal de la station balnéaire de T. Beach, le moment du souvenir d'avant le souvenir : «Le souvenir proprement dit est antérieur à ce souvenir, à lui-même. Elle a d'abord été raisonnable avant d'être folle à T. Beach» [177]. Dans ce jeu de revoir, ce jeu de cache-cache ou de cacher-montrer avec le rideau, Lol est enchantée et elle rit [179]... C'est un homme en noir [179] qui leur montre la salle de bal où ils veulent jeter un coup d'oeil : le rideau est levé et Hold commence à se souvenir du souvenir de Lol [180]. Les événements du bal se répètent à toute vitesse, mais il n'y a aucune trace et le regard flanche. Au déclic d'un commutateur, la salle s'éclaire et Lol pousse un cri : agissant presque comme Destinateur-judicateur, l'homme la reconnaît; il était là lui aussi [181-182] : peut-être même qu'il aurait pu être celui qui aurait prévenu la mère de Lol [cf. 21], à moins que ce ne soit la dame du vestiaire [178]... Mais cette reconnaissance échappe complètement à Lol, qui s'endort et bâille, comme l'homme en noir à leur arrivée [178]; elle s'endort sur la plage. Hold joue avec son alliance qui cache une cicatrice; n'essayant pas de lutter contre «la mortelle fadeur de la mémoire de Lol V. Stein», il dort lui aussi [182].

Quand ils se réveillent, ils vont manger; l'oubli réapparaît, triomphe du souvenir et de la mémoire; s'annonce «la fin sans fin, le commencement sans fin de Lol V. Stein» [184], qui semble ne plus avoir envie de quitter son mari, même si elle ne veut pas rentrer et qu'elle demande à Hold d'aller louer une chambre d'hôtel [185], remplie pourtant qu'elle est d'une «tristesse abominable» [186]. Et, inquiète et immobile -- comme lors de la scène du bal [cf. 15] -- dans la chambre, c'est de nouveau la commotion, la crise; c'est le rêve ou le délire : «La police est en bas» [187], ce dont avait parlé sa mère et ce qu'avait nié Tatiana [101]; «On bat des gens dans l'escalier» [187]. Elle ne reconnaît plus Hold ou elle le reconnaît mal; elle confond son identité avec celle de Tatiana ou avec celle de Hold. Elle l'aide cependant pour qu'il la possède : étant donné qu'elle sait s'y prendre, il doute d'elle [188]. L'accès de délire atteint son sommet quand Lol, après avoir crié comme à la fin de la scène du bal, se donne deux noms : Tatiana Karl et Lol V. Stein ... Elle le réveille, veut rentrer; elle voulait rester, mais elle est raisonnable. «Son regard était bas, sa voix qu'elle n'élevait pas du tout s'était ralentie». Lol a oublié beaucoup de choses, mais elle se souvient du dernier rendez-vous à six heures de Tatiana et de Hold [189], qui sera sans doute révoqué du service de Beugner à l'hôpital départemental [158].

Dans le train du retour, Lol, ainsi prénommée par Hold, lui parle de Michael Richardson, l'homme très brillant mais d'humeur sombre [102], le tennisman et le poète : «Elle récite des nuits sur la plage» et Hold en éprouve de la douleur [190]. Le chapitre et le texte se clôt sur le même scénario fantasmatique : «Lol nous avait précédés. elle dormait dans le champ de seigle, fatiguée, fatiguée par notre voyage» [191].

Il nous faut maintenant faire le point et nous démarquer du texte, mais de son esprit (littéraire) plus que de sa lettre (littérale, latérale, littorale).

Le roman débute par la naissance et l'enfance de Lol et par une scène où Tatiana et Lol dansent le jeudi dans le préau vide du collège [11, cf. aussi 85]; au préau ["petit pré"] du début correspond le champ de seigle de la fin. À la fin de la scène du bal, Lol s'est évanouie; à la fin du texte, elle s'est endormie; d'une manière ou d'une autre, elle a été ravie, elle a joui : Hold ne parle-t-il pas de son premier regard d'évanouie après l'avoir fait jouir [173, cf. supra]? Il nous apparaît qu'il y a là la répétition de ce qui n'a jamais eu lieu : par et dans le fantasme du ravissement, il y a finalement ravissement du fantasme. C'est-à-dire que le fantasme du regard, même si original, n'est pas originel ou originaire : premier, primaire ou primal, il n'est pas primitif, ce n'est pas la minute magique [14].

Le fantasme originaire est celui de la scène primitive : Lol imagine le père en train de posséder la mère; s'imaginant regarder, elle s'identifie au père (Richardson, Hold) plus qu'à la mère (Stretter, Karl). Le champ de seigle (ou le pré) est au lit de l'enfant (ou au préau), vrai espace utopique, ce que l'Hôtel des Bois est à la chambre des amants, ce que la maison des parents de Lol est à leur chambre et ce que S. Tahla est à T. Beach. La scène du bal n'est donc pas primitive; il s'agit d'une première répétition de cette scène primitive, qui se trouve ainsi refoulée, voire forclose. Ce n'est pas la scène du bal elle-même qui est traumatique, c'est qu'elle est la répétition de la scène primitive, que le roman familial réaménage de manière on ne peut plus sophistiquée et troublante. La répétition, «la sempiternelle répétition de la vie» de Lol [145, souligné ici], prime sur le répété : le vu (le perçu) sur le vécu... Ce qui ici est inquiétant, ce n'est pas seulement ce qui est angoissant, c'est aussi ce qui est troublant. Lol n'a pas la vue trouble mais la voix, oui; elle a des troubles de langage et des désirs troubles; son ravissement est un trouble : elle est troublante et troublée...

Les symptômes et le fantasme de Lol se doublent de nombreux signifiants marqués : à la bague de fiançailles de Lol maniée par Bedford [28], correspond son alliance que lui enlève (il la fait divorcer), qu'il sent (pas d'odeur, pas celle du seigle) et qu'il lui remet (il la remarie) [182]; les vêtements sont d'autres signifiants marqués : le manteau gris et le béret noir de Lol [53, 55, 130, 165], ses chaussures plates et silencieuses [56], ses robes sombres [41, 147 : Tatiana en porte aussi une ce soir-là], sa robe noire [49], sa robe blanche [70, 130], son chapeau noir sans bords [128], sa jupe blanche [169], la robe bleue [72] de Tatiana, son bandeau noir, sa voilette sombre et son tailleur de sport noir [58, 59, 65, 122] ou ses robes claires [59], la «robe noire à double fourreau de tulle également noir, très décolletée» qui avait vêtu la maigreur de Stretter et que se rappelait clairement Tatiana [15], la veste de Hold [52, 65], les maillots de bain et les robes de couleurs vives des jeunes gens [178]. La lumière, celle de la salle de bal -- «[m]ais la lumière du bal s'est cassée tout à coup [67] -- ou de la chambre de l'Hôtel des Bois, est aussi un signifiant marqué, par rapport à l'uniforme de S. Tahla de Lol V. Stein [166] : son manteau gris qui fait qu'elle est une «tache sombre» [65] ou une «forme grise» [120, 162] dans son champ de seigle... Mais le principal signifiant marqué -- marqué jusqu'au fétiche : marque et masque du fétiche, masque du manque -- du texte, nonobstant les objets partiels que sont le regard et la voix, est la chevelure noire de Tatiana, en opposition à la blondeur de Lol [33, 114, 120, 122] et en relation ou non avec sa nudité [58, 59, 64, 65, 79, 91, 115, 116, 190]. Et il y a un autre signifiant marqué parce que manqué : la photographie de Tatiana qu'invente Lol [cf. supra].

Il y a aussi un autre signifiant marqué ou démarqué qui est un signifiant chiffré consistant en la fréquente répétition du nombre trois (parfois multiplié par deux = six, ou par trois = neuf, avec un autre nombre ou non) : les trois enfants [32], trois enfants endormis [89], trois filles [127], trois petites filles de Lol V. Stein [129], le couple Richardson-Stretter et Lol : «tous les trois et eux seuls» [47], «ce navire de lumière [...] avec ses trois passagers» [49], le couple Hold-Karl et Lol encore : «tous les trois» [124], rire de Tatiana et Lol à trois reprises [89], visite de Hold chez Tatiana à trois heures du matin [118], rendez-vous fixé par Tatiana à Hold trois jours après [125-126], trois autres personnes inconnues lors du repas chez Lol [141], trois petites filles dont l'aînée est Lol selon Tatiana [167], la crainte de Hold depuis trois nuits de voir Lol faire un autre voyage [170], Lol était fiancée depuis six mois lors du bal d'été [12], les rendez-vous de Hold et de Tatiana à six heures [161, 162, 164], l'âge de Hold (trente-six ans) [75], le frère qui a neuf ans de plus que Lol et qui vit à Paris [11, 102], la rencontre de Lol et de Richardson quand elle avait dix-neuf ans (il en avait vingt-cinq : il est donc âgé de six ans de plus qu'elle) [12, 102]; si on ajoute la période de dix années à U. Bridge, elle aurait alors vingt-neuf ans.

Plus que symbole de l'organe génital mâle, ce signifiant chiffré est évidemment lié aux nombreux triangles, jusque dans le visage triangulaire de l'adultère Tatiana [cf. supra]; triangles mettant en vedette le trio Stein-Richardson-Stretter, dans la scène du bal et sa répétition, ou le trio Stein-Hold-Karl, dans toutes sortes de scénarios; cette scène et ces scénarios, dans le fantasme du regard et le symptôme de la voix, répètent ou récapitulent ladite scène primitive mettant en vedette Lol-son père-sa mère... Lors de la soirée [88-110] et lors du dîner ou du repas [141-161], les deux plus longs chapitres du roman, les triangles se nouent et se dénouent, même avec des acteurs secondaires (sans nom propre) : «Le mari de la femme arrive avec deux amis» [146]. Faut-il y suspecter le désir triangulaire (mimétique) à la Girard? -- Il s'agit certes de la triangulation antagonique...

En plus des signifiants marqués ou chiffrés, il y a les noms masqués. D'abord, il y a les toponymes identifiant les espaces partiels et publics liés à l'interdiscours collectif : les noms des villes, qui ne sont pas des villes de France, puisqu'il est question à deux reprises de vacances en France [cf. supra]. Par contre, la morphologie anglaise de certains noms propres de lieu pourrait suggérer que c'est un pays anglophone (les États-Unis ou la Grande-Bretagne peut-être). Mais le nom de l'espace partiel (embrayé : topique), espace principal (quantitativement tout au moins), "S. Tahla", a quelque chose d'espagnol ou d'italien; c'est le nom d'une assez grande ville, car il y a une université [12, 102]. Il faut que ce soit un pays au climat qui permette la culture du seigle, qu'il y ait de grands producteurs terriens et que ce soit un pays d'Europe, car l'aulne est un arbre «qui croît en Europe dans les lieux humides» [cf. Le Petit Robert 1] : c'est sans doute donc un pays de la Méditerranée.

"T. Beach", nom d'un espace partiel topique, débrayé au début et embrayé à la fin, ainsi qu'encadré par S. Tahla (espace partiel d'ouverture et aussi de fermeture : de clôture), connote évidemment la plage, la mer étant à deux heures de U. Bridge [82]. "U. Bridge", nom d'un espace partiel débrayé (hétérotopique), s'oppose ou s'appose à "T. Beach" : c'est le "pont" entre la jeunesse ou l'adolescence de Lol à S. Tahla et à T. Beach et son retour aux mêmes endroits; c'est donc un "pont" tournant [cf. supra]; mais c'est aussi le "pont" de la fécondité et de la maternité, qui font que Lol V. Stein n'a pas seulement tourné en rond.

"Green Town", nom d'un espace débrayé (mais paratopique), se démarque des autres toponymes, parce qu'il n'y a pas initialisation; c'est donc un nom qui a une certaine plénitude, une plénitude paisible (celle d'une "ville verte") : ce n'est pas pour rien que c'est le nom de la ville où a lieu la fracassante déclaration, l'aveu, la révélation du secret [cf. supra]. Par sa majuscule initiale "S", "S. Tahla" peut être associé à "Stein" et à "Stretter" (pourtant étrangère à cette ville, mais seulement physiquement, pas mentalement : dans l'esprit promeneur de Lol); par son "T", "T. Beach" peut être associé à "Tatiana" (nom qui peut être aussi rapproché, par son initiale, de "Tahla" et de "Town", et, par sa finale (et ses trois autres "a", dont celui de "Karl"), de "Tahla" et de "Calcutta", nom de cette ville des Indes correspondant à l'espace le plus hétérotopique pour Lol : l'espace qui la sépare, comme Sujet, de l'Objet de valeur : le couple).

D'autres espaces publics n'ont pas de nom ou ont un nom générique : "le Casino municipal" [12, 14, 176, etc.] et "l'Hôpital départemental" [75], ensuite sans majuscule et donc réduit au rang de nom commun [158]. Mais le nom de la salle de bal du Casino municipal de T. Beach est "La Potinière", qui est aussi un nom propre susceptible de remotivation : «endroit ou on potine», «qui aime les commérages, les cancans» [cf. Le Petit Robert 1]. Et on n'a pas manqué de potiner, de faire des potins, des bavardages, des commérages, voire de petites médisances contre Lol, qui aurait été enceinte avant son mariage : de Bedford ou de Richardson?... L'Hôtel des Bois est un espace partiel à la fois public (par son accès) et privé (par l'intimité de la chambre, intimité cependant troublée par le regard de Lol) : de mauvaise réputation, il est situé sur le boulevard des Bois où il y a des arbres (aulnes), et il se définit par rapport au champ de seigle, où il n'y a pas d'arbres [61]. Cet hôtel où se rencontrent Hold et Tatiana et, autrefois, Lol et Richardson, mérite un nom; pas celui où finissent Lol et Hold [185]... Les maisons de Lol et la villa de Tatiana sont des espaces partiels privés, qui sont donc liés à l'interdiscours individuel (familial, amical, intime).

Passons maintenant aux anthroponymes pour d'abord remarquer que quatre patronymes semblent avoir une origine juive et/ou allemande : "Stein" ["stone", "pierre"], "Stretter", "Beugner" et "Karl". Les noms "Anne-Marie Stretter" et "Michael Richardson" sont toujours écrits au long, avec le prénom et le patronyme : l'intimité des prénoms est la leur, secrète, inconnue du narrateur; mais étant donné l'intimité de Lol avec le couple, le seul patronyme aurait quelque chose d'une incorrection, d'une impolitesse ou d'une grossièreté de la part du même narrateur; à moins que ce ne soit une quelconque marque de respect envers l'aristocratie et la bourgeoisie : ces parents sont assez riches pour qu'il ne fasse rien, elle est la femme d'un consul... "Richardson" s'inverse (avec traduction) en "fils de richard": n'est-il pas «le fils unique de riches propriétaires terriens des environs de T. Beach» [12, 102 : légèrement modifié]?

"Pierre Beugner" est le nom du mari cocu de Tatiana Karl : il est docteur [68]; on peut donc en conclure que Jacques Hold est aussi médecin. "Jean Bedford", le nom du mari de Lol V. Stein, s'inverse (sans traduction) en "for the bed" : n'a-t-il pas fait deux ou trois filles à sa femme et ne couche-t-il pas avec les très jeunes ouvrières de son usine [cf. supra]? "Jacques Hold" tient, détient et retient la relation des événements et des souvenirs. L'initiale du prénom est la même pour "Jean" et pour "Jacques", les deux étant en compétition pour Lol. Mais retenons surtout que Pierre-Jean-Jacques, c'est n'importe qui; dans cette suite ou cette série, ils sont au fond ou à la fin quasi interchangeables : Pierre et Jacques pour Tatiana, Jean et Jacques pour Lol... Si on pousse l'anagrammatisme un peu plus loin, il est possible de rapprocher "Hold" et "Lol" : le trou et la barre.

Tatiana Karl est parfois appelée par son prénom, parfois par son prénom et son patronyme : l'usage du seul prénom a un effet de rapprochement, d'amitié ou d'intimité, tandis que l'usage des deux a un effet de distance mais sans inimitié; mais il ne semble pas y avoir de règle stricte et systématique. À une reprise, Lol l'appelle "Petite Tatiana", après que Hold a parlé de «son air de remords et de fausse honte» [134].

C'est évidemment la nomination de Lol qui est la plus variée et la plus complexe. Le plus souvent, elle est appelée par son diminutif "Lol" ou par le nom qui apparaît dans le titre : "Lol V. Stein". Habituellement, Tatiana l'appelle -- pour la rime? -- "Lola" -- c'est ainsi qu'elle la nomme la première fois [73] -- et, deux fois, "[n]otre petite Lola", quand elle soupçonne que Hold la trompe avec «une dingue» [163-164], ce "notre" étant sans doute un embrayage de "votre" ou de "tu"; mais, dans un hexamètre et pour se rappeler à la mémoire de sa meilleure amie de collège [11], elle s'exclame : «Ce bal! oh! Lol, ce bal!» [98]; il lui arrive aussi de coupler les "Lol" et "Lola", quand elle la prévient en criant presque : «Fais attention à toi, Lol, oh! Lola» [109].

La première fois qu'elle est nommée par le narrateur Hold, au tout début de la première phrase, c'est "Lol V. Stein" [11]; la dernière fois, c'est «par son nom» [190], "Lol" [191] : une distance intime, infime, a été franchie. La première fois qu'elle est appelée "Lol", c'est lorsqu'il est question pour la première fois de Richardson [12]; la dernière fois qu'elle est appelée "Lol V. Stein", c'est quand elle se donne deux noms, celui de Tatiana Karl et le sien [189, cf. supra].

Lors de sa prostration, Lol cherche à se nommer elle-même : «Elle prononçait son nom avec colère : Lol V. Stein - c'est ainsi qu'elle se désignait» [23]. Elle est appelée pour la première fois, une des rares fois sinon la seule, "Lol Stein", lorsque son futur mari suspecte qui elle est [28]. Lors de la même occasion, Bedford l'interpelle en la vouvoyant: «Vous êtes Mlle Stein, n'est-ce pas?» [28]. Poli, il parle aussi de Mme Stretter [30]. Pour lui, "Mlle Stein" deviendra, pour la première et seule fois, "Lola Valerie" [33 : l'absence d'accent aigu est sans doute une coquille, car les deux autres fois où il y a "Valérie", il y a un accent]. À deux reprises, elle est nommée "Lola Stein" : elle est alors «son personnage lui-même [...], la jeune fille abandonnée du casino de T. Beach» [40]; mais personne n'aurait osé l'interpeller de cette manière [41]. L'homme en noir de la fin «reconnaît mademoiselle Lola Stein, l'infatigable danseuse; dix-sept, dix-huit ans, de la Potinière» et il lui demande pardon [182, souligné ici].

Lors du tête-à-tête entre Lol et Hold, les deux les yeux dans les yeux, elle dit le nom de Hold au complet : «Virginité de Lol prononçant ce nom! Qui avait remarqué l'inconsistance de la croyance en cette personne ainsi nommée sinon elle, Lol V. Stein, la soi-disant Lol V. Stein» [112, souligné ici]. Presque aussitôt après, dans l'ambiguïté du nom de Hold et du nom de Lol, du nommeur et du nommé, tout le véritable nom de Lol est prononcé : "Lola Valérie Stein" [113]. Est-ce elle (la) «toute Lol V. Stein» dont Hold veut se prendre d'amour, quand elle est couchée dans le champ de seigle et qu'il est fortement ému [120, cf. supra]?... Quand Hold et Lol dansent et qu'elle est une transparence qui le regarde, il l'appelle "Lol Valérie Stein» [155].

Il s'agit donc, à travers les signifiants marqués ou chiffrés (déchiffrés) et les noms masqués (motivés ou remotivés), d'une profonde quête du nom -- Lol est à la fois innommée, trop nommée et mal nommée : innommable? --par un retour à l'enfance (le sommeil ou la veille dans le champ de seigle) et par un retour en enfance (le rêve ou le fantasme et la folie) : Lol a «un parfum enfantin comme de talc» [136] ou «un mouvement enfantin» [149]... Le voyage de Lol est un roman familial; le roman est un voyage littéraire. Le destin de Lol reste accroché à un «Pourquoi ce soir?» [191], qui laisse perplexe : est-ce que sa tentative de guérison -- guérir de U. Bridge autant que de T. Beach -- a réussi ou non? -- Il nous semble, au contraire et à cause justement de la dernière scène qui se passe à S. Tahla, la ville de la maison natale [35], que c'est l'échec, l'échouage ou l'échouement du navire : la dernière écluse n'a pas été levée [cf. supra]!

Dans ce roman et chez Lol, il y a forclusion du Nom-du-Père, forclusion qui est la source de la psychose de Lol : si Mme Stein [23] et Mme Karl [68] ont au moins un patronyme, le père de Lol n'a pas de prénom, pas plus que son frère d'ailleurs, le seul parent qu'il lui reste et dont elle ne parle pas [11, 102]; la récapitulation de cette page 102 fait figure de symptôme. Ce père, on le suppose mort avant l'événement du bal; on le suppose plutôt absent, retiré dans sa chambre, un peu comme Bedford pour faire des exercices de violon en vue du concert du lendemain [88]. L'incipit nous apprend qu'il était professeur à l'Université; mais ladite page est plus explicite : «C'est à S. Tahla que Lol a vécu toute sa jeunesse, ici, son père était d'origine allemande, il était professeur d'histoire à l'Université, sa mère était de S. Tahla» [102, souligné ici]. Son père a donc quitté l'Allemagne ou il l'a fuie s'il était Juif, la débandade de l'histoire, de la mémoire, du passé, n'étant jamais que la débandade du père (de la génération et de la généalogie). À ce père -- et à ses substituts : peut-être son frère (renié ou dénié pour une raison qui a peut-être quelque chose à voir avec une séduction précoce active, obsessionnelle ou perverse, de sa part), Michael Richardson, Jean Bedford, Jacques Hold --, Lol n'a jamais pu faire de fils à travers ses substituts : elle n'a pu faire de fils au «meilleur de tous les hommes»...

Faute d'être à la place de sa mère, Lol V. Stein a voulu être à la place de son père : place d'opéra [60]? Elle a voulu être Dieu, «dans le ventre de Dieu» [cf. supra]. Au moment où Lol demande à Hold ce que Tatiana dit dans le lit et qu'il lui répond qu'elle dit son nom, celui de Lol, et qu'il précise qu'il n'invente pas, il a ajouté entre les deux répliques : «À sa convenance, j'inventerais Dieu s'il le fallait» [134]; il lui inventerait bien un père, il s'inventerait bien comme père. Lorsque Lol V. Stein, malgré son corps «si lointain, et pourtant indissociablement marié à lui-même, solitaire» raconte «son bonheur» et qu'elle parle à Hold de la mer, de la plage et du train [171], elle poursuit : «Si je croyais en vous comme les autres croient en Dieu je pourrais me demander pourquoi vous, à quoi ça rime? Pourtant la plage était vide autant que si elle n'avait pas été finie par Dieu» [172]. Dans ce rapprochement de Hold et de Dieu, c'est la figure du père qui pointe -- ou celle du frère (qui, à trente-huit ans maintenant, est tout juste un peu plus vieux que Hold). Lol croit que Dieu est autre chose qu'un nom...

Il est un autre signifiant marqué ou masqué qu'il nous faut évoquer à ce moment ici crucial : lorsque Lol se questionne sur l'inconnu suivant «le bal muré dans sa lumière nocturne» [47] et qu'elle en est arrivée à croire à l'existence du mot "silence", il est dit que ce mot, «c'est aussi le chien mort de la plage en plein midi, ce trou de chair» [48]; lorsque Lol et Hold sont à T. Beach, après avoir dormi, «du côté de la plage, celui où sont les baigneurs, Lol le visage dans mon cou ne le voit pas, il y a un mouvement de gens, un rassemblement autour de quelque chose, peut-être un chien mort» [183-184, souligné ici]. Ce chien mort, ce chien crevé, ne serait-il pas la figure ou la réminiscence du père forclos, du père incapable de (bien) nommer sa fille, la castration (symbolique) par le Nom-du-Père n'ayant pas opéré, n'ayant pas eu lieu et livrant ainsi Lol à l'imaginaire, à l'imagerie la plus spéculaire de ses yeux, de son regard? -- Dans la phallicisation de l'oeil, il y a (dé)négation de la castration!

Quand a lieu la seconde crise et que Lol délire, la figure du père, en tant que surmoi, réapparaît : «La police est en bas»; surtout que le propos suivant renforce cette association : «On bat des gens dans l'escalier» [187, souligné ici]. Cette formule ne peut qu'en convoquer une autre : "Un enfant est battu" [cf. JML. Le sujet (p. 164)], formule où, de manière fantasmatique, Lol peut être à la fois celle qui est punie par le père (la police) et celle qui regarde ou entend le père punir le frère (des gens); ou bien c'est la mère qui est punie par le père -- ou par Lol : ne l'a-t-elle pas déjà renversée [cf. supra]?

La forclusion du Nom-du-Père (ou du père symbolique) constitue la strangulation agonique de Lola Valérie Stein, son étranglement; c'est-à-dire qu'elle est d'abord et avant tout en lutte avec elle-même, entre le symptôme et le fantasme, entre le symbolique et l'imaginaire, entre le temps et l'espace, entre la mémoire et la surprise, entre la commémoration et le remémoration, entre le souvenir et l'oubli, entre l'advenir et le survenir, entre le devenir et le (re)venir, entre la voix (cassée) et le regard (avide ou vide), entre le beau regard (de l'hystérie) et le regard beau (de la schize), entre le regardant et le regardé, entre le trompeur et le trompé ou le trompant, entre le ravisseur et le ravi(ssant): Lol(a) est ravissante (tel qu'entendu au sens classique et au sens moderne du terme : au sens fort ou actif et au sens faible ou passif); elle enchante son mari, par exemple, et elle étonne tout le monde avec ou dans sa robe blanche [70]. Sauf que, comme beaucoup de femmes qui n'ont été qu'une femme ou que la femme, elle croit en le père (réel), elle croît en le père (imaginaire); elle est de ces femmes qui n'aiment qu'une fois, la fois : celle qui n'a jamais eu lieu (avec le père)...

Lol V. Stein cherche à ravir, à accéder au symbolique par le regard (la visée ou la vision); mais elle est ravie par les autres (la vue du couple Richardson-Stretter ou du couple Hold-Karl) et ainsi précipitée dans l'imaginaire. En fait, son enfance et son adolescence lui ont été ravies, faute de nomination, et elle finit par se ravir elle-même : par s'endormir, par dormir, le sommeil n'étant plus que la veille du regard (le rêve ou le fantasme) par rapport au regard de la veille (la rêverie ou la fantaisie).

La division du sujet se retrouve jusque dans le prénom (tronqué, capté, kidnappé) de l'héroïne et jusque dans le titre du roman : jusque dans le V.! En proie au désir, Lol est cependant en souffrance d'elle-même : elle est un sujet en souffrance, parce qu'elle est un sujet sans souffrance, quand justement l'hystérie (la souffrance du sujet) culbute dans la schize (la souffrance sans sujet). Lol cherche à accéder à un nom, à son nom, et à une place, au risque de la chute ou de la rechute, au risque de l'amour -- celui qui change «de mains, de nom, d'erreur» [101] -- et au risque de la mort. En même temps qu'elle dit ignorer «avoir jamais habité» [146], Lol souhaite «détruire les maisons après son passage» [145]... La division du sujet est poussée ici jusqu'à la séparation, jusqu'à la forclusion d'une avant-scène ou d'une archi-scène : cette scène d'avant la scène primitive ou originaire, cette scène qui n'a jamais eu lieu, mais dont la (compulsion de) répétition est la trace comme effacement et espacement, comme supplément, les traces mnésiques étant au fond des traces amnésiques, celle de l'oubli.

La répétition de la scène du bal de T. Beach par les scènes de l'hôtel de S. Tahla ne peut avoir lieu que parce que la scène du bal est elle-même déjà une répétition des yeux du miroir (le caractère spéculaire de la scène originelle) par le miroir des yeux (le caractère spectaculaire de la scène originale) : la pulsion scopique, la pulsion de (sa)voir, est un avatar de la pulsion de mort en ce qu'elle échoue à être une pulsion de s'avoir. C'est ainsi que la seconde scène du bal (où il n'y a que Lol et le rideau) n'est pas la reconstitution ou la restitution de la première : elle en est l'horizon de (re)constitution. Quand il y a une très rapide récapitulation de la scène du bal [180-181], Lol ne retrouve rien; la seule trace qui reste, c'est qu'il n'y a plus de trace; les yeux faillissent à la tâche : «Elle peut revoir indéfiniment ainsi, revoir bêtement ce qui ne peut pas se revoir» [189, souligné ici]...

La levée du rideau ne révèle rien, la levée du voile ne dévoile rien, parce que ce n'est jamais ça : «elle cherche quelque chose qu'elle croyait trouver ici, qu'elle devrait donc trouver, et qu'elle ne trouve pas. Elle vient, revient, soulève un rideau, passe le nez, dit que ce n'est pas çà, qu'il n'y a pas à dire, ce n'est pas çà» [179]; c'est cela le phallus, que Lol n'a pas et ne peut pas non plus être, dans la forclusion du Nom-du-Père où elle manque à être, où elle manque de manque. Dans l'oubli de l'être, de l'être qui s'oublie, Lol oublie d'être parce qu'elle est incapable d'être un être d'oubli jusqu'au bout, jusqu'à la fin. Morcelée, divisée, scindée, schizée, Lol est (dé)coupée jusque dans son prénom : la chute du a de Lola est bien son étranglement; c'est l'objet a (l'objet petit a), dont les objets partiels, sans parler des objets partiaux que sont en quelque sorte les signifiants marqués, ne sont jamais que les lieutenants.

L'objet a est l'objet de désir, la jouissance, en ce qu'il tient de l'impossible, de l'impossible réel, de l'impossibilité du réel. C'est pourquoi tous ces triangles sont des triangles ouverts en V : par le V de la vue, qui échoue pourtant à voir ce qui ne peut pas être vu, c'est-à-dire le phallus que n'a pas la mère; et, faute de verge, Lol ne pourra jamais accéder à sa vulve, à son vagin -- mais n'est-elle pas dans le ventre (l'utérus, la matrice) de Dieu?... Il se peut aussi que ces triangles soient des rectangles ou des carrés ou que ces trios soient des quatuors, que ce soient des schémas en croix agonique, la quatrième lettre ou le quatrième larron (le "larron d'honneur, d'amour" : le séducteur, l'enchanteur, l'envoûteur, le ravisseur) étant le phallus même!

La présence de la police, même en son absence, fait que Lol est finalement capturée et non seulement captivée, ne se distinguant de Tatiana, selon Hold, que par «ses yeux exempts de remords» et que par la désignation qu'elle fait d'elle-même, Tatiana ne pouvant pas, elle, se nommer [189]. Sauf que Hold se trompe et nous trompe; il nous tient : si l'identification de Lol avec Tatiana était à ce point total, Lol serait le double de Tatiana; or, Tatiana n'est jamais que la doublure de Stretter, qui est elle-même une doublure. Quand Lol ne sait plus qui c'est, Hold la nomme du nom de Tatiana ou il se nomme de ce nom [188] : c'est indécidable; quand elle se donne deux noms, elle confond l'amant et la maîtresse : ce n'est pas l'identification qui est totale, c'est la confusion, la confusion mentale, la confusion d'identité.

Ce qui fait que ce roman est une véritable tragédie -- une tragédie claudélienne, peut-être en «la certitude que l'amour absolu est à la fois nécessaire et impossible», est-il indiqué en avant-propos [7] --, c'est que le ravissement n'est pas une simple captation, soit un dol, une manoeuvre ou un tour conduisant le protagoniste agonique à un retour (à T. Beach) par le biais ou la trajectoire d'un détour (par U. Bridge ou par Green Town) et du contour (de S. Tahla) : l'agonique Lol V. Stein, l'agoniste, n'est pas tout simplement une touriste dans la vie. -- Remarquons que dans cette chaîne des quatre initiales capitales, l'ordre de l'alphabet est rigoureusement respecté : S, T, U, V (avec le . en plus); mentionnons aussi, que l'initiale de "S. Tahla", de "Stretter" et de "Stein" est aussi l'initiale de la dédicataire : Pour Sonia, "Sonia" partageant aussi sa lettre finale avec "Lola", "Tatiana", "Tahla" et "Calcutta" [9, seules lettres italiques du livre]...

Mais revenons à nos moutons pour enfin conclure. Le ravissement n'est pas simplement une captation; c'est une capture : c'est la capture du sujet de l'énoncé, Lola Valérie Stein, mais aussi du sujet de l'énonciation, qui se cache sans doute dans le V. du titre et dans le a qui y manque (mais qui ne manque pas à Tatiana)...

-- Bien que nous ayons l'impression ou la prétention sans intention d'avoir produit ou construit ici la plus puissante analyse de ce roman de Duras, il nous semble que quelque chose nous échappe ou sur lequel nous nous achoppons, quelque chose comme un ravissement : pas le ravissement même de Lol V. Stein elle-même, mais peut-être Le ravissement de Lol V. Stein même!



ÉTUDE

En vous attardant à ce qui tient d'une scénarisation théâtrale et cinématographique autant que d'une (s)cène romanesque, cherchez à dégager et à décrire, à explorer et à exploiter le dispositif tragique de Neige noire (1974) d'Hubert Aquin [écrivain québécois : 1929-1977].



ANALYSE

Michel Foucault

L'ordre du discours

(1971)

Leçon inaugurale au Collège de France prononcée le 2 décembre 1970.
Gallimard.
Paris; 1971 (84 p.)




La Leçon de Foucault est divisée en huit sections séparées par un astérisque. D'une part, il y a encadrement ou enveloppement des six sections du milieu par la section initiale et par la section finale; d'autre part, il y a développement de la stratégie d'énonciation en deux séquences de quatre sections chacune : la première séquence consiste essentiellement en l'exposé des «procédures de contrôle et de délimitation du discours» entendues comme objet d'analyse, la seconde séquence en l'exposé de la méthode et du programme ou du projet. Discours sur le discours, discours tenu à la première personne du singulier et usant beaucoup -- voire abusant (comme ici) -- du théorique point-virgule, cette leçon inaugurale est un véritable nouveau Discours de la méthode; sauf que le protagoniste n'est pas vraiment le discoureur lui-même, ce n'est pas le sujet philosophe, c'est le discours même en son trajet ou en son partage, en sa trajectoire ou en son triple ordre :

1°) organisation, structure, économie, disposition, distribution, succession, rangement, civilisation;

2°) catégorie, classe, groupe, plan, ordo, ordination, ordonnance, ordonnancement;

3°) commandement, directive, injonction, instruction, prescription, commande [cf. Le Petit Robert 1].

La première section est placée sous le patronage de la voix, d'«une voix sans nom», le discoureur cherchant à se «glisser subrepticement», à se loger dans les interstices d'une phrase déjà enchaînée par les pairs; le discours ne commence donc pas, il a ou est déjà commencé et n'a donc pas pour origine l'auteur du discours, qui serait «plutôt au hasard de son déroulement, une mince lacune, le point de sa disparition possible» [7-8]. Il ne s'agit donc pas de prendre la parole mais d'être pris par elle, d'être pris par les mots et de continuer, de se retrouver ainsi «de l'autre côté du discours». Mais le désir de ne point commencer est contrecarré par l'institution, qui «rend les commencements solennels» [8], les entourant de «formes ritualisées». Le désir peut dire ou croire ne pas avoir à entrer dans «cet ordre hasardeux du discours»; mais l'institution lui répond que «le discours est dans l'ordre des lois» [9]. Sauf qu'il ne saurait s'agir tout simplement d'opposer le désir et l'institution, les deux s'opposant à une même inquiétude en face du discours en sa «réalité matérielle» et en son «existence transitoire», qui font le danger du discours [10].

La deuxième section débute par une hypothèse avancée pour fixer «le très provisoire théâtre» [10, souligné ici] du travail projeté : «dans toute société la production du discours est à la fois contrôlée, sélectionnée, organisée et redistribuée par un certain nombre de procédures qui ont pour rôle d'en conjurer les pouvoirs et les dangers, d'en maîtriser l'événement aléatoire, d'en esquiver la lourde, la redoutable matérialité» [10-11] : c'est précisément l'ordre du discours. Vont alors être identifiées des procédures d'exclusion : l'interdit, l'opposition de la raison et de la folie (ou de la déraison) et l'opposition du vrai et du faux. Il y a trois types d'interdit : le «[t]abou de l'objet», le «rituel de la circonstance» et le «droit privilégié ou exclusif du sujet qui parle». Les deux régions où «la grille [de l'interdit] est la plus resserrée» sont la sexualité et la politique : le désir et le pouvoir [11]. La psychanalyse nous montre le lien entre le désir et le discours, en ce que celui-ci peut être «l'objet du désir»; l'histoire, elle, nous enseigne que «le discours n'est pas simplement ce qui traduit les luttes ou les systèmes de domination, mais ce pour quoi, ce par quoi on lutte, le pouvoir dont on cherche à s'emparer» [12].

L'opposition entre la raison et la folie [cf. Foucault. L'histoire de la folie à l'âge classique et Derrida. «Cogito et histoire de la folie» dans L'écriture et la différence (p. 51-97)] est un autre principe d'exclusion; ce n'est pas un interdit mais un partage et un rejet [12]. La «parole du fou» est, ou bien réduite au néant ou entendue comme étant du bruit, ou bien écoutée comme vérité cachée; c'est donc par ses paroles que le fou trahit sa folie [13] sur le théâtre où il s'avance [14]. Et le fou se trouve toujours «de l'autre côté du partage»; «le vieux partage» joue encore, dans «l'armature du savoir» permettant de déchiffrer cette parole, dans le réseau d'institutions qui entoure l'écoute de cette parole [14] : «c'est toujours dans le maintien de la césure que s'exerce l'écoute». La parole du fou est «un discours qui est investi par le désir et qui se croit - pour sa plus grande exaltation ou sa plus grande angoisse - chargé de terribles pouvoirs. S'il faut bien le silence de la raison pour guérir les monstres, il suffit que le silence soit en alerte, et voilà que le partage demeure» [14]...

L'opposition du vrai et du faux est le troisième principe d'exclusion : «la contrainte de la vérité» est elle-même aussi un partage, même si ce n'est pas un partage qui n'apparaît pas comme arbitraire, modifiable, institutionnel ou violent et conditionné par des «contingences historiques». Chez les Grecs du VIe siècle avant J.-C., la volonté de vérité ou la volonté de savoir [cf. Foucault. Histoire de la sexualité et Derrida. «"Être juste avec Freud". L'histoire de la folie à l'âge de la psychanalyse» dans Résistance de la psychanalyse (p. 89-146)] est elle-même une catharsis, inspirant le respect et la terreur : «c'était le discours qui disait la justice et attribuait à chacun sa part»; c'était aussi un discours prophétique et ritualisé [16-17, souligné ici]. Mais, un siècle plus tard, d'Hésiode à Platon, «la vérité la plus haute» se déplace de l'être et du faire au dire, au dit : «un jour est venu où la vérité s'est déplacée de l'acte ritualisé, efficace, et juste, d'énonciation, vers l'énoncé lui-même [la proposition] : vers son sens, sa forme, son objet, son rapport à la référence» [17, souligné ici]. C'est donc un nouveau partage où «le discours vrai n'est plus le discours précieux et désirable, puisque ce n'est plus le discours lié à l'exercice du pouvoir. Le sophiste est chassé» [17-18, souligné ici]!

«Ce partage historique a sans doute donné sa forme générale à notre volonté de savoir» [18], mais avec de multiples déplacements : la volonté de vérité n'est pas la même au XIXe siècle qu'aux XVIe et XVIIe siècles; elle se distingue par ses formes, par ses domaines d'objets ou ses plans d'objets et par ses techniques. La volonté de savoir impose au «sujet connaissant» «une certaine position, un certain regard et une certaine fonction» [18-19]. À partir du grand partage platonicien, la volonté de vérité semble avoir sa propre histoire; mais elle s'appuie quand même sur «un support institutionnel» : la pédagogie, l'édition, la recherche, etc. [19]. Importe aussi la «distribution institutionnelle» : la manière dont le savoir est «valorisé, distribué, réparti et en quelque sorte attribué», dans l'égalité (l'arithmétique pour les cités démocratiques) ou l'inégalité (la géométrie pour les oligarchies) [19-20]. La volonté de vérité a un «pouvoir de contrainte» sur les autres discours (littérature, économie, morale et droit) : le discours de vérité autorise la parole même de la loi [20-21].

«Des trois grands systèmes d'exclusion qui frappent le discours, la parole interdite, le partage de la folie et la volonté de vérité», c'est celle-ci qui prévaut de plus en plus, qui investit les deux autres et qui les marque de ses péripéties [21]. Si on en parle moins, c'est que la volonté de vérité est masquée par la vérité elle-même : le fait que le désir et le pouvoir y sont en jeu. C'est-à-dire que le discours vrai, «que la nécessité de sa forme affranchit du désir et libère du pouvoir», ne peut pas se connaître lui-même : «la vérité qu'elle veut ne peut pas ne pas la masquer» [22]. C'est à Nietzsche, à Artaud et à Bataille, ceux-là même qui «ont essayé de contourner cette volonté de vérité et de la remettre en question contre la vérité» qu'il faut en appeler pour combattre «la volonté de vérité, comme prodigieuse machinerie destinée à exclure» [22-23, souligné ici]...

Ces trois procédures de contrôle et de délimitation du discours sont des procédures externes concernant «la part du discours qui met en jeu le pouvoir et le désir»; la troisième section se donne pour objet des procédures internes : «Procédures internes puisque ce sont les discours eux-mêmes qui exercent leur propre contrôle; procédures qui jouent plutôt à titre de principes de classification, d'ordonnancement, de distribution, comme s'il s'agissait cette fois de maîtriser une autre dimension du discours : celle de l'événement et du hasard» [23, souligné ici]. Alors que les procédures externes sont régies par un principe d'exclusion, les procédures internes sont régies par un principe de raréfaction [28]; les principales procédures internes sont le commentaire, l'auteur et la discipline.

Dans et par le commentaire, il s'agit de raconter, de répéter et de faire varier des «récits majeurs» : formules, textes, «ensembles ritualisés de discours» à réciter. Il y a donc dénivellation entre deux types de discours : les discours parlés qui passent avec l'acte d'énonciation et les discours écrits à l'origine «d'actes nouveaux de paroles», à l'origine d'autres énoncés; ce sont les textes religieux ou juridiques, les textes littéraires et les textes scientifiques [24]. Le décalage n'est pas stable, constant ou absolu entre les «discours fondamentaux ou créateurs» et leurs gloses; mais «le principe d'un décalage» y joue toujours : «L'effacement radical de cette dénivellation ne peut jamais être que jeu, utopie ou angoisse», ou bien «[r]êve lyrique» [25]... De l'exégèse juridique au commentaire religieux (ou littéraire), «le décalage entre texte premier et texte second joue deux rôles qui sont solidaires» [26] : le commentaire contribue à la construction de discours nouveaux et il doit, «selon un paradoxe qu'il déplace toujours mais auquel il n'échappe jamais, dire pour la première fois ce qui cependant avait été déjà dit et répéter inlassablement ce qui pourtant n'avait jamais été dit». Il y a donc un «moutonnement indéfini des commentaires» qui «est travaillé de l'intérieur par le rêve d'une répétition masquée : à son horizon, il n'y a peut-être rien d'autre que ce qui était à son point de départ, la simple récitation» [27, souligné ici]. Il s'agit de conjurer «le hasard du discours en lui faisant la part» [27] : «Le nouveau n'est pas dans ce qui est dit, mais dans l'événement de son retour» [28].

L'auteur est complémentaire du commentaire [cf. Foucault. «Qu'est-ce qu'un auteur?» et JML. «Qu'est-ce qu'un auteur» dans Le sujet (p. 147-153)]. L'auteur n'est pas «l'individu parlant» : c'est le «principe de groupement du discours», l'«unité et [l']origine de leurs significations», le «foyer de leur cohérence». Les propos quotidiens, les décrets ou les contrats (qui ont besoin de signataires) et les recettes techniques (qui se transmettent dans l'anonymat) n'ont pas besoin d'auteur; ce n'est pas le cas en littérature, en philosophie et en science. Mais «dans l'ordre du discours scientifique», l'attribution est plus grande au Moyen-Âge que depuis le XVIIe siècle où elle tend à s'effacer, tandis que «dans l'ordre du discours littéraire» et à partir de la même époque, «la fonction de l'auteur n'a pas cessé de se renforcer» : «L'auteur est ce qui donne à l'inquiétant langage de la fiction, ses unités, ses noeuds de cohérence, son insertion dans le réel» [28-30].

Par rapport au hasard, le commentaire et l'auteur ont une fonction de l'ordre de l'identification ou de l'identité et donc de la subjectivité : «Le commentaire limitait le hasard du discours par le jeu d'une identité qui aurait la forme de la répétition et du même. Le principe de l'auteur limite ce même hasard par le jeu d'une identité qui a la forme de l'individualité et du moi [31, en italiques dans le texte].

La discipline est «un autre principe de limitation», principe relatif et mobile des disciplines plutôt que des sciences; principe d'organisation des disciplines qui «s'oppose aussi bien au principe du commentaire qu'à celui de l'auteur» [31-32]. Par rapport au principe de l'auteur, le principe de la discipline est anonyme : «une discipline se définit par un domaine d'objets, un ensemble de méthodes, un corpus de propositions considérées comme vraies, un jeu de règles et de définitions, de techniques et d'instruments»; c'est «une sorte de système anonyme». Par rapport au principe du commentaire, le principe de la discipline, «c'est ce qui est requis pour la construction de nouveaux énoncés» qui est supposé au départ et non pas «un sens qui doit être redécouvert» [32].

De la médecine à la botanique, il y a une fonction positive des erreurs et une proposition «doit s'adresser à un plan d'objets déterminé» [33]; elle doit aussi utiliser «des instruments conceptuels ou techniques d'un type bien défini» et elle doit enfin «s'inscrire sur un certain type d'horizon théorique» : «être dans le vrai» avant de dire vrai [cf. Canguilhem]. La discipline rejette les monstruosités, les monstres (les erreurs, les thèmes imaginaires, les croyances sans mémoire : les "fous" ou les "folies" théoriques) : «elle repousse, de l'autre côté de ses marges, toute une tératologie du savoir» [34-35]. Ainsi, au XIXe siècle, l'erreur disciplinée d'un Schleiden (niant à tort la sexualité végétale) se distingue-t-elle de l'erreur disciplinaire d'un Mendel (assertant avec raison le trait héréditaire détaché de l'espèce et du sexe) [36-37]. Sorte de «"police" discursive», «[l]a discipline est un principe de contrôle de la production du discours» [37, souligné ici]; comme le commentaire et l'auteur, elle a une «fonction restrictive et contraignante» [38].

Dans la quatrième section, est identifié «un troisième groupe de procédures qui permettent le contrôle des discours» [38] : il s'agit de procéder à la raréfaction des sujets parlants, c'est-à-dire de limiter l'accès au(x) discours. Il y a des «régions du discours» qui sont plus ouvertes et d'autres plus fermées [39]. Contrairement à ce que l'on pourrait croire, avec le mythe européen de «la communication universelle de la connaissance» et de «l'échange indéfini et libre des discours», l'échange et la communication n'échappent pas aux «systèmes de restriction» [40]. Font partie de tels systèmes, le rituel (qui serait la forme la plus superficielle), les sociétés de discours (comme les groupes de rhapsodes jusqu'aux sociétés littéraires, économiques, politiques, médicales, techniques, scientifiques), les doctrines (religieuses, politiques, scientifiques) [43-44] et l'appropriation sociale des discours [45].

La doctrine s'oppose à la fois à la discipline et aux sociétés de discours en ce qu'elle tend à se diffuser «par la mise en commun d'un seul et même ensemble de discours» et ce qu'elle «met en cause le sujet parlant à travers et à partir de l'énoncé» [44]. Comme nous l'avons vu avec le surréalisme, la doctrine ne peut se passer de l'orthodoxie et de l'hérésie. En outre, elle lie -- et elle lit, selon nous -- de l'énonciation à l'individu et de l'individu à l'énonciation : «La doctrine effectue un double assujettissement : des sujets parlants aux discours, et des discours au groupe, pour le moins virtuel des individus parlants» [45].

Les appropriations sociales sont inégales, tout système d'éducation étant «une manière politique de maintenir ou de modifier l'appropriation des discours, avec les savoirs et les pouvoirs qu'ils emportent avec eux». Mais les systèmes de restriction sont interreliés; par rapport aux documents ou aux archives, nous pourrions dire que ce sont des monuments ou des édifices «qui assurent la distribution des sujets parlants dans les différents types de discours et l'appropriation des discours à certaines catégories de sujets» [46]. En plus du système d'enseignement, l'écriture (des écrivains), le système judiciaire et le système médical sont «de pareils systèmes d'assujettissement du discours» [46-47]...

Il sera question de la philosophie dans la cinquième section. La philosophie, par ses thèmes, est une réponse ou un renfort pour «ces jeux de limitations et d'exclusions» [47]. Réponse, quand «en proposant une vérité idéale comme loi du discours et une rationalité immanente comme principe de déroulement», elle contribue à «une éthique de la connaissance qui ne promet la vérité qu'au désir de la vérité elle-même et au seul pouvoir de la pensée» [47-48]. Renfort, quand elle contribue à l'élision du discours, à la «dénégation qui porte cette fois sur la réalité spécifique du discours en général» et qui restreint la place du discours entre la pensée et la parole ou qui la réduit à un apport entre le penser et le parler [48].

Les thèmes philosophiques qui contribuent à l'élision de la réalité du discours sont : le thème du sujet fondateur (ou du jeu d'écriture), le thème de l'expérience originaire (ou du jeu de lecture) et le thème de l'universelle médiation (ou du jeu d'échange). Le thème du sujet fondateur (en rapport évidemment avec l'auteur) «est chargé d'animer directement de ses visées les formes vides de la langue»; pour cela, il dispose «de signes, de marques, de traces, de lettres» [49]. Le thème de l'expérience originaire (en rapport avec le commentaire) «joue un rôle analogue» de révélation du monde : «Les choses murmurent déjà un sens que notre langage n'a plus qu'à faire lever» [49-50, cf. aussi Foucault. Les mots et les choses]. Le thème de l'universelle médiation (en rapport avec la discipline) est la réduction de la réalité du discours au profit du logos comme vérité et conscience de soi [50-51]. Les trois thèmes «ne mettent en jeu que les signes» : «Le discours s'annule ainsi, dans sa réalité, en se mettant à l'ordre du signifiant» [51]. En face du discours, il y deux attitudes : une attitude respectueuse qui est celle de la logophilie et une attitude craintive qui est celle de la logophobie : pour maîtriser «la grande prolifération du discours» et son désordre; contre «ce grand bourdonnement incessant et désordonné du discours», il faut poser des interdits, des limites, des seuils, des figures. C'est pourquoi, il faut opposer à ces trois thèmes ou à ces «trois groupes de fonctions», trois décisions : «remettre en question notre volonté de vérité; restituer au discours son caractère d'événement; lever enfin la souveraineté du signifiant» [52-53, souligné ici].

Après cet inventaire ou cet itinéraire (en quatre sections), après ce parcours, se mettent en place le programme de travail de l'analyse du discours et sa méthode : «certaines exigences de méthode» ou des «principes de méthode». Il y en a quatre : un principe de renversement, un principe de discontinuité, un principe de spécificité et un principe ou une règle d'extériorité. Le principe de renversement permet de reconnaître «le jeu négatif d'une découpe et d'une raréfaction du discours». Le principe de discontinuité conteste qu'il y ait «un grand discours illimité, continu et silencieux» : les discours sont des «pratiques discontinues». Le principe de spécificité permet de «ne pas résoudre les discours dans un jeu de significations préalables» : le monde n'est pas un livre ouvert ou un «visage lisible» qu'il suffit de déchiffrer; «il n'y a pas de providence prédiscursive qui le dispose en notre faveur» : «Il faut concevoir le discours comme une violence que nous faisons aux choses, en tout cas comme une pratique que nous leur imposons», pratique dans laquelle «les événements du discours trouvent le principe de leur régularité». Le principe d'extériorité consiste à aller, non pas du discours vers son centre, son coeur ou son «noyau intérieur et caché», mais «du discours lui-même, de son apparition et de sa régularité, [...] vers ses conditions de possibilité, vers ce qui donne lieu à la série aléatoire de ces événements et qui en fixe les bornes» [53-55]. Cette quatrième régle semble plutôt transcendante que transcendantale ou immanente...

Ces quatre notions servent de «principe régulateur à l'analyse»; elles sont autrement nommées : l'événement (contre la création par l'auteur), la série (contre l'unité de l'oeuvre), la régularité (contre l'originalité individuelle) et la condition de possibilité (contre la signification, «le trésor indéfini des significations enfouies») [56]. S'opposant à l'histoire des idées et à ses quatre notions (celles entre parenthèses dans ce qui précède), la leçon de Foucault ajoute deux remarques :

1°) il n'y pas «comme une raison inverse entre le repérage de l'événement et l'analyse de la longue durée» [cf. P. Ariès]; il y a de petits événements à la racine des «phénomènes massifs à portée séculaire ou pluriséculaire» [57];

2°) l'analyse du ou des discours, allergique à la philosophie de l'histoire autant qu'à l'histoire de la philosophie mais pas au «travail effectif des historiens», ne partage pas les mêmes «notions fondamentales» de conscience et de continuité, de liberté et de causalité, de signe et de structure; les siennes sont celles d'événement et de série, «avec le jeu des notions qui leur sont liées» : régularité, aléa, discontinuité, dépendance, transformation [59].

Les discours étant des «ensembles d'événements discursifs», il est alors nécessaire de définir l'événement : «l'événement n'est ni substance ni accident, ni qualité ni processus»; il n'est pas de l'ordre des corps, mais il n'est pas immatériel. Il prend son effet au niveau de sa matérialité : «il a son lieu et il consiste dans la relation, la coexistence, la dispersion, le recoupement, l'accumulation, la sélection d'éléments matériels; il n'est point l'acte ni la propriété d'un corps; il se produit comme effet de et dans une dispersion matérielle». C'est ainsi que la «philosophie de l'événement» s'avance vers un «matérialisme de l'incorporel» [59-60].

Le discontinu, lui qui conditionne les «événements discursifs», consiste en «césures qui brisent l'instant et dispersent le sujet en une pluralité de positions et de fonctions possibles» [60, souligné ici] : l'instant et le sujet, comme petites unités, sont ainsi contestés. En face des philosophies du sujet et du temps -- philosophies que Foucault semble confondre, dans son opposition à ou dans son ignorance de Heidegger --, l'analyse du discours dresse «une théorie des systématicités discontinues» sans causalité mécanique ou nécessité idéale, théorie où il y a une place pour l'aléa «comme catégorie dans la production de l'événement», théorie des rapports entre le hasard et la pensée [60-61]. En somme, dans ce décalage avec l'histoire des idées, ce ne sont pas les représentations qu'il y a derrière les discours qui prévalent, mais les discours «comme [...] séries régulières et distinctes d'événements»; contre la prodigieuse machinerie de la volonté de vérité [cf. supra], l'analyse du discours a aussi recours à une machinerie, «une petite (et peut-être odieuse) machinerie qui permet d'introduire à la racine même de la pensée, le hasard, le discontinu et la matérialité» [61, en italiques dans le texte] : triple péril, trois notions, trois directions de «l'histoire des systèmes de pensée» ou du «travail d'élaboration théorique» [61-62].

La septième section consiste en l'établissement d'un corpus en deux ensembles : un ensemble critique (au sens bataillien d'économique) et un ensemble généalogique (au sens nietzschéen). L'ensemble critique met en oeuvre le premier principe, celui du renversement de l'exclusion, de la limitation et de l'appropriation. L'ensemble généalogique met en oeuvre les trois autres principes en face des «systèmes de contrainte» ou des «séries de discours» [62]. Dans l'ensemble critique, se met en place le projet de d'Histoire de la sexualité, plus particulièrement au niveau du troisième système d'exclusion, celui de l'opposition du vrai et du faux (ou de la volonté de vérité et de savoir), avec trois points de repère : la sophistique grecque, la philosophie naturelle liée à une idéologie religieuse dans l'Angleterre du XVIe et du XVIIe siècle, les «grands actes fondateurs de la science moderne, la formation d'une société industrielle et l'idéologie positiviste qui l'accompagne» au début du XIXe siècle -- «Trois coupes dans la morphologie de notre volonté de savoir; trois étapes de notre philistinisme» [61-62]...

De l'ensemble critique, fait aussi partie le projet qui devait aboutir, à partir d'expertises psychiatriques, à Surveiller et punir, le regard jouant un rôle au niveau du système pénal autant que du système médical [cf. Foucault. Naissance de la clinique; une archéologie du regard médical. PUF ("Galien" : Histoire et philosophie de la biologie et de la médecine). Paris; 1972 [1963] (XVI + 216 p.). Pour les procédures internes (auteur, commentaire, discipline), il s'agit de s'attarder, au niveau même du discours médical, au «principe du grand auteur», à «la pratique de l'aphorisme et du commentaire», pratique remplacée par «la pratique du cas, du recueil de cas, de l'apprentissage clinique sur un cas concret», et à la constitution de la médecine comme discipline, à partir de l'histoire naturelle, puis de l'anatomie et de la biologie [66-67]. Un tel travail pourrait aussi avoir lieu en critique et en histoire littéraires, qui déplacent «les procédés de l'exégèse religieuse, de la critique historique, de l'hagiographie, des "vies" historiques ou légendaires, de l'autobiographie et des mémoires». Évaluer aussi, dans «l'analyse des instances de contrôle discursif», les noms d'auteur comme ceux de Freud, de Kant ou de Newton [66-67].

Tandis que la critique analyse «les processus de raréfaction, mais aussi de regroupement et d'unification des discours», la généalogie étudie «leur formation à la fois dispersée, discontinue et régulière», intérieure et extérieure [67]. La critique et la généalogie se complètent, car les procédures sont inséparables, qu'il y ait formation discursive, «la critique littéraire comme discours constitutif de l'auteur» par exemple, ou procédures ou «figures du contrôle» d'une formation réelle [68]. Et Foucault de continuer à se donner du travail ou à en donner à ses élèves, disciples ou héritiers : les interdits dans le discours littéraire et le discours médical ou dans le discours psychiatrique, les discours économiques du XVIe et du XVIIe siècle (richesse, pauvreté, monnaie, production, commerce dans la constitution d'une discipline, l'analyse des richesses, puis l'économie politique), les discours sur l'hérédité jusqu'au début du XXe siècle et jusqu'à l'institution de la génétique, Foucault citant ici en exemple le travail éclatant de F. Jacob [69-71, cf. aussi Foucault. Résumé des cours : 1970-1982. Julliard (Conférences, essais et leçons du Collège de France. Paris; 1989 (176 p.)].

S'attachant aux «systèmes d'enveloppement» (ordonnancement, exclusion, rareté), la part critique de l'analyse pratique «une désinvolture appliquée» ou studieuse; s'attachant «aux séries de la formation effective du discours» et au «pouvoir d'affirmation» qui s'en dégage; la part généalogique ou «l'humeur généalogique» est un «positivisme heureux» en face des positivités que sont les domaines d'objets (propositions vraies ou fausses). L'analyse critique et généalogique du discours «met au jour le jeu de la rareté imposée, avec un pouvoir fondamental d'affirmation» contre la «générosité continue du sens» et contre la «monarchie du signifiant». Foucault se défend alors, à la toute fin de cette section, du reproche de structuralisme : «Et maintenant que ceux qui ont des lacunes de vocabulaires disent - si ça leur chante mieux que ça ne leur parle - que c'est là du structuralisme» [70-71]!

La huitième et dernière section consiste en des remerciements et en des hommages aux modèles ou aux appuis : Dumézil (pour l'analyse du discours libérée de l'exégèse traditionnelle et du formalisme linguistique), Canguilhem (pour l'histoire des sciences et l'épistémologie) et surtout Hyppolite, remplacé par Foucault au Collège de France, la chaire d'Histoire de la philosophie ayant été transformée à cet effet en chaire d'Histoire des systèmes de pensée le 30 novembre 1969 et Foucault y ayant été élu le 17 avril 1970 [cf. Résumé des cours (quatrième de couverture et p. 5)]. À travers Hyppolite, c'est le rapport ambigu et ambivalent au pair (ou au père) et à Hegel qui se joue; il est reconnu à Hyppolite d'avoir établi cinq déplacements permettant de «penser contre Hegel, ce qui est encore hégélien», de parcourir «ce chemin par lequel on s'écarte de Hegel» [74-75] : par sa traduction de la Phénoménologie de l'esprit, c'est le rapport entre Hegel (la dialectique) et la philosophie qui peut être repensé : «Ce qui est non hégélien dans notre pensée est-il nécessairement non philosophique? Et ce qui est antiphilosophique est-il forcément non hégélien» [76]? Les cinq déplacements concernent : la totalité revisitée, l'interrogation répétitive, l'irrégularité de l'expérience, le contact avec la non-philosophie, l'histoire en rapport avec la philosophie comme «discours absolu». Et Foucault ne manque pas ici de faire un peu d'histoire de la philosophie : Marx (histoire), Fichte (commencement absolu de la philosophie), Bergson (contact avec le non-philosophique), Kierkegaard (répétition et vérité) et Husserl («philosophie comme tâche infinie liée à l'histoire de notre rationalité»). Hyppolite n' a-t-il pas aussi fait appel à la psychanalyse (logique du désir), aux mathématiques (formalisation du discours) et à la théorie de l'information (analyse du vivant) [76-80]?

Contrairement à Descartes, qui rejetait la (re)connaissance des pairs et qui refusait le travail ou un emploi à l'université, le loisir étant pour lui synonyme de travail [cf. section B de cette partie], Foucault se félicite de cet honneur qu'on lui a fait en le choisissant pour succéder à Hyppolite : ce choix est un hommage à Hyppolite et fait le bonheur de Foucault, qui sait reconnaître la voix, la voix du Pair ou du Père, qui l'a précédé et qui n'est plus [80-81].

Le lecteur pensera sûrement que nous nous sommes largement écarté de notre propos dans ce commentaire parfois plus fastidieux que fastueux : nous nous sommes peut-être éloigné du discours tragique, mais nous nous sommes rapproché du tragique discours en son (par)cours. Il nous apparaît que l'ordre du discours est celui-là même du Discours de l'Universitaire par rapport au discours de l'ordre qui est celui du Discours du Maître. Les conditions de possibilité, le paysage intellectuel, de L'ordre du discours, bien plus que celles du structuralisme, sont celles-là même d'une réflexion, dans le sillage du matérialisme historique et de la psychanalyse et à la suite des événements de mai 1968 en France, sur le pouvoir et le désir : l'article d'Althusser sur les appareils idéologiques d'État date aussi de 1969 ou 1970 [cf. Positions], le séminaire de Lacan sur les quatre Discours de 1969-1970 [cf. L'envers de la psychanalyse], les premiers articles de Bourdieu (inspiré par Sartre) sur le champ intellectuel de 1966-1971 [cf. La genèse de l'art], la schizo-analyse de Deleuze et Guattari de 1972 [cf. L'anti-Oedipe], la sémio-analyse de Baudrillard de la même année [cf. Pour une critique de l'économie politique du signe et Oublier Foucault], l'entreprise de Legendre de 1974 [cf. L'amour du censeur] et la critique de la représentation de Marin de 1975 [cf. La critique du discours]. C'est aussi l'époque de l'émergence de l'épistémologie française (Bachelard, Canguilhem, Lecourt, etc.), voire de la substitution, en Europe et dans les pays anglo-saxons, de l'épistémologie ou de l'histoire des sciences et de la philosophie du langage ou de l'esprit à la philosophie ou à l'histoire de la philosophie; l'archéologie de Foucault est une pièce de cet échiquier [cf. L'archéologie du savoir].

Que Foucault soit nietzschéen (et bataillien) mais anti-heideggérien -- comme Bourdieu, comme Deleuze, comme Laruelle (qui en appelle lui aussi à la non-philosophie) -- est indubitable : toute sa charge contre l'auteur dérive directement de la critique du principe d'individuation de Nietzsche. Mais il nous semble qu'il ne va pas assez loin, par rapport à Nietzsche lui-même, et qu'il continue -- contrairement, par exemple, à Simondon et à Garelli ou à Lacan -- de confondre le sujet et l'individu («sujet parlant», «individu parlant») -- l'auteur n'est pas l'individu, mais l'individu n'est pas le sujet et le sujet n'est pas l'individu -- et c'est sans doute dans la méconnaissance de l'inconscient comme Discours de l'Autre (les quatre Discours, la figure du Père ou de Dieu).

L'une des conditions de possibilités de L'ordre du discours est évidemment l'élection de Foucault au Collège de France; une autre est l'avenir de l'analyse du discours, qu'elle soit plutôt idéologique (philologique, lexicale) ou plutôt langagière (linguistique, grammaticale), et ce, jusqu'à un Pêcheux cherchant à concilier, en 1975, Althusser et Foucault [cf. Les vérités de La Palice]. En outre, l'archéologie de Foucault est une discipline hybride jouant sur les tableaux de la philosophie et de l'histoire, de l'épistémologie et de la sociologie, même si l'analyse archéologique du discours n'est pas anthropologique mais généalogique. Se réclamant d'un matérialisme de l'incorporel, il n'en demeure pas moins que l'humeur généalogique est un positivisme heureux [cf. supra], pour ne pas dire bienheureux, si on en juge par le finale du discours...

Le problème de tout positivisme, que ce soit un empirisme ou non, c'est de considérer un domaine d'objets ou une positivité comme constituant une objectivité libre de toute subjectivité, c'est de ne pas voir que l'objectivisme est en dernière instance un subjectivisme, c'est d'en appeler -- cet appel n'est jamais qu'un rappel, un rappel à l'ordre -- à une science positive et objective; c'est ainsi que l'épistémologie est l'ultime positivisme. En contestant l'ordre, la monarchie ou la souveraineté du signifiant, le positivisme se condamne à l'incapacité ou à l'impossibilité de pouvoir tenir un quelconque discours sur la subjectivité, a fortiori sur l'affectivité; peut-être même aussi qu'il est condamné à manquer l'événement, si le signifiant est bien l'introduction de l'ordre de l'événement (et de celui de la vérité) dans le monde, tel que Lacan nous l'enseigne après le surréalisme...

Alors que la psychologie ou l'épistémologie de la conscience n'échappe pas à la métaphysique du sujet et au primat de l'interdiscours individuel, la sociologie ou l'histoire de la science n'échappe pas à la physique de l'objet et au primat de l'interdiscours collectif. Seule la métapsychologie -- que ce soit la psychanalyse entendue aussi comme métabiologie ou que ce soit la phénoménologie jusqu'à ce qui en reste en grammatologie -- le peut et est en mesure de (re)penser les deux interdiscours de manière pertinente et conséquente.

Si le principal mérite de l'analyse du discours de Foucault est de nous montrer qu'il n'y a pas d'événement sans discours et que le discours (monument/document, édifice/archive) est lui-même (un) événement, qu'elle nous permet aussi à juste titre de nous libérer de l'identification du discours et de la représentation (le logos) et qu'elle nous conduit ainsi à un au-delà (discursif) de la prédicativité, il demeure qu'elle est impuissante à traiter aussi de son en-deçà (cursif) : l'antéprédicativité de l'affect, selon la science subjective du sens qu'est la pragrammatique. Le discours est de l'ordre de la transcendance, tandis que la langue est de l'ordre de l'éminence et de l'imminence (d'un parcours) et que la parole est de l'ordre de l'immanence (d'un cours). Le (dis)cours est un spectacle, un théâtre, un drame avec des acteurs et leurs marques ou leurs masques...

-- Le Discours universitaire, en son dialogue ou son monologue, en sa dialectique (sophistique, platonicienne ou hégélienne), est dramatique, alors que le Discours maître est épique; à l'écoute de la lyre de l'hystérique, du lyrique Discours hystérique, il y a le tragique Discours analyste : il arrive que celui-ci (ou que l'analyste Discours) se fasse entendre au delà de l'Université, jusque dans les Grandes Écoles!



ÉTUDE

En vous attachant au dispositif, au montage ou au collage dramatique, étudiez Fragments d'un discours amoureux (1977) de Roland Barthes [critique, sémiologue et écrivain français : 1915-1981] et cherchez à déterminer les caractéristiques discursives du fragment et le(s) caractère(s) amoureux du discours ou le critère passionnel de l'amour.