Un coeur simple ne peut être ici un simple
coeur
: l'organe; c'est le «siège des sensations et émotions»,
le «siège du désir, de l'humeur», le «siège de
l'affectivité (sentiments, passions», la bonté ou les
sentiments altruistes, la «source des qualités de
caractère, le «siège de la conscience», la «vie intérieure;
la pensée intime, secrète», [Le Petit Robert 1, p. 331-2].
Un coeur simple est droit, franc, innocent, pur ou
modeste; ou bien il est crédule, niais, simplet, voire
idiot ou arriéré (débile mental ou simple d'esprit). La
simplicité ne peut pas être définie dès le titre. Étant
donné l'article simple défini, qui est cataphorique,
l'information est encore inconnue du lecteur, qui ne peut
pas savoir qui a ou qui est un coeur simple.
Le conte est divisé en cinq segments, les
segments II à IV constituant un macro-segment. Le segment
I débute par un débrayage temporel, un débrayage
actantiel et un débrayage spatial : c'est donc un conte
débrayé. Cette ouverture est l'incipit de la séquence
initiale. Apparaissent trois acteurs, dont un acteur
collectif : «les bourgeoises de Pont-l'Évêque» et deux
acteurs individuels : «Mme Aubain» et «sa servante
Félicité» [43]. Si c'est la simplicité qui caractérise la
servante, qu'est-ce qui lui vaut la félicité et qu'est ce
qui fait qu'elle est un objet d'envie? Il y a donc
manipulation et confrontation par l'envie ainsi que
relation de maîtresse à servante. Félicité n'a pas de
patronyme et Mme Aubain n'a pas de prénom; les
bourgeoises sont identifiés par un toponyme et non par un
anthroponyme. Dans ce conte, il y a souvent brouillage de
la pronominalisation, passage ou transition de la
nominalisation à la pronominalisation sans
renominalisation d'un paragraphe à l'autre, et donc sans
qu'il soit toujours possible d'identifier immédiatement
l'acteur débrayé, surtout à la troisième personne du
singulier au féminin. C'est très probablement la
principale marque stylistique du conte, les autres
marques étant la construction ternaire de la phrase,
l'accumulation des énumérations descriptives
(généralement à l'imparfait) et la multiplication des
paragraphes (ou des alinéas); ce qui a pour effet de
scander le rythme, d'accélérer la cadence, de précipiter
le tempo.
La topicalisation se poursuit par
une
description, c'est-à-dire par la spatialisation du temps;
l'imparfait, le passé simple et le plus-que-parfait s'y
emmêlent. Le parcours figuratif de Félicité est celui du
travail domestique : elle est travailleuse et fidèle;
celui de Mme Aubain est celui du veuvage et de la
sévérité. D'autres acteurs font leur entrée en scène, des
acteurs zoomorphes : «cheval», «volailles», et des acteurs
anthropomorphes : «un beau garçon sans fortune, mort au
commencement de 1809» (et donc absent) et «deux enfants
très jeunes» (et donc présents). L'espace qui réunit
maîtresse, enfants et servante est la maison «entre un
passage et une ruelle aboutissant à la rivière» [43]. La
description de la maison spatialise la vie de «Madame» :
«vestibule», «salle», «huit chaises d'acajou», «vieux piano»,
«cheminée en marbre jaune et de style Louis XV», «chambre»
de Mme Aubain, «chambre plus petite» des deux enfants,
«salon», «corridor», «cabinet d'étude», «lucarne» de la
«chambre de Félicité» [43-44 : " salle" est en italiques
dans le texte]. La maison est l'espace paratopique de la
performance, des actions comme (con)jonctions, de la
servante. La vie de cette dernière est temporalisée du
matin au soir par les tâches domestiques; son parcours
figuratif se précise davantage : elle est matinale,
religieuse, entêtée, propre jusqu'à l'obsession ou la
manie, économe; son habillement est simple et sombre;
elle est maigre et vieillie : «À vingt-cinq ans, on lui en
donnait quarante. Dès la cinquantaine, elle ne marqua
plus aucun âge»; silencieuse, c'est une automate [44-45].
La séquence initiale se termine donc avec le
segment I. Il y a eu manipulation de Félicité et
acquisition de sa compétence de sujet-servante; il y a
disjonction entre elle et la félicité. Mais il est encore
impossible de déterminer si Mme Aubain -- elle qui a
connu la bourgeoisie, le mariage, la maternité, le
veuvage et l'endettement -- est le destinateur initial ou
l'anti-sujet...
Le macro-segment commence par un débrayage
actantiel consistant en un retour en arrière ou une
analepse : l'histoire d'amour de Félicité. Elle est
orpheline de père et de mère et ses soeurs se sont
éloignées (tous acteurs absents); elle a appris son
métier chez deux fermiers (acteurs présents) : les fermes
sont des espaces hétérotopiques de disjonction mais aussi
d'acquisition d'une pré-compétence. Elle y a connu deux
programmes narratifs jusqu'à dix-huit ans : garder les
vaches et prendre soin des volailles; elle y a eu affaire
à un contre-programme : celui du premier fermier
(opposant) qui la battait et l'a chassée pour un vol
qu'elle n'avait pas commis. Malgré les patrons de la
deuxième ferme (adjuvant), elle doit affronter la
jalousie de ses camarades (autre opposant) à dix-huit
ans, au mois d'août, à Colleville [45]. Sa destinée se
trouvera donc changée par un triple débrayage actantiel,
temporel et spatial. Elle a comme (premier?) objet de
valeur «un jeune homme d'apparence cossue», qui l'invite
à danser et la gâte, mais tente de la violer la première
fois au bord d'un champ d'avoine [45]. Mais elle revoit
ce Théodore; il la courtise et lui donne des rendez-vous
: c'est le programme narratif de la séduction; mais «la
raison et l'instinct de l'honneur» ainsi que la résistance
viennent à bout de la persistance de Théodore, qui
épouse, pour se garantir contre la conscription même si
ses parents «lui avaient acheté un homme» l'année
précédente, «une vieille femme très riche, Mme Lehoussais,
de Toucques» : une chipie qui lui chipe son chéri, comme
le lui annonce l'ami de Théodore. À la séduction ratée,
à la trahison de «l'amoureux», succède «un chagrin
désordonné». De là, un autre débrayage spatial : le départ
pour Pont-l'Évêque. C'est alors que Félicité, vierge et
«de bonne volonté», est engagée par Mme Aubain, qui joue
donc le rôle d'adjuvant, voire de destinateur [46-47].
Le parcours narratif de Félicité se
réduit dès
lors -- c'est là sa performance -- à celui de servante et
de gardienne des enfants de Mme Aubain : Paul, qui a sept
ans, et Virginie, qui en a quatre; ces enfants lui font
oublier son Théodore : «Cependant elle se trouvait
heureuse. La douceur du milieu avait fondu sa tristesse»
[47]. Avec le temps, les jeudis et les lundis ou à «des
époques indéterminées», viennent de nouveaux acteurs :
«des habitués» du boston, le «brocanteur», les gens du
marché : Robelin, Liébard, etc., les proches de Mme
Aubain : le marquis de Gremanville, son oncle (et son
caniche), et M. Bourais, un ancien avoué qui s'occupe de
ses propriétés -- tous acteurs qui sont individualisés
par leur portrait, leur habillement ou leurs manières
[48].
S'occuper des deux enfants à la ferme
de
Geffosses -- mais c'est Paul qui fait l'«éducation
littéraire» de Félicité avec un livre de géographie venu
de Bourais -- occupe, semble-t-il, le désir de la
servante, surtout que Mme Aubain est «accablée de
souvenirs» qui font que la veuve prévaut sur la mère
[49]... «Un soir d'automne» donne lieu à un programme
narratif maternel de la part de Félicité : elle affronte
un taureau et protège ainsi les deux enfants et leur mère
[49-50]. À trois occasions, la servante a dû faire face
à la brutalité mâle, à la bestialité : Théodore, le
premier fermier et le taureau, qui est certes une figure
du père (le sien, celui des enfants) ou du diable...
Après cet épisode, c'est surtout Virginie,
souffrant d'une «affection nerveuse», qui préoccupe
Félicité; c'est pourquoi «M. Poupart, le docteur,
conseilla les bains de mer de Trouville». Pour s'y rendre,
il faut de nouveaux acteurs : «la charrette de Liébard»,
Liébard avec «deux chevaux», «l'âne de M. Lechaptois» [50],
la maison de Mme Lehoussais à Toucques (même si ce n'est
pas un acteur anthropomorphe), «deux garçons» et Mme
Liébard [51]. L'espace de la ferme de Toucques se
démarque grandement de celui de la maison : il se
caractérise par la nourriture et une abondance certaine
[51-52]. Au service de Virginie, la servante devient une
bonne : «Elle les prenait en chemise, à défaut d'un
costume; et sa bonne la rhabillait dans une cabane de
douanier qui servait aux baigneurs» [52].
L'espace (ouvert) de la mer se distingue aussi de
l'espace (fermé) de la maison. C'est l'espace du grand
air, d'une certaine paix et d'une promiscuité certaine :
«les matelots» et «des femmes en bonnet» qui viennent
embrasser leurs hommes; parmi elles, une soeur de
Félicité (acteur absent qui devient présent), «Nastasie
Barette, femme Leroux» qui a trois enfants, pour qui
Félicité se prend d'affection [53]. "Barette" serait donc
le patronyme de Félicité!
Le deuxième segment se termine par une
série de
débrayages spatio-temporels : le retour à Pont-l'Évêque,
la saison n'étant plus assez bonne pour Virginie qui
tousse, le départ de Paul pour le collège de Caen, son
éloignement étant indispensable (soit à cause de la
maladie contagieuse de Virginie, soit pour son
éducation), et Félicité qui mène la petite fille au
catéchisme à partir de Noël [54]. Dans ce segment,
Félicité est abandonnée, délaissée ou éloignée (par Mme
Aubain) à de nombreuses reprises : par son père, par sa
mère, par ses soeurs, par Théodore, par le premier
fermier, par la famille Leroux -- Mme Aubain n'aimant pas
les familiarités du neveu, sans doute le «petit mousse»
[53] qui «tutoyait son fils» [54] -- et par Paul; ainsi
est-elle rapprochée de Virginie (et de Mme Aubain).
Le segment III (le segment central, qui est le
plus long) commence par un nouveau programme narratif pour
Félicité : visiter l'église, s'évangéliser. Jusque-là, le
principal sous-code d'honneur de la servante avait été
l'humilité résultant de son ignorance; à partir de là,
c'est la soumission résultant de son intelligence «bornée»
[60]; mais ce n'est pas l'anti-code d'honneur par
excellence : la honte, honte (et sentiment de culpabilité)
qu'elle a cependant sans doute connue après l'abandon par
Théodore... Le décor de l'église change l'atmosphère du
conte. De nouveaux acteurs se manifestent : les «garçons
à droite» et les «filles à gauche» par rapport à l'autel
dans le choeur; «le Saint-Esprit», «la Vierge», «l'Enfant-Jésus» et «saint Michel»; «les chantres et la foule» [54-55]. Le profane se mêle au sacré. Félicité s'identi
fie à
la Vierge, au Saint-Esprit et au Christ -- le Sacré-Coeur
-- souffrant de/par/pour le «Très-Haut», par
l'intermédiaire de la virginale (et hystérique) Virginie
et de tout son coeur.
Il y a un glissement du "choeur" au
"coeur" --
et de l'affection nerveuse, l'anxiété, à l'angoisse -- par
l'entremise de la blancheur : «Pendant la messe, elle
éprouva une angoisse. M. Bourais lui cachait un côté du
choeur; mais juste en face, le troupeau des vierges
portant des couronnes blanches par-dessus leurs voiles
abaissés formait comme un champ de neige; et elle
reconnaissait de loin la chère petite à son cou plus
mignon et son attitude recueillie» [55]; «Quand ce fut le
tour de Virginie, Félicité se pencha pour la voir; et,
avec l'imagination que donnent les vraies tendresses, il
lui sembla qu'elle était elle-même cette enfant; sa figure
devenait la sienne, sa robe l'habillait, son coeur lui
battait dans la poitrine; au moment d'ouvrir la bouche,
en fermant les paupières, elle manqua s'évanouir» [55-6].
Après et étant donné
l'incompétence de Guyot, «un
pauvre diable employé à la Mairie» [49], à faire de
Virginie «une personne accomplie», c'est au tour de
Virginie d'être éloignée de Félicité par Mme Aubain : une
religieuse des Ursulines d'Honfleur vient la chercher. Au
quasi-évanouissement (hystérique) de la servante
correspond la défaillance de sa maîtresse. Cela nécessite
l'intervention d'autres acteurs à la maison : «tous ses
amis, le ménage Lormeau, Mme Lechaptois, ces demoiselles
Rochefeuille, M. de Houpevielle et Bourais se présentèrent
pour la consoler» [56 : "ces" est en italiques dans le
texte; c'est une marque de la subjectivité du narrateur-conteur]. Virginie manque encore plus à Félicité -- qui,
illettrée, n'a même pas le plaisir de lire les lettres que
l'enfant envoie à sa mère -- qu'à Mme Aubain : elle
s'ennuie, s'essaie à la dentelle, n'entend à rien;
«minée», elle en perd le sommeil [57 : "minée" est entre
guillemets dans le texte, comme "se dissiper"; il y a donc
écart (objectif) entre la subjectivité du narrateur et la
subjectivité de l'acteur].
Faute de Virginie, voilà Victor : ce mousse,
«les
poings sur les hanches et le béret sur l'oreille» [53],
que l'on ne devinait pas assez vieux pour être prêt pour
le cabotage avec son père [57]. C'est un nouvel objet de
valeur pour Félicité, objet que lui dispute la famille
Leroux, qui exploite la servante. Les vacances et le
retour de Paul, devenu capricieux, et de Virginie,
maintenant trop vieille pour être tutoyée, Félicité se
rapproche encore davantage de son neveu, qui se comporte
comme aurait dû se comporter Théodore et lui achète des
cadeaux au retour de ses voyages en mer; cadeaux d'abord
de forme féminine (sphérique), puis masculine (phallique)
: «un grand bonhomme en pain d'épice». Le mousse, embelli
et à «la taille bien prise», a troqué son béret pour «un
petit chapeau de cuir» [57] : un vrai galant auprès de sa
belle!
Trop beau pour durer -- il faut que cela
débraie
davantage : «Un lundi, 14 juillet 1819 (elle n'oublia pas
la date), Victor annonça qu'il était engagé au long cours,
et, dans la nuit du surlendemain, par le paquebot de
Honfleur, irait rejoindre sa goélette, qui devait démarrer
du Havre prochainement. Il serait, peut-être, deux ans
parti» [57-58]. Et, comme avec Théodore, le rendez-vous ne
peut qu'être manqué; au «chagrin désordonné» succède
l'illusion ou l'hallucination : «puis le terrain
s'abaissa, des lumières s'entrecroisèrent, et elle se crut
folle, en apercevant des chevaux dans le ciel»; chevaux
qui hennissent et sont embarqués sur un bateau où il y a
déjà des voyageurs, le capitaine et son mousse Victor. Au
temps de Théodore, Félicité ne pouvait que crier, pleurer
et appeler «le bon Dieu»; maintenant qu'elle a appris,
elle peut le prier et lui recommander son neveu chéri
[58]...
Jadis obsédée par «l'autre
enfant», Virginie, la
voilà tourmentée par un «pauvre gamin» ballotté sur les
mers jusqu'en Amérique : «Dès lors, Félicité pensa
exclusivement à son neveu», s'identifiant totalement à lui
de manière masochiste, craignant pour lui la soif, la
foudre, la tempête et les cannibales (sauvages ou
singes)[59]. Il y a alors évaluation différente de l'objet
de valeur, l'enfant (Virginie ou Victor), de la part du
destinateur, Mme Aubain, et de la part du sujet, Félicité
: quatre jours ne sont rien à côté de six mois, mais «un
mousse, un gueux» ne compte pour rien à côté de sa propre
fille [59-60]! C'est une évaluation ou une valorisation
variable selon le lien de parenté, mais aussi selon la
classe sociale et le rang (de maîtresse à servante) et
selon l'identification (hystérique). Mais dans le coeur
de Félicité, ils sont égaux : «Les deux enfants avaient
une importance égale; un lieu de son coeur les unissait,
et leurs destinées devaient être la même» [60]...
D'un bateau qui faisait «une tache noire» en
s'éloignant sur la mer [58] à «un point noir» indiquant La
Havane sur l'atlas de Bourais se dessine d'abord la
destinée de Victor : «Ce fut quinze jours après que
Liébard, à l'heure du marché comme d'habitude, entra dans
la cuisine, et lui remit une lettre qu'envoyait son beau-frère. Ne sachant lire aucun des deux [Liébard et la
lettre], elle eut recours à sa maîtresse» [60]. Le «pauvre
petit gars» est mort de la fièvre jaune, mal soigné par
quatre médecins, apprend Félicité du capitaine. Il devient
de plus en plus clair que le parcours narratif de Félicité
est celui de l'abandon, de la douleur et de la souffrance
: «Elle retenait sa douleur, jusqu'au soir fut très brave;
mais, dans sa chambre, elle s'y abandonna, à plat ventre
sur son matelas, le visage dans l'oreiller, et les deux
poings contre les tempes» [61]. C'en est alors fait de la
famille Leroux, ces «misérables», dans la vie de Félicité
[62]...
Vient ensuite la destinée de Virginie, la
même.
Éloignée, comme Victor, mais dans un couvent plutôt que
sur la mer, elle a succombé à une fluxion de poitrine; la
supérieure et ses religieuses n'ont rien pu faire. Autour
du lit de mort se mêlent «une croix noire», «des taches
rouges» et la blancheur du visage de Virginie (avant de
devenir jaune et bleu, malgré ses longs cheveux blonds),
des rideaux et des fenêtres. Alors que Mme Aubain pousse
«des hoquets d'agonie», Félicité succombe à une crise
d'hystérie : «Pendant deux nuits, Félicité ne quitta pas
la morte. Elle répétait les mêmes prières, jetait de l'eau
bénite sur les draps, revenait s'asseoir, et la
contemplait [...] Elle les [yeux] baisa plusieurs fois;
et n'eût pas éprouvé un immense étonnement si Virginie les
eût ouverts; pour de pareilles âmes le surnaturel est tout
simple» [63]. La simplicité du coeur se trouve donc
associé au surnaturel, non sans quelque ironie de la part
du narrateur, le sujet de l'écriture (du rhème) se
dissociant ainsi de l'écriture du sujet (du thème).
De l'objet de valeur qu'est Virginie,
Félicité
garde la moitié d'une mèche blonde qu'elle glisse dans sa
poitrine, l'autre moitié étant sans doute réservée à Mme
Aubain. Cette marque réunit les deux femmes, le
destinateur et le sujet, dans la même tristesse et le même
désespoir, dans le même deuil et la même mélancolie; se
sentant coupable de ne pas avoir emmené sa fille dans le
Midi, en Provence, Mme Aubain en perd pratiquement la
raison; elle hallucine, voit réapparaître son mari et sa
fille, s'enferme pendant des mois, le cimetière lui étant
interdit; mais pas à Félicité, qui y multiplie les rituels
[64-65].
Les années passent dans l'ennui et la
répétition
des grandes fêtes, mais aussi avec un sommaire de quelques
événements : 1825, 1827, 1828; les départs ou les décès
(débrayages spatiaux) se multiplient; arrive la Révolution
de juillet (1830) [65]. La destinée de Félicité se trouve
déviée ou détournée par le nouveau sous-préfet, qui
s'installe avec «sa femme, sa belle-soeur avec ses trois
demoiselles», «un nègre et un perroquet». Mme Aubain
fréquente ces dames, mais n'en a que pour son fils Paul,
qui l'exploite [65]. La consommation du deuil a lieu
lorsque le placard des «petites affaires» de Virginie est
enfin vidé, plusieurs années plus tard, et donc lorsque
les deux femmes s'embrassent : «Leurs yeux se fixèrent
l'une sur l'autre, s'emplirent de larmes; enfin la
maîtresse ouvrit ses bras, la servante s'y jeta; et elles
s'étreignirent, satisfaisant leur douleur dans un baiser
qui les égalisait» [66].
Le coeur de Félicité devient bon : «La
bonté de
son coeur se développa»; elle prend soin des soldats, des
colériques, des Polonais (tellement que l'un d'entre eux
a voulu l'épouser) et surtout du «père Colmiche, un
vieillard passant pour avoir fait des horreurs en 93»
[66]. Elle se dévoue pour lui, qui vit «dans les décombres
d'une porcherie», jusqu'à ce qu'il meure, d'un cancer
[67]. La simplicité est donc synonyme de bonté, de
charité, mais aussi d'expiation : expiation des fautes que
Félicité n'a jamais commises, des fautes du père Colmiche!
Le segment III se termine par un revirement : «Ce
jour-là, il lui advint un grand bonheur». C'est le nègre
de la femme du sous-préfet promu préfet, Mme de
Larsonnière, qui apporte le perroquet à Mme Aubain. Dans
ce segment, il y transition de Virginie et de Victor au
perroquet qui vient d'Amérique et qui, par son plumage,
était déjà annoncé par le petit chapeau de cuir de Victor,
par la mèche blonde dans le corsage de la servante et le
«petit chapeau de peluche, à longs poils, couleur marron
[...] mangé de vermine» qui avait appartenu à Virginie et
que Félicité réclame de Mme Aubain avant leur baiser [66]
et dont il est encore question lors de la description de
la chambre de la vieille servante [72]. Le lecteur aura
très certainement remarqué la parenté de prénoms entre
Virginie et Victor et entre Théodore et Victor.
Le segment IV commence par un baptême actantiel
: «Il s'appelait Loulou»; et le perroquet a droit à un
portrait en couleurs : «Son corps était vert, le bout de
ses ailes roses, son front bleu, et sa gorge dorée» [67].
Mais son programme narratif maniaque dérange Mme Aubain,
qui le donne pour toujours à Félicité et lui désigne et
assigne donc un autre objet de valeur : connaîtra-t-elle
enfin ainsi la félicité [68]?... La servante se découvre
un nouveau programme narratif, celui de maîtresse d'école
: instruire Loulou, lui apprendre à parler; le perroquet
est de cette façon anthropomorphisé, infantilisé, autant
par Félicité que par d'autres acteurs, anciens ou nouveaux
: Bourais, les demoiselles Rochefeuille, «M. de
Houppeville et de nouveaux habitués : Onfroy
l'apothicaire, M. de Varin et le capitaine Mathieu», ainsi
que Fabu, le boucher [68]. Au pauvre Perroquet sont
associées toutes les valeurs du ridicule ou de la bêtise
: morsure, malpropreté, bavardage solitaire mais silence
en présence d'autres acteurs dont il recherche pourtant
la compagnie ("instinct grégaire"), rire forcé, pincement,
claudication, maladie d'oiseau, égarement [67-69].
Le comportement maternel de Félicité est tout
aussi bête ou ridicule que celui de Loulou; de la fugue
du perroquet elle ne se remettra jamais. Sa santé physique
se détériore autant que sa santé mentale : angine, mal
d'oreilles, surdité; parce qu'elle parle trop haut, le
curé juge bon de la confesser dans la sacristie plutôt que
dans le confessionnal [69] -- comme si elle avait des
péchés! Elle a des bourdonnements qui la troublent et qui
font que sa maîtresse lui dit qu'elle est bête; et elle
approuve. Le monde se rétrécit, se réduit à Loulou : «Le
petit cercle de ses idées se rétrécit encore, et le
carillon des cloches, le mugissement des boeufs
n'existaient plus. Tous les êtres fonctionnaient avec le
silence des fantômes. Un seul bruit arrivait maintenant
à ses oreilles, la voix du perroquet». Félicité régresse
et vit une relation duelle ou spéculaire avec Loulou,
comme avec Théodore et Victor : «Loulou, dans son
isolement, était presque un fils, un amoureux». Et le
perroquet de se comporter comme un enfant avec sa nourrice
(au stade oral et au stade anal), un enfant qui n'a pas
encore été sevré : il mord, se salit, a peur, crie. Il
finit par mourir, de froid, d'une congestion, lors du
«terrible hiver de 1837» [70].
C'est à partir de là que le comportement de
Félicité devient carrément délirant : elle soupçonne Fabu
d'avoir empoisonné Loulou et fait un long voyage à pied
jusqu'à Honfleur pour le faire empailler par un dénommé
Fellacher au Havre, tel que lui a conseillé son
destinateur moqueur; voyage qui est l'occasion d'une
brimade supplémentaire : le coup de fouet du postillon qui
la fait saigner et lui rappelle sa misère : «Alors une
faiblesse l'arrêta; et la misère de son enfance, la
déception du premier amour, le départ de son neveu, la
mort de Virginie, comme les flots d'une marée, revinrent
à la fois, et, lui montant à la gorge, l'étouffaient» [71-2].
De retour, après six mois,
dans une caisse, comme
Virginie dans sa bière, Loulou devient l'objet d'une
invraisemblable vénération, adoration, dans la chambre de
la servante; chambre dont la description est une véritable
accumulation de temps par/dans l'espace et d'espace
par/dans le temps [72]. Comme objet de valeur, le
perroquet est le principal connecteur d'isotopies du conte
: entre la chapelle et le bazar, entre le paraclet et
l'enfant : entre la religion et la (non-)sexualité, entre
la simplicité et la virginité : «À l'église, elle
contemplait toujours le Saint-Esprit, et observa qu'il
avait quelque chose du perroquet. Sa ressemblance lui
parut encore plus manifeste sur une image d'Épinal,
représentant le baptême de Notre-Seigneur. Avec ses ailes
de pourpre et son corps d'émeraude, c'était vraiment le
portrait de Loulou». Le perroquet empaillé se trouve ainsi
sanctifié, par une série d'associations ou de déplacements
: du portrait du comte d'Artois à l'image d'Épinal, du
Saint-Esprit à Notre-Seigneur, du Fils au Père. La
sainteté est le contraire de la santé mentale.
La vie de Mme Aubain se trouve bouleversée par le
mariage de Paul, devenu sérieux et consacré à
l'enregistrement depuis l'âge de trente-six ans, avec une
femme qui est la fille d'un vérificateur et qui snobe sa
belle-mère [73], et par le suicide de Bourais qui était
un escroc; elle meurt à soixante-douze ans en mars 1853,
après quarante-quatre années de veuvage : «Peu d'amis la
regrettèrent, ses façons étant d'une hauteur qui
éloignait»; seule Félicité la pleure «comme on ne pleure
pas les maîtres», comme on pleure son destinateur même
s'il est manipulateur [74]. Elle la pleure comme on pleure
sa mère morte, Mme Aubain étant une figure ou un substitut
de sa mère. La servante est alors dépossédée par les
héritiers; elle se trouble, est triste et angoissée. Elle
n'a plus que Loulou, devant qui elle s'agenouille pour
dire ses oraisons, et que la mère Simon, la Simonne, qui
l'aide un peu [74-75].
Par son état de
détérioration, la maison de Mme
Aubain, qui est passé du moisi au pourri ou de la
nourriture à la pourriture et qui ne se vend pas, est à
l'image du corps de Félicité, qui boite et qui perd la
vue, elle déjà sourde, de la même manière que Loulou finit
par ressembler au chapeau de peluche : «Bien qu'il ne fut
pas un cadavre, les vers le dévoraient; une de ses ailes
était cassée, l'étoupe lui sortait du ventre» [76]. En
outre, il y a association entre Félicité et Loulou : elle
agonisante et délirante, lui déjà mort...
Le macro-segment se termine par la confrontation
entre le sujet, Félicité, et un anti-sujet ou un opposant
: Fabu, à qui elle demande pardon de l'avoir soupçonné
d'avoir tué son Loulou et qui ose faire du tapage, la
traiter de folle! Mais la destinée de Félicité, qui parle
à des ombres, n'est pas encore accomplie; l'occasion lui
en sera donnée par une autre Fête-Dieu, par le reposoir;
déjà, elle en avait fait un avec Virginie [55] et d'autres
lors de la Fête-Dieu [73]. Le curé, en destinateur final,
lui permet de mettre le perroquet sur le reposoir dans la
cour de la maison de Mme Aubain; elle le récompense en le
constituant en destinataire : «Mais le curé accorda sa
permission; elle en fut tellement heureuse qu'elle le pria
d'accepter, quand elle serait morte, Loulou, sa seule
richesse» [75-6]...
Le segment V, correspondant à la
séquence finale,
se déroule dans une atmosphère de somnolence et
d'hallucination : «En songeant à la procession, elle la
voyait, comme si elle l'eût suivie». Entre les acteurs
collectifs que sont «les enfants des écoles, les chantres
et les pompiers» qui marchent sur les trottoirs, et les
acteurs individualisés qui marchent au milieu de la rue
: «le suisse», «le bedeau», «l'instituteur», «la religieuse»,
les trois petites filles, «le diacre», «deux encenseurs»,
«quatre fabriciens» et «M. Le curé, dans sa belle
chasuble», il y a Félicité à l'agonie, acteur devenu
surnaturel, avec la Simonne à son chevet, sorte de délégué
du curé. D'une autre manière, il y a la foule et le clergé
entourant le Saint-Sacrement et l'ostensoir d'une part et
Félicité d'autre part, avec le perroquet-paraclet sur son
autel-reposoir entre les deux [77]. Le reposoir est bien
l'espace utopique de la conjonction du sujet et de son
objet de valeur... Avec ses fleurs, la Fête-Dieu de la
foule-troupeau est l'enterrement, les funérailles, de la
servante-Félicité; les chants remplaçant les pleurs, la
fusillade des postillons redoublant les coups de cloche
et les encensoirs suppléant l'ostensoir [76-78].
Étant donné que
Félicité est sourde et presque
aveugle, c'est par l'odorat qu'elle assiste finalement à
la procession de la Fête-Dieu; c'est par l'odeur des
fleurs et de l'encens; c'est par l'odeur des herbages,
l'odeur de l'été. En fait, le segment final est dominé par
la coenesthésie : il y en a pour la vue (la lumière du
soleil, le «monceau de couleurs» des fleurs, du défilé et
de l'autel : «des choses rares tiraient les yeux») et pour
l'ouïe (la musique, les voix des chanteurs, le bruit des
pas des marcheurs et le râle de Félicité), pour le toucher
(la Simonne éponge le front de la servante, qui tremble)
et pour le goût (les bouillons d'écume qui lui montent à
la bouche), en plus de l'odorat : «Une vapeur d'azur monta
dans la chambre de Félicité. Elle avança les narines, en
la humant avec une sensualité mystique; puis ferma les
paupières. Ses lèvres souriaient». Et son coeur ralentit,
dans un mysticisme coenesthésique : «fontaine», «écho»,
«dernier souffle», etc. [78]...
Il y a donc conjonction avec l'objet de valeur
dans cette séquence finale et sanction du sujet par la
Fête-Dieu (le clergé, le curé, la mère Simon); l'objet de
valeur», c'est le «perroquet gigantesque»; ce n'est plus
seulement «Loulou, caché sous des roses, ne laiss[ant]
voir que son front bleu» [78]. Loulou (enfantin,
infantile, impuissant, détumescent, "débandé") représente
l'enfant que Félicité n'a jamais eu et «l'autre enfant»,
Virginie : elle baise le front de Loulou empaillé [76],
comme elle a baisé plusieurs fois les paupières de
Virginie morte [63]; le perroquet (adulte, viril,
puissant, tumescent, "bandé"), lui, représente Théodore
et Victor, l'homme et le père d'une part et le Saint-Esprit d'autre part; c'est le phallus (sexuel, sensuel :
naturel) qu'elle n'a pas -- et qu'elle n'a pas eu d'un
homme, puisqu'elle est vierge, virginale comme Virginie --
et le phallus (mystique, tendre : surnaturel) qu'elle n'a
pas été : elle n'a pas été un (simple) utérus -- malgré
la boîte en coquilles [57] ou en coquillages [72] qu'elle
(re)garde comme un utérus stérile...
Dans sa simplicité et sa virginité, dans son
hystérie, Félicité a dû affronter l'adversité de la
société des hommes (le Maître, le Mâle), ces taureaux,
leur préférant donc un simple perroquet, bien plus que le
paraclet (l'Esprit saint/sain/sein), par qui elle n'a pu
être fécondée, comme l'aurait été la Vierge. De cette
adversité avait déjà été victime, semble-t-il, le mari de
Mme Aubain : s'il n'était pas mort, la destinée de
Félicité n'aurait jamais croisé celle de sa femme; l'axe
temporel et transcendant de la destination (destin,
destinée) n'aurait jamais croisé l'axe spatial et immanent
de la quête (projet, trajet) : il n'y aurait pas eu de
croix agonique, de schéma ou de trajectoire S-O-S!
Avec la bourgeoisie (envieuse), Mme Aubain
partage certaines valeurs (économiques, politiques,
idéologiques, morales, religieuses, sociales, socio-historiques); mais, individualisée, elle se distingue des
autres bourgeoises de Pont-l'Évêque, par sa servante
(enviée) et par ses enfants : le Destinateur, c'est la
Maternité ou la Famille, tandis que l'anti-Destinateur,
c'est la Bourgeoisie. Le Sujet est l'Hystérie (la
simplicité, la virginité) et l'anti-Sujet est la Maîtrise
(le monde, le pouvoir). Qui dit hystérie, dit infélicité,
insatisfaction, frustration, malheur, infortune, douleur,
souffrance, ainsi que fantasmes du coeur (sentiments,
épanchements, tourments) et fantasmes du regard
(hallucinations, illusions, visions). L'Objet de valeur
de l'Hystérie est la Jouissance, mais une jouissance qui
doit être acceptable, morale, voire désexualisée : c'est
la Félicité; faute d'enfantement et de santé, celle-ci est
synonyme de mysticisme et de sainteté (le Saint-Esprit,
le Saint-Sacrement, le Sacré-Coeur, le Très-Haut : le
Père); c'est le coeur : c'est l'amour, dont finit par
bénéficier la Religion : «les cieux entrouverts» [78] --
Le salut par la Religion ou par l'Art?...
L'idéologie sexuelle (virginale) et
l'idéologie
religieuse (mystique) sont les deux principales isotopies
du conte. Faute d'enfantement (à cause de la virginité),
le mysticisme supplante la sexualité auprès de la Nature
: c'est la non-Culture (ou la (Surnature); c'est la même
chose auprès de la Vie : c'est la non-Mort. Il en est
ainsi de l'Hystérie, contrairement à la Maîtrise, qui est
synonyme de non-Nature et de non-Vie. Mais s'il y a
livraison du salut, délivrance par le mysticisme ou la
sainteté, c'est quand même au détriment du sociolecte et
au profit de l'idiolecte, car la Mort triomphe : c'est la
Mort qui est investie positivement et qui est synonyme de
Vie (éternelle : intemporelle), le non-temps se soumettant
ainsi le temps et l'espace. Quand la Vie n'est que Survie,
la Mort est l'en-Vie et la dysphorie ne se distingue plus
de l'euphorie sans que ce soit l'aphorie; seulement la
(dia)phorie et la (sym)pathie : la thymie.
Les mystiques ou les hystériques
parlent, eux,
d'extase ou de ravissement; c'est ainsi qu'il y a
contagion (mystique ou hystérique : esthétique).
19 février 2002