Charles Baudelaire
[Poète français : 1821-1867]
Les fleurs du mal
(1857)
L'ALBATROS
Souvent, pour s'amuser, les hommes d'équipage Prennent des albatros, vastes oiseaux des mers, Qui suivent, indolents compagnons de voyage, Le navire glissant sur les gouffres amers. À peine les ont-ils déposés sur les planches, Que ces rois de l'azur, maladroits et honteux, Laissent piteusement leurs grandes ailes blanches Comme des avirons traîner à côté d'eux. Ce voyageur ailé, comme il est gauche et veule! Lui, naguère si beau, qu'il est comique et laid! L'un agace son bec avec un brûle-gueule, L'autre mime, en boitant, l'infirme qui volait! Le Poète est semblable au prince des nuées Qui hante la tempête et se rit de l'archer; Exilé sur le sol au milieu des huées, Ses ailes de géant l'empêchent de marcher.
Les acteurs sont marqués par le nombre pluriel : les hommes d'équipage s'opposent aux albatros, dans le drame qui est celui de la capture. L'espace aérien des oiseaux laisse rapidement la place à l'espace maritime du navire. Le temps de la fiction est un présent répétitif. Pour les hommes d'équipage, il y a un investissement euphorique, dans l'amusement et la prise; pour les albatros, l'investissement est plutôt aphorique, dans l'accompagnement et l'indolence; la dysphorie apparaît à la fin du quatrième vers, dans la négation des mers par les gouffres amers.
Le nombre pluriel des acteurs se maintient, mais il y a pronominalisation des hommes d'équipage, dans le drame de la captivité des albatros. L'espace aérien des rois de l'azur est vite remplacé par le même espace marin, qui devient lui-même aquatique, voire subaquatique, par les ailes blanches qui traînent comme des avirons. L'usage d'un verbe au passé composé comme temps de la narration au début de la strophe transforme le présent en un temps de la fiction plutôt ponctuel. L'investissement y est nettement dysphorique, dans la maladresse et la honte des albatros et dans la pitié qu'ils inspirent.
Il y a singularisation de l'albatros et des acteurs qui s'y opposent toujours : "L'un" et "L'autre". L'espace, encore marin, se caractérise maintenant et de plus en plus par la descente, par le boitement de "l'infirme". Le présent prend définitivement le dessus sur le passé de la beauté et du vol. Pour les deux acteurs anthropomorphes, l'investissement est encore euphorique, dans les actions d'agacer et de mimer; pour l'acteur zoomorphe, de "compagnon[s] de voyage" devenu "voyageur ailé", l'investissement est absolument dysphorique, dans la gaucherie, la veulerie, le comique, la laideur et l'infirmité.
Le titre révèle maintenant sa double isotopie : l'albatros n'est pas seulement un oiseau, car le Poète lui est semblable. L'espace céleste du prince des nuées n'épargne pas le poète de l'espace terrestre des huées : sur le sol, avec ses ailes de géant, il ne peut marcher; l'immobilité du drame de l'exil a remplacé la mobilité du vol, en passant par une mobilité de handicapé. Lorsqu'il y a zoomorphisation du poète, l'investissement est euphorique (dans les deux premiers vers de la strophe); lorsqu'il y a anthropomorphisation de l'albatros, l'investissement est finalement dysphorique, dans un présent intemporel ou atemporel, éternel : l'univers gigantesque ou princier et individuel du Poète-albatros, univers céleste des Divins, n'est pas l'univers moyen ou médiocre et collectif du monde des hommes, univers terrestre des Mortels...
C'est ainsi qu'il y a inversion des contenus, «transvaluation des valeurs» ou transformation des acteurs, par la singularisation de l'albatros et par la singularité du poète.
Charles Baudelaire
[Poète français : 1821-1867]
Les fleurs du mal
(1857)
CORRESPONDANCES
La Nature est un temple où de vivants piliers Laissent parfois sortir de confuses paroles; L'homme y passe à travers des forêts de symboles Qui l'observent avec des regards familiers. Comme de longs échos qui de loin se confondent Dans une ténébreuse et profonde unité, Vaste comme la nuit et comme la clarté, Les parfums, les couleurs et les sons se répondent Il est des parfums frais comme des chairs d'enfants, Doux comme les hautbois, verts comme les prairies, -- Et d'autres, corrompus, riches et triomphants, Ayant l'expansion des choses infinies, Comme l'ambre, le musc, le benjoin et l'encens, Qui chantent les transports de l'esprit et des sens.
Stéphane Mallarmé
[Poète français : 1842-1898]
Poésies
(1887)
BRISE MARINE
La chair est triste, hélas! et j'ai lu tous les livres. Fuir! là-bas fuir! Je sens que les oiseaux sont ivres D'être parmi l'écume inconnue et les cieux! Rien, ni les vieux jardins reflétés par les yeux Ne retiendra ce coeur qui dans la mer se trempe O nuits! ni la clarté déserte de ma lampe Sur le vide papier que la blancheur défend Et ni la jeune femme allaitant son enfant. Je partirai! Steamer balançant ta mâture, Lève l'ancre pour une exotique nature! Un Ennui, désolé par les cruels espoirs, Croit encore à l'adieu suprême des mouchoirs! Et, peut-être, les mâts, invitant les orages Sont-ils de ceux qu'un vent penche sur les naufrages Perdus, sans mâts, sans mâts, ni fertiles îlots... Mais, ô mon coeur, entends le chant des matelots!
Le e de "triste" ne compte pas;
liaisons entre "des" et "oiseaux" et entre "sont" et "ivres";
le e de "d'être" compte;
liaison entre "les" et "yeux";
rien à signaler;
le e de "déserte" compte;
le e de "vide" compte;
le e de "jeune" compte;
rien à signaler;
les e de "lève", de "l'ancre" et de "exotique" comptent; liaisons entre "pour" et "une" et entre "une" et "exotique";
liaison entre "cruels" et "espoirs";
le e de "suprême" compte; liaison entre "croit" et "encore";
le e de "peut-être" compte;
le e de "penche" compte;
liaison entre "fertiles" et "îlots";
le e de "matelots" compte.
Stéphane Mallarmé
[Poète français : 1842-1898]
Poésies
(1887)
SALUT
Rien, cette écume, vierge vers À ne désigner que la coupe; Telle loin se noie une troupe De sirènes mainte à l'envers. Nous naviguons, ô mes divers Amis, moi déjà sur la poupe Vous l'avant fastueux qui coupe Le flot de foudres et d'hivers; Une ivresse belle m'engage Sans craindre même son tangage De porter debout ce salut Solitude, récif, étoile À n'importe ce qui valut Le blanc souci de notre toile.
Paul Verlaine
[Poète français : 1844-1896]
Poèmes saturniens
(1866)
MON RÊVE FAMILIER
Je fais souvent ce rêve étrange et pénétrant D'une femme inconnue, et que j'aime, et qui m'aime, Et qui n'est, chaque fois, ni tout à fait la même Ni tout à fait une autre, et m'aime et me comprend. Car elle me comprend, et mon coeur, transparent Pour elle seule, hélas! cesse d'être un problème Pour elle seule, et les moiteurs de mon front blême, Elle seule les sait rafraîchir, en pleurant. Est-elle brune, blonde ou rousse? -- Je l'ignore. Son nom? Je me souviens qu'il est doux et sonore Comme ceux des aimés que la Vie exila. Son regard est pareil au regard des statues, Et, pour sa voix lointaine, et calme, et grave, elle a L'inflexion des voix chères qui se sont tues.
2e vers : sixième, neuvième et douzième;
3e vers : troisième, sixième et douzième;
6e vers : quatrième, sixième et douzième;
7e vers : quatrième, huitième et douzième;
8e vers : sixième, neuvième et douzième;
9e vers : quatrième, huitième et douzième;
10e vers : deuxième, sixième et douzième;
13e vers : sixième, huitième, dixième et douzième.
Paul Verlaine
[Poète français : 1844-1896]
Jadis et naguère
(1884)
ART POÉTIQUE
De la musique avant toute chose, Et pour cela préfère l'Impair, Plus vague et plus soluble dans l'air, Sans rien en lui qui pèse ou qui pose. Il faut aussi que tu n'ailles point Choisir tes mots sans quelque méprise; Rien de plus cher que la chanson grise Où l'Indécis au Précis se joint. C'est des beaux yeux derrière des voiles, C'est le grand jour tremblant de midi, C'est, par un ciel d'automne attiédi, Le bleu fouillis des claires étoiles! Car nous voulons la Nuance encor, Pas la Couleur, rien que la nuance! Oh! la nuance seule fiance Le rêve au rêve et la flûte au cor! Fuis du plus loin la pointe assassine, L'Esprit cruel et le Rire impur, Qui font pleurer les yeux de l'Azur, Et tout cet ail de basse cuisine! Prends l'éloquence et tords-lui son cou! Tu feras bien, en train d'énergie, De rendre un peu la Rime assagie. Si l'on n'y veille, elle ira jusqu'où? Oh! qui dira les torts de la Rime! Quel enfant sourd ou quel nègre fou Nous a forgé ce bijou d'un sou Qui sonne creux et faux sous la lime? De la musique encore et toujours! Que ton vers soit la chose envolée Qu'on sent qui fuit d'une âme en allée Vers d'autres cieux à d'autres amours, Que ton vers soit la bonne aventure Éparse au vent crispé du matin Qui va fleurant la menthe et le thym... Et tout le reste est littérature.
C) LA MANIFESTATION : DE LA MORPHOLOGIE AU VOCABULAIRE
Jean Aubert Loranger
[Poète québécois : 1896-1942]
Poëmes
(1922)
LE RETOUR DE L'ENFANT PRODIGUE
Ouvrez cette porte où je pleure. La nuit s'infiltre dans mon âme Où vient de s'éteindre l'espoir, Et tant ressemble au vent ma plainte Que les chiens n'ont pas aboyé. Ouvrez-moi la porte, et me faites Une aumône de la clarté Où gît le bonheur sous vos lampes. Partout, j'ai cherché l'Introuvable. Sur des routes que trop de pas Ont broyées jadis en poussière. Dans une auberge où le vin rouge Rappelait d'innombrables crimes, Et sur les balcons du dressoir, Les assiettes, la face pâle Des vagabonds illuminés Tombés là au bout de leur rêve. À l'aurore, quand les montagnes Se couvrent d'un châle de brume. Au carrefour d'un vieux village Sans amour, par un soir obscur, Et le coeur qu'on avait cru mort Surpris par un retour de flamme, Un jour, au bout d'une jetée, Après un départ, quand sont tièdes Encor les anneaux de l'étreinte Des câbles, et qui se referme, Sur l'affreux vide d'elle-même, Une main cherchant à saisir La forme enfuie d'une autre main, Un jour, au bout d'une jetée... Partout j'ai cherché l'Introuvable. Dans les grincements des express Où les silences des arrêts S'emplissent des noms des stations. Dans une plaine où des étangs S'ouvraient au ciel tels des yeux clairs. Dans les livres qui sont des blancs Laissés en marge de la vie, Où des auditeurs ont inscrit, De la conférence des choses, De confuses annotations Prises comme à la dérobée. Devant ceux qui me dévisagent, Et ceux qui me vouent à la haine, Et dans la raison devinée De la haine dont ils m'accablent. Je ne savais plus, du pays, Mériter une paix échue Des choses simples et biens sues. Trop de fumées ont enseigné Au port le chemin de l'azur, Et l'eau trépignait d'impatience Contre les portes des écluses. Ouvrez cette porte où je pleure. La nuit s'infiltre dans mon âme Où vient de s'éteindre l'espoir, Et tant ressemble au vent ma plainte Que les chiens n'ont pas aboyé. Ouvrez-moi la porte, et me faites Une aumône de la clarté Ou gît le bonheur sous vos lampes.
porte, lampes, balcons, dressoir, assiettes, livres =
OBJETS DU DÉCOR;
routes, carrefour, chemin, jetée, port, écluses, portes, poussière, crimes, ouvrez, s'infiltre, vient, gît, se referme, saisir, s'emplissent, trépignait, mort =
TRAJET;
Introuvable, arrêts, pas, retour, départ, stations, grincements des express, ai cherché, ont broyés, tombés, enfuie, laissés, prises =
TRANSPORT;
village, auberge, pays =
HABITAT;
montagnes, plaine, étangs, ciels, azur, eau, flamme, fumées =
PAYSAGE;
vent, châle, brume, se couvrent =
CLIMAT;
jour, soir, nuit, aurore, clarté, illuminés, obscur, clairs =
LUMIÈRE;
impatience, paix, haine, espoir, plainte, bonheur, rêve, amour, anneaux de l'étreinte, vide, aumône, vin, pleure, s'éteindre, ressemble, faites, accablent, surpris, affreux =
SENTIMENT;
forme, confuses annotations, silences, noms, blancs, conférence, raison, ont inscrit, vouent, savaient, mériter, ont enseigné =
COMMUNICATION;
âme, face, coeur, main, yeux, dévisagent =
CORPS HUMAIN;
chiens, auditeurs, vagabonds, enfant prodigue, câbles [= bras], n'ont pas aboyé =
ANIMAL.
TRAJET + TRANSPORT + PAYSAGE + CLIMAT + LUMIÈRE =
VOYAGE;
OBJETS DU DÉCOR + HABITAT =
FOYER;
SENTIMENT + COMMUNICATION + CORPS + ANIMAL =
ANIMÉ.
La trajectoire de l'enfant prodigue -- le coeur de l'animé : l'individu -- est bien d'aller du foyer (intérieur, intime, familial, familier) à l'Introuvable -- le voyage (extérieur, étranger) dans une contrée introuvable -- et de revenir au foyer. Le voyage (transcendant) est l'espace d'ailleurs et d'alors, tandis que le foyer (immanent) est l'espace de jadis ou de naguère et de maintenant; mais la lumière (transcendantale), elle, est l'espace de partout et de toujours...
FEU =
s'éteindre, clarté, lampes, illuminés, aurore, flamme, fumées, etc.
Anne Hébert
[Poète québécois né en 1916]
Mystère de la parole
(1960)
LA SAGESSE M'A ROMPU LES BRAS
La sagesse m'a rompu les bras, brisé les os C'était une très vieille femme envieuse Pleine d'onction, de fiel et d'eau verte Elle m'a jeté ses douceurs à la face Désirant effacer mes traits comme une image mouillée Lissant ma colère comme une chevelure noyée Et moi j'ai crié sous l'insulte fade Et j'ai réclamé le fer et le feu de mon héritage. Voulant y laisser pousser son âme bénie comme une vigne Elle avait taillé sa place entre mes côtes. Longtemps son parfum m'empoisonna des pieds à la tête Mais l'orage mûrissait sous mes aisselles, Musc et feuilles brûlées, J'ai arraché la sagesse de ma poitrine, Je l'ai mangée par les racines, Trouvée amère et crachée comme un noyau pourri J'ai rappelé l'ami le plus cruel, la ville l'ayant chassé, les mains pleines de pierres. Je me suis mise avec lui pour mourir sur des grèves mûres Ô mon amour, fourbis l'éclair de ton coeur, nous nous battrons jusqu'à l'aube La violence nous dresse en de très hautes futaies Nos richesses sont profondes et noires pareilles au contenu des mines que l'éclair foudroie. En route, voici le jour, fièvre en plein coeur scellée Des chants de coq trouent la nuit comme des lueurs Le soleil appareille à peine, déjà sûr de son plein midi, Tout feu, toutes flèches, tout désir au plus vif de la lumière, Envers, endroit, amour et haine, toute la vie en un seul honneur. Des chemins durs s'ouvrent à perte de vue sans ombrage Et la ville blanche derrière nous lave son seuil où coucha la nuit.
Hector de Saint-Denys Garneau
[Poète québécois : 1912-1943]
Regards et jeux dans l'espace
(1937)
CAGE D'OISEAU
Je suis une cage d'oiseau Une cage d'os Avec un oiseau L'oiseau dans sa cage d'os C'est la mort qui fait son nid Lorsque rien n'arrive On entend froisser ses ailes Et quand on a ri beaucoup Si l'on cesse tout à coup On l'entend qui roucoule Au fond Comme un grelot C'est un oiseau tenu captif La mort dans ma cage d'os Voudrait-il pas s'envoler Est-ce vous qui le retiendrez Est-ce moi Qu'est-ce que c'est Il ne pourra s'en aller Qu'après avoir tout mangé Mon coeur La source du sang Avec la vie dedans Il aura mon âme au bec.
Alain Horic
[Poète québécois né en 1929]
L'aube assassinée
(1957)
LA CAGE DE CHAIR
Je voudrais que cet animal qui s'éveille chaque jour en moi meure enfermé dans sa cellule de peau La nuit je le surprends m'arrachant les côtes comme des barreaux À chaque nouvelle lune je lui cède pour m'enfuir brouiller les chemins de retour J'ai peur qu'il morde le coeur Au centre de la brousse humaine rompre l'harmonie de la chair qui vibre de mille désirs Je suis las de le traîner derrière moi pour témoigner de ma présence Je dois l'étrangler pour cet enfant qui m'appelle par le code secret du sang À l'aube quand il sera raidi je prendrai le doigt d'un mort pour crever l'infini.
E) LES ISOTOPIES ET LES AXIOLOGIES
Alain Grandbois
[Poète québécois : 1900-1975]
Rivages de l'homme
(1948)
LE SILENCE
Terre d'étoiles humiliées Ô Terre Ô Terre Ta surface assassine le coeur Avec ses paysages écrasés Dans le cruel anneau De ses hommes de peur Ce qui lui reste de ce grouillement stérile Rejoint les grandes clameurs Des fleuves enténébrés Nul ange ne soutient plus Les parapets des îles Mais il suffit peut-être Ô Terre De gratter légèrement ta surface Avec des doigts d'innocence Avec des doigts de soleil Avec des doigts d'amour Alors toutes les musiques Ont surgi d'un seul coup Alors tous les squelettes aimés Tous ceux qui nous ont délivrés Leurs violons tous accordés Ont d'abord chanté Sans plaintes sans pleurs Les aurores de nacre Les midis de miel Les soirs de délices Les nuits de feux tendres Ils ont chanté encore Le mur obscur de la mer Le relief des vents Le pur dur diamant de la source Le souffre frais des montagnes La fluidité de la pierre du roc Ils ont ensuite chanté Tout ce qui peut se dire Du mort au vivant Tissant la soie De l'extraordinaire échelle Alors le silence s'est fait Ils n'avaient tu que le dernier sacrifice Ô belle terre féconde et généreuse Ils étaient quarante millions de beaux cadavres frais Qui chantaient sous ta mince surface Ô Terre Ô Terre Ils chantaient avec leur sourde musique De Shangaï à Moscou De Singapour à Coventry De Lidice à Saint-Nazaire De Dunkerque à Manille De Londres à Varsovie De Strasbourg à Paris Et quand ils ont été plus morts encore D'avoir trop chanté Quand s'est fait leur grand silence Nous n'avons rien répondu
I : première strophe,
II : deuxième (introduite par un joncteur) et troisième strophes;
III : quatrième strophe,
Remarquons que "Ô Terre" est répété deux fois dans la première séquence et dans la troisième; mais cela n'apparaît qu'une fois dans la deuxième séquence : c'est une forme de parallélisme. Il y a aussi parallélisme dans la deuxième séquence : "Avec des doigts" et article + nom, et, dans la dernière strophe : "De" + nom de ville + "à" + nom de ville.
SÉMÈMES SÉMANTÈMES CLASSÈMES VIRTUÈMES I Terre minéral inanimé/ végétal animé animal planète sphère univers humanité étoiles minéral inanimé astre lumière multitude distance éloignement humain vedettes humiliés humilité humain impuissance passivité Terre Terre surface minéral dimension étendue humain humanité assassine assassinat humain meurtre crime préméditation agression activité coeur corps animal amour organe sang sphère centre paysages minéral inanimé/ végétal animé pays décor écrasés écrasement défaite/ destruction guerre passivité cruel cruauté animé agressivité activité anneau objet inanimé cercle humain alliance hommes sujet mâle humanité collectivité soldats peur sensation animal crainte soumission passivité guerre reste durée animé permanence passivité grouillement fourmillement animé mouvement changement multitude stérile stérilité animé infécondité passivité inutilité rejoint réunion animé jonction activité grandes grandeur animé dimension étendue clameurs tumulte animé bruit cri fleuves eau inanimé paysages sel mer cours ligne enténébrés ténèbres inanimé obscurité passivité ange surnaturel divinité spiritualité perfection religion gardien soutient soutien animé négation appui aide protection activité parapets talus inanimé garde-fou guerre combattants îles terre inanimé eau paysage volume masse _________________________________________________________________ II suffit satisfaction animé activité Terre gratter grattement animé caresse frottement activité légèrement légèreté humain douceur délicatesse surface doigts main humain corps membre ligne innocence candeur humain fraîcheur doigts soleil astre inanimé lumière chaleur sphère doigts amour sentiment humain passion attraction musiques art humain son bruit rythme ont surgi apparition humain soudaineté jaillissement activité squelettes os animal corps cadavre soldats aimés amour passivité humain ont délivrés délivrance humain libération activité violons instrument humain musique allongement accordés accord humain entente ont chanté chant humain art célébration plaintes sensation humain négation peine douleur pleurs larmes humain négation chagrin aurores début inanimé matin nacre iris inanimé richesse lumière mer midis milieu inanimé lumière journée miel aliment animé lumière sucre soirs fin inanimé veillée délices joie humain jouissance félicité nuits obscurité inanimé sommeil amour feux élément inanimé chaleur lumière amour tendres tendresse humain douceur passivité ont chanté répétition mur obstacle inanimé obscur obscurité inanimé opacité passivité mer eau inanimé étendue grandeur relief saillie inanimé contour vents air inanimé souffle force pur pureté inanimé éclat transparence dur dureté inanimé permanence diamant minéral inanimé pierre richesse transparence source eau inanimé jaillissement origine souffle air inanimé atmosphère climat frais fraîcheur inanimé rafraîchissement confort montagnes minéral inanimé/ végétal animé sommet hauteur paysage fluidité écoulement inanimé eau transparence pierre minéral inanimé dureté roc minéral inanimé masse saillie ont chanté succession peut pouvoir humain puissance activité se dire diction humain parole transmission communication activité mort mortalité inanimé cadavre finitude vivant vie animé vivacité corps tissant tissage inanimé artisanat travail soie matière inanimé douceur richesse extra/ ordinaire exception grandeur échelle instrument inanimé hauteur hiérarchie silence non-bruit humain non-musique s'est fait action humain activité avaient tu silence humain mutisme secret activité dernier fin humain finalité sacrifice offrande humain immolation destruction liturgie religion carnage _________________________________________________________________ III belle beauté inanimé/ animé féconde fécondité animal activité généreuse générosité animé fécondité productivité activité étaient être abstrait quarante millions multitude humain beaux beauté humain cadavres corps animal putréfaction soldats frais récents chantaient mince minceur inanimé surface enterrement Terre Terre chantaient sourde surdité animal sonorité passivité musique inutilité Shangaï ville humain Chine mer Moscou ville humain capitale Russie destruction Singapour ville humain capitale Singapour île Coventry ville humain destruction Angleterre coventrysation Lidice ville humain Tchécoslovaquie destruction Saint- Nazaire ville humain France fleuve occupation Dunkerque ville humain France mer rembarquement Manille ville humain capitale Philippines île mer occupation Londres ville humain capitale Angleterre bombardement Varsovie ville humain capitale Pologne extermination Strasbourg ville humain Alsace France/ Allemagne capitulation Paris ville humain capitale occupation France résistance ont été morts mortalité humain excès avoir chanté excès grand grandeur humain silence éternité avons répondu réponse humain silence communication néant
Roland Giguère
[Poète québécois né en 1929]
L'Âge de la parole
(1965)
LA MAIN DU BOURREAU FINIT TOUJOURS
PAR POURRIR
Grande main qui pèse sur nous grande main qui nous aplatit contre terre grande main qui nous brise les ailes grande main de plomb chaud grande main de fer rouge grands ongles qui nous scient les os grands ongles qui nous ouvrent les yeux comme des huîtres grands ongles qui nous cousent les lèvres grands ongles d'étain rouillé grands ongles d'émail brûlé mais viendront les panaris panaris panaris la grande main qui nous cloue au sol finira par pourrir les jointures éclateront comme des verres de cristal les ongles tomberont la grande main pourrira et nous pourrons nous lever pour aller ailleurs.
Gaston Miron
[Poète québécois : 1928-1996]
L'homme rapaillé
(1970)
LA BRAISE ET L'HUMUS
Rien n'est changé de mon destin mes camarades le chagrin luit toujours d'une mouche à feu à l'autre je suis taché de mon amour comme on est taché de sang mon amour mon amour fait mes murs à perpétuité un goût d'années d'humus aborde à mes lèvres je suis malheureux plein ma carrure, je saccage la rage que je suis, l'amertume que je suis avec ce boeuf de douleurs qui souffle dans mes côtes c'est moi maintenant mes yeux gris dans la braise c'est mon coeur obus dans les champs de tourmente c'est ma langue dans les étages des nuits de ruche c'est moi cet homme au galop d'âme et de poitrine je vais mourir comme je n'ai pas voulu finir mourir seul comme les eaux mortes au loin dans les têtes flambées de ma tête, à la bouche les mots corbeaux de poèmes qui croassent je vais mourir vivant dans notre empois de mort
ÉNONCÉS SIMPLESNOYAUX SYNTAXIQUES ÉLÉMENTS MARGINAUX BASES PRÉDICATS SUJETS VERBES OBJETS I Rien n'est changé de mon destin ma mère mes camarades le chagrin luit toujours d'une mouche à feu à l'autre je suis taché de mon amour (comme) on est taché de sang mon amour mon amour fait mes murs à perpétuité un goût d'années d'humus aborde à mes lèvres je suis malheureux plein ma carrure je saccage la rage que je suis l'amertume que je suis (avec) ce boeuf de douleurs qui souffle dans mes côtes II c' est moi maintenant mes yeux gris dans la braise c' est mon coeur obus dans les champs de tourmente c' est ma langue dans les étages des nuits de ruche c' est moi cet homme au galop d'âme et de poitrine je vais mourir (comme) je n'ai pas voulu finir mourir seul (comme) les eaux mortes au loin [comparaison] dans les têtes flambées de ma tête à la bouche les mots corbeaux de poèmes qui croassent je vais mourir vivant dans notre empois de mort
ACTEURS VALEURS ACTANTS ma mère destin Destinateur : mes camarades chagrin temps Finitude végétalité (braise/humus) les mots langue Objet corbeaux de poèmes animalité de valeur : poésie Poésie locuteur ("je") amour Sujet : cet homme sang malheur ravage corps coeur tourmente défaut Vie boeuf de douleurs tache (faute) anti-Sujet : douleur souffle maladie rage amertume solitude Mort empois humanité Destinataire : Éternité ("mourir vivant")
Jean-Paul Filion
[Poète québécois né en 1927]
Demain les herbes rouges
(1962)
DEMAIN LES HERBES ROUGES
J'ai le mal d'homme comme on traîne une blessure J'ai le mal de ciel et celui d'enfer Mais l'espace a créé sa forge d'étoiles Qui viendra souffler sur mon épouvante Demain les herbes rouges Il a venté sur ma joie en poussière Et j'attends de l'univers un nouveau dialogue J'ai l'amour en cascade le bon Dieu au rancart M'occupant à jeter un pont sur le matin Demain les herbes rouges J'abhorre les esprits les magies les phantasmes Mon regard famélique n'est plus à la table des astres Contre la moire des sources vertigineuses Je veux mordre mon pain d'écorce et de terreau Demain les herbes rouges J'offre mes larmes ténébreuses à dévorer par le feu Que le jour engouffre mes neiges et mes nuits Mon coeur n'est plus gisant sous la cognée du soleil Qui entre blondir le pays que j'habite Demain les herbes rouges.
Arthur Rimbaud
[Poète français : 1854-1891]
Illuminations
(1886)
AUBE
J'ai embrassé l'aube d'été. Rien ne bougeait encore au front des palais. L'eau était morte. Les camps d'ombres ne quittaient pas la route du bois. J'ai marché, réveillant les haleines vives et tièdes; et les pierreries regardèrent, et les ailes se levèrent sans bruit. La première entreprise fut, dans le sentier déjà empli de frais et blêmes éclats, une fleur qui me dit son nom. Je ris au wasserfall qui s'échevela à travers les sapins : à la cime argentée je reconnus la déesse. Alors je levai un à un les voiles. Dans l'allée, en agitant les bras. Par la plaine, où je l'ai dénoncée au coq. À la grand'ville, elle fuyait parmi les clochers et les dômes; et, courant, comme un mendiant sur les quais de marbre, je la chassais. En haut de la route, près d'un bois de lauriers, je l'ai entourée avec ses voiles amassés, et j'ai senti un peu son immense corps. L'aube et l'enfant tombèrent au bas du bois. Au réveil, il était midi.
1 ) aube : «première lueur du soleil levant qui commence à blanchir l'horizon» = aurore;
2 ) aube : «vêtement ecclésiastique de lin blanc», «longue robe blanche des premiers communiants» = vêtement (sacré);
3 ) aube : «palette d'une roue hydraulique» = instrument (profane);
4 ) aube : prénom de femme (comme "Aurore" ou "Dawn").
Les deux premières entrées du Petit Robert 1 partagent le sème de la "blancheur". "Aube" est en outre un anagramme de "beau".
I : deux premiers paragraphes;
II : troisième, quatrième et cinquième paragraphes;
III : deux derniers paragraphes.
Ce découpage a surtout l'avantage de préserver la symétrie du poème et il peut être justifié par la forme de l'expression, plus particulièrement par la morpho-syntaxe : dans les deux premiers et les deux derniers paragraphes, la première personne est associée à des temps de verbes différents de la troisième personne, alors que dans les paragraphes du milieu, il y a confusion des personnes et des temps de verbes, surtout dans le cinquième paragraphe.
Arthur Rimbaud
[Poète français : 1854-1891]
Illuminations
(1886)
MÉTROPOLITAIN
Du détroit d'indigo aux mers d'Ossian, sur le sable rose et orange qu'a lavé le ciel vineux, viennent de monter et de se croiser des boulevards de cristal habités incontinent par de jeunes familles pauvres qui s'alimentent chez les fruitiers. Rien de riche. -- La ville. Du désert de bitume fuient droit, en déroute avec les nappes de brumes échelonnées en bandes affreuses au ciel qui se recourbe, se recule et descend fermé de la plus sinistre fumée noire que puisse faire l'Océan en deuil, les casques, les roues, les barques, les croupes. -- La bataille! Lève la tête : ce pont de bois, arqué; ces derniers potagers; ces masques enluminés sous la lanterne fouettée par la nuit froide; l'ondine niaise à la robe bruyante, au bas de la rivière; ces crânes lumineux dans les plants de pois, -- et les autres fantasmagories. -- La campagne. Ces routes bordées de grilles et de murs, contenant à peine leurs bosquets, et les atroces fleurs qu'on appellerait coeurs et soeurs, damas damnant de langueur, -- possessions de féeriques aristocraties ultra-rhénanes, Japonaises, Guatanies, propres encore à recevoir la musique des anciens, -- et il y a des auberges qui, pour toujours, n'ouvrent déjà plus; -- Il y a des princesses, et si tu n'es pas trop accablé, l'étude des astres. -- Le ciel. Le matin où, avec Elle, vous vous débattîtes parmi ces éclats de neige, ces lèvres vertes, ces glaces, ces drapeaux noirs et ces rayons bleus, et ces parfums pourpres du soleil des pôles. -- Ta force.
Cohen, Jean. Structure du langage poétique. Flammarion (Nouvelle bibliothèque scientifique). Paris; 1966 (4 + 238 p.)
Deguy, Michel. La poésie n'est pas seule; court traité de poétique. Seuil (Fiction & Cie). Paris; 1987 (192 p.)
Dessons Gérard. Introduction à l'analyse du poème. Bordas. Paris; 1991 (X + 158 p.)
Filteau, Claude. L'homme rapaillé de Gaston Miron. Pédagogie Moderne Bordas/Trécarré (Lectoguide). Paris-Montréal; 1984 (128 p.)
Filteau, Claude. Poétiques de la modernité 1895-1948. L'Hexagone (Essais littéraires). Montréal; 1994 (2 + 382 p.)
Grammont, Maurice. Petit traité de versification française. Armand Colin (Collection U). Paris; 1967 [1965] (160 p.)
Greimas, A. J. et al. Essais de sémiotique poétique. Larousse (Collection L). Paris; 1972 (240 p.)
Friedrich, Hugo. Structures de la poésie moderne. Denoël/Gonthier (Médiations # 143); Paris; 1976 [1956] (304 p.)
Jakobson, Roman. Huit questions de poétique. Seuil (Points # 85). Paris; 1977 (192 p.)
Jaffré, Jean. Le vers et le poème; textes, analyses, méthodes de travail. Nathan Université (Études linguistiques et littéraires). Paris; 1984 (160 p.)
Riffaterre, Michael. Sémiotique de la poésie. Seuil (Poétique). Paris; 1983 [1978] (2 + 258 p.)
Riffaterre, Michael. La production du texte. Seuil (Poétique). Paris; 1979 (288 p.)
Roubaud, Jacques. La vieillesse d'Alexandre; essai sur quelques états récents du vers français. Francois Maspero (Action poétique). Paris; 1978 (216 p.)
Todorov, Tzvetan et al. Sémantique de la poésie. Seuil (Points # 103). Paris; 1979 (192 p.)
Tynianov, Iouri. Le vers lui-même; problème de la langue du vers. UGE (10/18 # 1115). Paris; 1977 (192 p.)