A) LA PONCTUATION

Le principal avantage de l'enseignement de la poésie -- plutôt que de la fiction romanesque par exemple -- est le caractère accessible du poème : sans prétendre dire le dernier mot sur un poème, il est quand même possible d'approfondir l'analyse d'au moins une question et de traiter correctement un problème.

1) LA DÉMARCATION (OU LA JUSTIFICATION DU CORPUS)

Il est inutile de prétendre rendre compte de l'ensemble de la poésie; il faut donc éliminer a priori la poésie traduite et la poésie qui n'est pas en langue maternelle ou en langue seconde. Il est aussi impossible d'enseigner l'ensemble de la poésie de langue française; ainsi, il ne saurait s'agir de se limiter à une poésie dite nationale ou à la poésie d'une époque, c'est- à-dire d'une période pouvant durer un siècle ou deux : la durée historique (historiographique, chronologique) n'est pas l'intensité poétique. De même, la production poétique d'un auteur n'est pas un critère de démarcation pour l'enseignement de la poésie, ni non plus une oeuvre poétique particulière et singulière correspondant la plupart du temps à un recueil de poèmes.

La démarcation est une opération de ponctuation du corpus poétique selon la forme poématique : il y a évolution des poèmes en vers réguliers aux poèmes en vers libres et aux poèmes en prose; aussi le choix n'est-il pas arbitraire, mais il n'est pas motivé par la transcendance (la société ou l'écrivain, le pays ou l'époque). C'est une opération immanente qui conduit à la clôture du texte par la situation de l'énonciation, qui est la situation spatio-temporelle et actantielle de la classe. C'est ainsi que seront privilégiées ici -- soit pour des étudiants du Canada en situation d'apprentissage du français langue seconde ou de spécialisation du français langue maternelle et en situation d'acquisition de la littérature de langue française -- la poésie de l'Europe francophone, surtout celle de la France (pour les poèmes en vers réguliers et les poèmes en prose du XIXe siècle), et la poésie de l'Amérique francophone, surtout celle du Québec (pour les poèmes en vers libres du XXe siècle).

2) LA SEGMENTATION (OU LE DÉCOUPAGE EN SÉQUENCES)

Une fois que la ponctuation a eu lieu par la démarcation et qu'il y a eu identification d'un poème par son titre -- ou par son premier vers, quand il n'y a pas de titre -- et qu'il y a eu ainsi débrayage énonciatif de la situation de l'énonciation (le texte/le titre) au site de l'énoncé (le poème) par le sujet de l'énonciation (le scripteur ou le lecteur), intervient la seconde opération de ponctuation qui est la segmentation. Celle-ci n'est rendue possible que s'il y a liaison -- lire, c'est lier -- entre des marqueurs (explicites, manifestes, présents), qui sont les marques des valeurs, et des opérations (implicites, latentes, absentes). Les deux principales opérations de repérage grammatical sont le débrayage (anaphorique) vers le site de l'énoncé et l'embrayage (déictique) vers la situation de l'énonciation : l'anaphorisation et la déictisation.

Les marqueurs de l'anaphorisation sont les anaphores et ceux de la déictisation sont les déictiques. L'anaphore est un renvoi au site de l'énoncé, alors que le déictique est un renvoi à la situation de l'énonciation. Ces marqueurs sont les traces de la personne, de l'espace et du temps; ce sont des contacteurs : déterminants, pronoms, adverbes d'espace ou de temps, joncteurs (adjoncteurs, conjoncteurs, subjoncteurs). Une anaphore est un marqueur co(n)textuel et un déictique est un marqueur situationnel; le nom propre et le nom commun, eux, sont des marqueurs référentiels : ce sont les marqueurs des acteurs.

Le découpage en séquences se fait a priori selon des critères déterminés : les changements d'acteur(s), d'espace, de temps, de drame (c'est-à-dire de scénario ou de déroulement ou de développement du récit) et d'investissement (c'est-à-dire de charge sémantique : euphorique, dysphorique ou aphorique). Dans un poème où il y a plus d'une strophe, la séquence est plus longue qu'une strophe; dans un poème où il n'y a qu'une strophe, elle est plus courte, mais elle ne peut être plus courte qu'une phrase (à moins qu'il n'y ait qu'une seule phrase). La séquence est un énoncé grammatical à la fois syntaxique et sémantique. Le découpage en séquences ne peut se vérifier qu'a posteriori : avec et dans l'inversion des contenus d'une séquence à l'autre [voir section G].

3) LA TITRAISON

Le titre est le nom propre du texte; c'est une annonce et un (r)envoi, en même temps qu'une présomption d'isotopie : une suggestion, une orientation, une direction de lecture. La titraison est à la fois l'ouverture et la fermeture du poème; elle en est la clôture : c'est une question métonymique (la métonymie du titre et du texte) et une réponse métaphorique (la métaphore filée du texte); c'est un problème ou une énigme à résoudre ou à dissoudre.

C'est par la ponctuation, c'est-à-dire par la démarcation et par la segmentation, ainsi que par la titraison, que commence la textualisation.

APPLICATION

Charles Baudelaire

[Poète français : 1821-1867]

Les fleurs du mal

(1857)

L'ALBATROS

                Souvent, pour s'amuser, les hommes d'équipage 
                Prennent des albatros, vastes oiseaux des mers,
                Qui suivent, indolents compagnons de voyage,
                Le navire glissant sur les gouffres amers.

                À peine les ont-ils déposés sur les planches, 
                Que ces rois de l'azur, maladroits et honteux,
                Laissent piteusement leurs grandes ailes blanches
                Comme des avirons traîner à côté d'eux.

                Ce voyageur ailé, comme il est gauche et veule!       
                Lui, naguère si beau, qu'il est comique et laid!
                L'un agace son bec avec un brûle-gueule,
                L'autre mime, en boitant, l'infirme qui volait!

                Le Poète est semblable au prince des nuées  
                Qui hante la tempête et se rit de l'archer;
                Exilé sur le sol au milieu des huées,
                Ses ailes de géant l'empêchent de marcher.

Première strophe :

Les acteurs sont marqués par le nombre pluriel : les hommes d'équipage s'opposent aux albatros, dans le drame qui est celui de la capture. L'espace aérien des oiseaux laisse rapidement la place à l'espace maritime du navire. Le temps de la fiction est un présent répétitif. Pour les hommes d'équipage, il y a un investissement euphorique, dans l'amusement et la prise; pour les albatros, l'investissement est plutôt aphorique, dans l'accompagnement et l'indolence; la dysphorie apparaît à la fin du quatrième vers, dans la négation des mers par les gouffres amers.

Deuxième strophe :

Le nombre pluriel des acteurs se maintient, mais il y a pronominalisation des hommes d'équipage, dans le drame de la captivité des albatros. L'espace aérien des rois de l'azur est vite remplacé par le même espace marin, qui devient lui-même aquatique, voire subaquatique, par les ailes blanches qui traînent comme des avirons. L'usage d'un verbe au passé composé comme temps de la narration au début de la strophe transforme le présent en un temps de la fiction plutôt ponctuel. L'investissement y est nettement dysphorique, dans la maladresse et la honte des albatros et dans la pitié qu'ils inspirent.

Troisième strophe :

Il y a singularisation de l'albatros et des acteurs qui s'y opposent toujours : "L'un" et "L'autre". L'espace, encore marin, se caractérise maintenant et de plus en plus par la descente, par le boitement de "l'infirme". Le présent prend définitivement le dessus sur le passé de la beauté et du vol. Pour les deux acteurs anthropomorphes, l'investissement est encore euphorique, dans les actions d'agacer et de mimer; pour l'acteur zoomorphe, de "compagnon[s] de voyage" devenu "voyageur ailé", l'investissement est absolument dysphorique, dans la gaucherie, la veulerie, le comique, la laideur et l'infirmité.

Quatrième strophe :

Le titre révèle maintenant sa double isotopie : l'albatros n'est pas seulement un oiseau, car le Poète lui est semblable. L'espace céleste du prince des nuées n'épargne pas le poète de l'espace terrestre des huées : sur le sol, avec ses ailes de géant, il ne peut marcher; l'immobilité du drame de l'exil a remplacé la mobilité du vol, en passant par une mobilité de handicapé. Lorsqu'il y a zoomorphisation du poète, l'investissement est euphorique (dans les deux premiers vers de la strophe); lorsqu'il y a anthropomorphisation de l'albatros, l'investissement est finalement dysphorique, dans un présent intemporel ou atemporel, éternel : l'univers gigantesque ou princier et individuel du Poète-albatros, univers céleste des Divins, n'est pas l'univers moyen ou médiocre et collectif du monde des hommes, univers terrestre des Mortels...

En résumé, nous considérons que, selon le drame, selon l'espace et selon l'investissement, le poème peut être segmenté en trois séquences :

I : première strophe,

II : deuxième et troisième strophes,

III : quatrième strophe.

C'est ainsi qu'il y a inversion des contenus, «transvaluation des valeurs» ou transformation des acteurs, par la singularisation de l'albatros et par la singularité du poète.

EXERCICE

Découpez le poème suivant en séquences et justifiez votre découpage selon le modèle qui précède.

Charles Baudelaire

[Poète français : 1821-1867]

Les fleurs du mal

(1857)

CORRESPONDANCES

                La Nature est un temple où de vivants piliers
                Laissent parfois sortir de confuses paroles;
                L'homme y passe à travers des forêts de symboles
                Qui l'observent avec des regards familiers.

                Comme de longs échos qui de loin se confondent
                Dans une ténébreuse et profonde unité,
                Vaste comme la nuit et comme la clarté,
                Les parfums, les couleurs et les sons se répondent
                
                Il est des parfums frais comme des chairs d'enfants,
                Doux comme les hautbois, verts comme les prairies,
                -- Et d'autres, corrompus, riches et triomphants,

                Ayant l'expansion des choses infinies,
                Comme l'ambre, le musc, le benjoin et l'encens,
                Qui chantent les transports de l'esprit et des sens.

B) LA PROSODIE

La textualisation, entendue comme la construction du sens par la reconstruction et la déconstruction, se poursuit avec l'analyse de la forme de l'expression (la surface : le phéno-texte) du poème, selon le principe transcendantal (ou immanent) que la langue est la plus puissante des théories et que la poésie est écrite d'abord et avant tout par et pour les oreilles (branchées sur le tact et le contact, sur l'équilibre et la posture), avant de l'être par et pour les yeux : c'est une affaire d'âme et de corps, de coeur, autant que d'esprit, de chair plus que de chaire! La forme de l'expression comprend la phonologie, incluant la phonématique -- dont il ne sera pas question ici [cf. Jean-Marc Lemelin. Diagrammatique du langage; linguistique générale et linguistique française. Notes du cours de Français 3311; MUN; 1991 (106 p., p. 52-54] -- et la prosodie, ainsi que la morphologie; la prosodie comprend la métrique et la rythmique.

1) LA MÉTRIQUE

La métrique est l'ensemble des règles de la versification, donc des règles qui régissent les poèmes en vers réguliers. Cela veut dire que, en poésie, la versification (discontinue) est facultative, accidentelle, alors que le rythme (continu) est obligatoire, essentiel...

Il suffit d'abord de déterminer quel est la forme du poème étudié : s'il s'agit d'un poème en vers réguliers, c'est un poème à forme fixe, comme la ballade, le rondeau, le virelai, le sonnet, etc. La ballade est un petit poème de trois couplets ou plus avec un refrain et un envoi; le rondeau est un poème fondé sur deux rimes avec des vers répétés; le virelai est un petit poème fondé sur deux rimes avec un refrain; le sonnet, forme fixe par excellence au XVIe et au XIXe siècles, est un poème de deux quatrains et de deux tercets (ou de deux demi-sizains), ceux-ci constituant une seule et même strophe, un seul et même sizain. Le poème en vers libres et le poème en prose sont des poèmes à forme libre (ou libérée).

Il faut ensuite déterminer quelles sont les sortes de strophe du poème. Correspondant à un paragraphe, la strophe est un ensemble ou un groupe de vers, réunis par l'alternance des rimes dans un poème en vers réguliers et séparés par un blanc dans n'importe quel poème en vers (réguliers ou libres). Les principales sortes de strophe sont : le distique, le tercet, le quatrain, le quintil, le sizain, le septain, le huitain, le neuvain, le dizain, le onzain et le douzain. La strophe peut ne pas correspondre à une phrase ou à un ensemble de phrases : la phrase est une unité plus petite, égale ou plus grande qu'une strophe.

Le vers est l'unité métrique et/ou rythmique correspondant à une unité matérielle, la ligne. La longueur de la ligne peut parfois excéder la largeur de la page : il y a alors rejet mais sans enjambement et avec alignement à droite, retrait d'alinéa ou autre disposition (dans le poème en vers libres). Le verset est un vers en deux lignes (ou plus) où il y a alignement à gauche. Dans les poèmes en vers réguliers et dans certains poèmes en vers libres (avec ou sans signes de ponctuation), un vers commence par une majuscule.

Pour déterminer la sorte de vers d'un poème en vers réguliers, il faut compter le nombre de mètres : le mètre est une unité correspondant à une syllabe; c'est un pied. En français, il n'y a pas de syllabes sans voyelle; une semi-consonne n'est pas une voyelle. Se distinguent les mètres simples : le quadrisyllabe (ou le quadrimètre), le pentasyllabe (ou le pentamètre), l'hexasyllabe, l'heptasyllabe, l'octosyllabe, et les mètres complexes : l'ennéasyllabe, le décasyllabe, l'hendécasyllabe et le dodécasyllabe. L'alexandrin classique est un dodécasyllabe avec deux hémistiches (ou deux moitiés de vers) de six syllabes séparés par une césure.

Le vers français est donc un vers régi par le compte ou la répartition des pieds, par le nombre. Mais il ne suffit pas de savoir compter les syllabes, car il y a aussi une manière de compter. Le e dit muet, le e caduc ou atone, ne compte jamais à la fin d'un vers régulier; en outre, il y a généralement apocope, c'est-à-dire chute du même e à la fin d'un mot. Par contre, il y aura rarement syncope, c'est-à-dire chute de ce e à l'intérieur d'un mot. La règle est la suivante : le e atone compte devant une consonne qui est au début d'une syllabe ou d'un mot; il faut faire attention aux signes de ponctuation, qui séparent les syllabes, et aux liaisons, qui les réunissent. Le e masculin est un e qui se prononce. Pour éviter que le e final de "encore" ne compte (devant une consonne) ou ailleurs, le mot est parfois orthographié "encor". L'hiatus est la rencontre de deux voyelles d'un mot à l'autre ou dans un même mot, comme dans "poète" (qui était parfois écrit avec un e tréma : "poëte"), "poème" (ou "poëme") et "poésie" (ou "poësie").

La licence poétique est une exception qui a pour but de satisfaire le nombre ou d'éviter le surnombre. L'élision est une licence poétique consistant à supprimer de manière inhabituelle -- ce qui est fréquent dans la chanson populaire et dans le parler familier -- la voyelle finale d'un mot et à la remplacer par une apostrophe devant un mot commençant par une voyelle; cela a pour effet d'éviter l'hiatus et cela supprime une syllabe. La diérèse, de plus en plus répandue depuis le XIXe siècle, est une licence poétique consistant à compter une syllabe pour deux en ajoutant une voyelle devant une semi-consonne. La synérèse, de plus en plus rare depuis le XVIe siècle, est une licence poétique consistant à compter deux syllabes pour une en supprimant une voyelle devant une semi-consonne.

L'enjambement est le report, le rejet, au vers suivant d'éléments formant une proposition avec le vers précédent. Généralement, quand il y a enjambement, la proposition est plus longue qu'un vers mais plus courte que deux; il peut y avoir un point ou un point-virgule à l'intérieur d'un vers. L'enjambement est l'introduction de l'irrégularité dans le vers régulier; le vers libre est la généralisation de l'enjambement, par l'abandon des rimes et par la réduction, voire la disparition totale (jusqu'à la majuscule), des signes de ponctuation. L'enjambement est le débordement (caractéristique de la poésie française du XIXe siècle) de la versification par le rythme et il contribue ainsi à l'indifférenciation du vers et de la prose...

L'une des principales règles de la versification et qui est tributaire de la répétition est l'alternance des rimes féminines et masculines. La rime féminine est une rime qui se termine par un e muet (suivi ou non d'un s muet); la rime masculine est une rime qui ne se termine pas par un e muet. Il peut y avoir alternance des rimes masculines et des rimes féminines : par des rimes plates (FFMM ou MMFF), par des rimes croisées (FMFM ou MFMF) ou par des rimes embrassées (FMMF ou MFFM).

Toujours de l'ordre de la redondance, l'assonance est la répétition d'une même voyelle à l'intérieur d'un vers (au moins trois fois), d'une strophe ou d'une strophe à l'autre; l'allitération est la répétition de la même consonne initiale d'un mot ou d'une syllabe à l'intérieur d'un vers (au moins trois fois), d'une strophe ou d'une strophe à l'autre. L'anagramme est la recomposition d'un mot par les lettres d'un autre; c'est un phénomène visuel plutôt que sonore : les lettres y priment sur les sons, sur les phonèmes, sur les syllabes. L'homonymie est un jeu de signifiant consistant à rapprocher deux mots par des sons identiques; les homonymes peuvent être homophones (mêmes sons) et/ou homographes (mêmes lettres). La paronymie est un jeu de signifiant consistant à rapprocher des mots par des sons semblables et par au moins deux ou trois syllabes identiques; la paronomase est un procédé consistant à rapprocher deux paronymes dans une phrase.

APPLICATION

Stéphane Mallarmé

[Poète français : 1842-1898]

Poésies

(1887)

BRISE MARINE

                La chair est triste, hélas! et j'ai lu tous les livres.
                Fuir! là-bas fuir! Je sens que les oiseaux sont ivres
                D'être parmi l'écume inconnue et les cieux!
                Rien, ni les vieux jardins reflétés par les yeux
                Ne retiendra ce coeur qui dans la mer se trempe
                O nuits! ni la clarté déserte de ma lampe
                Sur le vide papier que la blancheur défend
                Et ni la jeune femme allaitant son enfant.
                Je partirai! Steamer balançant ta mâture,
                Lève l'ancre pour une exotique nature!

                Un Ennui, désolé par les cruels espoirs,
                Croit encore à l'adieu suprême des mouchoirs!
                Et, peut-être, les mâts, invitant les orages
                Sont-ils de ceux qu'un vent penche sur les naufrages
                Perdus, sans mâts, sans mâts, ni fertiles îlots...
                Mais, ô mon coeur, entends le chant des matelots!

«Brise marine» est un poème à forme fixe composé de deux strophes : la première strophe comprend dix vers et est donc un dizain et la seconde strophe comprend six vers et est donc un sizain. Les vers sont des dodécasyllabes.

Pour le nombre, nous conseillons aux étudiants qui connaissent bien l'alphabet phonétique de procéder à une transcription phonologique pour indiquer les e muets qui comptent, les liaisons et les diérèses. Aux autres, nous suggérons de procéder ainsi, vers par vers, en n'oubliant pas que le e de la rime féminine ne compte jamais :

1er vers :

Le e de "triste" ne compte pas;

2e vers :

liaisons entre "des" et "oiseaux" et entre "sont" et "ivres";

3e vers :

le e de "d'être" compte;

4e vers :

liaison entre "les" et "yeux";

5e vers :

rien à signaler;

6e vers :

le e de "déserte" compte;

7e vers :

le e de "vide" compte;

8e vers :

le e de "jeune" compte;

9e vers :

rien à signaler;

10e vers :

les e de "lève", de "l'ancre" et de "exotique" comptent; liaisons entre "pour" et "une" et entre "une" et "exotique";

11e vers :

liaison entre "cruels" et "espoirs";

12e vers :

le e de "suprême" compte; liaison entre "croit" et "encore";

13e vers :

le e de "peut-être" compte;

14e vers :

le e de "penche" compte;

15e vers :

liaison entre "fertiles" et "îlots";

16e vers :

le e de "matelots" compte.

Il n'y a donc pas de diérèse dans ce poème; mais nous pouvons considérer qu'il y a un enjambement aux deuxième et troisième vers, ainsi qu'aux neuvième et dixième vers.

Il y a ici alternances des rimes par des rimes plates : FFMMFFMMFF MMFFMM. Il n'y a pas d'assonance et d'allitération principales à signaler; mais il y a une allitération de /s/ au quatorzième vers et de /m/ dans le dernier vers. "Sont" et "son" sont des homophones.

EXERCICES

Analysez la versification de «L'albatros» et de «Correspondances».

Découpez le poème suivant en séquences, justifiez votre découpage et analysez sa versification :

Stéphane Mallarmé

[Poète français : 1842-1898]

Poésies

(1887)

SALUT

                Rien, cette écume, vierge vers
                À ne désigner que la coupe;
                Telle loin se noie une troupe
                De sirènes mainte à l'envers.

                Nous naviguons, ô mes divers
                Amis, moi déjà sur la poupe
                Vous l'avant fastueux qui coupe
                Le flot de foudres et d'hivers;

                Une ivresse belle m'engage
                Sans craindre même son tangage
                De porter debout ce salut

                Solitude, récif, étoile
                À n'importe ce qui valut
                Le blanc souci de notre toile.

2) LA RYTHMIQUE

La rythmique est à la fois l'organisation des rythmes et leur étude. Le rythme est la tension ou l'alternance régulière ou irrégulière des accents et des pauses, de la durée et de la vitesse, de la rapidité et de la lenteur, du mouvement et du repos; c'est le tempo marqué par la liaison, l'intonation et l'accentuation. La liaison est l'enchaînement de la consonne finale d'un mot et de la voyelle initiale du mot suivant; il n'y a pas de liaison à la césure d'un vers. Certaines liaisons, comme la liaison entre le déterminant et le nom commençant par une voyelle, sont obligatoires et d'autres sont facultatives [cf. syllabus]. L'intonation est le débit du rythme; elle est souvent liée aux signes de ponctuation, que ce soient des signes de position, plus particulièrement des signes de pose (comme le point d'interrogation, le point d'exclamation et les points de suspension), ou des signes d'assise (comme le(s) tiret(s) ou les caractères italiques). L'accentuation est la distribution des accents selon les pauses -- donc aussi selon les signes de ponctuation que sont les signes de pause (de la majuscule initiale au blanc alinéaire ou autre, en passant par la virgule, le point-virgule, le point et les deux-points -- et selon l'intensité ou la durée. L'accent est l'augmentation ou la fluctuation du ton de la voix; le contre-accent est la succession immédiate de deux accents.

L'accentuation peut être obligatoire ou facultative. Il y a accentuation obligatoire par l'accent tonique, l'accent d'attaque et l'accent prosodique. L'accent tonique (ou syntaxique) frappe la dernière syllabe prononcée d'un groupe de mots formant une unité phonologique ou syntaxique. Dans un vers régulier, il se confond avec l'accent métrique et il frappe la dernière syllabe d'un segment syllabique, la dernière syllabe de l'hémistiche et la dernière syllabe du vers. Il ne peut pas y avoir plus de huit syllabes sans accent tonique. L'accent d'attaque frappe la première syllabe du premier mot accentuable d'un groupe accentuable. Il n'y a pas d'accent sur un proclitique, c'est-à-dire sur un mot monosyllabique uni au mot suivant dans un même groupe accentuel; il peut y avoir un accent sur un enclitique, c'est-à-dire un mot uni au mot précédent. Alors que l'accent tonique est fermeture, l'accent d'attaque est ouverture, élan, lancée; l'accent d'attaque frappe souvent la première syllabe d'un poème, d'une strophe ou d'une séquence et il s'accompagne parfois d'un tiret ou d'un point d'exclamation, frappant ainsi un morphème monosyllabique comme une interjection ou un joncteur. L'accent prosodique frappe une assonance ou une allitération, dans une sorte d'écho rythmique.

Il y a accentuation facultative par l'accent d'insistance ou par l'accent typographique. L'accent d'insistance est un accent d'intention marquée d'une manière affective -- l'accent frappe alors la première consonne d'un mot -- ou de manière intellectuelle -- l'accent frappe alors la première syllabe d'un mot. L'accent typographique est un accent redoublant l'accent d'insistance, l'accent d'attaque ou l'accent tonique, de manière visuelle : majuscule "initiatique" ou caractères italiques.

L'accent tonique est suivi d'une coupe, qui est une pause séparant deux groupes rythmiques; dans un vers régulier, il n'y a pas de coupe à l'intérieur d'un mot ou entre un proclitique et le mot suivant. La césure est la coupe qui sépare deux hémistiches, plus particulièrement d'un alexandrin.

APPLICATION

Paul Verlaine

[Poète français : 1844-1896]

Poèmes saturniens

(1866)

MON RÊVE FAMILIER

                Je fais souvent ce rêve étrange et pénétrant
                D'une femme inconnue, et que j'aime, et qui m'aime,
                Et qui n'est, chaque fois, ni tout à fait la même
                Ni tout à fait une autre, et m'aime et me comprend.

                Car elle me comprend, et mon coeur, transparent
                Pour elle seule, hélas! cesse d'être un problème
                Pour elle seule, et les moiteurs de mon front blême,
                Elle seule les sait rafraîchir, en pleurant.

                Est-elle brune, blonde ou rousse? -- Je l'ignore.
                Son nom? Je me souviens qu'il est doux et sonore
                Comme ceux des aimés que la Vie exila.

                Son regard est pareil au regard des statues,
                Et, pour sa voix lointaine, et calme, et grave, elle a
                L'inflexion des voix chères qui se sont tues.

Dans ce sonnet de dodécasyllabes, nous remarquons que le rythme s'accélère ou devient plus saccadé dans les deux tercets. L'accent tonique frappe les sixième et douzième syllabes de chacun des vers, sauf dans les vers suivants :

2e vers : sixième, neuvième et douzième;

3e vers : troisième, sixième et douzième;

6e vers : quatrième, sixième et douzième;

7e vers : quatrième, huitième et douzième;

8e vers : sixième, neuvième et douzième;

9e vers : quatrième, huitième et douzième;

10e vers : deuxième, sixième et douzième;

13e vers : sixième, huitième, dixième et douzième.

Notons aussi qu'un e muet qui se prononce fait qu'il y a une sorte de contre-accent au neuvième vers : "brune" et "rousse"; en outre, l'accent est très faible à la fin du treizième vers, de même qu'à la césure du quatorzième (sans doute à cause de la diérèse qui fait qu'il y a quatre syllabes dans "L'inflexion" et parce qu'il est difficile de séparer le nom "voix" et son adjectif "chères"; règle syntaxique qui obligerait de proposer que l'accent tonique frappe les quatrième et douzième syllabes du premier vers, mais pas la sixième. Soulignons le parallélisme rythmique de "[Pour] elle seule" dans le deuxième quatrain. Nous trouvons un accent d'attaque sur le joncteur "Car", en tête de la deuxième strophe, et sur le joncteur "Et", en tête du treizième vers; au neuvième vers, "Je" n'est pas frappé par un accent d'attaque. Nous ne pouvons pas non plus considérer qu'il y a un accent typographique sur "Vie".

EXERCICES

Faites l'analyse du rythme de «L'albatros», de «Correspondances», de «Brise marine» et de «Salut».

TEST

Faites l'analyse de la versification et du rythme du poème suivant :

Paul Verlaine

[Poète français : 1844-1896]

Jadis et naguère

(1884)

ART POÉTIQUE

                De la musique avant toute chose,
                Et pour cela préfère l'Impair,
                Plus vague et plus soluble dans l'air,
                Sans rien en lui qui pèse ou qui pose.

                Il faut aussi que tu n'ailles point
                Choisir tes mots sans quelque méprise;
                Rien de plus cher que la chanson grise
                Où l'Indécis au Précis se joint.

                C'est des beaux yeux derrière des voiles,
                C'est le grand jour tremblant de midi,
                C'est, par un ciel d'automne attiédi,
                Le bleu fouillis des claires étoiles!

                Car nous voulons la Nuance encor,
                Pas la Couleur, rien que la nuance!
                Oh! la nuance seule fiance
                Le rêve au rêve et la flûte au cor!

                Fuis du plus loin la pointe assassine,
                L'Esprit cruel et le Rire impur,
                Qui font pleurer les yeux de l'Azur,
                Et tout cet ail de basse cuisine!

                Prends l'éloquence et tords-lui son cou!
                Tu feras bien, en train d'énergie,
                De rendre un peu la Rime assagie.
                Si l'on n'y veille, elle ira jusqu'où?

                Oh! qui dira les torts de la Rime!
                Quel enfant sourd ou quel nègre fou
                Nous a forgé ce bijou d'un sou
                Qui sonne creux et faux sous la lime?

                De la musique encore et toujours!
                Que ton vers soit la chose envolée
                Qu'on sent qui fuit d'une âme en allée
                Vers d'autres cieux à d'autres amours,

                Que ton vers soit la bonne aventure
                Éparse au vent crispé du matin
                Qui va fleurant la menthe et le thym...
                Et tout le reste est littérature.

C) LA MANIFESTATION : DE LA MORPHOLOGIE AU VOCABULAIRE

Si les étudiants ne connaissent pas bien la morpho-syntaxe, il est nécessaire de leur faire identifier les parties du discours, soit les lexèmes (noms, verbes, adjectifs, adverbes dérivés d'adjectifs) et les grammèmes (les morphèmes grammaticaux libres : déterminants, pronoms, adverbes, joncteurs et interjections), ainsi que les catégories de la langue, soit le genre, le nombre, la personne, le temps, le mode, la modalité, l'aspect et la voix (qui sont souvent marqués par des morphèmes grammaticaux liés) [cf : Diagrammatique du langage, p. 24-28 et p. 56-71]. Un exercice qui peut aussi être profitable est l'analyse des morphèmes lexicaux que sont les affixes (préfixes et suffixes); ce peut être alors l'occasion de faire de la dérivation morphologique.

Il est ensuite possible de passer à l'analyse de la manifestation, qui est la rencontre de la forme de l'expression et de la forme du contenu, ainsi que de la grammaire et du vocabulaire. Il s'agit alors d'étudier le vocabulaire manifeste et explicite du poème en se limitant à ces vocables -- des termes menant à des thèmes -- que sont les lexèmes. Il suffira finalement de regrouper les noms, les verbes, les adjectifs et les adverbes (dérivés d'adjectifs) dans des champs lexicaux et ceux-ci dans des champs sémantiques. L'étudiant pourra ainsi être amené à remarquer le rapport entre les mots en position de rimes ou à la césure et les parties du discours. Il importe que l'analyste soit attentif à la polysémie, c'est-à-dire au fait qu'un terme a plusieurs signifiés, plusieurs définitions, plusieurs dénotations ou désignations; la polysémie est un jeu de signifié qui s'oppose à la synonymie.

Une figure linguistique (ou une figure de langue) est la réalisation ou la représentation manifeste ou présente d'un thème par un lexème, surtout par un nom. Les noms concrets représentent un concept qui affecte l'un ou quelques-uns des cinq sens : un nom concret réfère a quelque chose de sensible; les noms abstraits représentent un concept qui n'affecte pas au contraire les cinq sens : un nom abstrait réfère à quelque chose d'intelligible. Un terme est la transformation d'une figure linguistique (ou lexicale); un terme est à une figure (linguistique) ce que le vocabulaire est au lexique d'une langue. Un champ lexical est la réunion de quelques ou de plusieurs termes dans un même groupe ou une même famille de mots; c'est un paradigme : un territoire ou un domaine conceptuel qui a le même centre figuratif. Le nom d'un champ lexical est un motif attracteur ou organisateur. Une idéologie est un ensemble de champs lexicaux constituant un système d'idées impliquant des jugements de valeurs.

Un champ sémantique est la réunion de quelques champs lexicaux, donc de motifs, dans un groupe ayant le même centre thématique, soit dans un territoire notionnel ou un domaine d'expérience. Le nom d'un champ sémantique est un thème valorisateur ou idéalisateur. Une axiologie est un ensemble de champs sémantiques constituant un système de valeurs impliquant une évaluation des valeurs elles-mêmes. Les valeurs (virtuelles, absentes, latentes) sont plus abstraites que les idées (actualisées) et que les figures (réalisées dans des termes, c'est-à-dire une terminologie).

Une occurrence est l'apparition, d'une figure linguistique; une récurrence en est la répétition, l'itération ou la réitération.

APPLICATION

Jean Aubert Loranger

[Poète québécois : 1896-1942]

Poëmes

(1922)

LE RETOUR DE L'ENFANT PRODIGUE

                Ouvrez cette porte où je pleure.

                La nuit s'infiltre dans mon âme
                Où vient de s'éteindre l'espoir,
                Et tant ressemble au vent ma plainte
                Que les chiens n'ont pas aboyé.

                Ouvrez-moi la porte, et me faites
                Une aumône de la clarté
                Où gît le bonheur sous vos lampes.

                Partout, j'ai cherché l'Introuvable.

                Sur des routes que trop de pas
                Ont broyées jadis en poussière.

                Dans une auberge où le vin rouge
                Rappelait d'innombrables crimes,
                Et sur les balcons du dressoir,
                Les assiettes, la face pâle
                Des vagabonds illuminés
                Tombés là au bout de leur rêve.

                À l'aurore, quand les montagnes
                Se couvrent d'un châle de brume.
                Au carrefour d'un vieux village
                Sans amour, par un soir obscur,
                Et le coeur qu'on avait cru mort
                Surpris par un retour de flamme,

                Un jour, au bout d'une jetée,
                Après un départ, quand sont tièdes
                Encor les anneaux de l'étreinte
                Des câbles, et qui se referme,
                Sur l'affreux vide d'elle-même,
                Une main cherchant à saisir
                La forme enfuie d'une autre main,

                Un jour, au bout d'une jetée...

                Partout j'ai cherché l'Introuvable.

                Dans les grincements des express
                Où les silences des arrêts
                S'emplissent des noms des stations.

                Dans une plaine où des étangs
                S'ouvraient au ciel tels des yeux clairs.

                Dans les livres qui sont des blancs
                Laissés en marge de la vie,
                Où des auditeurs ont inscrit,
                De la conférence des choses,
                De confuses annotations
                Prises comme à la dérobée.

                Devant ceux qui me dévisagent,

                Et ceux qui me vouent à la haine,
                Et dans la raison devinée
                De la haine dont ils m'accablent.

                Je ne savais plus, du pays,
                Mériter une paix échue
                Des choses simples et biens sues.

                Trop de fumées ont enseigné
                Au port le chemin de l'azur,
                Et l'eau trépignait d'impatience
                Contre les portes des écluses.

                Ouvrez cette porte où je pleure.

                La nuit s'infiltre dans mon âme
                Où vient de s'éteindre l'espoir,
                Et tant ressemble au vent ma plainte
                Que les chiens n'ont pas aboyé.

                Ouvrez-moi la porte, et me faites
                Une aumône de la clarté
                Ou gît le bonheur sous vos lampes.

Ce poème n'est ni en vers réguliers, parce qu'il n'y a pas de rimes, ni en vers libres, parce que le nombre est respecté : c'est un poème de 62 octosyllabes en 21 strophes; nous pourrions donc parler de vers irréguliers (ou blancs). Les huit premiers vers sont répétés à la fin, comme d'autres vers le sont ici et là; il y a donc une sorte de refrain.

Voici les principaux champs lexicaux :

porte, lampes, balcons, dressoir, assiettes, livres =

OBJETS DU DÉCOR;

routes, carrefour, chemin, jetée, port, écluses, portes, poussière, crimes, ouvrez, s'infiltre, vient, gît, se referme, saisir, s'emplissent, trépignait, mort =

TRAJET;

Introuvable, arrêts, pas, retour, départ, stations, grincements des express, ai cherché, ont broyés, tombés, enfuie, laissés, prises =

TRANSPORT;

village, auberge, pays =

HABITAT;

montagnes, plaine, étangs, ciels, azur, eau, flamme, fumées =

PAYSAGE;

vent, châle, brume, se couvrent =

CLIMAT;

jour, soir, nuit, aurore, clarté, illuminés, obscur, clairs =

LUMIÈRE;

impatience, paix, haine, espoir, plainte, bonheur, rêve, amour, anneaux de l'étreinte, vide, aumône, vin, pleure, s'éteindre, ressemble, faites, accablent, surpris, affreux =

SENTIMENT;

forme, confuses annotations, silences, noms, blancs, conférence, raison, ont inscrit, vouent, savaient, mériter, ont enseigné =

COMMUNICATION;

âme, face, coeur, main, yeux, dévisagent =

CORPS HUMAIN;

chiens, auditeurs, vagabonds, enfant prodigue, câbles [= bras], n'ont pas aboyé =

ANIMAL.

Dans chacun de ces onze champs lexicaux, apparaissent d'abord les noms, puis les verbes et enfin les adjectifs; cette opération de distinction morphologique peut se faire avant ou en même temps que l'opération de regroupement lexicologique. Les noms des champs lexicaux, c'est-à-dire les thèmes, sont en majuscules.

Les champs lexicaux peuvent être maintenant réunis dans les champs sémantiques (en capitales italiques) qui suivent :

TRAJET + TRANSPORT + PAYSAGE + CLIMAT + LUMIÈRE =

VOYAGE;

OBJETS DU DÉCOR + HABITAT =

FOYER;

SENTIMENT + COMMUNICATION + CORPS + ANIMAL =

ANIMÉ.

La trajectoire de l'enfant prodigue -- le coeur de l'animé : l'individu -- est bien d'aller du foyer (intérieur, intime, familial, familier) à l'Introuvable -- le voyage (extérieur, étranger) dans une contrée introuvable -- et de revenir au foyer. Le voyage (transcendant) est l'espace d'ailleurs et d'alors, tandis que le foyer (immanent) est l'espace de jadis ou de naguère et de maintenant; mais la lumière (transcendantale), elle, est l'espace de partout et de toujours...

Nous pourrions aussi regrouper divers termes concrets selon la structure axiologique figurative, c'est-à-dire selon leur rapport aux quatre éléments de la nature : le feu, l'air, l'eau et la terre. Par exemple :

FEU =

s'éteindre, clarté, lampes, illuminés, aurore, flamme, fumées, etc.

EXERCICE

Regroupez les termes de ce poème de 28 vers libres dans des champs lexicaux et réunissez ceux-ci dans des champs sémantiques; indiquez quels sont les termes qui peuvent être reliés aux quatre éléments de la nature.

Anne Hébert

[Poète québécois né en 1916]

Mystère de la parole

(1960)

LA SAGESSE M'A ROMPU LES BRAS

                La sagesse m'a rompu les bras, brisé les os
                C'était une très vieille femme envieuse
                Pleine d'onction, de fiel et d'eau verte

                Elle m'a jeté ses douceurs à la face
                Désirant effacer mes traits comme une image mouillée
                Lissant ma colère comme une chevelure noyée

                Et moi j'ai crié sous l'insulte fade
                Et j'ai réclamé le fer et le feu de mon héritage.

                Voulant y laisser pousser son âme bénie
                      comme une vigne
                Elle avait taillé sa place entre mes côtes.
                Longtemps son parfum m'empoisonna des pieds à la tête
 
                Mais l'orage mûrissait sous mes aisselles,
                Musc et feuilles brûlées,
                J'ai arraché la sagesse de ma poitrine,
                Je l'ai mangée par les racines,
                Trouvée amère et crachée comme un noyau pourri

                J'ai rappelé l'ami le plus cruel, la ville l'ayant chassé,
                        les mains pleines de pierres.
                Je me suis mise avec lui pour mourir sur des grèves mûres

                Ô mon amour, fourbis l'éclair de ton coeur,
                      nous nous battrons jusqu'à l'aube
                La violence nous dresse en de très hautes futaies
                Nos richesses sont profondes et noires pareilles
                       au contenu des mines que l'éclair foudroie.

                En route, voici le jour, fièvre en plein coeur scellée
                Des chants de coq trouent la nuit comme des lueurs
                Le soleil appareille à peine, déjà sûr de son plein midi,
                Tout feu, toutes flèches, tout désir au plus vif
                       de la lumière,
                Envers, endroit, amour et haine, toute la vie
                       en un seul honneur.

                Des chemins durs s'ouvrent à perte de vue sans ombrage
                Et la ville blanche derrière nous lave son seuil
                         où coucha la nuit.

D) LA MÉTAPHORISATION

Bien que la fonction poétique soit irréductible à la fonction rhétorique, l'analyse des figures du discours occupe une place centrale dans l'analyse de la poésie. Les figures (rhétoriques) du discours sont aux figures (linguistiques) de la langue ce que les images sont aux visages : les premières combinent les secondes de manière particulière ou singulière (bizarre, inattendue, imprévue, voire imprévisible). Les figures du discours (ou de style) sont des métaboles, parmi lesquelles comptent les métasémèmes, soit les figures (stylistiques) de mots : les métasémèmes sont des tropes; ce qui fait de la rhétorique restreinte des tropes une tropologie. Les trois principaux tropes, les archifigures, sont : la métonymie, la synecdoque et la métaphore.

Du thème à la figure (linguistique), l'image (rhétorique) alliée à une idée peut devenir un symbole; un symbole peut impliquer un type. Se distinguent les stéréotypes (types de comportement : (proto)types dérivés), les archétypes (types de tempérament ou de caractère : (proto)types primitifs) et les prototypes (types de mythe ou de complexe).

La métonymie est une archifigure consistant à déplacer ou à remplacer un concept par un terme désignant un autre concept qui en est proche; il y a alors déplacement de sens ou transfert de mot à mot, par combinaison, par voisinage, par dépendance spatio-temporelle externe : par contiguïté (syntagmatique), par succession. Dans la métonymie, il y a transfert du contenant au contenu, du signe (concret) au symbole (abstrait), du lieu à l'objet, du possédé au possesseur, de la cause à la conséquence, du concret à l'abstrait [ou les formules inverses]. La métonymie tombe sous les cinq sens : elle est sensible; c'est pourquoi elle caractérise le langage ordinaire, quotidien. Dans la métonymie, le terme comparant, le terme topique, est présent, mais le terme comparé, le terme (méta)phorique, est absent.

La synecdoque est une métonymie particulière où il y a dépendance interne. Il y a transfert du général au particulier, du singulier au pluriel, de la partie au tout, de la matière à l'objet, du nom commun au nom propre, du plus au moins [ou les formules inverses].

La métaphore, qui domine en poésie, est une archifigure résultant de deux synecdoques; il y a alors condensation de sens dans l'utilisation d'un mot pour un autre mot; il y a ainsi une relation d'association, de ressemblance, d'analogie : de similarité (paradigmatique), de sélection. Si le terme topique et le terme (méta)phorique sont tous les deux présents (manifestes, patents, explicites), la métaphore est une métaphore in praesentia; la comparaison est une sorte de métaphore in praesentia, de même que la personnification. Si le terme topique est présent mais le terme (méta)phorique est absent (latent, implicite), la métaphore est une métaphore in absentia.

Le procès de métaphorisation consiste donc à combiner le vocabulaire et la grammaire de manière originale et à rapprocher deux figures linguistiques voisines ou proches (dans la métonymie) ou éloignées (dans la métaphore). Cela veut dire que la métaphorisation présuppose l'anaphorisation, soit les liens de terme à terme, de terme présent à terme présent ou de terme présent (comparant) à terme absent (comparé). Pour cela, une fois que la métaphore a été identifiée comme telle, il faut voir ce que les termes présents ont en commun. Si le terme comparé est absent, il faut étudier la polysémie du terme comparant (présent) et l'associer au terme comparé (absent), soit par voisinage (sensible) dans le cas de la métonymie, soit par abstraction (intelligible) dans le cas de la métaphore in absentia. Il n'y a pas de métaphore sans noyau sémique commun aux deux termes, noyau qui produit l'effet métaphorique : l'effet de sens.

Par ailleurs, dans un poème, il y a souvent un enchaînement de métaphores; il y a lieu alors de parler de métaphore filée (tissée), parfois maintenue du début à la fin, le titre apparaissant alors comme le terme comparant et le texte comme le terme comparé.

APPLICATION

Hector de Saint-Denys Garneau

[Poète québécois : 1912-1943]

Regards et jeux dans l'espace

(1937)

CAGE D'OISEAU

                 Je suis une cage d'oiseau
                 Une cage d'os
                 Avec un oiseau

                 L'oiseau dans sa cage d'os
                 C'est la mort qui fait son nid

                 Lorsque rien n'arrive
                 On entend froisser ses ailes

                 Et quand on a ri beaucoup
                 Si l'on cesse tout à coup
                 On l'entend qui roucoule
                 Au fond
                 Comme un grelot

                 C'est un oiseau tenu captif
                 La mort dans ma cage d'os

                 Voudrait-il pas s'envoler
                 Est-ce vous qui le retiendrez
                 Est-ce moi
                 Qu'est-ce que c'est

                 Il ne pourra s'en aller
                 Qu'après avoir tout mangé
                 Mon coeur
                 La source du sang
                 Avec la vie dedans

                 Il aura mon âme au bec.

Dans ce poème de 24 vers libres regroupés en neuf strophes formant une seule phrase et où l'assonance dominante est la voyelle /o/, nous remarquons tout de suite que le texte est la métaphore (filée) du titre. Dans le premier vers, le locuteur (humain) se compare à une cage d'oiseau : c'est une métaphore in praesentia, où il y a une relation de contenant (inanimé) à contenu (animé) : de prison à prisonnier (animal). Notons cet enchaînement embrassé : humain // inanimé / animé // animal. Mais dès les deuxième et troisième vers, la cage d'oiseau devient une cage d'os; c'est donc dire que les barreaux (d'une cage) deviennent des os, renvoyant ainsi à la cage thoracique du locuteur, de tout humain, de tout mammifère, de tout vertébré, de tout animal; cependant, les os, qui rapprochent la cage du corps, évoquent aussi la maigreur, le squelette, le cadavre : la mort. En outre, l'oiseau (enfermé) n'est plus un animal qui vole mais un organe (interne).

La deuxième strophe, par anaphorisation, vient immédiatement confirmer cette métaphorisation dans une autre métaphore in praesentia : l'oiseau est la mort qui fait son nid; la cage d'oiseau qui emprisonne est elle-même prisonnière de la mort parce que c'est une cage d'os (contenant) où il y a un nid (contenu par la cage mais contenant la mort); le nid est à la cage ce que la mort est au corps (la vie), ce que le ver est à la pomme...

Les deux premières strophes forment une séquence investie par deux acteurs : je (le locuteur : la cage) et l'oiseau (le nid : la mort). La troisième strophe introduit un troisième acteur (observateur) : "on"; de plus, le faire succède à l'être. Nous avons une métaphore in absentia : des ailes qui se froissent ne sont plus celles d'un oiseau; elles ne sont plus animées mais inanimées (comme des vêtements) ou abstraites (comme des sentiments). Par contre, l'oiseau se maintient par et dans la syllabe /cou/. Le cri du pigeon (ou de l'amoureux) qui roucoule se trouve ensuite comparé à un grelot; c'est une simple comparaison : le grelot a la forme allongé du cou de l'oiseau (auquel on ne peut cependant pas attacher un grelot), mais il évoque aussi la peur (de la mort) et le coeur (comme organe viscéral et comme siège présumé des sentiments). La cinquième strophe vient clore cette deuxième séquence par la répétition de la même métaphore de la captivité de la mort, mais avec une inversion, la focalisation ("c'est un oiseau") précédant la topicalisation ("la mort") : il y a parallélisme entre la fin de la première séquence (deuxième strophe) et la fin de la seconde (cinquième strophe).

La sixième strophe peut être considérée comme une séquence transitoire ou comme le début de la dernière séquence; y est interpellé un quatrième acteur : "vous" distinct de "on" (= nous). S'y opposent l'envol (la libération de l'oiseau) et la restriction (la captivité de la mort par "vous" ou "moi").

La dernière séquence est marquée par la prédation du coeur-grelot, du sang, de la vie, de l'âme par l'oiseau=mort, par le bec (qui est au sommet du cou, de la tête, et qui peut être associé, par sa forme, au grelot et aux ailes) : le prisonnier triomphe de la prison, dans une sorte de fantasme masochiste, passif, cannibale de dévoration et de pénétration. L'envol, la libération, est ouverture pour l'oiseau : il est vie; mais il est fermeture pour le corps du locuteur : il est mort. L'être (de la première séquence) est finalement vaincu par l'avoir (de la dernière séquence).

EXERCICES

Faites l'analyse rhétorique des huit poèmes qui précèdent cette section.

TEST

Faites l'analyse morphologique, lexicale et rhétorique du poème suivant :

Alain Horic

[Poète québécois né en 1929]

L'aube assassinée

(1957)

LA CAGE DE CHAIR

                  Je voudrais que cet animal
                  qui s'éveille
                  chaque jour en moi
                  meure
                  enfermé dans sa cellule
                  de peau

                  La nuit je le surprends
                  m'arrachant les côtes
                  comme des barreaux

                  À chaque nouvelle lune
                  je lui cède
                  pour m'enfuir
                  brouiller les chemins
                  de retour

                  J'ai peur
                  qu'il morde le coeur

                  Au centre de la brousse humaine
                  rompre l'harmonie
                  de la chair
                  qui vibre de mille désirs

                  Je suis las de le traîner
                  derrière moi
                  pour témoigner de ma présence

                  Je dois l'étrangler
                  pour cet enfant
                  qui m'appelle
                  par le code secret du sang

                  À l'aube
                  quand il sera raidi
                  je prendrai le doigt d'un mort
                  pour crever l'infini.

E) LES ISOTOPIES ET LES AXIOLOGIES

Déjà avec l'analyse prosodique du rythme (qui est la syntaxe de la syntaxe), avec l'analyse morpho-syntaxique, avec l'analyse lexicale et avec l'analyse rhétorique, il a été question de la forme du contenu (la profondeur : le géno-texte) : le lexique est inséparable de la grammaire, le rythme est inséparable de la syntaxe, la syntaxe est inséparable de la sémantique.

Alors que l'analyse lexicale est l'analyse des figures (centrifuges) qui s'assemblent dans des champs (lexicaux, puis sémantiques), l'analyse sémantique -- plus précisément, l'analyse sémique ou sémémique -- est l'analyse des sèmes (centripètes) constituant un sémème. Le sème est l'unité élémentaire de la forme du contenu, alors que le phème est l'unité minimale de la forme de l'expression; le sème est le trait distinctif ou différentiel du contenu de la signification : c'est l'un des deux termes de la valeur et on le désigne par un nom (entre guillemets "américains"). Le sémème est un ensemble ou un faisceau de sèmes, comme le phonème est un ensemble de phèmes se retrouvant dans une syllabe; le sémème est une unité sémantique correspondant à un monème, plus particulièrement à un lexème. Le sémème comprend un sémantème, un classème et un virtuème.

Le sémantème est l'ensemble des sèmes constants et spécifiques du sémème, tout en tenant compte de la polysémie. Le classème est l'ensemble des sèmes constants et génériques du sémème. Comme le sémantème, le classème est de l'ordre de la dénotation (ou de l'intension selon la logique); les deux sont déterminés par le mot ou le monème : par le dictionnaire, et celui-ci est donc indispensable à l'analyse sém(ém)ique. Les grandes classes du classème sont : "abstrait"/"concret", "inanimé"/"animé", "non-humain"/"humain", "mâle"/"femelle", etc.; l'un des deux termes de la classe peut être marqué (ou intensif) et l'autre peut être neutre (ou extensif) : par exemple, le masculin et le singulier sont neutres, alors que le féminin et le pluriel sont marqués. Le virtuème est l'ensemble des sèmes variables, selon la phrase ou les figures rhétoriques, du sémème. Le virtuème est de l'ordre de la connotation (ou de l'extension selon la logique); il est déterminé par la phrase : par la grammaire. Un archisémème est l'intersection des sémèmes correspondant à un archilexème, ce dernier étant ce qu'il y a de commun (le noyau sémique) à plusieurs lexèmes.

Une isotopie est l'itération ou la répétition de sèmes (et non de figures), surtout au niveau du sémantème, dans une séquence ou d'une séquence à l'autre. Les isotopies assurent la cohésion et la cohérence du texte, par lesquelles il y a adhésion (ou adhérence) de la lecture à l'écriture. C'est par les isotopies que les axiologies se réalisent en idéologies. Les isotopies se trouvent surtout au niveau du sémantème : elles sont aux champs sémantiques ce que les syntagmes sont aux paradigmes.

Les figures (linguistiques) et les termes sont réels, les notions et les thèmes sont actuels, les valeurs sont virtuelles. L'axiologie est un système de valeurs (ou de catégories) implicites, tandis que l'idéologie est un systèmes d'idées explicites. Les axiologies sont des micro-univers sémantiques; on appelle structures axiologiques les univers ou universaux sémantiques; se distinguent la structure axiologique figurative et les structures axiologiques élémentaires.

La structure axiologique figurative est la structure axiologique des quatre éléments de la nature : le feu, l'air, l'eau et la terre; ce sont les sèmes significatifs du règne minéral, du règne végétal et du règne animal. Les structures axiologiques élémentaires sont les structures axiologiques constitutives des deux univers sémantiques partiels et inséparables, des deux univers de sens de l'être humain : l'univers collectif et l'univers individuel.

L'univers collectif est le sociolecte, c'est-à-dire la structure axiologique organisée par la valeur sociolectale "nature"/"culture". La valeur sociolectale est la valeur de l'espace et de la survie de l'espèce ou de la reproduction : de la conservation collective par la (re)production individuelle. Le sociolecte est régi par la transcendance du principe de réalité : la Loi (symbolique) y détermine le désir. Le sociolecte est soumis aux pulsions de moi (ou de conservation) : la génération y conduit à la prédation; c'est l'univers de la parenté (par le sang ou l'alliance) et de l'interdit de l'inceste, qui en est la règle structurante et contraignante.

L'univers individuel est l'idiolecte, c'est-à-dire la structure axiologique organisée par la valeur idiolectale "vie"/"mort". La valeur idiolectale est la valeur du temps et du sexe de l'individu ou de la finitude : de la (re)production collective par la conservation individuelle. L'idiolecte est régi par l'immanence du principe de plaisir : le désir y détermine la Loi. L'idiolecte est soumis à la pulsion de mort (ou de destruction) : la prédation y conduit à la génération; c'est l'univers de la sexualité et de l'interdit du meurtre (ou de l'interdit de l'infeste), qui en est la règle structurante et contraignante.

L'idiolecte est au sociolecte ce que l'ontogenèse est à la phylogenèse. La famille ou le milieu peut être la jonction des deux univers.

APPLICATION

Alain Grandbois

[Poète québécois : 1900-1975]

Rivages de l'homme

(1948)

LE SILENCE

                    Terre d'étoiles humiliées
                    Ô Terre Ô Terre
                    Ta surface assassine le coeur
                    Avec ses paysages écrasés
                    Dans le cruel anneau
                    De ses hommes de peur
                    Ce qui lui reste de ce grouillement stérile
                    Rejoint les grandes clameurs
                    Des fleuves enténébrés
                    Nul ange ne soutient plus
                    Les parapets des îles

                    Mais il suffit peut-être
                    Ô Terre
                    De gratter légèrement ta surface
                    Avec des doigts d'innocence
                    Avec des doigts de soleil
                    Avec des doigts d'amour
                    Alors toutes les musiques
                    Ont surgi d'un seul coup
                    Alors tous les squelettes aimés
                    Tous ceux qui nous ont délivrés
                    Leurs violons tous accordés
                    Ont d'abord chanté
                    Sans plaintes sans pleurs
                    Les aurores de nacre
                    Les midis de miel
                    Les soirs de délices
                    Les nuits de feux tendres

                    Ils ont chanté encore
                    Le mur obscur de la mer
                    Le relief des vents
                    Le pur dur diamant de la source
                    Le souffre frais des montagnes
                    La fluidité de la pierre du roc
                    Ils ont ensuite chanté
                    Tout ce qui peut se dire
                    Du mort au vivant
                    Tissant la soie
                    De l'extraordinaire échelle
                    Alors le silence s'est fait
                    Ils n'avaient tu que le dernier sacrifice

                    Ô belle terre féconde et généreuse
                    Ils étaient quarante millions de beaux cadavres frais
                    Qui chantaient sous ta mince surface
                    Ô Terre Ô Terre
                    Ils chantaient avec leur sourde musique
                    De Shangaï à Moscou
                    De Singapour à Coventry
                    De Lidice à Saint-Nazaire
                    De Dunkerque à Manille
                    De Londres à Varsovie
                    De Strasbourg à Paris
                    Et quand ils ont été plus morts encore
                    D'avoir trop chanté
                    Quand s'est fait leur grand silence
                    Nous n'avons rien répondu

Ce poème de 56 vers libres distribués en quatre strophes peut être divisé en trois séquences :

I : première strophe,

où la Terre est interpellée ou même invoquée;

II : deuxième (introduite par un joncteur) et troisième strophes;

III : quatrième strophe,

où la Terre est à nouveau interpellée, mais confrontée à un autre acteur (déjà introduit dans la seconde séquence).

Remarquons que "Ô Terre" est répété deux fois dans la première séquence et dans la troisième; mais cela n'apparaît qu'une fois dans la deuxième séquence : c'est une forme de parallélisme. Il y a aussi parallélisme dans la deuxième séquence : "Avec des doigts" et article + nom, et, dans la dernière strophe : "De" + nom de ville + "à" + nom de ville.

Pour faire l'analyse sém(ém)ique, nous pouvons procéder de la manière suivante, avec l'aide d'un bon dictionnaire unilingue français :

SÉMÈMES         SÉMANTÈMES           CLASSÈMES         VIRTUÈMES
I

Terre           minéral              inanimé/
                végétal              animé
                animal
                planète
                sphère
                univers
                humanité  

étoiles         minéral              inanimé
                astre
                lumière
                multitude
                distance
                éloignement          humain            vedettes

humiliés        humilité             humain
                impuissance
                passivité
                          
Terre
Terre

surface         minéral      
                dimension
                étendue              humain            humanité

assassine       assassinat           humain
                meurtre
                crime
                préméditation
                agression
                activité

coeur           corps                animal            amour
                organe
                sang
                sphère
                centre

paysages        minéral              inanimé/
                végétal              animé
                pays
                décor

écrasés         écrasement                             défaite/
                destruction                            guerre
                passivité

cruel           cruauté              animé
                agressivité
                activité

anneau          objet                inanimé
                cercle     
                                     humain            alliance

hommes          sujet                mâle
                humanité
                collectivité                           soldats

peur            sensation            animal
                crainte
                soumission
                passivité                              guerre

reste           durée                animé
                permanence
                passivité

grouillement    fourmillement        animé
                mouvement
                changement                             multitude

stérile         stérilité            animé
                infécondité
                passivité                              inutilité

rejoint         réunion              animé
                jonction
                activité

grandes         grandeur             animé
                dimension
                étendue    

clameurs        tumulte              animé
                bruit
                cri
                                                                      
fleuves         eau                  inanimé           paysages
                sel
                mer
                cours 
                ligne

enténébrés      ténèbres             inanimé
                obscurité
                passivité

ange            surnaturel
                divinité
                spiritualité
                perfection
                religion                               gardien

soutient        soutien              animé             négation
                appui
                aide
                protection
                activité

parapets        talus                inanimé 
                garde-fou
                guerre                                 combattants

îles            terre                inanimé
                eau
                paysage
                volume
                masse

_________________________________________________________________


II

suffit          satisfaction         animé
                activité

Terre

gratter         grattement           animé             caresse
                frottement
                activité

légèrement      légèreté             humain
                douceur
                délicatesse

surface

doigts          main                 humain
                corps   
                membre
                ligne

innocence       candeur              humain
                fraîcheur

doigts

soleil          astre                inanimé
                lumière
                chaleur
                sphère

doigts

amour           sentiment            humain
                passion
                attraction

musiques        art                  humain       
                son
                bruit
                rythme

ont surgi       apparition           humain  
                soudaineté
                jaillissement
                activité

squelettes      os                   animal
                corps
                cadavre                                soldats

aimés           amour            
                passivité            humain

ont délivrés    délivrance           humain
                libération
                activité

violons         instrument           humain
                musique
                allongement

accordés        accord               humain
                entente

ont chanté      chant                humain
                art
                célébration

plaintes        sensation            humain            négation
                peine
                douleur

pleurs          larmes               humain            négation
                chagrin

aurores         début                inanimé
                matin

nacre           iris                 inanimé
                richesse                               lumière
                mer

midis           milieu               inanimé           lumière
                journée

miel            aliment              animé             lumière
                sucre

soirs           fin                  inanimé
                veillée

délices         joie                 humain
                jouissance
                félicité

nuits           obscurité            inanimé
                sommeil                                amour

feux            élément              inanimé
                chaleur
                lumière                                amour

tendres         tendresse            humain
                douceur
                passivité

ont chanté                                             répétition

mur             obstacle             inanimé

obscur          obscurité            inanimé
                opacité
                passivité

mer             eau                  inanimé
                étendue
                grandeur

relief          saillie              inanimé
                contour

vents           air                  inanimé
                souffle
                force

pur             pureté               inanimé
                éclat
                transparence

dur             dureté               inanimé
                permanence

diamant         minéral              inanimé
                pierre
                richesse                               transparence

source          eau                  inanimé
                jaillissement
                origine

souffle         air                  inanimé
                atmosphère                             climat

frais           fraîcheur            inanimé
                rafraîchissement
                confort

montagnes       minéral              inanimé/
                végétal              animé
                sommet
                hauteur
                paysage

fluidité        écoulement           inanimé
                eau
                transparence

pierre          minéral              inanimé
                dureté

roc             minéral              inanimé
                masse
                saillie

ont chanté                                             succession

peut            pouvoir              humain
                puissance
                activité

se dire         diction              humain
                parole
                transmission
                communication
                activité

mort            mortalité            inanimé           cadavre
                finitude

vivant          vie                  animé
                vivacité                               corps

tissant         tissage              inanimé
                artisanat
                travail

soie            matière              inanimé
                douceur
                richesse

extra/
ordinaire       exception
                grandeur

échelle         instrument           inanimé
                hauteur                                hiérarchie

silence         non-bruit            humain
                non-musique

s'est fait      action               humain                 
                activité

avaient tu      silence              humain
                mutisme
                secret
                activité

dernier         fin                  humain
                finalité

sacrifice       offrande             humain
                immolation
                destruction
                liturgie
                religion                               carnage

_________________________________________________________________


III

belle           beauté               inanimé/
                                     animé

féconde         fécondité            animal
                activité

généreuse       générosité           animé
                fécondité
                productivité
                activité

étaient         être                 abstrait

quarante
millions        multitude            humain

beaux           beauté               humain

cadavres        corps                animal
                putréfaction                           soldats
 
frais                                                  récents

chantaient

mince           minceur              inanimé

surface                                                enterrement

Terre
Terre

chantaient

sourde          surdité              animal            sonorité
                passivité

musique                                                inutilité

Shangaï         ville                humain
                Chine
                mer

Moscou          ville                humain
                capitale
                Russie                                 destruction

Singapour       ville                humain
                capitale 
                Singapour
                île

Coventry        ville                humain            destruction
                Angleterre                             coventrysation

Lidice          ville                humain
                Tchécoslovaquie                        destruction

Saint-
Nazaire         ville                humain
                France
                fleuve                                 occupation

Dunkerque       ville                humain
                France
                mer                                    rembarquement

Manille         ville                humain
                capitale
                Philippines
                île
                mer                                    occupation

Londres         ville                humain
                capitale
                Angleterre                             bombardement

Varsovie        ville                humain
                capitale
                Pologne                                extermination

Strasbourg      ville                humain
                Alsace
                France/
                Allemagne                              capitulation

Paris           ville                humain
                capitale                               occupation
                France                                 résistance

ont été

morts           mortalité            humain            excès

avoir chanté                                           excès

grand           grandeur             humain

silence                                                éternité

avons
répondu         réponse              humain            silence
                communication                          néant 

Dans cet exercice, qui peut aussi être un exercice d'enrichissement du vocabulaire, notons que les sèmes du sémantème et du classème se retrouvent au début de chaque entrée du dictionnaire, alors que les sèmes du virtuème nous sont parfois donnés par les citations; sinon, ils sont liés à la métaphorisation ou à l'histoire (ici, celle de la Deuxième Guerre mondiale). Les sèmes des verbes et des adjectifs peuvent en partie être identifiés par les noms dérivés ou ceux dont ils dérivent; parfois, ces noms se terminent par le suffixe "té". Pour les verbes et les adjectifs, il est souvent possible de déterminer s'il y a le sème "activité" ou le sème "passivité".

Dans la première séquence de ce poème, au niveau du classème, il y a une opposition systématique entre l'inanimé et l'animé (humain ou non); au début et à la fin de la deuxième séquence, s'affirme l'humain, mais l'inanimé domine au milieu; la troisième séquence est dominée par l'humain, les villes de l'humanité, et par leur destruction due à la guerre.

Dans la première séquence, nous sommes en mesure d'identifier l'isotopie militaire ou guerrière de l'activité et de la passivité, l'isotopie géométrique ou géographique de la surface (dimension, étendue, rondeur) et du volume (sphère), ainsi que l'isotopie géologique de la terre et de l'eau, du minéral. Dans cette séquence, prédomine la dysphorie. Dans la deuxième séquence, l'isotopie géométrique ou géographique et l'isotopie géologique se maintiennent; apparaît l'isotopie musicale du chant; la dysphorie succède à l'euphorie. Dans la troisième séquence, il y a fusion de l'isotopie guerrière et de l'isotopie géographique dans l'isotopie de la destruction des villes; mais l'isotopie musicale du chant des Morts est relayée par l'isotopie anti-musicale du silence des Vivants : là aussi, la dysphorie succède à l'euphorie et elle triomphe finalement.

Au niveau de la structure axiologique figurative, les quatre éléments de la nature sont à peu près également représentés, de l'espace céleste du feu et de l'air à l'espace terrestre de la terre et de l'eau, en passant par l'espace souterrain des cadavres des soldats morts à la guerre : invités par le titre du recueil et au-delà du titre du poème, nous pouvons y soupçonner les «rivages de l'homme»...

Au niveau du sociolecte, l'isotopie géologique et l'isotopie anti-musicale du silence sont associées négativement à la Nature des Vivants (= non-Culture), tandis que l'isotopie musicale du chant est associée positivement à la Culture des Morts (= non-Nature). Au niveau de l'idiolecte, il y a inversion des valeurs : à la Mort, est associé négativement le silence des Vivants (= non-Vie), alors qu'à la Vie, est associé positivement le chant des Morts (= non-Mort).

«Ô Terre Ô Terre», du silence des morts triomphe celui des Vivants, car «nous n'avons rien répondu»...

EXERCICE

Faites l'analyse des isotopies et des axiologies du poème suivant :

Roland Giguère

[Poète québécois né en 1929]

L'Âge de la parole

(1965)

LA MAIN DU BOURREAU FINIT TOUJOURS

PAR POURRIR

                    Grande main qui pèse sur nous
                    grande main qui nous aplatit contre terre
                    grande main qui nous brise les ailes
                            grande main de plomb chaud
                            grande main de fer rouge

                    grands ongles qui nous scient les os
                    grands ongles qui nous ouvrent les yeux
                            comme des huîtres
                    grands ongles qui nous cousent les lèvres
                            grands ongles d'étain rouillé
                            grands ongles d'émail brûlé

                    mais viendront les panaris
                    panaris
                    panaris

                    la grande main qui nous cloue au sol
                    finira par pourrir
                    les jointures éclateront comme des verres de cristal
                    les ongles tomberont

                    la grande main pourrira
                    et nous pourrons nous lever pour aller ailleurs.

F) LES ACTANTS

Si les étudiants ne sont pas familiers avec l'analyse syntaxique, il est nécessaire de leur faire étudier les fonctions et les jonctions de l'énoncé; ils seront ainsi en mesure d'étudier le texte non seulement comme poème, mais aussi comme récit, comme récit et rythme et donc comme voix. Ils doivent être capables de séparer le poème en énoncés complexes et de diviser ceux-ci en énoncés simples. L'énoncé simple est la réunion d'un noyau syntaxique (ou d'un "nucléus") et d'éléments marginaux, qui ne sont pas essentiels ou ne sont pas indispensables pour le groupe nominal et pour le groupe verbal. Le noyau est la réunion de la base et du prédicat. La base est le sujet de la phrase; c'est un nom ou un pronom. Le prédicat est ce qui est dit du sujet par le verbe et l'objet.

Les principaux sujets et le principal objet constituent les acteurs, c'est-à-dire des figures (visages ou images) jouant un rôle; un acteur n'est pas nécessairement une personne ou un personnage : ce peut être une chose, un objet ou un concept. Un acteur qui agit est un agent : c'est un sujet; un acteur qui subit est un patient : c'est un objet ou un sujet. Généralement, il y a lutte d'un agent principal contre un autre agent principal pour la conquête du principal patient; la quête ou la recherche du patient par les agents est un parcours narratif, où il peut y avoir manipulation (ruse, séduction, etc.) et sanction (rétribution ou punition, justice ou vengeance).

L'actance est l'action ou le rôle que jouent les verbes : les deux principaux rôles sont la transitivité (avoir l'objet) et l'intransitivité (être le sujet). La valence est la puissance d'attraction ou de répulsion de l'objet par le verbe; c'est la valeur de la valeur : c'est l'investissement thymique. L'actant est la réunion (syntaxique et sémantique : grammaticale ou sémiotique) d'acteurs et de valeurs (actance et valence); les valeurs sont prises en charge par les acteurs dans les parcours narratifs. Les cinq principaux actants sont : le Destinateur, l'Objet de valeur, le Sujet, l'anti-Sujet et le Destinataire.

Le Destinateur est un actant-agent; il désigne et assigne l'Objet de valeur au Sujet et il fixe la valeur de l'Objet de valeur; il manipule le Sujet ou l'anti-Sujet au profit du Destinataire, qui est l'actant-patient qui bénéficie de l'Objet ou profite de l'action du Sujet et à qui est donc destiné l'Objet de valeur par le Destinateur; le Destinateur sanctionne positivement (par la rétribution) ou négativement (par la punition) l'action du Sujet. Souvent le Destinateur est présupposé ou il apparaît au début du texte (dans le temps), alors que le Destinataire apparaît à la fin (dans l'espace). L'Objet de valeur est l'actant-patient qui est la passion du Sujet; c'est un actant transi par un maximum de valeurs, par beaucoup d'isotopies. Le Sujet ou l'anti- Sujet est un actant-agent qui est en quête (enquête, requête, conquête) de l'Objet de valeur; si le Sujet est aussi Destinataire, c'est un archi-actant.

Le Destinateur et donc l'Objet de valeur appartiennent à l'univers transcendant des valeurs établies par le savoir; le Sujet, l'Objet de valeur, l'anti-Sujet et le Destinataire appartiennent à l'univers immanent des valeurs à établir ou à rétablir par le pouvoir et par le vouloir; l'Objet de valeur est donc central ou capital puisqu'il appartient à ces deux univers : il est (à) l'origine... Le schéma actantiel est la confrontation (contractuelle et/ou conflictuelle) des divers actants du récit (ou de l'énoncé). Le récit est l'archigenre ou l'architexte; c'est la grammaire du sens : la narrativité et la discursivité (ou la langue et le discours). Le parcours génératif est le schéma du récit.

APPLICATION

Gaston Miron

[Poète québécois : 1928-1996]

L'homme rapaillé

(1970)

LA BRAISE ET L'HUMUS

               Rien n'est changé de mon destin mes camarades
               le chagrin luit toujours d'une mouche à feu à l'autre
               je suis taché de mon amour comme on est taché de sang
               mon amour mon amour fait mes murs à perpétuité

               un goût d'années d'humus aborde à mes lèvres
               je suis malheureux plein ma carrure, je saccage
               la rage que je suis, l'amertume que je suis
               avec ce boeuf de douleurs qui souffle dans mes côtes

               c'est moi maintenant mes yeux gris dans la braise
               c'est mon coeur obus dans les champs de tourmente
               c'est ma langue dans les étages des nuits de ruche
               c'est moi cet homme au galop d'âme et de poitrine

               je vais mourir comme je n'ai pas voulu finir
               mourir seul comme les eaux mortes au loin
               dans les têtes flambées de ma tête, à la bouche
               les mots corbeaux de poèmes qui croassent
               je vais mourir vivant dans notre empois de mort

Remarquons tout de suite que seul le premier vers commence par une majuscule dans ce poème de quatre strophes et de 17 vers libres; il n'y a pas de point final, mais il y a deux virgules dans la deuxième strophe et une dans la quatrième. Nous pouvons diviser ce poème en deux séquences, la première comprenant les deux premières strophes et la seconde comprenant les deux dernières. Notons aussi le parallélisme de la troisième strophe.

L'analyse syntaxique des énoncés peut se faire comme suit :

                    ÉNONCÉS SIMPLES

NOYAUX SYNTAXIQUES ÉLÉMENTS MARGINAUX BASES PRÉDICATS SUJETS VERBES OBJETS I Rien n'est changé de mon destin ma mère mes camarades le chagrin luit toujours d'une mouche à feu à l'autre je suis taché de mon amour (comme) on est taché de sang mon amour mon amour fait mes murs à perpétuité un goût d'années d'humus aborde à mes lèvres je suis malheureux plein ma carrure je saccage la rage que je suis l'amertume que je suis (avec) ce boeuf de douleurs qui souffle dans mes côtes II c' est moi maintenant mes yeux gris dans la braise c' est mon coeur obus dans les champs de tourmente c' est ma langue dans les étages des nuits de ruche c' est moi cet homme au galop d'âme et de poitrine je vais mourir (comme) je n'ai pas voulu finir mourir seul (comme) les eaux mortes au loin [comparaison] dans les têtes flambées de ma tête à la bouche les mots corbeaux de poèmes qui croassent je vais mourir vivant dans notre empois de mort

Il nous faut immédiatement remarquer le très petit nombre d'objets : "mes murs", "la rage que", "l'amertume que" et "les mots corbeaux de poèmes"; ce qui peut avoir pour effet de leur accorder une plus grande importance. Nous avons associé les adverbes aux verbes, ainsi que les attributs (noms ou adjectifs) aux sujets qu'ils caractérisent par la copule "être". Nous constatons que les éléments marginaux sont presque tous des compléments d'espace et qu'ils se rapprochent aussi par leur parallélisme syntaxique : "dans..." Par ailleurs, il y a une ambiguïté sémantique dans la deuxième strophe : "suis" peut être le présent du verbe "être" ou du verbe "suivre" [il y a une telle ambiguïté au tout début de «Ballade d'un enfant qui va mourir» d'Anne Hébert] . De même, il nous semble impossible de déterminer si "vivant" est adjectif verbal ou participe présent; mais, étant donné que c'est un vers de douze pieds, il serait sans doute possible de considérer "vivant" comme un adjectif verbal précédant la césure et faisant ainsi partie du premier hémistiche.

Pour l'analyse des acteurs, retenons d'abord qu'un agent peut être sujet et qu'un patient peut être objet ou sujet; retenons aussi qu'un acteur représente des valeurs. Voici ce que nous proposons en identifiant les actants par une majuscule initiale :

ACTEURS                       VALEURS                       ACTANTS

ma mère                       destin                        Destinateur : 
mes camarades                 chagrin
                              temps                         Finitude
                              végétalité                    (braise/humus)

les mots                      langue                        Objet
corbeaux de poèmes            animalité                     de valeur :
                              poésie                        Poésie

locuteur ("je")               amour                         Sujet :
cet homme                     sang
                              malheur
                              ravage
                              corps
                              coeur                           
                              tourmente
                              défaut                        Vie

boeuf de douleurs             tache (faute)                 anti-Sujet :
                              douleur
                              souffle
                              maladie
                              rage
                              amertume                       
                              solitude                      Mort

empois                        humanité                      Destinataire :
                                                            Éternité
                                                            ("mourir vivant") 

La Finitude destine la Poésie à l'Éternité ou à l'immortalité et elle l'assigne à la Vie comme Objet de valeur; mais pour celui dont la destinée est de s'adonner ou de s'abandonner à la poésie comme à l'amour, la Vie est synonyme de malheur, car il n'y a pas de Vie sans Mort : c'est la définition, la destination même, de la Finitude. Cela correspond à la présomption d'isotopie que nous retrouvons déjà dans le titre : la braise est du «bois réduit en charbons ardents» et l'humus est de la «terre formée par la décomposition des végétaux; terre brune ou noirâtre qui est à la surface de la terre» [Le Petit Robert 1]. La braise est le retour du bois (végétal) au charbon (minéral), mais il peut encore servir de combustible ou d'«argent monnayé» [deuxième entrée du même terme dans Le Petit Robert 1] pour l'humain (animal); l'humus est aussi le retour du végétal au minéral, de l'animé à l'inanimé, à la mort, mais il est en même temps nouveau commencement de la vie. L'humus est au végétal ce que la braise est à l'animal : l'humain est à la fois humus -- la source ou la couche du plaisir (passif, patient) -- et braise -- l'ardeur ou la couleur du désir (actif, agent)...

De la transition de la première séquence à la seconde, il y a ainsi inversion des contenus : «le boeuf de douleurs qui souffle dans mes côtes» (l'anti-Sujet), «c'est moi maintenant» (le Sujet)!

EXERCICE

À partir de l'analyse syntaxique des énoncés, faites l'analyse des actants du poème suivant :

Jean-Paul Filion

[Poète québécois né en 1927]

Demain les herbes rouges

(1962)

DEMAIN LES HERBES ROUGES

               J'ai le mal d'homme comme on traîne une blessure
               J'ai le mal de ciel et celui d'enfer
               Mais l'espace a créé sa forge d'étoiles
               Qui viendra souffler sur mon épouvante
                      Demain les herbes rouges

               Il a venté sur ma joie en poussière
               Et j'attends de l'univers un nouveau dialogue
               J'ai l'amour en cascade le bon Dieu au rancart
               M'occupant à jeter un pont sur le matin
                      Demain les herbes rouges

               J'abhorre les esprits les magies les phantasmes
               Mon regard famélique n'est plus à la table des astres
               Contre la moire des sources vertigineuses
               Je veux mordre mon pain d'écorce et de terreau
                      Demain les herbes rouges

               J'offre mes larmes ténébreuses à dévorer par le feu
               Que le jour engouffre mes neiges et mes nuits
               Mon coeur n'est plus gisant sous la cognée du soleil
               Qui entre blondir le pays que j'habite
                      Demain les herbes rouges.

G) L'INVERSION DES CONTENUS

Un texte est généralement divisé en deux ou trois séquences principales : la séquence initiale, la séquence centrale et la séquence finale, la séquence centrale pouvant chevaucher les deux autres ou servir de transition de la première à la dernière. Dans la séquence initiale, il y a une épreuve qualifiante si elle n'est pas déjà présupposée, si elle ne précède pas le texte; l'épreuve qualifiante est le lieu de l'acquisition de la compétence, du savoir-faire, par le Sujet. Il peut alors y avoir manipulation, c'est-à-dire ruse ou mission, séduction ou mensonge, du Sujet par le Destinateur initial (manipulateur). Dans la séquence initiale, une situation de manque apparaît : un défaut ou une imperfection, une insuffisance, est à liquider. Vers la fin de la séquence centrale, il y a une épreuve décisive, c'est-à-dire une épreuve qui donne lieu à la performance du Sujet et à la confrontation du Sujet et de l'anti-Sujet; il y a ainsi passage à l'acte, action ou faute en vue de la liquidation du manque ou du défaut. La séquence finale, qui peut être très courte, est caractérisée par l'épreuve glorifiante, qui est l'épreuve qui donne lieu à la sanction de l'action du Sujet par le Destinateur final (judicateur); il y a donc reconnaissance cognitive de la marque (concrète ou abstraite) du Sujet. La sanction peut être positive -- c'est alors une rétribution, une récompense -- ou négative -- c'est alors une punition collective (la justice) ou une punition individuelle (la vengeance). Dans la séquence initiale, il y a disjonction du Sujet et de l'Objet de valeur; dans la séquence finale, il y a conjonction du Sujet et de l'Objet de valeur.

Ce qui précède constitue le schéma narratif canonique du récit, qui peut être résumé ainsi : sentiment de culpabilité (défaut), passage à l'acte (faute) et compulsion de répétition (automatisme de répétition et compulsion d'aveu ou confession) ou recherche de la sanction; tout cela dans la passion de l'Objet...

Il y a inversion des contenus et donc inversion des valeurs de la séquence initiale à la séquence finale au niveau des acteurs (ou des actants), du drame [voir le schéma narratif canonique], de l'investissement thymique [voir la section A], de l'espace et du temps. Il faut distinguer le temps de la narration, qui est le temps des verbes (ou de l'énonciation), et le temps de la fiction, qui est le temps de l'histoire (ou de l'énoncé), le temps de la durée du drame (durée marquée par les dates ou par les adverbes de temps, mais aussi par le temps des verbes); il peut y avoir inversion autant au niveau du temps de la fiction que du temps de la narration.

Au niveau de l'espace, il faut distinguer, parmi les espaces partiels (présents ou absents; présents, passés ou futurs; marqués par des noms propres ou communs de lieu, par des adverbes d'espace ou par des prépositions d'espace comme "à" et "de"), les espaces hétérotopiques, qui sont des espaces centrifuges par rapport à l'Objet de valeur, des espaces environnants qui éloignent le Sujet ou l'anti-Sujet de l'Objet, et les espaces topiques qui sont des espaces centripètes par rapport à l'Objet de valeur. Les espaces hétérotopiques sont l'espace de l'ailleurs et de l'alors, l'espace de l'évasion, du voyage, de l'exil, etc.; ce sont parfois des espaces ouverts ou étrangers; les espaces topiques sont l'espace de l'ici et du maintenant.

Parmi les espaces topiques, se distinguent les espaces paratopiques, où il y a acquisition de la compétence par le Sujet (ou l'anti-Sujet), et l'espace utopique, où il y a performance du Sujet. Les espaces paratopiques rapprochent le Sujet et l'Objet de valeur, et donc aussi le Sujet et l'anti-Sujet; ce sont des espaces familiers ou originels ou c'est l'espace du milieu [cf. les trois définitions de ce terme].

L'espace utopique est le lieu central par excellence, où il y a conjonction du Sujet et de l'Objet. C'est parfois un espace fermé ou un espace surnaturel, merveilleux, céleste, aquatique, subaquatique, souterrain. L'espace utopique peut être intime (individuel ou duel) ou public (collectif); c'est un espace original ou un espace étrange (bizarre, inquiétant, angoissant, ambivalent, paradoxal ou paradisiaque). L'espace familial -- la famille, le Milieu ou la mafia -- est un espace mi-individuel mi-collectif, mais ni intime ni public.

APPLICATION

Arthur Rimbaud

[Poète français : 1854-1891]

Illuminations

(1886)

AUBE

    J'ai embrassé l'aube d'été.
    Rien ne bougeait encore au front des palais. L'eau était morte. Les camps 
d'ombres ne quittaient pas la route du bois. J'ai marché, réveillant les 
haleines vives et tièdes; et les pierreries regardèrent, et les ailes se 
levèrent sans bruit.
    La première entreprise fut, dans le sentier déjà empli de frais et blêmes 
éclats, une fleur qui me dit son nom.
    Je ris au wasserfall qui s'échevela à travers les sapins : à la cime 
argentée je reconnus la déesse.
    Alors je levai un à un les voiles. Dans l'allée, en agitant les bras. Par 
la plaine, où je l'ai dénoncée au coq. À  la grand'ville, elle fuyait parmi 
les clochers et les dômes; et, courant, comme un mendiant sur les quais de 
marbre, je la chassais.
    En haut de la route, près d'un bois de lauriers, je l'ai entourée avec ses 
voiles amassés, et j'ai senti un peu son immense corps. L'aube et l'enfant 
tombèrent au bas du bois.
    Au réveil, il était midi.

Le titre de ce poème en prose de sept paragraphes et de quatorze phrases -- nombre correspondant aux quatorze vers d'un sonnet -- est une quadruple présomption d'isotopie :

1 ) aube : «première lueur du soleil levant qui commence à blanchir l'horizon» = aurore;

2 ) aube : «vêtement ecclésiastique de lin blanc», «longue robe blanche des premiers communiants» = vêtement (sacré);

3 ) aube : «palette d'une roue hydraulique» = instrument (profane);

4 ) aube : prénom de femme (comme "Aurore" ou "Dawn").

Les deux premières entrées du Petit Robert 1 partagent le sème de la "blancheur". "Aube" est en outre un anagramme de "beau".

Le poème peut être divisé en trois séquences :

I : deux premiers paragraphes;

II : troisième, quatrième et cinquième paragraphes;

III : deux derniers paragraphes.

Ce découpage a surtout l'avantage de préserver la symétrie du poème et il peut être justifié par la forme de l'expression, plus particulièrement par la morpho-syntaxe : dans les deux premiers et les deux derniers paragraphes, la première personne est associée à des temps de verbes différents de la troisième personne, alors que dans les paragraphes du milieu, il y a confusion des personnes et des temps de verbes, surtout dans le cinquième paragraphe.

Un rapide examen des figures linguistiques nous révèle deux grands champs sémantiques : le champ sémantique du PAYSAGE INANIMÉ, c'est-à-dire l'espace et le temps regardés ou sentis par la personne, et le champ sémantique du VOYAGE ANIMÉ de la personne du regardant. Le premier champ est celui des «coordonnées spatio-temporelles» (et de l'aube-aurore) et le deuxième champ est celui des «ordonnées intensives» [cf. Deleuze et Guattari] (et de l'aube-vêtement, ainsi que de l'aube- femme). L'aube-instrument circule d'un champ à l'autre et constitue un véritable parcours narratif : à la fois un déroulement et un enroulement, un développement (dans l'atmosphère de la lumière) et un enveloppement (par les voiles de la censure) qui sont caractéristiques du travail du rêve, puisqu'il s'agit bien ici du récit d'un rêve (fictif ou non) : «Au réveil, il était midi»...

Dans la première séquence, nous assistons au passage d'un habitat humain (la ville) à un habitat non humain (la campagne) : il s'agit d'une véritable épreuve qualifiante, où le Sujet-rêveur acquiert sa compétence dans l'embras(s)ement de l'aube d'été, qui le manipule cependant et peut donc être considéré comme étant le Destinateur initial (manipulateur); il y a alors disjonction, le Sujet ignorant encore son Objet, sauf sous la lumière de l'aube d'été. Dans la deuxième séquence, plus précisément dans le paragraphe central, apparaît soudainement l'Objet de valeur : la déesse (Diane chasseresse chassée?); la fleur est une sorte d'Adjuvant, d'aide pour le Sujet, avec qui elle noue plus ou moins un contrat en lui disant son nom (de femme?).

La poursuite ou la quête se continue de l'immobilité et de la marche [première séquence] au lever -- lever du soleil, lever du lit, levier -- et à la lumière [première et deuxième séquences]. De la première à la deuxième séquence, l'eau, de morte, s'agite en cascade ("wasserfall"), dont la déesse peut être la transformation par la chevelure ("s'échevela"), du "blond" à l'"argenté(e"). Dans la troisième séquence, "lever" devient plutôt synonyme de "soulever", de "révéler ce qui est caché". Il y a retour à l'habitat humain et la grand'ville peut être considérée, même si faiblement, comme étant l'anti-Sujet.

La figure du coq est problématique : il accompagne évidemment l'aube-aurore et est donc aussi significatif du déroulement temporel du (récit du) rêve, mais étant associé à la dénonciation, il est sans doute lui aussi un Adjuvant (dont la connotation sexuelle -- vu l'homonymie avec l'anglais et étant donné l'emploi du terme allemand "wasserfall" qui nous y invite par ailleurs -- ne peut être ignorée). Cela nous renvoie aussi à la métonymie de la fin de la première séquence : "ailes" pour "oiseaux".

La (pour)suite, dans et par la course du rêveur et la fuite de la déesse, devient une véritable chasse : la performance est en branle et l'action continue, le Sujet étant encore manipulé par le Destinateur et donc par l'Objet de valeur, qui a été désigné et assigné mais qui n'est pas encore destiné. Le rêveur-mendiant est le prédateur (le regardant symbolique) de la déesse, mais il est la proie (le regardé imaginaire) de son rêve...

Dans la troisième séquence, nous sommes d'abord témoins de l'épreuve décisive : il y a confrontation puis conjonction entre le Sujet et l'Objet, dans un passage à l'acte, qui est peut-être l'acte manqué par excellence, soit l'acte sexuel [cf. Lacan]; il y a rencontre de l'aube-vêtement ("ses voiles amassés") et de l'aube-femme ("son immense corps"), au moment de l'aube-aurore ("L'aube"). Nous avons droit alors à l'épreuve glorifiante : à la chute de l'aube et de l'enfant -- l'enfant du rêveur et de la déesse ou le rêveur lui-même, mais de toute façon le Destinataire : le fils(?) du rêve et du sommeil bénéficiant de la valeur de l'Objet, de la valence --, dans une allitération de /b/ : "tombèrent au bas du bois", ces trois /b/ initiaux faisant écho au /b/ final de "aube" du titre et du texte.

Dans le dernier paragraphe, le Sujet est enfin reconnu comme tel, c'est-à-dire comme rêveur "victime" de son rêve, qui apparaît ainsi comme étant le Destinateur final (judicateur) : le temps y triomphe de l'espace, le réveil du sommeil, le midi de l'aurore (voire de l'aube). Par rétrolecture, nous pouvons supposer que le Destinateur initial présupposé était la nuit, qui est la source de la manipulation par le sommeil, donc par le rêve.

Dans la séquence initiale, il y a passage de l'euphorie à l'aphorie; dans la séquence centrale, il y a euphorie et passage de la passivité (de la déesse, en position syntaxique d'objet direct et de patient) à l'activité (du mendiant, en position de sujet et d'agent); dans la séquence finale, il y a passage de l'euphorie (du rêve) à la dysphorie (du réveil par le sujet de l'énoncé, qui est le rêveur) ou à l'aphorie (du récit du rêve par le sujet de l'énonciation, qui est le scripteur ou le lecteur).

Pour résumer jusqu'ici, nous pouvons dire que le Sujet est le Rêve (surtout ses «éléments nocturnes»), qui est le gardien du sommeil et la réalisation d'un désir sexuel : l'accouplement (les ordonnées intensives de la personne et du voyage); l'anti-Sujet est la Veille (les «restes diurnes») : le réveil (ou la réalité : les coordonnées spatio-temporelles de l'habitat et du paysage) comme avortement du Rêve; l'Objet de valeur est l'Éveil : l'aube, l'accouchement comme aube, comme naissance ou renaissance, comme seconde naissance (dans le fantasme du fils d'être son propre père, donc aussi le mari de sa mère).

Mais l'analyse des isotopies et des axiologies, donc des valeurs, nous permet d'approfondir sensiblement cette schématisation et d'ajouter un peu de "chair" au "squelette" du parcours narratif et du schéma actantiel, où apparaît cependant déjà l'inversion des contenus. Sans procéder ici -- cela a cependant été fait -- à une analyse sém(ém)ique systématique [voir l'application de la section E], nous sommes en mesure de proposer les quatre principales isotopies suivantes : l'abri (du décor et du foyer), la séduction, l'érection (architecturale et sexuelle) et la castration.

L'abri conduit à l'espace le plus intérieur, celui de la matrice; la séduction permet la conquête de l'abri : c'est la quête de l'origine (et du secret); l'érection (imaginaire), est à la fois nécessaire à l'élévation des bâtiments et au coït (ou à l'onanisme); mais il y a castration (symbolique) par le réveil, qui est le triomphe du principe de réalité sur le principe de plaisir. L'abri et la castration appartiennent au monde du réveil ou de la Veille; la séduction et l'érection appartiennent au monde du sommeil ou du Rêve.

Qui dit Rêve (et sommeil) dit imagination et imaginaire du regar et de la nuit; qui dit Veille (et réveil) dit raison et symbolique du regardant et du jour. Mais qui dit abri et séduction dit désir; qui dit érection et castration dit loi. L'Éveil (de la sexualité) est un commencement, une "illumination"; mais cette quête de l'origine -- le secret des "mystères de la vie" : d'où viennent les enfants? -- tient du fantasme : en deçà du désir objectal (homosexuel ou hétérosexuel), il y a le désir subjectal : là où le sujet est son propre objet, dans l'auto-érotisme ou le narcissisme d'avant tout fétichisme d'objet; là donc où (la passion de) l'objet est le sujet (de la passion)...

Au niveau du sociolecte, la Veille est associée négativement à la Culture et à l'espace de l'intellect (= non-Nature) : c'est un espace hétérotopique qui éloigne le rêveur de l'objet de son désir; le Rêve est associé positivement à la Nature (ou à la surnature) et à l'espace de la mémoire (= non-Culture) : c'est un espace topique, d'abord paratopique (l'habitat : la campagne et la ville, le paysage) puis utopique (le corps). Au niveau de l'univers individuel, le réveil est associé négativement à la Mort et au temps du souvenir (= non-Vie); le sommeil est associé positivement à la Vie et au temps de l'oubli (= non-Mort). Là est la véritable inversion des valeurs caractéristique de ce texte.

EXERCICE

Faites l'analyse de l'inversion des contenus d'un des poèmes qui précèdent cette section.

TEST

Faites l'analyse de l'inversion des contenus du poème suivant :

Arthur Rimbaud

[Poète français : 1854-1891]

Illuminations

(1886)

MÉTROPOLITAIN

   Du détroit d'indigo aux mers d'Ossian, sur le sable rose et orange qu'a 
lavé le ciel vineux, viennent de monter et de se croiser des boulevards de 
cristal habités incontinent par de jeunes familles pauvres qui s'alimentent 
chez les fruitiers. Rien de riche. -- La ville.
   Du désert de bitume fuient droit, en déroute avec les nappes de brumes 
échelonnées en bandes affreuses au ciel qui se recourbe, se recule et descend 
fermé de la plus sinistre fumée noire que puisse faire l'Océan en deuil, les 
casques, les roues, les barques, les croupes. -- La bataille!
   Lève la tête : ce pont de bois, arqué; ces derniers potagers; ces masques 
enluminés sous la lanterne fouettée par la nuit froide; l'ondine niaise à la 
robe bruyante, au bas de la rivière; ces crânes lumineux dans les plants de 
pois, -- et les autres fantasmagories. -- La campagne.
   Ces routes bordées de grilles et de murs, contenant à peine leurs bosquets, 
et les atroces fleurs qu'on appellerait coeurs et soeurs, damas damnant de 
langueur, -- possessions de féeriques aristocraties ultra-rhénanes, Japonaises, 
Guatanies, propres encore à recevoir la musique des anciens, -- et il y a des 
auberges qui, pour toujours, n'ouvrent déjà plus; -- Il y a des princesses, et 
si tu n'es pas trop accablé, l'étude des astres. -- Le ciel.
   Le matin où, avec Elle, vous vous débattîtes parmi ces éclats de neige, ces 
lèvres vertes, ces glaces, ces drapeaux noirs et ces rayons bleus, et ces 
parfums pourpres du soleil des pôles. -- Ta force.

H) L'ISOMORPHISME

En guise de conclusion, il convient de s'attarder à la fonction poétique, qui est la fonction de communication centrée sur le message en tant que tel et qui est ainsi la projection du principe d'équivalence de l'axe (paradigmatique) de sélection sur l'axe (syntagmatique) de combinaison ou de succession. La fonction poétique domine le poème, le slogan publicitaire ou politique, le proverbe et la chanson; elle est la dominante de la poésie. Le principe d'équivalence est la redondance ou la répétition à l'intérieur d'une forme, le parallélisme d'une forme à l'autre et l'homologation d'un plan par un autre : il y a isomorphisme de la forme de l'expression et de la forme du contenu, mais il y a non-conformité du plan de l'expression et du plan du contenu, à cause de la substance de l'expression ou du contenu. L'isomorphisme est la conformité entre les deux formes dont il a été question jusqu'ici.

L'axe paradigmatique (ou vertical) du "ou... ou" est l'axe de la disjonction, de la substitution, de la commutation, de l'opposition (ou des contraires) : c'est le système des corrélations qui constituent, dans la réciprocité ou l'interdépendance, une taxinomie, une nomenclature, un catalogue, un alphabet de l'ordre d'un lexique, d'un vocabulaire, d'un dictionnaire. C'est l'axe de la similarité ou de la dissimilarité, de la compacité et de la rigidité (des maillons d'une chaîne), ainsi que l'axe des distinctions et des dénominations. L'axe syntagmatique (ou horizontal) du "et... et" est l'axe de la conjonction, de la consécution, de la permutation, de l'apposition (ou des contrastes) : c'est le procès ou la chaîne des relations qui constituent une combinatoire ou une algèbre de l'ordre d'une grammaire. C'est l'axe de la contiguïté et de la continuité, de la linéarité et de l'élasticité, ainsi que l'axe des définitions.

Une équivalence corrélative est une conformation, alors qu'une équivalence relationnelle est une transformation. Une conformation peut être phonologique (phonématique ou prosodique, métrique ou rythmique, mélodique ou harmonique), morphologique, lexicale ou rhétorique; une transformation peut être morpho-syntaxique ou syntactico-sémantique (comme une isotopie). Une équivalence (ressemblance ou dissemblance, identité ou différence) au niveau d'une séquence est une correspondance. Une correspondance d'une séquence à l'autre est un couplage : une correspondance est intrasegmentale ou intraséquentielle, tandis qu'un couplage est suprasegmental ou supraséquentiel.

Un couplage entre conformations, entre transformations ou entres conformations et transformations est un effet de sens. Un effet de sens est produit ou construit par la redondance, par le parallélisme (ou la réitération) ou par l'ambiguïté (ou la réification) et par l'homologation, qui est l'envers de la ponctuation : c'est une méthode[...]

La signifiance est l'intersection de la communication (la fonction poétique), de la signification (la grammaire : la forme de l'expression et la forme du contenu) et de l'énonciation (l'affectivité du sujet, la subjectivité); c'est la signature du sens. Le sens est monde et langage, affect et représentation; il est communication, signification et énonciation : grammaire, signifiance et signature.

La poésie est la rencontre du poème (qui est un (archi)genre particulier et un récit singulier), de la littérature (qui est un système esthétique et un régime socio-historique impliquant un récit constitutionnel et un discours institutionnel) et de la fonction poétique (qui est un registre rhétorique). La poésie ne se confond ni avec le vers ou le poème, ni avec la littérature ou l'art. Elle convoque, invoque, évoque ou provoque les (archi)discours lyrique, épique, dramatique et/ou tragique du système esthétique. Elle est l'essence -- l'immanence! -- de la parole, qui est l'essence du langage...

EXAMEN FINAL

Faites l'analyse de la forme de l'expression et de la forme du contenu d'un des poèmes qui précèdent (mais choisi par le professeur au moment de l'examen).

BIBLIOGRAPHIE

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