Voltaire, Micromégas (1752)
Dialogue entre un visiteur géant extraterrestre, de l'étoile Sirius,
et des savants humains.
CHAPITRE SEPTIEME
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CONVERSATION AVEC LES HOMMES
« O atomes intelligents, dans qui l'Etre éternel s'est plu à manifester
son adresse et sa puissance, vous devez sans doute goûter des joies bien
pures sur votre globe : car, ayant si peu de matière, et paraissant tout
esprit, vous devez passer votre vie à aimer et à penser; c'est la
véritable vie des esprits. Je n'ai vu nulle part le vrai bonheur; mais
il est ici, sans doute. » A ce discours, tous les philosophes secouèrent
la tête; et l'un d'eux, plus franc que les autres, avoua de bonne foi
que, si l'on excepte un petit nombre d'habitants fort peu considérés,
tout le reste est un assemblage de fous, de méchants et de malheureux. «
Nous avons plus de matière qu'il ne nous en faut, dit-il, pour faire
beaucoup de mal, si le mal vient de la matière; et trop d'esprit, si le
mal vient de l'esprit. savez-vous bien, par exemple, qu'à l'heure où je
vous parle, il y a cent mille fous de notre espèce, couverts de
chapeaux, qui tuent cent mille autres animaux couverts d'un turban, ou
qui sont massacrés par eux, et que, presque sur toute la terre, c'est
ainsi qu'on en use de temps immémorial? » Le Sirien frémit, et demanda
quel pouvait être le sujet de ces horribles querelles entre de si
chétifs animaux. « Il s'agit, dit le philosophe, de quelque tas de boue
grand comme votre talon. Ce n'est pas qu'aucun de ces millions d'hommes
qui font égorger prétende un fétu sur ce tas de boue. Il ne s'agit que
de savoir s'il appartiendra à un certain homme qu'on nomme
Sultan, ou à un autre qu'on nomme, je ne sais pourquoi,
César. Ni l'un ni l'autre n'a jamais vu ni ne verra jamais le
petit coin de terre dont il s'agit; et presque aucun de ces animaux, qui
s'égorgent mutuellement, n'a jamais vu l'animal pour lequel ils
s'égorgent. »
-- Ah ! malheureux ! s'écria le Sirien avec indignation, peut-on
concevoir cet excès de rage forcenée ! Il me prend envie de faire trois
pas, et d'écraser de trois coups de pied toute cette fourmilière
d'assassins ridicules.
-- Ne vous en donnez pas la peine, lui répondit-on; ils travaillent
assez à leur ruine. Sachez qu'au bout de dix ans, il ne reste jamais la
centième partie de ces misérables; sachez que, quand même ils n'auraient
pas tiré l'épée, la faim, la fatigue ou l'intempérance, les emportent
presque tous. D'ailleurs, ce n'est pas eux qu'il faut punir, ce sont ces
barbares sédentaires qui du fond de leur cabinet ordonnent, dans le
temps de leur digestion, le massacre d'un million d'homme, et qui
ensuite en font remercier Dieu solennellement.
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vocabulaire (de l'Académie de Rouen), cliquez ici (paragraphes 7.1, 7.2, 7.3).
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