L'action sociale et la doctrine sociale de l'Église

La carrière extraordinaire de Saint Vincent de Paul témoigne de la puissance de la foi chrétienne lorsqu'il s'agit de venir en aide aux pauvres, aux prisonniers, et aux autres laissés-pour-compte de la société. Elle reste une inspiration presque sans égale jusque dans notre vingt-et-unième siècle, avec tous les défis que nous adresse le monde d'aujourd'hui. Vincent de Paul a compris que l'amour et la compassion sont au coeur même du message de Jésus-Christ et de la foi chrétienne, qu'en effet la vraie spiritualité n'est pas une simple préoccupation pour l'épanouissement spirituel de l'individu et un chemin vers le salut du seul « moi », mais qu'elle s'oriente plutôt vers l'autre et trouve son accomplissement dans l'effacement de l'intérêt personnel et dans le dévouement à l'autre. Comme l'affirme notre Seigneur, ce n'est qu'en nous reniant nous-mêmes que nous pouvons le suivre (Luc 9 :23)

Cependant, l'autre n'existe pas dans un vide ; il existe dans ce tissu complexe de relations humaines qu'on appelle la société. Visiblement, la pauvreté est un problème de société. Cette observation amène deux conséquences pour le chrétien. D'abord, le secours porté par le croyant à l'individu en détresse s'effectuera le plus souvent dans un contexte social et institutionnel : toute la vie de Saint Vincent de Paul en est l'illustration exemplaire. Deuxièmement, travailler contre la pauvreté entraîne nécessairement une analyse des conditions sociales qui ont donné naissance à cette pauvreté, accompagnée d'une action qui vise à changer ces conditions.

Il y a donc deux volets également indispensables de l'action sociale chrétienne. Il y a d'un côté l'aide immédiate qu'on doit offrir à ceux et à celles qui souffrent, c'est-à-dire la compassion ou la charité, et il y a de l'autre côté la critique morale des structures socio-économiques, et l'engagement chrétien dans la vie collective qui découle de cette critique. Dans la tradition catholique nous avons l'habitude d'appeler ce deuxième volet la doctrine sociale de l'Église.

Je me propose de parler de trois moments dans l'interaction de ces deux éléments formateurs de l'action sociale chrétienne, celui d'abord de l'Évangile, celui ensuite de la tradition catholique et du magistère, et celui enfin de la situation d'aujourd'hui et des défis de l'avenir.

1. L'action sociale et l'Évangile

Notre Seigneur Jésus-Christ fut un juif pratiquant, et son discours, aussi novateur et aussi universel qu'il soit, est fermement ancré dans la tradition millénaire du peuple d'Israël. C'est pour cela que la Bible hébraïque des Juifs, que nous appelons l'Ancien Testament, fait depuis toujours partie de notre Bible chrétienne. Le message de Jésus s'inscrit en particulier dans la mouvance des prophètes d'Israël. À la différence de la plupart des autres cultes de l'antiquité, la morale de la religion israélite est imprégnée d'une préoccupation pour les opprimés, les pauvres, les veuves, les orphelins et les étrangers. Les prophètes comme Isaïe, Jérémie, Amos, Ézéchiel, Michée, et Habaquq ont bien compris que la pauvreté est un problème d'organisation sociale, et que si les uns sont pauvres c'est parce que les autres sont riches. Leurs fréquentes condamnations des dirigeants économiques, politiques et religieux sont sans appel. Écoutons à titre d'exemple la parole du Seigneur exprimée par le prophète Ézéchiel :

« Les princes sont comme un lion rugissant qui déchire sa proie. Ils ont dévoré les gens, pris les richesses, multiplié les veuves. Les prêtres ont violé mes lois. Les chefs, au milieu de la ville, sont comme des loups qui déchirent leur proie, faisant périr les gens pour voler les biens » (23:24-27).

Jésus lui-même a eu pour mission d'être l'incarnation de la parole de Dieu et d'annoncer aux êtres humains leur salut, c'est-à-dire leur libération de la condition désordonnée dans laquelle ils vivent, ou de ce qu'on appelle le péché. Pour ce faire Jésus a recours à un concept de la religion juive, celui du Royaume ou du Règne de Dieu. L'avènement du Règne de Dieu est le coeur même de l'enseignement de Jésus. Toutes ses paraboles, tous ses dictons et maximes, toutes ses prières annoncent le nouveau Royaume de Dieu. Et dans cette image du Royaume la condamnation des riches et la promesse de salut aux opprimés occupent une place tout à fait centrale. Ainsi, dans ses béatitudes Jésus proclame que les pauvres seront heureux, car le Royaume de Dieu est à eux, mais que pour les riches, qui ont déjà leur consolation, ce Royaume ne réserve que le malheur (Luc 6:20,24).

Avant même sa naissance, la mère de Jésus, selon la tradition, interpréta la mission de son fils en des termes prophétiques : le Tout-Puissant qui avait accordé la maternité du Messie à la jeune Sainte Marie est le même qui « a renversé les potentats de leurs trônes et élevé les humbles », qui « a rassasié de biens les affamés et renvoyés les riches les mains vides. » D'après l'évangile de Luc, Jésus inaugura son ministère dans la synagogue de Nazareth avec une lecture de textes bibliques où il affirma justement : « [Le Seigneur] m'a envoyé apporter la bonne nouvelle aux pauvres, annoncer aux captifs la délivrance, ... rendre la liberté aux opprimés » (4:18). L'Évangile, la bonne nouvelle, est donc en tout premier lieu un message de libération adressé aux pauvres et aux opprimés.

Dans le message de Jésus nous trouvons deux motifs récurrents concernant les richesses. Le premier, c'est que pour aimer Dieu et pour être un disciple de Jésus il faut partager ses richesses avec les pauvres et aider les affligés : « À qui te demande, donne » (Matt. 5 :42), « Que celui qui a deux tuniques partage avec celui qui n'en a pas » (Luc 3 :11), « J'ai eu faim et vous m'avez donné à manger, j'ai eu soif et vous m'avez donné à boire, j'étais nu et vous m'avez vêtu » (Matt. 25 :35-36).

Le deuxième motif, c'est l'incompatibilité entre la possession de richesses et la foi chrétienne. Jésus résume ce principe dans un bref dicton qui dit tout : « Il est plus facile à un chameau de passer par le trou de l'aiguille qu'à un riche d'entrer dans le Royaume de Dieu » (Marc 9 :23), même si, bien évidemment, pour Dieu tout est possible. Ainsi Jésus n'hésite pas à dire directement aux riches de se débarrasser de leur propriété, comme à cet homme fortuné qui lui a demandé ce quil fallait faire pour avoir la vie éternelle (Marc 10 :17-12, cf. la parabole du riche et le pauvre Lazare, Luc 16 :19-26)

La doctrine et la pratique évangéliques concernant les richesses sont restées des valeurs cardinales dans la vie de l'Église primitive. En effet, selon les Actes des apôtres, les premiers chrétiens à Jérusalem ont vendu leurs propriétés pour tout mettre en commun (2 :43-46). Parmi les écrits canoniques de la jeune Église chrétienne, c'est l'épître de Saint Jacques qui se penche le plus longuement sur cette question, sur un ton acerbe qui rappelle les prophètes d'Israël. Pour Saint Jacques, la foi de celui qui ne donne pas aux pauvres de quoi manger et de quoi se vêtir est une foi morte (2 :14-17). « Les riches ! Pleurez, hurlez, sur les malheurs qui vont vous arriver », crie-t-il, tout en faisant un lien explicite entre les possessions des nantis et leur exploitation de leurs ouvriers.

2. La doctrine sociale de l'Église

Au cours et au-delà du Moyen Âge les évêques, y compris le souverain pontife, se sont alliés avec les classes régnantes en Europe, et souvent ils étaient eux-mêmes des princes séculiers. Dans ces circonstances l'enseignement évangélique sur la richesse et la pauvreté s'est exprimé principalement dans les monastères et les ordres religieux, et il s'est épanoui dans la vie exemplaire de personnes comme Saint François d'Assise. En même temps la théologie normative de l'époque, représentée par saint Thomas d'Aquin, insistait sur le bien commun, plutôt que l'enrichissement personnel, comme but et le fondement de l'activité économique.

Avec l'essor du capitalisme industriel et les changements profonds dans la société qui s'en sont suivis en Europe et en Amérique, les nouvelles classes dominantes et l'État libéral qui les soutenait ont adopté une idéologie qui ne laissait guère de place pour la tradition et les valeurs chrétiennes. L'alliance historique entre le trône et l'autel, entre les classes régnantes et les autorités ecclésiastiques, fut ainsi rompue. Au XIXe siècle, donc, et surtout avec l'encyclique Rerum Novarum du pape Léon XIII de 1891, l'Église catholique commence à réagir contre les effets néfastes du libéralisme économique et l'exploitation de la nouvelle classe ouvrière.

Les événements tragiques du XXe siècle, comme le colonialisme, les terribles guerres mondiales, la dépression des années trente et les autres crises économiques, la menace de l'arme nucléaire, l'appauvrissement du Tiers Monde, et, vers la fin du siècle, l'accroissement de la précarité et de la pauvreté non seulement dans les pays du sud mais aussi dans les pays du nord, conséquence de l'expansion mondiale d'un nouveau type de libéralisme économique, ont occasionné l'élaboration par le magistère de l'Église de sa doctrine sociale moderne. Ce processus s'est opéré à plusieurs niveaux de l'Église institutionnelle, à celui du Saint Siège d'abord, mais aussi à celui du Conseil écuménique avec le Concile du Vatican II, et à celui des conférences nationales et même régionales d'évêques. Bien sûr, il ne faut pas oublier le travail important accompli dans ce domaine par les théologiens, comme par exemple Gregory Baum au Canada.

C'est le pape Jean XXIII qui, avec ses encycliques Mater et Magistra de 1961, sur le progrès social, et Pacem in Terris de 1963, sur le désarmement et la paix, qui est le père de la doctrine sociale catholique contemporaine. La contribution du pape Jean-Paul II à cette doctrine est néanmoins considérable. On peut citer en particulier ses encycliques Laborem Exercens (1981), Sollicitudo Rei Socialis (1987) et Centesimus Annus (1991). Il faut noter aussi l'importante Instruction sur la liberté chrétienne de 1986, où se précisa la version de la théologie de la libération officialisée par le Vatican.

Dans la doctrine sociale de l'Église d'aujourd'hui, deux thèmes se distinguent par leur importance. Le premier est « l'option préférentielle pour les pauvres », et le deuxième est le rejet formel de ce que l'Église appelle l'économisme, concept proche de celui d'économie de marché.

Le principe de l'option préférentielle pour les pauvres a été formulé par l'assemblée des évêques latino-américains en 1968, et intégré par la suite dans le discours et les documents officiels de l'Église universelle. D'après ce principe, l'action de l'Église doit privilégier la défense des pauvres, et promouvoir des changements structurels dans la société (Instruction, p.17).

Quant à la lutte contre l'économisme, dans sa doctrine officielle l'Église s'oppose à toute pratique et à tout système économique qui est axé sur la production, la rentabilité et l'efficacité économique plutôt que sur la personne humaine. C'est le thème principal de l'encyclique Laborem Exercens de Jean Paul II.. Dans ce document Jean Paul affirme que le droit à la propriété privée est toujours subordonné à celui de l'usage commun, à la destination universelle des biens, et il préconise la copropriété sociale des moyens de production. Ici et dans les autres documents contemporains du magistère sur la question sociale, plusieurs concepts sont mis en valeur : la priorité du travail par rapport au capital, l'opposition à toute forme d'individualisme social ou politique, la primauté des personnes par rapport aux structures, la nécessité d'une transformation culturelle, et la solidarité nationale et internationale.

Depuis les années 1960, les Églises nationales et locales s'adonnent à mettre en pratique à leur niveau l'enseignement social de l'Église universelle. Au Canada, l'épiscopat national a rappelé aux fidèles, dans sa lettre pastorale de 1976 De la parole au geste, que pour les catholiques l'action sociale n'est pas une activité facultative. En plus d'encourager l'action caritative d'associations comme la Société Saint Vincent de Paul, l'Église canadienne est intervenue dans de nombreux dossiers portant sur des problèmes de société : sur les droits de la personne, sur les autochtones, sur le chômage, sur le développement régional, sur les rapports entre le Canada et les sociétés du Tiers Monde, etc. Ici dans les provinces atlantiques, les évêques de la région ont publié leur appel Pour bâtir un royaume de Justice, où ils ont accentué le rapport entre l'aide sociale et la doctrine sociale de l'Église. Ils se sont engagés à identifier les victimes du système économique, à les accueillir dans les conseils de l'Église, à analyser les structures de la disparité régionale, à travailler à la construction d'une société plus juste, et à s'associer à d'autres groupes en lutte pour la justice sociale.

3. La situation actuelle et les perspectives d'avenir.

En guise de conclusion, venons-en à la situation d'aujourd'hui et à celle de l'avenir. Les défis auxquels nous devons faire face aujourd'hui sont énormes, tant les défis qui concernent l'aide humanitaire que ceux qui concernent la réponse de la communauté ecclésiale devant l'idéologie dominante et devant des crises à l'échelon mondial.

Depuis un quart de siècle maintenant nous avons assisté à un processus socio-économique caractérisé précisément par ce capitalisme ultralibéral si longtemps redouté et condamné par l'Église : érosion de l'État et de ses services sociaux, privatisations, domination de l'économie mondiale par une poignée d'entreprises libérées des entraves de l'État national et vouées à la seule poursuite des profits, transferts de la production et même des services à des zones à faibles salaires, compression du personnel dans le secteur public comme dans le secteur privé, concentration de la richesse aux mains d'une petite classe minoritaire, paupérisation d'une partie de la classe moyenne et augmentation du nombre de personnes dans le besoin.

À tout cela il faut ajouter les deux principaux problèmes qui affligent notre planète, une crise écologique mondiale qui s'avère littéralement catastrophique, et un état de guerre permanente qui va de pair avec la domination du monde par une petite classe d'hommes riches qui dépend en partie d'une vaste industrie d'armement. En même temps notre Église devient, pour ce qui concerne les catholiques pratiquants, de plus en plus vieille et de moins en moins nombreuse. Cette conjoncture ne fait-elle pas de l'action sociale de l'Église une tâche particulièrement ardue ? Quelles pistes y a-t-il donc à suivre à l'avenir ? Faut-il, par exemple, nous allier davantage avec d'autres groupes, d'autres religions, d'autres philosophies, d'autres associations, afin de pouvoir mieux relever les incroyables défis qui nous sont communs à nous tous ?

James MacLean

Discours prononcé lors du congrès national de la Société Saint Vincent de Paul du Canada, 22.06.2006

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