Cependant, la situation a changé. Les écoles secondaires mettent l'accent plutôt sur le français oral, quotidien et communicatif, les élèves arrivent à l'université dépourvus de notions de base en grammaire, en histoire et en géographie, et s'ils acceptent d'étudier la littérature des pays francophones c'est surtout parce qu'ils y voient un moyen de mieux maîtriser la langue, plutôt que l'inverse.
De prime abord cette décision pourrait surprendre, car il est évident qu'un cours de littérature est un cours de lecture. C'est pourquoi j'aimerais essayer de préciser, à partir de mon expérience personnelle à l'université Memorial, en quoi les deux types de cours se recoupent et en quoi ils se différencient. Ainsi donc, après avoir brièvement décrit nos anciens cours d'introduction à la littérature et les problèmes qui nous ont incités à les supprimer, j'évoquerai la manière dont nous tâchons de résoudre ces problèmes dans un nouveau cursus de deuxième année. Ce faisant, j'espère élaborer un principe général qui nous aidera à cerner le concept d'initiation à la lecture, et à considérer quelques conséquences pratiques qui découlent de ce principe.
Le critère d'organisation de ces cours était celui du mouvement littéraire, les textes étant regroupés selon des catégories comme Humanisme et Renaissance, Classicisme, Lumières, Romantisme, Réalisme, etc. Dans les cours on insistait d'une part sur la contextualisation historique -- cette partie du travail prenait le plus souvent la forme d'un cours magistral -- et d'autre part sur une étude détaillée des textes. Au cours de cette étude textuelle on examinait à la fois des problèmes concernant l'ensemble de l'oeuvre (par exemple le genre et la structure de l'oeuvre, le thème, les caractères, l'intrigue, la versification, etc.) et d'autres problèmes concernant des phrases individuelles (par exemple, des questions de grammaire et de vocabulaire, de figures de rhétorique, de procédés d'argumentation, etc.). On constatera que je me bornais à une conceptualisation assez élémentaire et traditionnelle des textes, tandis que certains autres collègues qui offraient de temps en temps les mêmes cours présentaient aussi des notions narratologiques ou sémiotiques. La langue d'enseignement et des travaux était le français, et les étudiants rédigeaient deux ou trois dissertations par trimestre.
On ne peut pas dire que ces introductions à la littérature n'accomplissaient pas les objectifs escomptés. Les étudiants les quittaient non seulement avec des connaissances générales de l'évolution de la littérature française et québécoise, et des procédés classiques d'analyse littéraire, mais aussi avec des connaissances approfondies d'un certain nombre d'oeuvres ou d'extraits étudiés de près. Ils finissaient aussi par améliorer considérablement leur maîtrise de la sytnaxe et du vocabulaire du français écrit. Par ailleurs ils partaient avec des notions de base de l'histoire européenne et canadienne, ce que peu d'entre eux avaient ou auraient eu l'occasion d'acquérir au cours de leurs études secondaires et universitaires. On peut ajouter que ces cours, à en juger par les évaluations officielles, étaient appréciés par ceux qui les suivaient.
Il est vrai qu'en première année nos étudiants lisent un certain nombre de textes littéraires du XIXe ou du XXe siècle, mais c'est un aspect secondaire du programme et les quelques pages littéraires étudiées doivent nécessairement être abordées à un rythme très lent. Nos cours de première année sont plutôt axés sur l'acquisition de certaines notions grammaticales de base, comme l'emploi du passé composé, de l'imparfait, du subjonctif, des pronoms relatifs, etc., et de l'acquisition d'un vocabulaire actif fondamental. Arrivés en deuxième année ces étudiants éprouvent d'énormes difficultés à lire des textes où se trouvent des verbes à l'imparfait ou au plus-que-parfait du subjonctif ou même au passé simple, des phrases marquées par l'emploi d'inversions stylistiques, et des oeuvres dont l'auteur a recours à un vocabulaire très riche. Comme l'Émile de Rousseau, notre étudiant de deuxième année, en lisant les mots « Maître corbeau sur un arbre perché », se demande : « Maître ! que signifie ce mot en lui-même ? que signifie-t-il au-devant d'un nom propre ? quel sens a-t-il dans cette occasion ? Qu'est-ce qu'un corbeau ? Qu'est-ce qu'un arbre perché ? » (Oeuvres complètes, III, p. 78). Avec l'ancien cursus littéraire nos étudiants étaient obligés de lire dès le début de leur deuxième année d'études des textes en moyen français, de Villon, par exemple, de Louise Labbé, des poètes de la Pléiade, de Rabelais et de Montaigne, et l'on peut imaginer à quel point des problèmes du type évoqué par Rousseau les tracassaient.
Une difficulté supplémentaire est le fait que la quasi-totalité de nos étudiants de deuxième année ne comprennent que très mal la question des différents genres de textes écrits. Dans leur langage courant le mot « roman » est un synonyme exact du terme « livre de poche », et on voit sur les tableaux d'affichage du campus des annonces de vente de « romans » pour des cours de sociologie, de psychologie et de sciences politiques ! S'ils ont une pièce de Molière en format de livre de poche, ils l'appellent systématiquement un roman. Aussi invraisemblable que cela puisse paraître, pour plusieurs d'entre eux le mot « poème » est synonyme de « texte court », de sorte que j'ai lu plus d'une fois dans des copies d'examen des phrases qui commencent par « Montaigne, dans son poème sur l'éducation... »
Pour réduire le problème concernant nos cours d'introduction aux études littéraires à sa forme la plus simple, on pourrait dire que nos étudiants ne savaient pas encore lire en français. La solution consistait donc à leur proposer des cours d'initiation à la lecture en deuxième année, à la place des cours de littérature. Or la distinction entre « lecture » et « étude littéraire » n'est pas nécessairement évidente, car il s'agit, dans l'un cas comme dans l'autre, de lire des textes de façon attentive, donc d'en faire finalement une certaine analyse. Par ailleurs la question du corpus s'est posée : puisque l'un des objectifs des nouveaux cours a été de préparer nos étudiants à des cours de littérature de troisième année, il n'était pas question de se passer entièrement de textes dits littéraires.
Dans notre programme à l'université Memorial il y a en deuxième année deux cours de langue où l'on met l'accent sur la rédaction, avec des groupes de conversation, et il y a aussi un cours de phonétique. Ces cours de langue donnent aux étudiants l'occasion de perfectionner leurs compétences en matière de production écrite et de production et de compréhension orales. Mais les cours d'initiation à la lecture peuvent être eux aussi considérés comme étant des cours de langue -- dans la mesure où nous distinguons cours de langue et cours de littérature, et je comprends que certains collègues envisagent l'analyse littéraire précisément comme une sorte d'analyse grammaticale -- ces cours de lecture peuvent être considérés comme des cours de langue conçus pour développer en particulier les compétences des étudiants en matière de compréhension écrite. Cela veut dire qu'il faut beaucoup insister sur les problèmes langagiers. Par là je veux dire que la grammaire -- la grammaire en tant qu'outil pour la maîtrise de la langue plutôt qu'objet d'étude en soi -- et l'approfondissement du vocabulaire des étudiants devraient occuper une place primordiale dans un cours de lecture comme c'est le cas dans d'autres cours de langue. C'est sans doute là le principe fondamental qui détermine la distinction entre un cours de lecture d'un cours de littérature, même si en l'occurrence il s'agit d'un cours de langue où il est nécessaire de conserver certaines caractéristiques d'un cours de littérature.
Suivant le principe selon lequel un cours de lecture est un cours de langue, le but de notre étude de n'importe quel texte (que ce texte soit une phrase ou un roman) n'est pas seulement la compréhension, si approfondie soit-elle, du texte en question, mais également, et peut-être même davantage, l'acquisition de connaissances et d'une méthode qui permettront à l'étudiant de comprendre facilement d'autres textes similaires. Alors, bien que la quantité de pages lues en classe par l'étudiant soit réduite par rapport à un cours de littérature, l'étudiant devrait être, à la fin, capable de lire et de comprendre sans difficulté un plus grand nombre d'ouvrages dans un certain délai.
L'étude du vocabulaire comprend aussi des exercices de dérivation morphologique et de compréhension de vocabulaire selon le contexte, types d'exercices qui sont à mon avis indispensables à l'apprentissage de la lecture en français.
Dans mes groupes et dans ceux de certains collègues, le travail lexical et grammatical ne se fait pas uniquement en classe, mais aussi par les étudiants dans leur travail personnel. Un des devoirs du cours consiste à préparer un carnet de notes lexicales, grammaticales et même culturelles dans lequel je leur demande d'inscrire tous les mots et toutes les expressions qu'ils rencontrent pour la première fois, avec une définition en français ou, dans certains cas, l'équivalent en anglais, une phrase ou une expression qui contextualise le terme, et, le cas échéant (avec une expression comme « tenir à » ) un choix de ses différents emplois. En plus les étudiants inscrivent dans ce carnet des notes morphologiques et syntaxiques, par exemple les formes du passé simple d'un verbe donné, ou des notes sur un certain emploi du subjonctif qu'ils rencontrent dans leurs lectures.
Je viens de parler des exercices de micro-analyse destinés à améliorer les aptitudes de lecture de nos étudiants, mais au moins la moitié du cours est consacrée à une étude et à des exercices de macro-analyse conçus dans le même esprit. Cela comporte notamment la classification et la contextualisation du texte, la pratique d'une première lecture rapide du texte suivie d'une lecture plus approfondie, le repérage de la fonction et des thèmes principaux du texte, l'analyse de la structure du texte et des procédés employés par l'auteur, et la préparation de résumés de différents types -- par exemple résumés de brèves sections du texte en une phrase, résumés de chapitres en un paragraphe, résumés d'une oeuvre en une ou deux pages. Pour chaque cours les étudiants doivent préparer un questionnaire détaillé où je les invite à résoudre eux-mêmes les différents problèmes soulevés par le texte avant de venir en classe. Les étudiants présentent leurs réponses en classe oralement, ou bien par écrit au tableau noir. D'ailleurs ils sont obligés de rédiger des devoirs qui exigent une réflexion sur l'ensemble d'une oeuvre, devoirs qui ressemblent parfois à ceux qu'on prépare dans les cours de littérature: ils doivent, par exemple, analyser l'argument d'un essai ou d'un article pour ensuite indiquer s'ils sont d'accord et pourquoi; ou ils doivent étudier les différents procédés comiques d'une pièce de Molière, etc.
Au moment où certains mes collègues proposaient la suppression des cours d'introduction à la littérature par des cours d'initiation à la lecture, j'ai été sceptique. Je pensais qu'on apprenait à lire en lisant, et que pour une formation universitaire, humaniste, nos étudiants devraient lire des textes littéraires et pas des boîtes de flocons de maïs. Cependant, après avoir relevé le défi de concevoir différemment l'apprentissage de la lecture et l'intitiation aux études littéraires, je suis maintenant convaincu que nous avons pris la bonne décision.
James MacLean,
Université Memorial de Terre-Neuve.
Autres essais de James MacLean
Observations and analyses in these essays are those of the author, and are not to be attributed to the service provider or to any institution.