F) L'ART ET LE SPORT
L'homme tragique a toutes sortes de noms communs
: «l'homme sensible» ou «l'homme paradoxal» [Diderot],
«l'homme complexe» ou «l'homme complet» [Hugo], «l'homme
total» [Artaud] ou «l'homme intégral» [Bataille], «l'homme
souverain» [Sade, Bataille]; il est démonique sans être
démoniaque ou diabolique; il est sujet sans être individu
ou personne; il n'est pas principe d'individuation mais
individuation d'un principe : la vérité de la
souveraineté et la souveraineté de la vérité, celle-ci
n'étant pas le savoir... Dans l'expérience ou l'événement
tragique, dans la tragique expérience de la mort et dans
le tragique événement du meurtre, dans l'événement
tragique fondateur de l'humanité, le (discours) tragique
se confond avec le plus grand, avec le sublime, avec
l'énorme, avec le monstrueux, avec l'inquiétant, avec
l'angoissant, avec l'agonisant, avec le puissant, avec le
troublant : le discours tragique est à la fois troublant
et troublé; le trouble est un autre nom de l'inquiétante
étrangeté ou de l'étrange inquiétude qui transit ou
enthousiasme le sujet de l'énonciation.
Du souvenir de l'événement à
l'événement du
souvenir, il y a une faille, une fissure, une fêlure, une
fracture : une césure; c'est celle de la violence, du
rythme de la violence fondamentale et fondatrice; c'est
celle du sacré et du sacrifice [cf. Hölderlin, Nietzsche,
Heidegger, Freud, Artaud, Bataille, Girard, Foucault,
Perniola, etc.]. Mais en cette fin de millénaire, le
sacré connaît son ultime profanation, son ultime
désacralisation, dans et par le sport. Il n'est pas
insignifiant que le dialogue philosophique, le dialogue
platonicien, soit en quelque sorte l'envers -- et le
revers -- de la tragédie; or, la philosophie de Platon
est la philosophie de la musique et de la gymnastique;
c'est la philosophie où l'athlète relève l'artiste et où
le guerrier est lui-même un athlète. La musique (la muse,
la poésie) n'a pas -- ou n'a plus -- le privilège ou
l'exclusivité de l'enthousiasme.
Le sport, comme jeu, est l'euphémisation du
sacrifice en multipliant les victimes de substitution;
c'est-à-dire que le sacrificateur et le sacrifié sont
interchangeables; mais généralement, l'office du
sacrifice est confié aux vedettes, aux supervedettes
capables justement d'administrer les sacrifices et de
faire beaucoup de sacrifices pour leur art. Le succès que
remporte le sport et l'enthousiasme que soulève le joueur
ou l'équipe ne s'expliquent pas par l'argent, par la
fortune, mais par la gloire livrée en partage, en
parties, en parts, à la foule libérée du principe
d'individuation, surtout dans les sports d'équipes et
dans les sports de combat, davantage que dans les sports
individuels ou que dans les sports mécaniques ou aériens,
davantage aussi en athlétisme qu'en natation (les deux
sports dits de base). Les "meneuses de claques" et les "groupies", elles,
sont les nouvelles ménades...
Les Jeux olympiques datent d'avant la tragédie :
776 av. J.-C. [Le Petit Robert 1]. L'olympisme a
accompagné la tragédie : «les dieux du stade», les dieux
professionnels, ont fini par remplacer les dieux de
l'Olympe, les dieux olympiens. Le sport est
l'accélération de l'olympiade et chaque ville où il y a
un stade ou une arène a pour nom propre Olympie. De même,
dans nombre de sports, le glaive a été remplacé par le
bâton (et autres prothèses) et/ou par le ballon, la
balle, le disque. L'animalité du sport réside encore dans
le combat à mains nues, combat auquel les gants de boxe
arrivent à peine à donner une pointe ou un zeste
d'humanité. Au match, il arrive même de ne pas manquer du
sang du sacrifice, avec le spectateur qui en redemande
passionnément pour le joueur ou l'équipe -- le choeur --
de son coeur.
Le cirque lui-même, dont la lutte ["catch"] est
la simulation ou le simulacre, est la confrontation de
l'animalité (la jungle) et de l'humanité (le zoo); c'est
la ritualisation de l'animalité par la théâtralité et la
gestualité, l'ontogenèse du numéro y contribuant à la
phylogenèse du chapiteau (piste, arène, tremplin, podium,
gradins). C'est aussi la romanisation de la tragédie ou
sa dramatisation en tragédie (domptage, équilibre,
voltige à donner le vertige : dompteurs, équilibristes,
trapézistes, acrobates), en mélodrame (exhibitions et
exercices d'équitation : magiciens, illusionnistes,
prestidigitateurs, cascadeurs, gymnastes, jongleurs,
écuyers) et en farce (pirouettes et blagues : clowns et
pitres masqués); parfois, les "monstres" (géants, nains,
infirmes) qu'on exhibe sont des sortes de dieux déchus...
(L'ultime péripétie y est «le saut de la mort»). Comme la
tragédie originaire, le cirque est ambulant, forain; il
participe de la fête, de la foire. Les «gens du cirque»
sont les «gens du voyage»; ce sont souvent des
romanichels, des bohémiens, des tsiganes, des gitans : de
tragiques -- et d'érotiques -- protagonistes, comme dans
le flamenco et la corrida...
Un sport est fait d'interdits et de
transgressions, de règles et de règlements qui sont
continuellement bafoués; les infractions doivent donc
être punies sur le champ (ou peu après) : un tribunal de
service est ainsi nécessaire, le procès accompagnant le
délit de manière quasi immédiate et un système de
contravention ou de suspension permettant de déclarer
hors jeu le contrevenant ou le délinquant, surtout quand
il y a flagrant délit ou faute flagrante. Le coupable du
forfait est un bouc émissaire, une victime punie, non pas
par le bourreau, mais par le grand prêtre qu'est
l'arbitre, l'officiel, le juge de l'office.
Comme l'art, le théâtre et la
tragédie, le
spectacle du sport voit sa liturgie, son culte, son
service, son office limité dans le temps et dans
l'espace, par la lumière du soleil ou des réflecteurs,
par l'enceinte ou l'agora et par le climat [cf. JML. «Le
déclin de la communication ou De la circulation» : «La
communication de l'économie ou Du marché» et «L'économie
de la communication ou De l'échange» dans La signature du
spectacle ou De la communication (p. 119-156 et p. 169-200)]. Ainsi y a-t-il des sports d'été et des sports
d'hiver, des sports aristocratiques (à cheval) et des
sports bourgeois (en voiture ou en bateau); aussi y a-t-il des vêtements et des chaussures de sport. Mais surtout
et enfin, la tragédie du sport a sa propre parodie, sa
comédie, son snobisme, dans une posture ou une attitude
adjective : être sport (faire preuve de "fair play" :
«franc jeu», «jeu loyal»); quand c'est du sport (de
l'exercice, du danger) ou quand il y a du sport (de
l'agitation, de la bagarre), le sport est en perte
d'origine, en perte de "déport" : d'«amusement». Pas plus
que l'art, le sport n'est un divertissement : la tragédie
n'est pas une récréation, un passe-temps, un violon
d'Ingres!