CONCLUSION



La tragédie a déserté le théâtre et peut-être l'art; si elle n'a pas déserté la vie même, elle appartient maintenant au cinéma et au sport. Dans la tragédie, c'est le protagoniste qui est la victime et il y a donc jouissance masochique du spectateur; dans la comédie, c'est l'antagoniste qui est la victime et il y a donc jouissance sadique du spectateur. Le tragique est cyclothymique : il alterne de la manie à la dépression, de la phobie à la surestimation, de l'hystérie (mythe, mystère, miracle) à l'obsession (rite, culte, culture), de la névrose (négation : refoulement) à la perversion (dénégation); il culmine dans la folie, la déraison, démesure, la démence.

Tout au long de ce parcours, à travers l'analyse du discours et selon le discours de l'analyse, il est ressorti un ordre, celui du signifiant (signifiants marqués ou non, symboles ou non); il est ressorti aussi un principe ou, plutôt, une charge contre un principe, le principe d'individuation : le sujet n'est pas l'individu et l'individu est lui-même divisé : c'est un "dividu". Il ressort enfin que le langage est irrémédiablement irréductible à la communication et à la signification; il est irréductible à la représentation, parce qu'il est affect (fantasme, pulsion) : il est animalité et oralité.

Par ailleurs, l'analyse du discours a fini par imprégner, par contaminer, le discours de l'analyse, surtout à partir des propos de Hölderlin sur la césure : comme Hölderlin le remarque à propos d'Oedipe et d'Antigone, il y a une césure dans le Discours de la méthode (c'est l'énonciation du cogito), dans Le Cid, dans Oedipe de Voltaire, dans (la Préface de) Cromwell (la fêlure de Cromwell lui-même dont parle Hugo), dans Chatterton, dans Partage de Midi, dans Le ravissement de Lol V. Stein (c'est la déclaration fracassante de Lol à Hold), dans le premier Manifeste du surréalisme (c'est la définition du surréalisme), etc. [le lecteur pourra s'amuser à deviner les autres]. Cette césure ou cette fêlure inverse ou renverse le rythme ou elle le convertit; elle donne donc lieu à un (nouveau) partage du sens, la part de signifiance revenant à l'énonciation, au signifier de l'énonciation : il y a alors signature de la passion, c'est-à-dire de la subjectivité, de l'affectivité, de l'affect. C'est par ou avec la césure que le rideau (le voile) se lève toujours au milieu [dixit Freud]. Peut-être aussi que le rire lui-même est une telle césure ou une telle fêlure, les larmes aussi -- et le dégoût ou la nausée [cf. Kant, Freud, Mauron, Bataille]...

En outre, il semble bien que la césure de cette Analyse du discours, du discours tragique, corresponde aux moments où il est directement question de Hölderlin, au moment où l'analyse du discours devient elle-même tragique -- c'est-à-dire que l'analyse du discours tragique est finalement une analyse de la passion : c'est une théorie de la passion -- et qu'elle se grossit de pages et de pages : moutonnement de pages (à partir de la section C et surtout de la section D). Sans doute aussi qu'un certain mimétisme n'a pu être évité : maudisme, surréalisme, "mysticisme" -- mimétisme qui est certes synonyme d'une usure certaine, d'une usure (de l'analyse) du discours.

Quand l'analysé se mêle à l'analysant, c'est que se met à parler le Discours de l'Analyste (tout) contre le Discours du Maître : il y a transfert de la parole et parole du transfert -- au risque de l'énumération caractéristique (du Discours) de la Maîtrise, au risque aussi de voir un sommaire se transformer en table des matières. Cette analyse du discours tragique s'est voulue sous le patronage de la pragrammatique et son cadrage lui a été fourni par le Quadriparti ("tempologique") des Divins et des Mortels, du Ciel et de la Terre, ainsi que par le Quadriparti (topologique) des archidiscours et par les (archi)discours (typologiques) et les interdiscours (axiologiques).

Pour la science générale de l'homme comme science subjective du sens, (l'essence de) la vérité ne peut qu'être immanente (ou transcendantale) : elle est âme et coeur, corps et chair; elle n'est pas transcendante comme l'esprit ou la raison. Pour cette même science, le destin de l'homme, sa destinée sans destination, réside en son origine :

L'homme a besoin d'une nouvelle religion, d'un nouveau mythe, d'un nouveau dieu, d'un nouveau nom propre! Peut-être lui faut-il pour cela une nouvelle langue, un nouvel idiome, un nouveau parler : une "mystique" parole en écho du mystère?...

JmL/15 avril 1998

Séville (Andalousie) et Saint-Jean (Terre-Neuve)/1997-1998



POST-SCRIPTUM

Taminiaux

Pour un point de vue largement divergent (fondamentalement aristotélicien et radicalement anti-platonicien, anti-nietzschéen et anti-heideggérien) concernant les rapports entre la philosophie (allemande) et la tragédie (grecque), qu'il nous soit permis ici de renvoyer à la praxéologie éthico-politique (fortement inspirée par Hannah Arendt) de Jacques Taminiaux : Le théâtre des philosophes; la tragédie, l'être, l'action. Jérôme Millon (Krisis). Grenoble; 1995 (304 p.); ouvrage qui -- sans doute comme bien d'autres -- avait malheureusement échappé à notre attention et avec lequel il aurait fallu débattre systématiquement en vue d'essayer de montrer, entre autres choses, en quoi la praxéologie est encore une onto-théologie, justement parce que c'est un humanisme total, voire une anthropologie et donc une (méta)physique, tâcher de démontrer aussi comment et pourquoi Heidegger échappe à cette «ontologie fondamentale» que Taminiaux lui accole -- jusque dans le titre de son ouvrage Lectures de l'ontologie fondamentale; essais sur Heidegger (même éditeur, même collection, 1989). Voir aussi, du même auteur et pour un résumé ou une annonce schématique de la problématique, «D'Aristote au bios politikos et à la theôria tragique» dans son polémique La fille de Thrace et le penseur professionnel; Arendt et Heidegger. Payot (Critique de la politique). Paris; 1992 (256 p.) [p. 115-153].

Cependant, il y a un point primordial de convergence : le tournant qu'est Hölderlin, dont il traite dans le dernier chapitre de son ouvrage de 1995 : «L'ombre d'Aristote dans les Remarques de Hölderlin sur Oedipe et Antigone [p. 239-301] et dont il avait déjà traité dans son premier ouvrage de 1967 [cf. début de la section D]. Mais, comme le titre l'indique, il aristotélise à outrance Hölderlin; la conception d'Aristote -- en partie formelle, selon nous --, qui se retrouve jusque chez Ricoeur, rejoint ou se double de la conception socio-politique, psycho-historique ou anthropologique de la tragédie qui est celle de Vernant et Vidal-Naquet. Pourtant, l'analyse a le bénéfice d'éclairer sur l'amont des Remarques, même si -- et cela peut surprendre chez un traducteur si reconnu -- elle néglige la théorie et la pratique de la traduction de Hölderlin, sur quoi insiste un Steiner [cf. sur ce même site : Études/Hölderlin]. Au bout du compte, il s'agit toujours de la prise de parti en face de l'individuation, du principe d'individuation, et du rapport entre la passion et l'action.

JmL/11 septembre 1998

Goux

Jean-Joseph Goux, quant à lui, dans Oedipe philosophe. Aubier (La psychanalyse prise au mot). Paris; 1990 (224 p.) [pour un résumé et un prolongement de cet ouvrage, cf. Goux «Le mythe d'Oedipe comme initiation esquivée» dans M. Godelier et J. Hassoun. Meurtre du Père/Sacrifice de la sexualité (p. 67-78)], ne tient pas du tout compte du point de vue de Hölderlin et il se montre plus platonicien et hégélien qu'aristotélicien : «Tout ce livre est un commentaire de Hegel» [p. 172]. Alors que le point de vue de Hölderlin est un point de vue divin -- c'est la pensée du père --, le point de vue de Goux est un point de vue humain -- c'est la pensée du fils... Cependant, dans son originalité et sa perspicacité, ce livre a le mérite d'insister sur l'énigme de la Sphinge : «Oedipe meurtrier de son père, époux de sa mère, Oedipe déchiffrant l'énigme de la Sphinge! Que nous dit la mystérieuse unité de ces actes fatidiques», demandait déjà Nietzsche [La naissance de la tragédie p. 51-52, cité dans Goux, p. 82 et note 17, p. 216].

À partir de La République de Platon [cf. section B], Goux associe non seulement la topique platonicienne de l'âme (concupuscible, irascible, rationnelle) à la topique dumézilienne des trois fonctions (féconde, guerrière, souveraine), mais aussi à la topique freudienne du psychisme (inconscient, préconscient, conscient) [p. 182-183]. De là, il montre, sinon démontre, que la Sphinge réunit les trois fonctions : la féconde par sa tête de femme, la guerrière par son corps de lion et la souveraine par ses ailes. En résolvant l'énigme de la Sphinge, Oedipe accéderait à la souveraineté de la conscience de soi et ainsi à la subjectivité, ce qui ferait donc de lui le premier philosophe, le roi philosophe réunissant et harmonisant lui-même les trois fonctions, mais dont l'envers est le philosophe pervers, le tyran. Au sujet de cette énigme, il importe d'ajouter que la fécondité (troisième fonction) peut être associée au matin de la vie, la guerre (deuxième fonction) au midi et la souveraineté (première fonction) au soir de la vie; mais Oedipe boite, c'est un boiteux (puis un aveugle) : quand marche-t-il sur ses deux jambes?... [Cf. notre analyse d'Oedipe de Voltaire : section B].

«La triple épreuve», que Goux retrace de Socrate-Platon à Hegel et Feuerbach en passant par Descartes, caractérise donc le mythe d'Oedipe : «Le mythe d'Oedipe est le mythe de la sortie grecque hors de l'idéologie de la tripartition fonctionnelle» [p. 94, en italiques dans le texte]. Ce qui veut dire que ce mythe ne correspondrait pas au «monomythe» traditionnel, où il n'y a pas esquive de l'initiation et où il n'y a pas de «péchés» contre les trois fonctions : le blasphème ou le sacrilège contre la souveraineté des dieux, le meurtre du père-roi contre la protection des gardiens et l'inceste contre la fécondité exogamique. À tort ou à raison, Goux affirme même que trois vers d'Oedipe roi illustrent directement les «trois péchés fonctionnels» : «la fraude qui enrichit, péché de jouisseur, l'action impie, péché de guerrier, la profanation de ce qui est sacré, péché de prêtre!» [p. 101-102].

L'insistance de Goux sur la résolution de l'énigme de la Sphinge par le moi-homme d'Oedipe le conduit à privilégier le cogito de Descartes qui, lui aussi, «récuse tous les maîtres», «dissout, supprime, écarte les pensées obscures et indistinctes par cette forme aiguë de la conscience de soi qu'est le cogito» et s'accapare ainsi la nature [p. 165-166, en italiques dans le texte] : trois péchés contre la souveraineté (dont la qualité est l'intelligence), contre la guerre (dont la qualité est le courage) et contre la fécondité (dont la qualité est la tempérance) respectivement [p. 73]. De même chez Hegel, pour qui la réponse d'Oedipe à la Sphinge est le passage du symbolisme égyptien -- le Sphinx étant pour Hegel le symbole du symbolisme [p. 170, en italiques dans le texte] -- à la pleine subjectivité. Nietzsche lui-même rejoint Platon par Descartes : «1) Mort de Dieu, 2) Avènement du Surhomme, 3) Domination de la Terre» correspondant à «1) Éviction du Père, 2) Promotion de l'Homme (et du Moi), 3) Possession de la Mère», ces trois péchés (souverain, guerrier, fécond)...

Débattant avec la psychanalyse et jouant Lacan contre Freud ou le mythe contre le complexe, Goux considère que c'est le matricide, le monstricide (le suicide de la Sphinge), qui est la vérité ou le pivot du désir et non pas le (désir de) parricide (qu'il suit) et (le désir de) l'inceste (qu'il précède). Sauf que Goux néglige que le parricide est aussi un régicide et que la Sphinge, comme monstre, «agit comme contre-violateur et que la destruction des monstres et autres fléaux de l'humanité constitue l'action typique du violateur, parce que la violation confère à celui qui l'a commise la clairvoyance, la perspicacité, la force ou la magie qui lui permet de s'opposer victorieusement aux monstres», selon Testart [Le communisme primitif, p. 433-434]. Pour le même, la chute de la Sphinge est la «conséquence bénéfique» de la violation d'Oedipe, mais sa «conséquence néfaste» est «la peste qui s'ébat sur Thèbes». Sans être originaire, la Sphinge est centrale pour Goux; or, elle est elle-même une calamité : «pour punir la cité du crime de Laïos, qui avait aimé le fils de Pélops, Chrysippos, d'un amour coupable», péché du père qui est bien «l'origine de la malédiction des Labdacides» [Testart, p. 434-435]...

Enfin, en passant du mythe à la tragédie et d'Oedipe roi à Oedipe à Colone, Oedipe faisant alors finalement face à l'initiation (dans l'ambivalence du sacré entre l'interdit et sa transgression), Goux conclut que le vieillard cumule «le jeune savoir autologique du philosophe, et par l'expérience de la cécité, le savoir hiérophanique de Tirésias» [p. 198].

JmL/22 avril 1999



TABLE DES MATIÈRES

INTRODUCTION

A) LE THÉÂTRE ET LA TRAGÉDIE

B) LE MIMÉTIQUE ET LE CATHARTIQUE

Platon

Aristote

Descartes : Discours de la méthode

Corneille : Le Cid

Voltaire : Oedipe

Diderot : Paradoxe sur le comédien

C) LE TRAGIQUE ET LE DIALECTIQUE

Kant

Hegel

Schelling

Perniola

Goldmann

Hölderlin

Hugo : Préface de Cromwell

Vigny : Chatterton

D) L'ANTAGONIQUE OU L'AGONIQUE

Nietzsche

Artaud

Brecht

Heidegger

Freud

Green

Girard

Lacan

Breton : Manifestes du surréalisme

Claudel : Partage de Midi

Duras : Le ravissement de Lol V. Stein

Foucault : L'ordre du discours

E) L'EXPÉRIENCE OU L'ÉVÉNEMENT TRAGIQUE

Bataille

Leiris

F) L'ART ET LE SPORT

CONCLUSION