C) LE TRAGIQUE ET LE DIALECTIQUE



La catharsis est un type d'effet esthétique basé sur l'identification (secondaire ou primaire, consciente ou inconsciente) du spectateur au protagoniste, dans un spectacle qui a pour règle l'imitation, la mimèsis. Ce qu'il s'agit maintenant d'explorer, c'est l'inscription du tragique, et donc de l'esthétique, dans une nouvelle dialectique, qui culmine avec et dans le romantisme (allemand d'abord, puis français). C'est-à-dire qu'il ne s'agit plus de la dialectique à l'oeuvre depuis l'Antiquité grecque; il ne s'agit plus d'une dialectique fondée sur le dialogique, sur le dialogue et l'éloquence, et au service du politique, de la politique de la Cité (même si la nouvelle dialectique ne manquera pas non plus d'avoir des effets politiques directs ou indirects) : cette dialectique est celle du discours et de la pensée, du logos, de la logique. Le discours de la dialectique platonicienne se voit relayé ou relevé par le discours de la dialectique hégélienne, la dialectique s'avérant alors la réponse à la question posée par le tragique.

Mais, avec l'esthétique transcendantale de Kant, ce qu'il est permis de se demander, c'est si le sublime ne serait pas lui-même un type d'effet esthétique semblable ou équivalent (et non pas égal) à la catharsis, si le sublime ne serait pas un autre mot ou un autre concept pour désigner le tragique. Pour Kant, le goût est la faculté de juger le beau et c'est ce qu'il s'agit justement de critiquer dans la troisième Critique (dont la première partie est ici paraphrasée, abondamment citée même sans guillemets).

Kant

Selon Kant, le jugement de goût est en rapport avec l'entendement et non avec l'imagination, qui est reliée au sujet et à son sentiment de plaisir et de peine; ce dernier sentiment est un sentiment vital par lequel le sujet sent comment il est affecté par la représentation et il se distingue du sentiment de respect, qui dérive a priori de «concepts moraux universels». Mais le jugement de goût n'est pas un jugement de connaissance dont le principe serait objectif, ce n'est pas un jugement logique; c'est un jugement esthétique dont le principe ne peut être que subjectif : il est contemplatif, sans concepts... Le jugement de goût est désintéressé et il peut devenir intéressant dans la société, produire de l'intérêt, l'intérêt étant la satisfaction liée à la représentation de l'existence de l'objet et étant donc relié à la faculté de désirer : «La satisfaction relative à l'agréable est liée à l'intérêt» et ainsi au besoin (présupposé ou produit); en outre, «[e]st agréable ce qui plaît aux sens dans la sensation» [en italiques dans le texte]. La sensation (de l'objet) n'est pas le sentiment (du sujet), mais la détermination du sentiment de plaisir et de peine ou la représentation d'une chose par les sens, en tant que réceptivité appartenant à la faculté de connaître qu'est l'entendement; la sensation peut être source d'inclination ou d'agrément. La jouissance, elle, est «l'élément intime du plaisir» : «L'agrément est jouissance».

«Est bon ce qui, grâce à la raison, par le simple concept, plaît» [en italiques dans le texte]; le bon -- plus particulièrement le «bon-en-soi» : le bien (et non le «bon-à-quelque-chose») -- n'est pas l'agréable qui, comme le beau, est immédiat. Le «bon médiat», médiatisé par la raison, peut être utile; le «bon absolu» est le «bien moral», qui est un objet de la volonté et donc de la faculté de désirer déterminée par la raison. L'agréable fait plaisir et il a une valeur animale; le beau plaît et il a une valeur animale et raisonnable, se situant entre l'agrément (lié au sentiment de plaisir et de peine) et l'assentiment désintéressé et libre; le bon (= le bien) estime et approuve et il a donc une valeur raisonnable. Avec l'agréable, la satisfaction se rapporte à l'inclination; avec le beau, elle se rapporte à la faveur, seule satisfaction libre ou «goût éthique»; avec le bon, elle se rapporte au respect.

Le beau est l'objet d'une satisfaction tributaire de la faculté de juger qu'est le goût en son caractère totalement désintéressé : «Le beau est ce qui est représenté sans concept comme objet d'une satisfaction universelle», tandis que l'agréable est restreint à une seule personne et que le bon a besoin d'être représenté par un concept. Ainsi la formule «À chacun son goût» est un principe valable pour l'agréable et non pour le beau; sinon, il n'y aurait pas de goût, de jugement esthétique, de faculté de juger; le «goût des sens» conduit à la recherche de l'agréable, alors que le «goût de la réflexion» conduit à la quête du beau. Le jugement de valeur esthétique ne peut qu'être subjectif; mais «un jugement objectif de valeur universelle est aussi toujours subjectif» [en italiques dans le texte].

Tous les jugements de goût sont des jugements singuliers, comprenant une «quantité esthétique d'universalité», contrairement aux jugements sur l'agréable; mais «seuls les jugements sur le bien ont une universalité logique» et «[l]'assentiment universel est donc seulement une Idée». La «communicabilité universelle» de l'état d'esprit est la condition subjective du jugement de goût; elle est donc au fondement du goût et elle a pour conséquence le plaisir d'objet.

Dans le «libre jeu» des facultés de connaissance, l'imagination, dans sa liberté, et l'entendement, dans sa légalité, sont requis pour qu'il y ait faculté de représentation. Mais il ne peut y avoir plaisir que parce que «l'acte de juger subjectif précède le plaisir concernant l'objet» : l'objet est en quelque sorte investi avant d'être perçu; «sans relation au sentiment du sujet la beauté n'est rien en soi». Cela veut dire que le beau, «ce qui plaît universellement sans concept», ne peut pas être associé à l'objet d'un concept, à une fin (dont le concept est la cause) mais à la forme de la finalité (qui est «la causalité d'un concept par rapport à son objet»), de la finalité de l'objet; «aucune fin subjective ne peut être au fondement du jugement de goût», qui repose sur des jugements a priori.

Le pur jugement de goût (esthétique, contemplatif et non pratique comme le jugement moral) est indépendant de l'attrait et de l'émotion : la satisfaction ne doit pas être mélangée aux attraits et aux émotions, qui ne doivent pas être la mesure de l'assentiment du goût. Les jugements des sens (matériels) sont empiriques et visent l'agréable; le jugement de goût (formel) est pur et il vise le beau : l'attrait (empirique) ne saurait donc être confondu avec la beauté, ni non plus l'émotion. Ainsi et comme Rousseau, Kant considère que le dessin, «ce qui plaît par sa forme», est l'essentiel de la peinture, de la sculpture, des arts plastiques, de l'architecture, de l'art des jardins, «dans la mesure ou ce sont des beaux arts»; «[l]es couleurs qui enluminent le trait appartiennent aux attraits». La forme est à la fois figure et jeu : jeu des figures dans l'espace (mimique et danse) et jeu des sensations dans le temps; les ornements ne tiennent que de la parure.

«Le jugement de goût est entièrement indépendant du concept de perfection», qui est une finalité interne par rapport à l'utilité, qui est une finalité externe. Ce n'est pas la perfection (de l'objet) qui est le «principe déterminant du jugement esthétique», mais le «sentiment (du sens interne) de l'accord dans le jeu» des facultés de l'esprit. Dans le pur jugement esthétique limitant la liberté de l'imagination et visant la «beauté libre» (en soi) sans concept, la faculté des concepts qu'est l'entendement n'intervient donc pas. La liaison du bon avec la beauté est un obstacle à «la pureté de la beauté», de même que la liaison de l'agréable avec la beauté est un obstacle à «la pureté du jugement de goût». Le goût est au beau ce que la raison est au bien. Malgré les «juges du goût», «[l]l ne peut y avoir de règle objective du goût qui détermine par un concept ce qui est beau» : le «sentiment du sujet» n'est pas le «concept de l'objet».

Le goût est donc une faculté personnelle qui permet de juger d'un modèle, produit de l'habilité, qui consiste à imiter un modèle. Le modèle suprême est le prototype, qui est une simple Idée, c'est-à-dire un concept de la raison, et un Idéal, soit «la représentation d'un être unique en tant qu'adéquat à une Idée». Mais le «prototype du goût», l'Idéal du beau, ne peut être représenté mais seulement présenté; c'est un Idéal de l'imagination, qui est la faculté de présentation (sans concepts et dans son schématisme). Seul l'homme est capable d'un Idéal de beauté; l'humanité (comme intelligence) est capable d'un Idéal de perfection. Alors que l'Idée de la raison concerne les fins de l'humanité, l'Idée normale, à quoi s'oppose la caricature, est une «intuition singulière» de l'imagination. C'est par l'imagination qu'il y a reproduction du type ou de l'image [Bild].

Un jugement d'après un Idéal de beauté n'est pas un simple jugement de goût : «La beauté est la forme de la finalité d'un objet, en tant qu'elle est perçue en celui-ci sans représentation d'un fin» [en italiques dans le texte]. La nécessité de la beauté n'est ni théorique ni pratique; elle est exemplaire et non apodictique : c'est une nécessité subjective conditionnée par l'Idée d'un sens commun, qui est l'effet résultant du «libre jeu des facultés de connaître», dont l'état d'esprit, c'est-à-dire «l'accord des facultés représentatives en vue d'une connaissance en général», est la condition subjective. Ainsi «[e]st beau ce qui est reconnu sans concept comme objet d'une satisfaction nécessaire» [en italiques dans le texte]. La «libre légalité de l'imagination», productive (créatrice) et non reproductive (associative), est liée à la faculté de juger qu'est le goût, et ce en harmonie avec la «légalité de l'entendement»; mais l'entendement est au service de l'imagination dans l'occupation des facultés de l'esprit sur le beau. La liberté de l'imagination peut aller presque jusqu'au grotesque.

La beauté ne doit pas être confondue avec la sympathie envers la nature (le chant d'un oiseau, par exemple); les «belles choses» ne sont pas les «belles apparences des choses». C'est alors qu'est introduit le sublime qui, comme le beau, plaît par lui-même. C'est par l'imagination, en harmonie avec la faculté des concepts de l'entendement ou de la raison, mais au profit de cette dernière, qu'il y a présentation du sublime, ouverture au sublime. Le beau, en sa qualité, est limité par l'entendement; le sublime, en sa quantité, est illimité par la raison. Le sentiment du sublime, mouvement de l'esprit, «est un plaisir, qui ne jaillit qu'indirectement, étant produit par le sentiment d'un arrêt des forces vitales durant un bref instant immédiatement suivi par un épanouissement de celles-ci d'autant plus fort».

Le sublime, «chose sérieuse dans l'occupation de l'imagination» et non jeu comme le beau, est un plaisir négatif de l'ordre de l'admiration ou du respect et il concerne les Idées de la raison; «principe en nous», du sublime dans la nature au sublime dans l'art, c'est un caractère dépourvu de forme mais pas de force : «Nous nommons sublime ce qui est absolument grand», «grand au-delà de toute comparaison», «ce en comparaison de quoi tout le reste est petit» [en italiques dans le texte]. Le sublime est de l'ordre de l'infini et non du nombre (la pluralité) ou de la mesure (la grandeur d'une unité). «Est sublime ce qui, par cela seul qu'on peut le penser, démontre une faculté de l'âme, qui dépasse toute mesure des sens»; mais «[l]e sublime (auquel est lié le sentiment de l'émotion) exige une autre mesure du jugement que celle que le goût met à son fondement» [souligné ici]. Ce n'est pas l'objet qui est sublime; ce qui veut dire que ce qui fait le sublime, c'est le sentiment, c'est la sublimation (dont ne parle pas Kant)...

C'est ainsi que, dans l'évaluation du sublime, il peut y avoir stupeur ou embarras, sentiment d'impuissance ou émoi, impression d'être en face du monstrueux -- le dégoûtant et non l'effrayant, selon Aristote -- ou du colossal; ce peut être même l'impuissance de l'imagination «dans la présentation du concept d'une grandeur», ce qui exige d'avoir recours à des schèmes plutôt qu'à des concepts. Ce n'est pas l'objet qui est sublime, mais la disposition de l'âme dans l'évaluation de l'objet : «le vrai sublime n'est qu'en l'esprit de celui qui juge, dans la disposition du sujet». Une telle impuissance de notre faculté à saisir l'Idée est respect; ainsi le sentiment du sublime dans la nature est-il «respect pour notre propre destination». De là, le sentiment du sublime peut être défini comme «sentiment de peine, suscité par l'insuffisance de l'imagination dans l'évaluation esthétique de la grandeur pour l'évaluation de la raison», même si l'imagination est la plus puissante faculté sensible; mais l'imagination et la raison sont les «forces de l'esprit».

Tandis qu'en face du beau dans la nature, l'esprit est calme contemplation, en face du sublime dans la nature, il est mis en mouvement, ébranlé, l'ébranlement étant «rapide succession de la répulsion et de l'attraction par un même objet». Le transcendant, lui, est un abîme dans lequel l'imagination a peur de se perdre elle-même. Alors que l'imagination s'allie à l'entendement, source ou faculté des concepts, dans l'évaluation du beau, elle doit se rallier à la raison, source ou faculté des Idées, dans l'évaluation du sublime; aussi lui faut-il faire violence au sens interne et ainsi être confrontée au déplaisir et à la peine, mais il arrive qu'une joie ne soit possible que par la médiation d'une peine...

La force ou la puissance (la force qui l'emporte sur la résistance d'une autre force) de la nature peut susciter la peur. C'est encore par l'imagination que l'esprit, la faculté spirituelle, «peut se rendre sensible ce qui est proprement sublime en sa destination et supérieur même à la nature». Kant considère que la guerre a quelque chose de sublime et que le chef de guerre prévaut sur le chef d'État, se rapprochant ici de Platon... L'humilité peut être entendue comme «disposition d'esprit sublime» permettant de faire face à l'effrayant et à l'attrayant. Il y a un manque de goût ou de sentiment dans la méconnaissance du sublime.

L'agréable est de l'ordre de la quantité, le beau de la qualité, le sublime de la relation, mais le bien absolu de la modalité; le bien absolu est source du sentiment moral et ne relève pas de la faculté de juger esthétique mais de la faculté de juger intellectuelle et pure capable d'un jugement déterminant et non d'un jugement réfléchissant. «Le beau est ce qui plaît dans le simple jugement (donc sans médiation de la sensation du sens d'après un concept de l'entendement). Il s'ensuit évidemment qu'il doit plaire sans aucun intérêt. Le sublime est ce qui plaît immédiatement par la résistance qu'il oppose à l'intérêt des sens» [en italiques dans le texte]; le beau nous apprend à aimer une chose de façon désintéressée, le sublime à l'estimer contre notre propre intérêt.

Kant renchérit et décrit ainsi le sublime : «c'est un objet (de la nature) qui prépare l'esprit à penser l'impossibilité d'atteindre la nature en tant que présentation des Idées» [en italiques dans le texte]; mais l'Idée est inaccessible à l'imagination. Dans l'activité éthique, la raison doit faire violence à la sensibilité; dans le jugement esthétique sur le sublime, cette violence est exercée par l'imagination elle-même en tant qu'«instrument de la raison».

Dans son esthétique transcendantale, où se conjoignent une doctrine des facultés et une théorie des passions, Kant distingue justement les affections et les passions : les premières sont de l'ordre du sentiment et elles sont tumultueuses et irréfléchies, la «liberté de l'esprit» y est entravée (l'indignation comme colère est une affection); les secondes sont de l'ordre de la faculté de désirer et ce sont des penchants durables et réfléchis, la liberté de l'esprit y est supprimée (la haine soif de vengeance est une passion). L'enthousiasme est «[l]'Idée du bien accompagnée d'émotion; c'est donc une affection qui ne peut satisfaire la raison; mais esthétiquement, l'enthousiasme est sublime «parce qu'il est une tension des forces par les Idées». Au contraire, l'absence d'affections, en plus d'être sublime, satisfait la raison pure : cet état d'âme est le seul noble.

L'étonnement est une «affection dans la représentation de la nouveauté qui dépasse ce que l'on attend» et l'admiration, chère à Descartes, est un «étonnement qui ne cesse pas avec la disparition de la nouveauté». Toute affection «du genre vigoureux» est esthétiquement sublime, par exemple dans la colère ou le désespoir (révolté et non découragé); une affection «du genre languissant» est une «beauté de type sensible». La sensiblerie est un penchant aux émotions tendres devenues des affections.

Mais l'enthousiasme ne doit pas être confondu avec un enthousiasme poussé jusqu'au fanatisme, avec la Schwärmerei -- serait-ce l'enthousiasme dénoncé par Diderot? -- «qui est une illusion qui consiste à voir quelque chose par-delà toutes les limites de la sensibilité» [en italiques dans le texte]. L'enthousiasme peut être comparé à la démence, imagination déchaînée de manière accidentelle; la Schwärmerei doit être comparée à la folie, qui est le contraire du sublime, parce qu'imagination déréglée comme une passion profondément enracinée de manière maladive... La tristesse, elle peut être sublime ou non; le chagrin, lui, n'est sublime que s'il fait partie des «émotions vigoureuses» et non des «émotions tendres».

Le goût (la faculté de juger comme faculté judiciaire) prétend à l'autonomie et il est impossible d'imposer le «jugement de goût» à quelqu'un; il n'y en a pas de principe objectif. À la critique comme art revient d'examiner empiriquement et de critiquer les productions des beaux-arts; à la critique comme science revient de critiquer la faculté de juger ou le goût : «Le principe du goût est le principe subjectif de la faculté de juger en général»; les jugements de goût sont des jugements synthétiques, ayant pour objet non pas le plaisir (par un jugement empirique) mais «l'universalité du plaisir» (par un jugement a priori).

Définissant lui aussi l'art comme imitation, Kant le distingue de la nature en ce qu'il est faire ou oeuvre [opus], alors que la nature est agir/causer ou effet [effectus]. L'art est production par la liberté; par rapport à la science, il est pouvoir plutôt que savoir, faculté pratique plutôt que faculté théorique, technique plutôt que théorie, arpentage plutôt que géométrie; par rapport au métier, il est libéral et non mercenaire, il est jeu et non travail. Il n'y a pas de science du beau, seulement une critique; il n'y a pas de belles sciences : c'est un non-sens. L'art qui exécute conformément à la connaissance est mécanique; l'art qui vise le sentiment de plaisir est esthétique. Se distinguent alors les arts d'agréments, «lorsque la fin de l'art est que le plaisir accompagne les représentations en tant que simples sensations», et les beaux-arts, «lorsque la fin de l'art est que le plaisir accompagne les représentations en tant que modes de connaissance» [en italiques dans le texte].

Les beaux-arts contribuent à la «culture des facultés de l'âme en vue de la communication dans la société» et ils sont conditionnés par la faculté de juger réfléchissante; il ne s'agit pas d'un «plaisir de sensation» mais d'un «plaisir de réflexion». «Les beaux-arts ne sont de l'art que dans la mesure où ils possèdent en même temps l'apparence de la nature» [en italiques dans le texte]; ce sont les arts du génie, qui est «le talent (don naturel) qui donne les règles de l'art». Alors que le talent est une faculté productive innée de l'artiste (et donc de l'ordre de la nature), le génie est une «disposition innée de l'esprit par laquelle la nature donne les règles à l'art» : le génie est l'intermédiaire entre la nature et l'art et non entre la nature et la science. Le génie n'est pas l'esprit d'imitation et l'aptitude au génie ne peut être communiquée. Kant n'échappe pas ici au romantisme du génie...

Pour juger du beau (des objets beaux ou de la beauté naturelle : d'une belle chose), il faut du goût, mais pour juger des beaux-arts (de la production des objets beaux ou de la beauté artistique : d'une belle représentation d'une chose), il faut du génie. Il peut y avoir du goût sans génie et du génie sans goût. Le contraire de la beauté artistique est ce qui excite le dégoût [ici, il serait possible de montrer que le dégoût est au goût ce que le bas est au haut, ce que la bouche est à l'anus, ce que le spirituel est à l'excrémentiel].

L'âme, qui est le «principe vivifiant en l'esprit» et qui anime le jeu des facultés de l'esprit, est en même temps la faculté de la représentation des Idées esthétiques (intuition sans concept) qu'est l'imagination comme faculté de connaissance productive; par rapport aux Idées esthétiques, les Idées intellectuelles (concept sans intuition) sont les Idées de la raison : les Idées sont les représentations de l'imagination, libre dans le génie, qui est remarquable par l'originalité de ses dons naturels, mais aussi par le libre usage qu'il fait de ses facultés de connaître. Le génie est ainsi la faculté des Idées esthétiques.

Le produit du génie n'est pas un exemple à imiter mais un héritage exemplaire pour un autre génie : «l'art est dans cette mesure une imitation dont la nature a donné la règle par un génie»; mais l'imitation peut devenir singerie, si on imite tout, même l'audace : cela consiste alors à être maniéré, à n'être que personnel sans être un modèle, à être sans âme (précieux, guindé, affecté), sans manière (esthétique) et sans sentiment, sans modus aestheticus... Le goût, qui est la faculté de juger capable d'accoler l'imagination et l'entendement, est la «discipline du génie»; il réunit l'imagination, l'entendement et l'âme.

Il est alors possible à Kant de procéder à une classification ou à une hiérarchie descendante des beaux-arts à partir d'une analogie avec la forme de l'expression : le mot est articulation, pensée; le geste est gesticulation, intuition; le ton est modulation, sensation; vont alors se hiérarchiser trois espèces de beaux-arts : l'art de la parole, l'art figuratif et l'art du jeu des sensations.

Les arts de la parole, dans l'espace et dans le temps, comprennent l'éloquence («l'art d'effectuer une tâche qui revient à l'entendement comme s'il s'agissait d'un libre jeu de l'imagination») et la poésie («l'art de conduire un libre jeu de l'imagination comme une activité de l'entendement»); l'orateur est en quelque sorte l'envers du poète : «L'orateur ainsi annonce une tâche et s'en acquitte, afin de divertir les auditeurs, comme s'il s'agissait simplement d'un jeu avec les idées. Le poète n'annonce qu'un jeu plaisant avec les idées, mais il s'en dégage tant de choses pour l'entendement, qu'il semble n'avoir eu d'autres intentions que de s'acquitter de la tâche de celui-ci» [en italiques dans le texte]. -- Est-ce que le comédien selon Diderot serait l'un ou l'autre ou serait-il les deux?...

Les arts figuratifs, dans l'espace et comme «arts de l'expression des Idées dans l'intuition des sens», comprennent la plastique, qui est l'art de la vérité sensible, et la peinture, qui est l'art de l'apparence sensible. La plastique comprend la sculpture, l'art qui présente des concepts des choses «telles qu'elles pourraient exister dans la nature», et l'architecture, l'art de présenter les concepts des choses, «qui ne sont possibles que par l'art» [en italiques dans le texte]. L'art des meubles est une partie de l'architecture, qui est inséparable de l'usage de ses produits. La peinture peut être une «belle reproduction de la nature» : c'est la peinture proprement dite, ou elle peut être un «bel arrangement de ses produits» : c'est l'art des jardins. Dans la peinture au sens large, figurent aussi la décoration et l'art de s'habiller avec goût.

Les arts du beau jeu de sensations sont la musique, «bel art» mais parfois seulement «art agréable», et l'art des couleurs. Il peut y avoir couplage de l'éloquence et de la présentation picturale dans la pièce de théâtre, de la poésie et de la musique dans le chant, du chant et du théâtre dans l'opéra, de la musique et de la présentation picturale dans la danse. C'est ainsi que «[l]a présentation du sublime, pour autant qu'elle appartienne aux beaux-arts, peut aussi s'unir avec la beauté dans une tragédie en vers, un poème didactique, un oratorio» [en italiques dans le texte]; mais, s'ils sont plus artistiques, ils ne sont pas nécessairement plus beaux. En outre, les beaux-arts, sans Idées morales, sont vouées à la décadence.

Comme chez Hegel, c'est la poésie qui occupe le premier rang des beaux-arts. L'éloquence, qui est l'art de persuader mais aussi l'art de tromper, est une dialectique qui emprunte à la poésie : si «[l]'éloquence et l'art de bien dire (qui composent la rhétorique) appartiennent aux beaux-arts», il n'en est pas ainsi de l'art de l'orateur, qui ne mérite aucun respect. La musique vient au deuxième rang, même si elle «manque quelque peu d'urbanité»; c'est la langue des affections. Parmi les arts figuratifs, domine la peinture parce qu'elle est dessin. Se distinguent finalement le jeu de hasard (de l'ordre de l'intérêt), la musique (de l'ordre des sensations) et le jeu d'Idées (de l'ordre de l'esprit et de la faculté de juger), qui peut être source de plaisanterie et de rire : «Le rire est une affection résultant de l'anéantissement soudain d'une attente extrême» [en italiques dans le texte]. Mais l'art d'exciter le rire est rare et le comique, art de l'agrément, «appartient à l'originalité de l'esprit et non au talent des beaux-arts...

Les Idées esthétiques sont donc aux Idées morales (ou éthiques) ce que la sensation animale est au sentiment spirituel; la naïveté, qui n'est pas la simplicité, est un composé des deux : «c'est l'explosion de la droiture originellement naturelle à l'humanité contre l'art de feindre devenu une autre nature».

En résumé, il y a une dialectique de la critique du goût et non du goût lui-même; si «À chacun son goût» peut être discuté, on ne peut en disputer. Les Idées sont des représentations commandées par des principes; par les intuitions, que ce soient des exemples (quand concepts empiriques), des schèmes (quand concepts purs de l'entendement) ou des symboles (quand représentations indirectes des concepts, alors que les schèmes sont des représentations directes), il y a les Idées esthétiques (selon des principes subjectifs); par les concepts, il y a les Idées rationnelles (selon des principes objectifs). L'Idée esthétique est une représentation inexponible de l'imagination et l'Idée rationnelle est un concept indémontrable de la raison; mais les concepts de l'entendement sont démontrables (présentables). Par exemple, le concept de liberté transcendantale, «celui du substrat supra-sensible [les choses en soi] au fondement de notre libre arbitre», est un concept indémontrable, une Idée de la raison. Les trois facultés de connaissance que sont l'entendement, la faculté de juger et la raison sont liées à l'imagination, ainsi qu'au sentiment de plaisir et de peine conduisant à l'usage esthétique de la faculté de juger et à la faculté de désirer (la volonté). L'art, lui, est l'unique principe de la faculté de juger esthétique.

Kant en arrive à plaider en faveur de l'idéalisme et de l'idéalité de la finalité du beau, qui est le symbole du bien moral, contre le réalisme de la finalité : «Le principe de l'idéalisme de la finalité est encore plus visible dans les beaux-arts». Le mode de représentation peut être un mode intuitif, schématique dans la démonstration ou symbolique dans l'analogie, ou un mode discursif, en terme de méthode (pour la science) et de manière (pour l'art). Ainsi notre connaissance de Dieu n'est-elle que symbolique, l'anthropomorphisme n'en étant qu'une connaissance schématique; dans le déisme, il n'y a pas de représentation intuitive. Il semble alors que Kant relève l'esthétique par l'éthique, le sentiment du sublime par le sentiment moral, qui est la «propédeutique au goût» au profit de l'humanité comme sentiment universel de sympathie, comme «socialité légale» ou «contrainte légale» : la troisième Critique (r)elevée par la deuxième?

Dans les Observations sur le sentiment du beau et du sublime, Kant propose que le sublime émeut, alors que le beau charme; il distingue trois sublimes :

1°) le sublime-lucide, qui conduit à l'effroi devant l'abîme;

2°) le sublime-noble, qui conduit à l'admiration devant le sommet;

3°) le sublime-magnifique, qui conduit à la beauté.

Le sublime est toujours grand, tandis que le beau peut aussi être petit; l'intelligence est sublime, alors que l'esprit est beau. De même, l'amitié est sublime et l'amour est beau. Le sublime est source de tragédie, la comédie de beau. «La gentillesse est la beauté de la vertu», qui est aussi sublime. La dignité et la bonté sont à l'honneur et à l'insensibilité ce que le mélancolique et le sanguin sont au colérique et au flegmatique; c'est le mélancolique qui a surtout le sentiment du sublime, alors que c'est le sentiment du beau qui domine le sanguin. Le magnifique, propre au colérique, n'est que le simulacre du sublime. En somme, le profond propre à l'effort [cf. Kant relu par Maine de Biran] est sublime, alors que la facilité est belle.

Mais que conclure de tout cela au sujet du tragique et du dialectique?

Le sublime est certes un effet esthétique : il est la sublimation du tragique par la critique et donc par la dialectique. La définition même du sentiment du sublime se raccorde à la subjectivité, à l'affectivité, à l'affect, à la pulsion et donc à la mort (dont Kant ne parle pas ici) et ainsi au sexe (que Kant dénie) [cf. Bourdieu]. Le sublime est le face-à-face avec la finitude et non avec la finalité, avec la finitude du désir qui structure l'interdiscours individuel, même si le sublime ne peut relever du mode discursif. La catharsis n'est pas sublime, mais le sublime est cathartique... Soumettre le sentiment du sublime au sentiment moral, le sentiment esthétique au sentiment éthique est un retrait de la Critique de la faculté de juger par rapport à la première version de la Critique de la raison pure, qui affirmait la toute-puissance de l'imagination (la racine des deux souches de la connaissance que sont la sensibilité et l'entendement), et au profit de la Critique de la raison pratique (et du néo-kantisme) -- et, en fin de compte, contre l'esthétique transcendantale (fondée par Kant lui-même).

Longin. Traité du sublime. Traduction de Boileau [1701, 1674]; introduction et notes de Francis Goyet. Le Livre de Poche (Bibliothèque classique # 713). Paris; 1995 (222 p.)

Emmanuel Kant. Critique de la faculté de juger. Traduction d'A. Philonenko (Première partie).

Emmanuel Kant. Observations sur le sentiment du beau et du sublime.

Jean-François Lyotard. Leçons sur l'Analytique du sublime (Kant, Critique de la faculté de juger, §§23-29). Galilée (La philosophie en effet). Paris; 1991 (304 p.)

Collectif. Du sublime. Belin (L'extrême contemporain). s. l.; 1988 (260 p.)

Martin Heidegger. Kant et le problème de la métaphysique.

René Descartes. Les passions de l'âme.

Herman Parret. Les passions.

J. Derrida et al. La faculté de juger.

Jacques Derrida. «Economimesis» dans Mimesis des articulations (p.55-93)

Jacques Derrida. «Parergon» dans La vérité en peinture (p. 19-168).

Pierre Bourdieu. «Éléments pour une critique "vulgaire" des critiques "pures"» dans La distinction (p. 565-585).

Herman Parret. Les passions.

Jean-Marc Lemelin. «Schématique (de l')imagination» dans Oeuvre de chair (p. 15-20).

Hegel

Chez Kant, l'art de génie est la liaison entre la nature et l'esprit; malgré un certain détachement et un désintéressement certain, l'esprit ne s'y détache donc pas de la nature. Avec Hegel, qui exclut la beauté naturelle du domaine de l'esthétique, la rupture est achevée entre la nature et l'art et donc entre la nature et l'esprit : «la beauté artistique est supérieure à la beauté naturelle, comme l'esprit qui la produit est supérieur à la nature», dit Derrida de Hegel [cf. La vérité en peinture]. Kant inclut l'esthétique dans le beau, le beau dans le goût et le goût dans le jugement, c'est-à-dire dans la faculté de juger, qui est une faculté de connaissance reliant l'entendement et la raison et qui est liée au sentiment de plaisir et de peine, qui est une faculté de l'âme. La finalité sans fin de la faculté de juger est l'art.

Selon Kant, l'effet esthétique (le beau et le sublime ou leur résultat) ne peut pas être le plaisir; il y a un au-delà ou un en-deçà du (principe de) plaisir qui touche à la pulsion et qui ne peut apparaître ou paraître que sous la gouverne du temps de l'imagination : c'est un «plaisir négatif» du sujet et contre l'intérêt. Pour Hegel -- dont il ne saurait s'agir ici de présenter totalement l'esthétique [cf. Première partie : Théorie de la littérature] --, il ne peut y avoir détermination subjective du sublime à partir de nos facultés; c'est une détermination insuffisante, car la présentation du sublime ne peut être symbolique, soit de l'ordre d'une ressemblance analogique entre le symbole et le symbolisé. S'opposant, dans «Le symbolisme du sublime», au subjectivisme de Kant, Hegel propose que l'interprétation exégétique du contenu se produit comme relève de l'acte d'interpréter qu'est le sublime : le contenu détermine la forme. La substance conditionne la forme et le sublime est fondé dans la «substance absolue», qui est le présenté et non la présentation et qui tient de l'infinité et non de la finitude [cf. Derrida].

C'est ainsi que pour Hegel, une science du beau est possible et non seulement une critique : l'idée de beauté nous est donné par l'art (et non par la nature); art qui fait partie de l'esprit et qui résout l'opposition de la nature et de l'esprit, avant d'être lui-même relevé (achevé, dépassé, réalisé) par la religion, elle-même relevée par la philosophie (le Savoir ou l'Esprit absolu) et dans la parousie (après la «mort de Dieu», qu'il proclame avant Nietzsche même, Hegel peut aspirer à être le nouveau Christ). Sous le régime du «rythme ternaire», rythme qui fait que le fondement aura été un résultat, de la dialectique spéculative hégélienne -- rythme déjà à l'oeuvre dans la hiérarchisation kantienne des arts, hiérarchisation accordant le primat à la voix (ou à l'ouïe) et à la vue sur le goût et le toucher, la primauté au sentiment du goût sur le sens du goût (qui vient même après l'odorat, qui a l'avantage d'être branché sur le poumon); à cette hiérarchisation n'échappera pas non plus Hegel, pour qui l'ouïe et la vue sont les «deux sens théoriques» --, l'art est une chose passée, une chose du passé : la fin de l'art est accomplie.

Alors que pour Kant, il existe une figure historique de l'irruption sublime dans le judaïsme qui frappe d'interdit la représentation iconique, pour Hegel, elle se trouve dans la poésie hébraïque, qui est «la plus haute forme négative du sublime», la forme affirmative se rencontrant dans l'art panthéiste [cf. Derrida] : dans ou contre la philosophie de Spinoza?... Avec la décroissance du côté technique, de l'outil et donc du toucher, croît chez Hegel la valeur de l'art, de l'architecture à la poésie; ainsi croît l'esprit : le spirituel (le souffle de l'esprit : l'Idée) et l'universel (les vues de l'esprit : les concepts).

À l'Idée d'art en général (la thèse) succède le concept de beauté en particulier (l'antithèse), lui-même suivi du contenu particulier de l'art (la synthèse) qui est la réalisation sensible de la forme; l'Idée en conformité avec le concept d'idée est l'Idéal. La dialectique spéculative est l'auto-réalisation du concept. Toujours selon Hegel, il existe trois relations de l'Idée à son procès externe de configuration :

1°) le type symbolique d'art, où l'Idée a sa forme en dehors d'elle (dans la nature) : c'est le moment de la sublimité;

2°) le type classique (ou grec), où il y a incorporation libre et adéquate de l'Idée dans la forme, qui est alors appropriée à l'Idée : l'évolution de la vie a conduit à la forme humaine (l'anthropomorphisme), qui est l'expression de l'intelligence;

3°) le type romantique (ou chrétien), où l'esprit s'y affirme comme étant la subjectivité infinie de l'Idée : l'âme y est la raison, l'intelligence même.

L'art romantique est un art qui se transcende lui-même; il est synonyme de spiritualité, d'activité spirituelle. Ainsi y a-t-il croissance du symbolisme au romantisme en passant par le classicisme. L'architecture est l'art symbolique par excellence, la sculpture est l'art classique exemplaire; dans la troisième sphère (romantique), il y a la peinture (spatialité abstraite), dominée par la couleur (comme chez Goethe) et non par le dessin (comme chez Kant et Rousseau), la musique, qui est affaire de temps, et la poésie (spiritualité abstraite), qui est le signe de l'Idée, qui est le plus spirituel de tous les arts et qui est à la fois imagination poétique et présentation intellectuelle; c'est l'art universel de l'esprit, parce qu'espace et temps. L'architecture est un art externe; la sculpture est un art objectif; la peinture, la musique et la poésie sont des arts subjectifs. Le principe de développement et d'achèvement de l'art est l'Idée de beauté elle-même.

Comme chez les romantiques allemands, les frères Schlegel en particulier, le drame est la plus haute phase de la poésie et de l'art, le drame étant à la fois épique (objectif) et lyrique (subjectif), pouvant être tragédie ou comédie et s'adressant à la fois à l'oeil et à l'oreille. Des trois unités du drame, seule importe pour Hegel l'unité d'action, qui est une règle inviolable; le drame se caractérise par l'étendue, une technique de progression et la division en actes et en scènes. La description de l'épopée est rendue inutile par la reproduction scénique. La poésie dramatique se situe entre l'ampleur de l'épopée et la concentration du lyrisme.

Dans le drame, l'exposition des passions est essentielle et son point culminant emphatique (menant à la péripétie, au coup de théâtre) se trouve dans la collision. Fidèle en cela à Aristote, Hegel propose que le commencement du drame, de lui-même, conduit à autre chose (ce serait l'épreuve qualifiante selon l'analyse du récit); le milieu vient d'autre chose et mène à autre chose (ce serait l'épreuve décisive); la fin du drame vient d'autre chose et ne mène à rien d'autre (ce serait l'épreuve glorifiante). L'état défini de la collision implique un conflit des buts et une lutte entre individus (c'est le schéma antagonique). Quand il y a trois actes dans le drame, le premier est celui de l'apparition de la collision (c'est la situation initiale du manque et de la manipulation), le second est celui de l'animation des conflits d'intérêt et leur progression (c'est la situation centrale de la faute et de l'action provoquée par la passion) et le troisième est celui de la résolution après avoir atteint le sommet de la contradiction (c'est la situation finale de la punition ou de la sanction); quand il y a cinq actes, les trois actes du milieu correspondent au second.

Le drame se caractérise aussi par la diction (épique ou lyrique), par le monologue ou le dialogue et par la versification. Dans l'expression dramatique, le pathos peut être objectif (chez un tragédien comme Schiller) ou subjectif (chez un poète comme Goethe). Alors que le discours épique est la substance essentielle dans son universalité, le discours lyrique est une expérience subjective et le discours dramatique met en scène des personnes individuelles, la vie consciente personnelle des personnages tragiques. Selon Hegel, la tragédie primitive aurait été la mise en scène du divin, du sacré dans le religieux. Pour lui, la catharsis est à élargir à tout le contenu, doit devenir le principe du contenu en vue d'une vraie sympathie et dans un sentiment de réconciliation ou une vision de justice éternelle.

Se situant, comme la satire des anciens et la tragico-comédie, entre la tragédie et la comédie, le drame est l'union harmonique des fins (le telos) et des individus et il ne peut exister en Orient (ou pour l'Islam), parce qu'il n'y a pas là de principe de liberté individuelle et d'indépendance. À la poésie dramatique des Grecs a succédé la poésie dramatique des Romains, qui est au-dessous de la poésie épique ou lyrique selon Hegel. La poésie héroïque peut être associée à une éthique universelle, qui réunit la conscience du divin représentée par le choeur et le pathos individuel dans des figures héroïques représentées par les protagonistes aux prises avec l'antagonisme (le conflit, l'action humaine). Mais pour le bien du corps politique, qui est la réunion de la vie éthique et de son universalité sociale avec la famille comme terrain naturel des relations morales, Hegel envisage une fin heureuse pour le drame, une sorte donc d'inversion de la catharsis, où la culpabilité se change en innocence, la collision en réconciliation, l'injustice en justice, la terreur en compassion. C'est ainsi que pour Hegel, Antigone est le sommet de l'art, tandis que la comédie d'Aristophane est un exemple de dégénérescence des Grecs.

L'art est la «religion esthétique» du peuple conduite par l'esprit éthique ou l'esprit vrai. Au sein de cette religion, se distinguent l'oeuvre d'art abstraite et l'oeuvre d'art vivante. L'oeuvre d'art abstraite se retrouve dans l'image des dieux, dans l'hymne et dans le culte. L'oeuvre d'art vivante comprend l'epos, la tragédie et la comédie. Avec la tragédie, il y a transition des individualités du choeur, des héros et des puissances divines au déclin de l'individualité en passant par le double sens de la conscience de l'individualité : «Ce destin achève le dépeuplement du ciel»...

G. W. F. Hegel. Leçons sur l'esthétique.

G. W. F. Hegel. Phénoménologie de l'esprit.

G. W. F. Hegel. Leçons sur la philosophie de la religion; IIe partie : « La Religion indéterminée». Vrin. Paris; 1972.

Jacques Derrida. Glas.

Philippe Lacoue-Labarthe. «L'imprésentable». Poétique # 21. Seuil; Paris; 1975 (p. 53-95).

Schelling

Schelling, lui, dans son introduction à la Philosophie de l'art et dans son idéalisme absolu, distingue l'unité réelle, l'unité idéale et l'unité indifférente qui comprend les deux autres. À l'unité réelle, correspondent trois formes : la musique, la peinture et la plastique. L'unité idéale comprend en elle les formes de la poésie lyrique, épique et dramatique. Le lyrisme est la formation de l'infini en fini; l'epos est la présentation (ou la subsomption) du fini dans l'infini, c'est-à-dire dans l'universel; le drame est la synthèse de l'universel et du particulier. De l'art antique à l'art moderne, «l'art est lui-même un épanchement de l'Absolu».

Ph. Lacoue-Labarthe et J.-L. Nancy. L'absolu littéraire; théorie de la littérature du romantisme allemand.

Walter Benjamin. Le concept de critique esthétique dans le romantisme allemand.

Walter Beanjmain. Origine du drame baroque allemand.

Perniola

Héritier de Hegel et de Marx, Perniola cherche à retracer «les origines de l'aliénation poétique dans la Grèce antique». La famille [genos] y était l'unique forme d'organisation permanente et elle est dominée par le chef absolu, qui descend directement de l'ancêtre commun et fondateur de la lignée : «Héros ou dieu, l'ancêtre était l'archétype, le modèle précédent, le mythe» [en italiques dans le texte]. C'est par l'ancêtre et son représentant, le chef, qu'est possible «l'expérience hiérophantique», le rite, qui est la reproduction de «l'acte accompli par le héros ou par le dieu». Il y a donc, dans le clan hellénique, aliénation religieuse du chef, exclusion du monde du sacré des autres membres et négation des étrangers. L'aliénation mythico-rituelle du chef conduit à la culture qui, à cause de l'obéissance aveugle des imitateurs du chef, dégénère du rite à la coutume, à la tradition, que l'éducation [paideia] fait apprendre.

Contrairement aux temples archaïques, ou le mythe est un mystère (fondement du pouvoir), chez les Grecs, ce n'est pas un secret : le mythe revient au peuple sous la forme de l'epos, qui est récit mais n'est pas poème ou poésie. Dans et par leur laïcisation, «[l]es chefs des clans deviennent eux-mêmes les protagonistes directs des récits» et les dieux deviennent leurs protecteurs ou leurs ennemis. La structure mythe-rite n'est pas supprimée mais inversée : les chefs vivants se posent en héros. «La laïcisation épique du pouvoir est l'autre face de l'aliénation rituelle : la renommée, la gloire». Celle-ci est le «sacrifice du maître» réduit à la survivance, même avant sa mort.

Mais le porteur même de l'epos ne peut pas être le chef même -- pour qui il est dangereux de raconter lui-même ses exploits -- ou le prêtre, son concurrent direct; quand «le pouvoir vient à manquer du soutien mythico-rituel», il faut une institution, l'aède, pour la transmission de l'epos. L'aède, «emblème des héros et des rois», n'est «pas assez autonome pour se déclarer auteur de ses chants». «C'est pourquoi, selon Perniola, l'epos est la première entreprise des lumières de la civilisation occidentale»; c'est «la célébration populaire de la culture des maîtres» [en italiques dans le texte] et le rite est le récit de la réalisation de l'epos, qui n'est pas le mythe (contrairement à ce que proposent Adorno et Horkheimer). Ce n'est donc pas le peuple qui est l'auteur, le sujet inconscient de l'epos; il est seulement spectateur, objet inconscient d'une «manipulation intellectuelle et émotive».

C'est avec Homère qu'il y a passage de l'epos au poème épique, de la relation orale à la narration écrite, à l'époque de l'introduction de l'écriture phénicienne en Grèce (en Ionie, au VIIIe siècle avant J.-C.); mais ce passage est lié à la naissance de la propriété privée de la terre et des troupeaux, à la transformation de l'aristocratie gentilice en aristocratie ploutocratique ou timocratique, à l'apparition de l'idéologie, etc. Selon Perniola, «le poème épique est le passé immuable et irréalisable», l'epos ne pouvant plus «exercer une action directe sur la réalité»; de même, pour les Hymnes homériques aux dieux, «qui sont précisément la cristallisation littéraire des mythes des familles sacerdotales», là où le pouvoir des prêtres a résisté à l'aristocratie gentilice. L'aède, «qui improvise sur sa cithare l'epos», est remplacé par le rhapsode, qui récite, et par le poète, qui invente : le récitateur qui répète et le créateur qui exprime ses pensées ou l'idéologue «qui soutient le pouvoir des classes dominantes» et le subversif «qui représente un monde idéal».

Homère n'est plus un aède, mais il n'est pas encore un rhapsode ou un poète : «son oeuvre peut être considéré comme une stratification anonyme de chants des différentes époques qui l'ont précédé». En même temps qu'ils sont «la momification de la signification séparée» [en italiques dans le texte], les poèmes homériques annoncent «la poésie véritable» : «Dans Homère s'accomplit le saut qualitatif fondamental qui fait déchoir la créativité en création» [en italiques dans le texte]. Il y a donc aliénation du «porteur de la signification» (réduite aux mots), comme du «porteur de la réalité» (réduite aux biens matériels) : le premier est impuissant, le second est stupide... Le rhapsode assure une «fonction décorative», «pure idéologie», comme la religion assure une «fonction commémorative».

C'est avec Hésiode que s'annonce le poète : «La poésie vraie est celle qu'inventa Hésiode, la poésie fausse celle qu'il a transcrite de l'epos traditionnel» [en italiques dans le texte]. L'idéal supérieur d'Hésiode est la justice, qui n'est cependant que le mythe de l'aliénation religieuse dénuée d'actualisation rituelle». En même temps qu'il est «signification séparée immobile, au service de l'aliénation et de l'exploitation», le poème est «l'unique lieu où le changement, la créativité, la nouveauté peuvent se manifester et s'exprimer de manière positive et consciente» [en italiques dans le texte] : «La dimension révolutionnaire de la poésie est donc indépendante des contenus exprimés».

Alors que «[d]ans le monde mythique et dans l'épique le protagoniste de la signification est en même temps le détenteur du pouvoir», avec l'avènement de l'économie, le porteur de la signification «s'approprie, en compensation, le rôle de protagoniste». Advient la poésie : Archiloque est le premier poète, en même temps qu'il est un guerrier mercenaire, déjà un bourgeois. Mais «[l]a parole poétique tend à un cercle vicieux : d'un côté elle renvoie à son auteur, à l'opération dont elle est le point d'arrivée, de l'autre l'opération consciente qui la produit n'existe pas en dehors de son expression matérielle». Cependant, la poésie ne se confond pas avec l'idéologie, malgré son «impuissance fondamentale». Enfin, du poème homérique, ne dérivent pas seulement la poésie, mais aussi la philosophie, la science, le droit et l'historiographie.

Perniola se penche ensuite sur «les origines de l'aliénation théâtrale dans la Grèce antique». Selon lui, la Grèce de cette époque n'a connu qu'un seul mouvement révolutionnaire : le mouvement dionysiaque, issu de la classe des paysans pauvres et unique expression «du désir fondamentalement anti-humaniste et anti-Lumières d'une vie significative et passionnée». Ce mouvement «garantit à tous l'expérience du sacré, la participation mythico-rituelle» [en italiques dans le texte]. Avec la religion (antisacerdotale et égalitaire) où le culte de Dionysos et contre «l'éthique du genos fondée sur la sacrifice», sont accouplés le daimôn et le ganos : «l'enthousiasme splendide, la joie qui est le complément inséparable de la libération dionysiaque».

S'opposant à Nietzsche qui dénonce le principe d'individuation [cf. section D], Perniola voit dans l'orgie dionysiaque, «née de l'activité de la cueillette et de la chasse», «l'exaltation de la libre association humaine»; pour lui l'apollinien est l'idéologie de la classe aristocratique «qui n'a rien à voir ni avec l'art ni avec la véritable individualité», tandis que «l'esprit dionysiaque n'est pas du tout la négation de l'individualité et la destruction du voile de Maia, mais la fondation nécessairement simultanée de la véritable individualité et de la véritable socialité». En outre, Dionysos est un dieu nomade, aventurier; il est le lysios : «le libérateur par excellence des vieux liens de dépendance qui aliènent et des nouvelles contraintes monétaires qui asservissent». L'opposition aristocratique au mouvement dionysiaque dans les cités se retrouve dans divers mythes : le mythe de la persécution de Dionysos par Lycurgue et le mythe de Penthée.

Devant s'appuyer sur la paysannerie dans sa lutte contre l'aristocratique ploutocratique, la bourgeoisie cherche à récupérer le mouvement dionysiaque par la réforme orphique et le dithyrambe primitif et par la tragédie. «L'orphisme est la réforme bourgeoise et citadine du mouvement dionysiaque sur le terrain religieux» [en italiques dans le texte]. La participation sacrée se voit remplacée par le sectarisme et l'exclusivisme, par le secret défendu par l'initiation et l'ésotérisme; à la communication est substitué le prosélytisme, à l'orgie le mystère, à la demeure du dieu [naós) le domaine de réunion [secós] : «À la joie expansive et extravertie se substitue le culte des reliques, à la dissipation de la cueillette des fruits la thésaurisation du collectionneur, à la richesse de la bacchante qui dissipe parce qu'elle peut à tout moment tout retrouver, la misère de l'initié». Le fétiche remplace la vie.

La réforme orphique imprègne au mouvement dionysiaque des «perspectives eschatologiques», des «compensations ultra-mondaines», où le dieu du printemps se trouve associé avec le monde des morts et avec le mal, la croyance en la métempsychose, l'invitation à la patience comme vertu, le pessimisme, etc. Le dionysiaque devait libérer la vie, l'orphique libère de la vie... L'ascèse se substitue à l'omophagie, l'abstinence à la viande, le futur (l'attente, le messianisme) au présent (l'expérience concrète du divin). Ne réussissant point à triompher de l'idéologie gentilice, de la religion olympique, et transféré sur le plan philosophique par Pythagore et les pythagoriciens, l'orphisme a tout de même connu une opposition du dionysisme : «le mythe de la fin d'Orphée, déchiré par les Ménades irritées par un hommage qu'il fit à Apollon» en est une trace.

«Le dithyrambe primitif est la transformation de l'orgie dionysiaque en théâtre» [en italiques dans le texte]; il y a lors récupération du mouvement paysan par la «divulgation théâtrale» du rite et du mystère, et non par son appropriation : «le dithyrambe primitif est une liturgie publique fondée sur une nette séparation entre "agents" et spectateurs. Les "agents" sont le choeur et l'exarchos, l'animateur; les spectateurs, ce sont tous les autres». Le protagoniste du dithyrambe n'a pas de pouvoir réel : «les transmetteurs anonymes du dithyrambe participent seulement de la misère de ceux auxquels ils s'adressent» [en italiques dans le texte]. La nature du dithyrambe est agonale : il y a instauration d'une compétition entre les choeurs.

Le dithyrambe a connu deux manifestations différentes : ionique-insulaire et continentale. La première, qui est la plus ancienne, est présente chez Archiloque («capable "d'entonner le beau chant du Seigneur Dionysos"») et chez Hérodote («l'histoire de Skylès, roi des Scythes, victime de la dévotion à Dionysos Bacchus»); il y a «présence quasi exclusive des hommes dans les choeurs ioniques», tandis que prévalent les Ménades «dans le dithyrambe primitif continental» -- mais Perniola soupçonne que l'association du ménadisme à «la forme occulte de nymphomanie qu'il implique» est peut-être une manière de discréditer le culte de Dionysos et d'en limiter la diffusion. Que la version évoluée et littéraire du dithyrambe soit «chanté indistinctement par des choeurs d'hommes, de jeunes hommes ou de jeunes filles» est la preuve du «caractère essentiellement inoffensif de la littérature sur le plan social»...

Dans «le domaine de la récupération spectaculaire du mouvement dionysiaque», l'orgie cède la place à la fête citadine annuelle (au début du printemps). Dionysos se trouve adopté par le sanctuaire de Delphes, «citadelle de l'idéologie traditionnelle» : trois mois pour lui et le dithyrambe, mais neuf mois pour Apollon et le péan. Sauf que même adopté ou récupéré, Dionysos demeure étranger à la polis... Le dithyrambe primitif, comme les mystères orphiques, est consacré par l'instauration des tyrannies; mais étant donné qu'il est encore trop voisin du mouvement dionysiaque, il se transforme, de théâtre populaire, en oeuvre littéraire : il y a «rupture de la figure unitaire de l'exarchôn en poète et en récitateur» et on ne traite plus exclusivement de Dionysos qui, jadis protagoniste du choeur tragique, n'est plus présent et ne suscite plus de «fureur sacrée». «Dans le dithyrambe littéraire, au contraire, la possession divine, la manie, ne regarde même plus le récitateur, mais plutôt le poète» [en italiques dans le texte]. L'enthousiasme dionysiaque s'éteint ou est éliminé «par l'indétermination de l'argument du dithyrambe», dont le choix «est suggéré par le mécène ou laissé au poète».

D'après Aristote et Nietzsche et selon Perniola aussi, la tragédie dériverait du dithyrambe primitif : l'action prévaut sur le récit de l'action (comme dans le dithyrambe littéraire identifié avec «la poésie chorale véritable»); il s'agit d'une «dégénérescence du dithyrambe primitif». Contrairement à l'exarchôn du dithyrambe primitif, qui s'expose lui-même, Thespis, en tant que représentant de Dionysos, a besoin d'un artifice nécessaire à «l'instauration d'une fiction scénique» : le masque. «Il est donc le premier véritable acteur (ipocritès) et c'est seulement avec lui que s'accomplit ce saut qualitatif d'où naît la tragédie entendue comme imitation de l'action significative» [en italiques dans le texte]. Alors que dans le dithyrambe primitif se réalise «l'essence du théâtre comme comportement significatif idéal», sa transformation en tragédie dérive de «l'influence des manifestations idéologiques du comportement, de la politique». Par rapport au dithyrambe littéraire, «l'authenticité de l'enthousiasme créateur dionysiaque paraît mieux conservée en elle [la tragédie] que dans la poésie chorale». Mais la tragédie est liée à la politique : «la tyrannie est l'action arbitraire accomplie par un seul qui s'oppose au peuple, la tragédie de Thespis est l'imitation de l'action significative accomplie par un seul personnage qui s'oppose au choeur». Le coryphée imite «une autre action significative par excellence, celle de Dionysos».

La tyrannie (arbitraire) cède le pas à la démocratie (illusoire) : la démocratie est idéologique; elle est «l'idéologie réalisée», l'isonomie (l'égalité devant la loi). De même, avec les successeurs de Thespis, «on assiste à la solennisation littéraire et à la substitution des arguments dionysiaques avec les arguments épiques traditionnels» : l'improvisation fait place à la répétition d'un texte écrit précédemment; il y a formalisation de la tragédie et il y a scission du comportement en une partie politique et en une partie ludique : c'est le «coup de grâce» porté au mouvement dionysiaque en tant qu'action unitaire. L'epos renaît et le dionysiaque est réduit au satyrique, au drame satyrique, qui est un débouché pour les enthousiasmes dionysiaques, mais qui est subordonnée à la trilogie tragique.

Eschyle est le dernier «poète-acteur»; au chariot ambulant de Thespis se substitue le théâtre d'Athènes; les personnages se multiplient (de deux ou trois chez Eschyle à cinq chez Euripide). En son aliénation, la tragédie -- tragédie qui imite en vers, et non raconte en prose, l'action politique -- est à la fois misère et grandeur. De l'expérience dionysiaque originaire, «il reste dans le théâtre tragique l'identification fantastique du spectateur avec l'acteur et une telle identification n'est possible qu'à condition que l'argument soit d'une façon ou d'une autre connu précédemment».

L'action ludique, la farce, la plaisanterie, l'injure et l'obscénité sont «soustraites à la libre improvisation» et elles sont formalisées dans un «schéma imitatif» qui prend le nom de comédie, comédie qui «brise l'identification rituelle, créée [sic] une situation d'altérité entre l'acteur et le spectateur et favorise un processus de "purification des passions" au moyen du rire». À la «pseudo-activité des assemblées athéniennes» correspond la «pseudo-participation des représentations tragiques»; il y a illusion de part et d'autre.

Pour Perniola, c'est dans la dernière tragédie d'Euripide, Les Bacchantes, que les contradictions de la tragédie explosent : l'expérience dionysiaque unitaire et totale qui devient l'objet d'une imitation séparée. Si le théâtre est resté dionysiaque dans l'exigence d'actualisation de l'action, cette actualisation est cependant devenue inutile : ce n'est pas une solution de rechange. La tragédie se trouve alors devant une alternative catégorique : «se détruire en tant que forme séparée et retourner à l'expérience religieuse directe, ou laisser de côté complètement l'actualisation et continuer à développer la signification séparée dans la forme du dialogue philosophique»; c'est l'alternative entre la «réapparition des cultes orgiaques» qui dégénèrent dans la «spiritualisation orphique» et Platon désavouant ses tragédies de jeunesse au profit des «dialogues destinés à la lecture».

[Pour l'aspect théorique plutôt qu'historique de la critique radicale de Perniola, cf. première partie : Théorie de la littérature].

Mario Perniola. L'aliénation artistique (Deuxième partie).

Goldmann

Tandis que Perniola se concentre sur la tragédie classique grecque, Goldmann, inspiré du jeune Lukacs, s'attarde à la tragédie classique française, plus particulièrement à Racine. Il distingue l'esprit classique, défini par «l'unité de l'homme et du monde par le caractère substantiel de celui-ci» et l'esprit romantique, défini par «l'inadéquation radicale de l'homme au monde et par le fait que l'homme place les valeurs substantielles -- l'essence -- dans une réalité extramondaine» [en italiques dans le texte]; ainsi Eschyle, comme Homère et Sophocle, serait classique. L'esprit classique est immanent, l'esprit romantique est transcendant en se détournant du monde réel et concret.

Pour Goldmann, Schelling, Novalis, Bergson et Nerval sont romantiques au sens rigoureux du terme; mais dans un sens large, Descartes, Corneille et Schiller le sont aussi. Homère, Eschyle et Sophocle sont classiques au sens étroit du terme; mais de manière élargie, Thomas d'Aquin l'est par rapport à Augustin, Shakespeare, Descartes, Pascal, Corneille, Racine et Goethe le seront par rapport à «toute l'histoire littéraire et philosophique de l'ère chrétienne». Quant aux penseurs dialectiques, ils sont classiques dans l'acceptation rigoureuse et étroite du terme.

À la suite de Lukacs, Goldmann définit la tragédie comme étant «un des deux sommets de l'expression classique (l'autre étant l'épopée, l'unité entière, naturelle et sans problèmes, de l'homme et du monde)» : elle est «un univers de questions angoissantes pour lesquelles l'homme n'a pas de réponse»; elle est «l'expression des instants où la valeur suprême, l'essence même de l'humanisme classique, l'unité de l'homme et du monde, se trouvant menacées, son importance est ressentie avec une acuité rarement atteinte par ailleurs». «Dans ce sens, les écrits de Sophocle, Shakespeare, Pascal, Racine et Kant sont avec ceux d'Homère, d'Eschyle, de Goethe, de Hegel et de Marx, des sommets de l'art et de la pensée classique», Pascal étant, lui, «le plus grand penseur tragique de la littérature française».

Dans la tragédie (classique), les conflits sont nécessairement insolubles; dans le drame (romantique), il sont résolus ou ils sont insolubles par l'intervention accidentelle d'un «facteur facultatif» : les héros tragiques, mus par le devoir moral ou une exigence éthique, ne sont pas des personnages romantiques. Dans la tragédie, il y un heurt entre un monde qui ne connaît que le relatif et un univers «dominé par l'exigence de valeurs absolues», de totalité : le tout ou rien s'oppose au plus ou moins. Le troisième plus important personnage -- le Destinateur en quelque sorte -- est la fatalité, la transcendance, les dieux ou Dieu. Il existe un quatrième élément essentiel : «l'existence d'un personnage qui exige la réalisation d'une justice absolue, étrangère au moindre compromis, et sous le regard duquel se déroule l'ensemble de l'action». «La tragédie peut se définir comme un spectacle sous le regard permanent de la divinité» [en italiques dans le texte]; la divinité n'est pas un dieu providentiel, qui serait un bon père ou un père imaginaire en somme; c'est un dieu caché, toujours absent : c'est un père mort ou un père symbolique -- et c'est là la clef même de la tragédie.

Les dieux peuvent aveugler et ainsi provoquer l'illusion et le mal : ce sont les dieux vengeurs de la «tragédie avec péripétie et reconnaissance», la «tragédie du destin» (ou de l'illusion et de la destinée); dans la «tragédie sans péripétie ni reconnaissance», la «tragédie du refus», il y a conscience claire des exigences divines mais impossibilité de les réaliser : les dieux y sont des dieux spectateurs. Les trois personnages de la tragédie sont donc Dieu, l'homme et le monde. La «divinité tragique» (cachée) peut donc être un vengeur et un justicier ou un spectateur. À la «morale du choix», la «pseudo-morale du monde», s'oppose la «morale de la totalité et du refus», la «nouvelle morale de l'homme tragique» : tout choix est «péché contre l'esence», «péché mortel» (conduisant à la mort).

Dans la tragédie, il y a «passage brusque et intemporel du néant à l'être, de l'erreur à la vérité»,; c'est une conversion entre la vie intramondaine sans Dieu et la conscience claire de la nouvelle morale, entre la vie apparente dans le monde et la vie réelle dans l'éternité. Le héros tragique est radicalement seul; dans sa solitude absolue, chez Racine, il entretient des dialogues intramondains, des pseudo-dialogues avec les autres personnages tragiques et un dialogue solitaire avec la divinité. Le choeur, lui, est la «voix de la communauté humaine» en rapport avec la «voix des dieux».

L'homme est plus grand que le monde mais plus petit que l'univers divin; en son hubris, c'est un «être paradoxal», un «juste pêcheur» aux prises avec des fautes mondaines comme l'injustice et l'erreur, dans un monde qui ignore Dieu et que Dieu ignore. Pour aspirer au «dépassement du moi», il faut le «dépassement mystique», qui dissout l'individu dans l'ensemble (c'est le mysticisme du lyrisme et du cantique), la «foi immanente ou transcendante» du drame historique ou sacré ou le «dépassement tragique» d'une conscience claire propre à la vision tragique. Par ailleurs, toujours selon Goldmann, le mysticisme est inconciliable avec la tragédie et avec le théâtre en général, parce qu'il est «dépassement et abolition des limites dans l'unification totale avec le cosmos (s'il est panthéiste) ou avec la divinité (s'il est théocentrique)».

Les éléments fondamentaux de la vision ou de la conscience tragique peuvent ainsi être résumés par Goldmann, qui ne manque sans doute pas de christianiser -- de pascaliser : de "janséniser" -- la tragédie : caractère paradoxal du monde, conversion de l'homme à une existence essentielle, exigence de vérité absolue, refus de toute ambiguïté et de tout compromis, exigence de synthèse des contraires, conscience des limites de l'homme et du monde, solitude, abîme infranchissable qui sépare l'homme tragique et du monde et de Dieu, pari sur un Dieu dont l'existence est improuvable, vie exclusive pour ce Dieu caché, primat du moral sur le théorique et sur l'efficace, abandon de tout espoir de victoire matérielle ou d'avenir, sauvegarde de la victoire spirituelle et morale ou de l'éternité.

C'est ainsi que Goldmann peut procéder à la classification des pièces de théâtre de Racine. La tragédie du refus ou la tragédie sans péripétie ni reconnaissance, définie d'après Aristote, est celle «dans laquelle le héros sait clairement, dès le début, qu'aucune conciliation n'est possible avec un monde dépourvu de conscience auquel il oppose, sans la moindre défaillance ou illusion, la grandeur de son refus» [en italiques dans le texte] : chez Racine, il s'agit d'Andromaque, mais surtout de Britannicus et de Bérénice. La tragédie du destin ou la tragédie avec péripétie et reconnaissance est celle «où il y a péripétie parce que le personnage tragique croit encore pouvoir vivre sans compromis en imposant au monde ses exigences, et reconnaissance parce qu'il finit par prendre conscience de l'illusion à laquelle il s'était laissé aller» [en italiques dans le texte] : il s'agit de Phèdre, annoncée ou préparée par deux «drames intramondains» (profanes) : Bajazet et Mithridate, et suivie de deux «drames sacrés» : Esther et Athalie.

[Étant donné que la vision tragique est un type particulier et singulier de vision du monde, cf. «Le structuralisme génétique de Goldmann» dans la première partie : Théorie de la littérature].

Lucien Goldmann. Racine. L'Arche (Travaux 2). Paris; 1970 [1956] (136 p.)

Lucien Goldmann. Le dieu caché; étude sur la vision tragique dans les Pensées de Pascal et le théâtre de Racine. Gallimard (Tel # 11). Paris; 1959 (462 p.)

Hölderlin

Ce qui importe au poète Hölderlin, c'est le «calcul du statut de l'oeuvre»; en vue de fournir à la poésie (tragique) des principes et des limites; il faut ensuite voir comment le contenu s'en différencie et comment ce qui ne peut être calculé «est mis en relation avec le statut calculable» par la démarche ou le mode. Le tragique résulte de cet équilibre : «Le transport tragique est à la vérité proprement vide; il est le moins pourvu de liaison» [en italiques dans le texte]. De là, le transport s'expose «dans la consécution rythmique des représentations»; dans cette exposition, la césure dans la mesure des syllabes -- «la pure parole, la suspension antirythmique» -- «devient nécessaire pour rencontrer comme arrachement le changement et l'échange des représentations à un tel sommet qu'alors ce ne soit plus le changement des représentations, mais la représentation en elle-même qui apparaisse».

Le rythme, comme «consécution du calcul», se trouve alors divisé en deux -- ce n'est pas la réunion en un (hégélienne) mais la division en deux -- et en deux parties «à égalité de poids». À partir de là, Hölderlin est en mesure de distinguer deux statuts tragiques :

1°) le premier statut tragique est celui où les premières représentations sont entraînées par les secondes; la césure se situe donc vers l'avant et a pour effet que la première moitié se trouve protégée contre la seconde, qui est plus rapide : l'équilibre va de la fin vers le début;

2°) le second statut tragique est celui où les représentations ultérieures sont pressées par les représentations initiales; la césure porte plutôt sur la fin, qui doit donc être protégée contre le début; la première partie est plus longue et l'équilibre est réalisé plus tard.

Le premier statut tragique est celui d'Oedipe et le second est celui d'Antigone et, dans les deux cas, la césure correspond aux paroles de Tirésias; il faut noter que Hölderlin conteste qu'Antigone ait précédé Oedipe de dix années. La règle, ou le «statut calculable» qu'est le rythme, fait que dans Oedipe, l'équilibre incline plutôt de la fin vers le début, et que dans Antigone, ce soit l'inverse. Selon Hölderlin et «si le délire sacré est la plus haute manifestation de l'homme» [souligné ici], Antigone se dépasse dans la «présomption sublime» qui est «plus âme que parole» et qui est «Beauté au superlatif».

La lecture tragique d'Oedipe et d'Antigone par Hölderlin, ici résumée jusqu'à la caricature (et sans même avoir parlé de ses tentatives -- folles tentatives ou tentatives folles, selon certains -- de traduction des tragédies grecques), s'inscrit dans une entreprise de repenser, d'exposer les mythes «de manière plus probante» [en italiques dans le texte] et de faire face aux dieux, à Zeus, qui est le «Père du Temps» ou le «Père de la Terre, parce que c'est sa nature, contrairement à l'éternelle tendance, de retourner le LE DÉSIR DE QUITTER CE MONDE POUR L'AUTRE EN UN DÉSIR DE QUITTER UN AUTRE MONDE POUR CELUI-CI» [en capitales dans le texte].

C'est ainsi que Hölderlin est amené à opposer l'Hespérique (ou l'Occidental) et le Natal (ou le Nationel) à l'Oriental (ou à l'Antinationel). Hölderlin affirme que la «présence du tragique» repose dans le rapport de l'homme à un Dieu immédiat -- ce n'est pas le Dieu médiat de l'apôtre -- et que «le Dieu est présent dans la figure de la mort» : «La parole tragique des grecs est brutalement meurtrière, parce que le corps qu'elle saisit, tue effectivement» [en italiques dans le texte]. Mais au savoir-faire grec, il faut substituer le savoir-vivre hespérique (germain) : «Ainsi, il nous faut considérer ce qui est brutalement meurtrier, le meurtre effectivement issu de la parole, plutôt comme forme artistique proprement grecque, et subordonnée à une forme plus hespérique» [en italiques dans le texte]. Ce serait une parole plus «meurtrissante que brutalement meurtrière» : le meurtre ou la mort ne serait pas l'achèvement propre au tragique, «où la parole se saisit physiquement de l'homme de sorte que c'est le corps qui porte le coup mortel» (conception grecque, «dans le sens athlétique et plastique» selon Hölderlin); ce serait la parole elle-même, parce que «sortant d'une bouche inspirée» comme celle d'Oedipe à Colone, qui serait terrible et tuerait.

La conception de la tragédie de Hölderlin finit par préfigurer celle d'Artaud [cf. section D] : «la présence du tragique repose sur un dialogue et des choeurs plus violents dans un cas [le grec], plus insoutenables dans l'autre [l'hespérique] -- avec ici une rigueur, et là plus de liberté dans le dialogue --, dialogue et choeurs qui donnent à la lutte infinie sa direction et sa force : organes souffrants de l'être en lutte dans un combat divin [...]; mais surtout la présence du tragique se tient dans la parole brutale qui plus cohésion que formule, va, visage du partage, du début jusqu'au terme» [en italiques dans le texte].

Hölderlin distingue le «mode du cheminement», le «groupement des personnages» et la «forme rationnelle qui s'institue pendant le redoutable désoeuvrement d'une époque tragique» [souligné ici]. Dans Antigone, le mode du cheminement est l'insurrection : c'est un «retournement natal», c'est le «retournement de tous les modes de représentation et de toutes les formes»; mais ce n'est pas un «retournement total» du «nativement grec», car un tel retournement, «sans aucune retenue, n'est pas permis à l'homme en tant qu'être connaissant». Quant au groupement, dans Antigone, il est «comparable à une course, où celui qui le premier est à bout de souffle et se heurte à plus fort que lui a perdu»; dans Oedipe, la lutte est comparable au pugilat; dans Ajax, à l'escrime. Hölderlin conclut d'Antigone que «[l]a forme rationnelle qui se développe ici tragiquement est politique, et plus précisément républicaine», parce que «c'est à l'excès que l'équilibre est maintenu à égalité» (Créon étant presque maltraité par ses valets à la fin -- ce qui serait une invention de Hölderlin) : c'est le polemos du tragique. Hegel, lui aussi grand admirateur d'Antigone, y voit un conflit entre la famille et l'État, entre le féminin -- «l'éternelle ironie de la communauté» -- et le viril, plutôt qu'entre le divin et l'humain.

*


Selon Beaufret, qui est le préfacier des Remarques de Hölderlin, le tragique de Sophocle est aux yeux de Hölderlin le «tragique du retrait ou de l'éloignement du divin», dont résulte une panique apollinienne, Apollon étant l'accomplissement de Dionysos pour Hölderlin, pour qui l'art moderne vise «l'expression pathétique» et excelle à conquérir la dimension de l'aorgique (contre l'organique) et du panique ou «le climat de l'enthousiasme excentrique» [souligné par Beaufret].

Pour Lacoue-Labarthe, qui considère que «[l]a résolution spéculative est peut-être encore un mode de la catharsis. C'est-à-dire un bon usage de la mimesis», Hölderlin introduit au contraire l'homme «césuré» [cf. Beaufret] sur la scène tragique, en même temps que «la césure du spéculatif» sur la scène philosophique, la tragédie ayant fourni «le schéma matriciel de la pensée dialectique» et la dialectique, comme «théorie de la mort» [souligné par Lacoue-Labarthe], supposant un théâtre : «Hölderlin a rigoureusement défait la matrice spéculative-tragique qu'il avait lui-même contribué à élaborer» -- en vue d'un dépassement de la «mimétologie», pourrait-on ajouter.

Schelling semblait lui-même avoir déjà suggéré, dans la dernière des Lettres sur le dogmatisme (1795-1796] et tel que Szondi le relève dans son Essai sur le tragique, que «le scénario oedipien contient [...] implicitement la solution spéculative». Mais à Hölderlin, pour qui le scénario oedipien est finalement un «scénario sacrificiel», importe davantage qu'Oedipe Antigone, «la plus grecque des tragédies» en ce qu'elle «incarne l'essence même de la tragédie». C'est là où Sophocle se montre le plus lyrique et le plus proche de Pindare, considéré comme le sommet de l'art grec par Hölderlin, finalement (p)artisan de l'ode tragique ou de l'hymne...

La «structure canonique» de la tragédie, que ne respecte pas Antigone, représenterait une résolution "naïve", c'est--dire épique de l'antinomie initiale : «entre son ton fondamental "idéal" (qui est le ton de l'aspiration subjective à l'infini, le ton spéculatif par excellence) et son caractère artistique "héroïque" (qui est celui de la discorde, de l'agôn et de la contradiction», affirme Lacoue-Labarthe s'inspirant de Szondi et finissant par proposer, s'inspirant cette fois de Bataille et de Girard, que la tragédie est en somme «la catharsis du spéculatif» et «la catharsis du religieux lui-même et du sacrificiel» : «La faute tragique consiste donc dans l'interprétation religieuse et sacrificielle du mal social». C'est ainsi que Hölderlin finit par condamner Oedipe, l'accusant d'agir ou de parler en prêtre...

La philosophie transcendantale de Kant élève la métaphysique au rang de science, science pratiquée de Fichte à Hegel en passant par Schelling; la dialectique spéculative de Hegel relève la métaphysique; la pensée ou la poésie de Hölderlin prélève une faille dans le système, y étant le (mi)lieu d'une fissure, d'une «césure», qui est la possibilité même d'une défaite de la téléologie : dans l'idéal (de) retour -- idéal tragique ou retour tragique -- aux Grecs, la radicale finitude est le triomphe de la finalité, le natal y étant synonyme d'agonal... Lacoue-Labarthe rappelle en fin de compte ceci : «Tragédie, en allemand, se dit Trauerspiel -- littéralement "jeu de deuil"», qu'il ne manque pas de rapprocher du «travail du deuil» selon Freud; mais est-ce un jeu ludique ou un jeu mécanique? -- Au tout début de ses Remarques, Hölderlin ne propose-t-il pas, «afin d'assurer aux poètes, même chez nous, une existence dans la cité» -- et contre Platon donc --, «qu'on élève la poésie, même chez nous, et compte tenu de la différence des époques et des constitutions», à la hauteur de la mêkhanê ["habilité", "machine" : habilité de la machine ou de l'art, machine comme moyen (calcul) de l'art, machine à calculer, deus ex machina] des Anciens?

De Platon et Aristote à l'idéalisme allemand, la réflexion sur la tragédie est passée d'une conception plutôt formelle à une conception beaucoup plus substantielle; c'est-à-dire que le tragique est directement associé à la mort, au meurtre, au sacrifice, au sacré, au sexe. Derrière un genre, de la tragédie jusqu'au drame, se cache un discours, une théorie, une pensée, un logos. Avec le romantisme, il est finalement possible de penser plus profondément le classicisme (grec ou français). Mais avec la fin de l'art selon Hegel, se profile la mort de la tragédie, serait-ce en sa relève dans et par le drame : si le protagoniste est apparu de plus en plus comme un antagoniste, celui-ci se décline déjà comme agoniste -- le régime ou le règne de l'agôn avait toujours-déjà commencé...

Hölderlin. Remarques sur Oedipe / Remarques sur Antigone.

Beda Allemann. Hölderlin et Heidegger. PUF (Épiméthée). Paris; 1987 [1959, 1954] (288 p.) [plus particulièrement «Remarques et lettres tardives» (p. 38-65) : deuxième section de la première partie intitulée «Friedrich Höldrlin : le retournement natal» (p. 17-87)].

Martin Heidegger. Approche de Hölderlin.

Martin Heidegger. Les hymnes de Hölderlin.

Philippe Lacoue-Labarthe. «Hölderlin et les Grecs». Poétique # 40. Seuil. Paris; novembre 1979 (p. 465-474).

Philippe Lacoue-Labarthe. «La césure du spéculatif» dans Hölderlin. L'Antigone de Sophocle. Christian Bourgois (Première livraison). Paris. 1978 (228 p.) [p. 183-223].

Jean-Marc Lemelin. «L'art de la communication ou Du tragique» dans La signature du spectacle [p. 71-99].



ANALYSE

Victor Hugo

[Écrivain français : 1802-1885]

Préface de Cromwell

(1827)

Oeuvres complètes; Drame I : Cromwell.
J. Hetzel & Cie/A. Quantin & Cie.
Paris; s. d. (4 + 568 p.) [p. 3-75 et p. 545-553].




Cromwell est un drame en cinq actes sans doute jamais joué et peut-être injouable, sinon en extraits, tel que nous en avertit lui-même Hugo vers la fin de sa préface : «une pièce extraite de Cromwell n'occuperait toujours pas moins de la durée d'une représentation» [67]; c'est donc une pièce destinée à la lecture, comme sa préface, à laquelle nous allons nous intéresser quasi exclusivement et que nous pourrions traiter comme une véritable pièce de théâtre : monologues, dialogues, apartés, mise en scène, etc.. Il nous faut d'abord souligner que le style de cette préface, qui peut être considérée comme un manifeste, voire comme un pamphlet, se caractérise par l'énumération, par l'accumulation et par la multiplication des noms propres -- ce dont le préfacier ne se rend même pas compte, prétendant à la toute fin ne pas «se cuirasser de noms propres et se réfugier derrière des réputations», après avoir fait appel à l'autorité d'Aristote et de Boileau [75]; il nous serait permis de nous demander si l'énumération n'est pas un trait du Discours maître...

Ce maître parle de lui-même à la troisième personne du singulier, surtout au début et à la fin, quand l'institution littéraire se voit contestée, attaquée, et à la première personne du pluriel : «l'auteur de ce livre», de cette préface et de ce drame, s'adresse au lecteur, qu'il espère de bonne foi comme lui, «à défaut de bon goût» [7, en italiques dans le texte]. La préface ou l'avant-propos est d'abord un discours sur elle-même et sur les notes qui l'accompagnent depuis 1828 : la préface (pour les critiques) et les notes (pour les érudits) sont au livre ce que les bagages mis en ligne par les généraux sont au front de bataille; mais les préfaces ne sont pas de «fidèles boucliers», mais plutôt «de ces costumes étranges qui, signalant dans la bataille le soldat qui les porte, lui attirent tous les coups et ne sont à l'épreuve d'aucun» [6] : le préfacier est donc une sorte de soldat de la littérature et la préface est une bataille -- avant celle d'Hernani -- qui se déroule dans les caves, qui sont les fondements des salles, du livre c'est-à-dire. Nous allons entendre «la voix d'un solitaire apprentif de nature et de vérité, qui s'est de bonne heure retiré du monde littéraire par amour des lettres» [6-7, en italiques dans le texte] : le maître se présente donc comme un élève, comme un apprenti qui ne prétend pas à un plaidoyer ou à un réquisitoire contre les «Goliaths classiques»; mais sa préface est bien «sa fronde et sa pierre» [7, en italiques dans le texte] : un nouveau David est né!

Après cette séquence initiale, particulièrement institutionnelle, un embrayage à la première personne du pluriel enclenche la séquence suivante, où notre protagoniste se fait anthropologue, historien ou auteur d'un drame historique chronique et non chronologique [note VIII, 550]. Il s'agit d'établir les trois âges de la civilisation ou du monde selon les trois étapes de la vie d'un être humain et selon les trois moments de la journée : les temps primitifs sont l'époque fabuleuse de l'enfance et du lever du soleil; les temps antiques sont l'époque de la maturité ou de la virilité et du jour; les temps modernes sont l'époque de la vieillesse et du coucher de soleil, qui a bien quelque chose de commun avec son lever. «La vieillesse du genre humain» a fini par succéder à l'«adolescence du monde» [8-9]. Il nous faut faire remarquer que, comme chez Hegel, le nombre trois joue ici un rôle stratégique fondamental.

«Or, comme la poésie se superpose toujours à la société», il est alors possible de voir ce qui correspond à ces trois âges. La première parole a été celle de l'hymne, capable de visions et d'extases grâce à sa «lyre a trois cordes» : Dieu, l'âme et la création; c'est un «triple mystère», une «triple idée» [8]. C'est l'âge où il y a des familles mais pas de peuples, des pères mais pas de rois, «point de propriété, point de loi, point de froissement, point de guerres»; la Terre étant presque déserte, «[c]haque race existe à l'aise» : «Tout est à chacun et à tous». Dans ce communisme primitif, «[l]a société est une communauté» [8]. C'est la vie pastorale et nomade des «contemplations solitaires» et des «capricieuses rêveries» [8-9]. La poésie est donc d'abord lyrique pour le premier homme, pour le premier poète : «La prière est toute sa religion, l'ode est toute sa poésie» [9]. Ce poème, cette ode, c'est la Genèse : la poésie, ajouterons-nous, a donc une origine hébraïque.

«L'instinct social succède à l'instinct nomade»; la famille devient tribu, puis nation; les peuples se forment; les royaumes et les empires s'érigent : le camp est remplacé par la cité, la tente par le palais, l'arche (de Noé?) par le temple. Le «bâton pastoral a déjà forme de sceptre»; la prière donne lieu aux rites et le culte au dogme. «Ainsi le prêtre et le roi se partagent la paternité du peuple; ainsi la communauté patriarcale succède à la société théocratique» [9]. Parce qu'il y a déjà trop de monde [cf. Hobbes], apparaissent les guerres, les migrations, les voyages : le "sang mêlé" en quelque sorte... La poésie passe alors des idées aux choses : elle devient épique; «elle enfante Homère», qui domine la société antique, où «[l]a poésie est religion, la religion est loi» [9]. À la virginité du premier âge (archaïque) succède la chasteté du second (antique). La «gravité solennelle» règne autant dans les moeurs publiques que dans les moeurs domestiques. La famille a une patrie et le culte du foyer et du tombeau : elle est sacerdotale, comme Pindare. Même l'histoire reste épopée : «Hérodote est un Homère».

«Mais c'est surtout dans la tragédie antique que l'épopée ressort de partout» [10]. Les personnages sont des héros, des demi-dieux ou des dieux; les ressorts sont des songes, des oracles ou des fatalités; les tableaux sont des dénombrements, des funérailles ou des combats. Alors que les rhapsodes chantaient, les acteurs déclament : les premiers comédiens étaient des prêtres; c'est un théâtre grandiose, pontifical, épique, où l'architecture donne la main à la poésie pour donner à la tragédie un caractère monumental, solennel et majestueux [11].

Le deuxième âge voit se développer une religion spiritualiste après le paganisme (grec et romain), qui «rapetisse la divinité et grandit l'homme» [13], le païen étant le non-chrétien ou le polythéiste; cette religion va tuer la société antique (matérielle jusque dans sa théogonie) et elle «scelle profondément la morale» entre le dogme et le culte; elle va situer l'homme entre la pierre (les êtres matériels) et Dieu (les êtres incorporels) : c'est évidemment l'avènement du christianisme et de l'Évangile dans le troisième âge, qui est un âge chrétien, la religion chrétienne étant «une religion complète, parce qu'elle est vraie» [12]. L'âge moderne chez Hugo, comme l'art romantique chez Hegel, est chrétien; c'est aussi l'âge de la virilité.

Le christianisme «met un abîme entre l'âme et le corps, un abîme entre l'homme et Dieu» [13]. Mais avec et par le christianisme, s'introduit un sentiment nouveau, «un sentiment qui est plus que la gravité et moins que la tristesse» : la mélancolie (chère à Aristote et à Kant) [14], issue du désespoir du païen Caton [15] et de la transformation du monde avec la chute des empires et des royaumes -- «de grands spectacles, de frappantes péripéties» [15] -- et avec le retrait de la famille, omniprésente dans la société antique (grecque) et encore davantage dans sa tragédie, où le choeur représente cependant le peuple. Naît aussi «l'esprit d'examen et de curiosité» : les rhéteurs, les grammairiens, les sophistes qui veulent analyser le cadavre de la société antique (romaine); cette «société morte à disséquer» est leur «premier sujet» [15, en italiques dans le texte]. Le «génie de la mélancolie et de la méditation» donne la main au «démon de l'analyse et de la controverse» [15-16].

Pour une nouvelle religion et une société nouvelle, il faut une nouvelle poésie, «car le point de départ de la religion est toujours le point de départ de la poésie» [17] : «Le christianisme amène la poésie à la vérité» [16]. Ainsi, «voilà une forme nouvelle qui se développe dans l'art. Ce type c'est le grotesque. Cette forme, c'est la comédie» [17]. En cette fin de séquence, le lecteur a déjà été interpellé pour conclure que «la muse purement épique des anciens n'avait étudié la nature que sous une seule face» [16], s'était limitée au beau; mais qu'il fallait maintenant aussi le laid. Le Sujet et l'anti-Sujet se trouvent alors identifiés : c'est la littérature romantique (l'art moderne) et c'est la littérature classique (l'art antique) [17].

La séquence suivante, introduite par un tiret de conversation consistant en une objection [17], va permettre au préfacier-protagoniste, qui se défend d'être critique -- il se dit historien -- et qui se défend des systèmes, de préciser ce qu'il entend par le grotesque, par l'imitation et par l'art; va s'y développer une esthétique ou une poétique de l'homme complexe, à la fois âme et corps, esprit et bête. Il s'agit de tordre le bâton (classique) dans l'autre sens (romantique), pour faire valoir le laid à côté du beau, le grotesque à côté du sublime. Contrairement à Aristote, il ne suffit pas que l'art rectifie la nature [18] : «c'est de la féconde union du type grotesque au type sublime que naît le génie moderne» [18]. La formule du grotesque -- en gros, c'est le carnavalesque selon Bakhtine -- pourrait être celle-ci : «Le beau n'a qu'un type, le laid en a mille» [23]. Dans une nième énumération, le grotesque est associé à la bête, aux ridicules, aux laideurs, aux infirmités, aux passions, aux vices, aux crises, au brouillon, etc. Le beau est une forme simple et complète; le laid est une forme complexe et incomplète et il se retrouve aussi dans les détails de l'architecture des cathédrales. Avec l'époque dite romantique, prédomine le grotesque sur le sublime.

Avec Shakespeare, réunissant Homère et Dante, advient le Drame : grotesque et sublime, terrible et bouffon, tragique et comique; «le drame est le caractère propre de la troisième époque de la poésie, de la littérature actuelle» [26]. Ici encore, le romantisme français rencontre le romantisme allemand et Hegel... Tandis que l'ode (lyrique) se caractérise par la naïveté et l'épopée par la simplicité, le drame (romantique), lui, se définit ni plus ni moins que par la vérité : «L'ode chante l'éternité, l'épopée solennise l'histoire, le drame peint la vie» [26]. Alors que les rhapsodes ont été les relais entre les poètes lyriques et les poètes épiques, les romanciers le sont entre les poètes épiques et les poètes dramatiques. Il y a ici un tour de passe-passe qui consiste à intégrer le tragique dans l'épique (antique ou classique) pour mieux faire valoir le drame (moderne ou romantique), qui est à la fois tragédie et comédie. La dialectique romantique rencontre encore la dialectique spéculative, cette fois dans cette hiérarchisation du lyrique (naître) au dramatique (mourir) en passant par l'épique (agir).

Dans la séquence centrale, séquence transitoire ou intermédiaire, le maître-chantre résume alors ses positions sur un fond métaphorique qui est celui de la fécondation, de la germination, de la génération (sans doute rendues possibles par la virilité, même si la vieillesse est déjà au rendez-vous) : «Le drame est la poésie complète. L'ode et l'épopée ne le contiennent qu'en germe; il les contient l'une et l'autre en développement, il les résume et les enserre tous deux» [28]: c'est proprement la synthèse ou la relève [Aufhebung] hégélienne!... Les hommes (modernes) ont remplacé les géants (archaïques) -- mais on n'en a pas fini avec le géant, et nous y reviendrons -- et les colosses (archaïques). «L'ode vit de l'idéal; l'épopée du grandiose, le drame du réel» : il y eut la Bible (où les Rois est une épopée et Job déjà un drame), il y a eu Homère, il y a Shakespeare, francisé et accaparé ou récupéré par Hugo qui le (pré)nomme «le bonhomme Gilles Shakespeare» [51]. «La société, en effet, commence par chanter ce qu'elle rêve, puis raconte ce qu'elle fait, et enfin se met à peindre ce qu'elle pense» [27]. À Hugo, échappe qu'il y a quelque chose de commun aux trois discours ou aux trois genres, c'est le récit.

Mais il n'y a pas seulement analogie entre la poésie d'une part et la société et la durée d'une vie d'homme d'autre part, il y a aussi analogie entre la poésie et la durée d'une journée : le lever du soleil est un hymne, son midi est une «éclatante épopée«, son coucher «un sombre drame où luttent le jour et la nuit, la vie et la mort» [28]; mais «le coucher de soleil a quelques traits de son lever : le vieillard redevient enfant». Sauf que cette «dernière enfance» est triste comme l'Apocalypse, alors que la première est joyeuse comme la Genèse. Ainsi en est-il de la poésie lyrique : «[é]blouissante, rêveuse à l'aurore des peuples, elle reparaît sombre et pensive à leur déclin» [28].

Le résumé se poursuit, non sans quelques répétitions et surcharges, avant la charge décisive qui suit. «L'ode et le drame se croisent dans l'épopée», mais c'est le drame qui est la «poésie complète» [28] et «c'est surtout la poésie lyrique qui sied au drame» : «Notre époque, dramatique avant tout, est par cela même éminemment lyrique». La poésie lyrique peut alors être comparée à un lac paisible où le ciel se reflète, l'épopée à un fleuve ou se réfléchissent ses rives, forêts, campagnes et cités, et le drame à un océan, le seul à avoir des abîmes et des tempêtes : «C'est donc au drame que tout vient aboutir dans la poésie moderne» [29]. C'est ainsi que le drame est, selon nous, essentiellement téléologique : c'est une fin, un résultat, un accouchement; l'épopée a été une longue grossesse et l'hymne ou l'ode a été un bref accouplement...

L'apologie du drame continue. En disant à l'homme qu'il est double : qu'il est mortel et immortel, charnel et éthéré, courbé vers la terre (sa mère) et élancé vers le ciel (sa patrie), le christianisme est l'origine du drame, qui est «la poésie vraie, la poésie complète» résidant dans «l'harmonie des contraires» [31]. Sur le modèle chrétien justement, est établi une sorte de triumvirat ou de trinité : Dante et Milton, «les deux seuls poëtes des temps modernes qui soient de la taille de Shakespeare se rallient à son unité» du grotesque et du sublime dans le réel; Shakespeare est le pilier central et la clef de voûte de l'édifice : c'est, en somme, le Christ du drame [30]. Enfin, «tout ce qui est dans la nature est dans l'art» [31], même si pourtant «le domaine de l'art et celui de la nature sont distincts» [47], comme chez Hegel; mais la comédie est plus proche de la nature que la tragédie [note IX, 550].

Une nouvelle séquence consiste en l'examen de la règle des trois unités, sous le patronage du «dieu du théâtre», Shakespeare, et de la (sainte) trinité française : Corneille, Molière et Beaumarchais; Shakespeare, qui réunit les trois [34], serait en quelque sorte le Dieu unique en trois personnes... En fait, pour le dramaturge-protagoniste, il n'y a pas de règle des trois unités : il y a «la prétendue règle des deux unités», qui pêche contre la vraisemblance», et il y a l'unité d'action ou d'ensemble, «la seule vraie et fondée», qui est hors de cause -- encore comme chez Hegel.

Dans la tragédie, que le partisan du drame cherche à supplanter, voire à discréditer, les récits prévalent sur les scènes, les descriptions sur les tableaux, les «coudes de l'action» sur le mains [35] : «ce qui était vivant dans la chronique est mort dans la tragédie» [37]. En outre, le drame reconnaît à la «localité exacte» «un des premiers éléments de la réalité» [36] : l'unité de lieu ne peut donc tenir, pas plus que l'unité de temps, les deux étant en contradiction avec l'unité d'action, qui est «la loi de perspective du théâtre» [38]. Se développe alors, ici et là, la métaphore picturale et optique sur la scène : le drame est un «miroir de concentration»; le théâtre est un «point d'optique» [47-48].

Nullement kantien, sauf dans une formule comme «Le goût, c'est la raison du génie» [70], le pamphlétaire-protagoniste prêche que «le seul objet de notre théâtre« est le plaisir, qui est l'enseignement du spectateur. Alors, le ton monte sensiblement et notre héros se porte à la défense de Corneille («corneille déplumée»), la querelle du Cid étant qualifié de drame grotesque; il pourfend ceux qui n'ont pas su reconnaître qu'Esther est une élégie et Athalie une épopée [41]; il accuse Virgile d'être la «lune d'Homère» [42]; il critique les gens de goût qui n'ont que l'imitation des modèles à la bouche [42-43]; il défonce ou "déforge" : «Mettons le marteau dans les théories, les poétiques et les systèmes» [44].

Il y a deux espèces de modèles : «ceux qui sont faits d'après les règles, et, avant eux, ceux d'après lesquels on a fait les règles» [42]. En fait, «il n'y a pas d'autres règles que les lois générales de la nature, qui planent sur l'art tout entier, et les lois spéciales qui, pour chaque composition, résultent des conditions propres à chaque sujet»; les premières, la charpente ou l'ossement, sont des lois éternelles et intérieures et les secondes, l'échafaudage ou le vêtement, sont des lois variables et extérieures : l'architecture est donc une ossature et l'instrument est un habillement...

Déplorant à juste titre qu'on ait mis «la mémoire à la place de l'imagination» [46], notre architecte distingue la réalité de la nature et la réalité de l'art, qui n'est pas la réalité absolue : «L'art ne peut donner la chose même» [46]; mais l'art, «outre sa partie idéale, a une partie terrestre et positive», entre la grammaire et la prosodie [47]. Le poète aux «six clefs» ne peut être limité par l'imitation des modèles; il a la nature[,] la vérité et l'inspiration (qui est elle-même nature et vérité) [45, en italiques dans le texte]; il est de plus comparé à un arbre, à un chêne, à un géant, dont le parasite ne peut jamais qu'être un nain [45].

Il s'agit, dans le drame historique qui se dessine et qui se destine à la lecture, d'allier l'histoire et la poésie dans l'art : «Ainsi le but de l'art est presque divin : ressusciter, s'il fait de l'histoire; créer, s'il fait de la poésie» [48]. Son «but multiple« est d'ouvrir un «double horizon» au spectateur : un horizon intérieur, par les apartés et les monologues du «drame de la conscience», et un horizon extérieur, par les discours et les actions du «drame de la vie». Ce que doit choisir le poète, ce n'est pas le beau mais le caractéristique; la couleur locale ne doit pas se trouver à la surface mais au fond : c'est la «couleur des temps». Se dresse alors un adversaire, un ennemi, un nain en face du géant : le commun, «vue qui tue le drame» [49] et qui est le «défaut des poètes à courte vue et à courte haleine» [49].

Or, malgré le «vieux tronc classique» [50] et contre le «mauvais goût du dernier siècle [51]», au moment où «[l]e nouveau siècle est dans cet âge de croissance où l'on peut encore se redresser» [50], c'est le vers qu'il faut opposer au commun (comparé à la démocratie). Comme chez Voltaire, le drame en prose est donc exclu [53], mais aussi lesdits beaux vers [note XII, 552]. «Le vers est la forme optique de la pensée» pour une perspective scénique [54]. Il déplace la césure «pour déguiser sa monotonie d'alexandrin»; il prévient l'inversion, qui embrouille, par l'enjambement, qui allonge; il s'en remet à la rime, cette «esclave reine», cette «suprême grâce de notre poésie», ce «générateur de notre mètre». Évitant la tirade, le vers est aussi beau que la prose; ainsi «que le drame soit écrit en prose, ce n'est là qu'une question secondaire» [56].

Avec l'âme de Corneille et la tête de Molière, «sommité de notre drame» [54-55], le vers se fait valoir par la correction «pénétrée du génie d'un idiome». Mais s'il y a un génie de la langue française -- en fait, une langue n'a pas de génie, la langue en a : c'est une théorie, la plus puissante des théories de l'univers --, la langue française ne peut pas être fixée : une langue qui se fixe meurt [57-58].

Après cette très longue séquence, qu'il faut qualifier de capitale ou de décisive, et comprenant quelques mini-séquences, le poète-dramaturge va nous entretenir, à la troisième personne du singulier, de son propre drame, de son «essai dramatique», de son Cromwell. Opposant la «liberté de l'art» au «despotisme des systèmes, des codes et des règles» et préférant «faire des poétiques d'après une poésie» et non l'inverse ou en défaire plutôt qu'en faire [58-59], nous allons apprendre que Cromwell a été choisi parce qu'il est double, parce que c'est un homme complet, parce que c'est un géant : «le type et le chef de tous ces hommes complets, dans sa langue exacte comme l'algèbre, colorée comme la poésie» [60-61]. Le moment critique de la vie de Cromwell, régicide (donc parricide en un sens), est celui où il veut se faire roi et où sa destinée rate, devenant alors une sorte de "patricide".

Cromwell -- où, ceci dit en passant par le préfacier, la règle des trois unités est respectée -- multiplie les personnages et donc les noms propres comme la préface, dont le drame est la préfiguration. Mais le rapprochement entre les deux va plus loin : il n'est pas impertinent -- même si ce n'est pas immanent à l'analyse du discours -- de suspecter quelque identification entre Hugo et Cromwell, entre un Hugo qui serait un Cromwell littéraire, régicide ou parricide du classicisme, du Père classique, et le Cromwell politique : deux hommes complets. Rappelons que le livre contenant la préface, le drame et les notes, est dédié (en deux octosyllabes qui riment et en petites capitales) au père de l'écrivain :

À MON PÈRE

Que le livre lui soit dédié

Comme l'auteur lui est dévoué.

V. H.

Le meurtre, la mise à mort, du Père classique (ou antique) par le Fils romantique (et moderne) serait-il ainsi racheté par la dédicace au Père réel ou symbolique (archaïque)), le représentant de Dieu le Père ou du Nom-du-Père?...

Dans la séquence finale -- septième et dernière séquence introduite par «Voici ce que l'auteur de ce livre a bientôt épuisé ce qu'il avait à dire au lecteur» [69]--, la boucle est bouclée, encore à la troisième personne du singulier, et il y a retour à la critique ou au procès de l'institution littéraire ou théâtrale, de la censure et du milieu dramatique; il s'agit en quelque sorte de substituer l'institution romantique à l'institution classique, en finir avec l'«ancien régime littéraire» comme avec l'«ancien régime politique». La tâche revient au poète-chêne et, surtout, «Ne lapidez pas qui vous ombrage» [73]. La tâche en revient au fondateur d'institution, à l'obsessionnel, à celui qui est obsédé par l'érection : l'érection sexuelle (du "pénis-nain" au "pénis-géant", du membre nain au membre géant) et l'érection architecturale ou monumentale (d'un édifice, d'une école, d'un cénacle, d'un temple).

-- Et, pour cela, il faut au poète-soldat des armes -- autre symbole de l'organe sexuel masculin, comme le nombre trois d'ailleurs -- et non des armoiries [75]!



ÉTUDE

En considérant que le Drame est l'Objet de valeur de la Préface de Cromwell, essayez de voir ce qu'il en est du Roman en confrontant l'Idée sur les romans (1800) de Donatien Alphonse François de Sade, dit le marquis de Sade [écrivain français : 1740-1814] et Le roman expérimental (1880) d'Émile Zola [écrivain français : 1840-1902]; essayez de voir s'il y a encore des traces tragiques.



ANALYSE

Alfred de Vigny

[Écrivain français : 1797-1863]

Chatterton

(1835)

Oeuvres complètes I.
Gallimard nrf (Bibliothèque de la Pléiade).
Paris; 1948 (1024 p.) [p. 811-901].




Chatterton est un drame en prose et en trois actes; l'Acte premier comprend six scènes, l'Acte II cinq et l'Acte III neuf; il y a donc une très forte accélération du rythme dans le dernier acte. Avant de nous attarder à la représentation elle-même, il nous faut nous intéresser à sa présentation, car le texte est précédé de précisions concernant les caractères et les costumes des principaux personnages; c'est donc dire qu'il y a pour et dans ce drame déjà une très grande préoccupation de la mise en scène au théâtre, avec les effets que nous allons examiner plus loin.

Chatterton a dix-huit ans : en lui, il y a l'opposition de l'énergie du visage ou de la tête et de la faiblesse du corps; il a «l'air à la fois militaire et ecclésiastique». Son costume est celui du deuil, comme nous l'apprendra la représentation; il n'a pas de chapeau mais des bottes molles; il ne poudre pas ses cheveux bruns. Kitty Bell a environ vingt-deux ans; étant donné qu'elle a une fille de six ans, Rachel, elle s'est mariée à quinze ou seize ans; son destin est tracé d'avance : c'est une nature maladive et «[t]out doit indiquer, dès qu'on la voit, qu'une douleur imprévue et une subite terreur peuvent la faire mourir tout à coup». De son costume, ressortent son chapeau et les repentirs qui flottent sur son sein. Le quaker a quatre-vingt ans; lui, il est sain et robuste de corps et d'âme; «son regard est pénétrant, mais il feint de n'avoir rien vu pour être maître de sa conduite»; il a les cheveux blancs et il a aussi un chapeau (et une canne -- mais il n'en est pas question dans la présentation). La «bonté paternelle» du quaker n'a d'égal que l'«amour maternel» de Kitty Bell.

John Bell, qui est le mari de Kitty, a de quarante-cinq à cinquante ans; il est vigoureux et riche et il fait «sentir le maître à chaque geste et à chaque mot»; lui aussi, ne se poudre pas les cheveux, qu'il a plats, comme le quaker a les siens aplatis : c'est un trait d'âge mais aussi, nous l'apprendrons, d'amitié ou de reconnaissance. Lord Beckford, le lord-maire, est un vieillard riche et important, mais sot; son costume "pue" la richesse : collier et grande canne à pommeau d'or, la canne semblant être un privilège ou un handicap de la vieillesse [voir l'énigme du Sphinx]. Lord Talbot, parent du précédent, est une sorte de libertin; portant un habit de chasse rouge, il a droit à une casquette noire vernie plutôt qu'à un chapeau; il poudre ses cheveux à grosse queue : il apparaît être le contraire de Chatterton (par le type et la couleur de son habit, par la poudre et par la casquette) et c'est ainsi qu'il apparaîtra tout d'abord à Chatterton : un rival auprès de Kitty Bell [822-833].

Les autres personnages ne sont identifiés qu'avec la distribution des rôles «telle qu'elle eut lieu à la Comédie-Française le 12 février 1835» : Lord Lauderdale, Lord Kingston, un groom et un ouvrier avec les noms des comédiens; le frère de Rachel, qui a quatre ans mais pas de nom (il ne parle pas non plus dans la pièce), trois jeunes Lords, douze ouvriers de la fabrique de John Bell -- c'est donc un industriel --, les domestiques du lord-maire, un domestique de John Bell et un autre groom sans noms de comédiens, leur importance s'en trouvant limitée d'autant [824]. La scène se passe à Londres vers 1770 [822].

Les premières didascalies nous renseignent d'abord et avant tout sur l'espace : si on considère que tout se passe dans le même vaste appartement, comprenant une arrière-boutique avec une cheminée et un escalier, une riche boutique, la chambre de Kitty Bell, la petite chambre de Chatterton (parmi d'autres chambres) à l'étage, il y a unité de lieu; mais il n'est pas impossible et impensable que le public de l'époque y ait vu, surtout à cause de la chambre de Chatterton, un manquement à la règle. Il y a cependant unité de temps, l'action se déroulant en une seule journée. Quant à l'unité de l'action, c'est sans doute la plus problématique : consciemment, chacun y aspire, s'en inspire et y transpire, mais inconsciemment, la respirer -- comme respirer la santé -- est parfois au risque d'en expirer...

Les didascalies sont dominées par le mode descriptif et par le mode narratif et elles ont un très fort effet dramatique, voire mélodramatique; le reste du texte, si on excepte la première scène, où prédomine le mode narratif, est conduit par le mode énonciatif et par le mode argumentatif, qui s'accentue. Le mode énonciatif est marqué par des signes de ponctuation particuliers : par des signes de pose comme le point d'interrogation, le point d'exclamation et les points de suspension, et par des signes d'assise comme le tiret et les caractères italiques ailleurs que dans les didascalies. Le mode énonciatif contribue ici au lyrisme et au pathétisme de la pièce, ainsi qu'à l'héroïsme de Chatterton et de Kitty Bell; mais ce n'est sans doute pas un héroïsme épique et encore moins tragique.

Que Chatterton souffre du "mal du siècle", qu'il en souffre cinquante ans plus tôt qu'en France, ne fait aucun doute : il est tiraillé entre le corps et l'âme (le visage, la tête) -- son âme lui ronge le corps [834] -- et entre son coeur (d'enfant) et son esprit (de poète); il s'adonne à la rêverie plutôt qu'à l'action; il cultive l'imagination et le recueillement, «deux maladies dont personne n'a pitié» [837]. «[S]anglier solitaire» [847] qui a vécu mille ans [835], il est le poète-protagoniste sur la scène du «drame de la pensée» [821]; la Poésie, «une maladie du cerveau» [882], est à la fois sa destinée ou sa fortune et «la fée malfaisante trouvée dans [s]on berceau» [839]. Aspirant à la «sortie raisonnable» des stoïciens [870, en italiques dans le texte], l'«ouvrier en livres» [860] est l'incarnation même de l'interdiscours idiolectal, de l'univers individuel, dont il transgressera pourtant l'interdit, l'interdit du meurtre, par le suicide, qui est «un crime religieux et social» [817].

Kitty Bell est prénommée Catherine par son mari [832] et prénommée «la petite Catherine», par Lord Kingston, d'une manière plutôt impolie, voire vulgaire [852]; elle est appelée mistress Bell, par les deux rivaux qui se la disputent ou qui en disputent : par son mari, les premières et les dernières fois qu'il l'interpelle [832 et 896], et par Chatterton [834, 835, 846]; elle est aussi appelée ainsi par Lord Talbot, lui qui a le spleen [850] et qui apparaît alors comme un rival de Chatterton [852]; mais en l'interpellant ainsi, le quaker joue presque le rôle d'un "entremetteur" [854]. Elle subit la destinée d'une jeune femme mariée à un homme mal équarri, cette «espèce de vautour qui écrase sa couvée» [827] : elle lui est soumise et elle ne vit que pour l'amour de ses enfants [891]. Elle ne prend de la valeur qu'avec l'arrivée, il y a trois mois [825], de M. Tom [826] ou Thomas [832], à qui elle n'a pas encore parlé, mais dont elle paie le loyer [863]. Représentante de l'Objet de valeur, elle est l'intermédiaire, l'objet transitionnel, entre l'interdiscours idiolectal (la femme qui aime) et l'interdiscours sociolectal (la mère de famille qui administre certaines affaires).

John Bell est littéralement -- ce n'est pas une boutade -- une véritable cloche : il résonne plus qu'il ne raisonne; il fait entendre le son de sa voix [825]; il a épousé une gamine, dont il n'arrive même pas à représenter le père, puisqu'elle s'écrit : «Ah! si mon père vivait encore!» [859] et qu'elle s'en remet à un homme qui pourrait être son grand-père, le quaker, son ami. Patron brutal et avare, il est le représentant de l'interdiscours sociolectal et de l'anti-Sujet, c'est-à-dire de la société qui méprise les poètes comme Chatterton et qui exploite les ouvriers au nom de l'argent.

À ce même univers collectif, appartiennent les Lords, sauf Lord Talbot, représentant d'une forme de libertinage et en quelque sorte Adjuvant de Chatterton; mais on peut se demander comment il peut être allé à l'université avec lui qui a dix-huit ans [850] et être cousin d'un vieil homme comme Lord Beckford [879, 884]... Le lord-maire, un peu voyeur [887], est le représentant de l'anti-Destinateur, le Gouvernement, l'Angleterre : il ne faut pas oublier que c'est la seconde fois qu'il vient chez John Bell [884], une première fois pour la manipulation et une deuxième pour la sanction -- qui rate!

Le quaker est le représentant du Destinateur, du Romantisme, du culte romantique du Sujet et du Poète, du "mal du siècle", du spleen; c'est lui qui détient la vérité, vérité manichéenne, de l'esthétique romantique : c'est ainsi qu'il est une sorte de meneur de jeu et qu'il lui arrive de commenter l'action en aparté, jouant le rôle d'une sorte de coryphée [846, 855, 883]. Ni adorateur d'images comme les papistes, ni fidèle aux chants des protestants [837], le quaker n'a pas de nom propre; c'est un docteur en médecine et John Bell, son ami depuis vingt ans, lui doit la vie d'un de ses enfants [830]. Mais il n'est pas sans manipuler Chatterton auprès de Kitty Bell, qu'il traite comme son enfant malade, folle voire [855] comme Chatterton [861], qu'il ne réussit pas à sauver, à épargner -- voir l'épisode du flacon d'opium [870] --, de «l'obstiné Suicide» [683]; il la lui désigne et la lui destine, en même temps qu'il la lui interdit; mais, dans un monde où «[l]es hommes sont divisés en deux parts : martyrs et bourreaux» [835], il n'y aura de conjonction entre le Sujet et l'Objet de valeur que dans la mort des «deux martyrs», mort sanctionnée par le quaker et prédite par lui à Chatterton dès l'Acte premier : «Tu seras toujours martyr de tous, comme la mère de cette enfant-là» [835] -- et ce n'est certes pas le veuf et les deux orphelins qui en bénéficieront mais Dieu lui-même, ultime Destinataire [897].

Jusqu'ici, il y aurait donc unité d'action dans une certaine simplicité : "un poète pauvre, qui attend que la société le fasse vivre, devient un pauvre poète", ou, une banalité certaine : "un jeune poète se suicide parce qu'il vient de lire dans le journal qu'il «n'est pas l'auteur de ses oeuvres» [889, avec prolepse en 877] et pour ne pas devenir un valet de chambre; la femme qu'il aime et qui l'aime en meurt de chagrin" -- mélodrame pathétique!... Mais s'il y a unité d'action, elle est certes plus complexe : elle est compliquée par nombre de signifiants (symboliques). Alors qu'il n'est pas question de la mère de Chatterton, il est beaucoup question de son père, dont il est en deuil [850], surtout dans l'un des deux seuls monologues de toute la pièce [Scène première de l'Acte III], les deux étant de Chatterton [cf. aussi Scène VII du même acte].

Vigny lui-même, commentant les représentations du drame, se trompe un peu sur le rôle du quaker, mais il n'est pas sans soupçonner le caractère maternel de l'amour qu'il y a entre Chatterton et Kitty Bell [899]; cependant, il semble deviner seulement ce qu'il en est de l'amour de Kitty. Il est significatif que le quaker commente ainsi et à part un geste de Kitty Bell qui vient de courir vers ses enfants et de les embrasser avec transport (et que son mari, ignorant et aveugle, vient de traiter de folle) : «La mère donne à ses enfants un baiser d'amante sans le savoir» [883]. Mais il y a plus, dans les didascalies : après avoir regardé Chatterton avec inquiétude, Kitty Bell sort avec ses enfants et porte le plus jeune dans ses bras [888] -- comme si c'était Thomas Chatterton! Celui-ci est bien l'enfant qui aurait un nom, qui ne cacherait plus son nom (comme Chatterton dans l'Acte premier), et qu'elle aurait fait à son père et non à son mari. Sauf que cet amour maternel, l'amour de la mère pour son fils [voir aussi les propos du quaker à ce sujet : 861-862], a même sa contrepartie, l'amour du fils pour sa mère : avec la douceur d'un enfant dans la voix, Chatterton ne cesse de regarder Kitty Bell [881]...

Revenons au père de Chatterton. Lors de ce premier monologue, Chatterton se questionne sur l'amour de Kitty Bell et sur la poésie, celle du troubadour (qui divertit en faisant jouer des poupées) et celle du mendiant (qui fait pitié en étant une poupée), et il se reproche d'écrire pour de l'argent, devant rembourser Skirner à qui il doit une part de loyer [877-878]. N'ayant d'autre orgueil que celui de la pauvreté, ce «péché sublime» [864], mais ayant de la «fierté naturelle» [867], Chatterton est, par un «misérable brouillard», ramené au souvenir de son père : «L'épais brouillard! il est tendu au dehors de ma fenêtre comme un rideau blanc, comme un linceul. - Il était pendu ainsi à la fenêtre de mon père la nuit de sa mort» [867]. Puis, n'arrivant pas à écrire quelque chose de satisfaisant et après avoir pleuré avec désolation, il s'exclame : «Écris plutôt sur ce brouillard qui s'est logé à ta fenêtre comme à celle de ton père» [868].

Il s'ensuit une ambivalente complainte envers son père qu'il haime : mélange d'amour et de haine, de respect et de reproche; c'est à cause de son père, vieux marin et franc capitaine qui dormait la nuit -- autrement dit, faisait l'amour avec sa femme, avec la mère de Chatterton -- et se battait le jour, que Chatterton, «Paria intelligent», est doublement pauvre : il n'a pas d'argent et il est dépossédé de sa mère. Mais le père n'est pas qu'un rival, il est aussi un modèle : le fils a l'orgueil du père. On peut donc suspecter que le brouillard est bien un signifiant qui vient rappeler au fils la présence du surmoi, du surmoi narcissique du père; ce qui ferait que le suicide de Chatterton serait bien l'échec du meurtre du père narcissique [cf. Legendre]. Le brouillard est le rappel de l'interdit de génération à un double titre : la mère est interdite au fils, mais aussi la femme (d'un autre père) qui lui rappelle sa mère.

D'ailleurs, le narcissisme du père et le projet de suicide sont directement associés par deux autres signifiants mortifères : la tabatière et l'opium. Après avoir jeté la tabatière, dont Chatterton a vendu le diamant pour manger et où il y a le portrait (de son père sans doute), celui qui a cru être poète, est pris d'un violent remords et il implore alors le pardon de son père; il pleure sur la tabatière et menace de boire l'opium, «ce trésor» qu'il faut cacher avant de manifestement l'exposer : le signifiant, ou plutôt le signifié, mortifère (le contenu : l'opium) devient alors un signifiant phallique (le contenant : la fiole) [869]. Dans ce jeu de cacher-montrer, la tabatière est au tabac ce que le flacon est à l'opium : c'est l'annonce de la mort, du meurtre, du suicide. En outre, il faut bien voir qu'il y a cadavérisation de Chatterton (et de Kitty Bell) dès la présentation des caractères; cette cadavérisation s'achève avec l'écrit qu'il a signé pour payer sa dette en vendant son corps à l'École de chirurgie [878]...

Il y a par ailleurs d'autres signifiants phalliques. Chatterton est «faible de corps, épuisé de veilles et de pensées» [822]; son corps a été «dévoré dès l'enfance par les ardeurs de [s]es veilles» [838-839] ou, dirions-nous, par quelque péché d'enfance; il n'est pas viril : contrairement à Talbot, qui est son faire-valoir et son faire-savoir, il n'a ni cheveux à grosse queue ni casquette; il n'a que ses bottes molles; il n'a pas non plus de canne. Kitty Bell est elle aussi réduite à des rubans et à des repentirs; mais elle a quand même droit à un chapeau à la Paméla [822] et elle a des bijoux, qu'elle est prête à vendre pour venir au secours de Chatterton [864].

En outre, il y a deux signifiants non phalliques qui circulent entre Chatterton et Kitty Bell : il s'agit de la Bible que «le jeune monsieur» a donnée aux enfants -- mais d'où vient ce petit collier que Rachel, «trop décolletée» [833], veut essayer [825]? -- et que le quaker finit par donner à Kitty Bell [876], qui s'est reproché de penser à ce livre en touchant la main de son mari [844], et des six guinées que Kitty Bell a subtilisées pour Chatterton [841]. De plus, un autre signifiant intervient dans deux directions : la lettre que Chatterton a écrite à Beckford pour lui demander sa protection et celle de celui-ci à celui-là pour lui annoncer «[u]ne place de premier valet de chambre dans sa maison» [889]. Enfin, les manuscrits que Chatterton déchire ou brûle sont l'envers de la lettre et du journal : ils sont dignes d'un «sacrifice solennel» [890].

En plus de ces signifiants, il y a deux objets partiels incontournables dans ce drame : on y pleure beaucoup; les larmes que l'on voit se mêlent aux pleurs que l'on entend; le regard (l'oeil) pénètre la voix (l'oreille). À la fin de l'Acte II, Kitty Bell se sauve en fermant ses oreilles et le quaker la poursuit de sa voix [865]; la voix de son mari lui brise le coeur [827] : elle a «l'oreille frappée d'une voix moins douce« que celle de Chatterton, dont la seule vue lui arrache des pleurs [859] et pour qui elle a le regard chaste de la Vierge mère; mais un seul regard d'elle a suffi pour conquérir Chatterton [862], qu'elle supplie du regard [887] et qu'elle regarde ensuite avec inquiétude [888].

Quant à Chatterton, il ne veut tout simplement pas voir : il a raccourci sa vue et a éteint devant ses yeux les lumières de notre âge [838]; la nature est morte devant ses yeux [846]; il déplore de voir «sa douce obscurité trahie», de «voir pénétrer dans sa nuit de si grossières clartés» : c'est un supplice [854]; son coeur jeune ne sait pas encore étouffer «les vives indignations que donne la vue des hommes» [854]; il marche en parlant sans voir personne [859]; «la vue d'un homme» (Talbot) l'amène à presque renoncer à sa demande de protection; le quaker lui conseille d'essayer «de la vue d'un sage après celle d'un fou» [872]. Alors que Thomas Chatterton veut vivre incognito, Kitty Bell dit à ses enfants qu'il ne faut jamais se cacher, sauf pour faire le bien [874]. Il faut souligner, que le quaker a les yeux tournés vers le ciel lorsque le rideau tombe [897], comme Chatterton lève les yeux au ciel quand il déchire ses poèmes après avoir maudit ce «pays damné», cette «terre de dédain», et après avoir bu l'opium [890].

La voix de John Bell qu'entend et écoute Kitty Bell est une voix symbolique, phallique; sa propre voix est imaginaire auprès de Chatterton : c'est sa voix de mère et c'est la voix de la mère de ce dernier. De la même manière, quand elle est regardée, le sein caché par ses repentirs, elle est l'image même de la mère; quand elle regarde Chatterton, elle est un peu le symbole du père de celui-ci. Chatterton, lui, a le regard forclos par le père et par le spleen : par la voix, la parole poétique, qui ne trouve plus à s'énoncer.

-- On nous accusera sans doute de traiter les personnages comme des personnes; mais, au contraire : les personnages ne sont pas des personnes, les personnes sont des personnages; ce sont des "masques de théâtre" : «Je m'avance masqué» [Descartes]...



ÉTUDE

En considérant que le spleen est le "mal du siècle", le mal romantique par excellence, étudiez La confession d'un enfant du siècle (1836) d'Alfred de Musset [écrivain français : 1810-1857] et cherchez à savoir si et comment le mal romantique est un mal tragique.