Le sublime est certes un effet esthétique : il
est la sublimation du tragique par la critique et donc
par la dialectique. La définition même du sentiment du
sublime se raccorde à la subjectivité, à l'affectivité,
à l'affect, à la pulsion et donc à la mort (dont Kant ne
parle pas ici) et ainsi au sexe (que Kant dénie) [cf.
Bourdieu]. Le sublime est le face-à-face avec la finitude
et non avec la finalité, avec la finitude du désir qui
structure l'interdiscours individuel, même si le sublime
ne peut relever du mode discursif. La catharsis n'est pas
sublime, mais le sublime est cathartique... Soumettre le
sentiment du sublime au sentiment moral, le sentiment
esthétique au sentiment éthique est un retrait de la
Critique de la faculté de juger par rapport à la première
version de la Critique de la raison pure, qui affirmait
la toute-puissance de l'imagination (la racine des deux
souches de la connaissance que sont la sensibilité et
l'entendement), et au profit de la Critique de la raison
pratique (et du néo-kantisme) -- et, en fin de compte,
contre l'esthétique transcendantale (fondée par Kant lui-même).
Longin. Traité du sublime. Traduction de Boileau [1701, 1674];
introduction et notes de Francis Goyet. Le Livre de Poche (Bibliothèque
classique # 713). Paris; 1995 (222 p.)
Emmanuel Kant. Critique de la faculté de juger.
Traduction d'A. Philonenko (Première partie).
Emmanuel Kant. Observations sur le sentiment du beau et
du sublime.
Jean-François Lyotard. Leçons sur l'Analytique du sublime
(Kant, Critique de la faculté de juger, §§23-29). Galilée (La
philosophie en effet). Paris; 1991 (304 p.)
Collectif. Du sublime. Belin (L'extrême contemporain). s. l.;
1988 (260 p.)
Martin Heidegger. Kant et le problème de la métaphysique.
René Descartes. Les passions de l'âme.
Herman Parret. Les passions.
J. Derrida et al. La faculté de juger.
Jacques Derrida. «Economimesis» dans Mimesis des
articulations (p.55-93)
Jacques Derrida. «Parergon» dans La vérité en peinture (p.
19-168).
Pierre Bourdieu. «Éléments pour une critique "vulgaire"
des critiques "pures"» dans La distinction (p. 565-585).
Herman Parret. Les passions.
Jean-Marc Lemelin. «Schématique (de l')imagination»
dans
Oeuvre de chair (p. 15-20).
Hegel
Chez Kant, l'art de génie est la liaison entre la
nature et l'esprit; malgré un certain détachement et un
désintéressement certain, l'esprit ne s'y détache donc
pas de la nature. Avec Hegel, qui exclut la beauté
naturelle du domaine de l'esthétique, la rupture est
achevée entre la nature et l'art et donc entre la nature
et l'esprit : «la beauté artistique est supérieure à la
beauté naturelle, comme l'esprit qui la produit est
supérieur à la nature», dit Derrida de Hegel [cf. La
vérité en peinture]. Kant inclut l'esthétique dans le
beau, le beau dans le goût et le goût dans le jugement,
c'est-à-dire dans la faculté de juger, qui est une
faculté de connaissance reliant l'entendement et la
raison et qui est liée au sentiment de plaisir et de
peine, qui est une faculté de l'âme. La finalité sans fin
de la faculté de juger est l'art.
Selon Kant, l'effet esthétique (le beau et le
sublime ou leur résultat) ne peut pas être le plaisir; il
y a un au-delà ou un en-deçà du (principe de) plaisir qui
touche à la pulsion et qui ne peut apparaître ou paraître
que sous la gouverne du temps de l'imagination : c'est un
«plaisir négatif» du sujet et contre l'intérêt. Pour Hegel
-- dont il ne saurait s'agir ici de présenter totalement
l'esthétique [cf. Première partie : Théorie de la
littérature] --, il ne peut y avoir détermination
subjective du sublime à partir de nos facultés; c'est une
détermination insuffisante, car la présentation du
sublime ne peut être symbolique, soit de l'ordre d'une
ressemblance analogique entre le symbole et le symbolisé.
S'opposant, dans «Le symbolisme du sublime», au
subjectivisme de Kant, Hegel propose que l'interprétation
exégétique du contenu se produit comme relève de l'acte
d'interpréter qu'est le sublime : le contenu détermine la
forme. La substance conditionne la forme et le sublime
est fondé dans la «substance absolue», qui est le présenté
et non la présentation et qui tient de l'infinité et non
de la finitude [cf. Derrida].
C'est ainsi que pour Hegel, une science du beau
est possible et non seulement une critique : l'idée de
beauté nous est donné par l'art (et non par la nature);
art qui fait partie de l'esprit et qui résout
l'opposition de la nature et de l'esprit, avant d'être
lui-même relevé (achevé, dépassé, réalisé) par la
religion, elle-même relevée par la philosophie (le Savoir
ou l'Esprit absolu) et dans la parousie (après la «mort de
Dieu», qu'il proclame avant Nietzsche même, Hegel peut
aspirer à être le nouveau Christ). Sous le régime du
«rythme ternaire», rythme qui fait que le fondement aura
été un résultat, de la dialectique spéculative hégélienne
-- rythme déjà à l'oeuvre dans la hiérarchisation
kantienne des arts, hiérarchisation accordant le primat
à la voix (ou à l'ouïe) et à la vue sur le goût et le
toucher, la primauté au sentiment du goût sur le sens du
goût (qui vient même après l'odorat, qui a l'avantage
d'être branché sur le poumon); à cette hiérarchisation
n'échappera pas non plus Hegel, pour qui l'ouïe et la vue
sont les «deux sens théoriques» --, l'art est une chose
passée, une chose du passé : la fin de l'art est
accomplie.
Alors que pour Kant, il existe une figure
historique de l'irruption sublime dans le judaïsme qui
frappe d'interdit la représentation iconique, pour Hegel,
elle se trouve dans la poésie hébraïque, qui est «la plus
haute forme négative du sublime», la forme affirmative se
rencontrant dans l'art panthéiste [cf. Derrida] : dans ou
contre la philosophie de Spinoza?... Avec la décroissance
du côté technique, de l'outil et donc du toucher, croît
chez Hegel la valeur de l'art, de l'architecture à la
poésie; ainsi croît l'esprit : le spirituel (le souffle
de l'esprit : l'Idée) et l'universel (les vues de
l'esprit : les concepts).
À l'Idée d'art en
général (la thèse) succède le
concept de beauté en particulier (l'antithèse), lui-même
suivi du contenu particulier de l'art (la synthèse) qui
est la réalisation sensible de la forme; l'Idée en
conformité avec le concept d'idée est l'Idéal. La
dialectique spéculative est l'auto-réalisation du
concept. Toujours selon Hegel, il existe trois relations
de l'Idée à son procès externe de configuration :
1°) le type symbolique d'art, où l'Idée a sa forme en
dehors d'elle (dans la nature) : c'est le moment de la
sublimité;
2°) le type classique (ou grec), où il y a incorporation
libre et adéquate de l'Idée dans la forme, qui est alors
appropriée à l'Idée : l'évolution de la vie a conduit à
la forme humaine (l'anthropomorphisme), qui est
l'expression de l'intelligence;
3°) le type romantique (ou chrétien), où l'esprit s'y
affirme comme étant la subjectivité infinie de l'Idée :
l'âme y est la raison, l'intelligence même.
L'art romantique est un art qui se transcende lui-même;
il est synonyme de spiritualité, d'activité spirituelle.
Ainsi y a-t-il croissance du symbolisme au romantisme en
passant par le classicisme. L'architecture est l'art
symbolique par excellence, la sculpture est l'art
classique exemplaire; dans la troisième sphère
(romantique), il y a la peinture (spatialité abstraite),
dominée par la couleur (comme chez Goethe) et non par le
dessin (comme chez Kant et Rousseau), la musique, qui est
affaire de temps, et la poésie (spiritualité abstraite),
qui est le signe de l'Idée, qui est le plus spirituel de
tous les arts et qui est à la fois imagination poétique
et présentation intellectuelle; c'est l'art universel de
l'esprit, parce qu'espace et temps. L'architecture est un
art externe; la sculpture est un art objectif; la
peinture, la musique et la poésie sont des arts
subjectifs. Le principe de développement et d'achèvement
de l'art est l'Idée de beauté elle-même.
Comme chez les romantiques allemands, les frères
Schlegel en particulier, le drame est la plus haute phase
de la poésie et de l'art, le drame étant à la fois épique
(objectif) et lyrique (subjectif), pouvant être tragédie
ou comédie et s'adressant à la fois à l'oeil et à
l'oreille. Des trois unités du drame, seule importe pour
Hegel l'unité d'action, qui est une règle inviolable; le
drame se caractérise par l'étendue, une technique de
progression et la division en actes et en scènes. La
description de l'épopée est rendue inutile par la
reproduction scénique. La poésie dramatique se situe
entre l'ampleur de l'épopée et la concentration du
lyrisme.
Dans le drame, l'exposition des passions est
essentielle et son point culminant emphatique (menant à
la péripétie, au coup de théâtre) se trouve dans la
collision. Fidèle en cela à Aristote, Hegel propose que
le commencement du drame, de lui-même, conduit à autre
chose (ce serait l'épreuve qualifiante selon l'analyse du
récit); le milieu vient d'autre chose et mène à autre
chose (ce serait l'épreuve décisive); la fin du drame
vient d'autre chose et ne mène à rien d'autre (ce serait
l'épreuve glorifiante). L'état défini de la collision
implique un conflit des buts et une lutte entre individus
(c'est le schéma antagonique). Quand il y a trois actes
dans le drame, le premier est celui de l'apparition de la
collision (c'est la situation initiale du manque et de la
manipulation), le second est celui de l'animation des
conflits d'intérêt et leur progression (c'est la
situation centrale de la faute et de l'action provoquée
par la passion) et le troisième est celui de la
résolution après avoir atteint le sommet de la
contradiction (c'est la situation finale de la punition
ou de la sanction); quand il y a cinq actes, les trois
actes du milieu correspondent au second.
Le drame se caractérise aussi par la diction
(épique ou lyrique), par le monologue ou le dialogue et
par la versification. Dans l'expression dramatique, le
pathos peut être objectif (chez un tragédien comme
Schiller) ou subjectif (chez un poète comme Goethe).
Alors que le discours épique est la substance essentielle
dans son universalité, le discours lyrique est une
expérience subjective et le discours dramatique met en
scène des personnes individuelles, la vie consciente
personnelle des personnages tragiques. Selon Hegel, la
tragédie primitive aurait été la mise en scène du divin,
du sacré dans le religieux. Pour lui, la catharsis est à
élargir à tout le contenu, doit devenir le principe du
contenu en vue d'une vraie sympathie et dans un sentiment
de réconciliation ou une vision de justice éternelle.
Se situant, comme la satire des anciens et la
tragico-comédie, entre la tragédie et la comédie, le
drame est l'union harmonique des fins (le telos) et des
individus et il ne peut exister en Orient (ou pour
l'Islam), parce qu'il n'y a pas là de principe de liberté
individuelle et d'indépendance. À la poésie dramatique
des Grecs a succédé la poésie dramatique des Romains, qui
est au-dessous de la poésie épique ou lyrique selon
Hegel. La poésie héroïque peut être associée à une
éthique universelle, qui réunit la conscience du divin
représentée par le choeur et le pathos individuel dans
des figures héroïques représentées par les protagonistes
aux prises avec l'antagonisme (le conflit, l'action
humaine). Mais pour le bien du corps politique, qui est
la réunion de la vie éthique et de son universalité
sociale avec la famille comme terrain naturel des
relations morales, Hegel envisage une fin heureuse pour
le drame, une sorte donc d'inversion de la catharsis, où
la culpabilité se change en innocence, la collision en
réconciliation, l'injustice en justice, la terreur en
compassion. C'est ainsi que pour Hegel, Antigone est le
sommet de l'art, tandis que la comédie d'Aristophane est
un exemple de dégénérescence des Grecs.
L'art est la «religion esthétique» du
peuple
conduite par l'esprit éthique ou l'esprit vrai. Au sein
de cette religion, se distinguent l'oeuvre d'art
abstraite et l'oeuvre d'art vivante. L'oeuvre d'art
abstraite se retrouve dans l'image des dieux, dans
l'hymne et dans le culte. L'oeuvre d'art vivante comprend
l'epos, la tragédie et la comédie. Avec la tragédie, il
y a transition des individualités du choeur, des héros et
des puissances divines au déclin de l'individualité en
passant par le double sens de la conscience de
l'individualité : «Ce destin achève le dépeuplement du
ciel»...
G. W. F. Hegel. Leçons sur l'esthétique.
G. W. F. Hegel. Phénoménologie de l'esprit.
G. W. F. Hegel. Leçons sur la philosophie de la
religion; IIe partie : « La Religion indéterminée». Vrin.
Paris; 1972.
Jacques Derrida. Glas.
Philippe Lacoue-Labarthe. «L'imprésentable». Poétique #
21. Seuil; Paris; 1975 (p. 53-95).
Schelling
Schelling, lui, dans son introduction à la
Philosophie de l'art et dans son idéalisme absolu,
distingue l'unité réelle, l'unité idéale et l'unité
indifférente qui comprend les deux autres. À l'unité
réelle, correspondent trois formes : la musique, la
peinture et la plastique. L'unité idéale comprend en elle
les formes de la poésie lyrique, épique et dramatique. Le
lyrisme est la formation de l'infini en fini; l'epos est
la présentation (ou la subsomption) du fini dans
l'infini, c'est-à-dire dans l'universel; le drame est la
synthèse de l'universel et du particulier. De l'art
antique à l'art moderne, «l'art est lui-même un
épanchement de l'Absolu».
Ph. Lacoue-Labarthe et J.-L. Nancy. L'absolu littéraire;
théorie de la littérature du romantisme allemand.
Walter Benjamin. Le concept de critique esthétique dans le
romantisme allemand.
Walter Beanjmain. Origine du drame baroque allemand.
Perniola
Héritier de Hegel et de Marx, Perniola cherche
à
retracer «les origines de l'aliénation poétique dans la
Grèce antique». La famille [genos] y était l'unique forme
d'organisation permanente et elle est dominée par le chef
absolu, qui descend directement de l'ancêtre commun et
fondateur de la lignée : «Héros ou dieu, l'ancêtre était
l'archétype, le modèle précédent, le mythe» [en italiques
dans le texte]. C'est par l'ancêtre et son représentant,
le chef, qu'est possible «l'expérience hiérophantique», le
rite, qui est la reproduction de «l'acte accompli par le
héros ou par le dieu». Il y a donc, dans le clan
hellénique, aliénation religieuse du chef, exclusion du
monde du sacré des autres membres et négation des
étrangers. L'aliénation mythico-rituelle du chef conduit
à la culture qui, à cause de l'obéissance aveugle des
imitateurs du chef, dégénère du rite à la coutume, à la
tradition, que l'éducation [paideia] fait apprendre.
Contrairement aux temples archaïques, ou le mythe
est un mystère (fondement du pouvoir), chez les Grecs, ce
n'est pas un secret : le mythe revient au peuple sous la
forme de l'epos, qui est récit mais n'est pas poème ou
poésie. Dans et par leur laïcisation, «[l]es chefs des
clans deviennent eux-mêmes les protagonistes directs des
récits» et les dieux deviennent leurs protecteurs ou leurs
ennemis. La structure mythe-rite n'est pas supprimée mais
inversée : les chefs vivants se posent en héros. «La
laïcisation épique du pouvoir est l'autre face de
l'aliénation rituelle : la renommée, la gloire». Celle-ci
est le «sacrifice du maître» réduit à la survivance, même
avant sa mort.
Mais le porteur même de l'epos ne peut pas
être
le chef même -- pour qui il est dangereux de raconter
lui-même ses exploits -- ou le prêtre, son concurrent
direct; quand «le pouvoir vient à manquer du soutien
mythico-rituel», il faut une institution, l'aède, pour la
transmission de l'epos. L'aède, «emblème des héros et des
rois», n'est «pas assez autonome pour se déclarer auteur
de ses chants». «C'est pourquoi, selon Perniola, l'epos
est la première entreprise des lumières de la
civilisation occidentale»; c'est «la célébration populaire
de la culture des maîtres» [en italiques dans le texte] et
le rite est le récit de la réalisation de l'epos, qui
n'est pas le mythe (contrairement à ce que proposent
Adorno et Horkheimer). Ce n'est donc pas le peuple qui
est l'auteur, le sujet inconscient de l'epos; il est
seulement spectateur, objet inconscient d'une
«manipulation intellectuelle et émotive».
C'est avec Homère qu'il y a passage de
l'epos au
poème épique, de la relation orale à la narration écrite,
à l'époque de l'introduction de l'écriture phénicienne en
Grèce (en Ionie, au VIIIe siècle avant J.-C.); mais ce
passage est lié à la naissance de la propriété privée de
la terre et des troupeaux, à la transformation de
l'aristocratie gentilice en aristocratie ploutocratique
ou timocratique, à l'apparition de l'idéologie, etc.
Selon Perniola, «le poème épique est le passé immuable et
irréalisable», l'epos ne pouvant plus «exercer une action
directe sur la réalité»; de même, pour les Hymnes
homériques aux dieux, «qui sont précisément la
cristallisation littéraire des mythes des familles
sacerdotales», là où le pouvoir des prêtres a résisté à
l'aristocratie gentilice. L'aède, «qui improvise sur sa
cithare l'epos», est remplacé par le rhapsode, qui récite,
et par le poète, qui invente : le récitateur qui répète
et le créateur qui exprime ses pensées ou l'idéologue «qui
soutient le pouvoir des classes dominantes» et le
subversif «qui représente un monde idéal».
Homère n'est plus un aède, mais il n'est pas
encore un rhapsode ou un poète : «son oeuvre peut être
considéré comme une stratification anonyme de chants des
différentes époques qui l'ont précédé». En même temps
qu'ils sont «la momification de la signification séparée»
[en italiques dans le texte], les poèmes homériques
annoncent «la poésie véritable» : «Dans Homère s'accomplit
le saut qualitatif fondamental qui fait déchoir la
créativité en création» [en italiques dans le texte]. Il
y a donc aliénation du «porteur de la signification»
(réduite aux mots), comme du «porteur de la réalité»
(réduite aux biens matériels) : le premier est
impuissant, le second est stupide... Le rhapsode assure
une «fonction décorative», «pure idéologie», comme la
religion assure une «fonction commémorative».
C'est avec Hésiode que s'annonce le poète :
«La
poésie vraie est celle qu'inventa Hésiode, la poésie
fausse celle qu'il a transcrite de l'epos
traditionnel»
[en italiques dans le texte]. L'idéal supérieur d'Hésiode
est la justice, qui n'est cependant que le mythe de
l'aliénation religieuse dénuée d'actualisation rituelle».
En même temps qu'il est «signification séparée immobile,
au service de l'aliénation et de l'exploitation», le poème
est «l'unique lieu où le changement, la créativité, la
nouveauté peuvent se manifester et s'exprimer de manière
positive et consciente» [en italiques dans le texte] : «La
dimension révolutionnaire de la poésie est donc
indépendante des contenus exprimés».
Alors que «[d]ans le monde mythique et dans
l'épique le protagoniste de la signification est en même
temps le détenteur du pouvoir», avec l'avènement de
l'économie, le porteur de la signification «s'approprie,
en compensation, le rôle de protagoniste». Advient la
poésie : Archiloque est le premier poète, en même temps
qu'il est un guerrier mercenaire, déjà un bourgeois. Mais
«[l]a parole poétique tend à un cercle vicieux : d'un côté
elle renvoie à son auteur, à l'opération dont elle est le
point d'arrivée, de l'autre l'opération consciente qui la
produit n'existe pas en dehors de son expression
matérielle». Cependant, la poésie ne se confond pas avec
l'idéologie, malgré son «impuissance fondamentale». Enfin,
du poème homérique, ne dérivent pas seulement la poésie,
mais aussi la philosophie, la science, le droit et
l'historiographie.
Perniola se penche ensuite sur «les origines de
l'aliénation théâtrale dans la Grèce antique». Selon lui,
la Grèce de cette époque n'a connu qu'un seul mouvement
révolutionnaire : le mouvement dionysiaque, issu de la
classe des paysans pauvres et unique expression «du désir
fondamentalement anti-humaniste et anti-Lumières d'une
vie significative et passionnée». Ce mouvement «garantit
à tous l'expérience du sacré, la participation mythico-rituelle» [en italiques dans le texte]. Avec la religion
(antisacerdotale et égalitaire) où le culte de Dionysos
et contre «l'éthique du genos fondée sur la sacrifice»,
sont accouplés le daimôn et le ganos :
«l'enthousiasme
splendide, la joie qui est le complément inséparable de
la libération dionysiaque».
S'opposant à Nietzsche qui dénonce le
principe
d'individuation [cf. section D], Perniola voit dans
l'orgie dionysiaque, «née de l'activité de la cueillette
et de la chasse», «l'exaltation de la libre association
humaine»; pour lui l'apollinien est l'idéologie de la
classe aristocratique «qui n'a rien à voir ni avec l'art
ni avec la véritable individualité», tandis que «l'esprit
dionysiaque n'est pas du tout la négation de
l'individualité et la destruction du voile de Maia, mais
la fondation nécessairement simultanée de la véritable
individualité et de la véritable socialité». En outre,
Dionysos est un dieu nomade, aventurier; il est le lysios
: «le libérateur par excellence des vieux liens de
dépendance qui aliènent et des nouvelles contraintes
monétaires qui asservissent». L'opposition aristocratique
au mouvement dionysiaque dans les cités se retrouve dans
divers mythes : le mythe de la persécution de Dionysos
par Lycurgue et le mythe de Penthée.
Devant s'appuyer sur la paysannerie dans sa lutte
contre l'aristocratique ploutocratique, la bourgeoisie
cherche à récupérer le mouvement dionysiaque par la
réforme orphique et le dithyrambe primitif et par la
tragédie. «L'orphisme est la réforme bourgeoise et
citadine du mouvement dionysiaque sur le terrain
religieux» [en italiques dans le texte]. La participation
sacrée se voit remplacée par le sectarisme et
l'exclusivisme, par le secret défendu par l'initiation et
l'ésotérisme; à la communication est substitué le
prosélytisme, à l'orgie le mystère, à la demeure du dieu
[naós) le domaine de réunion [secós] : «À la joie
expansive et extravertie se substitue le culte des
reliques, à la dissipation de la cueillette des fruits la
thésaurisation du collectionneur, à la richesse de la
bacchante qui dissipe parce qu'elle peut à tout moment
tout retrouver, la misère de l'initié». Le fétiche
remplace la vie.
La réforme orphique imprègne au mouvement
dionysiaque des «perspectives eschatologiques», des
«compensations ultra-mondaines», où le dieu du printemps
se trouve associé avec le monde des morts et avec le mal,
la croyance en la métempsychose, l'invitation à la
patience comme vertu, le pessimisme, etc. Le dionysiaque
devait libérer la vie, l'orphique libère de la vie...
L'ascèse se substitue à l'omophagie, l'abstinence à la
viande, le futur (l'attente, le messianisme) au présent
(l'expérience concrète du divin). Ne réussissant point à
triompher de l'idéologie gentilice, de la religion
olympique, et transféré sur le plan philosophique par
Pythagore et les pythagoriciens, l'orphisme a tout de
même connu une opposition du dionysisme : «le mythe de la
fin d'Orphée, déchiré par les Ménades irritées par un
hommage qu'il fit à Apollon» en est une trace.
«Le dithyrambe primitif est la
transformation de
l'orgie dionysiaque en théâtre» [en italiques dans le
texte]; il y a lors récupération du mouvement paysan par
la «divulgation théâtrale» du rite et du mystère, et non
par son appropriation : «le dithyrambe primitif est une
liturgie publique fondée sur une nette séparation entre
"agents" et spectateurs. Les "agents" sont le choeur et
l'exarchos, l'animateur; les spectateurs, ce sont tous
les autres». Le protagoniste du dithyrambe n'a pas de
pouvoir réel : «les transmetteurs anonymes du dithyrambe
participent seulement de la misère de ceux auxquels ils
s'adressent» [en italiques dans le texte]. La nature du
dithyrambe est agonale : il y a instauration d'une
compétition entre les choeurs.
Le dithyrambe a connu deux manifestations
différentes : ionique-insulaire et continentale. La
première, qui est la plus ancienne, est présente chez
Archiloque («capable "d'entonner le beau chant du Seigneur
Dionysos"») et chez Hérodote («l'histoire de Skylès, roi
des Scythes, victime de la dévotion à Dionysos Bacchus»);
il y a «présence quasi exclusive des hommes dans les
choeurs ioniques», tandis que prévalent les Ménades «dans
le dithyrambe primitif continental» -- mais Perniola
soupçonne que l'association du ménadisme à «la forme
occulte de nymphomanie qu'il implique» est peut-être une
manière de discréditer le culte de Dionysos et d'en
limiter la diffusion. Que la version évoluée et
littéraire du dithyrambe soit «chanté indistinctement par
des choeurs d'hommes, de jeunes hommes ou de jeunes
filles» est la preuve du «caractère essentiellement
inoffensif de la littérature sur le plan social»...
Dans «le domaine de la récupération
spectaculaire
du mouvement dionysiaque», l'orgie cède la place à la fête
citadine annuelle (au début du printemps). Dionysos se
trouve adopté par le sanctuaire de Delphes, «citadelle de
l'idéologie traditionnelle» : trois mois pour lui et le
dithyrambe, mais neuf mois pour Apollon et le péan. Sauf
que même adopté ou récupéré, Dionysos demeure étranger à
la polis... Le dithyrambe primitif, comme les mystères
orphiques, est consacré par l'instauration des tyrannies;
mais étant donné qu'il est encore trop voisin du
mouvement dionysiaque, il se transforme, de théâtre
populaire, en oeuvre littéraire : il y a «rupture de la
figure unitaire de l'exarchôn en poète et en récitateur»
et on ne traite plus exclusivement de Dionysos qui, jadis
protagoniste du choeur tragique, n'est plus présent et ne
suscite plus de «fureur sacrée». «Dans le dithyrambe
littéraire, au contraire, la possession divine, la manie,
ne regarde même plus le récitateur, mais plutôt le poète»
[en italiques dans le texte]. L'enthousiasme dionysiaque
s'éteint ou est éliminé «par l'indétermination de
l'argument du dithyrambe», dont le choix «est suggéré par
le mécène ou laissé au poète».
D'après Aristote et Nietzsche et selon Perniola
aussi, la tragédie dériverait du dithyrambe primitif :
l'action prévaut sur le récit de l'action (comme dans le
dithyrambe littéraire identifié avec «la poésie chorale
véritable»); il s'agit d'une «dégénérescence du
dithyrambe primitif». Contrairement à l'exarchôn du
dithyrambe primitif, qui s'expose lui-même, Thespis, en
tant que représentant de Dionysos, a besoin d'un artifice
nécessaire à «l'instauration d'une fiction scénique» : le
masque. «Il est donc le premier véritable acteur
(ipocritès) et c'est seulement avec lui que s'accomplit
ce saut qualitatif d'où naît la tragédie entendue comme
imitation de l'action significative» [en italiques dans le
texte]. Alors que dans le dithyrambe primitif se réalise
«l'essence du théâtre comme comportement significatif
idéal», sa transformation en tragédie dérive de
«l'influence des manifestations idéologiques du
comportement, de la politique». Par rapport au dithyrambe
littéraire, «l'authenticité de l'enthousiasme créateur
dionysiaque paraît mieux conservée en elle [la tragédie]
que dans la poésie chorale». Mais la tragédie est liée à
la politique : «la tyrannie est l'action arbitraire
accomplie par un seul qui s'oppose au peuple, la tragédie
de Thespis est l'imitation de l'action significative
accomplie par un seul personnage qui s'oppose au choeur».
Le coryphée imite «une autre action significative par
excellence, celle de Dionysos».
La tyrannie (arbitraire) cède le pas à la
démocratie (illusoire) : la démocratie est idéologique;
elle est «l'idéologie réalisée», l'isonomie (l'égalité
devant la loi). De même, avec les successeurs de Thespis,
«on assiste à la solennisation littéraire et à la
substitution des arguments dionysiaques avec les
arguments épiques traditionnels» : l'improvisation fait
place à la répétition d'un texte écrit précédemment; il
y a formalisation de la tragédie et il y a scission du
comportement en une partie politique et en une partie
ludique : c'est le «coup de grâce» porté au mouvement
dionysiaque en tant qu'action unitaire. L'epos renaît et
le dionysiaque est réduit au satyrique, au drame
satyrique, qui est un débouché pour les enthousiasmes
dionysiaques, mais qui est subordonnée à la trilogie
tragique.
Eschyle est le dernier «poète-acteur»; au
chariot
ambulant de Thespis se substitue le théâtre d'Athènes;
les personnages se multiplient (de deux ou trois chez
Eschyle à cinq chez Euripide). En son aliénation, la
tragédie -- tragédie qui imite en vers, et non raconte en
prose, l'action politique -- est à la fois misère et
grandeur. De l'expérience dionysiaque originaire, «il
reste dans le théâtre tragique l'identification
fantastique du spectateur avec l'acteur et une telle
identification n'est possible qu'à condition que
l'argument soit d'une façon ou d'une autre connu
précédemment».
L'action ludique, la farce, la plaisanterie,
l'injure et l'obscénité sont «soustraites à la libre
improvisation» et elles sont formalisées dans un «schéma
imitatif» qui prend le nom de comédie, comédie qui «brise
l'identification rituelle, créée [sic] une situation
d'altérité entre l'acteur et le spectateur et favorise un
processus de "purification des passions" au moyen du
rire». À la «pseudo-activité des assemblées athéniennes»
correspond la «pseudo-participation des représentations
tragiques»; il y a illusion de part et d'autre.
Pour Perniola, c'est dans la dernière
tragédie
d'Euripide, Les Bacchantes, que les contradictions de la
tragédie explosent : l'expérience dionysiaque unitaire et
totale qui devient l'objet d'une imitation séparée. Si le
théâtre est resté dionysiaque dans l'exigence
d'actualisation de l'action, cette actualisation est
cependant devenue inutile : ce n'est pas une solution de
rechange. La tragédie se trouve alors devant une
alternative catégorique : «se détruire en tant que forme
séparée et retourner à l'expérience religieuse directe,
ou laisser de côté complètement l'actualisation et
continuer à développer la signification séparée dans la
forme du dialogue philosophique»; c'est l'alternative
entre la «réapparition des cultes orgiaques» qui
dégénèrent dans la «spiritualisation orphique» et Platon
désavouant ses tragédies de jeunesse au profit des
«dialogues destinés à la lecture».
[Pour l'aspect théorique plutôt qu'historique de la
critique radicale de Perniola, cf. première partie :
Théorie de la littérature].
Mario Perniola. L'aliénation artistique (Deuxième
partie).
Goldmann
Tandis que Perniola se concentre sur la tragédie
classique grecque, Goldmann, inspiré du jeune Lukacs,
s'attarde à la tragédie classique française, plus
particulièrement à Racine. Il distingue l'esprit
classique, défini par «l'unité de l'homme et du monde par
le caractère substantiel de celui-ci» et l'esprit
romantique, défini par «l'inadéquation radicale de l'homme
au monde et par le fait que l'homme place les valeurs
substantielles -- l'essence -- dans une réalité
extramondaine» [en italiques dans le texte]; ainsi
Eschyle, comme Homère et Sophocle, serait classique.
L'esprit classique est immanent, l'esprit romantique est
transcendant en se détournant du monde réel et concret.
Pour Goldmann, Schelling, Novalis, Bergson et
Nerval sont romantiques au sens rigoureux du terme; mais
dans un sens large, Descartes, Corneille et Schiller le
sont aussi. Homère, Eschyle et Sophocle sont classiques
au sens étroit du terme; mais de manière élargie, Thomas
d'Aquin l'est par rapport à Augustin, Shakespeare,
Descartes, Pascal, Corneille, Racine et Goethe le seront
par rapport à «toute l'histoire littéraire et
philosophique de l'ère chrétienne». Quant aux penseurs
dialectiques, ils sont classiques dans l'acceptation
rigoureuse et étroite du terme.
À la suite de Lukacs, Goldmann définit la
tragédie comme étant «un des deux sommets de l'expression
classique (l'autre étant l'épopée, l'unité entière,
naturelle et sans problèmes, de l'homme et du monde)» :
elle est «un univers de questions angoissantes pour
lesquelles l'homme n'a pas de réponse»; elle est
«l'expression des instants où la valeur suprême, l'essence
même de l'humanisme classique, l'unité de l'homme et du
monde, se trouvant menacées, son importance est ressentie
avec une acuité rarement atteinte par ailleurs». «Dans ce
sens, les écrits de Sophocle, Shakespeare, Pascal, Racine
et Kant sont avec ceux d'Homère, d'Eschyle, de Goethe, de
Hegel et de Marx, des sommets de l'art et de la pensée
classique», Pascal étant, lui, «le plus grand penseur
tragique de la littérature française».
Dans la tragédie (classique), les conflits
sont
nécessairement insolubles; dans le drame (romantique), il
sont résolus ou ils sont insolubles par l'intervention
accidentelle d'un «facteur facultatif» : les héros
tragiques, mus par le devoir moral ou une exigence
éthique, ne sont pas des personnages romantiques. Dans la
tragédie, il y un heurt entre un monde qui ne connaît que
le relatif et un univers «dominé par l'exigence de valeurs
absolues», de totalité : le tout ou rien s'oppose au plus
ou moins. Le troisième plus important personnage -- le
Destinateur en quelque sorte -- est la fatalité, la
transcendance, les dieux ou Dieu. Il existe un quatrième
élément essentiel : «l'existence d'un personnage qui exige
la réalisation d'une justice absolue, étrangère au
moindre compromis, et sous le regard duquel se déroule
l'ensemble de l'action». «La tragédie peut se définir
comme un spectacle sous le regard permanent de la
divinité» [en italiques dans le texte]; la divinité n'est
pas un dieu providentiel, qui serait un bon père ou un
père imaginaire en somme; c'est un dieu caché, toujours
absent : c'est un père mort ou un père symbolique -- et
c'est là la clef même de la tragédie.
Les dieux peuvent aveugler et ainsi provoquer
l'illusion et le mal : ce sont les dieux vengeurs de la
«tragédie avec péripétie et reconnaissance», la «tragédie
du destin» (ou de l'illusion et de la destinée); dans la
«tragédie sans péripétie ni reconnaissance», la «tragédie
du refus», il y a conscience claire des exigences divines
mais impossibilité de les réaliser : les dieux y sont des
dieux spectateurs. Les trois personnages de la tragédie
sont donc Dieu, l'homme et le monde. La «divinité
tragique» (cachée) peut donc être un vengeur et un
justicier ou un spectateur. À la «morale du choix», la
«pseudo-morale du
monde», s'oppose la «morale de la totalité et du refus»,
la «nouvelle morale de l'homme tragique» : tout choix est
«péché contre l'esence», «péché mortel» (conduisant à la
mort).
Dans la tragédie, il y a «passage
brusque et
intemporel du néant à l'être, de l'erreur à la vérité»,;
c'est une conversion entre la vie intramondaine sans Dieu
et la conscience claire de la nouvelle morale, entre la
vie apparente dans le monde et la vie réelle dans
l'éternité. Le héros tragique est radicalement seul; dans
sa solitude absolue, chez Racine, il entretient des
dialogues intramondains, des pseudo-dialogues avec les
autres personnages tragiques et un dialogue solitaire
avec la divinité. Le choeur, lui, est la «voix de la
communauté humaine» en rapport avec la «voix des dieux».
L'homme est plus grand que le monde mais plus
petit que l'univers divin; en son hubris, c'est un
«être
paradoxal», un «juste pêcheur» aux prises avec des fautes
mondaines comme l'injustice et l'erreur, dans un monde
qui ignore Dieu et que Dieu ignore. Pour aspirer au
«dépassement du moi», il faut le «dépassement mystique»,
qui dissout l'individu dans l'ensemble (c'est le
mysticisme du lyrisme et du cantique), la «foi immanente
ou transcendante» du drame historique ou sacré ou le
«dépassement tragique» d'une conscience claire propre à la
vision tragique. Par ailleurs, toujours selon Goldmann,
le mysticisme est inconciliable avec la tragédie et avec
le théâtre en général, parce qu'il est «dépassement et
abolition des limites dans l'unification totale avec le
cosmos (s'il est panthéiste) ou avec la divinité (s'il
est théocentrique)».
Les éléments fondamentaux de la vision ou de
la
conscience tragique peuvent ainsi être résumés par
Goldmann, qui ne manque sans doute pas de christianiser
-- de pascaliser : de "janséniser" -- la tragédie :
caractère paradoxal du monde, conversion de l'homme à une
existence essentielle, exigence de vérité absolue, refus
de toute ambiguïté et de tout compromis, exigence de
synthèse des contraires, conscience des limites de
l'homme et du monde, solitude, abîme infranchissable qui
sépare l'homme tragique et du monde et de Dieu, pari sur
un Dieu dont l'existence est improuvable, vie exclusive
pour ce Dieu caché, primat du moral sur le théorique et
sur l'efficace, abandon de tout espoir de victoire
matérielle ou d'avenir, sauvegarde de la victoire
spirituelle et morale ou de l'éternité.
C'est ainsi que Goldmann peut procéder à la
classification des pièces de théâtre de Racine. La
tragédie du refus ou la tragédie sans péripétie ni
reconnaissance, définie d'après Aristote, est celle «dans
laquelle le héros sait clairement, dès le début,
qu'aucune conciliation n'est possible avec un monde
dépourvu de conscience auquel il oppose, sans la moindre
défaillance ou illusion, la grandeur de son refus» [en
italiques dans le texte] : chez Racine, il s'agit
d'Andromaque, mais surtout de Britannicus et de
Bérénice. La tragédie du destin ou la tragédie avec
péripétie et reconnaissance est celle «où il y a péripétie
parce que le personnage tragique croit encore pouvoir
vivre sans compromis en imposant au monde ses exigences,
et reconnaissance parce qu'il finit par prendre
conscience de l'illusion à laquelle il s'était laissé
aller» [en italiques dans le texte] : il s'agit de Phèdre,
annoncée ou préparée par deux «drames intramondains»
(profanes) : Bajazet et Mithridate, et suivie de deux
«drames sacrés» : Esther et Athalie.
[Étant donné que la vision tragique est un type
particulier et singulier de vision du monde, cf. «Le
structuralisme génétique de Goldmann» dans la première
partie : Théorie de la littérature].
Lucien Goldmann. Racine. L'Arche (Travaux 2). Paris; 1970
[1956] (136 p.)
Lucien Goldmann. Le dieu caché; étude sur la vision
tragique dans les Pensées de Pascal et le théâtre de
Racine. Gallimard (Tel # 11). Paris; 1959 (462 p.)
Hölderlin
Ce qui importe au poète Hölderlin, c'est le
«calcul du statut de l'oeuvre»; en vue de fournir à la
poésie (tragique) des principes et des limites; il faut
ensuite voir comment le contenu s'en différencie et
comment ce qui ne peut être calculé «est mis en relation
avec le statut calculable» par la démarche ou le mode. Le
tragique résulte de cet équilibre : «Le transport tragique
est à la vérité proprement vide; il est le moins pourvu
de liaison» [en italiques dans le texte]. De là, le
transport s'expose «dans la consécution rythmique des
représentations»; dans cette exposition, la césure dans la
mesure des syllabes -- «la pure parole, la suspension
antirythmique» -- «devient nécessaire pour rencontrer
comme arrachement le changement et l'échange des
représentations à un tel sommet qu'alors ce ne soit plus
le changement des représentations, mais la représentation
en elle-même qui apparaisse».
Le rythme, comme
«consécution du calcul», se
trouve alors divisé en deux -- ce n'est pas la réunion en
un (hégélienne) mais la division en deux -- et en deux
parties «à égalité de poids». À partir de là, Hölderlin
est en mesure de distinguer deux statuts tragiques :
1°) le premier statut tragique est celui où les premières
représentations sont entraînées par les secondes; la
césure se situe donc vers l'avant et a pour effet que la
première moitié se trouve protégée contre la seconde, qui
est plus rapide : l'équilibre va de la fin vers le début;
2°) le second statut tragique est celui où les
représentations ultérieures sont pressées par les
représentations initiales; la césure porte plutôt sur la
fin, qui doit donc être protégée contre le début; la
première partie est plus longue et l'équilibre est
réalisé plus tard.
Le premier statut tragique est celui d'Oedipe et
le second est celui d'Antigone et, dans les deux cas, la
césure correspond aux paroles de Tirésias; il faut noter
que Hölderlin conteste qu'Antigone ait précédé Oedipe de
dix années. La règle, ou le «statut calculable» qu'est le
rythme, fait que dans Oedipe, l'équilibre incline plutôt
de la fin vers le début, et que dans Antigone, ce soit
l'inverse. Selon Hölderlin et «si le délire sacré est la
plus haute manifestation de l'homme» [souligné ici],
Antigone se dépasse dans la «présomption sublime» qui est
«plus âme que parole» et qui est «Beauté au superlatif».
La lecture tragique d'Oedipe et
d'Antigone par
Hölderlin, ici résumée jusqu'à la caricature (et sans
même avoir parlé de ses tentatives -- folles tentatives
ou tentatives folles, selon certains -- de traduction des
tragédies grecques), s'inscrit dans une entreprise de
repenser, d'exposer les mythes «de manière plus probante»
[en italiques dans le texte] et de faire face aux dieux,
à Zeus, qui est le «Père du Temps» ou le «Père de la Terre,
parce que c'est sa nature, contrairement à l'éternelle
tendance, de retourner le LE DÉSIR DE QUITTER CE MONDE POUR
L'AUTRE EN UN DÉSIR DE QUITTER UN AUTRE MONDE POUR
CELUI-CI» [en
capitales dans le texte].
C'est ainsi que Hölderlin est amené à
opposer
l'Hespérique (ou l'Occidental) et le Natal (ou le
Nationel) à l'Oriental (ou à l'Antinationel). Hölderlin
affirme que la «présence du tragique» repose dans le
rapport de l'homme à un Dieu immédiat -- ce n'est pas le
Dieu médiat de l'apôtre -- et que «le Dieu est présent
dans la figure de la mort» : «La parole tragique des grecs
est brutalement meurtrière, parce que le corps qu'elle
saisit, tue effectivement» [en italiques dans le texte].
Mais au savoir-faire grec, il faut substituer le savoir-vivre hespérique (germain) : «Ainsi, il nous faut
considérer ce qui est brutalement meurtrier, le meurtre
effectivement issu de la parole, plutôt comme forme
artistique proprement grecque, et subordonnée à une forme
plus hespérique» [en italiques dans le texte]. Ce serait
une parole plus «meurtrissante que brutalement meurtrière»
: le meurtre ou la mort ne serait pas l'achèvement propre
au tragique, «où la parole se saisit physiquement de
l'homme de sorte que c'est le corps qui porte le coup
mortel» (conception grecque, «dans le sens athlétique et
plastique» selon Hölderlin); ce serait la parole elle-même, parce que «sortant d'une bouche inspirée» comme
celle d'Oedipe à Colone, qui serait terrible et tuerait.
La conception de la
tragédie de Hölderlin finit
par préfigurer celle d'Artaud [cf. section D] : «la
présence du tragique repose sur un dialogue et des
choeurs plus violents dans un cas [le grec], plus
insoutenables dans l'autre [l'hespérique] -- avec ici une
rigueur, et là plus de liberté dans le dialogue --,
dialogue et choeurs qui donnent à la lutte infinie sa
direction et sa force : organes souffrants de l'être en
lutte dans un combat divin [...]; mais surtout la
présence du tragique se tient dans la parole brutale qui
plus cohésion que formule, va, visage du partage, du
début jusqu'au terme» [en italiques dans le texte].
Hölderlin distingue le «mode du
cheminement», le
«groupement des personnages» et la «forme rationnelle qui
s'institue pendant le redoutable désoeuvrement d'une
époque tragique» [souligné ici]. Dans Antigone, le mode du
cheminement est l'insurrection : c'est un «retournement
natal», c'est le «retournement de tous les modes de
représentation et de toutes les formes»; mais ce n'est pas
un «retournement total» du «nativement grec», car un tel
retournement, «sans aucune retenue, n'est pas permis à
l'homme en tant qu'être connaissant». Quant au groupement,
dans Antigone, il est «comparable à une course, où celui
qui le premier est à bout de souffle et se heurte à plus
fort que lui a perdu»; dans Oedipe, la lutte est
comparable au pugilat; dans Ajax, à l'escrime. Hölderlin
conclut d'Antigone que «[l]a forme rationnelle qui se
développe ici tragiquement est politique, et plus
précisément républicaine», parce que «c'est à l'excès que
l'équilibre est maintenu à égalité» (Créon étant presque
maltraité par ses valets à la fin -- ce qui serait une
invention de Hölderlin) : c'est le polemos du
tragique. Hegel, lui aussi grand admirateur d'Antigone,
y voit un conflit entre la famille et l'État, entre le
féminin -- «l'éternelle ironie de la communauté» -- et le
viril, plutôt qu'entre le divin et l'humain.
*
Selon Beaufret, qui est le préfacier des
Remarques de Hölderlin, le tragique de Sophocle est aux
yeux de Hölderlin le «tragique du retrait ou de
l'éloignement du divin», dont résulte une panique
apollinienne, Apollon étant l'accomplissement de Dionysos
pour Hölderlin, pour qui l'art moderne vise «l'expression
pathétique» et excelle à conquérir la dimension de
l'aorgique (contre l'organique) et du panique ou «le
climat de l'enthousiasme excentrique» [souligné par
Beaufret].
Pour Lacoue-Labarthe, qui
considère que «[l]a
résolution spéculative est peut-être encore un mode de la
catharsis. C'est-à-dire un bon usage de la mimesis»,
Hölderlin introduit au contraire l'homme «césuré» [cf.
Beaufret] sur la scène tragique, en même temps que «la
césure du spéculatif» sur la scène philosophique, la
tragédie ayant fourni «le schéma matriciel de la pensée
dialectique» et la dialectique, comme «théorie de la mort»
[souligné par Lacoue-Labarthe], supposant un théâtre :
«Hölderlin a rigoureusement défait la matrice spéculative-tragique qu'il avait lui-même contribué à élaborer» -- en
vue d'un dépassement de la «mimétologie», pourrait-on
ajouter.
Schelling semblait lui-même avoir déjà
suggéré,
dans la dernière des Lettres sur le dogmatisme (1795-1796] et tel que Szondi le relève dans son Essai sur le
tragique, que «le scénario oedipien contient [...]
implicitement la solution spéculative». Mais à Hölderlin,
pour qui le scénario oedipien est finalement un «scénario
sacrificiel», importe davantage qu'Oedipe Antigone, «la
plus grecque des tragédies» en ce qu'elle «incarne
l'essence même de la tragédie». C'est là où Sophocle se
montre le plus lyrique et le plus proche de Pindare,
considéré comme le sommet de l'art grec par Hölderlin,
finalement (p)artisan de l'ode tragique ou de l'hymne...
La «structure canonique» de la tragédie,
que ne
respecte pas Antigone, représenterait une résolution
"naïve", c'est--dire épique de l'antinomie initiale :
«entre son ton fondamental "idéal" (qui est le ton de
l'aspiration subjective à l'infini, le ton spéculatif par
excellence) et son caractère artistique "héroïque" (qui
est celui de la discorde, de l'agôn et de la
contradiction», affirme Lacoue-Labarthe s'inspirant de
Szondi et finissant par proposer, s'inspirant cette fois
de Bataille et de Girard, que la tragédie est en somme «la
catharsis du spéculatif» et «la catharsis du religieux
lui-même et du sacrificiel» : «La faute tragique consiste
donc dans l'interprétation religieuse et sacrificielle du
mal social». C'est ainsi que Hölderlin finit par condamner
Oedipe, l'accusant d'agir ou de parler en prêtre...
La philosophie transcendantale de Kant élève
la
métaphysique au rang de science, science pratiquée de
Fichte à Hegel en passant par Schelling; la dialectique
spéculative de Hegel relève la métaphysique; la pensée ou
la poésie de Hölderlin prélève une faille dans le
système, y étant le (mi)lieu d'une fissure, d'une
«césure», qui est la possibilité même d'une défaite de la
téléologie : dans l'idéal (de) retour -- idéal tragique
ou retour tragique -- aux Grecs, la radicale finitude est le
triomphe de la finalité, le natal y étant synonyme
d'agonal... Lacoue-Labarthe rappelle en fin de compte
ceci : «Tragédie, en allemand, se dit Trauerspiel --
littéralement "jeu de deuil"», qu'il ne manque pas de
rapprocher du «travail du deuil» selon Freud; mais est-ce
un jeu ludique ou un jeu mécanique? -- Au tout début de
ses Remarques, Hölderlin ne propose-t-il pas, «afin
d'assurer aux poètes, même chez nous, une existence dans
la cité» -- et contre Platon donc --, «qu'on élève la
poésie, même chez nous, et compte tenu de la différence
des époques et des constitutions», à la hauteur de la
mêkhanê ["habilité", "machine" :
habilité de la machine
ou de l'art, machine comme moyen (calcul) de l'art, machine à
calculer, deus ex machina] des Anciens?
De Platon et Aristote à l'idéalisme allemand, la réflexion sur la
tragédie est passée d'une conception plutôt formelle à une conception
beaucoup plus substantielle; c'est-à-dire que le tragique est directement
associé à la mort, au meurtre, au sacrifice, au sacré, au sexe. Derrière
un genre, de la tragédie jusqu'au drame, se cache un discours, une
théorie, une pensée, un logos. Avec le romantisme, il est
finalement possible de penser plus profondément le classicisme (grec ou
français). Mais avec la fin de l'art selon Hegel, se profile la mort de la
tragédie, serait-ce en sa relève dans et par le drame : si le
protagoniste est apparu de plus en plus comme un
antagoniste, celui-ci se décline déjà comme agoniste --
le régime ou le règne de l'agôn avait toujours-déjà
commencé...
Hölderlin. Remarques sur Oedipe / Remarques sur Antigone.
Beda Allemann. Hölderlin et Heidegger. PUF (Épiméthée). Paris;
1987 [1959, 1954] (288 p.) [plus particulièrement «Remarques et lettres
tardives» (p. 38-65) : deuxième section de la première partie intitulée
«Friedrich Höldrlin : le retournement natal» (p. 17-87)].
Martin Heidegger. Approche de Hölderlin.
Martin Heidegger. Les hymnes de Hölderlin.
Philippe Lacoue-Labarthe. «Hölderlin et les Grecs».
Poétique # 40. Seuil. Paris; novembre 1979 (p. 465-474).
Philippe Lacoue-Labarthe. «La césure du
spéculatif» dans
Hölderlin. L'Antigone de Sophocle. Christian Bourgois
(Première livraison). Paris. 1978 (228 p.) [p. 183-223].
Jean-Marc Lemelin. «L'art de la communication ou Du
tragique» dans La signature du spectacle [p. 71-99].
ANALYSE
Victor Hugo
[Écrivain français : 1802-1885]
Préface de Cromwell
(1827)
Oeuvres complètes; Drame I : Cromwell.
J. Hetzel & Cie/A. Quantin & Cie.
Paris; s. d. (4 + 568 p.) [p. 3-75 et p. 545-553].
Cromwell est un drame en cinq actes sans doute
jamais joué et peut-être injouable, sinon en extraits,
tel que nous en avertit lui-même Hugo vers la fin de sa
préface : «une pièce extraite de Cromwell n'occuperait
toujours pas moins de la durée d'une représentation» [67];
c'est donc une pièce destinée à la lecture, comme sa
préface, à laquelle nous allons nous intéresser quasi
exclusivement et que nous pourrions traiter comme une véritable
pièce de théâtre : monologues, dialogues,
apartés, mise en scène, etc.. Il nous faut d'abord souligner
que le
style de cette préface, qui peut être considérée comme un
manifeste, voire comme un pamphlet, se caractérise par
l'énumération, par l'accumulation et par la
multiplication des noms propres -- ce dont le préfacier
ne se rend même pas compte, prétendant à la toute fin ne
pas «se cuirasser de noms propres et se réfugier derrière
des réputations», après avoir fait appel à l'autorité
d'Aristote et de Boileau [75]; il nous serait permis de
nous demander si l'énumération n'est pas un trait du
Discours maître...
Ce maître parle de lui-même à la
troisième
personne du singulier, surtout au début et à la fin,
quand l'institution littéraire se voit contestée,
attaquée, et à la première personne du pluriel : «l'auteur
de ce livre», de cette préface et de ce drame, s'adresse
au lecteur, qu'il espère de bonne foi comme lui, «à défaut
de bon goût» [7, en italiques dans le texte]. La préface
ou l'avant-propos est d'abord un discours sur elle-même
et sur les notes qui l'accompagnent depuis 1828 : la
préface (pour les critiques) et les notes (pour les
érudits) sont au livre ce que les bagages mis en ligne
par les généraux sont au front de bataille; mais les
préfaces ne sont pas de «fidèles boucliers», mais plutôt
«de ces costumes étranges qui, signalant dans la bataille
le soldat qui les porte, lui attirent tous les coups et
ne sont à l'épreuve d'aucun» [6] : le préfacier est donc
une sorte de soldat de la littérature et la préface est
une bataille -- avant celle d'Hernani -- qui se déroule
dans les caves, qui sont les fondements des salles, du
livre c'est-à-dire. Nous allons entendre «la voix d'un
solitaire apprentif de nature et de vérité, qui s'est de
bonne heure retiré du monde littéraire par amour des
lettres» [6-7, en italiques dans le texte] : le maître se
présente donc comme un élève, comme un apprenti qui ne
prétend pas à un plaidoyer ou à un réquisitoire contre
les «Goliaths classiques»; mais sa préface est bien «sa
fronde et sa pierre» [7, en italiques dans le texte] : un
nouveau David est né!
Après cette séquence initiale,
particulièrement
institutionnelle, un embrayage à la première personne du
pluriel enclenche la séquence suivante, où notre
protagoniste se fait anthropologue, historien ou auteur
d'un drame historique chronique et non chronologique
[note VIII, 550]. Il s'agit d'établir les trois âges de
la civilisation ou du monde selon les trois étapes de la
vie d'un être humain et selon les trois moments de la
journée : les temps primitifs sont l'époque fabuleuse de
l'enfance et du lever du soleil; les temps antiques sont
l'époque de la maturité ou de la virilité et du jour; les
temps modernes sont l'époque de la vieillesse et du
coucher de soleil, qui a bien quelque chose de commun
avec son lever. «La vieillesse du genre humain» a fini par
succéder à l'«adolescence du monde» [8-9]. Il nous faut
faire remarquer que, comme chez Hegel, le nombre trois
joue ici un rôle stratégique fondamental.
«Or, comme la poésie se superpose toujours
à la
société», il est alors possible de voir ce qui correspond
à ces trois âges. La première parole a été celle de
l'hymne, capable de visions et d'extases grâce à sa «lyre
a trois cordes» : Dieu, l'âme et la création; c'est un
«triple mystère», une «triple idée» [8]. C'est l'âge où il
y a des familles mais pas de peuples, des pères mais pas
de rois, «point de propriété, point de loi, point de
froissement, point de guerres»; la Terre étant presque
déserte, «[c]haque race existe à l'aise» : «Tout est à
chacun et à tous». Dans ce communisme primitif, «[l]a
société est une communauté» [8]. C'est la vie pastorale et
nomade des «contemplations solitaires» et des «capricieuses
rêveries» [8-9]. La poésie est donc d'abord lyrique pour
le premier homme, pour le premier poète : «La prière est
toute sa religion, l'ode est toute sa poésie» [9]. Ce
poème, cette ode, c'est la Genèse : la poésie,
ajouterons-nous, a donc une origine hébraïque.
«L'instinct social succède à l'instinct
nomade»;
la famille devient tribu, puis nation; les peuples se
forment; les royaumes et les empires s'érigent : le camp
est remplacé par la cité, la tente par le palais, l'arche
(de Noé?) par le temple. Le «bâton pastoral a déjà forme
de sceptre»; la prière donne lieu aux rites et le culte au
dogme. «Ainsi le prêtre et le roi se partagent la
paternité du peuple; ainsi la communauté patriarcale
succède à la société théocratique» [9]. Parce qu'il y a
déjà trop de monde [cf. Hobbes], apparaissent les
guerres, les migrations, les voyages : le "sang mêlé" en
quelque sorte... La poésie passe alors des idées aux
choses : elle devient épique; «elle enfante Homère», qui
domine la société antique, où «[l]a poésie est religion,
la religion est loi» [9]. À la virginité du premier âge
(archaïque) succède la chasteté du second (antique). La
«gravité solennelle» règne autant dans les moeurs
publiques que dans les moeurs domestiques. La famille a
une patrie et le culte du foyer et du tombeau : elle est
sacerdotale, comme Pindare. Même l'histoire reste épopée
: «Hérodote est un Homère».
«Mais c'est surtout dans la tragédie antique
que
l'épopée ressort de partout» [10]. Les personnages sont
des héros, des demi-dieux ou des dieux; les ressorts sont
des songes, des oracles ou des fatalités; les tableaux
sont des dénombrements, des funérailles ou des combats.
Alors que les rhapsodes chantaient, les acteurs déclament
: les premiers comédiens étaient des prêtres; c'est un
théâtre grandiose, pontifical, épique, où l'architecture
donne la main à la poésie pour donner à la tragédie un
caractère monumental, solennel et majestueux [11].
Le deuxième âge voit se développer une
religion
spiritualiste après le paganisme (grec et romain), qui
«rapetisse la divinité et grandit l'homme» [13], le païen
étant le non-chrétien ou le polythéiste; cette religion
va tuer la société antique (matérielle jusque dans sa
théogonie) et elle «scelle profondément la morale» entre
le dogme et le culte; elle va situer l'homme entre la
pierre (les êtres matériels) et Dieu (les êtres
incorporels) : c'est évidemment l'avènement du
christianisme et de l'Évangile dans le troisième âge, qui
est un âge chrétien, la religion chrétienne étant «une
religion complète, parce qu'elle est vraie» [12]. L'âge
moderne chez Hugo, comme l'art romantique chez Hegel, est
chrétien; c'est aussi l'âge de la virilité.
Le christianisme «met un abîme entre
l'âme et le
corps, un abîme entre l'homme et Dieu» [13]. Mais avec et
par le christianisme, s'introduit un sentiment nouveau,
«un sentiment qui est plus que la gravité et moins que la
tristesse» : la mélancolie (chère à Aristote et à Kant)
[14], issue du désespoir du païen Caton [15] et de la
transformation du monde avec la chute des empires et des
royaumes -- «de grands spectacles, de frappantes
péripéties» [15] -- et avec le retrait de la famille,
omniprésente dans la société antique (grecque) et encore
davantage dans sa tragédie, où le choeur représente
cependant le peuple. Naît aussi «l'esprit d'examen et de
curiosité» : les rhéteurs, les grammairiens, les sophistes
qui veulent analyser le cadavre de la société antique
(romaine); cette «société morte à disséquer» est leur
«premier sujet» [15, en italiques dans le texte]. Le «génie
de la mélancolie et de la méditation» donne la main au
«démon de l'analyse et de la controverse» [15-16].
Pour une nouvelle religion et une société
nouvelle, il faut une nouvelle poésie, «car le point de
départ de la religion est toujours le point de départ de
la poésie» [17] : «Le christianisme amène la poésie à la
vérité» [16]. Ainsi, «voilà une forme nouvelle qui se
développe dans l'art. Ce type c'est le grotesque. Cette
forme, c'est la comédie» [17]. En cette fin de séquence,
le lecteur a déjà été interpellé pour conclure que «la
muse purement épique des anciens n'avait étudié la nature
que sous une seule face» [16], s'était limitée au beau;
mais qu'il fallait maintenant aussi le laid. Le Sujet et
l'anti-Sujet se trouvent alors identifiés : c'est la
littérature romantique (l'art moderne) et c'est la
littérature classique (l'art antique) [17].
La séquence suivante, introduite par un tiret de
conversation consistant en une objection [17], va
permettre au préfacier-protagoniste, qui se défend d'être
critique -- il se dit historien -- et qui se défend des
systèmes, de préciser ce qu'il entend par le grotesque,
par l'imitation et par l'art; va s'y développer une
esthétique ou une poétique de l'homme complexe, à la fois
âme et corps, esprit et bête. Il s'agit de tordre le
bâton (classique) dans l'autre sens (romantique), pour
faire valoir le laid à côté du beau, le grotesque à côté
du sublime. Contrairement à Aristote, il ne suffit pas
que l'art rectifie la nature [18] : «c'est de la féconde
union du type grotesque au type sublime que naît le génie
moderne» [18]. La formule du grotesque -- en gros, c'est
le carnavalesque selon Bakhtine -- pourrait être celle-ci
: «Le beau n'a qu'un type, le laid en a mille» [23]. Dans
une nième énumération, le grotesque est associé à la
bête, aux ridicules, aux laideurs, aux infirmités, aux
passions, aux vices, aux crises, au brouillon, etc. Le
beau est une forme simple et complète; le laid est une
forme complexe et incomplète et il se retrouve aussi dans
les détails de l'architecture des cathédrales. Avec
l'époque dite romantique, prédomine le grotesque sur le
sublime.
Avec Shakespeare, réunissant Homère et
Dante,
advient le Drame : grotesque et sublime, terrible et
bouffon, tragique et comique; «le drame est le caractère
propre de la troisième époque de la poésie, de la
littérature actuelle» [26]. Ici encore, le romantisme
français rencontre le romantisme allemand et Hegel...
Tandis que l'ode (lyrique) se caractérise par la naïveté
et l'épopée par la simplicité, le drame (romantique),
lui, se définit ni plus ni moins que par la vérité :
«L'ode chante l'éternité, l'épopée solennise l'histoire,
le drame peint la vie» [26]. Alors que les rhapsodes ont
été les relais entre les poètes lyriques et les poètes
épiques, les romanciers le sont entre les poètes épiques
et les poètes dramatiques. Il y a ici un tour de passe-passe qui consiste à intégrer le tragique dans l'épique
(antique ou classique) pour mieux faire valoir le drame
(moderne ou romantique), qui est à la fois tragédie et
comédie. La dialectique romantique rencontre encore la
dialectique spéculative, cette fois dans cette
hiérarchisation du lyrique (naître) au dramatique
(mourir) en passant par l'épique (agir).
Dans la séquence centrale, séquence
transitoire
ou intermédiaire, le maître-chantre résume alors ses
positions sur un fond métaphorique qui est celui de la
fécondation, de la germination, de la génération (sans
doute rendues possibles par la virilité, même si la
vieillesse est déjà au rendez-vous) : «Le drame est la
poésie complète. L'ode et l'épopée ne le contiennent
qu'en germe; il les contient l'une et l'autre en
développement, il les résume et les enserre tous deux»
[28]: c'est proprement la synthèse ou la relève
[Aufhebung] hégélienne!... Les hommes (modernes) ont
remplacé les géants (archaïques) -- mais on n'en a pas
fini avec le géant, et nous y reviendrons -- et les
colosses (archaïques). «L'ode vit de l'idéal; l'épopée du
grandiose, le drame du réel» : il y eut la Bible (où les
Rois est une épopée et Job déjà un drame), il y a eu
Homère, il y a Shakespeare, francisé et accaparé ou
récupéré par
Hugo qui le
(pré)nomme «le bonhomme Gilles Shakespeare» [51].
«La société, en
effet,
commence par chanter ce qu'elle rêve, puis raconte ce
qu'elle fait, et enfin se met à peindre ce qu'elle pense»
[27]. À Hugo, échappe qu'il y a quelque chose de commun
aux trois discours ou aux trois genres, c'est le récit.
Mais il n'y a pas seulement analogie entre la
poésie d'une part et la société et la durée d'une vie
d'homme d'autre part, il y a aussi analogie entre la
poésie et la durée d'une journée : le lever du soleil est
un hymne, son midi est une «éclatante épopée«, son coucher
«un sombre drame où luttent le jour et la nuit, la vie et
la mort» [28]; mais «le coucher de soleil a quelques
traits de son lever : le vieillard redevient enfant». Sauf
que cette «dernière enfance» est triste comme
l'Apocalypse, alors que la première est joyeuse comme la
Genèse. Ainsi en est-il de la poésie lyrique :
«[é]blouissante, rêveuse à l'aurore des peuples, elle
reparaît sombre et pensive à leur déclin» [28].
Le résumé se poursuit, non sans quelques
répétitions et surcharges, avant la charge décisive qui
suit. «L'ode et le drame se croisent dans
l'épopée», mais
c'est le drame qui est la «poésie complète» [28] et «c'est
surtout la poésie lyrique qui sied au drame» : «Notre
époque, dramatique avant tout, est par cela même
éminemment lyrique». La poésie lyrique peut alors être
comparée à un lac paisible où le ciel se reflète,
l'épopée à un fleuve ou se réfléchissent ses rives,
forêts, campagnes et cités, et le drame à un océan, le
seul à avoir des abîmes et des tempêtes : «C'est donc au
drame que tout vient aboutir dans la poésie moderne» [29].
C'est ainsi que le drame est, selon nous, essentiellement
téléologique : c'est une fin, un résultat, un
accouchement; l'épopée a été une longue grossesse et
l'hymne ou l'ode a été un bref accouplement...
L'apologie du drame continue. En disant à l'homme
qu'il est double : qu'il est mortel et immortel, charnel
et éthéré, courbé vers la terre (sa mère) et élancé vers
le ciel (sa patrie), le christianisme est l'origine du
drame, qui est «la poésie vraie, la poésie complète»
résidant dans «l'harmonie des contraires» [31]. Sur le
modèle chrétien justement, est établi une sorte de
triumvirat ou de trinité : Dante et Milton, «les deux
seuls poëtes des temps modernes qui soient de la taille
de Shakespeare se rallient à son unité» du grotesque et du
sublime dans le réel; Shakespeare est le pilier central
et la clef de voûte de l'édifice : c'est, en somme, le
Christ du drame [30]. Enfin, «tout ce qui est dans la
nature est dans l'art» [31], même si pourtant «le domaine
de l'art et celui de la nature sont distincts» [47], comme
chez Hegel; mais la comédie est plus proche de la nature
que la tragédie [note IX, 550].
Une nouvelle séquence consiste en l'examen de la
règle des trois unités, sous le patronage du «dieu du
théâtre», Shakespeare, et de la (sainte) trinité française
: Corneille, Molière et Beaumarchais; Shakespeare, qui
réunit les trois [34], serait en quelque sorte le Dieu
unique en trois personnes... En fait, pour le dramaturge-protagoniste, il n'y a pas de règle des trois unités : il
y a «la prétendue règle des deux unités», qui pêche contre
la vraisemblance», et il y a l'unité d'action ou
d'ensemble, «la seule vraie et fondée», qui est hors de
cause -- encore comme chez Hegel.
Dans la tragédie, que le partisan du drame
cherche à supplanter, voire à discréditer, les récits
prévalent sur les scènes, les descriptions sur les
tableaux, les «coudes de l'action» sur le mains [35] : «ce
qui était vivant dans la chronique est mort dans la
tragédie» [37]. En outre, le drame reconnaît à la
«localité exacte» «un des premiers éléments de la réalité»
[36] : l'unité de lieu ne peut donc tenir, pas plus que
l'unité de temps, les deux étant en contradiction avec
l'unité d'action, qui est «la loi de perspective du
théâtre» [38]. Se développe alors, ici et là, la métaphore
picturale et optique sur la scène : le drame est un
«miroir de concentration»; le théâtre est un «point
d'optique» [47-48].
Nullement kantien, sauf dans une formule comme
«Le goût, c'est la raison du génie» [70], le pamphlétaire-protagoniste prêche que «le seul objet de notre théâtre«
est le plaisir, qui est l'enseignement du spectateur.
Alors, le ton monte sensiblement et notre héros se porte
à la défense de Corneille («corneille déplumée»), la
querelle du Cid étant qualifié de drame grotesque; il
pourfend ceux qui n'ont pas su reconnaître qu'Esther est
une élégie et Athalie une
épopée [41]; il accuse Virgile
d'être la «lune d'Homère» [42]; il critique les gens de
goût qui n'ont que l'imitation des modèles à la bouche
[42-43]; il défonce ou "déforge" : «Mettons le marteau
dans les théories, les poétiques et les systèmes» [44].
Il y a deux espèces de modèles : «ceux
qui sont
faits d'après les règles, et, avant eux, ceux d'après
lesquels on a fait les règles» [42]. En fait, «il n'y a
pas d'autres règles que les lois générales de la nature,
qui planent sur l'art tout entier, et les lois spéciales
qui, pour chaque composition, résultent des conditions
propres à chaque sujet»; les premières, la charpente ou
l'ossement, sont des lois éternelles et intérieures et
les secondes, l'échafaudage ou le vêtement, sont des lois
variables et extérieures : l'architecture est donc une
ossature et l'instrument est un habillement...
Déplorant à juste titre qu'on ait mis
«la mémoire
à la place de l'imagination» [46], notre architecte
distingue la réalité de la nature et la réalité de l'art,
qui n'est pas la réalité absolue : «L'art ne peut donner
la chose même» [46]; mais l'art, «outre sa partie idéale,
a une partie terrestre et positive», entre la grammaire et
la prosodie [47]. Le poète aux «six clefs» ne peut être
limité par l'imitation des modèles; il a la nature[,] la
vérité et l'inspiration (qui est elle-même nature et
vérité) [45, en italiques dans le texte]; il est de plus
comparé à un arbre, à un chêne, à un géant, dont le
parasite ne peut jamais qu'être un nain [45].
Il s'agit, dans le drame historique qui se
dessine et qui se destine à la lecture, d'allier
l'histoire et la poésie dans l'art : «Ainsi le but de
l'art est presque divin : ressusciter, s'il fait de
l'histoire; créer, s'il fait de la poésie» [48]. Son «but
multiple« est d'ouvrir un «double horizon» au spectateur
: un horizon intérieur, par les apartés et les monologues
du «drame de la conscience», et un horizon extérieur, par
les discours et les actions du «drame de la vie». Ce que
doit choisir le poète, ce n'est pas le beau mais le
caractéristique; la couleur locale ne doit pas se trouver
à la surface mais au fond : c'est la «couleur des temps».
Se dresse alors un adversaire, un ennemi, un nain en face
du géant : le commun, «vue qui tue le drame» [49] et qui
est le «défaut des poètes à courte vue et à courte
haleine» [49].
Or, malgré le «vieux tronc classique»
[50] et
contre le «mauvais goût du dernier siècle [51]», au moment
où «[l]e nouveau siècle est dans cet âge de croissance où
l'on peut encore se redresser» [50], c'est le vers qu'il
faut opposer au commun (comparé à la démocratie). Comme
chez Voltaire, le drame en prose est donc exclu [53],
mais aussi lesdits beaux vers [note XII, 552]. «Le vers
est la forme optique de la pensée» pour une perspective
scénique [54]. Il déplace la césure «pour déguiser sa
monotonie d'alexandrin»; il prévient l'inversion, qui
embrouille, par l'enjambement, qui allonge; il s'en remet
à la rime, cette «esclave reine», cette «suprême grâce de
notre poésie», ce «générateur de notre mètre». Évitant la
tirade, le vers est aussi beau que la prose; ainsi «que le
drame soit écrit en prose, ce n'est là qu'une question
secondaire» [56].
Avec l'âme de Corneille et la tête de
Molière,
«sommité de notre drame» [54-55], le vers se fait valoir
par la correction «pénétrée du génie d'un idiome». Mais
s'il y a un génie de la langue française -- en fait, une
langue n'a pas de génie, la langue en a : c'est une
théorie, la plus puissante des théories de l'univers --,
la langue française ne peut pas être fixée : une langue
qui se fixe meurt [57-58].
Après cette très longue séquence,
qu'il faut
qualifier de capitale ou de décisive, et comprenant
quelques mini-séquences, le poète-dramaturge va nous
entretenir, à la troisième personne du singulier, de son
propre drame, de son «essai dramatique», de son Cromwell.
Opposant la «liberté de l'art» au «despotisme des systèmes,
des codes et des règles» et préférant «faire des poétiques
d'après une poésie» et non l'inverse ou en défaire plutôt
qu'en faire [58-59], nous allons apprendre que Cromwell
a été choisi parce qu'il est double, parce que c'est un
homme complet, parce que c'est un géant : «le type et le
chef de tous ces hommes complets, dans sa langue exacte
comme l'algèbre, colorée comme la poésie» [60-61]. Le
moment critique de la vie de Cromwell, régicide (donc
parricide en un sens), est celui où il veut se faire roi
et où sa destinée rate, devenant alors une sorte de
"patricide".
Cromwell -- où, ceci dit en passant par le
préfacier, la règle des trois unités est respectée --
multiplie les personnages et donc les noms propres comme
la préface, dont le drame est la préfiguration. Mais le
rapprochement entre les deux va plus loin : il n'est pas
impertinent -- même si ce n'est pas immanent à l'analyse
du discours -- de suspecter quelque identification entre
Hugo et Cromwell, entre un Hugo qui serait un Cromwell
littéraire, régicide ou parricide du classicisme, du Père
classique, et le Cromwell politique : deux hommes
complets. Rappelons que le livre contenant la préface, le
drame et les notes, est dédié (en deux octosyllabes qui
riment et en petites capitales) au père de l'écrivain :
À MON PÈRE
Que le livre lui soit dédié
Comme l'auteur lui est dévoué.
V. H.
Le meurtre, la mise à mort, du Père classique
(ou antique) par le Fils romantique (et moderne) serait-il
ainsi racheté par la dédicace au Père
réel ou symbolique (archaïque)), le
représentant de Dieu le Père ou du Nom-du-Père?...
Dans la séquence finale -- septième et
dernière
séquence introduite par «Voici ce que l'auteur de ce livre
a bientôt épuisé ce qu'il avait à dire au lecteur» [69]--,
la boucle est bouclée, encore à la troisième personne du
singulier, et il y a retour à la critique ou au procès de
l'institution littéraire ou théâtrale, de la censure et
du milieu dramatique; il s'agit en quelque sorte de
substituer l'institution romantique à l'institution
classique, en finir avec l'«ancien régime littéraire»
comme avec l'«ancien régime politique». La tâche revient
au poète-chêne et, surtout, «Ne lapidez pas qui vous
ombrage» [73]. La tâche en revient au fondateur
d'institution, à l'obsessionnel, à celui qui est obsédé
par l'érection : l'érection sexuelle (du "pénis-nain" au
"pénis-géant", du membre nain au membre géant) et
l'érection architecturale ou monumentale (d'un édifice,
d'une école, d'un cénacle, d'un temple).
-- Et, pour cela, il faut au poète-soldat des armes --
autre symbole de l'organe sexuel masculin, comme le
nombre trois d'ailleurs -- et non des armoiries [75]!
ÉTUDE
En considérant que le Drame est l'Objet de valeur
de la Préface de Cromwell, essayez de voir ce qu'il en
est du Roman en confrontant l'Idée sur les romans (1800)
de Donatien Alphonse François de Sade, dit le marquis de
Sade [écrivain français : 1740-1814] et Le roman
expérimental (1880) d'Émile Zola [écrivain français :
1840-1902]; essayez de voir s'il y a encore des traces
tragiques.
ANALYSE
Alfred de Vigny
[Écrivain français : 1797-1863]
Chatterton
(1835)
Oeuvres complètes I.
Gallimard nrf (Bibliothèque de la Pléiade).
Paris; 1948 (1024 p.) [p. 811-901].
Chatterton est un drame en prose et en trois
actes; l'Acte premier comprend six scènes, l'Acte II cinq
et l'Acte III neuf; il y a donc une très forte
accélération du rythme dans le dernier acte. Avant de
nous attarder à la représentation elle-même, il nous faut
nous intéresser à sa présentation, car le texte est
précédé de précisions concernant les caractères et les
costumes des principaux personnages; c'est donc dire
qu'il y a pour et dans ce drame déjà une très grande
préoccupation de la mise en scène au théâtre, avec les
effets que nous allons examiner plus loin.
Chatterton a dix-huit ans : en lui, il y a
l'opposition de l'énergie du visage ou de la tête et de
la faiblesse du corps; il a «l'air à la fois militaire et
ecclésiastique». Son costume est celui du deuil, comme
nous l'apprendra la représentation; il n'a pas de chapeau
mais des bottes molles; il ne poudre pas ses cheveux
bruns. Kitty Bell a environ vingt-deux ans; étant donné
qu'elle a une fille de six ans, Rachel, elle s'est mariée
à quinze ou seize ans; son destin est tracé d'avance :
c'est une nature maladive et «[t]out doit indiquer, dès
qu'on la voit, qu'une douleur imprévue et une subite
terreur peuvent la faire mourir tout à coup». De son
costume, ressortent son chapeau et les repentirs qui
flottent sur son sein. Le quaker a quatre-vingt ans; lui,
il est sain et robuste de corps et d'âme; «son regard est
pénétrant, mais il feint de n'avoir rien vu pour être
maître de sa conduite»; il a les cheveux blancs et il a
aussi un chapeau (et une canne -- mais il n'en est pas
question dans la présentation). La «bonté paternelle» du
quaker n'a d'égal que l'«amour maternel» de Kitty Bell.
John Bell, qui est le mari de Kitty, a de
quarante-cinq à cinquante ans; il est vigoureux et riche
et il fait «sentir le maître à chaque geste et à chaque
mot»; lui aussi, ne se poudre pas les cheveux, qu'il a
plats, comme le quaker a les siens aplatis : c'est un
trait d'âge mais aussi, nous l'apprendrons, d'amitié ou
de reconnaissance. Lord Beckford, le lord-maire, est un
vieillard riche et important, mais sot; son costume "pue"
la richesse : collier et grande canne à pommeau d'or, la
canne semblant être un privilège ou un handicap de la
vieillesse [voir l'énigme du Sphinx]. Lord Talbot, parent
du précédent, est une sorte de libertin; portant un habit
de chasse rouge, il a droit à une casquette noire vernie
plutôt qu'à un chapeau; il poudre ses cheveux à grosse
queue : il apparaît être le contraire de Chatterton (par
le type et la couleur de son habit, par la poudre et par
la casquette) et c'est ainsi qu'il apparaîtra tout
d'abord à Chatterton : un rival auprès de Kitty Bell
[822-833].
Les autres personnages ne sont identifiés qu'avec
la distribution des rôles «telle qu'elle eut lieu à la
Comédie-Française le 12 février 1835» : Lord Lauderdale,
Lord Kingston, un groom et un ouvrier avec les noms des
comédiens; le frère de Rachel, qui a quatre ans mais pas
de nom (il ne parle pas non plus dans la pièce), trois
jeunes Lords, douze ouvriers de la fabrique de John Bell
-- c'est donc un industriel --, les domestiques du lord-maire, un domestique de John Bell et un autre groom sans
noms de comédiens, leur importance s'en trouvant limitée
d'autant [824]. La scène se passe à Londres vers 1770
[822].
Les premières didascalies nous renseignent
d'abord et avant tout sur l'espace : si on considère que
tout se passe dans le même vaste appartement, comprenant
une arrière-boutique avec une cheminée et un escalier,
une riche boutique, la chambre de Kitty Bell, la petite
chambre de Chatterton (parmi d'autres chambres) à
l'étage, il y a unité de lieu; mais il n'est pas
impossible et impensable que le public de l'époque y ait
vu, surtout à cause de la chambre de Chatterton, un
manquement à la règle. Il y a cependant unité de temps,
l'action se déroulant en une seule journée. Quant à
l'unité de l'action, c'est sans doute la plus
problématique : consciemment, chacun y aspire, s'en
inspire et y transpire, mais inconsciemment, la respirer
-- comme respirer la santé -- est parfois au risque d'en
expirer...
Les didascalies sont dominées par le mode
descriptif et par le mode narratif et elles ont un très
fort effet dramatique, voire mélodramatique; le reste du
texte, si on excepte la première scène, où prédomine le
mode narratif, est conduit par le mode énonciatif et par
le mode argumentatif, qui s'accentue. Le mode énonciatif
est marqué par des signes de ponctuation particuliers :
par des signes de pose comme le point d'interrogation, le
point d'exclamation et les points de suspension, et par
des signes d'assise comme le tiret et les caractères
italiques ailleurs que dans les didascalies. Le mode
énonciatif contribue ici au lyrisme et au pathétisme de
la pièce, ainsi qu'à l'héroïsme de Chatterton et de Kitty
Bell; mais ce n'est sans doute pas un héroïsme épique et
encore moins tragique.
Que Chatterton souffre du "mal du siècle", qu'il
en souffre cinquante ans plus tôt qu'en France, ne fait
aucun doute : il est tiraillé entre le corps et l'âme (le
visage, la tête) -- son âme lui ronge le corps [834] --
et entre son coeur (d'enfant) et son esprit (de poète);
il s'adonne à la rêverie plutôt qu'à l'action; il cultive
l'imagination et le recueillement, «deux maladies dont
personne n'a pitié» [837]. «[S]anglier solitaire» [847] qui
a vécu mille ans [835], il est le poète-protagoniste sur
la scène du «drame de la pensée» [821]; la Poésie, «une
maladie du cerveau» [882], est à la fois sa destinée ou sa
fortune et «la fée malfaisante trouvée dans [s]on berceau»
[839]. Aspirant à la «sortie raisonnable» des stoïciens
[870, en italiques dans le texte], l'«ouvrier en livres»
[860] est l'incarnation même de l'interdiscours
idiolectal, de l'univers individuel, dont il
transgressera pourtant l'interdit, l'interdit du meurtre,
par le suicide, qui est «un crime religieux et social»
[817].
Kitty Bell est prénommée Catherine par son
mari
[832] et prénommée «la petite Catherine», par Lord
Kingston, d'une manière plutôt impolie, voire vulgaire
[852]; elle est appelée mistress Bell, par les deux
rivaux qui se la disputent ou qui en disputent : par son
mari, les premières et les dernières fois qu'il
l'interpelle [832 et 896], et par Chatterton [834, 835,
846]; elle est aussi appelée ainsi par Lord Talbot, lui
qui a le spleen [850] et qui apparaît alors comme un
rival de Chatterton [852]; mais en l'interpellant ainsi,
le quaker joue presque le rôle d'un "entremetteur" [854].
Elle subit la destinée d'une jeune femme mariée à un
homme mal équarri, cette «espèce de vautour qui écrase sa
couvée» [827] : elle lui est soumise et elle ne vit que
pour l'amour de ses enfants [891]. Elle ne prend de la
valeur qu'avec l'arrivée, il y a trois mois [825], de M.
Tom [826] ou Thomas [832], à qui elle n'a pas encore
parlé, mais dont elle paie le loyer [863]. Représentante
de l'Objet de valeur, elle est l'intermédiaire, l'objet
transitionnel, entre l'interdiscours idiolectal (la femme
qui aime) et l'interdiscours sociolectal (la mère de
famille qui administre certaines affaires).
John Bell est littéralement -- ce n'est pas une
boutade -- une véritable cloche : il résonne plus qu'il
ne raisonne; il fait entendre le son de sa voix [825]; il
a épousé une gamine, dont il n'arrive même pas à
représenter le père, puisqu'elle s'écrit : «Ah! si mon
père vivait encore!» [859] et qu'elle s'en remet à un
homme qui pourrait être son grand-père, le quaker, son
ami. Patron brutal et avare, il est le représentant de
l'interdiscours sociolectal et de l'anti-Sujet, c'est-à-dire de la société qui méprise les poètes comme
Chatterton et qui exploite les ouvriers au nom de
l'argent.
À ce même univers collectif, appartiennent
les
Lords, sauf Lord Talbot, représentant d'une forme de
libertinage et en quelque sorte Adjuvant de Chatterton;
mais on peut se demander comment il peut être allé à
l'université avec lui qui a dix-huit ans [850] et être
cousin d'un vieil homme comme Lord Beckford [879, 884]...
Le lord-maire, un peu voyeur [887], est le représentant
de l'anti-Destinateur, le Gouvernement, l'Angleterre : il
ne faut pas oublier que c'est la seconde fois qu'il vient
chez John Bell [884], une première fois pour la
manipulation et une deuxième pour la sanction -- qui
rate!
Le quaker est le représentant du Destinateur, du
Romantisme, du culte romantique du Sujet et du Poète, du
"mal du siècle", du spleen; c'est lui qui détient la
vérité, vérité manichéenne, de l'esthétique romantique :
c'est ainsi qu'il est une sorte de meneur de jeu et qu'il
lui arrive de commenter l'action en aparté, jouant le
rôle d'une sorte de coryphée [846, 855, 883]. Ni
adorateur d'images comme les papistes, ni fidèle aux
chants des protestants [837], le quaker n'a pas de nom
propre; c'est un docteur en médecine et John Bell, son
ami depuis vingt ans, lui doit la vie d'un de ses enfants
[830]. Mais il n'est pas sans manipuler Chatterton auprès
de Kitty Bell, qu'il traite comme son enfant malade,
folle voire [855] comme Chatterton [861], qu'il ne
réussit pas à sauver, à épargner -- voir l'épisode du
flacon d'opium [870] --, de «l'obstiné Suicide» [683]; il
la lui désigne et la lui destine, en même temps qu'il la
lui interdit; mais, dans un monde où «[l]es hommes sont
divisés en deux parts : martyrs et bourreaux» [835], il
n'y aura de conjonction entre le Sujet et l'Objet de
valeur que dans la mort des «deux martyrs», mort
sanctionnée par le quaker et prédite par lui à Chatterton
dès l'Acte premier : «Tu seras toujours martyr de tous,
comme la mère de cette enfant-là» [835] -- et ce n'est
certes pas le veuf et les deux orphelins qui en
bénéficieront mais Dieu lui-même, ultime Destinataire
[897].
Jusqu'ici, il y aurait donc unité d'action dans
une certaine simplicité : "un poète pauvre, qui attend
que la société le fasse vivre, devient un pauvre poète",
ou, une banalité certaine : "un jeune poète se suicide
parce qu'il vient de lire dans le journal qu'il «n'est pas
l'auteur de ses oeuvres» [889, avec prolepse en 877] et
pour ne pas devenir un valet de chambre; la femme qu'il
aime et qui l'aime en meurt de chagrin" -- mélodrame
pathétique!... Mais s'il y a unité d'action, elle est
certes plus complexe : elle est compliquée par nombre de
signifiants (symboliques). Alors qu'il n'est pas question
de la mère de Chatterton, il est beaucoup question de son
père, dont il est en deuil [850], surtout dans l'un des
deux seuls monologues de toute la pièce [Scène première
de l'Acte III], les deux étant de Chatterton [cf. aussi
Scène VII du même acte].
Vigny lui-même, commentant les
représentations du
drame, se trompe un peu sur le rôle du quaker, mais il
n'est pas sans soupçonner le caractère maternel de
l'amour qu'il y a entre Chatterton et Kitty Bell [899];
cependant, il semble deviner seulement ce qu'il en est de
l'amour de Kitty. Il est significatif que le quaker
commente ainsi et à part un geste de Kitty Bell qui vient
de courir vers ses enfants et de les embrasser avec
transport (et que son mari, ignorant et aveugle, vient de
traiter de folle) : «La mère donne à ses enfants un baiser
d'amante sans le savoir» [883]. Mais il y a plus, dans les
didascalies : après avoir regardé Chatterton avec
inquiétude, Kitty Bell sort avec ses enfants et porte le
plus jeune dans ses bras [888] -- comme si c'était Thomas
Chatterton! Celui-ci est bien l'enfant qui aurait un nom,
qui ne cacherait plus son nom (comme Chatterton dans
l'Acte premier), et qu'elle aurait fait à son père et non
à son mari. Sauf que cet amour maternel, l'amour de la
mère pour son fils [voir aussi les propos du quaker à ce
sujet : 861-862], a même sa contrepartie, l'amour du fils
pour sa mère : avec la douceur d'un enfant dans la voix,
Chatterton ne cesse de regarder Kitty Bell [881]...
Revenons au père de Chatterton. Lors de ce
premier monologue, Chatterton se questionne sur l'amour
de Kitty Bell et sur la poésie, celle du troubadour (qui
divertit en faisant jouer des poupées) et celle du
mendiant (qui fait pitié en étant une poupée), et il se
reproche d'écrire pour de l'argent, devant rembourser
Skirner à qui il doit une part de loyer [877-878].
N'ayant d'autre orgueil que celui de la pauvreté, ce
«péché sublime» [864], mais ayant de la «fierté naturelle»
[867], Chatterton est, par un «misérable brouillard»,
ramené au souvenir de son père : «L'épais brouillard! il
est tendu au dehors de ma fenêtre comme un rideau blanc,
comme un linceul. - Il était pendu ainsi à la fenêtre de
mon père la nuit de sa mort» [867]. Puis, n'arrivant pas
à écrire quelque chose de satisfaisant et après avoir
pleuré avec désolation, il s'exclame : «Écris plutôt sur
ce brouillard qui s'est logé à ta fenêtre comme à celle
de ton père» [868].
Il s'ensuit une ambivalente complainte envers son
père qu'il haime : mélange d'amour et de haine, de
respect et de reproche; c'est à cause de son père, vieux
marin et franc capitaine qui dormait la nuit -- autrement
dit, faisait l'amour avec sa femme, avec la mère de
Chatterton -- et se battait le jour, que Chatterton,
«Paria intelligent», est doublement pauvre : il n'a pas
d'argent et il est dépossédé de sa mère. Mais le père
n'est pas qu'un rival, il est aussi un modèle : le fils
a l'orgueil du père. On peut donc suspecter que le
brouillard est bien un signifiant qui vient rappeler au
fils la présence du surmoi, du surmoi narcissique du
père; ce qui ferait que le suicide de Chatterton serait
bien l'échec du meurtre du père narcissique [cf.
Legendre]. Le brouillard est le rappel de l'interdit de
génération à un double titre : la mère est interdite au
fils, mais aussi la femme (d'un autre père) qui lui
rappelle sa mère.
D'ailleurs, le narcissisme du père et le projet
de suicide sont directement associés par deux autres
signifiants mortifères : la tabatière et l'opium. Après
avoir jeté la tabatière, dont Chatterton a vendu le
diamant pour manger et où il y a le portrait (de son père
sans doute), celui qui a cru être poète, est pris d'un
violent remords et il implore alors le pardon de son
père; il pleure sur la tabatière et menace de boire
l'opium, «ce trésor» qu'il faut cacher avant de
manifestement l'exposer : le signifiant, ou plutôt le
signifié, mortifère (le contenu : l'opium) devient alors
un signifiant phallique (le contenant : la fiole) [869].
Dans ce jeu de cacher-montrer, la tabatière est au tabac
ce que le flacon est à l'opium : c'est l'annonce de la
mort, du meurtre, du suicide. En outre, il faut bien voir
qu'il y a cadavérisation de Chatterton (et de Kitty Bell)
dès la présentation des caractères; cette cadavérisation
s'achève avec l'écrit qu'il a signé pour payer sa dette
en vendant son corps à l'École de chirurgie [878]...
Il y a par ailleurs d'autres signifiants
phalliques. Chatterton est «faible de corps, épuisé de
veilles et de pensées» [822]; son corps a été «dévoré dès
l'enfance par les ardeurs de [s]es veilles» [838-839] ou,
dirions-nous, par quelque péché d'enfance; il n'est pas
viril : contrairement à Talbot, qui est son faire-valoir
et son faire-savoir, il n'a ni cheveux à grosse queue ni
casquette; il n'a que ses bottes molles; il n'a pas non
plus de canne. Kitty Bell est elle aussi réduite à des
rubans et à des repentirs; mais elle a quand même droit
à un chapeau à la Paméla [822] et elle a des bijoux,
qu'elle est prête à vendre pour venir au secours de
Chatterton [864].
En outre, il y a deux signifiants non phalliques
qui circulent entre Chatterton et Kitty Bell : il s'agit
de la Bible que «le jeune monsieur» a donnée aux enfants
-- mais d'où vient ce petit collier que Rachel, «trop
décolletée» [833], veut essayer [825]? -- et que le quaker
finit par donner à Kitty Bell [876], qui s'est reproché
de penser à ce livre en touchant la main de son mari
[844], et des six guinées que Kitty Bell a subtilisées
pour Chatterton [841]. De plus, un autre signifiant
intervient dans deux directions : la lettre que
Chatterton a écrite à Beckford pour lui demander sa
protection et celle de celui-ci à celui-là pour lui
annoncer «[u]ne place de premier valet de chambre dans sa
maison» [889]. Enfin, les manuscrits que Chatterton
déchire ou brûle sont l'envers de la lettre et du journal
: ils sont dignes d'un «sacrifice solennel» [890].
En plus de ces signifiants, il y a deux objets
partiels incontournables dans ce drame : on y pleure
beaucoup; les larmes que l'on voit se mêlent aux pleurs
que l'on entend; le regard (l'oeil) pénètre la voix
(l'oreille). À la fin de l'Acte II, Kitty Bell se sauve
en fermant ses oreilles et le quaker la poursuit de sa
voix [865]; la voix de son mari lui brise le coeur [827]
: elle a «l'oreille frappée d'une voix moins douce« que
celle de Chatterton, dont la seule vue lui arrache des
pleurs [859] et pour qui elle a le regard chaste de la
Vierge mère; mais un seul regard d'elle a suffi pour
conquérir Chatterton [862], qu'elle supplie du regard
[887] et qu'elle regarde ensuite avec inquiétude [888].
Quant à Chatterton, il ne veut tout simplement
pas voir : il a raccourci sa vue et a éteint devant ses
yeux les lumières de notre âge [838]; la nature est morte
devant ses yeux [846]; il déplore de voir «sa douce
obscurité trahie», de «voir pénétrer dans sa nuit de si
grossières clartés» : c'est un supplice [854]; son coeur
jeune ne sait pas encore étouffer «les vives indignations
que donne la vue des hommes» [854]; il marche en parlant
sans voir personne [859]; «la vue d'un homme» (Talbot)
l'amène à presque renoncer à sa demande
de protection; le
quaker lui conseille d'essayer «de la vue d'un sage après
celle d'un fou» [872]. Alors que Thomas Chatterton veut
vivre incognito, Kitty Bell dit à ses enfants qu'il ne
faut jamais se cacher, sauf pour faire le bien [874]. Il
faut souligner, que le quaker a les yeux tournés vers le
ciel lorsque le rideau tombe [897], comme Chatterton lève
les yeux au ciel quand il déchire ses poèmes après avoir
maudit ce «pays damné», cette «terre de dédain», et après
avoir bu l'opium [890].
La voix de John Bell qu'entend et écoute Kitty
Bell est une voix symbolique, phallique; sa propre voix
est imaginaire auprès de Chatterton : c'est sa voix de
mère et c'est la voix de la mère de ce dernier. De la
même manière, quand elle est regardée, le sein caché par
ses repentirs, elle est l'image même de la mère; quand
elle regarde Chatterton, elle est un peu le symbole du
père de celui-ci. Chatterton, lui, a le regard forclos
par le père et par le spleen : par la voix, la parole
poétique, qui ne trouve plus à s'énoncer.
-- On nous accusera sans doute de traiter les personnages
comme des personnes; mais, au contraire : les personnages
ne sont pas des personnes, les personnes sont des
personnages; ce sont des "masques de théâtre" : «Je
m'avance masqué» [Descartes]...
ÉTUDE
En considérant que le spleen est le "mal du
siècle", le mal romantique par excellence, étudiez La
confession d'un enfant du siècle (1836) d'Alfred de
Musset [écrivain français : 1810-1857] et cherchez à
savoir si et comment le mal romantique est un mal
tragique.