Jean-Marc Lemelin







PSYCHANALYSE, SCIENCES HUMAINES ET BIOLOGIE

ou

Des grands récits



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Juin-novembre 2002





Disciplines

Le monde tourne à deux vitesses. La lenteur est le régime des deux tiers de la population du globe : c'est une vitesse religieuse ou philosophique, spirituelle, artisanale, domestique, quotidienne. La rapidité est le régime du reste de la population : c'est une vitesse scientifique ou artistique, industrielle, commerciale, technologique, annuelle. La lutte de la lenteur contre la rapidité ou de la rapidité contre la lenteur est la vitesse ou le rythme de la guerre : 11 septembre 2001, Afghanistan, Palestine, Colombie, etc. Nous, Occidentaux du Nord, ignorons tout de la vie quotidienne des étrangers; non pas que nous ne la connaissions pas ou que nous n'en sachions rien, car il y a bien les librairies et les bibliothèques, la presse écrite et parlée, la télévision et d'autres réseaux d'information ou de propagande, mais nous ne la vivons pas. L'émigration se fait ou a lieu à sens unique : c'est la ruée vers l'Ouest! Mais seulement dix pour cent de la population bouge, migre; même si, par la "toile mondiale", il y a un va-et-vient entre les quatre points cardinaux autour de la langue ordinale : l'anglais, qui est le néo-latin ou le néo-romain; sa "romanisation" donnera naissance aux langues "anglicanes"...

L'ordinaire de l'homme, c'est le sexe et le travail : pas de production (prédation alimentaire) sans reproduction et pas de reproduction (prédation sexuelle) sans production : le travail est production et la reproduction est travail; qu'il y ait toujours eu sexualité sans reproduction et qu'il y ait maintenant reproduction sans sexualité n'est pas sans affecter la division sexuelle et sociale du travail, même si la garde des enfants revient encore ou d'abord et avant tout aux femmes. Celles-ci font cependant davantage partie de la division professionnelle du travail : architectes, géologues, ingénieurs, entrepeneurs, pharmaciens, dentistes, médecins, avocats, experts et professeurs. L'Université occidentale se féminise en même temps qu'elle se spécialise, étant de moins en moins universelle pour être de plus en plus universitaire; le Discours de l'Universitaire relaie le Discours du Maître. La division professionnelle du travail, jusque-là confessionnelle, est à l'Université ce que la division intellectuelle du travail est à la Discipline [pour la théorie des quatre Discours ou des archidiscours selon L'envers de la psychanalyse et Télévision de Lacan, cf. JML : Le pouvoir de la grammaire (p. 22), La grammaire du pouvoir (p. 82-84) et La signature du spectacle (p. 29-34); modifiés dans La puissance du sens (p. 28-38) et dans Le sujet (p. 71-74); eux-mêmes rectifiés dans l'étude qui précède sur ce même site («Sémiotique et psychanalyse : psychanalyse ou sémiotique?») et ici-même].

Les disciplines se multiplient : il suffit de consulter l'annuaire de n'importe quelle université pour s'en convaincre; malgré les appels à l'interdisciplinarité, à la multidisciplinarité ou à la transdisciplinarité, il y a isolement de la plupart des disciplines, ainsi qu'éclatement de chacune d'entre elle. Non seulement y a-t-il un clivage entre les sciences pures et les sciences appliquées et entre les sciences naturelles et les sciences humaines, mais chaque discipline est divisée en de multiples domaines, champs ou sections. Cette division se trouve redoublée par des facteurs (obstacles ou frontières) linguistiques, géographiques, économiques, politiques, idéologiques, psychologiques, sociologiques et historiques, sans parler des facteurs métapsychologiques : conflits de personnalités ou de générations et luttes des classes ou des sexes, luttes des langues, haines religieuses ou raciales et amours inacceptables ou inavouables...

Sciences

Par leur point de vue, leur projet, leur trajet ou leur méthode, toutes les sciences sont humaines : toutes les sciences sont subjectives; c'est le point de vue du sujet ou de l'observateur qui crée l'objet (sensible ou intelligible, visible ou invisible). Un objet n'est pas un ensemble de faits, mais une série d'ensembles de valeurs et de valences. Pour certains, les sciences naturelles (dites exactes ou objectives) ne sont pas humaines; pour d'autres, les sciences humaines ne sont pas des sciences; pour les philosophes, de Platon à Husserl, la philosophie est la science ou la reine des sciences, parce qu'elle est ontologie ou phénoménologie, gnoséologie ou épistémologie, et même quand elle se veut en rupture avec la métaphysique : logique, philosophie analytique, juridique ou politique, philosophie du langage, philosophie de l'esprit, etc.

Les belles-lettres ou les lettres en général, les humanités et les sciences sociales, qu'elles aient ou non des intentions et des prétentions scientifiques -- n'est-ce pas le cas de la science-fiction littéraire ou cinématographique? --, fonctionnent elles aussi à deux vitesses : il y a la rapidité (quantitative) de l'empirie (observation, exploitation, expérimentation, formalisation) et la lenteur (qualitative) de la théorie (spéculation, exploration, extrapolation, formulation). L'autonomie de la littérature par rapport au théâtre, à la philosophie, à la psychologie, à la sociologie ou à l'histoire est chose récente et elle ne se retrouve que dans la sphère de production restreinte selon Bourdieu : Balzac se voulait sociologue et historien et Zola, physiologiste et psychologue; la lenteur du roman se distingue de la rapidité du conte et de la nouvelle ou du poème.

Il en est de même en études littéraires. Il y a les recherchistes, qui accumulent les faits et les données et grossissent les annales et les archives de l'empirisme et du positivisme au nom du rationalisme : biographies d'écrivains ou de sociétés d'écrivains, monographies, bibliographies, éditions critiques, études génétiques ou philologiques, analyses psychologiques ou sociologiques, manuels et dictionnaires socio-historiques. Les chercheurs ou les théoriciens, eux enfants (parfois bâtards ou honteux) du structuralisme, s'engagent -- et parfois s'égarent -- dans la voie phénoménologique ou sémiologique, sémiotique ou linguistique, rhétorique ou pragmatique, poétique ou esthétique. Les premiers se situent involontairement du côté de l'analité du répertoire du Discours universitaire; les seconds cherchent volontairement à accéder à l'oralité de la mémoire du Discours analyste. Mais deux autres vitesses ou deux autres régimes s'interposent : la phallicité du palmarès du Discours hystérique et la génitalité du pedigree du Discours maître. C'est-à-dire que divers objets partiels et divers organes des sens sont sollicités par les Discours ou qu'ils les sollicitent : l'Excrément (l'annale, l'archive) et donc l'odorat et la vue par/pour l'Universitaire, la Voix et donc l'ouïe (la voie de l'écoute) par/pour l'Analyste, le Regard et donc la vue par/pour l'Hystérique et le Sein (dans les deux sens du terme) et donc tous les sens (toucher, goût, odorat, vue, ouïe) par/pour le Maître. Mais la phénoménologie elle-même n'échappe pas à la (méta)physique du Regard et donc à l'Hystérie, comme la psychanalyse n'échappe pas à la (pré)histoire de la Voix et donc à l'Obsession; même si les deux participent de la métapsychologie.

Philosophie

La philosophie a toujours eu de la difficulté à se démarquer de la Maîtrise du Discours du Maître (comme relève de la religion ou comme obsession) et du Discours de l'Universitaire (comme relève du savoir par la science ou comme paranoïa) : Platon a fondé l'Académie, mais il a aussi été au service de la tyrannie; elle n'a réussi à échapper à l'Interprêtrise et accéder à l'Interprétation que par la Traîtrise du Discours de l'Hystérique (comme élève de l'art) ou du Discours de l'Analyste (comme élève de la vérité ou comme sublimation). La philosophie se fonde cependant comme institution et comme discipline en intégrant et en dépassant la psychologie, soit en s'instituant comme métaphysique, soit en se disciplinant comme ontologie : comme théorie de l'être et non de l'individu, étant donné qu'il n'y a de science que de l'universel. C'est-à-dire que la philosophie ne peut se contenter d'être empirique ou expérimentale; il lui faut être spéculative ou transcendantale : Socrate, Platon, Aristote, Augustin, Thomas d'Aquin, Descartes, Pascal, Spinoza, Leibniz, Hume, Kant, Fichte, Schelling, Hegel, Kierkegaard, Schopenhauer, Nietzsche, Husserl, Cassirer, Heidegger, Sartre, Merleau-Ponty, Ricoeur, Marion, Henry, Richir, Levinas, etc.

Déjà, de Platon à Aristote et de l'Académie au Lycée, il y a changement de vitesse : avec Aristote, il y a accélération (quantitative) du savoir et de la connaissance. La philosophie ou la lenteur platonicienne est encore une cosmogonie empreinte de mythologie, même si c'est une géométrie renforcée ou enrichie par la dialectique et la maïeutique de Socrate et par la politique. Avec la philosophie aristotélicienne, le monologue de l'Interprêtrise se substitue au dialogue de la Maîtrise et la morale à la justice; s'y enchaînent la cosmologie, la physique, la biologie, la métaphysique, la logique, l'éthique, la politique, la rhétorique et la poétique. Aristote a doté la philosophie et l'humanité de son premier organon et de sa première encyclopédie; Thomas d'Aquin continuera sur sa lancée, comme Augustin, premier grand psychologue, l'avait fait sur celle de Platon.

Chez Descartes, fonctionne un régime à deux vitesses : une vitesse scientifique (algèbre, géométrie, physique, mécanique, optique, biologie, physiologie, médecine) et une vitesse philosophique (métaphysique, morale). L'organon de la philosophie cartésienne est fondée sur la méthode, la méthode du doute, du doute du sujet; mais cette philosophie n'échappe à la psychologie que dans la mesure où elle la fonde -- si ce n'est Augustin -- en tant que théorie du sujet comme conscience et de la conscience comme moi : comme subjectum, même si le traité sur Les passions de l'âme y est irréductible. La limite du rationalisme cartésien est le «suppôt» selon Pascal : le suppositus -- le subjectus... La vitesse scientifique sera accentuée avec Spinoza, deuxième grand psychologue, dans sa géométrique éthique (et esthétique), et avec Leibniz (contre Locke), celui-ci étant, dans son savoir encyclopédique et dans son calcul et sa «caractéristique universelle», le dernier Aristote et le premier Einstein!

Chez Kant, il y a aussi une double vitesse : vitesse scientifique (mathématique et physique) dans la foulée de Copernic, Galilée et Newton et vitesse philosophique dans la foulée de Descartes et de Hume. Fondateur de l'idéalisme allemand (transcendantal), Kant n'échappe pas à la psychologie (et à la sociologie) dans sa philosophie morale (ou politique) qu'est la «raison pratique»; mais il s'en écarte largement dans ses critiques de la «raison pure» et de la «faculté de juger», d'abord et avant tout grâce à son esthétique transcendantale, où il est (dé)montré que le temps et l'espace sont des formes a priori de l'intuition (psychique, psychologique) et que ces formes transcendent donc et ainsi la conscience ou l'esprit. L'idéalisme transcendantal atteint sans doute son apogée chez Fichte dans sa «doctrine de la science» : le «moi transcendantal» n'est pas psychologique, n'est pas un soi individuel [cf. Laruelle et Richir]. Avec Schelling, il y a une sorte de tournant théologique dont ressort cependant une désinvidua(lisa)tion du sujet dans un «point d'indifférence» propre à l'énonciation. Chez Hegel, la «conscience de soi» caractéristique de la «phénoménologie de l'esprit» n'est pas une conscience psychologique; c'est la conscience du Dasein, c'est-à-dire finalement de la dialectique du «savoir absolu» qui s'incarne en un individu, le Christ ou Hegel lui-même, mais qui fait que l'histoire de la philosophie n'est jamais que la philosophie de l'histoire [cf. la lecture de La phénoménologie de l'esprit par Heidegger]. L'histoire, ce n'est pas la psychologie; de là, le renversement (théologique?) chez Feuerbach et (social ou socio-historique) chez Marx [...]

On a l'habitude de dire et d'écrire que Nietzsche est le plus psychologue des philosophes, lui-même inspiré par les plus psychologues des écrivains comme Sade et Dostoïevski, tellement que Freud s'en serait interdit la lecture; mais «la volonté de puissance», déjà présente chez Schopenhauer [cf. Henry], n'est pas individuelle ou collective, n'est pas humaine; elle est matérielle, énergétique, physique, machinique [cf. Deleuze et Laruelle]. De même, «l'éternel retour» n'est pas social ou historique; il est (méta)biologique [cf. Edelman] : c'est en quelque sorte la pulsion de mort. En outre, toute la philosophie nietzschéenne de la tragédie est une déroute du principe d'individuation et donc de la psychologie, ainsi que ce qui en dérive : la morale et la politique. Dernier des métaphysiciens, des surhommes de l'humanisme, Nietzsche est le premier des (bio)technologues du corps -- pour le meilleur (Deleuze, Laruelle, Edelman] et pour le pire (les nazis)...

Phénoménologie

C'est avec la phénoménologie et Husserl que la philosophie s'affirme et se confirme davantage comme métapsychologie. Husserl est le philosophe de la géométrie [cf. Derrida] et de la logique; en cela, il est sans doute le premier à être capable d'avaler et de digérer le paradigme physico-mathématique de la science d'alors, paradigme que goûte déjà Kant ou qui dégoûte Nietzsche et qui s'incarne dans Galilée et Newton. Mais la phénoménologie, qui est finalement la "psychose" de Husserl, est d'abord et avant tout une philosophie non psychologique, transcendantale, de la conscience : une relève de la méditation cartésienne du cogito. Le cogito n'est pas (psycho)logique ou empirique, transcendant; il est immanent, transcendantal. Husserl est sans doute le premier, si ce n'est Maine de Biran d'après Kant, à identifier l'immanent et le transcendantal et à distinguer le transcendantal et le transcendant; même Heidegger a été confus à ce sujet, bien qu'il est bien vu ou senti que la finitude (et la solitude), ce n'est rien d'autre que l'immanence, et vice versa.

Mais il ne faut pas ignorer que Husserl a été très marqué par la psychologie de Brentano : toute conscience est conscience de quelque chose; c'est là l'intentionnalité. Il est vrai que la phénoménologie a fait du sur place des Recherches aux Idées : la lenteur phénoménologique ou husserlienne a quelque chose de proverbial et d'épuisant. Ce qui ressort de cet effort est que la conscience n'est pas consciente, n'est donc pas (psycho)logique; qu'il y a en elle une grande part d'inconscient, que seul une grande énergie -- le suspens, la suspension du monde, sa mise entre parenthèses -- peut justement réduire. La réduction phénoménologique du monde n'est en rien la séduction psychologique de l'homme; de déduction en déduction, il y a finalement une induction sémiologique : une visée en mal de saisie -- un regard, la constitution d'un horizon, qui se perd dans un horizon de constitution...

La phénoménologie réduit -- avec raison -- l'objectivité (du monde) à l'intersubjectivité (de l'homme); mais elle réduit aussi -- à tort -- la subjectivité (du langage) à l'intersubjectivité, à l'empathie : bien avant l'empathie, il y a la pathie (le pathos) et la phorie (euphorie/aphorie/dysphorie). Pourtant, le vieux Husserl a bien cerné le rôle de la passivité et de l'imagination dans l'émergence de la conscience; mais il n'a pas vu en quoi la passivité est passibilité : ouverture -- ouverture non pas au monde, mais d'un monde de langage où l'homme est impassible tout en étant impatient d'être ou, plutôt, de vivre, de vivre à en mourir! Ce qui manque à la phénoménologie husserlienne, à ce Husserl si fort en mathématiques et en logique, c'est un peu de biologie, un peu de zoologie, un peu de vie et d'animal dans la mare des recherches et des idées ou de la connaissance. Husserl est le dernier Descartes; un Descartes où l'animal n'est même pas une machine, parce qu'il n'y a plus d'animal; seulement une âme en quête de chair, de peau, de membrane, de feuillet -- ce que cherchera à lui donner Merleau-Ponty.

La phénoménologie, comme «psychose transcendantale» [Richir], mène à tout -- à condition d'en sortir! Malgré toutes les tentatives ou entreprises d'assimilation ou de récupération, Heidegger, dans sa fulgurance, sonne le glas de la phénoménologie en démontrant son caractère onto-théologique, sans pour autant se noyer dans une «ontologie fondamentale». Refusant de s'en remettre à la biologie (évolutionniste) et en rejetant toute anthropologie (ontique), Heidegger n'est pourtant pas dans l'ignorance de la zoologie [cf. Les concepts fondamentaux de la métaphysique; monde, finitude, solitude] : l'homme est un animal, mais c'est un animal parlant. La parole -- et non pas une théorie (philosophique, gnoséologique, épistémologique, voire scientifique) de la science -- est la seule garantie de la pensée et donc de l'être. La pensée ne peut être scientifique que parce que la science ne pense pas; mais la science est bien capable de repenser, même s'il lui faut pour cela dépenser et compenser : la science est coûteuse, la pensée ne coûte rien...

Psychologie

Les philosophes psychologues ou moralistes abondent : Protagoras, Platon, Aristote, Épicure, Augustin, Montaigne, Descartes, Malebranche, Spinoza, Locke, Berkeley, Rousseau, Diderot, Hume, W. James, Kierkegaard, Schopenhauer, Nietzsche, Maine de Biran, Bergson, Scheler, Mounier, etc. Il en est de même de nombre d'écrivains : Sophocle, Shakespeare, Cervantès, Sade, Constant, Chateaubriand, Stendhal, Balzac, Flaubert, Zola, Proust, Dostoïevski, Ibsen, Mann, Musil, H. James, D. H. Lawrence, O'Neill, Faulkner, etc. Les chamans et les sorciers ont été les premiers psychologues, eux qui soignaient par la magie; les sorcières sont les premières victimes de la psychologie (théologique), qui a d'abord été magique et l'est encore de nos jours dans diverses pratiques comme l'homéopathie et l'occultisme. Mais les deux principales voies ou vitesses de la psychologie sont le régime organique et le régime psychique; c'est-à-dire que l'origine de la santé et de la maladie est, soit organique, soit psychique. Seront ainsi autrement expliqués le comportement, le conditionnement, le développement, l'acquisition, l'apprentissage, l'éducation, la mémoire, la volonté, la perception, la cognition, la motivation, l'intelligence, l'habitude, l'attitude, le caractère, le tempérament, la sexualité et la personnalité.

Aussi l'essor de la psychologie est-il étroitement lié à la médecine et donc à la biologie, à la physiologie et à l'anatomie. Pendant longtemps, on a ignoré ce qu'était un organisme comme génome et comme métabolisme (anabolisme constructeur et catabolisme destructeur); le rôle du système nerveux et plus particulièrement du cerveau a été négligé jusqu'aux découvertes de la neurologie et de la neurophysiologie. -- Cela n'a point empêché la phrénologie et d'autres délires semblables! Depuis Descartes, la psychologie est aux prises avec le débat corps/âme, cerveau/esprit, instinct/intelligence, inné/acquis; à cause de cela, elle multiplie les expériences, les enquêtes et les sondages et elle s'allie les statistiques en psychométrie. Quand il s'agit de maladie, de folie, elle se fait psychiatrie et pharmacologie, pharmacothérapie ou psychopharmacologie, neurophysiologie ou neuropsychologie.

La psychologie appliquée domine la pédagogie et la psychothérapie. Beaucoup de psychologues ont été des éducateurs ou des cliniciens : Pinel, Esquirol, Kraepelin, Fechner, Charcot, Janet, Breuer, Möbius, Flournoy, Dubois, Déjérine, Claparède, Bleuler, Binet, Piaget, Wallon, Rorschach, Klages, Meyer, etc. [cf. Alexander et Selesnick]. Sous l'influence de la psychanalyse mais sous la gouverne de la psychiatrie et de la médecine, la théorie psychologique qui s'est imposée, surtout dans les pays anglo-saxons, est la psychologie du moi ou de la personnalité, la personne étant en quelque sorte le soi de l'individu. C'est donc la dynamique, plutôt que l'économie ou la topique, de la personnalité dite globale ou totale. Le moi est une sorte d'arbitre entre le ça et le surmoi et il est grandement capable d'adaptation à la réalité extérieure, ainsi que d'organisation, de coordination et de régulation des pulsions; c'est donc le moi, la conscience, qui est le centre ou le noyau du sujet. La psychologie du moi d'Alexander -- et, à sa suite, de Schilder, Federn, Hartmann, Fairbairn, Kardiner, French et Lowenstein (l'analyste de Lacan) -- distingue la culpabilité et la honte, les «cultures coupables» (comme certains anabaptistes) et les «cultures honteuses» (comme le Japon); c'est une théorie adaptative et fonctionnelle de la personnalité, le moi ayant ses fonctions autonomes. Qui dit moi dit conscience, mais aussi corps (corps propre, schéma corporel, image du corps). La psychologie du moi se situe entre la métapsychologie d'une part, qu'elle soit phénoménologique ou psychanalytique, et la biologie d'autre part.

Depuis une vingtaine ou une trentaine d'années, la psychologie a été envahi par la théorie de l'évolution; une psychologie évolutionniste est née de la «Nouvelle Synthèse» et il y a une nouvelle «Nouvelle Synthèse» entre cette psychologie, la linguistique et la paléoanthropologie dans une histoire naturelle renouvelée qui se propose comme paradigme rival des humanités et des sciences sociales ou des sciences humaines en général : la psychologie (évolutionniste) s'est toujours voulue scientifique, c'est-à-dire naturelle, expérimentale, empirique, exacte, pure [cf. Knight dans Hurford, Studdert-Kennedy et Knight]. Du behaviorisme au cognitivisme, qui en est la relève (des sciences cognitives aux neurosciences), la psychologie se fond dans la biologie et la biochimie ou dans la sociobiologie. Ainsi la maladie mentale a-t-elle une origine organique et génétique; elle est donc héréditaire...

D'un point de vue professionnel (universitaire, professoral), il est significatif de remarquer que de plus en plus d'évolutionnistes néo-darwiniens ne sont pas des biologistes ou des anthropologues, mais des psychologues, des psychiatres, des médecins, des neurologues, des paléontologues, des archéologues ou des linguistes. De nouveaux départements et de nouveaux programmes, surtout dans les universités anglo-saxonnes, ont été créés pour intégrer ou synthétiser la biologie de l'évolution, la psychologie du comportement, la psychophysiologie ou la neurologie de la cognition et la linguistique (phylogenèse du langage et ontogenèse de la langue). C'est actuellement la vague et la vogue à la mode et le propre et le propos du Discours Universitaire.

Métapsychologie

Comme «psychologie des profondeurs», du tréfonds de l'âme, la psychanalyse se distingue de la psychologie du moi; certes, elle est comme celle-ci une clinique et une thérapeutique; sa thérapie par la cure (le récit du rêve, l'association libre et le transfert) est bien connue, qu'elle soit ou non reconnue. Elle se distingue aussi de la phénoménologie et de la psychologie de la forme par le type de métapsychologie qui la caractérise, c'est-à-dire par son triple point de vue métapsychologique (économique, dynamique et topique) et par son objet : l'inconscient, la vie psychique inconsciente qui se manifeste ou se retrouve dans les rêves, les lapsus, les mots d'esprit, les jeux, les images, les symboles, les fantasmes, les symptômes, les pensées et les pratiques sexuelles -- mais ce n'est pas une sexologie! --, les névroses, les psychoses, les religions, les oeuvres d'art en général et de littérature en particulier (poèmes, contes, nouvelles, romans, pièces de théâtre, etc.), les fables, les légendes, les mythes, les rites, les sacrifices, etc. La psychanalyse est ici limitée aux résultats des travaux d'une douzaine de grands noms : Freud, Abraham, Ferenczi, Rank, Reik, Roheim, Lacan, Leclaire, Legendre, Milner, Perrier et Sibony; sont donc écartées la (para)psychologie collective ou religieuse de Jung et la psychologie individuelle ou familiale d'Adler, ainsi que la plus grande partie de la psychanalyse anglo-saxonne, si on excepte Jones, Klein, Winnicott et Bion...

La psychanalyse s'inscrit dans le développement de la physique (Copernic, Kepler et Galilée) et de la biologie (Lamarck, Darwin et Haeckel), se présentant comme la troisième blessure narcissique infligée à l'humanité : 1°) la Terre n'est pas le centre de l'Univers : l'héliocentrisme se substitue au géocentrisme et au théocentrisme; 2°) l'homme est un animal parmi d'autres et il est le produit d'une longue évolution par adaptation et sélection naturelle : l'évolutionnisme remplace le créationnisme, le fixisme et le catastrophisme; 3°) le moi n'est pas maître dans la maison du sujet : le psychisme est irréductible à la conscience. Freud n'a jamais douté en théorie de l'hérédité des caractères acquis selon le transformisme de Lamarck et de la récapitulation de la phylogenèse par l'ontogenèse selon l'évolutionnisme de Haeckel; mais il a en pratique intégré ou dépassé les différences entre la phylogenèse et l'ontogenèse, entre l'inné et l'acquis, entre l'organique (le soma) et le psychique (la psychè) et entre le collectif et l'individuel. C'est là, de l'ontogenèse à la phylogenèse et de 1895 à 1939, le changement de vitesse qui a lieu avec la métapsychologie freudienne.

La biologie ne peut pas ne pas insister sur l'émergence et la primauté de la sexualité dans l'évolution de la vie végétale et animale; cependant, jusqu'avec la sociobiologie, elle assimile la sexualité à la reproduction, à la transmission des gènes de l'individu et donc à la survie de l'espèce. Or, dans le règne animal, la sexualité sans reproduction -- tout au moins à moyen et à long termes -- est monnaie courante : stérilité, accouplements ratés, morts-nés ou rejetons tués par l'un des parents; c'est a fortiori le cas pour l'espèce humaine : infanticide, avortement, contraception, castration, coït interrompu, masturbation, homosexualité, transsexualisme et perversion en général, l'ultime perversion étant peut-être la reproduction sans sexualité (comme chez les archéobactéries) -- sous l'effet de la pulsion de mort?...

Le but de la sexualité (humaine) n'est donc pas la reproduction (la génération collective), mais la satisfaction (la prédation individuelle). La cause de la sexualité humaine n'est pas l'instinct (animal) mais la libido, qui a un fondement chimique, organique, mais qui est une force psychique; c'est l'énergie psychique sous-tendant les pulsions, la force pulsionnelle de la vie sexuelle; c'est une force quantitative, le quantum de libido, et une force qualitative qui font que l'énergie libidinale des processus sexuels est irréductible à l'énergie des autres processus psychiques (même jusque dans les processus nutritifs et digestifs); se distinguent la libido du moi ou la libido narcissique et la libido d'objet. La théorie de la libido et de la pulsion ou les théories des pulsions constituent l'économique, l'infrastructure, de la métapsychologie [cf. JML : Le sujet (p. 29-48)]!

De l'économique métapsychologique fait partie la mécanique ou l'énergétique des stades ou des phases de développement de la sexualité infantile à partir d'une érotique des zones : le stade oral ou la phase cannibale, le stade anal ou la phase sadique, le stade phallique et le stade génital [cf. Le sujet (p. 19-29]. Une centaine d'années plus tard, c'est sans doute l'aspect de la psychanalyse le mieux connu, sinon reconnu, même s'il y a encore beaucoup de résistance aux concepts de bisexualité, de perversion, de fixation et de régression... La dynamique métapsychologique concerne d'abord et avant tout la dialectique des processus primaires de transposition (comme la condensation et le déplacement, l'investissement et le refoulement) et des processus secondaires de position (comme la réflexion et la rationalisation, la formation de compromis ou de substitut et l'idéalisation), ainsi que la dialectique entre le principe de plaisir et le principe de réalité et entre diverses tendances. La dynamique, sur laquelle insiste beaucoup la psychologie du moi (ou du self), est directement reliée aux rapports entre le cerveau et l'esprit et entre la pensée et le langage : entre la représentation primaire de choses et la représentation secondaire de choses.

[Il n'y a pas lieu, ici ou pour le moment, d'insister sur la topique métapsychologique, ou plutôt sur les trois topiques qui constituent la structure de l'appareil psychique : inconscient/préconscient/conscient et ça/moi/surmoi chez Freud et réel/imaginaire/symbolique chez Lacan; il suffit seulement de rappeler que la première topique est plutôt dynamique et que la seconde est davantage économique, la troisième étant plus topique, topologique : cf. Le sujet (p. 17-18 et 48-56)].

Le Discours de l'Analyste s'est d'abord fondée sur l'analyse des rêves et sur la psychanalyse des névroses qui en a établi une typologie; s'y distinguent les névroses actuelles ou ponctuelles (comme la neurasthénie, la névrose d'angoisse et l'hypocondrie) et les névroses de transfert ou les «grandes névroses» psychiques (comme la phobie ou l'hystérie d'angoisse, l'hystérie de conversion et l'obsession). Il y a une ontogenèse de la névrose (et de la folie) qui a pour noyau ou pivot le complexe d'Oedipe, la "névrose" de Freud selon Lacan. C'est sans aucun doute ce concept qui conduit à accepter ou à rejeter -- en tout ou en partie et pour des raisons théoriques ou pratiques, biologiques ou anthropologiques, psychologiques ou sociologiques, psychiatriques ou médicales, économiques ou morales, politiques ou religieuses, phénoménologiques ou ethnologiques, philosophiques ou historiques : scientifiques ou idéologiques -- la psychanalyse.

On a surtout contesté le caractère universel du complexe d'Oedipe : le fonctionnaliste Malinowski par exemple, qui le nie dans les sociétés matrilinéaires; or, Roheim a bien montré que le père n'a pas besoin d'être le géniteur et qu'il peut bien être l'oncle maternel, surtout dans des sociétés où on ignore le lien entre la copulation et la génération. On a depuis remis en question son caractère spécifiquement humain, l'attribuant à d'autres espèces, surtout d'autres primates; mais c'est confondre l'évitement de l'inceste et la prohibition de l'inceste, qui a besoin d'être proférée et qui implique donc l'articulation, le langage articulé. Enfin, on a questionné le rôle et la fonction de l'interdit de l'inceste ou son caractère originaire dans la phylogenèse, d'un point de vue évolutionniste (adaptatif, sélectif) : c'est ce dont il sera question vers la fin de cette étude [cf. Sociobiologie et Métabiologie].

Le complexe d'Oedipe, c'est-à-dire le désir d'un fils de tuer son père et de coucher avec sa mère avec l'ambivalence qui en dérive, est en fait le complexe de castration, qui comprend deux variantes : l'angoisse de castration chez le garçon et l'envie de pénis chez la fille; la différence sexuelle est l'origine du complexe de castration [cf. Le sujet (p. 24-29)]. Que ce soit d'un point de vue scientifique (psychologie, médecine) ou d'un point de vue politique ou idéologique (mouvement gay, féminisme), le rejet du complexe de castration repose sur une conception statique ou anatomique du désir et sur la méconnaissance du fantasme : il est curieux et significatif qu'il n'y ait pas de place, à notre connaissance, pour le fantasme autant dans les sciences cognitives qu'en sociobiologie -- est-ce parce que l'imagination y est minimisée, marginalisée?... Le désir, selon Lacan, est le Discours de l'Autre; Autre dont le Maître, l'Universitaire, l'Hystérique et l'Analyste sont divers représentants ou substituts ou différentes figures; il n'y a donc pas de désir sans loi ni de loi sans désir : c'est là le symbolique. Le fantasme -- qui n'est pas la fantaisie ou la rêverie -- est au rêve ce que le rite est au mythe; c'est un rituel, un cérémonial. Dans l'ontogenèse, les fantasmes originaires (inconscients) concernent la scène primitive, les scénarios sexuels de l'origine et le roman familial; de là, la théorie ontogénique de la culture de Roheim [cf. JML : «L'homme, le monde et le langage» et «L'origine et la fin de l'animal humain», autres études sur ce même site]. Dans la phylogenèse, c'est le mythe du meurtre du père de la horde primitive par la bande de frères et pour la troupe des soeurs [voir Métabiologie].

La psychanalyse est rejetée en sciences humaines, en psychologie ou en (socio)biologie d'un point de vue qui est à la fois scientifique et idéologique. La question peut être résumée ainsi : la biologie est une science naturelle (objective), la théorie néo-darwinienne ou synthétique de l'évolution est de la biologie et elle est donc scientifique; la psychologie est -- ou n'est pas -- une science (naturelle? humaine? sociale?), la psychanalyse est -- ou n'est pas -- de la psychologie et elle est donc -- ou n'est donc pas -- une science. La réponse est que la psychanalyse n'est pas de la psychologie, mais qu'elle est autrement scientifique : sa mesure n'est pas que le désir du savoir propre à la science ou à la connaissance, mais la vérité du désir qui constitue «l'éthique de la psychanalyse», comme la théorie lacanienne des quatre Discours constitue la sémantique de la métapsychologie.

Que la psychanalyse soit une métapsychologie ne semble pas avoir été entrevu par le structuralisme ou le post-structuralisme et par le postmodernisme. Dans une tentative de fusion de la psychanalyse et de l'histoire dans un freudo-marxisme fortement inspiré d'un psychanalyste on ne peut plus marginal, Reich, la schizo-analyse de Deleuze -- mais sa philosophie y est irréductible -- et de Guattari -- qui n'a pas de philosophie mais qui a une politique -- s'est égarée ou épuisée dans son désir machinique. Girard a succombé au désir mimétique. L'archéologie et la généalogie de Foucault, pour qui la psychanalyse était une «contre-science» ont été complètement détournées ou dévoyées de leur vocation, celle de l'histoire monumentale inspirée de Nietzsche et de la théorie de la souveraineté de Bataille, par la biopolitique du mouvement gay américain en quête de biopouvoir. Quant à Lyotard, pour qui on a assisté au déclin du freudisme et du marxisme au XXe siècle comme les deux grands récits, il a manifestement oublié ou négligé le récit qui perdure, le néo-darwinisme, et il n'a pas compris que le plus grand des récits, c'est le récit lui-même!

La sociologie de Bourdieu, en grande partie inspirée de Sartre et de Kurt Lewin, et celle de Baudrillard, en partie inspirée du situationnisme, n'ont guère aussi pris au sérieux la psychanalyse de Freud à Lacan. Il n'en est pas de même de la grammatologie -- qu'elle soit ou non identifiée à la déconstruction -- de Derrida (et de ses élèves ou disciples : Nancy et Lacoue-Labarthe), qui a multiplié les écrits et les occasions de dialoguer ou de débattre, voire de polémiquer, avec Freud et Lacan, et de la non-philosophie de Laruelle et de sa non-psychanalyse [cf. Bibliographie de pragrammatique 7 sur ce même site]. Enfin, il nous semble que toutes les études et toutes les analyses que nous avons diffusées sur ce site depuis 1997 ainsi que l'ensemble de nos ouvrages et de nos articles publiés prouvent qu'il peut y avoir collaboration entre la sémiotique et la psychanalyse...

Sémiologie

Saussure situait la linguistique structurale dans la sémiologie, qui faisait elle-même partie de la psychologie sociale. Mais en sémiologie, il y a eu une rupture ou une coupure entre la sémiotique comme théorie de la signification (ou comme grammaire) et la sémiotique comme théorie des signes (ou comme glossaire ou dictionnaire); la première est strictement européenne et de langue française (Greimas, Coquet, Geninasca, Fontanille, Zilberberg, Bertrand, Metz), tandis que la seconde est de langue française (Mounin, Prieto, Buyssens) ou de langue anglaise (Sebeok, Bouissac); Eco se situe entre les deux ou à cheval sur les deux. Le grand mérite de la sémiologie américaine a été de se mettre à l'étude de l'anthropologie et de la biologie et de prendre partie -- que cela ait été en sa faveur n'est pas ici un problème -- pour le néo-darwinisme; c'est un «programme de base» valeureux et vigoureux, mais le «programme d'usage» qui a été mis à l'oeuvre pour atteindre cet objectif manque de rigueur autre que logique : c'est là le démérite de s'en être remis au pragmaticisme sans syntaxe et donc sans grammaire de Peirce! -- Est-ce que la sémiotique française est capable de relever le défi de la biologie ou de la théorie de l'évolution et de changer de vitesse de croisière?

Histoire

L'histoire est la matière du récit; l'historiographie a échoué à en être la manière. L'historien est un narrateur; l'historiographe est un conteur. Tout peut être objet de l'histoire : les sociétés, les communautés, les mentalités, les idées, les moeurs, les coutumes, les habitudes, les attitudes, les techniques, les cultures, les civilisations, les empires, les langues, les littératures, les arts, les religions, les sciences, les disciplines, les institutions, les appareils, les événements, les mouvements, les changements, les développements; la biologie elle-même est en partie l'histoire naturelle de l'évolution des organismes vivants. Pendant longtemps, l'histoire a été de la littérature, clouée qu'elle était à l'écriture, les sociétés dites sans histoire -- c'est-à-dire sans écriture -- étant l'objet de l'ethnologie et de l'ethnographie. Puis, elle s'est inscrite dans les humanités ou les sciences sociales, où son statut spécifique ou scientifique est loin d'être assis.

L'histoire événementielle ou traditionnelle des (grands) hommes ou de l'humanité est tributaire de quatre facteurs : le temps ou la diachronie (le court ou le moyen terme et le long cours ou la langue durée), l'espace ou la synchronie, la personne ou le suppôt et le sujet ou le propos. Malgré Ariès, Braudel, Dumézil et Le Roy Ladurie, l'histoire (traditionnelle) n'a pas réussi à se donner une méthode de traitement de l'archive ou du document... C'est à partir de Nietzsche, que Foucault a pu donner un autre point de vue à l'histoire et constituer une histoire monumentale de l'édifice, une histoire du monument des discours et des pratiques; monument constitutif de la clinique, de l'asile, de la prison, du milieu et de la vie. Avec Foucault, l'histoire devient l'analyse du discours du récit ou des formations discursives.

Mais c'est avec le seul marxisme que l'histoire a eu la prétention et l'intention d'être une science, d'être la science des sciences, en même temps que la critique de l'économie politique et de l'idéologie; le marxisme s'est voulu histoire fondamentale et totale, mais malheureusement aussi finale : le matérialisme historique a été la victime du matérialisme dialectique, c'est-à-dire de la philosophie et de la politique. Mais Marx, pas plus que Hegel, n'est un chien crevé, même si le marxisme a été (ab)usé par sa trop grande rapidité épistémologique, confondant la vérité du triomphe (politique) et le triomphe de la vérité (épistémique), comme le nazisme a confondu la volonté du triomphe (historique) et le triomphe de la volonté (boulestique et boulimique)... Les concepts de mode de (re)production et de formation sociale pour l'analyse de l'économie, de la politique et de l'idéologie des États (nationaux ou internationaux) ou de l'état du monde sont toujours pertinents; fort en analyse de l'État et du Patronat, le marxisme l'est cependant beaucoup moins en analyse du Droit et du Syndicat ou du Parti. -- Et il ne faut pas croire, malgré les derniers attardés de la dernière Internationale, que Trotski aurait changé quelque chose à Lénine, à Staline, à Mao ou à Hoxha!

La chute du mur de Berlin, que l'on identifie avec la chute du communisme et donc avec la destinée du marxisme, n'est jamais que la fin d'une illusion : non pas de l'illusion du communisme dans un ou quelques pays, mais de l'illusion qu'il y avait communisme, que le communisme peut être autre que primitif; Engels y avait vu quelque chose, mais à l'envers, tourné qu'il était lui aussi, dans l'espoir, vers l'avenir. Le communisme du XXe siècle n'a jamais été que l'accession du féodalisme au capitalisme d'État; c'est cela le socialisme; le capitalisme américain et européen, l'impérialisme, n'en a maintenant plus besoin : l'économie a triomphé. Mais, malgré des forces de production de plus en plus rapides, les rapports de production sont toujours aussi lents : la force de travail, qu'elle soit manuelle ou intellectuelle, est encore exploitée et il y nombres d'agents qui n'ont même pas de force de travail et sont ainsi surexploités et qui sont réduits au chômage, à l'assistance sociale ou publique, à la misère, à la délinquance, au crime ou à l'émigration. Malheureusement, ce ne sont pas les masses qui font l'histoire -- sauf à la guerre! --, même si l'histoire est bien l'histoire de la lutte des classes -- avec quelques classements et classifications en plus, comme cette étude-ci...

Sociologie

La sociologie est l'idéologie de l'économie (politique) [Tronti]. Si on excepte le temps, elle partage avec l'histoire les mêmes facteurs disciplinaires et institutionnels; elle remplace le temps par la culture et un peu de méthodologie, comme la soi-disant science politique le fait par le droit et un peu de théorie : il faudrait parler des "études économiques" et des "études politiques" comme des "études religieuses" et des "études littéraires" -- pas plus! Surtout que lesdites sciences politiques mènent à tout, d'abord à la politique (libérale, démocratique, parlementaire)... Cela ne veut pas dire que la sociologie de la culture ou de la littérature ou la sociologie de la science ou de la philosophie sont sans intérêt : elles permettent de tempérer le regard épistémophile et épistémocrate, la «pulsion scopique», de l'épistémologie ou de la philosophie des sciences. Mais la sociologie politique des sondages d'opinion et des campagnes électorales n'est jamais que du marketing au service des politiciens et en vue de la manipulation des électeurs : ces sociologues sont des journalistes d'université!

Ce qui manque à la sociologie, c'est un concept fondateur : malgré Durkheim, qu'est-ce que la société, qu'est-ce qu'une société? Où commence et où finit une société? Quand commence la société? La sociologie s'est enfuie à toute vitesse devant le bruit de ses lents petits pas : les études sociologiques ne réussissent pas à être sociales, sauf dans quelque psychanalyse sociale à la Bourdieu. Pourtant Durkheim et quelques autres de L'année sociologique ont bien saisi le caractère fondamentalement religieux (totémique) du lien social; mais ils n'ont pas su en tirer les conséquences pour leur discipline en termes d'effets d'institution, l'univers collectif (le sociolecte) étant inséparable de l'univers individuel (ou de l'idiolecte); le social est irréductible au collectif et au communautaire : il est spéculaire et spectaculaire [cf. Debord] et sa vitesse est mal synchronisée avec l'individuel [cf. Virilio]. Au bout du compte, la sociologie ne devait avoir qu'un objet : la rapidité ou la lenteur -- la dromologie -- du contrat, de la contrainte, du conflit, du combat, de la lutte, de la guerre -- du polemikos plutôt que du politikos, de l'agônia, de l'agôn. La société est (ant)agonique.

Ethnologie

Avec la linguistique, l'ethnologie est sans doute la science humaine qui a connu les plus importants développements au XXe siècle. Les premiers ethnologues ont été les explorateurs et les Jésuites de la colonisation et de l'évangélisation de l'Amérique du Nord au XVIIe siècle. Nombre de travaux d'ethnographie portent sur les Indiens d'Amérique et sur les Aborigènes d'Océanie, non sans quelque ethnocentrisme, voire racisme : le concept scientifique d'ethnie a parfois trop tendance à s'identifier à la notion idéologique de race. Or, une ethnie n'est ni une race ni une nation; c'est une population qui partage une langue et une culture et qui a connu sensiblement le même peuplement avec ou sans migrations, qui a donc de grandes chances d'avoir un pool de gènes communs.

L'ethnologie a connu diverses écoles : diffusionnisme, fonctionnalisme, matérialisme, culturalisme, structuralisme, etc. Lévi-Strauss est sans aucun doute l'une des figures dominantes de la pensée du siècle dernier; dans ses analyses structurales des systèmes de parenté et des mythes, il a su exploiter les acquis phonologiques de la linguistique, même s'il a peut-être succombé à l'idéalisme ou au spiritualisme, comme le lui ont reproché les Makarius et Testart. Mais il a surtout commis l'erreur de ne rien comprendre au totémisme, de ne rien en apprendre, de le dénier; il avait pourtant dans ce domaine de prestigieux prédécesseurs comme Durkheim et Freud, presque la même année et, semble-t-il, dans l'ignorance l'un de l'autre. C'est parce qu'il a survalorisé le mythe, le tabou, qu'il lui a fallu dévaloriser le rite, le totem. Et, contrairement aux marxistes, inspirés par Morgan ou non (Engels, Terray, Meillassoux, Godelier, Makarius, Testart), il est resté prisonnier d'une conception familiocentriste ou patriarcale de la société, rejetant la promiscuité primitive et le matriarcat.

L'ethnographie est une discipline fondée sur l'observation directe des sociétés primitives, qui sont généralement des sociétés sans classes et sans État; mais cela ne veut pas dire que ce sont des sociétés sans pouvoir, sans domination. Menacées d'extinction, dans leur langue et leur culture, "parquées" sur des réserves, assimilées ou intégrées, elles sont souvent réduites à vivre aux frais d'un État qui leur a volé leur territoire, surtout en Amérique du Nord. Privées de leur mode ou de leur style de vie, elles éclatent et se morcellent; la maladie les mine et l'alcool ou les vapeurs d'essence les tuent. Et il ne semble pas y avoir de solution : serait-ce dans l'indépendance, dans l'autonomie, dans la liberté, dans la souveraineté? -- Cela voudrait dire cesser d'être une société primitive!

Pourtant, il y a encore beaucoup à apprendre de ces sociétés, surtout si l'ethnologie est capable de relier et d'allier l'ethnographie, la linguistique et la génétique des populations. Apprendre d'elles, c'est aussi les comprendre et mieux comprendre les nôtres. Il est souhaitable que ce soit un moyen d'au moins préserver leur langue, de tout au moins la documenter par une grammaire et un dictionnaire. De plus en plus, les enfants des Amérindiens n'apprennent plus leur langue maternelle mais l'anglais; le bilinguisme est découragé de l'intérieur et de l'extérieur; les langues amérindiennes ne sont enseignées que dans quelques départements de linguistique et souvent à titre folklorique : quand une langue (et une culture) devient du folklore, elle va à sa perte. Au Canada même, en dehors du Québec et de l'Acadie, le français lui-même risque la folklorisation, la banalisation, la marginalisation, la créolisation...

Il y a 6000, peut-être 7000, langues parlées dans le monde, dont de 700 à 1000 dans la seule Nouvelle-Guinée, mais seulement 90 en Chine qui est douze fois plus grande; 1200 d'entre elles sont bien connues; il y en a 120 qui sont inconnues en Amazonie. Combien de milliers se sont déjà éteintes depuis 50 000 années? -- Mathématiquement, si les langues existent depuis 200 000 ans, il y en a eu 500 000; si c'est depuis 100 000 ans, il y en a eu 130 000 avec un maximum de 12 000 langues parlées en même temps à la fin des glaciations, il y a 12 000 années! Étant donné le nombre de langues encore parlées aujourd'hui, il est impossible que le langage soit apparu il y seulement 50 ou 60 000 années [Pagel dans Knight, Studdert-Kennedy et Hurford]... La plupart des langues vivantes ne sont pas écrites, il y a des langues mortes qui sont écrites comme le latin. Les langues meurent; d'autres naissent : les créoles. Au cours de ce siècle, on prévoit que de 70 à 90% des langues vont mourir; peut-être n'en restera-t-il que deux : l'anglais et le chinois... Pour les évolutionnistes enragés, les langues sont comme des organismes vivants : ce sont des mèmes qui se répandent comme des gènes; elles sont soumises à la sélection naturelle entre elles et à l'adaptation; elles sont en compétition pour leur survie (comme les individus et les sociétés) et elles se reproduisent (comme les espèces, par les individus). -- Ce point de vue est pour le moins plus économique, politique et idéologique que scientifique (génétique)!

Anthropologie

L'anthropologie n'est pas considérée ici comme étant une branche de l'ethnologie -- ce serait plutôt le contraire --, mais comme étant la science de l'interprétation de la nature par la culture. Selon l'étymologie de son nom, cette science devrait être la science humaine par excellence : la science de l'homme! Or, comme en économie et en géographie ou en démographie, il y a aussi deux tendances, deux régimes ou deux vitesses : une vitesse humaine ou culturelle et une vitesse physique ou naturelle; de là, l'anthropologie culturelle (sociale ou socioculturelle) qui rapproche l'anthropologie de l'ethnologie et de la sociologie, et l'anthropologie physique, qui la rapproche de l'archéologie et de la géologie. Mais il y a une troisième vitesse, un changement de vitesse, avec l'introduction massive de la (socio)biologie et de la psychologie de l'évolution en anthropologie. Et avec la théorie (néo-darwinienne) de l'évolution vient l'histoire ou la préhistoire de l'origine de l'homme et du langage...

Que l'anthropologie soit une science humaine ou sociale ou qu'elle soit une science naturelle ou biologique, les problèmes qu'elle rencontre et les objets qu'elle se donnent sont à peu près les mêmes; mais étant donné que le point de vue ou la perspective n'est pas la même, il y a un certain nombre d'assomptions qui varient de l'une à l'autre : la définition de la culture (et donc de la nature), la conception de la société (et alors de l'homme), l'évaluation des systèmes de parenté (et ainsi de la famille), la division sexuelle et la division sociale du travail (et aussi la différence sexuelle et la différence sociale), la loi symbolique des interdits (avec le tabou du sang), etc.

La culture

L'enfant naît dans un monde de touchers, de chaleurs, de saveurs, de senteurs, d'odeurs, de couleurs, de formes, de bruits ou de silences et de paroles; c'est donc un monde de lumière et d'obscurité, de chaleur et de froid, de sécheresse et d'humidité, d'été et d'hiver, de printemps et d'automne, de soleil et de lune, de vie et de mort, d'espace et de temps. À mesure qu'il grandit et qu'il prend ou non conscience de ce «schème dualiste», qui est infrasensible, le dualisme se redouble de la différence sexuelle et il se double de la symétrie (déictique) entre la droite et la gauche et de l'asymétrie (anaphorique) entre le haut et le bas. Cette symétrie entre la droite et la gauche et le dualisme entre le masculin et le féminin et entre le principe mâle de mort et le principe femelle de vie sont des principes de classification : le principe métonymique (d'ascendance et de descendance ou de parenté) et le principe métaphorique (de ressemblance) [cf. JML : «L'homme, le monde et le langage ou De la différence sexuelle» dans cette même série d'études, à partir de Makarius, Testart, Tort et Guille-Escuret].

On avait l'habitude de définir l'homme par l'outil, donc par le travail et par la main autant que par le pied (seule bipédie chez un mammifère); c'est ainsi que la conception élargie de la culture l'assimile à la technique ou à l'industrie. Or, il y a des animaux qui se servent d'outils : des oiseaux, des rongeurs et des singes qui utilisent des cailloux pour casser des oeufs, des coquilles ou des noix; les animaux domestiqués (chats, chiens, chevaux, éléphants) ne manquent pas d'habilités "manuelles"; les chimpanzés modifient des brindilles pour chasser les termites et ils utilisent des bâtons pour décrocher les fruits. Même s'ils peuvent transporter des outils, ils n'en fabriquent point; cependant, ils peuvent enseigner et apprendre à s'en servir : si la culture est transmission, il y a bien une culture -- une préculture ou une protoculture -- animale, primate. Mais c'est une culture sans principe symétrique, même si l'animal non humain est lui-même soumis à ce principe ou à ce schème classificatoire, avec ou sans latéralisation du cerveau.

La symétrie animale du grand singe ne va pas jusqu'à la symétrie technique de l'outil; sa main et son cerveau, ainsi que son milieu, ne lui permettent pas de tailler la pierre et de lancer le propulseur ou le javelot. L'habitude de l'outil n'en fait pas une habilité, encore moins un habitus, qui vient après ou avec l'habitat et avec la technologie et non seulement avec la technique; c'est là la culture restreinte (ou au sens restreint). Il est certain que d'autres homininés (ou hominiens) que l'homme ont connu cette culture : australopithèques, paranthropes et néandertaliens. C'est une culture matérielle qui s'est continuée dans l'espace et perpétuée dans le temps jusqu'à aujourd'hui.

La culture stricte (ou au sens strict) n'apparaît qu'avec le langage, qui est capable de constituer un univers collectif (le sociolecte) et de le distinguer, sans le séparer, de l'univers individuel (l'idiolecte); avant cette culture, il n'y a qu'une infrastructure (technique ou technologique) mais pas de superstructure, celle-ci finissant par conduire à la technocratie et à la biotechnologie. S'y crée l'habitus du totem et du tabou, du rite et du mythe, des mythes et des contes, des fables et des légendes, des moeurs et des coutumes, des usages et des manières, des fêtes et des traditions. Tout ce folklore (au sens de Gramsci), qui est (infra)structurel, est le terrain et le terreau de ce qui est (super)structurel : la morale (comme pré-religion : animisme/totémisme), la religion, la philosophie et l'art; le chant, la danse, la musique et la poésie; l'architecture, la sculpture, la gravure et la peinture; l'écriture, la lecture, la littérature et l'histoire; l'économie, la politique, l'idéologie et le droit; l'épistémologie, la phénoménologie, l'ontologie et la science en général. La culture est mimétique [Girard, Gans], jusqu'à en être épidémique [Dawkins, Sperber].

La société

La société n'est pas synonyme de culture; il y a des sociétés animales sans culture : abeilles, fourmis, termites, poissons et oiseaux migrateurs, pingouins, phoques, rats, rennes, caribous, ovins, bovins, zèbres ou chevaux sauvages, éléphants, lions, loups, hyènes, singes, orangs-outans, gibbons, gorilles, etc.; si la société est synonyme de culture, il n'y a donc pas de sociétés animales, sauf peut-être les chimpanzés. La société (humaine) est l'aménagement de la nature par la culture; cet aménagement implique des rapports de pouvoir, de domination et de soumission, entre les humains, entre les sexes et entre les hordes, les bandes, les groupes, les troupes, les tribus, les curies, les phratries, les familles, les gens, les clans, les castes et les classes sociales. La société ne devient synonyme de nation que lorsqu'il y a institutionnalisation du peuple, par l'État ou non; par l'État (et la guerre), la nation devient patrie...

On a l'habitude de distinguer les sociétés primitives et les sociétés modernes (dites évoluées); les premières sont dites sans histoire parce que sans écriture; or, si elles n'ont pas d'écriture, elles ne sont certes pas sans (pré)histoire : ce sont des sociétés sans classes et sans État -- ce qui ne veut pas dire sans institutions et sans inégalités. Les sociétés modernes sont quantitativement différentes des sociétés primitives mais pas qualitativement : elles accumulent les institutions, les règles et les lois. D'hier à aujourd'hui, l'essence de la société n'a pas changé; mais son existence, oui. L'essence du lien social n'est pas sociale ou socio-historique (culturelle) ni non plus biologique (naturelle); elle est métapsychologique : économique (le travail : la production et l'échange ou la circulation des biens), dynamique (le sexe : la reproduction et l'échange ou la circulation des personnes) et topique (le langage : la représentation et l'échange ou la circulation des paroles); elle est métabiologique.

Il n'y a pas de société sans (pré-)religion; en ce sens, le lien social est aussi d'essence (pré-)religieuse ou morale; mais le religieux n'est pas le divin : il peut y avoir des dieux sans religion et des religions (primitives ou modernes) sans dieux et, a fortiori, sans Dieu. Il n'y a pas non plus de société sans art; tout au moins, sans chant, sans danse, sans musique et sans poésie (mythique, mythologique ou autre). Il n'y pas plus de société sans philosophie de la vie; philosophie spontanée ou sens commun qui imprègne le genre ou le style de vie, qui donne un sens (sacré) à la vie, qui se donne la vie (profane) du sens... La société est le monde de l'homme et l'homme du monde; c'est le langage du monde et le monde du langage; c'est l'homme du langage et le langage de l'homme. Il n'y a pas de société sans spectacle, sans spectacle de la société, a fortiori dans la société du spectacle [Debord].

La parenté

La parenté est l'organisation (infra)structurelle de la société par la sexualité, c'est-à-dire par l'échange ou la circulation des personnes. Les structures (ou les systèmes) de parenté sont des relations duelles, fondés qu'elles sont sur la sexe, sur la différence sexuelle; ce n'est donc pas la famille -- surtout pas la famille monogame! -- qui est le fondement des systèmes de parenté : elle en est l'effet et non la cause; elle n'est pas arrivée avant la société mais après. La famille est l'institutionnalisation de la parenté; le mariage n'est pas un contrat de fidélité, mais la fidélité du contrat, un contrat qui, jusqu'à maintenant, impliquait deux personnes de sexe différent... Qu'il y ait eu ou non promiscuité primitive, c'est-à-dire sexualité sans mariage ou alliance, la famille (monogame ou polygame) n'est certes pas originaire; ce qui importe davantage, c'est la maternité et la paternité, la présomption de maternité et la présomption de paternité.

Dans l'ontogenèse, le nourrisson sait qui est sa mère ou sa nourrice, sa mère nourricière, qui peut bien être une mère adoptive; il ne sait pas qui est sa génitrice, puisqu'il ignore ce qu'est la génération et il l'ignorera pendant encore longtemps, aussi longtemps qu'il, garçon ou fille, n'apprendra pas entre autres choses l'existence du vagin. Même si elle en suppose un à sa mère, la petite fille sait qu'elle n'a pas de pénis, mais elle sait qu'elle a un clitoris; le petit garçon ne sait pas que la petite fille a un clitoris, mais il sait qu'elle n'a pas de pénis -- même s'il peut, pervers polymorphe, lui en chercher un dans les jeux sexuels enfantins et dans la masturbation infantile. Dans la période de latence, qui est un épisode de refoulement, on (les parents, les frères ou les soeurs aînés, les compagnons de jeu, les camarades de classe) peut lui apprendre les mystères de la vie, mais il ne peut guère les comprendre, ne sachant pas par exemple ce qu'est le sperme; il peut observer les accouplements des animaux domestiques et lire des ouvrages d'éducation sexuelle; mais sans aide extérieure, il lui faudra un énorme effort -- un coup de force -- d'imagination pour se rendre compte de la situation, surtout si à sa sempiternelle question "D'où viennent les enfants?", on a répondu : "Du ciel" (apporté par la cigogne ou par une sorcière ou la Mi-Carême) ou "De la terre" (sous les choux du jardin)... L'enfant fantasme donc la scène primitive et les scénarios d'accouplement et d'accouchement (par le nombril, par l'anus, par l'opération du Saint-Esprit) avant de finalement faire le lien entre les deux dans une chaîne (métonymique) d'associations : organes, excitation, érection, pénétration, copulation, éjaculation, fécondation, génération, gestation, parturition, ombilic!

Le fantasme de la scène primitive n'est pas une fantaisie, une rêverie; c'est-à-dire que l'enfant imagine ce que font les parents quand ils sont couchés, surtout s'il les entend; mais s'il ne les voit pas, il ne peut pas le savoir; même s'il les voyait, il le dénierait. L'apprentissage des mystères de la vie ne peut pas être logique ou chronologique : malgré le sens commun ou le bon sens, il n'y a pas d'équation entre l'accouplement et l'accouchement, même si l'enfant connaissait les étapes qu'il y a entre les deux pendant la grossesse : arrêt des menstruations, nausées, vertiges, fringales, états euphoriques, etc. Même la vue du gros ventre de sa mère ne peut le convaincre du rôle du père. L'adulte lui-même n'est pas sans céder à quelque ignorance : le lien direct entre l'éjaculation et la fécondation, entre la spermatogenèse et l'ovulation, n'a été découvert ou établi que le 18 avril 1853 par Newport! Que d'histoires les adultes ont inventées pour égarer les enfants et pour se leurrer! Combien de superstitions et de trucs pour favoriser la fertilité de la femme!

Il en a sans doute été de même dans la phylogenèse. Parmi les sociétés primitives, il y a les aborigènes d'Australie et des Îles Trobriand qui ignorent non seulement la paternité mais aussi la maternité : la femme n'est qu'un réceptacle, une sorte d'incubateur, de l'esprit de l'enfant; pour être réceptive, elle a dû être ouverte par le pénis de son mari, mais ce dernier n'est en rien l'origine de l'enfant; c'est l'esprit. La fécondation n'est donc pas naturelle (biologique, physiologique) mais surnaturelle, spirituelle. Même s'ils peuvent concéder que les animaux non humains ont un mode de reproduction naturelle -- ce qui est loin d'être certain --, il n'en est pas ainsi dans leurs croyances : chercher à les convaincre du contraire ne mènera strictement à rien. Pour eux, il y a quand même au moins deux preuves en leur faveur : les adolescents s'accouplent souvent avant de se marier, mais il en résulte très rarement un enfant (si c'est le cas, la fille-mère est honnie et punie car elle a rencontré un esprit sans mari) et il y a de nombreux couples sans enfant ou qui sont des années sans avoir d'enfant, les premières menstruations étant suivies d'une période de stérilité [Montagu]. En outre, dans les sociétés issues de la chrétienté, il y a plusieurs vestiges de cet animisme et de ce totémisme, qui est aveugle à la ressemblance entre les enfants et les parents, la ressemblance entre les parents (surtout le père) étant elle-même interprétée comme une imitation, un moulage, du parent par l'enfant et non comme la génération de l'enfant par le parent : une femme qui a subi un traumatisme (horreur, terreur, frayeur) pendant sa grossesse ne risque-t-elle pas d'accoucher d'un monstre et la Vierge Marie n'a-t-elle pas été fécondée par le Saint-Esprit?...

Pour un observateur (anthropologue, ethnologue ou psychanalyste), il devrait pourtant y avoir, au moins chez les adultes ou les vieillards, un argument indubitable en faveur de la maternité : les menstruations, mensuelles quand la femme n'est pas enceinte et interrompues quand elle l'est. Mais, dans les sociétés primitives, les menstruations sont rares, l'allaitement étant un moyen de les arrêter et étant aussi -- ce qu'ils ignorent -- un moyen de contraception; il ne semble donc pas que les relations entre les règles et la lune et entre leur interruption et la grossesse soient connues, pas même la durée de celle-ci! S'il n'y a même pas de présomption de maternité, comment pourrait-il y avoir présomption de paternité?

Mais, s'il y eu un événement historique ou mythique comme le meurtre du père de la horde primitive à l'aube ou à la naissance de l'humanité, la paternité n'a pu qu'être connue un jour, dans l'enfance, et être refoulée dans ou par l'angoisse et l'ambivalence; refoulement dans la phylogenèse correspondant à la latence dans l'ontogenèse et donnant lieu au matriarcat ou aux sociétés matrilinéaires pendant les glaciations; le patriarcat, la paternité (re)connue, ne serait alors que le retour du refoulé à la puberté de l'humanité : la (présomption de) paternité serait l'origine de la parenté et donc de l'humanité telles que connues de nos jours; il n'y aurait pas eu de présomption de paternité (biologique ou physiologique et sociale) sans meurtre (historique ou mythique) du père. En d'autres mots, le primitif saurait d'où viennent et comment se font les enfants, mais il n'y croirait pas, le (dé)nierait, parce que les croyances de l'univers collectif le lui interdiraient. Ce serait donc la dénégation caractéristique du fétichisme : "Je sais bien que la femme n'a pas de phallus, mais je lui en trouve un (substitut)", et de la religion : «Je sais bien que ce n'est pas vrai, mais j'y crois quand même» [Croce]...

Le travail

Le travail est la transformation de la nature par la culture et de la culture par la culture : avec les biens viennent les services; les aliments ou les vivres sont les biens fondamentaux. Sans le travail il n'y a ni prédation et génération alimentaire ni le loisir de la prédation et de la génération sexuelle, ni production ni reproduction; le travail est aussi conservation et protection. Le travail est l'origine du capital et non l'inverse. Qui dit travail dit division du travail : il y a division sociale du travail entre les générations (les parents et les enfants) et entre les classes, ainsi qu'entre le travail manuel et le travail intellectuel.

Mais la division originaire du travail est sexuelle : la division sexuelle du travail est primitive et elle se maintient dans les sociétés dites modernes; très généralement, ce sont les femmes qui prennent soin des enfants (à la maison) et qui les éduquent (à la maison et à l'école) : il y a beaucoup plus d'institutrices que d'instituteurs, tout au moins en Occident. Cela ne veut pas dire que la division sexuelle du travail est naturelle; elle est déjà culturelle; c'est-à-dire qu'elle implique des rapports de pouvoir et de force, des relations de domination et de soumission : la division sexuelle du travail est sexiste. Sans doute que ce sexisme s'est accentué avec la domestication et l'élevage, avec l'agriculture et l'esclavage ou le servage; peut-être qu'il s'est amoindri avec le salariat...

Sauf exceptions et dans une sorte de chasse à courre, la chasse est un métier ou une activité qui revient aux hommes; la chasse est centrifuge, même quand elle implique l'usage de pièges ou de trappes. La cueillette, elle qui revient surtout aux femmes, est centripète, le centre étant le camp, le campement, la demeure, l'habitation, le logis, la maison. Mais rien n'interdit que les hommes ne participent à la cueillette et au charognage et que les femmes ne contribuent à la chasse au petit gibier et même au gros. Quand la cynégétique a pour proies d'autres humains, la chasse devient le meurtre ou la guerre; la chasse est l'ancêtre de la guerre et du sport. C'est ainsi qu'une société de chasseurs-cueilleurs ou de fouilleurs peut se transformer en société de guerriers; c'est pourquoi il vaudrait mieux parler de société de prédateurs (et de proies). La pêche -- pas la pêche à grande échelle, industrielle -- est selon toute vraisemblance une activité intermédiaire, mixte.

Parmi les hommes et parmi les femmes, il a sans doute aussi une division technique ou domestique du travail. Tailler la pierre exige autant d'habilité que de force; se servir d'une hache ou d'une lance aussi; donc, si le dimorphisme sexuel est plus accentué, cette activité devrait revenir aux hommes. Mais rien n'empêche que les femmes puissent être impliquées dans la fabrication des outils miniatures -- grâce à leur plus grande dextérité et à leur pouce plus opposé et donc plus flexible que celui des hommes -- et dans la sculpture (des statuettes), la gravure (des parois) et la peinture (des fresques). Sans doute cependant que la fabrication et le maniement des armes revenaient aux hommes, plus particulièrement à cause du tabou du sang [cf. infra]. La division du travail a pour principal objectif le partage de la nourriture entre la nature et la culture, entre les hommes et les femmes et entre les adultes et les enfants.

La loi



La loi (symbolique), c'est-à-dire le système ou l'institution des interdits et des rites ou des règles, est l'origine de la division du travail et de la parenté, de la société et de la culture. Il n'y a pas de loi sans langage; la loi est le nom conscient de l'inconscient : la loi du désir et le désir de la loi. Les lois juridiques (la légalité et la légitimité du droit régissant et réglementant la justice et la morale) procèdent de la loi symbolique. La loi est l'ordre des deux univers sémantiques : le désir de la loi (la transcendance ou la phylogenèse du principe de réalité) régit le sociolecte (l'univers collectif) et la loi du désir (l'immanence ou l'ontogenèse du principe de plaisir) régit l'idiolecte (l'univers individuel). La règle du sociolecte, qui est surtout conditionné par l'espace et par les valeurs d'univers, est l'interdit de l'inceste; la règle de l'idiolecte, qui est davantage conditionné par le temps et par les valeurs d'absolu, est l'interdit du meurtre. La valeur/valence Nature/Culture structure l'univers collectif et la valeur/valence Vie/Mort structure l'univers individuel. La valeur/valence sociolectale concerne la survie de l'espèce ou la reproduction par la parenté. La valeur/valence idiolectale concerne le sexe de l'individu ou la finitude par la sexualité. La famille et le milieu concentrent ou condensent les deux univers.

L'origine de l'interdit de l'inceste et de l'interdit du meurtre est l'interdit de l'infeste : le tabou du sang -- le langage et l'idéologie du sang. L'infeste, c'est l'inceste et le meurtre : c'est le sang que l'on partage (par et avec la mère) et le sang que l'on fait couler; c'est le sang de l'animal tué à la chasse et le sang d'un autre humain à la guerre; c'est le sang qui coule de la femme lors des menstruations (judicieusement appelées les règles) et lors de l'accouchement ou lors de l'excision; c'est le sang que l'homme fait couler de l'homme lors d'un rituel d'initiation comme la circoncision ou que l'homme fait couler lui-même de son sexe lors d'un rituel de propitiation comme la subincision, qui est peut-être aussi un moyne de contraception...

L'infeste, c'est le sang animal de la viande, le sang humain du corps ou des rites et des sacrifices et de ce qui en découle ou dérive : l'ocre rouge, la couleur rouge, le feu, l'eau, la sève, la salive, le sperme, le lait, les larmes, les sueurs, les rognures d'ongles, les cheveux ou la chevelure, les peintures faciales ou corporelles, le soleil, la maladie et la mort, ainsi que le rire [cf. Testart]. Le sang est à la fois force de vie et force de mort, principe femelle de vie et principe mâle de mort, pulsions de vie et pulsion de mort. Le sang est tabou et totem, sacré et profane, interdiction et transgression de l'interdit; le sang appelle la punition du transgresseur ou du violateur de tabou en même temps que sa célébration ou sa consécration, sa remémoration et sa commémoration. Le sang est la figure ou le représentant, le lieu-tenant, du complexe de castration [...]



Archéologie

L'archéologie est la science de l'archive et du document, de l'édifice et du monument. Ses artefacts ou ses témoins sont des fossiles qui, sauf périodes récentes, appartiennent au règne minéral et au règne animal, le règne végétal ne convenant guère à la fossilisation. À mesure que l'on recule dans le temps, au delà de l'âge du métal (or, fer, bronze, cuivre, etc.) et au delà de l'âge de la céramique ou de la poterie, et que l'on accède ainsi à la préhistoire et à l'âge de pierre, du renne et de la glace, les seuls objets qui restent sont des ornements (en ivoire ou en pierre) et des outils ou des armes sous forme de rudiments, sédiments, fragments; il y a aussi les os : crânes, mandibules, dents, bassins et membres ou parties de membres. C'est à l'archéologie et à la paléontologie que revient de déterminer l'origine animale de ces divers éléments.

La fouille archéologique, où la coupe horizontale (ou le nivelage) a remplacé la coupe verticale (ou le forage), est la recherche et la découverte de diverses couches stratigraphiques qui constituent une sorte de texte terrestre où la surface est plus jeune et la profondeur plus ancienne. C'est ainsi que se multiplient les témoins d'un long passé à jamais révolu : l'archéologie est l'histoire de la terre, non pas du globe, mais d'un des quatre éléments de la nature, les trois autres (le feu, l'eau et l'air) agissant sur lui. L'archéologie est une discipline qui se caractérise par l'accumulation, la collection et la thésaurisation de données ou de data dans des répertoires ou des musées; en ce sens, elle a un caractère anal, comme la sculpture et le modelage : les fossiles sont des "excréments" préservés et conservés. Mais l'archéologie a aussi un caractère oral, une vitesse orale : la vitesse de l'interprétation du matériau ou matériel et de la spéculation que cette matière suscite ou ressuscite.

Depuis une quarantaine d'années, l'archéologie préhistorique s'est beaucoup spécialisée et diversifiée comme science et elle s'est distinguée de l'archéologie égyptienne, classique ou médiévale (égyptologie, iconologie, iconographie, paléographie, sigillographie, emblématique, numismatique, etc.); elle fait donc appel à la botanique, à la climatologie et à toutes sortes de technologies on ne peut plus sophistiquées, surtout dans ses méthodes de datation autres que la stratigraphie ou le paléomagnétisme; mais ces méthodes relatives de datation sont souvent en désaccord avec les méthodes absolues : la radiochronologie (carbone 14°, potassium/argon, argon/argon), la thermoluminescence et la racémisation. Et les choses se compliquent encore davantage avec la biologie moléculaire et la génétique des populations : l'horloge moléculaire -- et il y en a probablement plus d'une -- ne tourne pas ou ne roule pas à la même vitesse que l'archéologie!

Paléoanthropologie

La paléoanthropologie est à l'anthropologie ce que la paléontologie est à l'archéologie; ce qu'il y a de commun à la paléontologie et à la paléoanthropologie, c'est une ontologie et donc une (méta)physique : la paléoanthropologie est l'ontologie ou la théorie de l'être humain préhistorique et de la préhistoire, même si les paléontologues et les paléoanthropologues s'en défendent; sa métaphysique est le paléohumanisme -- pour le meilleur et/ou pour le pire... Paléontologie et anthropologie, la paléoanthropologie s'est développée surtout depuis une trentaine d'années, grâce aux nombreuses découvertes en Afrique de l'Est et en Afrique du Sud dans les années 1970. Les principaux problèmes de la paléoanthropologie sont les suivants :

1°) la misère de la théorie (de l'évolution),

2°) la terminologie,

3°) la datation,

4°) la multiplication des (petites) histoires (modèles ou scénarios) et la raréfaction des (grands) récits.

La théorie néo-darwinienne de l'évolution est "miséreuse", en ce sens qu'elle n'a pas assez de constantes ou d'invariants et trop de variables; c'est ainsi qu'à chaque fois qu'il y a la découverte d'un nouveau fossile de calotte ou de mâchoire, la théorie est ébranlée ou remise en question par ses propres défenseurs; il manque toujours un fossile, «le chaînon manquant», pour expliquer et donner finalement raison à la sélection naturelle par l'adaptation à l'environnement : le plus apte est celui qui survit et celui qui survit est le plus apte! Or, la sélection sexuelle, chez Darwin lui-même, est déjà une épine dans le pied de la sélection naturelle, tout au moins chez les humains, car elle peut aussi bien être acquise (culturelle) qu'innée (naturelle); ou plutôt, la sélection sexuelle brouille les frontières entre la nature (animale) et la culture (humaine), peut-être même chez les chimpanzés et d'autres grands singes. La théorie est source de problèmes de méthodologie : dans l'analyse et l'interprétation des fossiles, les critères de définition et de distinction des restes d'animaux non humains et des restes d'humains varient d'un analyste à l'autre ou d'une école à l'autre, avec les plus grandes variations d'un continent à l'autre ou d'une langue à l'autre; par ailleurs, d'énormes difficultés subsistent quand il s'agit de déterminer s'il s'agit de deux espèces ou sous-espèces distinctes ou de deux individus de sexe différent : il y en a qui prétendent que Lucy était Lucien! C'est-à-dire que le dimorphisme sexuel est accentué ou minimisé dans l'évolution de l'homme. En outre, étant donné que les crânes, dans leur morphologie, différent beaucoup d'un individu à l'autre, au moins quantitativement, -- de là, les bêtises de la phrénologie --, on a multiplié les espèces d'hominidés : Orrorin tugenensis, Ardipithecus ramidus, Australopithecus anamensis, Australopithecus afarensis (Lucy), Australepithecus africanus, Australopithecus bahrelghazali, Australopithecus garhi, Kenyanthropus platyops, Paranthropus aethiopicus, Paranthopus boisei, Paranthropus robustus, Homo habilis, Homo rudolfensis, Homo ergaster, Homo erectus, Homo heidelbergensis, Homo neanderthalensis, Homo sapiens (ancien et actuel) [Coppens et Pick, 1]. -- Qui est humain parmi tous ceux-là?

Faute de constantes autres que morphologiques (anatomiques, physiologiques), la théorie s'embrouille dans la terminologie et elle lui substitue en même temps une numérotation que seuls les experts et les savants sont en mesure de vérifier ou les spécialistes d'infirmer ou de confirmer. Par exemple, il n'y a pas encore d'unanimité ni même de consensus au sujet d'Homo sapiens : est-ce une espèce autonome et indépendante ou comprend-elle deux sous-espèces? Homo neanderthalensis est-il une espèce d'Homo sapiens archaïque, une sous-espèce de la même espèce ou ni l'une ni l'autre? Quand Homo sapiens est-il apparu comme espèce (ou sous-espèce)? Quand et comment y a-t-il eu spéciation? Et même plus, il y a encore désaccord entre l'origine locale (africaine) de l'homme (la théorie dite de «L'arche de Noé») et l'origine muiltirégionale (la théorie dite du «Candélabre»). Enfin, on ne s'entend même plus sur la définition de l'espèce humaine ou du genre Homo, certains proposant de lui adjoindre les chimpanzés [Coppens et Pick, 2]!

Quant aux datations, elles sont extrêmement variables, selon les méthodes (relatives ou absolues), selon les perspectives (empiriques, expérimentales, positives ou spéculatives) et selon les points de vue (économiques ou politiques, idéologiques ou scientifiques, pratiques ou théoriques). Par exemple, pour la séparation du genre Pan (paninés) et du genre Homo (homininés), cela varie de cinq à huit millions d'années; pour l'apparition d'Homo sapiens (sapiens), cela va de cinquante à quatre cents mille ans. Tout cela est variable selon les définitions de l'homme, c'est-à-dire de la bipédie, de la dextérité, de l'organisation cérébrale, de la société, de la culture, du monde et du langage. Il y a ainsi deux ou trois tendances ou vitesses : repousser le plus loin possible dans le temps l'origine de l'homme pour ainsi démarquer davantage le genre Homo des autres primates et insister en même temps sur la lenteur graduelle de son développement ou la rapprocher pour alors discriminer le rapide Homo sapiens sapiens du lourdaud, l'Homme de Néandertal, et du genre Homo. Les datations sont aussi variables selon les classifications ou les taxinomies plus ou moins systématiques (synthétique, phylétique, cladistique), dans une forêt d'arbres, de clades, de réseaux, de rhizomes, de schémas, de diagrammes, de tableaux et de figures.

Étant donné la misère de la théorie, le flou de la terminologie et la faiblesse de la datation, il n'est pas surprenant que les petites histoires pullulent, fourmillent, grouillent -- comme dans les films de science-fiction! Il n'y a pas que les journaux pour annoncer que l'homme serait originaire d'Australie ou d'Amérique; il y a des généticiens. Ou il serait arrivé en Amérique il y a cinquante mille ans, avant d'aller en Australie, par la voie des mers; pourquoi pas? Il y aurait deux "espèces" humaines : une venue d'Afrique (Lucy, une Ève) pour aller en Asie et en Europe et une venue d'Asie, de Chine (l'Homme de Pékin, un Adam), pour aller en Australie et en Amérique [de Bonis]. Sans parler des autres conneries autour de l'ADN, des gènes et des mèmes!

Les Anglo-saxons sont forts en modèles, apprécient la ou le mode des modèles : formats et formules, équations et matrices; la formalisation, la prévision et la simulation sur ordinateur sont synonymes de scientificité : ce sont des critères de véridicité du savoir et de la science. Ce mode d'argumentation se double d'un style de rédaction qui fonctionne à la citation et au renvoi; les références, les dates et les noms propres prolifères entre parenthèses; étant donné que l'on lit surtout des articles plutôt que des ouvrages, il arrive que la bibliographie soit plus longue que le reste du texte. Comme jadis au Québec, à l'heure de gloire des Herbes rouges, les rédacteurs se citent et se récitent entre eux; ce qui donne l'impression au non-biologiste ou au non-paléoanthropologue de toujours lire le même livre, surtout en sociobiologie -- c'est au moins la preuve que les (socio)biologistes se lisent entre eux!... Par contre, dans bien des disciplines, comme en philosophie continentale, quand on lit un livre, on a l'impression que son auteur n'a pas lu les autres philosophes contemporains, qu'il les ignore ou les méprise. Les Continentaux ne se lisent guère entre eux, peut-être parce qu'ils lisent maintenant davantage les Anglo-saxons (la preuve en serait les deux briques de Coppens et Picq); c'est pourquoi ils préfèrent les scénarios, la scène des scénarios : les histoires littéraires ou cinématographiques -- au nom de la vérité de la sapience et de l'art?

Préhistoire

La préhistoire, comme objet d'étude, se termine avant l'Antiquité égyptienne, grecque et amérindienne, avant la métallurgie et avant l'écriture (graphie). Après la fin des dernières glaciations et le début de la période du pléistocène supérieur il y a 12 000 années, débute le mésolithique, qui voit l'apparition du stockage, des sociétés de classes, de l'État et de l'économie de production proprement dite; c'est aussi l'époque de la domestication des plantes et des animaux, de l'horticulture et de l'agriculture (succédant à la cueillette) et de l'élevage (succédant à la chasse) : c'est le début de la sélection artificielle. Succède au mésolithique le néolithique, à l'Holocène (qui commence il y a 10 000 ans), il y a environ 6000 ans, où il y a apparition de la pierre polie, du modelage et de la poterie (la cuisson de la céramique est sans doute plus ancienne de 3000 années); il y a alors accentuation de la sédentarisation et donc transformation des modes et des styles de vie.

Le pléistocène (inférieur, moyen et supérieur) précède l'holocène et il a débuté entre 1 800 000 et 1 650 000 années; il succède au pliocène, qui a débuté il y a plus de cinq millions d'années. Selon que l'on caractérise l'ère quaternaire par les glaciations et par l'apparition des hominiens (homininés), cet ère débute avec le pliocène, qui n'est pas alors la fin de l'ère tertiaire, qui a duré environ soixante-dix millions d'années et qui a vu l'épanouissement des grands mammifères après la disparition des grands reptiles. Si le début de l'ère quaternaire correspond à l'apparition du genre Homo (habilis); alors le pliocène fait partie de l'ère tertiaire (ou cénozoïque : paléocène, éocène, oligocène, miocène); l'ère secondaire (ou mésozoïque : trias, jurassique et crétacé), où dominent les reptiles, a débuté il y a plus de 225 millions d'années et l'ère primaire (ou paléozoïque : cambrien, ordovicien, silurien, dévonien, carbonifère et permien), qui voit l'apparition des vertébrés aquatiques, a commencé il y a environ 575 millions d'années [Coppens et Picq, 1].

Il n'y a donc pas de préhistoire sans géologie ni non plus sans histoire de l'industrie ou des industries qui caractérisent l'âge de la pierre ancienne, c'est-à-dire le paléolithique, depuis presque deux millions d'années : le paléolithique inférieur (oldowayen à percussion dure, abbevillien, acheuléen), le paléolithique moyen (moustérien à technique Levallois) et le paléolithique supérieur (gravettien ou aurignacien à percussion tendre, châtelperronien, solutréen et magdalénien). Le moustérien et le châtelperronien sont partagés par l'Homme de Cro-Magon et l'Homme de Néandertal, dans une sorte de période de transition entre le paléolithique moyen et le paléolithique supérieur. L'industrie n'a presque pas changé pendant le million d'années de l'acheuléen jusqu'à l'apparition du moustérien il y a environ 150 000 ans. Ces industries ou ces techniques sont aussi les cultures de l'âge paléolithique, surtout au paléolithique supérieur, il y a 40 000 ans jusqu'au mésolithique.

La préhistoire, comme discipline scientifique, est impossible sans la géologie, l'archéologie, la paléontologie et la paléoanthropologie; mais elle n'a d'intérêt ou d'importance pour les sciences humaines que si elle a aussi pour objet la société et la culture, la religion (ou la mythologie et la philosophie) et l'art. Le paléolithique supérieur est marqué par une explosion créatrice (artistique et/ou religieuse), un changement de vitesse, sans précédent, tout au moins en Europe : modelages, sculptures, gravures, peintures succèdent, puis accompagnent les sépultures (apparues il y a 100 000 ans). Que l'art paléolithique (mobilier ou immobilier, rupestre ou pariétal) soit artistique ou religieux, qu'il soit culturel ou cultuel, qu'il soit un art ou un rituel, importe peu, car ces distinctions n'étaient certainement pas celles de l'homme du paléolithique, qui ne distinguait même pas la nature et la culture, pas plus que le mythe et le rite ou le tabou et le totem, et pour qui, donc, les fresques ou les frises des grottes ornées n'étaient certes pas de l'art (pour l'art).

Les cavernes que l'on qualifie de sanctuaires de la préhistoire étaient probablement le lieu et l'occasion de fêtes ou de sacrifices, de rites d'initiation ou d'interdiction, où le chaman ou le sorcier pouvait jouer le rôle d'officiant ou de transgresseur, mais où les spectateurs étaient aussi les ou des acteurs : peintres, modeleurs, sculpteurs, graveurs, danseurs, chanteurs et musiciens; sans doute que l'ocre ornait les peaux des célébrants autant que les parois des cavernes. Hommes et/ou femmes, vieux et jeunes, puceaux et/ou pucelles, initiateurs (adultes) et initiés (enfants ou adolescents).

La découverte et l'étude de l'art paléolithique (pariétal) est l'un des grands récits du vingtième siècle, avec le freudisme, le marxisme, le néo-darwinisme et peut-être le chomskysme. Pendant une cinquantaine d'années, la théorie de l'abbé Breuil a prévalu. En conformité avec l'ethnographie fonctionnaliste de l'époque, il s'agissait de contester l'idée ou l'hypothèse que l'art pariétal pouvait être de l'art pour l'art; il fallait donc lui trouver une fonction sociale (économique et religieuse, culturelle et cultuelle); de là, la théorie de la magie de la chasse, même si les animaux qui sont les plus représentés (cheval et bison, par exemple) ne sont pas les plus chassés (les rennes dont les restes ont été retrouvés dans les dépôts archéologiques). Il est pourtant vrai ou juste que, dans les sociétés primitives ou archaïques, les préparatifs de la chasse font appel à la magie et au sang, ou à ce qui le simule (l'ocre et les peintures du corps). La fertilité de la chasse est aussi la chasse à la fécondité.

Breuil a négligé les gravures au profit des peintures et il a ignoré les représentations qui n'étaient pas figuratives, c'est-à-dire tous les signes abstraits, qu'il a parfois interprétés comme concrets : comme cabanes, pièges, armes, etc. À la suite de Raphaël, Leroi-Gourhan a insisté non pas sur la fonction de l'art paléolithique mais sur sa structure; c'est pourquoi il s'est intéressé à la grammaire de l'ensemble des grottes considérées comme sanctuaires plutôt qu'à leur vocabulaire. De la structure ressort le symbole, comme chez Laming-Emperaire mais à l'inverse; c'est un symbolisme sexuel et duel autant par les représentations figuratives que par les représentations abstraites (phalliques ou vulvaires). La mort (l'homme, l'arme ou l'outil, la chasse, le centrifuge) s'y superpose à la vie (la femme, la grotte elle-même et l'ocre, la cueillette, le centripète).

Depuis, le travail gigantesque ou le récit monumental de Leroi-Gourhan a été fignolé, nuancé, contesté ou rejeté par Vialou, Clottes, Lorblanchet, Anati, etc. Vialou est plus relativiste que structuraliste et il répugne à généraliser, considérant qu'il y a de nombreuses variantes, variables ou variations régionales; il a pourtant poussé l'analyse des signes encore plus loin dans ses détails. Clottes endosse l'hypothèse psychédélique ou hallucinogène de Lewis-Williams. Lorblanchet est plus prudent, mais il est tenté de considérer l'art pariétal, tout au moins à Gargas, comme une archaïque langue des signes. Anati insiste sur le rapport entre l'art paléolithique et la religion et il interprète certains signes comme psychogrammes; comme Leroi-Gourhan et avec raison, il considère l'art pariétal comme un langage avec des styles, comme une écriture avant la lettre, comme une archi-écriture [pour tout cela, JML : «Le rythme de l'énoncé et le rythme de l'énonciation du dispositif pariétal dans l'art rupestre paléolithique» dans Le sujet, p. 131-145].

À la suite de Bataille et d'une ethnologie qui n'est pas structuraliste comme celle des Makarius, de Testart et de Guille-Escuret, il est possible de proposer un autre récit tournant autour du dualisme (entre les animaux, entre les hommes -- ou leurs signes -- et les femmes -- ou leurs signes -- et entre les humains et les animaux) et de la symétrie. Dans une grotte ornée, il y a d'abord projection imaginaire de l'humain dans l'animal et puis introjection symbolique de l'animal par l'humain; ce qui n'est en contradiction ni avec Breuil ni avec Leroi-Gourhan. L'animal est ensuite sexualisé et enfin individualisé; mais il n'y a pas individualisation de l'individu : il y a individualisation de la tribu représentée par son totem, auquel peut se substituer le chaman ou le sorcier. L'art paléolithique est donc inséparable du totémisme et du tabou qui l'accompagne : le tabou du sang ou l'interdit de l'infeste. Une fois la cérémonie ou la communion consommée, la déroute du principe d'individuation peut se communiquer, par contagion, à la chasse [...]

Éthologie

L'éthologie est l'étude du comportement animal et donc aussi des moeurs humaines; ses pionniers sont Darwin, von Uexküll, Lorenz, Morris, Goodall, Fossey, Chauvin, etc. Elle s'est d'abord intéressée aux animaux les plus primitifs pour ensuite surtout étudier les primates : tiques, insectes sociaux (abeilles, fourmis, termites), poissons, oiseaux, herbivores, carnivores, cétacés, babouins, gorilles, chimpanzés. Si on l'a souvent accusée d'anthropocentrisme, on pourrait peut-être maintenant parfois l'accuser de primatocentrisme... L'éthologie permet d'évaluer justement l'animalité de l'homme; ce qui ne veut pas dire que, s'il y a une nature humaine, elle soit réductible à l'animalité, car l'homme est un animal mais un animal parlant; c'est-à-dire que l'oralité de l'homme ne peut pas être mise entre parenthèses, réduite ou suspendue.

Généralement, les animaux d'une même espèce ne se tuent pas entre eux; ils ont des mécanismes instinctifs d'inhibition de leur propre agressivité. Il peut cependant arriver qu'un mâle meurt au combat pour une femelle ou des suites d'un tel combat. Il y a très certainement une part d'agressivité qui est naturelle, instinctive, génétique, ne serait-ce que dans l'accouplement ou dans la chasse (rudimentaire chez le chimpanzé); mais qui dit agressivité ne dit pas nécessairement agression, rapt, viol, meurtre. L'anthropophagie, qui apparaît comme l'ultime meurtre, n'a pas toujours été un crime dans certaines sociétés; sans doute qu'elle n'est possible que dans une sorte de "déspéciation" de l'autre, comme l'ont fait les nazis dans les camps de concentration.

L'homme ne naît ni bon ni mauvais : il naît avec ce que cela implique d'être et de désêtre ou de malêtre pour le parlêtre; il "nest" et il "nhait". C'est pourquoi l'éthologie ne peut fonder une éthique, même si la sociobiologie voudrait qu'elle en tienne lieu; mais il n'y a d'éthique que de la vérité du désir [Lacan]. Il n'y a pas d'éthique du savoir ou de la connaissance et de la science; mais il y en a une philosophie ou une morale et une déontologie. L'éthologie a tendance à valoriser la nature animale et à dévaloriser la culture humaine; or, ce qui est naturel n'est pas bon en soi, pas plus que ce qui est culturel -- de là, la justice, la loi, le droit. La valorisation de la toute-puissance de la nature a connu son apogée avec Sade!

Il demeure pourtant que l'éthologie a le très grand mérite de faire ressortir le comportement commun à l'homme et au chimpanzé, aux autres primates et aux autres mammifères; elle est donc la manière de déspiritualiser ou de désidéaliser le comportement humain, même s'il lui arrive de naturaliser même la morale [Wilson] et la religion [Boyer], voire la guerre [van der Dennen dans Maxwell], leur accordant ainsi une valeur adaptative, reproductive et sélective. L'éthologie est l'épine dorsale de la psychologie et de la sociobiologie de l'évolution, tandis que la génétique en est la cheville ouvrière. Lacan lui-même n'a pas été sans s'en servir avant de privilégier la topologie : n'a-t-il pas analysé les «animaux d'hommestiques»? Il a cependant fait remarquer que l'évolutionnisme n'est pas exempt de fondamentalisme ou de créationnisme, d'eschatologie ou de téléologie. Curieusement, il y a quelque chose de commun au christianisme et au néo-darwinisme : «Croissez et multipliez-vous!» -- même si les chrétiens se reproduisent moins que les musulmans...

Sociobiologie

Nul doute que la biologie est une science mieux assise que toutes les sciences humaines, la psychanalyse n'étant pas une science humaine mais une science subjective du sens : une ab-science plutôt qu'une contre-science. Avec la génétique des populations, la biologie devient une science physico-mathématique. La sociobiologie est la vérité de l'éthologie et de l'écologie et ainsi de l'économie de Malthus. La sociobiologie n'est pas ici distinguée -- à tort ou à raison -- de la psychologie de l'évolution, car elle est fondamentalement une psychologie : Hamilton, Williams, Trivers, Turke, Wilson, Badcock, Betzig, Cosmides, Hrdy, Tooby, Chagnon, Irons, Symons, Barkow, Ridley, etc. Sahlins a eu tort de négliger et de mépriser la sociobiologie il y a vingt-cinq ans, car elle s'est justement imposée depuis au détriment de l'anthropologie culturelle et elle s'est proposée dans toutes sortes de domaines : droit, morale, éthique, esthétique, économie politique, histoire, sociologie, psychologie, psychiatrie, études religieuses, primatologie, linguistique, épistémologie, dont elle prétend même disposer ou, tout au moins, à quoi elle s'oppose, n'en partageant pas le point de vue.

Issue de l'étude des insectes sociaux, la sociobiologie est basée sur le déterminisme génétique ou sur un tel adaptionnisme : ce sont les gènes, et non les individus et les espèces, qui se reproduisent. Un organisme est donc réductible à son génome et le métabolisme (anabolisme et catabolisme) y est marginalisé ou minimisé. Pour assurer la survie et la reproduction de ses gènes, le survivant est celui qui sait s'adapter. L'adaptation est la clef de la sélection naturelle. Entre les gènes (comme entre les bactéries, les virus et les parasites), il y a compétition, lutte pour la survie du plus apte; ce conflit se retrouve même au niveau du sperme : il y a un combat entre les spermatozoïdes -- certains sont des "kamikaze", d'autres sont difformes ou déformés -- pour les ovules. La compétition ou la guerre du sperme chez l'homme conduit à des éjaculations plus abondantes et à de plus gros testicules; l'orgasme de la femme, s'il est mieux synchronisé avec l'éjaculation, conduit à la rétention du maximum de sperme et ainsi à une éventuelle fécondation. L'adultère, surtout l'adultère de la femme, favorise la reproduction, comme -- paradoxalement -- la masturbation, selon Baker et Bellis : l'onanisme est considéré comme une stratégie mâle pour augmenter l'aptitude ou la santé du sperme sans en augmenter la quantité dans le vagin de la femme...

Au niveau de la sélection sexuelle, l'homme et la femme n'ont pas les mêmes stratégies, car la reproduction est beaucoup plus coûteuse pour celle-ci que pour celui-là : non seulement elle doit porter l'enfant pendant neuf mois, mais elle doit généralement l'élever plus ou moins seule. Sa stratégie est donc qualitative; celle de l'homme est quantitative : il y a eu des empereurs qui ont eu des harems de milliers de femmes! Le sexe et le pouvoir sont étroitement reliés; c'est ainsi que les hommes riches épousent de belles jeunes femmes pauvres à la taille fine ... La femme est donc plus sélective dans le jeu de la séduction et dans ses choix, qui sont plus coûteux; il en est de même d'autres femelles comme la paonne, qui choisit le paon qui a la plus belle queue, sans doute parce qu'il a moins de parasites qui le rongent [Ridley]. La santé, la beauté -- de la couleur de la peau et des cheveux aux mensurations -- et la jeunesse sont des facteurs de sélection sexuelle; c'est ainsi qu'une femme a avantage à avoir un mari riche et un amant viril : un pourvoyeur de soins et un pourvoyeurs de gènes [sic].

Pour la sociobiologie, divers comportements qualifiés de psychologiques ou de socio-historiques ont une base génétique : l'autisme, qui est un désordre génétique parmi d'autres troubles de langage; le népotisme, qui favorise la parenté (la sociobiologie ignorant ou négligeant que dans nombre de sociétés humaines dites primitives, la parenté n'est pas génétique mais généalogique); l'altruisme dans diverses situations de danger ou de coopération, qui prend plus ou moins la forme de l'opportunisme "donnant donnant"; la jalousie, qui amène l'homme à s'accaparer une ou des femmes dans le but du succès reproductif; le vagabondage sexuel qui favorise aussi l'insémination; l'anorexie sexuelle, qui permet d'avoir l'air nubile et d'attirer les hommes, la sélection sexuelle se substituant ainsi à la sélection naturelle, puisque l'anorexique est généralement frigide et stérile; et l'interdit de l'inceste, qui est confondu avec l'évitement de l'inceste (qui existe chez des animaux non humains); sans parler de la morale et de la religion. Pour la métapsychologie, l'anorexie est un désir hystérique d'insatisfaction : l'anorexique ne mange pas pour se garder en appétit, c'est-à-dire en état de désir; elle ne jouit que de son insatisfaction; quant à la jalousie amoureuse ou haineuse, hétérosexuelle ou homosexuelle, elle est d'essence paranoïaque...

Alors que l'anthropologie culturelle avait réduit la nature humaine pratiquement à zéro, la sociobiologie tord le bâton dans l'autre sens et elle réduit ainsi la culture à la nature. Alors que pour Lévi-Strauss, la nature est universelle et que la culture est individuelle, pour Tooby, la nature est universelle et individuelle, tandis que la culture est naturelle et spirituelle; la nature y est l'essence de la culture et la culture n'a plus d'existence.

Le rejet de la sociobiologie et de son écologie behavioriste a souvent lieu pour des raisons politiques ou idéologiques : elle a été associée à la droite réactionnaire, au racisme, au sexisme et à l'économie libérale. Cependant, à la fin du deuxième millénaire, elle a été récupérée ou accaparée par le marxisme et par le féminisme : par Chris Knight (sans doute un marxiste d'obédience trotskyste), Camilla Power et Ian Watts, en partie inspirés par Paul Turke et Robin Dunbar d'une part et par Friedrich Engels et Claude Lévi-Strauss d'autre part. La lutte des classes selon le marxisme est remplacée par la lutte des sexes et par un autre grand récit que voici :

Au début, les humains -- qui n'en étaient pas encore -- vivaient dans un monde dominé par les hommes, qui profitaient et abusaient des femmes; cette lutte ne pouvait mener qu'à la disparition de l'espèce. Il a donc fallu une «révolution symbolique» ourdie par le "prolétariat" des femmes contre le "patronat" des hommes et qui a consisté en la «grève du sexe», la grève des soeurs, par la synchronisation des menstruations : les femmes auraient synchronisé leurs menstruations autour de la nouvelle lune, étant alors interdites et parfois recluses à cause du tabou du sang, et elles auraient été disponibles et fécondes autour de la pleine lune, qui aurait été l'occasion des réjouissances et de l'échange du sexe contre la viande rapportée par les chasseurs : mais que peut bien représenter, signifier ou symboliser la viande à part la nourriture si ce n'est le phallus?... Cette forme de prostitution aurait été accompagnée de la division sexuelle du travail, de l'exogamie et du totémisme. Il y est donc postulé la connaissance du lien entre les menstruations, la lune et la marée et entre l'accouplement et l'accouchement, autrement dit la (re)connaissance de la paternité. Mais, tout au moins jusqu'en 1984, la science pouvait prouver génétiquement qu'un homme n'était pas le père; mais elle ne pouvait pas encore prouver qu'il l'était...

Le tabou du sang -- ou l'idéologie du sang, selon Testart, le langage du sang : les menstruations comme règles (selon deux acceptions du terme) -- est donc l'interdit fondamental et fondateur de la société humaine et de la culture. C'est une culture où le choix des femmes prédomine et qui a été rendu possible par un événement, qui a pu se répéter : la grève du sexe. Avec la perte de l'oestrus -- qui n'est peut-être pas l'exclusivité des femmes --, elles ont appris à cacher leur disponibilité et à ainsi manipuler les hommes; la manipulation et la déception qui en résulte sont des facteurs d'évolution de la culture. Elles ont même appris à amplifier le tabou du sang réel par le tabou du sang artificiel : l'usage répandu de l'ocre rouge en ferait foi, parmi d'autres stratégies comme les peintures du corps lors des voyages de chasse ou des cérémonies des fêtes et les vêtements ou les ornements. En aurait alors résulté un système binaire à la Lévi-Strauss autour de l'inviolabilité des menstruations, où s'opposent le croissant (actif) de la lune et le décroisant (passif) de la lune : les signaux forts et les signaux faibles, la réclusion et la disponibilité, le monde d'ailleurs et le monde d'ici, la nuit et le jour, l'humide et le sec, le saignant ou le cru et le cuit, la faim et le festin, le tabou de la chair et le totem de la chair, la production et la consommation, la parenté et l'affinité, l'inversion des sexes et la polarité hétérosexuelle, l'animalité et l'humanité [Knight; Knight, Power et Watts]. De la nouvelle lune à la pleine lune, comme de l'accouplement à l'accouchement, il y a accélération de la vie.

Il y a là -- malgré le refus d'en convenir de part et d'autre de la théorie de l'évolution, de la sociobiologie de l'évolution à la psychologie de l'évolution en passant par l'écologie du comportement -- une téléologie : c'est la téléologie hystérique de la reproduction à tout prix dans une amplification de la phylogenèse et du génome. Or, si la copulation a lieu en dehors des périodes d'ovulation chez d'autres singes que l'homme, ne serait-ce que chez le bonobo, voire chez d'autres mammifères, la fécondation ne saurait être le (seul) but de la sexualité; c'en est un effet, comme les menstruations, dont la synchronie (hystérique, selon Freud) peut très bien avoir lieu à la pleine lune plutôt qu'à la nouvelle lune et le retour des chasseurs-prédateurs ne pas coïncider avec la lumière de la pleine lune et avec la fertilité des fécondes cueilleuses ou avec le croissant fertile...

Métabiologie

La (socio)biologie, de la biothechnologie à la bioéthique, roule à une vitesse hystérique ou maniaque, féministe ou optimiste; c'est la vitesse hystérique d'une théorie maternelle de l'évolution ou de la nature : la vitesse de la mère. La (méta)biologie, elle, roule à une vitesse obsessionnelle ou paranoïaque, machiste ou pessimiste; c'est la vitesse obsessionnelle d'une théorie paternelle de la ponctuation ou de la culture : la vitesse du père. C'est là le grand récit de la métapsychologie que voici :

L'origine (la naissance, l'émergence, l'apparition) du langage est l'origine de l'homme; c'est une origine sans absolu commencement, une origine qui est répétition : éternel retour. Cette origine est reliée à un événement historique ou mythique qui est irréparable et imparable : la fondation de la paternité; c'est-à-dire le meurtre du père de la horde primitive, meurtre commis en commun par la bande de frères mais pour la troupe des soeurs. Ce père devait parler et connaître le secret de la paternité -- sa parole et son savoir ne sont certes pas étrangers à la vérité du meurtre --; mais il n'était pas père avant d'être mort : le père est un père mort (symbolique, dans la conception de Lacan). Pour la métapsychologie, la connaissance ou la reconnaissance de la paternité, soit du lien entre l'accouplement et l'accouchement, ne va pas de soi : c'est une présomption de paternité. C'est le meurtre du père parlant et savant -- d'un dieu ou de Dieu [cf. Knight lui-même à la fin de Dunbar, Knight et Power] -- qui est la (re)(con)naissance de la paternité, dans l'affect, qui est la source du sentiment de culpabilité fondateur de l'humanité. Ce sentiment (inconscient, ignorant) est à la racine de l'ambivalence entre l'amour et la haine pour le père-modèle et le père-rival et l'origine de l'angoisse qui conduisent à l'interdit de l'infeste, c'est-à-dire au tabou ou au langage du sang : du sang menstruel (maternel) et du sang criminel (paternel), du sang des menstruations de la femme et du sang de la viande (la proie du chasseur ou le chasseur -- le père -- lui-même proie). -- Le tabou du sang a sans doute quelque lien (vertical) avec la perte de la sensibilité de l'odorat, avec le fait que les femmes ont plus de nez que les hommes, surtout quand elles sont menstruées : est-ce parce que, dans la cueillette, elles étaient plus proches du sol, de la terre, des odeurs et des senteurs des saveurs?...

Le tabou du sang menstruel conduit à l'interdit de l'inceste et le tabou du sang criminel conduit à l'interdit du meurtre. Dans l'économie de prédation, la prédation sexuelle, la reproduction par le sexe, exige l'exogamie et les relations duelles de parenté; la prédation alimentaire, la "production" de la nourriture, exige le totémisme et la division sexuelle du travail. C'est ainsi qu'il y a échange : échange des personnes, échange des biens et échange des paroles -- circulation et non libre-échange! La prostitution est l'échange des personnes et des biens; la domination est l'échange des paroles et des biens; la séduction ou la négociation est l'échange des paroles et des personnes avec un échange de regards... L'inceste et à la jalousie ou l'amour s'opposent à l'échange des personnes; l'avarice s'oppose à l'échange des biens; l'ignorance s'oppose à l'échange des paroles, comme l'intolérance de la guerre et du terrorisme.

Le fécondité de la reproduction et de la production, de la sexualité et du travail, qui ne va pas sans humilité ou soumission, sans servitude, est une fonction thymique qui concerne surtout l'échange des personnes; elle est donc assurée par la force de travail, par le peuple ou par la population en général : par la classe des gens d'affaires ou des artisans. La guerre, qui ne va pas sans fierté, est une fonction thymique et pragmatique qui concerne surtout l'échange des biens; elle est assurée par les militaires, par l'armée : par le corps des auxiliaires et des gardiens de la Cité, et elle provient de la chasse et se perpétue dans le sport. La souveraineté est une fonction thymique, pragmatique et cognitive qui concerne surtout l'échange des paroles (savoir, devoir, pouvoir, croire); elle est donc assurée par le Clergé ou par l'État : par la classe délibérante des sages et des philosophes. Ces trois fonctions correspondent respectivement aux trois principes qui composent l'âme, selon Platon : le principe conpuscible (l'imagination), le principe irascible (la sensibilité) et le principe rationnel (l'entendement et la raison)... Le totémisme est un pré-droit, une pré-religion, un pré-art, dont sont issus les mythes et les rites, c'est-à-dire la culture par le récit lui-même (le rêve, la fête, le culte, le sacrifice), qui est le plus grand des récits et dont sont tributaires l'économie de production, les sociétés de classes, les Etats, la famille, le droit, la technocratie, la technologie et la biotechnologie [...]

L'enfance de l'humanité a eu lieu en Afrique, qui a été le lieu du meurtre du père et donc du refoulé; a suivi l'époque de l'"anarcat". La latence de l'humanité a eu lieu en Océanie, qui a été le lieu du mythe et donc du refoulement du meurtre par la (dé)négation de la paternité qui caractérise encore les tribus aborigènes de ce continent; pendant les glaciations, cela a pu être l'époque du matriarcat. La puberté de l'humanité a commencé en Europe et s'est poursuivie en Amérique, qui ont été le lieu du rite et donc du retour du refoulé; c'est encore l'époque du patriarcat.

Ce qui échappe totalement à la sociobiologie, le fantasme et non l'orgasme -- et il n'y a pas d'orgasme sans fantasme, tout au moins chez l'hystérique --, est le moteur de la métapsychologie; ce qui manque à la sociobiologie, c'est une théorie du fantasme -- sans doute à cause du fantasme hystérique du regard qui l'habite et l'abrite -- et une théorie du désir et de la pulsion : elle préfère, comme William James, multiplier les instincts, autrement dit les pulsions de vie. Or, ce qui fonde la métapsychologie comme métabiologie, c'est la pulsion de mort, autant au niveau phylogénétique qu'au niveau ontogénétique, surtout à ce dernier niveau où il y a le fantasme originaire de la scène primitive -- fantasme de meurtre du père et d'inceste avec la mère. Pour Reik et Roheim, toute la culture est ainsi fondée sur la pulsion de mort et la compulsion de répétition qui l'accompagne, compulsion qui est proprement animale (catabolique, destructrice ou réductrice, dévoratrice).

La pulsion de mort est donc métapsychologique et métabiologique; elle abolit les frontières entre la vie et la mort, entre la nature et la culture, entre l'inné et l'acquis, l'inné (dans la phylogenèse) étant lui-même acquis (dans l'ontogenèse) : selon Garstang (en 1922), l'ontogenèse ne récapitule pas la phylogenèse, tel que le croyait encore Freud à la suite de Haeckel, elle la crée [Studdert-Kennedy dans Knight, Studdert-Kennedy et Hurford]. Anorganique, la pulsion de mort n'est peut-être pas surtout inorganique, c'est-à-dire retour à l'inertie de la matière ou du règne minéral, mais davantage détour par le règne végétal et le règne animal, dans la maladie et l'épidémie, dans l'égoïsme et la perversion, dans le sadomasochisme et le pessimisme, dans le racisme et le terrorisme, dans le meurtre (suicide, homicide, fratricide, infanticide, matricide, parricide, régicide) et la guerre. Les pulsions de vie (moi, conservation) s'étayent dans la sexualité, dans la bisexualité; la pulsion de mort s'étaye dans la misexualité (la transsexualité, par exemple, ou l'autosexualité); mais cela ne veut pas dire que la pulsion de mort n'est pas libidinale, sexuelle : elle l'est d'autant plus, mais dans sa poussée, elle substitue l'effet (la mort) au but (la vie) et elle constitue ainsi la source en objet ou en sujet. Les pulsions de vie sont pulsions (transitives) d'avoir; la pulsion de mort est pulsion (intransitive) d'être -- de là, le parlêtre, le malêtre et le désêtre...

Amplification de l'ontogenèse, la métabiologie ne saurait négliger l'organisme, qu'elle l'identifie ou non à l'individu : ce qui importe davantage que l'individu, c'est le sujet, c'est le principe d'individuation; c'est le sujet qui, dans sa souveraineté, occasionne la déroute ou la chute du principe d'individuation. Étant donné que le fantasme, c'est-à-dire l'imaginaire, échappe inévitablement à la sociobiologie, la métabiologie privilégie le monde de la subjectivité sans négliger l'objectivité du monde : le monde de l'objectivité ou la science n'épuise pas la subjectivité du monde ou l'art; justement parce que le sens est homme, langage et monde. Comme il y a triple articulation du sens, il y a triple articulation de la subjectivité : entre l'imagination, l'entendement et la sensibilité ou entre la proprioceptivité (du sens intime), l'intéroceptivité (du sens interne) et l'extéroceptivité (des sens externes); il y a aussi triple articulation du langage : entre l'énonciation, la signification et la communication ou entre la parole (le dire), la langue (le dit) et le discours (l'inter-dire).

La métabiologie est la relève, la refonte ou la "défonce" de la métapsychologie; elle en est le changement de vitesse, en distinguant deux vitesses : la vitesse hystérique et la vitesse obsessionnelle. L'hystérique, qui n'a pas de mémoire (à cause du refoulement du sentiment de culpabilité), vit toujours en retard; c'est pourquoi il est un pervers. L'obsessionnel, qui a trop de mémoire (à cause de la fixation au sentiment de culpabilité), vit toujours en avance; c'est pourquoi il est un législateur. Les deux peuvent être des transgresseurs, l'hystérique transgressant l'interdit de l'inceste au niveau de l'univers collectif et de la prédation alimentaire et l'obsessionnel transgressant l'interdit du meurtre au niveau de l'univers individuel et de la prédation sexuelle... La différence ou la vitesse sexuelle se situe davantage entre l'obsessionnel -- et ses raccourcis répétés : peu de mots pour beaucoup de choses -- et l'hystérique -- et ses longs récits : beaucoup de mots pour peu de choses -- qu'entre l'homme et la femme ou qu'entre l'hétérosexuel et l'homosexuel; c'est pourquoi la différence sexuelle est symbolique.

Alors que la sociobiologie privilégie la norme, la normalité, la convenance, l'avantage, l'adaptation, la métabiologie affronte et confronte le crime, le meurtre, la délinquance, le désavantage, la mésadaptation. La métabiologie est à la sociobiologie ce que le calcul de la limite (Freud) est à la limite du calcul (Malthus). La métabiologie insiste autant sur la lutte des pères (la lutte des générations, la lutte des générations étant la lutte des fils contre les pères et des filles contre les mères et vice versa dans la sélection sexuelle, et la lutte des classes) que sur la lutte des mères (la lutte des sexes dans la sélection naturelle et la sélection sexuelle et la lutte des langues). La lutte des pères conduit à la lutte des pays ou des États; la lutte des mères conduit à la lutte des patries ou des nations. Il arrive que la lutte des pères et la lutte des mères se croisent; il arrive aussi que la lutte des pères et des mères soit la pire des luttes!...

-- Selon D'Arcy Thompson et Ian Stewart, la vie ne serait pas biologique mais bio-mathématique (géométrique) ou physico-mathématique (biochimique); mais, en son essence (anorganique et non inorganique ou organique)), la vie est métabiologique : comme l'essence de la technique n'est pas technique [Heidegger], l'essence de la vie (humaine) n'est pas biologique, génétique, mais généalogique!

Linguistique

La linguistique scientifique est apparue au XXe siècle en Europe avec Ferdinand de Saussure, le fondateur de la linguistique structurale. Le langage avait pourtant été jusque-là l'objet de plusieurs disciplines : la philosophie grecque, qui a conduit à la dialectique, à la rhétorique, à la poétique et à la stylistique; la philosophie de l'esprit, qui a conduit à la logique (syntaxe, sémantique et pragmatique); la philologie, qui pratique surtout l'exégèse; l'ethnologie, la sociologie et la psychologie; la phénoménologie et la psychanalyse; la grammaire grecque, la grammaire latine, la grammaire médiévale, la grammaire humaniste ou classique, mais surtout la grammaire comparée ou la linguistique historique. Le structuralisme se démarque du comparatisme; celui-ci est fondé sur la phonétique : il existe des lois phonétiques nécessaires qui expliquent les changements d'une langue primaire à une langue dérivée, par exemple de l'indo-européen au sanscrit, au grec et au latin et du latin au français, etc. Mais la phonétique n'est pas de la linguistique; c'est une science qui relève de l'acoustique et donc de la physique d'une part et de la physiologie et aussi de la neurologie d'autre part.

Pour le structuralisme, la linguistique est fondée sur la phonologie, qui s'oppose ou dispose du phonétisme ou du comparatisme du signe et du sémantisme ou du logicisme du référent. Le comparatisme a pour objet (historique, diachronique) la substance (écrite) de la langue; le structuralisme a pour objet (théorique, synchronique) la forme (parlée) de la langue. La linguistique (structurale) est fondée sur le concept scientifique de langue. La langue comme forme et comme structure est un système de règles et de lois grammaticales ou de contraintes qui génèrent du sens; c'est un schéma, une structure schématique; elle est une forme impliquant des différences ou des valeurs.

Nombreux sont les domaines linguistiques : grammaire comparée, dialectologie, ethnolinguistique, sociolinguistique, psycholinguistique, neurolinguistique, pathologie du langage, didactique des langues ou linguistique appliquée, traduction et génétique des populations. Au sein de la linguistique elle-même, entendue comme science du langage appréhendé à travers les langues naturelles selon Culioli, il y a beaucoup d'écoles ou de courants; mais il existe un clivage entre la linguistique européenne et la linguistique américaine. La linguistique européenne est représentée par la linguistique structurale : la linguistique sémiologique (Saussure, Bally), la linguistique phonologique (le Cercle de Prague, Jakobson, Troubetzkoy), la glossématique (le Cercle de Prague : Hjelmslev, Brondal), la psycho-maécanique ou la psycho-systématique (Guillaume, Moignet, Pottier, Martin, Joly, Kleiber); par la linguistique fonctionnelle (Martinet, Mounin); par la linguistique énonciative (Benveniste, Culioli); par la sémantique interprétative (Rastier); par la praxématique (Lafont). La linguistique américaine comprend la linguistique ethnologique (Boas, Sapir, Whorf), la linguistique distributionnelle (Bloomfield, Harris), la grammaire générative (Chomsky, Jackendoff; Ruwet et Milner en France), la grammaire cognitive (Langacker, Lakoff) et la pragmatique (Searle à la suite d'Austin et de Morris).

La grammaire générative, en ses multiples variables, variantes ou variations, est très évidemment l'école dominante en Amérique du Nord; elle a aussi fait des percées en Europe, encore très fidèle à la grammaire comparée ou à la linguistique historique. Il est vrai que Chomsky s'est réclamé de la linguistique cartésienne, c'est-à-dire de la grammaire de Port-Royal; mais à part cela, la grammaire générative semble complètement ignorer la linguistique européenne du XXe siècle. Pourtant, cette dernière n'a pas manqué de tenir compte de la première, Culioli parmi bien d'autres. Il est très peu probable qu'un seul courant linguistique détienne le monopole de la vérité sur la langue et le langage, ni même que la linguistique soit la seule discipline qui ait voix au chapitre. Certes, il ne peut pas y avoir d'histoire du langage sans théorie de la langue; mais il ne peut pas non plus y avoir d'histoire des langues sans théorie du langage. Le problème qui a fait l'objet de nombreuses recherches et de nombre de travaux jusque vers la fin du XIXe siècle a été l'origine du langage; il a été refoulé pendant presque un siècle; mais il refait surface, à la suite du générativisme et de l'évolutionnisme.

Le langage n'est pas la langue ou une langue : les langues, comme idiomes, se sont diversifiées il y a environ 60 000 années, quand l'homme a conquis l'Océanie; plus tard surtout, il y 10 ou 12 000 années, en Europe, avec les langues indo-européennes. Le langage est la ponctuation du monde par l'homme et de la vie par le corps; c'est la ponctuation du sens de la vie. Le langage est la faculté, la capacité et la propriété de la parole. Le langage est l'essence de l'homme : il n'y a pas d'homme sans langage; l'homme est l'animal parlant. L'homme, c'est l'Homo sapiens; il n'y a plus lieu de parler de l'Homo sapiens sapiens, puisque l'Homo Neanderthalensis était sans doute une espèce différente, avec une gestation plus longue, moins de néoténie et une enfance plus brève, peut-être aussi inapte à la nage comme les autres anthropoïdes; les deux espèces ont cohabité pendant environ 100 000 ans, jusqu'à il y a 35 000 années : ce ne sont donc pas deux sous-espèces, l'interfécondité étant la «caractéristique la plus fondamentale des espèces» ou l'incompatibilité reproductive étant la limite entre les espèces [Tattersall]. L'Homo sapiens est apparu il y a environ 125 ou 150 000 années en Afrique du Sud ou de l'Est, avant de se disperser au Proche-Orient; c'est donc dire que la spéciation de l'espèce humaine n'a pas eu lieu avec les autres espèces d'hominiens : Australopithèques, parantrhopes, Homo habilis, Homo erectus, Homo ergaster, Homo heidelbergensis, ou Néandertaliens. Ce n'est pas parce que l'Homo habilis avait la capacité cérébrale de parler qu'il parlait, ni non plus l'Homo erectus en Asie ou l'Homo ergaster en Afrique.

L'origine du langage et donc de l'homme (Homo sapiens) est problématique et hypothétique, spéculative et controversée, peut-être indécidable plutôt qu'infalsifiable ou que falsifiable :

1°) Il s'agit d'une mutation, le langage étant un véritable organe [Chomsky, Bickerton]; cette mutation aurait eu des conséquences physiologiques comme la réorganisation du cerveau et la descente du larynx; mais les mutations sont rarement fertiles ou productives et la question demeure : quand aurait eu lieu cette mutation, avec l'Homo habilis ou l'Homo sapiens?

2°) Pour la théorie néo-darwinienne ou synthétique de l'évolution, le langage est l'adaptation graduelle du comportement humain à l'environnement sous la pression de la sélection naturelle : c'est un instinct [Pinker]; en d'autres mots, la bipédie est l'origine d'un gros cerveau et le cerveau est l'origine du langage : c'est la règle de trois.

3°) Pour d'autres partisans ou artisans de la même théorie, mais avec des (pré)occupations sociales, politiques ou idéologiques (socialisme, libéralisme, féminisme), le langage est une institution, c'est-à-dire une invention ou une innovation de l'homme sous la poussée de «l'intelligence sociale» : les grands groupes de prédateurs s'adaptent avec un plus gros cerveau et un plus petit système digestif, car le cerveau consomme beaucoup d'énergie, et en résulte le langage [Dunbar]; avec le même fonctionnement ou le même mécanisme (le cerveau), il y aurait une nouvelle fonction, le langage favorisant la rapidité et l'efficacité de la communication ainsi que la cohésion sociale par la transmission de l'information; l'intelligence sociale comprend l'ensemble des rapports sociaux chez les primates : la chasse, le partage de la nourriture, le toilettage, la sexualité, la prise en charge des enfants, la division sexuelle du travail et l'altruisme (génétique ou cognitif et non personnel, professionnel, intellectuel ou sexuel); l'intelligence sociale est donc essentiellement dialogue, commérage, avant d'être monologue (intérieur), soliloque; or, n'importe qui peut s'exclure de la première personne du pluriel, sauf celui qui l'emploie et qui peut être le seul du groupe usant du "nous" de majesté, le père souverain : n'importe quel "je" peut s'exclure du "nous" et dire "vous"...

4°) Pour ceux qui se démarquent ou s'éloignent de la théorie synthétique de l'évolution, le langage n'est pas une adaptation graduelle ou continue de l'évolution par la sélection naturelle; s'il n'avait été qu'une adaptation, le risque d'extinction aurait été trop grand; si l'adaptation est l'ensemble des traits retenus par la sélection naturelle en fonction de la survie, l'aptation est l'ensemble des caractères utiles aux organismes et l'exaptation est l'ensemble des traits apparus dans un contexte (fonctionnement ou mécanisme de l'adaptation) mais qui, par aptation, servent à un autre usage (fonction) : le langage est donc une exaptation, comme les plumes de l'oiseau, qui avaient d'abord été une adaptation de la chaleur du corps à l'environnement avant de contribuer à l'émergence de l'aile dans la mécanique du vol, ou comme les mains de l'outil au piano [Gould, Tattersall]; avec cette exaptation, il y a continuité dans le fonctionnement ou le mécanisme (inné) mais discontinuité dans la fonction (acquise) : le langage est alors acquisition de la grammaire comme représentation et signification.

5°) L'origine du langage est irrémédiablement inséparable de la fondation de la paternité; le langage est ponctuation de l'univers : il est récit, dont le commérage n'est qu'une forme; de là, de ce «centre narratif de gravité», l'explosion de la création d'il y a 40 ou 45 000 ans!

Ces hypothèses ne sont évidemment pas incompatibles. Mais il est nécessaire d'aborder aussi autrement l'origine du langage articulé, c'est-à-dire de la langue parlée. Pour certains, cette origine est visuelle : c'est le geste (le toilettage) qui mène à la parole [Dunbar, Gibson]; pour Cassirer, c'est l'exclamation, c'est-à-dire l'interjection, qui est l'origine de la langue : c'est donc une origine auditive, comme chez Rousseau et Herder; pour Knight, il s'agit d'une protoculture prélinguistique (mimétique) faite de gestes, de danses et de chants qui est l'origine de la langue et d'une culture (mythique avant de devenir théorique et après avoir été épisodique, selon Donald). De cela ressort que ce n'est pas seulement le cerveau qui est à l'origine de la langue mais tout le corps (âme/chair/coeur), la latéralisation même du cerveau étant irréductible à la localisation cérébrale, les troubles du langage à l'appui.

L'âme est le canal primaire; c'est le sens des organes; les organes des sens sont les canaux secondaires, l'odorat, jadis central entre le toucher et le goût d'une part la vue et l'ouïe d'autre part, étant devenu pratiquement un canal tertiaire (à cause de la bipédie et du tabou du sang). Le corps (propre) est le sujet énonciatif. Il peut être sensible ou objectif (transcendant); il est alors le sujet pragmatique de la perception externe, le locuteur : c'est le sujet extéroceptif du contact (brut ou brutal). Il peut être organique; il est alors le sujet cognitif de la perception interne, l'observateur : c'est le sujet intéroceptif du regard (introspectif mais à distance). Il peut être originaire ou subjectif (immanent); il est alors le sujet thymique de l'énonciation, l'énonciateur et le co-énonciateur (et leur point d'indifférence) : c'est le sujet proprioceptif de la voix et du tact (schéma corporel et image du corps, chair et coeur)...

Pour la naissance et l'évolution de la langue parlée et la diversification des langues qui s'ensuit, il semble y avoir trois scénarios possibles :

1°) L'origine est unique : une protolangue se développe en langue et elle entre en contact avec d'autres protolangues qu'elle assimile ou colonise, mais qui peuvent l'influencer au niveau du vocabulaire (substrat); il y a alors colonisation ou substitution : acculturation.

2°) L'origine est multiple : chaque protolangue se transforme en langue d'elle-même et il y a alors divergence ou convergence entre les langues après.

3°) L'origine est unique mais répétitive : une protolangue se transforme en langue et elle entre en contact avec d'autres protolangues qui se transforment à leur tour en langues, qui peuvent à la limite réduire la langue première à un superstrat adoptant la (proto)langue seconde; c'est ce qui conduit à la diversification linguistique, depuis environ 15 000 ou 20 000 années, mais surtout depuis la fin des glaciations il y a 12 000 ans et le début des migrations indo-européennes ou autres.

La protolangue, selon Bickerton, correspond à la communication apprise d'un chimpanzé, au pidgin, à une langue seconde au début de son apprentissage et mal maîtrisée et au parler d'un enfant de moins de deux ans, c'est-à-dire avant la descente du larynx à l'époque du sevrage, un nouveau-né ayant la même glotte qu'un chimpanzé à la naissance; mais, chez le chimpanzé, elle ne descend jamais. Avant la protolangue, il ne peut y avoir que des interjections : des cris involontaires de douleur ou de plaisir et des cris volontaires d'appel ou d'avertissement comme chez le vervet, ainsi que des onomatopées motivées ou arbitraires, conventionnelles et variables d'une langue à l'autre, et des jurons.

Avec la protolangue, viennent les noms propres de langue et les symboles, qui ont une sémantique minimale mais pas de syntaxe structurée, la syntaxe n'étant alors que phonologique ou lexicale; elle est donc dominée par le vocabulaire. Après les noms propres, viennent les noms communs et les adjectifs; autrement dit, les lexèmes. Le verbe est la transition ou plutôt un saut -- s'il n'y a pas eu d'interlangue, comme le proclame Bickerton -- de la protolangue à la langue; c'est une sorte de catastrophe (au sens de Thom et non de Cuvier). Le verbe est le lien entre le prédateur et la proie dans le lacet de prédation; mais cela ne veut pas dire qu'il se situe nécessairement entre le sujet et l'objet : beaucoup de langues placent l'objet au début ou après le sujet et donc avant le verbe, car il arrive que dans le lacet de prédation le prédateur-sujet soit la proie-objet... Sans doute que les auxiliaires et les verbes irréguliers sont plus anciens que les verbes réguliers, tout au moins dans la langue française. Avec la langue comme système ou structure du langage, advient ou survient la grammaire, c'est-à-dire les morphèmes : les morphèmes de conjugaison, de déclinaison et de dérivation et les grammèmes (déterminants, pronoms, adverbes, joncteurs) -- tout au moins dans l'ontogenèse, sinon dans la phylogenèse.

Le langage n'est pas que verbal, n'est pas que la langue, car il y a communication sans langue, voire sans langage. Il existe des langages non verbaux : la langue des signes des sourds-muets, où il semble cependant y avoir double articulation, le morse, le braille, la langue tambouriné de la République centrafricaine du Congo, les drapeaux de la navigation, le code de la route, la fumée des Apaches, le siflo des Canaries, les langues verbales artificielles comme l'espéranto ou l'"europanto". Il y a d'autres modes de communication que le langage; il y a la communication animale ou le langage de l'animalité. Les animaux, dont l'homme, communiquent par signaux et par signes : les insectes sociaux (termites, fourmis, abeilles), par leur odorat; les oiseaux, par leurs chants (il n'y a que les mâles qui chantent, semble-t-il); les mammifères, par leurs cris et par leurs jeux ou par leurs regards, sans parler de leurs odeurs et des ondes qu'ils émettent (chauves-souris, éléphants, dauphins, baleines); les primates, par leurs cris, leurs jeux, leurs regards, leurs mimiques, leurs gestes, leurs postures, etc.

Cependant, il ne faut pas confondre le langage de l'animalité et l'animalité du langage, ni non plus l'oralité du langage, c'est-à-dire la parole ou la voix, et le langage de l'oralité, c'est-à-dire le parler ou la parlure. Le langage est affect et représentation : il est animalité et oralité. Le langage de l'animalité passe par le corps; l'animalité du langage, c'est l'âme comme canal primaire ou originaire. Le corps s'incarne dans le langage et le langage s'incorpore dans le corps (ou les trois corps). Le langage du corps comprend la gestualité, la théâtralité, la territorialité et la sexualité. La gestualité est kinésique ou kinesthésique; elle implique la musculature et l'équilibre, qui est réglé par l'oreille interne et donc par le tact; elle inclut la gestuelle, la gesticulation, les gestes, les mimiques, les postures, la marche ou la démarche, la danse, la natation, l'athlétisme, l'acrobatie, le contorsionnisme. La théâtralité, vocale sans être verbale, est prosodique, du cri au silence, de la mélodie à l'harmonie, du rythme au jeu, de l'humour à l'ironie, du mensonge à la séduction. La territorialité est proxémique; l'espace corporel (corps propre, schéma corporel et image du corps) s'entremêle avec l'espace territorial. La sexualité emmêle tout!

Le corps est parlé par et dans les proverbes, les dictons, les jurons, les expressions idiomatiques, les émotions, les passions et les euphémismes sexuels. Il l'est par l'intonation, c'est-à-dire par la mélodie, dont les quatre indices suprasegmentaux sont le fondamentale de la voix : la hauteur de la mélodie, le ton qui varie en fonction de l'énonciataire; l'intensité ou le timbre qui assure le tout de parole (garder, passer, donner, laisser la parole); la durée ou le débit qui mesure l'écart entre le penser et le parler; la pause-silence ou l'arrêt qui permet de résumer, de synthétiser ou de relancer après une transition [Morel et Danon-Boileau].

De l'animal à l'animal humain, il y a passage de l'embrayage au débrayage : les insectes sociaux sont surprogrammés; les animaux sauvages (de la jungle ou du cirque) et les animaux domestiques (du zoo ou de la ferme) sont programmés; les primates sont sous-programmés. Dans son apprentissage, de l'enfant à l'adulte, du corps (manger, s'agripper, s'accrocher, se traîner, grimper, marcher, lancer) à la parole (penser, parler, chercher, posséder), l'homme passe de l'être à l'avoir, du moi au monde, de la situation (présente) au site (absent) : il débraie. L'homme est un animal nécessairement embrayé qui est aussi débrayé. Ainsi y a-t-il des troubles de débrayage : les troubles de langage (la surdité, le mutisme, la dyslexie, le bégaiement), l'autisme (qui n'est pas un désordre génétique mais généalogique), le narcissisme et la psychose.

La triple articulation du langage inclut la double articulation (des phonèmes et des monèmes) et les deux axes de la langue. L'axe paradigmatique (ou vertical) est l'axe de sélection ou d'association; c'est l'axe de la similarité, du paradigme, de la métaphore et de la condensation; c'est l'axe qui conduit à la dérivation ou à l'intégration lexicale et à la dérivation morphologique, ainsi qu'à la description. L'axe syntagmatique (ou horizontal) est l'axe de la consécution ou de la combinaison; c'est l'axe de la contiguïté, du syntagme, de la métonymie et du déplacement; c'est l'axe qui conduit à la conjugaison et à la narration. Ainsi y a-t-il deux principes de classification : le principe métaphorique, qui distingue les parties entre elles et les compare, et le principe métonymique, qui inclut les parties dans le tout ou dérive les parties du tout ou le tout des parties selon «l'air de famille»... La triple articulation du langage s'incorpore dans la triple articulation de la subjectivité, qui s'incarne elle-même dans la triple articulation du sens (de la vie) entre l'homme (comme voix, regard et visage), le langage (comme énonciation, signification et communication) et le monde (comme vision, visée et vue : point de vue, image et paysage).

La parole est le sens de la vie et la vie du sens. Elle est sexuelle ou sexuée : les hommes parlent deux fois plus d'eux-mêmes que des autres, ils se vantent et se vendent, les compères; les femmes parlent deux fois plus que les hommes mais aussi deux fois plus des autres que d'elles-mêmes, elles annoncent et dénoncent, les commères. Les femmes souffrent moins des troubles de langage que les hommes : il y a moins d'aphasiques, de dyslexiques et de bègues chez les femmes que les hommes, peut-être parce qu'elles rient et sourient davantage [Dunbar]; peut-être y a-t-il aussi moins de gauchères que de gauchers -- cela reste à vérifier et à confirmer ou à infirmer. La parole est l'attachement à la langue maternelle entendue comme idiome et comme organe; c'est pourquoi le détachement de la langue maternelle, dans l'acquisition (l'apprentissage, la spécialisation et la traduction) d'une langue seconde, est aussi difficile -- et encore plus difficile pour les hommes que pour les femmes! Aussi faudrait-il apprendre à enseigner une langue étrangère, non pas à partir de la langue maternelle mais à partir du langage, en tenant compte du fait que les humains s'adaptent aux langues autant que les langues aux humains [...]



Politique

Il n'y a pas plus de science politique que d'art politique; mais il y a de la philosophie politique, qui peut prendre la forme de l'éthique et de la morale ou de la stratégie et de la tactique. Le clivage entre l'Occident et l'Orient est sans doute irréconciliable et irrémédiable parce que le premier vit d'une taxinomie thymique mais d'une axiologie véridictoire (par le droit et la guerre), tandis que le second (sur)vit d'une taxinomie véridictoire mais d'une axiologie thymique (par la religion et le terrorisme). Il y a mondialisation et globalisation dans une sorte d'empire dont l'empereur est un pays où se multiplient les conflits et les mouvements sociaux de toutes sortes et où règne le crime organisé. Le pouvoir se fait biopouvoir et la bioéthique autant que la biopolitique et la biotechnologie y contribuent: si la société d'hier peut parfois donner raison à la sociobiologie, la société d'aujourd'hui lui donne souvent tort : les femmes battues et les enfants tués par leurs parents n'ont certes pas pour cause la reproduction et la survie des gènes!

L'Université, l'alma mater qui est le produit de cette société, incapable qu'elle est d'assurer une quelconque souveraineté, est une institution aux prises avec la lutte des mères : il n'est pas insignifiant que des disciplines comme l'éthologie, la primatologie, la biologie, la psychologie et la sociobiologie de l'évolution aient été investies par de plus en plus de femmes, avec ou sans féminisme, qui est la relève de l'humanisme moribond. Qui dit lutte des mères dit lutte des sexes, mais aussi lutte des langues, des langues maternelles : il est indubitable que le succès de la théorie de l'évolution est inséparable de la langue anglaise; il n'y aurait pas eu de darwinisme et de néo-darwinisme si Darwin n'avait pas parlé et écrit en anglais, malgré la soi-disant neutralité et la pseudo-universalité de la science et même s'il est mal vu de l'affirmer. Les disciplines sont biaisées -- et baisées --par les langues!

Malgré l'épistémologie des paradigmes et des programmes de recherche et malgré l'épistémologie de la falsifiabilité, la science n'échappe pas aux frontières économiques, politiques, idéologiques et linguistiques : aux politiques linguistiques et historiques. C'est ainsi que quand on n'a pas d'histoire (autre que guerrière ou meurtrière) ou qu'on en a trop, il arrive que l'on fasse de la préhistoire, de l'anthropologie ou de la biologie; il arrive aussi que l'on passe de la politique à la science, du parti à l'université, de la lutte contre le père-culture à la lutte pour la mère-nature, comme les maoïstes français des années 1970... Il est significatif que Popper ait contesté la scientificité des grands récits : l'histoire ou le marxisme, la psychanalyse ou le freudisme et la théorie de l'évolution ou le darwinisme (il est revenu sur ses paroles pour l'histoire de la vie selon le néo-darwinisme). Il est aussi curieux que beaucoup, de Bickerton à Pinker, cherchent à concilier ou à réconcilier deux théories qui sont incompatibles, Darwin et Chomsky, mais que très peu tentent de soutenir deux théories qui sont compatibles, Darwin et Freud, tout au moins jusqu'à la pulsion de mort [Phillips]. Il est improbable que tout le monde se trompe, sauf un, que ce soit Darwin, Freud ou Chomsky! -- Le penser est une manière athée de croire en Dieu le Père...

L'un des effets d'institution de l'Université est justement la confusion du but et de l'effet, du vouloir et du pouvoir, du savoir et du devoir. Il y a des buts respectables qui ont des effets regrettables : les dites sciences de l'éducation, de la pédagogie à la didactique, par exemple. Il en sera de même de la biologie, si elle s'allie à la biopolitique, à la médecine et à la psychiatrie en vue d'une biotechnologie (dé)négatrice de la mort, l'Homo sapiens étant la seule espèce qui reste capable de faire face à la mort : (dé)nier le langage, la parole de l'inconscient ou lalangue (en un mot selon Lacan), c'est (dé)nier la mort! Cela tient d'une folie collective qui s'est jadis incarnée dans le christianisme (issu d'une folie individuelle : l'hystérie de Jésus ou l'obsession de Paul) et dans d'autres formes d'humanisme. Le clonage est la fin de l'humanité; c'est un crime contre l'humanité. -- Et il y a encore pis que les manipulations génétiques, que les manipulations de gènes : il y a les manipulations génériques, les manipulations de genres...

L'Université devrait être le lieu de la lutte contre l'ignorance et contre la confusion, des confusions entre la foi et la loi ou entre la religion et la politique par exemple. Tenant de l'universel ou du mondial, et non pas du national ou du partiel et du partial, elle devrait être un moyen d'apprendre à penser par soi-même, un moyen d'apprendre à ne pas penser comme les hommes d'affaires, les journalistes et les politiciens, comme les chefs politiques, les chefs militaires et les chefs religieux -- surtout quand ce sont les mêmes! Mais l'Université est prisonnière ou victime du spectacle, de la société du spectacle : de la société du regard et du regard de la société, du fantasme hystérique du regard, de l'obsession du regard. Autant la phénoménologie, comme (méta)physique du regard, est une théorie produite par une psychose, autant la sociobiologie l'est par une névrose : le délire de la vue. La société du spectacle est le déclin de la voix au profit du regard. Il y a perte de la voix depuis l'invention de l'écriture, de la typographie, de l'imprimerie et de l'ordinateur; perte de la voix (directe, immédiate, immédiatement sociale) par d'autres prothèses ou d'autres pratiques aussi : le télégraphe, le téléviseur, le baladeur, le répondeur téléphonique, le téléphone cellulaire, le courrier électronique, la banque à distance, la dispersion du voisinage dans la banlieue, le silencieux jogging, le bruyant gymnase, le brouhaha des stades, etc. [Locke].

Les styles, les genres, les modes, les régimes ou les formes de vie ne suffisent plus à nourrir l'imagination, dont la destinée est le déclin spectaculaire dans la passivité; il nous faudrait des programmes de vie -- un programme de vie qui ne serait pas minimaliste à la Chomsky mais un nouveau grand récit (Heidegger disait : une mythologie) -- pour contrer les idéologies du progrès scientifique et de la décadence culturelle ou de la justification biologique (génétique) du socio-historique dont souffre l'homme ordinaire en sa langue ordinaire; pour contrer la gloire triomphatrice des vainqueurs; pour, en un mot, contrer l'ignorance. Pour cela, il faudrait plus d'oreille, plus d'écoute -- et des gestes et une geste : des légendes, des contes, des récits... Selon Lacan, il y a trois passions fondamentales : l'amour, la haine et l'ignorance. Tout les monde connaît l'amour et la haine : aimer ou haïr l'amour, la haine, le sexe, l'alcool, la drogue, le jeu, la vitesse, l'école, l'université, le travail, la ou une langue, l'écriture, la lecture, la littérature, la culture, la nature, la religion, la politique, la guerre, le sport, la chasse, la pêche, la collection, la mode, la musique, le cinéma, l'artisanat, l'art en général et l'autre en particulier. Mais qui sait que l'ignorance est à la racine des deux autres passions? Personne ne sait pourquoi il aime ou hait; et, si on sait comment haïr, on sait tout juste ou à peine comment aimer...

-- Piètre consolation!

JML/13 novembre 2002