Jean-Marc Lemelin



L'ORIGINE ET LA FIN

DE L'ANIMAL HUMAIN

ou

DE LA RÉPÉTITION





Pour une anthropique de l'imaginaire





Fragments d'une étude pragrammatique





PRAGRAMMATIQUE

VIE, NATURE, CULTURE, INTERDIT

HISTOIRE, RELIGION, NÉOTÉNIE, POPULATION

PEUPLEMENT, EXPLOITATION, TECHNIQUE, MISÈRE

RÉSISTANCE





Novembre 2000-février 2001



Ces fragments ne sont pas des éléments, des rudiments;

ce sont des morceaux, des lambeaux : des sédiments...



PRAGRAMMATIQUE

La pragrammatique est un dispositif de réflexion propice à la découverte; c'est là sa (dis)position : sa disponibilité et sa disposibilité -- sa posture. En tant que dispositif, elle est sujet; elle est la science subjective de l'homme : c'est la science générale (radicale et fondamentale) du sens comme monde et langage. Elle est radicale en sa quête et sa requête de la racine, de l'origine; elle est fondamentale en sa conquête de l'origine comme fondement et du fondement comme refonte du sens de la vie. Parce que radicale et fondamentale, la pragrammatique est l'esthétique transcendantale de l'Objet X, c'est-à-dire de tout objet (en soi, pour soi, etc.).

La pragrammatique s'est d'abord développée comme pragmatique (de la lecture) de la transcendance : de la religion, de la culture, de la littérature, etc. -- du monde comme spectacle. Pour cela, elle s'est associée à l'histoire, à la sociologie et à la psychologie, aux dites sciences humaines, sciences particulières et non singulières parce que seulement objectives et positives; elle a ainsi et alors usé et abusé de la destruction et de la reconstruction de l'idéologie : de la superstructure. Puis, cette pragmatique s'est généralisée jusqu'à son déclin, son destin... Utilisant ensuite la (dé)construction, c'est-à-dire la ponctuation, la pragrammatique s'est enveloppée en une prag(ram)matique de la signature pour alors proposer une théorie de la littérature et ainsi désigner ou assigner un nouvel objet aux études littéraires : l'archi-texte (le livre, la livraison) et l'archétexte (la lettre, la liaison), la lecture de la tradition (comme traduction et trahison) et l'écriture de la révélation (comme langue et style), la situation (déictique) de l'énonciation comme procès de lecture et le site (anaphorique) de l'énoncé comme système d'écriture. Débordant toute théorie poétique ou rhétorique de la littérature et toute éthique et se démarquant de cette manière de toute théorie littéraire qui confond l'esthétique et la technique, la pragrammatique a pu s'intéresser directement à l'écriture, non pas comme graphie mais comme trace : l'archi-écriture selon la grammatologie; mais contrairement à celle-ci, elle a pu disposer d'une grammatique de la voix comme récit et rythme : d'une narratique (et non d'une simple narratologie) et d'une rythmique.

En son projet et son trajet, en son point tournant, son tournant, son pivot, la pragrammatique s'est enfoncée dans la déconstruction (philosophique, généalogique, grammatologique) de la grammaire : de la structure (linguistique, sémiotique, sémantique) du texte; elle a pu alors s'imposer comme diagrammatique du langage, c'est-à-dire de la pensée; sans se faire remarquer comme la grammaire générative, interprétative ou cognitive, elle cherche à faire sa marque comme grammaire proprioceptive. Elle a pu ainsi imposer une (dia)grammatique de la parole comme essence du langage et comme existence du corps en sa chair, en son âme et en son esprit, rencontrant donc la psychanalyse et la phénoménologie, l'anthropologie et l'ethnologie.

Au temps ou au moment de sa refonte, la pragrammatique s'est liée, reliée et alliée à la paléoanthropologie et à la préhistoire d'une part, à l'éthologie et à la biologie d'autre part; elle s'en est maintenant démarquée au profit d'une (pra)grammatique du sens, non seulement comme monde et langage mais aussi comme vie : sens de la vie et vie du sens -- vie de l'homme, de "l'animal autobiographique" [Derrida], bios [Arendt]. En son processus ou sa trajectoire, la (pra)grammatique est maintenant pragrammatique (de l'écriture) de l'immanence : de l'infrastructure en son économie, sa dynamique et sa topique -- en sa nature; c'est donc enfin une métapsychologie et une métabiologie, ainsi qu'une métabiographie -- une métabiographie de l'homme ordinaire et non une simple "biographie de l'homme ordinaire" chère à Laruelle -- qui la démarque de la philosophie de la vie (Nietzsche, Arendt, Henry). La pragrammatique comme science générale de l'homme est la construction de l'éternelle finitude (natale et agonale), dans un va-et-vient continuel entre une mystique de la subjectivité et une anthropique de l'imaginaire, celle-ci étant l'objet de la présente étude.

*

VIE

Que l'Univers soit fini ou infini (en expansion) et défini dans l'espace, il est fini ou indéfini dans le temps; serait-il transfini, il ne serait pas pour autant mathématique, topologique ou topographique, tout au plus topique. Il n'y a rien d'autre en dedans et en dehors -- s'il y en a un -- de l'Univers que l'Univers, l'ensemble (et non la somme) de tous les ensembles : le cosmos n'est pas cosmologique mais cosmique et la physique est irréductible à la mathématique; la mathématisation du cosmos est l'ultime dénégation de la finitude, de la mort : les mathématiciens, dans la manipulation des nombres, sont les plus puissants (omniscients, omnipotents) des théologiens, des théologiens tout-puissants!

La vie n'est apparue qu'en un lieu, qu'en un milieu qui est la Terre; les conditions pour qu'apparaissent la vie sont tellement rarissimes que l'on ne peut pas encore les (re)constituer : sans doute même qu'il y a eu quelques tentatives de vie qui ont échoué [Jacquard], qu'il y a eu plusieurs répétitions qui n'ont jamais mené à une "répétition générale" -- pas de "générale", donc pas de "première"... Si jamais il y avait des extra-terrestres, il ne seraient pas vivants, encore moins humains, sous-humains ou surhumains; ils seraient seulement lumineux... L'apparition de la vie n'a eu lieu qu'une fois, mais elle se répète indéfiniment : la vie est compulsive; elle a la compulsion de répétition, elle a la (com)pulsion de mort; elle est énergie, mais sans énergétisme et sans vitalisme. L'émergence de la vie est foisonnante : c'est un "buisson ardent"...

La vie se répète : de la cellule au gamète, de l'organe à l'organisme, des êtres unicellulaires aux êtres pluricellulaires, des êtres asexués aux êtres sexués, du végétal à l'animal; l'évolution est (compulsion de) répétition. Ainsi et par exemple, la station verticale a pu apparaître chez un petit reptile comme le lézard "Eudibamus corsiris" il y a quelque trois cents millions d'années, réapparaître quatre-vingt ou quatre-vingt-dix millions d'années plus tard avec les grands reptiles comme les dinosaures, puis encore chez les oiseaux, ensuite chez quelques mammifères et enfin chez diverses sous-espèces de l'homme, la station verticale étant venue à celui-ci autant par la suspension dans les arbres que par l'élévation au sol [Picq]. L'évolution se répète parce qu'elle est la vie, elle n'est pas que graduelle et quantitative : elle est répétitive; l'ADN n'est jamais que répétition, réduplication, reproduction.

L'origine des espèces, par sélection naturelle et adaptation, est la répétition de la vie et la vie de la répétition; il ne peut qu'y avoir discontinuité entre le règne minéral d'une part et le règne végétal et le règne animal d'autre part car, dans le règne minéral, il n'y a pas de répétition de la vie, il n'y a que vie de la répétition. La vie de la répétition domine la répétition de la vie jusque chez les êtres unicellulaires, voire même jusque chez les êtres asexués; la vie de la répétition (le un qui devient deux) est à la répétition de la vie (le deux qui devient un) ce que la phylogenèse est à l'ontogenèse, ce qui est inné (dans la phylogenèse) ne pouvant qu'avoir été acquis (par l'ontogenèse). Ainsi y a-t-il "autogenèse" de l'homme [Jacquard] et non "orthogenèse".

NATURE

En son existence (étant), l'homme est animal; en son essence (étance), il est humain; en son être (existence et essence, phénomène et noumène), c'est un animal humain, et ce parce qu'il est un animal sentant et un animal parlant : l'être humain est un "parlêtre" dans son "malêtre" et l'inverse [Lacan]...

L'origine n'est pas le commencement ou le début (inaccessible); l'origine n'a pas de commencement : elle est répétition ou itération et imitation; elle se répète et se rejoue depuis toujours; l'origine n'a jamais eu lieu, elle tient lieu : elle est enclin. Mais l'origine n'est pas eschatologique ou téléologique... La fin n'est pas le but, la finalité; la fin est le destin de l'origine, son ultime répétition, sa destinée, son déclin. La fin se répète comme l'origine; ainsi faudrait-il plutôt parler des origines et des fins de l'homme, de l'espèce humaine. L'animal humain -- exclusivement Homo sapiens (sapiens) -- est originaire de l'Afrique; mais son destin originel est l'exil, l'exode, l'émigration, la diaspora : son originale destinée est le peuplement de l'oecumène -- et son dépeuplement!

Un discours (symbolique, signifiant) est un imaginaire à l'oeuvre, en oeuvre; il est l'oeuvre de l'imaginaire : l'imaginaire est onirique, fantasmatique, magique, mythique ou mystique; il est aussi scénique et scénographique : il n'est pas conceptuel (signifié). Il n'est pas surtout le produit des "facultés de l'âme", si celle-ci est entendue comme intellect et conscience, comme intelligence et volonté, comme sensibilité et entendement ou comme raison; il serait plutôt le conduit et le produit de la "faculté" qu'est le coeur comme "organe" de l'imagination : le coeur est affect; il donne de l'esprit parce qu'il est le centre ou le carrefour du corps et de l'âme, de la chair et de la peau et qu'il est ainsi une sorte de "membrane", de "feuillet" -- d'"organe" du toucher...

L'imaginaire est la saisie de la nature par la culture et de la culture par elle-même; il est la visée que se donne la société de sa destinée animale et orale, de son animalité et de son oralité. L'anthropien qui ne parle pas encore n'a pas d'imaginaire même si son cerveau peut déjà très bien manipuler des images mentales (visuelles ou autres); il lui manque toujours une imagerie : une "fabrique d'images" qui ne peut lui être fournie que par le langage, voire le langage du coeur. Dire que l'imaginaire de l'anthropien qui parle est anthropique, c'est insister sur le fait qu'il n'est pas seulement anthropologique (ethnologique, sociologique, psychologique, théologique, philosophique, phénoménologique, ontologique), mais qu'il est aussi métapsychologique et métabiologique : l'anthropie est l'immanence de l'enthropie (et de la négentropie); c'est le principe de finitude propre à la vie : c'est la destinée, le destin (l'enclin et le déclin), de l'anthropien parlant.

Au sein de la famille des Hominidés -- a fortiori au sein de la superfamille des Hominoïdes --, il est exclu que les Pongidés parlent et puissent jamais parler, même s'ils semblent aptes à manipuler des symboles; au sein de la sous-famille des Homininés, il n'y a personne qui ne prétende que les Australopithèques (incluant ou non les Paranthropes, plus jeunes) aient jamais parlé. Mais au sein du genre Homo, les avis divergent : il y en a qui reconnaissent en Homo habilis une aptitude au langage; il y en a d'autres pour qui une telle aptitude n'est pas nécessairement une habitude.

Les choses se compliquent encore davantage si on considère que plusieurs types d'Homininés (ou d'hominiens) ont vécu en même temps depuis 4 millions d'années et donc qu'il y a eu plusieurs tentatives d'hominisation jusqu'à Homo sapiens (sapiens) : à côté d'Homo habilis, il y a eu Homo rudolfensis, puis Homo ergaster, dit "le nouveau venu", à qui on reconnaît à lui aussi la faculté de langage et qui serait l'ancêtre africain de l'Homo erectus asiatique et peut-être de l'Homo helderbengensis européen, lui-même ancêtre des Néandertaliens [Picq]. Or, le statut "linguistique" de ces derniers est encore très controversé : s'ils avaient l'avantage de parler, pourquoi et comment ont-ils disparu? En outre, il n'y a pas de fossiles de l'Homme de Neandertal ailleurs qu'en Europe et au Moyen-Orient, où il a coexisté, voire cohabité, avec le dernier des Anthropiens : Cro-Magnon qui, lui, est bien originaire d'Afrique. En somme, l'origine du langage, comme l'origine de l'homme et l'origine de la vie, s'est elle-même répétée; elle a répété avant de réussir sur la scène de l'humanité. En d'autres mots, la faculté (biologique, physiologique, morphologique) du langage, la compétence (la puissance), n'est pas la capacité (linguistique, grammaticale, syntaxique) de la langue, la performance (l'acte).

L'homme est né unilingue -- et il mourra unilingue (après avoir été bilingue, c'est-à-dire après avoir parlé l'anglais et d'argent; être autrement bilingue étant devenu un acte de résistance politique, économique et génétique au sens linguistique et biologique du terme)!... S'il y a une langue originelle, elle ne peut pas être indo-européenne; elle ne peut qu'être la racine des langues indo-européennes et des autres : une langue agglutinée et pleine de cris et de clics ou de coups de glotte; une langue comme le basque, un proto-basque parlé par Cro-Magnon ou par Homo sapiens (sapiens). Mais si Neandertal parlait, il ne peut pas y avoir d'origine unique des langues -- malgré Cavalli-Sforza et Ruhlen. S'il y en a eu une, elle n'a pu que se répéter après avoir échoué à maintes reprises. Quant à l'ancienneté de cette langue-mère, elle est aussi problématique : vieille de plus d'un million d'années, elle n'aurait pu qu'être une protolangue, évoluant aussi lentement que la technique d'alors avant d'en arriver, très tard, à l'écriture. Il est plus vraisemblable qu'elle soit vieille de 150 000 années et qu'elle soit le propre de l'Homo sapiens (sapiens).

CULTURE

La nature (minérale, végétale, animale) n'est pas la vie, mais la vie est nature, puis nature et culture, que celle-ci soit réservée à la seule société humaine ou étendue à d'autres sociétés animales; ce qui rendrait l'imaginaire irréductible au culturel : l'imaginaire est l'institutionnalisation, la ritualisation, de la culture; c'est l'institution de la généalogie et la généalogie de l'institution : la genèse (le récit et le rythme) du symbolique (comme discours). De cette manière, l'imaginaire est l'inconscient du langage, tandis que le symbolique est le langage de l'inconscient : l'imaginaire est l'inconscient du langage de l'inconscient; il n'est pas le signifié mais le signifier du signifiant.

Ce qui distingue l'animal humain de tout autre animal -- ou même d'un impossible humain qui ne serait plus un animal -- et qui fait de lui l'être humain, la "bêtre" humaine, c'est son rapport à la finitude, c'est-à-dire à la mort : dans sa "bêtise", la bête humaine anticipe la mort, elle l'imagine non seulement comme décès ou trépas mais aussi comme renaissance ou éternité. En cela, les Néandertaliens enterrant leurs morts sont humains... L'énigme de la mort, c'est-à-dire du temps, a sa source dans l'énigme de la naissance : les mystères de la vie ou "D'où viennent les enfants?"; l'énigme de la naissance est la naissance de l'énigme (de la mort), comme le mythe de l'origine est l'origine du mythe : le sens de l'origine est l'origine du sens. L'imagination est anticipation de la mort à partir d'une fantasmatisation de la naissance au temps de l'enfance : l'ontogenèse du fantasme est l'origine de la phylogenèse du mythe; le fantasme est au mystère ce que le rêve est au mythe et ce que le rite est à la fête : il en est le scénario, le synopsis, le schéma...

L'imaginaire est donc une fantasmagorie instituée : une geste; une société est un imaginaire institué, ritualisé par la technique et le langage, par "le geste et la parole" [Leroi-Gourhan]. Le langage et la technique, au sein même de l'imaginaire culturel, connaissent un "mode pratique" de concrétisation, c'est la technologie (de l'objet concret), et un "mode théorique" d'abstraction, la science (de l'objet abstrait); de même, l'éthique (du sujet concret) -- éthique dont la morale n'est qu'une manifestation, comme l'idéologie, la politique et le droit -- est le "mode pratique" de la religion et de l'art, alors que la théologie (du sujet abstrait) en est le "mode théorique". L'imaginaire (le monde, l'homme) serait ainsi passé de la "pensée magique" à la "pensée philosophique", par l'intermédiaire de la "pensée esthétique" (le travail ou l'industrie d'une part, le culte ou la fête d'autre part) [Simondon : Du mode d'existence des objets techniques (p. 159 et ss.)]. Mais l'imaginaire culturel se double d'une culture imaginaire, celle du spectacle [Debord, Lemelin]...

La pensée magique ou mythique, qui n'est pas que primitive, est déjà une pensée religieuse ou pré-religieuse, le totémisme étant une telle religion ou pré-religion [Durkheim, Freud]; ce qui ne veut pas dire que la magie (ou la superstition) se confonde avec la religion, mais qu'il n'y a pas de frontière imperméable entre les deux. La pensée magique est l'institutionnalisation religieuse (et non divine) de la différence entre le sacré (individuel, privé, intérieur, interne, intime) et le profane (collectif, public, extérieur, externe, commun). Le religieux n'est pas le divin : il y a des religions sans divinité(s); beaucoup de religions, surtout les trois grandes religions monothéistes, sont la sacralisation du divin avec ou sans incarnation.

Le profane est le monde de l'interdiction; le sacré est le monde de l'interdiction et de sa transgression : le symbolique interdit (et punit), l'imaginaire transgresse (et est puni); mais le transgresseur ou le violateur de tabou, le fou [Leiris], est souvent lui-même un civilisateur, un législateur, un fondateur... La civilisation est fondée sur la sanction (positive ou négative) de l'imaginaire, de ses crises, de ses crimes, de ses fautes, de ses "péchés"; le "péché originel" étant évidemment le crime des crimes, un meurtre. Avec ce meurtre fondateur, l'interdit ne frappe plus l'étranger, le différent, l'autre (la différence dans la répétition); il frappe l'étrange, l'identique, le même (la répétition dans la différence) : l'interdit de l'infeste est alors intériorisé, investi de l'intérieur, symbolisé, représenté dans le symbolique, alors qu'il avait été jusque-là projeté par l'imaginaire; il prend donc la forme -- et la force -- de l'interdit de l'inceste et de l'interdit du meurtre : de la Loi. L'interdit du métissage, interdit central du racisme, est un résidu de l'interdit de l'infeste.

L'interdit de l'inceste est la fin de l'endogamie, s'il est pertinent de parler d'époux, de mariage et de famille à une époque où la société n'est peut-être pas encore humaine ou est dominée par la promiscuité des partenaires, dans l'ignorance du rôle de la copulation dans la fécondation. L'exogamie impose des règles sexuelles et alimentaires; l'exogamie alimentaire est le totémisme; l'exogamie (sexuelle) et le totémisme ont pour origine le tabou du sang, le sang pouvant être le sang que l'on partage (du même clan, de la même tribu, de la même lignée, de la même famille -- en somme, de la même "race", pour les racistes qui font du tabou du sang un totem), le sang (menstruel) qui coule ou le sang (criminel) que l'on verse [Durkheim, Makarius, Testart, Lemelin]. Le tabou du sang est un autre nom de l'interdit de l'infeste comme interdit de l'inceste et comme interdit du meurtre.

INTERDIT

L'émergence de l'animal humain implique un faisceau de conditions :

1°) le développement du langage articulé;

2°) l'interdit du meurtre;

3°) l'interdit de l'inceste;

4°) l'exogamie sexuelle;

5°) l'exogamie alimentaire : le totémisme;

6°) l'invention du père.

Le développement du langage articulé implique lui-même une série de transformations physiologiques, morphologiques, anatomiques :

a) la modification du bassin (qui rend l'accouchement douloureux) et du gros orteil,

b) l'adoption de la station verticale,

c) la libération de la main,

d) le retrait de la mâchoire,

e) l'apparition du menton,

f) la descente du larynx,

g) la formation d'une nouvelle boîte crânienne sous la pression de l'augmentation du volume du cerveau.

Pour certains, la taille du cerveau augmente soudainement à cause d'une nouvelle alimentation, en poissons et en autres produits de la mer, il y a environ 200,000 ans [M. A. Crawford]; pour d'autres, il s'agit d'une simple mutation [Chomsky] ou d'une catastrophe...

Avant d'être interdit, le meurtre ne pouvait pas être un crime; pour être interdit, il doit être proféré, professé; quelqu'un doit donc parler : le mort ou le meurtrier (individuel ou collectif), ou les deux? Avant le meurtre du père, il n'y avait pas de père; il n'y avait que des frères par la mère. L'interdit de l'inceste avec la mère, interdit qui implique lui aussi la parole, a donc dû précéder l'interdit du meurtre; le meurtre du père, en train de copuler avec la mère [Roheim], fait de lui un père, le père : le père mort est le totem -- Dieu! (Des résidus des totems, il y en a jusque dans les noms des équipes sportives américaines). Adam a tué son père pour coucher avec sa mère; le "péché originel" n'est pas d'abord un inceste (symbolique), mais un meurtre (imaginaire ou réel) [Reik].

Le meurtre s'est répété, se répète encore : il faut que les pères meurent pour que les fils vivent [Legendre]; la transgression de l'interdit du meurtre tient de la compulsion de répétition propre à la vie, de la pulsion de mort (qui est moins qu'un instinct, qu'une impulsion); mais elle implique quelque chose de propre à l'animal humain : le sentiment de culpabilité. Chez l'homme, parce qu'il parle, la compulsion de répétition s'accompagne du sentiment de culpabilité; elle en découle voire, comme l'angoisse. Comme animal, l'homme s'ennuie; comme animal humain, il connaît l'angoisse. L'angoisse ne peut qu'être subjective; elle n'est pas objective comme la peur, la terreur, l'horreur : la "crainte de Dieu" est un autre nom de l'angoisse; "Dieu le Père" est le père mort, tué, assassiné (en rêve ou en réalité).

Comme Forest a raison de le rappeler avec justesse, à la suite des premiers travaux de Lacan, le réel (impossible, impassible) n'est pas la réalité (possible); mais, même si la réalité (signifiée) tient de l'imaginaire, l'imaginaire (passible) est irréductible à la réalité en ce que le symbolique (signifiant) en tient, en retient, en détient, en soutient. La réalité (l'idéologie, l'illusion) est imaginaire, mais l'imaginaire (le rêve et le fantasme, le mythe et le rite) n'est pas réaliste; la réalité n'est pas la vérité, mais la vérité est idéaliste (autrement dit, matérialiste) : a à faire avec l'imaginaire, comme tout autant avec le réel qu'avec le symbolique, tel que Lacan l'avait lui-même entrevu dans ses derniers séminaires, après la publication des Écrits...

Le meurtre primitif qui fonde la généalogie humaine -- l'humaine généalogie plutôt, parce que tout autre animal ne connaît que la génétique, pas de généalogie -- et en marque ainsi la phylogenèse n'a pu d'abord qu'être fantasmé, rêvé, dans l'ontogenèse de l'enfant : chaque enfant est un meurtrier en puissance, parce qu'il est aux prises avec la compulsion de répétition, avec la (com)pulsion de mort. Le mythe de la horde primitive, dans laquelle l'enfant est inclus, n'a pu prendre naissance que dans le fantasme de la scène primitive, dont il est exclu [Roheim et sa théorie ontogénétique de la culture]. Le meurtre en est un d'inclusion, inclusion qui ne peut d'abord avoir lieu que par identification primaire avec la mère (possédée, battue, tuée) ou que par identification secondaire avec le père (possesseur, batteur, tueur). Le mort et le meurtrier ne pouvaient qu'être compulsifs : obsessionnels! La mère, vivante, reste impulsive : hystérique... L'impulsion est femelle; la compulsion est mâle; la pulsion (de mort) est androgyne, hermaphrodite.

Avec le meurtre, il y a émergence de l'affect et donc de l'imaginaire; le meurtre primitif a été rendu possible par un véritable coup de force de l'imagination, une abstraction sans précédent : le fantasme de la scène primitive qui fait du père géniteur un générateur. Dans son "solo" (réel), l'enfant brise le "duo" (imaginaire, spéculaire) qu'il forme avec sa mère (l'hérédité) et il instaure le "trio" (symbolique, spectaculaire) incluant le père (l'héritage); mais, pour cela, il lui faudra le "choeur" (l'"ensemble", l'"orchestre") des frères : une bande de meurtriers, la solidarité suppléant à la solitude... Il y a ainsi détachement du patrimoine génétique, de la génération ou de la reproduction, et attachement à la paternité généalogique, à la figuration ou à la représentation; cette paternité prend toutes sortes de formes ou de noms : tribu, clan, famille, groupe, communauté, peuple, patrie, pays, nation, classe, masse, secte, équipe, etc. C'est le "principe généalogique" du Texte [Legendre], encore plus la généalogie de principe que le principe de généalogie...

Le meurtre se répète; il se répète jusque dans le meurtre du père par les pairs en quête d'un bouc émissaire (comme du taureau de la corrida), d'une "victime émissaire", lorsqu'il y a situation de "crise mimétique", lorsque tous se ressemblent et se rassemblent [Girard]. Le sacrifice comme rite ultime, sacrement, est lui-même la répétition compulsive du meurtre; répétition qui a lieu dans la déroute du principe d'individuation qui caractérise la fête [Nietzsche] et le jeu [Caillois] et donc le sport (ou le loisir en général), mais aussi la guerre -- et le camp (de travail, de réserve, de refuge, de concentration) [Antelme, Agamben].

La souveraineté [Bataille], la "fonction souveraine" par rapport à la fonction ou à la loi du travail ou de la fécondité [Dumézil], est la puissance d'individuation ou l'individuation de la puissance poussée à une telle force qu'elle donne lieu à un passage à l'acte démesuré, à la démesure, à la déroute du principe d'individuation; mais c'est toujours un acte manqué et c'est pourquoi il se répète, doit se répéter, comme "l'acte manqué par excellence" qu'est le coït [Lacan]...

La déroute du principe d'individuation est aussi la (dé)route du symbolique, qui est lui-même la route de l'imaginaire : quand le surmoi (le "nous" et le "vous" de la "conscience collective" selon Durkheim : conscience universelle, intellectuelle, professionnelle, confessionnelle) ou l'idéal du moi (le "il") dérape, le moi idéal (le "je" qui se dit "tu") prend la place du moi (personnel) ou du "je" du sujet (impersonnel); alors "ça" (sexuel) dérape encore davantage. L'anthropique de l'imaginaire -- anthropique pour laquelle l'homme est "le facteur écologique essentiel" [Guilaine] -- n'est pas une prise de parti en faveur de l'imaginaire; c'est une théorie du travail ou de l'oeuvre de l'imaginaire, de l'imaginaire au travail jusque dans le travail (par la technique, la technologie). Comme la (dé)route du principe d'individuation peut l'être, l'imaginaire (toujours compulsif, répétitif) peut être positif ou négatif. Il peut être répressif, dépressif, destructif et ainsi justifier les galères, le camp, la chaîne de montage, l'esclavage sous une forme ou une autre; il peut être progressif, créatif, constructif et alors caractériser l'art et la technique : l'univers de la médaille (le prix, le trophée, le brevet). Mais l'envers de (l'univers de) la médaille, c'est le fouet...

*

HISTOIRE

La répétition n'est pas "l'éternel retour" selon Nietzsche et Deleuze ou Laruelle; la répétition n'est pas un simple revenir; c'est un venir simple, avec ce que cela implique de devenir, de survenir et d'advenir. L'origine ne revient pas parce qu'elle n'est jamais partie; elle a toujours été là, elle y sera jusqu'à la fin : elle n'est pas éternelle. La répétition est le tour, et non le retour, de l'origine; mais, par le détour de l'imaginaire, c'est bien une scène, un drame, une tragédie, un théâtre...

La répétition connaît une vague d'accélération au Paléolithique supérieur avec l'art (qu'il soit religieux ou non, rituel ou pas, cultuel ou culturel), une au Mésolithique ou au Proto-Néolithique avec le stockage des biens, une autre au Néolithique avec l'agriculture et l'élevage et avec l'écriture, une dernière aux Temps modernes avec l'impression (avec ou sans imprimerie); l'accélération de la répétition s'inverse dans la répétition de l'accélération avec l'ordinateur dans son entreprise de globalisation ou de mondialisation de l'information : informatique, bureautique, robotique, cybernétique. De la même manière, le pouvoir de l'imaginaire se voit alors réduit, restreint, contraint, à l'imaginaire du pouvoir qui propose et impose ses mythes et ses rites, ses rituels et ses cérémonials, sa liturgie et sa fiducie, et qui dispose ainsi des rêves et des fantasmes; aussi les illusions s'envolent-elles les unes après les autres, au profit d'une seule : l'Illusion elle-même, l'illusion par excellence, celle qui fait croire qu'il n'y a plus d'illusions...

Pour la symbolique connaissance, la croyance ne peut qu'être imaginaire; pour cela, il lui faut une fort bonne dose de confiance en elle-même; cette (con)fiance lui vient de la conscience, de la science. Or, la (con)science n'échappe pas elle-même à l'imaginaire, à l'inconscient : substituer la loi à la foi est bien le geste de la science envers la religion, mais cette substitution a encore quelque chose de religieux en ce qu'elle lie par le lire, parce qu'elle relie, parce qu'elle fait, défait et refait des liens; la science délie des liens du divin, pas du religieux. La religion n'est pas inhumaine, comme le proclame ou le prêche Vaneigem; mais l'humanité n'est pas non plus (rien que) religieuse : elle a seulement de la religion; il est de la religion -- mais il y a bien d'autres choses!

L'histoire est un autre nom de la répétition, dès la préhistoire, encore davantage avec la protohistoire; l'écriture (grammaticale, grammairienne) de l'histoire (par les historiens, les historiographes, les archivistes, les annalistes) ne se confond pas avec l'histoire (grammatologique, grammatique) de l'écriture, celle-ci étant beaucoup plus ancienne que celle-là : l'écriture la plus archaïque, aux Temps paléolithiques, confondait encore le langage verbal et le langage non verbal, le geste et la parole; c'était une geste, c'était un art, une technique, bien avant la calligraphie...

La répétition domine la vie quotidienne, la vie domestique comme aménagement du temps qui passe et du temps qu'il fait : de la lumière du jour et de l'obscurité de la nuit, du rythme des saisons et de la rigueur du climat. Pour cela, il faut des horaires et des calendriers, des fêtes et des anniversaires, des carnavals et des festivals, des coutumes et des habitudes; il faut des manoeuvres et des manigances : des repas, des festins, des funérailles, des célébrations; il faut des manières et des manies : s'étourdir, boire, fumer, se droguer, forniquer. La toxicomanie n'est jamais que la dérive et le délire de la compulsion de répétition devenue incapable de neutraliser, d'aménager, le sentiment de culpabilité; la tolérance est un autre nom de cet aménagement et l'inversion dans le contraire, un autre : on devient avocat pour ne pas être criminel, pompier pour ne pas être pyromane, gynécologue pour ne pas être violeur... Ceux qui se sentent les plus coupables sont souvent ceux qui font le plus de bien et vice versa. Malheureusement, les plus coupables, les innocents dans leur ignorance, ne se sentent pas coupables; ils rendent les autres coupables, ils les culpabilisent.

RELIGION

Une mythologie n'est pas nécessairement religieuse, mais une religion est nécessairement mythologique; même une religion sans dieux ou Dieu, une religion qui n'est pas divine ou dont le dieu n'est pas incarné, a besoin de mythes, ceux-ci pouvant prendre la forme et la force des exploits, des aventures et des mésaventures, des héros et des chefs qui tiennent lieu de saints ou de prophètes, de messies ou de demi-dieux. Il y a autant de mythes dans la Bible que dans la mythologie grecque, les deux se fécondant, "forniquant"; la Genèse et les Évangiles sont remplies de mythes, de mythes de l'origine et de mythes de la fin. Le mythe lui-même est répétition du meurtre et de son châtiment : Zeus, Oedipe, Zarathoustra, Abraham, Moïse, Jésus, etc. La littérature en est pleine, de ces répétitions théâtrales, de ces théâtrales répétitions.

Le mythe et le rite ou le tabou et le totem scandent et ponctuent la répétition; la scansion et la ponctuation des répétitions, c'est la tradition qui cherche à se douer d'une révélation et la révélation qui cherche à se donner une tradition, a fortiori avec et dans les religions de la révélation : le judaïsme, le christianisme et l'islamisme. Ces trois religions ne sont pas seulement idéologiques (morales ou autres); elles sont aussi économiques, juridiques et politiques : le christianisme est impensable sans l'économie de marché, sans le droit romain et sans l'État-Providence ou l'état de guerre; la chrétienté est une formation sociale impliquant un mode de (re)production des peuples ou des nations. C'est une religion qui survit à la mort de Dieu, de son messie; son règne achève, s'achève dans la parousie.

La limite de la théorie de la religion est la religion de la théorie en études ou en sciences religieuses; il en est de même de la théorie de l'autobiographie : sa limite est l'autobiographie de la théorie, l'imaginaire de la théorie autrement dit. La théorie est de la poésie en concepts; la poésie est de la théorie en images : il n'y a pas de plus puissante théorie que la langue poétique, qui est moins concise mais plus précise que la caractéristique théorie mathématique.

De la même manière, l'archéologie de l'imaginaire a elle-même comme limite l'imaginaire de l'archéologie, comme l'archéologie de l'origine est l'origine de l'archéologie. L'imaginaire (de l'origine) de l'archéologie, c'est l'ancêtre commun, le chaînon manquant; mais c'est aussi le racisme ou le chauvinisme de la phrénologie... L'imaginaire du peuplement, l'émigration, s'inverse dans le peuplement de l'imaginaire, qui se trouve alors investi, envahi par toutes sortes d'êtres étranges et étrangers, mythiques et légendaires, fantastiques et féeriques. Derrière la théorie de l'origine unique se cache l'origine de la théorie unique : la théorie (néo-)darwinienne de l'évolution, dans son originalité et son exclusivité mais aussi dans sa relative ignorance...

L'imaginaire de la fossilisation préhistorique (les outils, les armes, les parures et les autres témoins ou artefacts comme les dolmens, les menhirs, les tombes individuelles, les tombeaux collectifs, les nécropoles, les cimetières, les sanctuaires, les temples, les églises, les fortifications, les cavernes, les simples abris, les foyers, etc.) est indissociable de la fossilisation de l'imaginaire préhistorique, par le préhistorien lui-même mais surtout par la vulgarisation de la préhistoire par le journalisme (journaux, magazines, revues, reportages et séries télévisés) : là, à la surface, où l'imagination se perd, s'épuise, s'éteint -- dans la perte de la troisième dimension, le volume, et de la quatrième, le temps.

La répétition (de l'origine) atteint sa limite dans "la vie de l'esprit", à laquelle contribue cette étude dans son éternel recommencement : comme l'esprit de la vie, la vie de l'esprit recommence toujours, parce qu'elle ne commence jamais; il y a recommencement fondamental parce qu'il n'y a pas de commencement radical!

NÉOTÉNIE

La (compulsion de) répétition est liée, dans la phylogenèse, à un phénomène (méta)biologique : la néoténie [Bolk, Gould, Roheim, Dadoun, Agamben, Dufour]; dans l'ontogenèse, elle est liée à un phénomène métapsychologique : la lente maturation du petit animal humain (qui naît trop tôt, mais qui ne pourrait que tuer sa mère lors de l'accouchement s'il venait plus tard, avec une plus grosse tête), son retard, sa longue dépendance par rapport aux grands; de plus, c'est une période de (pré)maturation suivie d'une période de refoulement : l'âge de la latence [Freud]. Le soma retarde sur le germen; c'est-à-dire qu'il fait du surplace, il piétine, il (se) répète -- il récapitule et s'entraîne! L'animal humain, cet énergumène, est un "néotène" [Dufour], un "animal à naissance prématurée" [Lacan].

Vu la néoténie, qui signifie la défaillance de la "première nature" de l'homme, celui-ci a besoin d'une "seconde nature" : la néoténie est propice à l'émergence du langage et de la technique [Dufour]; elle brise la chaîne de la répétition (et de la récapitulation) germinale, de l'"écriture endogène" (l'ADN comme "grammaire" de la vie), par une "écriture exogène" [Agamben]. Cette "écriture" est une "grammaire en tous genres" : grammaire de la parole signifiant quelque interdit, grammaire du geste fabriquant les outils et d'autres prothèses selon diverses "chaînes opératoires" (mécaniques, dynamiques) [Leroi-Gourhan] d'origine sexuelle (masturbatoire, copulatoire) [Freud] ou traçant des figures et des signes sur les parois des grottes préhistoriques, grammaire de l'écriture se souvenant de la parole et du geste (grammaire de la geste, des faits et gestes) -- grammaire (du pouvoir) de l'imaginaire ou imagination (schématisation, invention, innovation, perturbation).

Cette loi (méta)biologique de la néoténie n'exclut pas tout effet écologique de l'environnement dans le développement de l'animal humain : les glaciations marquent sans doute la "latence" de l'humanité; la fin des glaciations est le début de sa "puberté" [Freud, Ferenczi]; période correspondant à ladite Révolution néolithique [Guilaine] ou mésolithique [Testart], dont les autres révolutions (industrielles ou autrement économiques et techniques, juridiques ou politiques, nationales ou pas) sont la répétition à la "maturité", laissant suspecter que la prochaine révolution aura lieu à la "vieillesse" -- et la dernière, à la "mort"...

POPULATION

L'animal non humain se reproduit sans produire; la prédation suffit à sa (re)génération; mais il est dans la nature même -- l'imaginaire lui-même -- de l'homme de produire pour se reproduire : il doit travailler "à la sueur de son front" et se reproduire "dans la douleur". Mais pour se reproduire, il ne lui suffit pas de travailler, de fabriquer des outils en vue de la prédation ou de la production; il lui faut se déplacer, se promener, voyager, émigrer, toujours en quête de proies (alimentaires, sexuelles); c'est là la curiosité -- le soin ou le souci autant que l'appétit ou la soif ou que la nouveauté ou la rareté -- et la générosité de l'imaginaire.

L'émigration est un événement paléolithique répétitif : de l'Afrique à l'Asie et à l'Europe (entre deux millions et un million d'années, puis entre 500 000 et 100 000 ans), de l'Asie à l'Océanie et à l'ouest de l'Amérique (entre 50 000 et 10 000 ans); de l'Europe à l'est de l'Amérique (sans doute il y a 20 000 années, puis 1000 et enfin 500). Le départ de l'Afrique a dû se répéter, avoir échoué; le départ de l'Europe continue de se répéter. Si l'homme, amateur de produits de la mer favorables au développement de son intelligence, a pu et dû naviguer, il a pu atteindre l'Amérique Centrale et l'Amérique du Sud sans passer par le centre de l'Amérique du Nord; il a pu atteindre aussi l'Amérique du Nord par l'Atlantique il y a 20 000 ans -- mais ce dut être un échec, une retraite, comme pour les Vikings, car il n'en reste aucune trace génétique (au sens biologique et linguistique du terme)... Le niveau de la mer ayant monté d'une centaine de mètres depuis la fin des glaciations (ce que la Genèse nomme le déluge), il y a plus de 10 ou 12 000 ans, la datation des sites côtiers ne peut qu'être conservatrice : s'il y a eu quelqu'un il y a 20 000 ans au bord de la mer de maintenant, il y avait quelqu'un avant au bord de la mer d'alors. Ceux qui sont partis ne sont évidemment pas les mêmes que ceux qui sont arrivés; de là, les mythes, les légendes, les contes, les récits...

Même si les mouvements massifs de populations ne touchent aujourd'hui qu'environ un dixième de l'humanité [Langaney], les migrations caractérisent l'expansion et la radiation de l'espèce humaine depuis des millions d'années, alors que l'isolation et la stagnation sont souvent synonymes de déclin et d'extinction. Le peuplement est la migration de l'imaginaire; l'imaginaire de l'émigration est un imaginaire nomade : c'est l'imaginaire de la chasse, de la pêche et de la cueillette, avec la division (sexuelle, tribale, clanique, etc.) du travail que cela implique. Du Paléolithique au Néolithique, d'une économie de la prédation à une économie de production, l'on passe d'un imaginaire nomade -- mais on n'a pas besoin d'être sédentaire pour savoir que le nomade tourne en rond -- à un imaginaire sédentaire : celui du stockage, de l'élevage et de l'agriculture, avec les inégalités (sociales, politiques, religieuses, etc.) qui en découlent, du campement au village et du village à la ville.

Le stockage est le devenir-sédentaire du charognage (incluant la nécrophagie); l'élevage est le devenir-sédentaire de la chasse; l'agriculture est le devenir-sédentaire de la cueillette (par l'horticulture et la poterie, l'apparition de celle-ci ayant précédé l'apparition de l'agriculture [Guilaine]). Avec le stockage s'imposent les rites de don et de contre-don et le gaspillage ostentatoire; avec l'élevage, peut-être les rites propitiatoires comme le sacrifice (d'un animal domestique plutôt que d'un humain, l'anthropophagie ne pouvant alors que régresser); avec l'agriculture, les rites agraires (de multiplication) et piaculaires ou expiatoires entourant la naissance (la fécondité, la fertilité) et la mort (la sépulture, le deuil) : les rites paléolithiques deviennent les cultes néolithiques; triomphent la religion et la guerre, ainsi que le pouvoir (économique, étatique).

La "puberté" de l'humanité est marquée par deux phénomènes contraires mais complémentaires : la population devient sédentaire, mais les populations émigrent; les pasteurs et les agriculteurs ont besoin de moins d'espace en une journée que les chasseurs et les pêcheurs ou les cueilleurs, mais ils en ont besoin de beaucoup plus en une vie ou d'une génération à l'autre. Le peuplement est à la fois l'éloignement et le refoulement de l'origine, c'est-à-dire du (mi)lieu du meurtre, mais aussi sa répétition dans le châtiment, dans la peine (travailler, souffrir). Les chasseurs tuent; leurs successeurs se tuent...

L'hominien (Homo) n'aurait pas survécu sans le feu et sans la chasse, ni non plus sans le meurtre. Il n'a évidemment pas inventé le feu; il l'a seulement domestiqué. Mais c'est sans doute l'anthropien (Homo sapiens) qui a inventé la cuisson : la domestication du feu -- domestication du feu qui a, selon Freud, une origine sexuelle, génitale, masturbatoire -- est à la fois l'origine du foyer (l'âtre, la cheminée, l'abri, l'asile, la demeure, le domicile) et de la cuisine (la pièce, la préparation des aliments, le manger, la chère, l'ordinaire, le personnel); c'est l'origine de la vie domestique, non seulement de la cuisine mais aussi de la routine : la cuisine est la répétition du goût, tandis que la routine est le goût de la répétition. La "faculté de juger" est d'abord une question de goût, et donc d'odorat et de toucher, l'ouïe étant elle-même branchée sur le tact.

Il n'y a pas de cuisine sans cueillette et sans pêche, mais surtout sans chasse; de la chasse à la cuisine et, a fortiori, à la cuisson, il y a un monde, celui de l'économie : de l'épargne et de la dépense du travail, du gain et de la perte d'énergie. L'anthropien primitif n'est pas seulement un chasseur-cueilleur; c'est un cuisinier et, de là, un économe (bien avant d'être un économiste ou un comptable). L'imaginaire de (par) la cuisine (le contenu du repas, sa valeur d'usage : la nourriture, l'alimentation, la nutrition, la ration, les vivres) se double de la cuisine de (pour) l'imaginaire (la forme du repas, sa valeur d'échange : la communication, la communion, le commerce, la convivialité, les convives). C'est ainsi que le clan totémique, même sans "festin totémique", est une communauté alimentaire et sexuelle, la première communauté.

L'on sait que les Neandertaliens pratiquaient la chasse, que la cynégétique ne leur était pas étrangère et que leur régime était hautement carné, peu-être trop. Mais il est permis de se demander s'il connaissaient la cuisson, la cuisine communautaire et rituelle, le culte alimentaire (totémique, exogamique). Ils avaient certes le culte des morts (jusqu'à la nécrophagie), mais avaient-ils le culte des vivants? Étaient-ils soumis à l'interdit de l'inceste et à l'interdit du meurtre? Est-ce que l'anthropophagie (rituelle, cultuelle) est commune à l'Homme de Neandertal et à l'Homme de Cro-Magnon?

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PEUPLEMENT

La "maturité" de l'humanité néotène est déjà son déclin; sa "puberté" a été très longue, trop longue même si beaucoup plus courte que sa "latence" : la "jeunesse" de l'humanité est achevée à l'aube des Temps modernes, au moment où l'humanité "vieillit", atteint "l'âge adulte". L'humanité en a plus derrière elle que devant : le soleil est au milieu de sa course et il va finir par s'éteindre; de nouvelles glaciations commenceront dans 5 ou 6000 ans et elles atteindront leur apogée dans 50 ou 60 000 ans; le Nord envahira et exterminera le Sud, avant de lui-même disparaître dans le clonage... -- Mais il est peu probable que l'homme se rende même jusque-là, sauf dans la tête de ceux qui, comme Teilhard de Chardin ou Coppens, croient en un ailleurs, croient en l'inimaginable : déménager l'humanité sur une autre planète ou la Terre dans une autre galaxie (sic)!

Les populations circulent, émigrent; ainsi leurs gènes sont-ils transmis. L'environnement des glaciations a certes été un facteur d'émigration, de peuplement; mais il est quand même curieux que des populations aient été amenées à aller encore plus au nord autant que plus au sud : d'un centre hypothétique (à la rencontre de l'Afrique et de l'Eurasie), il y a eu radiation, rayonnement jusqu'aux quatre coins de la Terre. Avec la fin des glaciations et l'avènement de l'ère néolithique, le peuplement est en partie conditionné par les besoins de l'agriculture et de l'élevage. Il est difficile de déterminer si la technique de l'agriculture a été seulement importée du Proche-Orient (le Croissant Fertile) ou si elle s'est développée de manière parallèle en divers endroits. Les populations qui sont venues d'Asie en Amérique étaient certainement très éloignées du Proche-Orient et elles y ont implanté l'agriculture; de même, la poterie a pu exister dans des régions aussi lointaines que le Japon et l'Occident méditerranéen [Guilaine]. Il n'y a donc pas eu émergence de l'agriculture uniquement par la colonisation ou par l'emprunt technique; la domestication des plantes et des animaux, autrement dit la néolithisation, est affaire de colonisation et d'acculturation. Il ne s'agit pas de lui attribuer une origine monogénique ou polygénique et d'ainsi affirmer ou nier l'effet des migrations, mais tout simplement de voir que son origine se répète elle aussi. Mais le principe de peuplement et de colonisation est plus lointain que la néolithisation : il faut savoir où on va pour savoir d'où on vient autant qu'il faut savoir d'où on vient pour savoir où on va...

Tout phénomène local ne s'explique pas par l'environnement global; cela reviendrait à cette attitude courante, voire dominante, en études littéraires, qui consiste à expliquer un texte par un autre texte (l'influence) ou par le contexte (l'auteur individuel et/ou collectif) ou l'intertexte (les autres textes), soit par la transcendance de la littérature et de la culture. En son immanence, un organisme est porteur d'un génome et d'un métabolisme; c'est un individu. Les individus circulent et échangent des biens; ils peuplent le monde de choses. Mais ne circulent pas seulement leurs gènes mais aussi leurs "mèmes" [Dawkins, Bouissac], c'est-à-dire leurs idées et leurs images, leurs concepts et leurs visions du monde : leur imaginaire. Il est indéniable, pour et par la génétique des populations, que les personnes transportent et transmettent leur patrimoine (génique, héréditaire); mais il y a aussi l'héritage (économique, culturel), qui a une tout autre génétique, même s'il semble y avoir de fortes relations entre la génétique biologique et la génétique linguistique au niveau de l'ensemble des populations du globe [Cavalli-Sforza].

La langue est au discours ce que l'imaginaire est au symbolique et ce que la métaphore est à la métonymie; c'est un schéma, en deçà duquel il n'y a que des schèmes, sans lesquels il n'y a pas de réelle parole, de parole réelle... Les langues ne sont pas des biens, les biens des personnes; ce sont des affects sédimentés, cristallisés. Le colonisateur ou l'envahisseur propose ou impose sa langue et dispose ainsi de la langue du colonisé; ou il adopte celle-ci, à moins qu'il n'y ait métissage (créolisation, contamination, contagion, contage, contact, etc.). Il semble que les invasions indo-européennes -- invasions qui seraient venues des steppes de la région des kourganes au sud-est de la Russie [Martinet], mais pas les populations (originaires d'Anatolie plutôt que du Caucase) [Ruhlen] -- aient imposé leurs langues (sauf au Pays basque, qu'il ait été envahi ou non, le basque étant sans doute la langue indigène par excellence : la langue (dérivée de la langue) de Cro-Magnon [Cavalli-Sforza] ou -- pourquoi pas, s'il parlait? -- de Neandertal); il n'en est guère ainsi des invasions barbares du premier millénaire de l'ère chrétienne, leurs langues n'ayant pas dépassé le stade du superstrat et n'ayant pas réussi à réduire les langues autochtones à des substrats.

Au Paléolithique, la population de la Terre n'a jamais dépassé cinq ou six millions de personnes : quelques centaines de milliers il y a 500 000 ans; en un peu plus de 10 000 ans, elle s'est multipliée par mille : cinquante millions après la domestication des plantes (soit de dix à cinquante fois plus que les derniers chasseurs du Mésolithique); deux cent cinquante millions il y a deux mille années, quatre cents millions au XIIIe siècle, six cents au XVIIe, huit cents au milieu du XVIIIe, neuf cents au début du XIXe, un milliard vers 1825, deux milliards en 1925, trois en 1960, quatre en 1975, cinq en 1987, maintenant six [Jacquard]. Cette accélération est la totale soumission de la géographie à la démographie.

L'agriculture, on l'a vu, pousse à la vie sédentaire et à l'émigration; elle pousse aussi à la fécondité : fécondité des plantes, fécondité des humains (les deux étant associées dans les mythes ou les légendes où on trouve les enfants sous les choux et où le sperme est une semence); l'agriculture -- le champ qui détruit la forêt -- est une plus grande source de nourriture que la cueillette, comme l'élevage l'est de la chasse. Avec la domestication des animaux, elle pousse aussi à la guerre : l'élevage du cheval, d'abord comme objet de travail (aliment) puis comme moyen de travail (instrument) dans le procès de production, a conduit à la cavalerie -- bien avant la chevalerie! Deuxième monture après la femme [Virilio], le cheval est le devenir-guerre de la chasse, par l'intermédiaire de la domestication : devenir-centaure du cheval ou de l'homme?

La fin du Néolithique est le retour du refoulé de l'humanité; de là, la multiplication des religions, des rites et des cultes dans la répétition du meurtre; le crime refoulé est l'imaginaire de la guerre, le "péché" des guerriers : les migrations deviennent des invasions. Les guerriers sont les nouveaux chasseurs, des chasseurs d'hommes; ils ont leurs dieux et leurs prêtres souverains; ils ne travaillent pas, ils pillent et (p)rient. Avec le retour du crime vient le châtiment : les mythologies (égyptienne, grecque) et les religions monothéistes en sont le récit, la saga. La soi-disant résurrection du Christ n'est en rien la rédemption, la fin de la répétition; c'est la répétition de la fin, le début de la fin. L'humanité n'a pas été sauvée par la chrétienté, qui ne concerne d'ailleurs que le cinquième ou le quart du monde, car il n'y a pas de salut, encore moins par le messianisme. L'imaginaire religieux (cultuel) est épuisé; l'imaginaire artistique (culturel) est essoufflé...

EXPLOITATION

Le communisme ne peut qu'être primitif, primaire, passé; Marx le voyait comme une tendance : comme Nietzsche, qui entrevoyait le surhomme au moment du "crépuscule des dieux" (au compte desquels il y a ni plus ni moins que la grammaire), il n'a pas compris que le communisme définit l'aube et non le crépuscule de l'humanité; il n'y a pas de "communisme utopique" : le communisme n'est pas une utopie, il a déjà eu lieu et il a pris fin avec l'exploitation du travail, avec le surtravail, et non avec la famille, la propriété privée et l'État, tel qu'Engels le concevait.

L'esclave (le paysan, le berger) ne possède rien; le maître (le guerrier, le prêtre) possède tout. Quand le maître manque de terres, il envahit d'autres territoires qu'il s'approprie; de ses habitants (chasseurs? cueilleurs?), il fait de nouveaux esclaves, un butin de travailleurs, de laboureurs, de pasteurs. Avec des esclaves, on construit des cités, des pyramides, des temples, des monuments (dolmens, menhirs, cromlechs, mégalithes de toutes sortes) : on érige l'imaginaire -- érection symbolique, symbolique érection...

Les guerriers et les clercs ont le culte de l'esclavage, de la soumission, de l'exploitation; les esclaves sont eux-mêmes soumis à ce culte, à l'esclavage du culte indo-européen ou chinois (mode de production asiatique). S'ils ne devaient pas produire et se reproduire, la production alimentaire et la reproduction sexuelle étant leur seule fonction (la fécondité), ils seraient traités comme des dépouilles, des cadavres; ils n'ont pas d'autre salaire que leur pitance. Mais ils s'évadent ou s'affranchissent.

Les États apparaissent; certains deviennent des empires avec ou sans dynasties. Les chefs se transforment en empereurs, en pharaons, en tzars, en princes, en rois. Les aristocrates détestent le travail et les autres aristocrates; ils adorent la guerre. Leur plus grande gloire est d'étaler leurs richesses dans l'imaginaire du potlatch, la guerre étant elle-même le potlatch de l'argent et du pouvoir. Alors que les esclaves étaient les prisonniers des propriétaires des terres, les serfs sont prisonniers des terres elles-mêmes, de la terre-mère qui n'est pas encore une mère-patrie. La féodalité est la réduction (au sens 2quasi culinaire du terme) de l'esclavage; l'aristocratie est une classe de cuisiniers et de meurtriers; Bataille a bien (dé)montré que Gilles de Rais en était la quintessence [voir sur ce site : Manuel d'études littéraires/Analyse du discours]. La noblesse a su faire de l'Église un État, de l'État une Église. Mais les paysans se révoltent.

Il n'y a pas de capitalisme sans démocratie : le capital a besoin du travail, de la force de travail de l'ouvrier, pour créer de la valeur, de la survaleur, de la plus-value. Le capitalisme n'est pas né avec la révolution industrielle mais avec la démocratie du marché et le marché de la démocratie; la bourgeoisie est évidemment une classe de marchands, de commerçants, d'hommes d'affaires; elle est de commerce avec la marchandise, son dieu... Parfois, la démocratie prend la forme de la dictature : dictature de classe, dictature de parti, dictature de chef ou du guide (Führer); le totalitarisme est la prétention bureaucrate à la démocratie : le socialisme en a été un avatar, la manière de faire accéder le féodalisme au capitalisme; le fascisme en a été l'horreur. Mais la liberté résiste à la démocratie quand celle-ci n'est plus que bureaucratie.

TECHNIQUE

De tout temps, l'homme a exploité la nature pour survivre : le règne minéral, en taillant la pierre; le règne végétal, en cueillant et en domestiquant le feu; le règne animal, en chassant. L'économie de prédation est déjà une économie, mais elle n'est pas encore exploitation de l'homme par l'homme, même si la division sexuelle du travail est à la fois division technique et division sociale du travail. C'est donc avec l'économie de production que commence l'exploitation réelle de l'homme par l'homme, d'une classe sociale par une autre. Les rapports de production sont des rapports de pouvoir et de propriété qui ont leur source (mésolithique) dans le stockage [Testart].

Pendant les millénaires de l'économie de prédation, la technique de taille de la pierre n'a guère évolué; sans doute que la manière de construire ou d'aménager des abris, l'art ou la technique de l'architecture, s'est perfectionnée bien au delà de la nidification que n'ont jamais dépassée les chimpanzés. Mais avec l'économie de production, les outils se multiplient au rythme des individus : à chacun son outil! à chacun son travail! La technique favorise la coopération au sein d'un même groupe et la compétition entre groupes : la guerre de la technique contribue à la technique de la guerre. Jusqu'aux Temps modernes, la technique a été un instrument, un outil de développement, un moyen au service de l'économie et donc du pouvoir (de la police à la voirie); elle est devenue une fin en soi avec l'économie du jouet et du gadget, du surplus, du superflu.

La technique est l'art du traitement des choses; non, elle est l'art du traitement des corps : corps minéraux, corps végétaux, corps animaux; en ce sens, elle est une biopolitique [Foucault, Agamben]. La technique n'a pas surtout pour objet l'outil, mais le sujet qui le manie, le manoeuvre, le manipule : la main-d'oeuvre -- sujet technologique, biotechnologique. La technologie est devenue l'art du traitement des corps humains; aussi la médecine est-elle la technologie par excellence : soigner les corps, soigner les coeurs, soigner les culs!...

Soigner, guérir la force de travail, lui éviter la maladie par la prophylaxie et la pharmacie; prolonger la vie, la survie; limiter ou favoriser la naissance; dénier la mort. La médecine est bien l'essence métaphysique de la technique, bien plus que l'essence technique de la métaphysique. Alors que la reproduction est "l'événement fondateur", la procréation est "l'invention décisive" [Jacquard]; mais que dire de ce qui agit sur la procréation? Dès que l'homme a pu faire le lien entre la copulation et la fécondation -- et ce n'est pas depuis toujours si on en juge par les idéologies scientifiques qui ont eu cours d'Aristote aux médecins du XIXe siècle et par les légendes de la mère-cigogne --, il a dû avoir recours à la contraception, sinon à l'avortement et à l'infanticide. Puis, la technologie des compagnies pharmaceutiques s'en est mêlée : condoms et autres préservatifs ou contraceptifs; la médecine est intervenue par la stérilisation et la fécondation artificielle : on a stérilisé des dominés, on a fécondé des dominants -- eugénisme sauvage.

Les manipulations génétiques ont commencé avec la domestication des plantes et des animaux; la pharmacologie a été la relève d'une botanique spontanée ainsi que de la magie ou de la sorcellerie, mais la prophylaxie n'est pas encore venue à bout des pires épidémies. À mesure que la santé de la population s'améliore, on découvre -- ou on invente -- de nouvelles maladies; l'étiologie est boulimique. La santé est synonyme de soin; elle n'est plus un état naturel : quand ce n'est pas une maladie à soigner et à guérir, c'est une condition à traiter par la chirurgie, la chimiothérapie ou la radiothérapie; la guérison n'y est jamais alors que rémission.

La chirurgie n'est plus surtout prothèse; les organes, elle les transplante, les greffe ou les trafique. Elle se développe en chirurgie plastique ou esthétique : elle ne se contente plus de réparer la monstruosité, elle (dé)pare la beauté : nez, menton, pommettes, seins, fesses, hanches; elle prépare même la peau à ne pas vieillir, à ne pas mourir : il y a des momies vivantes! Elle va jusqu'à satisfaire la fantaisie, le fantasme ou la psychose d'un travesti qui veut devenir une femme, d'un homosexuel qui rêve de transcendance, qui rêve de transcender la différence sexuelle et de devenir un transsexuel : semblance d'un être hybride ou androgyne ou invraisemblance d'un être unique (monosexuel, autosexuel); passer de l'avoir à l'être, d'avoir le phallus à l'être... La chirurgie esthétique est la cosmétique poussée jusqu'au culturisme et au tatouage, celui-ci étant une manière de contrer, une tentative de combler, la séparation d'avec la peau de la mère; ce qui le rapproche des comics et de la bande dessinée [Tisseron].

La biopolitique, comme technique et esthétique du corps, a comme vérité la biotechnologie : il ne suffit plus de produire, il faut surproduire. Dans les pays surdéveloppés du Nord, on sacrifie la qualité de la nourriture à la quantité : on exporte la qualité; la quantité, on la produit sur place ou on l'importe des pays sous-développés du Sud en exploitant les ouvriers et les paysans indigènes. Dans le pays le plus puissant du monde, le plus puissant de toute l'histoire de l'humanité, on a maintenu l'esclavage jusqu'à la guerre de Sécession; on a fait la traite des esclaves pour en faire des cueilleurs et des éboueurs et ainsi traiter les deux bouts -- et les deux trous -- de la chaîne de production alimentaire, de la bouche à l'intestin; on y a maintenu la ségrégation presque jusqu'à la fin du XXe siècle, dans des États comme le Mississipi. La chaîne de montage, chaîne de répétition mesurée par le taylorisme, atteint son apogée avec les chaînes de magasins et de restaurants où on vous sert un repas imaginaire, publicitaire, spectaculaire -- avec le sourire : la publicité n'est-elle pas la science du sourire?

L'industrie se soumet la pharmacie : aux poisons qu'elle répand dans l'atmosphère, elle trouve les remèdes; elle prétend y remédier, plutôt. Quand les médicaments ne suffisent plus, on peut toujours manipuler quelques gènes dans les éprouvettes du clonage ou de la procréation. Un aussi brillant généticien que Cavalli-Sforza va jusqu'à prêcher pour l'insémination artificielle en éprouvette pour tous afin d'éviter les maladies congénitales ou héréditaires : ne faut-il pas limiter la circulation des gènes comme la circulation des personnes, puisqu'il propose de fermer les frontières des pays du Nord et d'ainsi limiter l'émigration du Sud?...

MISÈRE

La misère est l'envers ou le revers de la médecine; c'est la maladie de la technique depuis la fin de la préhistoire. L'homme est capable d'envoyer des fusées et des satellites dans l'espace (dans le spectacle de la puissance et la puissance du spectacle), mais il est incapable de prévoir une catastrophe naturelle : une tornade, un tremblement de terre, une éruption volcanique, un ras-de-marée, une inondation, une sécheresse; ainsi y a-t-il encore des famines et des maladies contagieuses comme le choléra. Même s'il est vrai qu'il a été possible de circonscrire la peste et la lèpre, la syphilis et la tuberculose, qu'en sera-t-il du SIDA, surtout en Afrique, où ce n'est pas la pire maladie infectieuse, ni même une épidémie?

La misère collective causée par les catastrophes naturelles, les épidémies, les famines et les guerres (civiles ou non, intestines ou pas), l'est aussi par la pauvreté, qui accompagne celles-ci ou qui en est la cause ou l'effet; qui dit richesse dit pauvreté, car l'argent est un rapport social : il faut qu'il y ait des pauvres pour qu'il y ait des riches. La richesse et la gloire des puissants peuplent les rêveries des faibles dans la loterie de l'imaginaire et l'imaginaire de la loterie; à moins que la loterie ne soit tout simplement l'imaginaire de la misère et la misère de l'imaginaire. En fait, la loterie est l'argent de l'imaginaire, tandis que la bourse est l'imaginaire de l'argent... Les hommes d'affaires, les banquiers, les chefs d'État, les politiciens, les généraux, les gangsters, des journalistes, des animateurs de télé, des avocats ou des juges plus arrivistes que juristes, beaucoup d'ingénieurs et de techniciens, plusieurs savants et quelques artistes se donnent la main pour appauvrir le reste de l'humanité; les partis et les syndicats eux-mêmes en profitent, parfois au détriment de la majorité de leurs membres. Et les intellectuels demeurent impuissants!

Autrefois, on exterminait la misère ou elle s'exterminait elle-même; maintenant, on l'enferme; c'est la misère de l'enfermement : hôpitaux, hospices, asiles, prisons. Les prisonniers, de criminels, deviennent des victimes : près des deux tiers retournent en prison trois ou quatre années après avoir été relâchés; c'est finalement l'enfermement de la misère : des miséreux et des misérables, des mendiants et des vagabonds, des parias. On prélève l'ADN des prisonniers, on en fait une banque : matière à fichiers et à expériences. Une injustice de plus -- après l'ultime injustice qu'est la peine de mort! Mais les cellules des prisons d'Occident seraient des chambres d'hôtel pour les prisonniers du reste du monde.

Le pire enfermement est celui des camps : camps de prisonniers, de réfugiés, d'expatriés. Le XXe siècle a été le siècle des camps de travail, des camps de la mort, des camps du travail de la mort, partout dans le monde; les chambres à gaz des nazis en ont été l'apogée, ce que les révisionnistes cherchent à dénier ou à minimiser. L'interdit de l'infeste se maintient jusque dans le nationalisme, le chauvinisme, l'antisémitisme et le racisme; le fascisme est un inceste collectif avec la nation, la mère-patrie, après le meurtre du biblique père juif; la quête du semblable, du commun, du prochain prend alors la forme de la conquête d'une imaginaire identité aryenne.

La misère a ses ghettos, ses milieux : celui du crime (pègre, mafia), celui de la délinquance (vandalisme, "voyourisme"), celui de la prostitution (proxénétisme, pornographie), celui de la drogue (trafic, toxicomanie) et celui du sous-prolétariat (travail au noir, chômage); monde interlope, clandestin. Que la clandestinité moderne se soit développée à cause de la prohibition ne fait aucun doute; mais elle est aussi une forme (et une force) de résistance à la misère, à "la philosophie de la misère" que lui sert l'establishment, la bonne conscience bourgeoise. Ainsi, est-ce que la légalisation de la drogue (qui paralyse la force de travail) et de la prostitution (qui surexploite une force de travail) serait la fin du crime organisé? -- Ce serait présupposer que ce dernier n'a rien d'un État, de l'État...

Les misères individuelles sont trop nombreuses pour être analysées; on peut à peine les dénombrer : monstruosités, infirmités, maladies, toxicomanies, tares, névroses, psychoses, suicides, etc. La violence est brutale (abus, sévices, tortures) ou verbale (mensonges, médisances, calomnies, injures, insultes); quand elle est fictive (littérature, cinéma, télévision), elle n'est jamais qu'imaginaire : elle est sublimation.

Il n'en est pas de même d'une misère collective comme la pollution, surtout depuis la Révolution industrielle. Il y a pollution des corps par les produits chimiques que l'on respire ou avale et les bombes (atomiques, nucléaires, bactériologiques), pollution des âmes par les religions et les sectes (scientologie et autres), pollution des esprits par la propagande et la publicité, pollution des coeurs par Hollywood et Harlequin. Il y a aussi pollution de l'Univers par les hommes : par leurs déchets et leurs rejetons -- par la surpopulation, qui est la compulsion de répétition de la population. La contraception, l'avortement et l'infanticide n'empêchent pas que la population humaine est mille fois plus nombreuse que la seconde population mammifère, celle des phoques de l'Atlantique nord. En outre, le quart des hommes possèdent les deux tiers des richesses [Jacquard]; il n'y a pas assez de ressources sur la Terre pour que le niveau de vie de tous atteigne la moyenne américaine [Langaney]. Et, en même temps qu'il y a multiplication biblique des individus humains, on continue de les mutiler : excisions, incisions, subincisions, infibulations, circoncisions, perforations, scarifications, etc.; la quantité des vivants y est encore et toujours, mais pas la qualité de la vie -- qui résiste pourtant à la survie.

*

RÉSISTANCE

L'imagination résiste à l'avachissement de l'imaginaire; il y a résistance, même sous la forme de la "désistance", celle de l'abstention par exemple -- "abstinence" démocratique ou "absence" libertaire?... La destinée des vrais intellectuels, destinée tragique, est un acte de résistance contre la vie de la tyrannie; ce sont les derniers Tyrans de la vie, ceux qui combattent pour la liberté : pour un style de vie et un style de pensée; ceux qui se battent contre des millénaires d'alliances de l'action et de la raison; ceux qui débattent de la passion et de l'imagination; ceux qui aiment, même s'ils savent que le plaisir n'est que le loisir du désir, la jouissance en étant le travail, la souffrance...

Il n'y a pas d'autre avant-garde que celle de l'imagination!

Le XXe siècle aura été le siècle des avant-gardes politiques et artistiques, celles-ci ayant en commun d'être anti-religieuses, tout au moins officiellement; c'est le siècle des partis, des groupes et des groupuscules, mais pas des sectes et des hérésies; c'est peut-être aussi le siècle des individus. Le réel individu -- individu réel parce que sujet "dividu" -- n'est pas un individualiste; l'individualisme est l'idéologie grégaire du sujet : de la résistance négative qui caractérise le sectarisme. L'individu est l'ennemi de la secte. Un gène, sectaire, n'est pas un individu; une espèce, non plus. La Terre (Gaïa) n'est ni un individu ni un organisme.

De tout temps, il y a dû y avoir résistance à la survie, c'est-à-dire à l'histoire, bien avant que celle-ci ne devienne synonyme d'écriture et que cette dernière ne soit l'histoire de la survie, autrement dit la survie de l'histoire, de la répétition. Même encore doué d'une aura [Benjamin], l'art a pu être résistance à la religion : le rite phagocyte le culte; ce qui devrait interdire (proscrire, bannir) toute pratique collective ou cultu(r)elle de la religion. L'art paléolithique n'est pas religieux; il est humain, animal. L'art de la préhistoire, l'art de la vie et la vie de l'art, s'est inversé dans l'histoire de l'art, dans le spectacle de la survie et la survie du spectacle.

Résistance de l'art à la religion, résistance de l'art à la politique, résistance de l'art à l'économie : résistance de l'art au pouvoir, mais parfois aussi résistance du sport. Les Noirs des États-Unis ont résisté et résistent encore au pouvoir blanc en dominant le sport : athlétisme, baseball, basketball, football; ils se sont accaparés la technique du corps, la platonicienne gymnastique, comme ils ont apprivoisé la technique de l'âme, la musique : blues, jazz, rock and roll.

Freud concevait la religion comme une névrose obsessionnelle collective et l'art comme une hystérie de conversion de la même échelle; mais l'art est lui-même aux prises avec la compulsion de répétition, avec l'imitation, avec l'obsession de la représentation : en peinture, en littérature, dans la photographie, au cinéma; la musique, elle, ne représente pas, mais elle se répète quand même, qu'elle soit classique ou populaire. Cela n'empêche point que, au sein même de chaque style, genre ou discours, il y ait résistance à la répétition, dans le jazz par exemple : Amstrong, Ellington, Parker, Young, Davis, Coltrane, Coleman, Taylor, Braxton, etc. Au Moyen-Âge, la courtoisie résiste à la chevalerie, le carnavalesque (burlesque) au chevaleresque (romanesque); l'imaginaire de l'amour, l'érotisme de la grivoiserie, résiste à l'amour de l'imaginaire, au romantisme de la courtoisie. Plus tard, le baroque, le libertinage, mais encore la courtoisie du romantisme...

Le cinéma est l'art du XXe siècle; il a su pousser la répétition jusqu'à son extrême limite; il en est saturé. L'imaginaire (homosexuel) des films de guerre, des westerns et des policiers consiste à faire semblant d'être ce que l'on n'est pas; cela donne lieu à la parure femelle de l'hystérique ou à la parade mâle de l'obsessionnel. Mais le cinéma résiste quand même au spectacle de Hollywood : Chaplin, Eisenstein, Lang, Murnau, Gance, Renoir, Welles, Bergman, Fellini, Visconti, Syberberg, Fassbinder, Debord!

Mais Debord lui-même a fini par être récupéré par le spectacle (Gallimard, Sollers) : il est le suicidé de la société du spectacle [voir notre éloge funèbre : "Guy Debord est mort (1931-1994)" dans Moebius # 63. Montréal; printemps 1995 (150 p.), p. 7-12]. Cela n'empêche point que créer ou inventer des situations a été le leitmotiv des avant-gardes du XXe siècle : surréalisme, lettrisme et Internationale situationniste en France; Radical au Québec au début des années quatre-vingts. Les révolutions aussi sont de nouvelles situations; ce sont des explosions et des expositions de situations. Mais une situation peut dégénérer autant que générer et (se) régénérer...

Une révolution mondiale, internationale, est impossible; elle est d'ailleurs peu souhaitable, car elle ferait du monde un empire, l'empire du rêve américain. Rimbaud voulait changer la vie; les révolutionnaires et les hippies ont voulu changer le monde; il s'agit de changer la vie du monde (de l'homme ordinaire), c'est-à-dire la vie quotidienne, jusque dans la vie domestique; changer l'ordinaire de la vie : en faire des situations, des événements, des expériences, des aventures. Changer la vie quotidienne voudrait dire changer le travail, les horaires de travail; réorganiser le calendrier, éviter la répétition hebdomadaire, mensuelle, annuelle jusque dans les compétitions sportives, les carnavals, les festivals, les fêtes! Redécouvrir le passé, réinventer le présent et inventer le futur... Réinventer, changer l'éducation : enseigner la biologie, la démographie, la géographie, la préhistoire avant l'histoire, l'histoire naturelle avant l'histoire politique et l'histoire mondiale avant l'histoire nationale, régionale et locale; mettre la (méta)physique et les mathématiques à leur place, entre la philosophie et la littérature d'une part et la grammaire (linguistique et sémiotique) et la métapsychologie d'autre part. Inventer une véritable science de l'être humain! -- L'être humain, cet être transitoire entre le règne animal et le règne innommable de l'inhomme...

L'éducation doit être un instrument, une arme, contre la religion et l'idéologie, contre les religions qui dénient la finitude et croient en l'éternité et contre les idéologies qui prêchent l'inégalité, contre les conceptions du monde qui favorisent l'injustice et l'intolérance. Pour cela, l'éducation doit allier l'art et la science, les arts et les sciences dans l'enseignement et la recherche; et ce, de l'école à l'université, une université qui ne serait plus prisonnière de la société ou de la communauté mais en serait la gardienne. La manière même d'enseigner (la pédagogie, la didactique) devrait aussi être capable de relier l'art et la science, le langage et la technique, la parole et le geste, la bouche ou l'oreille et la main, la poésie et la théorie, justement dans la (con)fusion de la manière et de la matière.

Éduquer les jeunes et les vieux; soigner les jeunes et les vieux. L'éducation et la santé sont-elles encore les deux principales priorités des gouvernements? Ou est-ce que gouverner pour gouverner, pour le pouvoir (la gloire et la fortune, le prestige et la richesse), prévaut sur éduquer et soigner? La santé coûte cher à la biopolitique, de plus en plus cher avec la biotechnologie. Le vieillissement des populations occidentales a son prix à payer, surtout quand la médecine a comme but de prolonger la (sur)vie jusqu'au bout au nom d'une bio-éthique ou dans le fantasme de l'immortalité. Mais cela ne veut pas dire qu'il faille s'en remettre à l'euthanasie ou à l'assistance dans le suicide; il s'agit plutôt de faire un choix -- c'est sans doute un choix de société -- entre une meilleure santé pour la majorité et une plus longue durée de vie pour une minorité. Et n'a-t-on pas l'habitude de dire qu'il vaut mieux prévenir que guérir?...

La mort est réglementée jusque dans les funérailles et les cimetières; il en est de même de la naissance : réglementation, régulation, contraception. Mais la biopolitique de la naissance s'est alliée la biotechnologie dans la reproduction sans sexualité : sélection artificielle, insémination artificielle, fécondation en éprouvette, parthénogénèse, etc. Bien plus que des problèmes éthiques, cela soulève des problèmes juridiques comme avec les mères porteuses et leur prêt d'utérus. Les coûts de la reproduction sans sexualité dépassent de beaucoup ceux de la sexualité sans reproduction (contraception, fécondité réduite, natalité contrôlée); le coût d'une sélection artificielle sans sélection sexuelle est encore plus grand : il s'agit du sort même de l'homme... En même temps qu'il y a de plus en plus de couples (hétérosexuels ou homosexuels) sans enfants -- c'est une manière efficace de lutter contre la surpopulation --, il y a des couples désespérément en quête d'enfants de leurs gènes; l'adoption d'enfants de pays défavorisés ne semble pas leur convenir et satisfaire leur imaginaire.

Sauf selon le Vatican semble-t-il, il y a surpopulation de la planète, surtout en Asie et en Europe; malgré la misère (les catastrophes naturelles, les famines, les épidémies, les guerres, les génocides, toutes les formes de pauvreté et de pollution), la population humaine pullule à un taux exponentiel depuis le XIXe siècle, qui a vu la chute du taux de mortalité infantile. Pour certains démographes, elle devrait plafonner ou péricliter ou XXIe siècle; pour d'autres, elle finira par atteindre les dix milliards, s'il n'y a pas de contrôle accrue des naissances. Est-ce le fruit de la sélection naturelle, de la sélection sexuelle, de la sélection artificielle, de la sélection culturelle? -- Si ce n'était du chômage, on pourrait croire à un complot du capital pour multiplier la force de travail...

Face à la surpopulation et à la misère, il faut favoriser la livre circulation des personnes, les déplacements et les mouvements de populations, comme ceux qu'il y a eu vers l'Amérique du Nord depuis cinq cents ans. La libre circulation du capital (les capitaux, les biens), le libre-échange, est généralement un facteur d'exploitation de plus du Sud par le Nord; la libre circulation de la force de travail, par exemple de l'Afrique vers l'Asie et de l'Asie vers l'Amérique du Nord, n'est pas elle non plus sans causer de problèmes chez ceux-là même qui émigrent et qui sont victimes du racisme : on leur propose l'intégration, c'est-à-dire l'assimilation. Que ceux qui émigrent soient les mieux nantis ou les plus démunis, il appert qu'un pays a avantage à favoriser l'immigration et à défavoriser l'émigration; ce serait donc une raison de plus pour ouvrir les frontières aux étrangers, tout au moins pour les migrations individuelles. En outre, les migrations ont l'avantage de favoriser le métissage qui, n'en déplaise aux racistes de tout acabit, est un avantage génétique, au point de vue biologique, sinon linguistique. Mais l'émigration n'est pas la solution à la misère, à la pauvreté, au chômage! Y en a-t-il une?

Les plus optimistes, les plus idéalistes ou les plus naïfs la voient évidemment dans la standardisation, l'informatisation, la globalisation, la mondialisation, celle-ci ne datant cependant pas de l'Internet mais de la Deuxième Guerre Mondiale. Pour eux, il s'agit d'être branché, câblé, pour faire des affaires; il suffit de multiplier les prothèses : téléphones cellulaires, ordinateurs et autres appareils électroniques, satellites. Sauf que c'est aussi un mode de colonisation, un nouveau mode de colonisation, celui des esprits : la quatrième dimension, le temps en son avenir, se perd dans l'infini de l'espace ou l'espace de l'infini; le volume est avalé par la surface ou l'interface de l'écran, qui fait office de regard maternel, comme pour l'enfant au sein; sein dont la peau constitue l'écran du rêve [Baudry, Tisseron, Lemelin]. Dans cette chute dans l'imaginaire, il y a perte de l'imagination.

Il n'y a pas de salut, de salut par une science qui n'est que technologie, surtout quand l'argent de la science contribue à la science de l'argent; les plus cyniques voient le salut de l'homme dans le robot, n'ignorant pas qu'il est plus facile de transformer un homme en robot (ou en clone) qu'un robot en homme (ou en clown) -- cela ne donne jamais qu'un homme imaginaire et un robot symbolique!

La misère individuelle et collective n'est pas que matérielle (personnelle, professionnelle, confessionnelle, criminelle, économique, politique, sociale, socio-historique); elle est spirituelle, intellectuelle, sexuelle, corporelle, charnelle, caractérielle voire. L'esprit ne réussit plus à être intellectuel parce qu'il n'est pas individuel; il est collectif : c'est la conscience collective du surmoi universel, le savoir absolu selon Hegel; il n'a plus d'imagination, mais beaucoup d'entendement et un peu de sensibilité. L'âme est prisonnière du petit moi personnel : elle n'a plus d'ailes, elle ne vole plus, elle n'est plus aérienne, céleste; son royaume n'est plus celui des cieux, des dieux; elle est maintenant (la voix de la) conscience; bonne ou mauvaise conscience, conscience du moi ou du soi, conscience du bien et du mal, conscience psychologique, conscience morale, conscience professionnelle, etc. La chair (les sens) est écorchée par la puissance sexuelle du ça; elle est donc impuissante, stérile : "La chair est triste" [Mallarmé]. Le corps est de plus en plus abstrait, idéal; l'idéal du moi, le modèle-rival, devient professionnel, parfois professoral; ce qui attend maintenant le corps, c'est la carrière : la "carriera" ("chemin des chars") ou la "quadraria" ("lieu ou on taille les pierres"), le succès ou l'échec, pas la réussite, le tour de force ou d'adresse qui exige de la patience. Quant au coeur, qui a des raisons que la raison ne connaît pas [Pascal], il confesse ses émotions et ses passions les unes après les autres pour être à la hauteur des illusions confessionnelles du moi idéal : il se confesse, il se révèle, il avoue. Et le cul, le sexe, est réduit à être caractériel : "émotif, déprimé, instable, mythomane, pervers, etc." [Le Petit Robert 1]...

Le risque de la fin n'est pas de voir la civilisation retourner à la barbarie; ce n'est pas le retour éternel du même ou l'éternel retour de l'autre; ce n'est pas la fin de la civilisation : c'est la fin de la civilisation humaine (animale et orale, natale et agonale). C'est la soumission totale et léthale de l'inconscient à la science, de l'invention à la répétition, de l'imagination à la raison, de la passion à l'action, du langage au monde du spectacle et au spectacle du monde; c'est, par la technique poussée jusqu'à la biopolitique et la biotechnologie du corps, la perte de la possibilité -- de la nécessité plutôt -- de l'individuation; c'est l'inversion de l'homme du mythe, l'homme préhistorique, dans le mythe de l'homme, l'homme posthistorique; c'est la réversion du sujet du rêve, l'animal humain, dans le rêve du sujet, le surhomme inhumain...

-- C'est l'apocalypse (sic)!



JML/21 février 2001