L'émergence de l'animal humain implique un
faisceau de conditions :
1°) le développement du langage articulé;
2°) l'interdit du meurtre;
3°) l'interdit de l'inceste;
4°) l'exogamie sexuelle;
5°) l'exogamie alimentaire : le totémisme;
6°) l'invention du père.
Le développement du langage articulé implique lui-même
une série de transformations physiologiques,
morphologiques, anatomiques :
a) la modification du bassin (qui rend l'accouchement
douloureux) et du gros orteil,
b) l'adoption de la station verticale,
c) la libération de la main,
d) le retrait de la mâchoire,
e) l'apparition du menton,
f) la descente du larynx,
g) la formation d'une nouvelle boîte crânienne sous la
pression de l'augmentation du volume du cerveau.
Pour certains, la taille du cerveau augmente
soudainement à cause d'une nouvelle alimentation, en
poissons et en autres produits de la mer, il y a
environ 200,000 ans [M. A. Crawford]; pour d'autres, il
s'agit d'une simple mutation [Chomsky] ou d'une
catastrophe...
Avant d'être interdit, le meurtre ne pouvait
pas être un crime; pour être interdit, il doit être
proféré, professé; quelqu'un doit donc parler : le mort
ou le meurtrier (individuel ou collectif), ou les deux?
Avant le meurtre du père, il n'y avait pas de père; il
n'y avait que des frères par la mère. L'interdit de
l'inceste avec la mère, interdit qui implique lui aussi
la parole, a donc dû précéder l'interdit du meurtre; le
meurtre du père, en train de copuler avec la mère
[Roheim], fait de lui un père, le père : le père mort
est le totem -- Dieu! (Des résidus des totems, il y en
a jusque dans les noms des équipes sportives
américaines). Adam a tué son père pour coucher avec sa
mère; le "péché originel" n'est pas d'abord un inceste
(symbolique), mais un meurtre (imaginaire ou réel)
[Reik].
Le meurtre s'est répété, se
répète encore : il
faut que les pères meurent pour que les fils vivent
[Legendre]; la transgression de l'interdit du meurtre
tient de la compulsion de répétition propre à la vie,
de la pulsion de mort (qui est moins qu'un instinct,
qu'une impulsion); mais elle implique quelque chose de
propre à l'animal humain : le sentiment de culpabilité.
Chez l'homme, parce qu'il parle, la compulsion de
répétition s'accompagne du sentiment de culpabilité;
elle en découle voire, comme l'angoisse. Comme animal,
l'homme s'ennuie; comme animal humain, il connaît
l'angoisse. L'angoisse ne peut qu'être subjective; elle
n'est pas objective comme la peur, la terreur,
l'horreur : la "crainte de Dieu" est un autre nom de
l'angoisse; "Dieu le Père" est le père mort, tué,
assassiné (en rêve ou en réalité).
Comme Forest a raison de le rappeler avec
justesse, à la suite des premiers travaux de Lacan, le
réel (impossible, impassible) n'est pas la réalité
(possible); mais, même si la réalité (signifiée) tient
de l'imaginaire, l'imaginaire (passible) est
irréductible à la réalité en ce que le symbolique
(signifiant) en tient, en retient, en détient, en
soutient. La réalité (l'idéologie, l'illusion) est
imaginaire, mais l'imaginaire (le rêve et le fantasme,
le mythe et le rite) n'est pas réaliste; la réalité
n'est pas la vérité, mais la vérité est idéaliste
(autrement dit, matérialiste) : a à faire avec
l'imaginaire, comme tout autant avec le réel qu'avec le
symbolique, tel que Lacan l'avait lui-même entrevu dans
ses derniers séminaires, après la publication des
Écrits...
Le meurtre primitif qui fonde la généalogie
humaine -- l'humaine généalogie plutôt, parce que tout
autre animal ne connaît que la génétique, pas de
généalogie -- et en marque ainsi la phylogenèse n'a pu
d'abord qu'être fantasmé, rêvé, dans l'ontogenèse de
l'enfant : chaque enfant est un meurtrier en puissance,
parce qu'il est aux prises avec la compulsion de
répétition, avec la (com)pulsion de mort. Le mythe de
la horde primitive, dans laquelle l'enfant est inclus,
n'a pu prendre naissance que dans le fantasme de la
scène primitive, dont il est exclu [Roheim et sa
théorie ontogénétique de la culture]. Le meurtre en est
un d'inclusion, inclusion qui ne peut d'abord avoir
lieu que par identification primaire avec la mère
(possédée, battue, tuée) ou que par identification
secondaire avec le père (possesseur, batteur, tueur).
Le mort et le meurtrier ne pouvaient qu'être compulsifs
: obsessionnels! La mère, vivante, reste impulsive :
hystérique... L'impulsion est femelle; la compulsion
est mâle; la pulsion (de mort) est androgyne,
hermaphrodite.
Avec le meurtre, il y a émergence de l'affect
et donc de l'imaginaire; le meurtre primitif a été
rendu possible par un véritable coup de force de
l'imagination, une abstraction sans précédent : le
fantasme de la scène primitive qui fait du père
géniteur un générateur. Dans son "solo" (réel),
l'enfant brise le "duo" (imaginaire, spéculaire) qu'il
forme avec sa mère (l'hérédité) et il instaure le
"trio" (symbolique, spectaculaire) incluant le père
(l'héritage); mais, pour cela, il lui faudra le
"choeur" (l'"ensemble", l'"orchestre") des frères : une
bande de meurtriers, la solidarité suppléant à la
solitude... Il y a ainsi détachement du patrimoine
génétique, de la génération ou de la reproduction, et
attachement à la paternité généalogique, à la
figuration ou à la représentation; cette paternité
prend toutes sortes de formes ou de noms : tribu, clan,
famille, groupe, communauté, peuple, patrie, pays,
nation, classe, masse, secte, équipe, etc. C'est le
"principe généalogique" du Texte [Legendre], encore
plus la généalogie de principe que le principe de
généalogie...
Le meurtre se répète; il se
répète jusque dans
le meurtre du père par les pairs en quête d'un bouc
émissaire (comme du taureau de la corrida), d'une
"victime émissaire", lorsqu'il y a situation de "crise
mimétique", lorsque tous se ressemblent et se
rassemblent [Girard]. Le sacrifice comme rite ultime,
sacrement, est lui-même la répétition compulsive du
meurtre; répétition qui a lieu dans la déroute du
principe d'individuation qui caractérise la fête
[Nietzsche] et le jeu [Caillois] et donc le sport (ou
le loisir en général), mais aussi la guerre -- et le
camp (de travail, de réserve, de refuge, de
concentration) [Antelme, Agamben].
La souveraineté [Bataille], la "fonction
souveraine" par rapport à la fonction ou à la loi du
travail ou de la fécondité [Dumézil], est la puissance
d'individuation ou l'individuation de la puissance
poussée à une telle force qu'elle donne lieu à un
passage à l'acte démesuré, à la démesure, à la déroute
du principe d'individuation; mais c'est toujours un
acte manqué et c'est pourquoi il se répète, doit se
répéter, comme "l'acte manqué par excellence" qu'est le
coït [Lacan]...
La déroute du principe d'individuation est
aussi la (dé)route du symbolique, qui est lui-même la
route de l'imaginaire : quand le surmoi (le "nous" et
le "vous" de la "conscience collective" selon Durkheim
: conscience universelle, intellectuelle,
professionnelle, confessionnelle) ou l'idéal du moi (le
"il") dérape, le moi idéal (le "je" qui se dit "tu")
prend la place du moi (personnel) ou du "je" du sujet
(impersonnel); alors "ça" (sexuel) dérape encore
davantage. L'anthropique de l'imaginaire -- anthropique
pour laquelle l'homme est "le facteur écologique
essentiel" [Guilaine] -- n'est pas une prise de parti
en faveur de l'imaginaire; c'est une théorie du travail
ou de l'oeuvre de l'imaginaire, de l'imaginaire au
travail jusque dans le travail (par la technique, la
technologie). Comme la (dé)route du principe
d'individuation peut l'être, l'imaginaire (toujours
compulsif, répétitif) peut être positif ou négatif. Il
peut être répressif, dépressif, destructif et ainsi
justifier les galères, le camp, la chaîne de montage,
l'esclavage sous une forme ou une autre; il peut être
progressif, créatif, constructif et alors caractériser
l'art et la technique : l'univers de la médaille (le
prix, le trophée, le brevet). Mais l'envers de
(l'univers de) la médaille, c'est le fouet...
*
HISTOIRE
La répétition n'est pas "l'éternel
retour"
selon Nietzsche et Deleuze ou Laruelle; la répétition
n'est pas un simple revenir; c'est un venir simple,
avec ce que cela implique de devenir, de survenir et
d'advenir. L'origine ne revient pas parce qu'elle n'est
jamais partie; elle a toujours été là, elle y sera
jusqu'à la fin : elle n'est pas éternelle. La
répétition est le tour, et non le retour, de l'origine;
mais, par le détour de l'imaginaire, c'est bien une
scène, un drame, une tragédie, un théâtre...
La répétition connaît une vague
d'accélération
au Paléolithique supérieur avec l'art (qu'il soit
religieux ou non, rituel ou pas, cultuel ou culturel),
une au Mésolithique ou au Proto-Néolithique avec le
stockage des biens, une autre au Néolithique avec
l'agriculture et l'élevage et avec l'écriture, une
dernière aux Temps modernes avec l'impression (avec ou
sans imprimerie); l'accélération de la répétition
s'inverse dans la répétition de l'accélération avec
l'ordinateur dans son entreprise de globalisation ou de
mondialisation de l'information : informatique,
bureautique, robotique, cybernétique. De la même
manière, le pouvoir de l'imaginaire se voit alors
réduit, restreint, contraint, à l'imaginaire du pouvoir
qui propose et impose ses mythes et ses rites, ses
rituels et ses cérémonials, sa liturgie et sa fiducie,
et qui dispose ainsi des rêves et des fantasmes; aussi
les illusions s'envolent-elles les unes après les
autres, au profit d'une seule : l'Illusion elle-même,
l'illusion par excellence, celle qui fait croire qu'il
n'y a plus d'illusions...
Pour la symbolique connaissance, la croyance ne
peut qu'être imaginaire; pour cela, il lui faut une
fort bonne dose de confiance en elle-même; cette
(con)fiance lui vient de la conscience, de la science.
Or, la (con)science n'échappe pas elle-même à
l'imaginaire, à l'inconscient : substituer la loi à la
foi est bien le geste de la science envers la religion,
mais cette substitution a encore quelque chose de
religieux en ce qu'elle lie par le lire, parce qu'elle
relie, parce qu'elle fait, défait et refait des liens;
la science délie des liens du divin, pas du religieux.
La religion n'est pas inhumaine, comme le proclame ou
le prêche Vaneigem; mais l'humanité n'est pas non plus
(rien que) religieuse : elle a seulement de la
religion; il est de la religion -- mais il y a bien
d'autres choses!
L'histoire est un autre nom de la
répétition,
dès la préhistoire, encore davantage avec la
protohistoire; l'écriture (grammaticale, grammairienne)
de l'histoire (par les historiens, les historiographes,
les archivistes, les annalistes) ne se confond pas avec
l'histoire (grammatologique, grammatique) de
l'écriture, celle-ci étant beaucoup plus ancienne que
celle-là : l'écriture la plus archaïque, aux Temps
paléolithiques, confondait encore le langage verbal et
le langage non verbal, le geste et la parole; c'était
une geste, c'était un art, une technique, bien avant la
calligraphie...
La répétition domine la vie quotidienne, la
vie
domestique comme aménagement du temps qui passe et du
temps qu'il fait : de la lumière du jour et de
l'obscurité de la nuit, du rythme des saisons et de la
rigueur du climat. Pour cela, il faut des horaires et
des calendriers, des fêtes et des anniversaires, des
carnavals et des festivals, des coutumes et des
habitudes; il faut des manoeuvres et des manigances :
des repas, des festins, des funérailles, des
célébrations; il faut des manières et des manies :
s'étourdir, boire, fumer, se droguer, forniquer. La
toxicomanie n'est jamais que la dérive et le délire de
la compulsion de répétition devenue incapable de
neutraliser, d'aménager, le sentiment de culpabilité;
la tolérance est un autre nom de cet aménagement et
l'inversion dans le contraire, un autre : on devient
avocat pour ne pas être criminel, pompier pour ne pas
être pyromane, gynécologue pour ne pas être violeur...
Ceux qui se sentent les plus coupables sont souvent
ceux qui font le plus de bien et vice versa.
Malheureusement, les plus coupables, les innocents dans
leur ignorance, ne se sentent pas coupables; ils
rendent les autres coupables, ils les culpabilisent.
RELIGION
Une mythologie n'est pas nécessairement
religieuse, mais une religion est nécessairement
mythologique; même une religion sans dieux ou Dieu, une
religion qui n'est pas divine ou dont le dieu n'est pas
incarné, a besoin de mythes, ceux-ci pouvant prendre la
forme et la force des exploits, des aventures et des
mésaventures, des héros et des chefs qui tiennent lieu
de saints ou de prophètes, de messies ou de demi-dieux.
Il y a autant de mythes dans la Bible que dans la
mythologie grecque, les deux se fécondant,
"forniquant"; la Genèse et les Évangiles sont remplies
de mythes, de mythes de l'origine et de mythes de la
fin. Le mythe lui-même est répétition du meurtre et de
son châtiment : Zeus, Oedipe, Zarathoustra, Abraham,
Moïse, Jésus, etc. La littérature en est pleine, de ces
répétitions théâtrales, de ces théâtrales répétitions.
Le mythe et le rite ou le tabou et le totem
scandent et ponctuent la répétition; la scansion et la
ponctuation des répétitions, c'est la tradition qui
cherche à se douer d'une révélation et la révélation
qui cherche à se donner une tradition, a fortiori avec
et dans les religions de la révélation : le judaïsme,
le christianisme et l'islamisme. Ces trois religions ne
sont pas seulement idéologiques (morales ou autres);
elles sont aussi économiques, juridiques et politiques
: le christianisme est impensable sans l'économie de
marché, sans le droit romain et sans l'État-Providence
ou l'état de guerre; la chrétienté est une formation
sociale impliquant un mode de (re)production des
peuples ou des nations. C'est une religion qui survit
à la mort de Dieu, de son messie; son règne achève,
s'achève dans la parousie.
La limite de la théorie de la religion est la
religion de la théorie en études ou en sciences
religieuses; il en est de même de la théorie de
l'autobiographie : sa limite est l'autobiographie de la
théorie, l'imaginaire de la théorie autrement dit. La
théorie est de la poésie en concepts; la poésie est de
la théorie en images : il n'y a pas de plus puissante
théorie que la langue poétique, qui est moins concise
mais plus précise que la caractéristique théorie
mathématique.
De la même manière, l'archéologie de
l'imaginaire a elle-même comme limite l'imaginaire de
l'archéologie, comme l'archéologie de l'origine est
l'origine de l'archéologie. L'imaginaire (de l'origine)
de l'archéologie, c'est l'ancêtre commun, le chaînon
manquant; mais c'est aussi le racisme ou le chauvinisme
de la phrénologie... L'imaginaire du peuplement,
l'émigration, s'inverse dans le peuplement de
l'imaginaire, qui se trouve alors investi, envahi par
toutes sortes d'êtres étranges et étrangers, mythiques
et légendaires, fantastiques et féeriques. Derrière la
théorie de l'origine unique se cache l'origine de la
théorie unique : la théorie (néo-)darwinienne de
l'évolution, dans son originalité et son exclusivité
mais aussi dans sa relative ignorance...
L'imaginaire de la fossilisation préhistorique
(les outils, les armes, les parures et les autres
témoins ou artefacts comme les dolmens, les menhirs,
les tombes individuelles, les tombeaux collectifs, les
nécropoles, les cimetières, les sanctuaires, les
temples, les églises, les fortifications, les cavernes,
les simples abris, les foyers, etc.) est indissociable
de la fossilisation de l'imaginaire préhistorique, par
le préhistorien lui-même mais surtout par la
vulgarisation de la préhistoire par le journalisme
(journaux, magazines, revues, reportages et séries
télévisés) : là, à la surface, où l'imagination se
perd, s'épuise, s'éteint -- dans la perte de la
troisième dimension, le volume, et de la quatrième, le
temps.
La répétition (de l'origine) atteint sa
limite
dans "la vie de l'esprit", à laquelle contribue cette
étude dans son éternel recommencement : comme l'esprit
de la vie, la vie de l'esprit recommence toujours,
parce qu'elle ne commence jamais; il y a recommencement
fondamental parce qu'il n'y a pas de commencement
radical!
NÉOTÉNIE
La (compulsion de) répétition est
liée, dans la
phylogenèse, à un phénomène (méta)biologique : la
néoténie [Bolk, Gould, Roheim, Dadoun, Agamben,
Dufour]; dans l'ontogenèse, elle est liée à un
phénomène métapsychologique : la lente maturation du
petit animal humain (qui naît trop tôt, mais qui ne
pourrait que tuer sa mère lors de l'accouchement s'il
venait plus tard, avec une plus grosse tête), son
retard, sa longue dépendance par rapport aux grands; de
plus, c'est une période de (pré)maturation suivie d'une
période de refoulement : l'âge de la latence [Freud].
Le soma retarde sur le germen; c'est-à-dire qu'il fait
du surplace, il piétine, il (se) répète -- il
récapitule et s'entraîne! L'animal humain, cet
énergumène, est un "néotène" [Dufour], un "animal à
naissance prématurée" [Lacan].
Vu la néoténie, qui signifie la
défaillance de
la "première nature" de l'homme, celui-ci a besoin
d'une "seconde nature" : la néoténie est propice à
l'émergence du langage et de la technique [Dufour];
elle brise la chaîne de la répétition (et de la
récapitulation) germinale, de l'"écriture endogène"
(l'ADN comme "grammaire" de la vie), par une "écriture
exogène" [Agamben]. Cette "écriture" est une
"grammaire en tous genres" : grammaire de la parole
signifiant quelque interdit, grammaire du geste
fabriquant les outils et d'autres prothèses selon
diverses "chaînes opératoires" (mécaniques, dynamiques)
[Leroi-Gourhan] d'origine sexuelle (masturbatoire,
copulatoire) [Freud] ou traçant des figures et des
signes sur les parois des grottes préhistoriques,
grammaire de l'écriture se souvenant de la parole et
du geste (grammaire de la geste, des faits et gestes)
-- grammaire (du pouvoir) de l'imaginaire ou
imagination (schématisation, invention, innovation,
perturbation).
Cette loi (méta)biologique de la
néoténie
n'exclut pas tout effet écologique de l'environnement
dans le développement de l'animal humain : les
glaciations marquent sans doute la "latence" de
l'humanité; la fin des glaciations est le début de sa
"puberté" [Freud, Ferenczi]; période correspondant à
ladite Révolution néolithique [Guilaine] ou
mésolithique [Testart], dont les autres révolutions
(industrielles ou autrement économiques et techniques,
juridiques ou politiques, nationales ou pas) sont la
répétition à la "maturité", laissant suspecter que la
prochaine révolution aura lieu à la "vieillesse" -- et
la dernière, à la "mort"...
POPULATION
L'animal non humain se reproduit sans produire;
la prédation suffit à sa (re)génération; mais il est
dans la nature même -- l'imaginaire lui-même -- de
l'homme de produire pour se reproduire : il doit
travailler "à la sueur de son front" et se reproduire
"dans la douleur". Mais pour se reproduire, il ne lui
suffit pas de travailler, de fabriquer des outils en
vue de la prédation ou de la production; il lui faut se
déplacer, se promener, voyager, émigrer, toujours en
quête de proies (alimentaires, sexuelles); c'est là la
curiosité -- le soin ou le souci autant que l'appétit
ou la soif ou que la nouveauté ou la rareté -- et la
générosité de l'imaginaire.
L'émigration est un événement
paléolithique
répétitif : de l'Afrique à l'Asie et à l'Europe (entre
deux millions et un million d'années, puis entre 500
000 et 100 000 ans), de l'Asie à l'Océanie et à l'ouest
de l'Amérique (entre 50 000 et 10 000 ans); de
l'Europe à l'est de l'Amérique (sans doute il y a 20
000 années, puis 1000 et enfin 500). Le départ de
l'Afrique a dû se répéter, avoir échoué; le départ de
l'Europe continue de se répéter. Si l'homme, amateur de
produits de la mer favorables au développement de son
intelligence, a pu et dû naviguer, il a pu atteindre
l'Amérique Centrale et l'Amérique du Sud sans passer
par le centre de l'Amérique du Nord; il a pu atteindre
aussi l'Amérique du Nord par l'Atlantique il y a 20 000
ans -- mais ce dut être un échec, une retraite, comme
pour les Vikings, car il n'en reste aucune trace
génétique (au sens biologique et linguistique du
terme)... Le niveau de la mer ayant monté d'une
centaine de mètres depuis la fin des glaciations (ce
que la Genèse nomme le déluge), il y a plus de 10 ou 12
000 ans, la datation des sites côtiers ne peut qu'être
conservatrice : s'il y a eu quelqu'un il y a 20 000 ans
au bord de la mer de maintenant, il y avait quelqu'un
avant au bord de la mer d'alors. Ceux qui sont partis
ne sont évidemment pas les mêmes que ceux qui sont
arrivés; de là, les mythes, les légendes, les contes,
les récits...
Même si les mouvements massifs de populations
ne touchent aujourd'hui qu'environ un dixième de
l'humanité [Langaney], les migrations caractérisent
l'expansion et la radiation de l'espèce humaine depuis
des millions d'années, alors que l'isolation et la
stagnation sont souvent synonymes de déclin et
d'extinction. Le peuplement est la migration de
l'imaginaire; l'imaginaire de l'émigration est un
imaginaire nomade : c'est l'imaginaire de la chasse, de
la pêche et de la cueillette, avec la division
(sexuelle, tribale, clanique, etc.) du travail que cela
implique. Du Paléolithique au Néolithique, d'une
économie de la prédation à une économie de production,
l'on passe d'un imaginaire nomade -- mais on n'a pas
besoin d'être sédentaire pour savoir que le nomade
tourne en rond -- à un imaginaire sédentaire : celui du
stockage, de l'élevage et de l'agriculture, avec les
inégalités (sociales, politiques, religieuses, etc.)
qui en découlent, du campement au village et du village
à la ville.
Le stockage est le devenir-sédentaire du
charognage (incluant la nécrophagie); l'élevage est le
devenir-sédentaire de la chasse; l'agriculture est le
devenir-sédentaire de la cueillette (par l'horticulture
et la poterie, l'apparition de celle-ci ayant précédé
l'apparition de l'agriculture [Guilaine]). Avec le
stockage s'imposent les rites de don et de contre-don
et le gaspillage ostentatoire; avec l'élevage, peut-être les rites propitiatoires comme le sacrifice (d'un
animal domestique plutôt que d'un humain,
l'anthropophagie ne pouvant alors que régresser); avec
l'agriculture, les rites agraires (de multiplication)
et piaculaires ou expiatoires entourant la naissance
(la fécondité, la fertilité) et la mort (la sépulture,
le deuil) : les rites paléolithiques deviennent les
cultes néolithiques; triomphent la religion et la
guerre, ainsi que le pouvoir (économique, étatique).
La "puberté" de l'humanité est
marquée par deux
phénomènes contraires mais complémentaires : la
population devient sédentaire, mais les populations
émigrent; les pasteurs et les agriculteurs ont besoin
de moins d'espace en une journée que les chasseurs et
les pêcheurs ou les cueilleurs, mais ils en ont besoin
de beaucoup plus en une vie ou d'une génération à
l'autre. Le peuplement est à la fois l'éloignement et
le refoulement de l'origine, c'est-à-dire du (mi)lieu
du meurtre, mais aussi sa répétition dans le châtiment,
dans la peine (travailler, souffrir). Les chasseurs
tuent; leurs successeurs se tuent...
L'hominien (Homo) n'aurait pas survécu
sans le
feu et sans la chasse, ni non plus sans le meurtre. Il
n'a évidemment pas inventé le feu; il l'a seulement
domestiqué. Mais c'est sans doute l'anthropien (Homo
sapiens) qui a inventé la cuisson : la domestication du
feu -- domestication du feu qui a, selon Freud, une
origine sexuelle, génitale, masturbatoire -- est à la
fois l'origine du foyer (l'âtre, la cheminée, l'abri,
l'asile, la demeure, le domicile) et de la cuisine (la
pièce, la préparation des aliments, le manger, la
chère, l'ordinaire, le personnel); c'est l'origine de
la vie domestique, non seulement de la cuisine mais
aussi de la routine : la cuisine est la répétition du
goût, tandis que la routine est le goût de la
répétition. La "faculté de juger" est d'abord une
question de goût, et donc d'odorat et de toucher,
l'ouïe étant elle-même branchée sur le tact.
Il n'y a pas de cuisine sans cueillette et sans
pêche, mais surtout sans chasse; de la chasse à la
cuisine et, a fortiori, à la cuisson, il y a un monde,
celui de l'économie : de l'épargne et de la dépense du
travail, du gain et de la perte d'énergie. L'anthropien
primitif n'est pas seulement un chasseur-cueilleur;
c'est un cuisinier et, de là, un économe (bien avant
d'être un économiste ou un comptable). L'imaginaire de
(par) la cuisine (le contenu du repas, sa valeur
d'usage : la nourriture, l'alimentation, la nutrition,
la ration, les vivres) se double de la cuisine de
(pour) l'imaginaire (la forme du repas, sa valeur
d'échange : la communication, la communion, le
commerce, la convivialité, les convives). C'est ainsi
que le clan totémique, même sans "festin totémique",
est une communauté alimentaire et sexuelle, la première
communauté.
L'on sait que les Neandertaliens pratiquaient
la chasse, que la cynégétique ne leur était pas
étrangère et que leur régime était hautement carné,
peu-être trop. Mais il est permis de se demander s'il
connaissaient la cuisson, la cuisine communautaire et
rituelle, le culte alimentaire (totémique, exogamique).
Ils avaient certes le culte des morts (jusqu'à la
nécrophagie), mais avaient-ils le culte des vivants?
Étaient-ils soumis à l'interdit de l'inceste et à
l'interdit du meurtre? Est-ce que l'anthropophagie
(rituelle, cultuelle) est commune à l'Homme de
Neandertal et à l'Homme de Cro-Magnon?
*
* *
PEUPLEMENT
La "maturité" de l'humanité
néotène est déjà
son déclin; sa "puberté" a été très longue, trop longue
même si beaucoup plus courte que sa "latence" : la
"jeunesse" de l'humanité est achevée à l'aube des Temps
modernes, au moment où l'humanité "vieillit", atteint
"l'âge adulte". L'humanité en a plus derrière elle que
devant : le soleil est au milieu de sa course et il va
finir par s'éteindre; de nouvelles glaciations
commenceront dans 5 ou 6000 ans et elles atteindront
leur apogée dans 50 ou 60 000 ans; le Nord envahira et
exterminera le Sud, avant de lui-même disparaître dans
le clonage... -- Mais il est peu probable que l'homme
se rende même jusque-là, sauf dans la tête de ceux qui,
comme Teilhard de Chardin ou Coppens, croient en un
ailleurs, croient en l'inimaginable : déménager
l'humanité sur une autre planète ou la Terre dans une
autre galaxie (sic)!
Les populations circulent, émigrent; ainsi
leurs gènes sont-ils transmis. L'environnement des
glaciations a certes été un facteur d'émigration, de
peuplement; mais il est quand même curieux que des
populations aient été amenées à aller encore plus au
nord autant que plus au sud : d'un centre hypothétique
(à la rencontre de l'Afrique et de l'Eurasie), il y a
eu radiation, rayonnement jusqu'aux quatre coins de la
Terre. Avec la fin des glaciations et l'avènement de
l'ère néolithique, le peuplement est en partie
conditionné par les besoins de l'agriculture et de
l'élevage. Il est difficile de déterminer si la
technique de l'agriculture a été seulement importée du
Proche-Orient (le Croissant Fertile) ou si elle s'est
développée de manière parallèle en divers endroits. Les
populations qui sont venues d'Asie en Amérique étaient
certainement très éloignées du Proche-Orient et elles
y ont implanté l'agriculture; de même, la poterie a pu
exister dans des régions aussi lointaines que le Japon
et l'Occident méditerranéen [Guilaine]. Il n'y a donc
pas eu émergence de l'agriculture uniquement par la
colonisation ou par l'emprunt technique; la
domestication des plantes et des animaux, autrement dit
la néolithisation, est affaire de colonisation et
d'acculturation. Il ne s'agit pas de lui attribuer une
origine monogénique ou polygénique et d'ainsi affirmer
ou nier l'effet des migrations, mais tout simplement de
voir que son origine se répète elle aussi. Mais le
principe de peuplement et de colonisation est plus
lointain que la néolithisation : il faut savoir où on
va pour savoir d'où on vient autant qu'il faut savoir
d'où on vient pour savoir où on va...
Tout phénomène local ne s'explique pas par
l'environnement global; cela reviendrait à cette
attitude courante, voire dominante, en études
littéraires, qui consiste à expliquer un texte par un
autre texte (l'influence) ou par le contexte (l'auteur
individuel et/ou collectif) ou l'intertexte (les autres
textes), soit par la transcendance de la littérature et
de la culture. En son immanence, un organisme est
porteur d'un génome et d'un métabolisme; c'est un
individu. Les individus circulent et échangent des
biens; ils peuplent le monde de choses. Mais ne
circulent pas seulement leurs gènes mais aussi leurs
"mèmes" [Dawkins, Bouissac], c'est-à-dire leurs idées
et leurs images, leurs concepts et leurs visions du
monde : leur imaginaire. Il est indéniable, pour et par
la génétique des populations, que les personnes
transportent et transmettent leur patrimoine (génique,
héréditaire); mais il y a aussi l'héritage (économique,
culturel), qui a une tout autre génétique, même s'il
semble y avoir de fortes relations entre la génétique
biologique et la génétique linguistique au niveau de
l'ensemble des populations du globe [Cavalli-Sforza].
La langue est au discours ce que l'imaginaire
est au symbolique et ce que la métaphore est à la
métonymie; c'est un schéma, en deçà duquel il n'y a que
des schèmes, sans lesquels il n'y a pas de réelle
parole, de parole réelle... Les langues ne sont pas des
biens, les biens des personnes; ce sont des affects
sédimentés, cristallisés. Le colonisateur ou
l'envahisseur propose ou impose sa langue et dispose
ainsi de la langue du colonisé; ou il adopte celle-ci,
à moins qu'il n'y ait métissage (créolisation,
contamination, contagion, contage, contact, etc.). Il
semble que les invasions indo-européennes -- invasions
qui seraient venues des steppes de la région des
kourganes au sud-est de la Russie [Martinet], mais pas
les populations (originaires d'Anatolie plutôt que du
Caucase) [Ruhlen] -- aient imposé leurs langues (sauf
au Pays basque, qu'il ait été envahi ou non, le basque
étant sans doute la langue indigène par excellence : la
langue (dérivée de la langue) de Cro-Magnon [Cavalli-Sforza] ou -- pourquoi pas, s'il parlait? -- de
Neandertal); il n'en est guère ainsi des invasions
barbares du premier millénaire de l'ère chrétienne,
leurs langues n'ayant pas dépassé le stade du
superstrat et n'ayant pas réussi à réduire les langues
autochtones à des substrats.
Au Paléolithique, la population de la Terre n'a
jamais dépassé cinq ou six millions de personnes :
quelques centaines de milliers il y a 500 000 ans; en
un peu plus de 10 000 ans, elle s'est multipliée par
mille : cinquante millions après la domestication des
plantes (soit de dix à cinquante fois plus que les
derniers chasseurs du Mésolithique); deux cent
cinquante millions il y a deux mille années, quatre
cents millions au XIIIe siècle, six cents au XVIIe,
huit cents au milieu du XVIIIe, neuf cents au début du
XIXe, un milliard vers 1825, deux milliards en 1925,
trois en 1960, quatre en 1975, cinq en 1987, maintenant
six [Jacquard]. Cette accélération est la totale
soumission de la géographie à la démographie.
L'agriculture, on l'a vu, pousse à la vie
sédentaire et à l'émigration; elle pousse aussi à la
fécondité : fécondité des plantes, fécondité des
humains (les deux étant associées dans les mythes ou
les légendes où on trouve les enfants sous les choux et
où le sperme est une semence); l'agriculture -- le
champ qui détruit la forêt -- est une plus grande
source de nourriture que la cueillette, comme l'élevage
l'est de la chasse. Avec la domestication des animaux,
elle pousse aussi à la guerre : l'élevage du cheval,
d'abord comme objet de travail (aliment) puis comme
moyen de travail (instrument) dans le procès de
production, a conduit à la cavalerie -- bien avant la
chevalerie! Deuxième monture après la femme [Virilio],
le cheval est le devenir-guerre de la chasse, par
l'intermédiaire de la domestication : devenir-centaure
du cheval ou de l'homme?
La fin du Néolithique est le retour du
refoulé
de l'humanité; de là, la multiplication des religions,
des rites et des cultes dans la répétition du meurtre;
le crime refoulé est l'imaginaire de la guerre, le
"péché" des guerriers : les migrations deviennent des
invasions. Les guerriers sont les nouveaux chasseurs,
des chasseurs d'hommes; ils ont leurs dieux et leurs
prêtres souverains; ils ne travaillent pas, ils pillent
et (p)rient. Avec le retour du crime vient le châtiment
: les mythologies (égyptienne, grecque) et les
religions monothéistes en sont le récit, la saga. La
soi-disant résurrection du Christ n'est en rien la
rédemption, la fin de la répétition; c'est la
répétition de la fin, le début de la fin. L'humanité
n'a pas été sauvée par la chrétienté, qui ne concerne
d'ailleurs que le cinquième ou le quart du monde, car
il n'y a pas de salut, encore moins par le messianisme.
L'imaginaire religieux (cultuel) est épuisé;
l'imaginaire artistique (culturel) est essoufflé...
EXPLOITATION
Le communisme ne peut qu'être primitif,
primaire, passé; Marx le voyait comme une tendance :
comme Nietzsche, qui entrevoyait le surhomme au moment
du "crépuscule des dieux" (au compte desquels il y a ni
plus ni moins que la grammaire), il n'a pas compris que
le communisme définit l'aube et non le crépuscule de
l'humanité; il n'y a pas de "communisme utopique" : le
communisme n'est pas une utopie, il a déjà eu lieu et
il a pris fin avec l'exploitation du travail, avec le
surtravail, et non avec la famille, la propriété privée
et l'État, tel qu'Engels le concevait.
L'esclave (le paysan, le berger) ne possède
rien; le maître (le guerrier, le prêtre) possède tout.
Quand le maître manque de terres, il envahit d'autres
territoires qu'il s'approprie; de ses habitants
(chasseurs? cueilleurs?), il fait de nouveaux esclaves,
un butin de travailleurs, de laboureurs, de pasteurs.
Avec des esclaves, on construit des cités, des
pyramides, des temples, des monuments (dolmens,
menhirs, cromlechs, mégalithes de toutes sortes) : on
érige l'imaginaire -- érection symbolique, symbolique
érection...
Les guerriers et les clercs ont le culte de
l'esclavage, de la soumission, de l'exploitation; les
esclaves sont eux-mêmes soumis à ce culte, à
l'esclavage du culte indo-européen ou chinois (mode de
production asiatique). S'ils ne devaient pas produire
et se reproduire, la production alimentaire et la
reproduction sexuelle étant leur seule fonction (la
fécondité), ils seraient traités comme des dépouilles,
des cadavres; ils n'ont pas d'autre salaire que leur
pitance. Mais ils s'évadent ou s'affranchissent.
Les États apparaissent; certains deviennent des
empires avec ou sans dynasties. Les chefs se
transforment en empereurs, en pharaons, en tzars, en
princes, en rois. Les aristocrates détestent le travail
et les autres aristocrates; ils adorent la guerre. Leur
plus grande gloire est d'étaler leurs richesses dans
l'imaginaire du potlatch, la guerre étant elle-même le
potlatch de l'argent et du pouvoir. Alors que les
esclaves étaient les prisonniers des propriétaires des
terres, les serfs sont prisonniers des terres elles-mêmes, de la terre-mère qui n'est pas encore une mère-patrie. La féodalité est la réduction (au sens 2quasi
culinaire du terme) de l'esclavage; l'aristocratie est
une classe de cuisiniers et de meurtriers; Bataille a
bien (dé)montré que Gilles de Rais en était la
quintessence [voir sur ce site : Manuel d'études
littéraires/Analyse du discours]. La noblesse a su
faire de l'Église un État, de l'État une Église. Mais
les paysans se révoltent.
Il n'y a pas de capitalisme sans démocratie :
le capital a besoin du travail, de la force de travail
de l'ouvrier, pour créer de la valeur, de la survaleur,
de la plus-value. Le capitalisme n'est pas né avec la
révolution industrielle mais avec la démocratie du
marché et le marché de la démocratie; la bourgeoisie
est évidemment une classe de marchands, de commerçants,
d'hommes d'affaires; elle est de commerce avec la
marchandise, son dieu... Parfois, la démocratie prend
la forme de la dictature : dictature de classe,
dictature de parti, dictature de chef ou du guide
(Führer); le totalitarisme est la prétention
bureaucrate à la démocratie : le socialisme en a été un
avatar, la manière de faire accéder le féodalisme au
capitalisme; le fascisme en a été l'horreur. Mais la
liberté résiste à la démocratie quand celle-ci n'est
plus que bureaucratie.
TECHNIQUE
De tout temps, l'homme a exploité la nature
pour survivre : le règne minéral, en taillant la
pierre; le règne végétal, en cueillant et en
domestiquant le feu; le règne animal, en chassant.
L'économie de prédation est déjà une économie, mais
elle n'est pas encore exploitation de l'homme par
l'homme, même si la division sexuelle du travail est à
la fois division technique et division sociale du
travail. C'est donc avec l'économie de production que
commence l'exploitation réelle de l'homme par l'homme,
d'une classe sociale par une autre. Les rapports de
production sont des rapports de pouvoir et de propriété
qui ont leur source (mésolithique) dans le stockage
[Testart].
Pendant les millénaires de l'économie de
prédation, la technique de taille de la pierre n'a
guère évolué; sans doute que la manière de construire
ou d'aménager des abris, l'art ou la technique de
l'architecture, s'est perfectionnée bien au delà de la
nidification que n'ont jamais dépassée les chimpanzés.
Mais avec l'économie de production, les outils se
multiplient au rythme des individus : à chacun son
outil! à chacun son travail! La technique favorise la
coopération au sein d'un même groupe et la compétition
entre groupes : la guerre de la technique contribue à
la technique de la guerre. Jusqu'aux Temps modernes, la
technique a été un instrument, un outil de
développement, un moyen au service de l'économie et
donc du pouvoir (de la police à la voirie); elle est
devenue une fin en soi avec l'économie du jouet et du
gadget, du surplus, du superflu.
La technique est l'art du traitement des
choses; non, elle est l'art du traitement des corps :
corps minéraux, corps végétaux, corps animaux; en ce
sens, elle est une biopolitique [Foucault, Agamben]. La
technique n'a pas surtout pour objet l'outil, mais le
sujet qui le manie, le manoeuvre, le manipule : la
main-d'oeuvre -- sujet technologique, biotechnologique.
La technologie est devenue l'art du traitement des
corps humains; aussi la médecine est-elle la
technologie par excellence : soigner les corps, soigner
les coeurs, soigner les culs!...
Soigner, guérir la force de travail, lui
éviter
la maladie par la prophylaxie et la pharmacie;
prolonger la vie, la survie; limiter ou favoriser la
naissance; dénier la mort. La médecine est bien
l'essence métaphysique de la technique, bien plus que
l'essence technique de la métaphysique. Alors que la
reproduction est "l'événement fondateur", la
procréation est "l'invention décisive" [Jacquard]; mais
que dire de ce qui agit sur la procréation? Dès que
l'homme a pu faire le lien entre la copulation et la
fécondation -- et ce n'est pas depuis toujours si on en
juge par les idéologies scientifiques qui ont eu cours
d'Aristote aux médecins du XIXe siècle et par les
légendes de la mère-cigogne --, il a dû avoir recours
à la contraception, sinon à l'avortement et à
l'infanticide. Puis, la technologie des compagnies
pharmaceutiques s'en est mêlée : condoms et autres
préservatifs ou contraceptifs; la médecine est
intervenue par la stérilisation et la fécondation
artificielle : on a stérilisé des dominés, on a fécondé
des dominants -- eugénisme sauvage.
Les manipulations génétiques ont
commencé avec
la domestication des plantes et des animaux; la
pharmacologie a été la relève d'une botanique spontanée
ainsi que de la magie ou de la sorcellerie, mais la
prophylaxie n'est pas encore venue à bout des pires
épidémies. À mesure que la santé de la population
s'améliore, on découvre -- ou on invente -- de
nouvelles maladies; l'étiologie est boulimique. La
santé est synonyme de soin; elle n'est plus un état
naturel : quand ce n'est pas une maladie à soigner et
à guérir, c'est une condition à traiter par la
chirurgie, la chimiothérapie ou la radiothérapie; la
guérison n'y est jamais alors que rémission.
La chirurgie n'est plus surtout prothèse; les
organes, elle les transplante, les greffe ou les
trafique. Elle se développe en chirurgie plastique ou
esthétique : elle ne se contente plus de réparer la
monstruosité, elle (dé)pare la beauté : nez, menton,
pommettes, seins, fesses, hanches; elle prépare même la
peau à ne pas vieillir, à ne pas mourir : il y a des
momies vivantes! Elle va jusqu'à satisfaire la
fantaisie, le fantasme ou la psychose d'un travesti qui
veut devenir une femme, d'un homosexuel qui rêve de
transcendance, qui rêve de transcender la différence
sexuelle et de devenir un transsexuel : semblance d'un
être hybride ou androgyne ou invraisemblance d'un être
unique (monosexuel, autosexuel); passer de l'avoir à
l'être, d'avoir le phallus à l'être... La chirurgie
esthétique est la cosmétique poussée jusqu'au
culturisme et au tatouage, celui-ci étant une manière
de contrer, une tentative de combler, la séparation
d'avec la peau de la mère; ce qui le rapproche des
comics et de la bande dessinée [Tisseron].
La biopolitique, comme technique et esthétique
du corps, a comme vérité la biotechnologie : il ne
suffit plus de produire, il faut surproduire. Dans les
pays surdéveloppés du Nord, on sacrifie la qualité de
la nourriture à la quantité : on exporte la qualité; la
quantité, on la produit sur place ou on l'importe des
pays sous-développés du Sud en exploitant les ouvriers
et les paysans indigènes. Dans le pays le plus puissant
du monde, le plus puissant de toute l'histoire de
l'humanité, on a maintenu l'esclavage jusqu'à la guerre
de Sécession; on a fait la traite des esclaves pour en
faire des cueilleurs et des éboueurs et ainsi traiter
les deux bouts -- et les deux trous -- de la chaîne de
production alimentaire, de la bouche à l'intestin; on
y a maintenu la ségrégation presque jusqu'à la fin du
XXe siècle, dans des États comme le Mississipi. La
chaîne de montage, chaîne de répétition mesurée par le
taylorisme, atteint son apogée avec les chaînes de
magasins et de restaurants où on vous sert un repas
imaginaire, publicitaire, spectaculaire -- avec le
sourire : la publicité n'est-elle pas la science du
sourire?
L'industrie se soumet la pharmacie : aux
poisons qu'elle répand dans l'atmosphère, elle trouve
les remèdes; elle prétend y remédier, plutôt. Quand les
médicaments ne suffisent plus, on peut toujours
manipuler quelques gènes dans les éprouvettes du
clonage ou de la procréation. Un aussi brillant
généticien que Cavalli-Sforza va jusqu'à prêcher pour
l'insémination artificielle en éprouvette pour tous
afin d'éviter les maladies congénitales ou héréditaires
: ne faut-il pas limiter la circulation des gènes comme
la circulation des personnes, puisqu'il propose de
fermer les frontières des pays du Nord et d'ainsi
limiter l'émigration du Sud?...
MISÈRE
La misère est l'envers ou le revers de la
médecine; c'est la maladie de la technique depuis la
fin de la préhistoire. L'homme est capable d'envoyer
des fusées et des satellites dans l'espace (dans le
spectacle de la puissance et la puissance du
spectacle), mais il est incapable de prévoir une
catastrophe naturelle : une tornade, un tremblement de
terre, une éruption volcanique, un ras-de-marée, une
inondation, une sécheresse; ainsi y a-t-il encore des
famines et des maladies contagieuses comme le choléra.
Même s'il est vrai qu'il a été possible de circonscrire
la peste et la lèpre, la syphilis et la tuberculose,
qu'en sera-t-il du SIDA, surtout en Afrique, où ce
n'est pas la pire maladie infectieuse, ni même une
épidémie?
La misère collective causée par les
catastrophes naturelles, les épidémies, les famines et
les guerres (civiles ou non, intestines ou pas), l'est
aussi par la pauvreté, qui accompagne celles-ci ou qui
en est la cause ou l'effet; qui dit richesse dit
pauvreté, car l'argent est un rapport social : il faut
qu'il y ait des pauvres pour qu'il y ait des riches. La
richesse et la gloire des puissants peuplent les
rêveries des faibles dans la loterie de l'imaginaire et
l'imaginaire de la loterie; à moins que la loterie ne
soit tout simplement l'imaginaire de la misère et la
misère de l'imaginaire. En fait, la loterie est
l'argent de l'imaginaire, tandis que la bourse est
l'imaginaire de l'argent... Les hommes d'affaires, les
banquiers, les chefs d'État, les politiciens, les
généraux, les gangsters, des journalistes, des
animateurs de télé, des avocats ou des juges plus
arrivistes que juristes, beaucoup d'ingénieurs et de
techniciens, plusieurs savants et quelques artistes se
donnent la main pour appauvrir le reste de l'humanité;
les partis et les syndicats eux-mêmes en profitent,
parfois au détriment de la majorité de leurs membres.
Et les intellectuels demeurent impuissants!
Autrefois, on exterminait la misère ou elle
s'exterminait elle-même; maintenant, on l'enferme;
c'est la misère de l'enfermement : hôpitaux, hospices,
asiles, prisons. Les prisonniers, de criminels,
deviennent des victimes : près des deux tiers
retournent en prison trois ou quatre années après avoir
été relâchés; c'est finalement l'enfermement de la
misère : des miséreux et des misérables, des mendiants
et des vagabonds, des parias. On prélève l'ADN des
prisonniers, on en fait une banque : matière à fichiers
et à expériences. Une injustice de plus -- après
l'ultime injustice qu'est la peine de mort! Mais les
cellules des prisons d'Occident seraient des chambres
d'hôtel pour les prisonniers du reste du monde.
Le pire enfermement est celui des camps : camps
de prisonniers, de réfugiés, d'expatriés. Le XXe siècle
a été le siècle des camps de travail, des camps de la
mort, des camps du travail de la mort, partout dans le
monde; les chambres à gaz des nazis en ont été
l'apogée, ce que les révisionnistes cherchent à dénier
ou à minimiser. L'interdit de l'infeste se maintient
jusque dans le nationalisme, le chauvinisme,
l'antisémitisme et le racisme; le fascisme est un
inceste collectif avec la nation, la mère-patrie, après
le meurtre du biblique père juif; la quête du
semblable, du commun, du prochain prend alors la forme
de la conquête d'une imaginaire identité aryenne.
La misère a ses ghettos, ses milieux : celui du
crime (pègre, mafia), celui de la délinquance
(vandalisme, "voyourisme"), celui de la prostitution
(proxénétisme, pornographie), celui de la drogue
(trafic, toxicomanie) et celui du sous-prolétariat
(travail au noir, chômage); monde interlope,
clandestin. Que la clandestinité moderne se soit
développée à cause de la prohibition ne fait aucun
doute; mais elle est aussi une forme (et une force) de
résistance à la misère, à "la philosophie de la misère"
que lui sert l'establishment, la bonne conscience
bourgeoise. Ainsi, est-ce que la légalisation de la
drogue (qui paralyse la force de travail) et de la
prostitution (qui surexploite une force de travail)
serait la fin du crime organisé? -- Ce serait
présupposer que ce dernier n'a rien d'un État, de
l'État...
Les misères individuelles sont trop nombreuses
pour être analysées; on peut à peine les dénombrer :
monstruosités, infirmités, maladies, toxicomanies,
tares, névroses, psychoses, suicides, etc. La violence
est brutale (abus, sévices, tortures) ou verbale (mensonges,
médisances, calomnies, injures, insultes); quand elle
est fictive (littérature, cinéma, télévision), elle
n'est jamais qu'imaginaire : elle est sublimation.
Il n'en est pas de même d'une misère
collective
comme la pollution, surtout depuis la Révolution
industrielle. Il y a pollution des corps par les
produits chimiques que l'on respire ou avale et les
bombes (atomiques, nucléaires, bactériologiques),
pollution des âmes par les religions et les sectes
(scientologie et autres), pollution des esprits par la
propagande et la publicité, pollution des coeurs par
Hollywood et Harlequin. Il y a aussi pollution de
l'Univers par les hommes : par leurs déchets et leurs
rejetons -- par la surpopulation, qui est la compulsion
de répétition de la population. La contraception,
l'avortement et l'infanticide n'empêchent pas que la
population humaine est mille fois plus nombreuse que la
seconde population mammifère, celle des phoques de
l'Atlantique nord. En outre, le quart des hommes
possèdent les deux tiers des richesses [Jacquard]; il
n'y a pas assez de ressources sur la Terre pour que le
niveau de vie de tous atteigne la moyenne américaine
[Langaney]. Et, en même temps qu'il y a multiplication
biblique des individus humains, on continue de les
mutiler : excisions, incisions, subincisions,
infibulations, circoncisions, perforations,
scarifications, etc.; la quantité des vivants y est
encore et toujours, mais pas la qualité de la vie --
qui résiste pourtant à la survie.
*
RÉSISTANCE
L'imagination résiste à l'avachissement de
l'imaginaire; il y a résistance, même sous la forme de
la "désistance", celle de l'abstention par exemple --
"abstinence" démocratique ou "absence" libertaire?... La
destinée des vrais intellectuels, destinée tragique, est
un acte de résistance contre la vie de la tyrannie; ce
sont les derniers Tyrans de la vie, ceux qui combattent
pour la liberté : pour un style de vie et un style de
pensée; ceux qui se battent contre des millénaires
d'alliances de l'action et de la raison; ceux qui
débattent de la passion et de l'imagination; ceux qui
aiment, même s'ils savent que le plaisir n'est que le
loisir du désir, la jouissance en étant le travail, la
souffrance...
Il n'y a pas d'autre avant-garde que celle de
l'imagination!
Le XXe siècle aura été le
siècle des avant-gardes politiques et artistiques, celles-ci ayant en
commun d'être anti-religieuses, tout au moins
officiellement; c'est le siècle des partis, des groupes
et des groupuscules, mais pas des sectes et des
hérésies; c'est peut-être aussi le siècle des individus.
Le réel individu -- individu réel parce que sujet
"dividu" -- n'est pas un individualiste;
l'individualisme est l'idéologie grégaire du sujet : de
la résistance négative qui caractérise le sectarisme.
L'individu est l'ennemi de la secte. Un gène, sectaire,
n'est pas un individu; une espèce, non plus. La Terre
(Gaïa) n'est ni un individu ni un organisme.
De tout temps, il y a dû y avoir résistance
à
la survie, c'est-à-dire à l'histoire, bien avant que
celle-ci ne devienne synonyme d'écriture et que cette
dernière ne soit l'histoire de la survie, autrement dit
la survie de l'histoire, de la répétition. Même encore
doué d'une aura [Benjamin], l'art a pu être résistance
à la religion : le rite phagocyte le culte; ce qui
devrait interdire (proscrire, bannir) toute pratique
collective ou cultu(r)elle de la religion. L'art
paléolithique n'est pas religieux; il est humain,
animal. L'art de la préhistoire, l'art de la vie et la
vie de l'art, s'est inversé dans l'histoire de l'art,
dans le spectacle de la survie et la survie du
spectacle.
Résistance de l'art à la religion,
résistance
de l'art à la politique, résistance de l'art à
l'économie : résistance de l'art au pouvoir, mais
parfois aussi résistance du sport. Les Noirs des États-Unis ont résisté et résistent encore au pouvoir blanc en
dominant le sport : athlétisme, baseball, basketball,
football; ils se sont accaparés la technique du corps,
la platonicienne gymnastique, comme ils ont apprivoisé
la technique de l'âme, la musique : blues, jazz, rock
and roll.
Freud concevait la religion comme une névrose
obsessionnelle collective et l'art comme une hystérie de
conversion de la même échelle; mais l'art est lui-même
aux prises avec la compulsion de répétition, avec
l'imitation, avec l'obsession de la représentation : en
peinture, en littérature, dans la photographie, au
cinéma; la musique, elle, ne représente pas, mais elle
se répète quand même, qu'elle soit classique ou
populaire. Cela n'empêche point que, au sein même de
chaque style, genre ou discours, il y ait résistance à
la répétition, dans le jazz par exemple : Amstrong,
Ellington, Parker, Young, Davis, Coltrane, Coleman,
Taylor, Braxton, etc. Au Moyen-Âge, la courtoisie
résiste à la chevalerie, le carnavalesque (burlesque) au
chevaleresque (romanesque); l'imaginaire de l'amour,
l'érotisme de la grivoiserie, résiste à l'amour de
l'imaginaire, au romantisme de la courtoisie. Plus tard,
le baroque, le libertinage, mais encore la courtoisie du
romantisme...
Le cinéma est l'art du XXe siècle; il a su
pousser la répétition jusqu'à son extrême limite; il en
est saturé. L'imaginaire (homosexuel) des films de
guerre, des westerns et des policiers consiste à faire
semblant d'être ce que l'on n'est pas; cela donne lieu
à la parure femelle de l'hystérique ou à la parade mâle
de l'obsessionnel. Mais le cinéma résiste quand même au
spectacle de Hollywood : Chaplin, Eisenstein, Lang,
Murnau, Gance, Renoir, Welles, Bergman, Fellini,
Visconti, Syberberg, Fassbinder, Debord!
Mais Debord lui-même a fini par être
récupéré
par le spectacle (Gallimard, Sollers) : il est le
suicidé de la société du spectacle [voir notre éloge
funèbre : "Guy Debord est mort (1931-1994)" dans Moebius
# 63. Montréal; printemps 1995 (150 p.), p. 7-12]. Cela
n'empêche point que créer ou inventer des situations a
été le leitmotiv des avant-gardes du XXe siècle :
surréalisme, lettrisme et Internationale situationniste
en France; Radical au Québec au début des années quatre-vingts. Les révolutions aussi sont de nouvelles
situations; ce sont des explosions et des expositions de
situations. Mais une situation peut dégénérer autant que
générer et (se) régénérer...
Une révolution mondiale, internationale, est
impossible; elle est d'ailleurs peu souhaitable, car
elle ferait du monde un empire, l'empire du rêve
américain. Rimbaud voulait changer la vie; les
révolutionnaires et les hippies ont voulu changer le
monde; il s'agit de changer la vie du monde (de l'homme
ordinaire), c'est-à-dire la vie quotidienne, jusque dans
la vie domestique; changer l'ordinaire de la vie : en
faire des situations, des événements, des expériences,
des aventures. Changer la vie quotidienne voudrait dire
changer le travail, les horaires de travail; réorganiser
le calendrier, éviter la répétition hebdomadaire,
mensuelle, annuelle jusque dans les compétitions
sportives, les carnavals, les festivals, les fêtes!
Redécouvrir le passé, réinventer le présent et inventer
le futur... Réinventer, changer l'éducation : enseigner
la biologie, la démographie, la géographie, la
préhistoire avant l'histoire, l'histoire naturelle avant
l'histoire politique et l'histoire mondiale avant
l'histoire nationale, régionale et locale; mettre la
(méta)physique et les mathématiques à leur place, entre
la philosophie et la littérature d'une part et la
grammaire (linguistique et sémiotique) et la
métapsychologie d'autre part. Inventer une véritable
science de l'être humain! -- L'être humain, cet être
transitoire entre le règne animal et le règne innommable
de l'inhomme...
L'éducation doit être un instrument, une
arme,
contre la religion et l'idéologie, contre les religions
qui dénient la finitude et croient en l'éternité et
contre les idéologies qui prêchent l'inégalité, contre
les conceptions du monde qui favorisent l'injustice et
l'intolérance. Pour cela, l'éducation doit allier l'art
et la science, les arts et les sciences dans
l'enseignement et la recherche; et ce, de l'école à
l'université, une université qui ne serait plus
prisonnière de la société ou de la communauté mais en
serait la gardienne. La manière même d'enseigner (la
pédagogie, la didactique) devrait aussi être capable de
relier l'art et la science, le langage et la technique,
la parole et le geste, la bouche ou l'oreille et la
main, la poésie et la théorie, justement dans la
(con)fusion de la manière et de la matière.
Éduquer les jeunes et les vieux; soigner les
jeunes et les vieux. L'éducation et la santé sont-elles
encore les deux principales priorités des gouvernements?
Ou est-ce que gouverner pour gouverner, pour le pouvoir
(la gloire et la fortune, le prestige et la richesse),
prévaut sur éduquer et soigner? La santé coûte cher à la
biopolitique, de plus en plus cher avec la
biotechnologie. Le vieillissement des populations
occidentales a son prix à payer, surtout quand la
médecine a comme but de prolonger la (sur)vie jusqu'au
bout au nom d'une bio-éthique ou dans le fantasme de
l'immortalité. Mais cela ne veut pas dire qu'il faille
s'en remettre à l'euthanasie ou à l'assistance dans le
suicide; il s'agit plutôt de faire un choix -- c'est
sans doute un choix de société -- entre une meilleure
santé pour la majorité et une plus longue durée de vie
pour une minorité. Et n'a-t-on pas l'habitude de dire
qu'il vaut mieux prévenir que guérir?...
La mort est réglementée jusque dans les
funérailles et les cimetières; il en est de même de la
naissance : réglementation, régulation, contraception.
Mais la biopolitique de la naissance s'est alliée la
biotechnologie dans la reproduction sans sexualité :
sélection artificielle, insémination artificielle,
fécondation en éprouvette, parthénogénèse, etc. Bien
plus que des problèmes éthiques, cela soulève des
problèmes juridiques comme avec les mères porteuses et
leur prêt d'utérus. Les coûts de la reproduction sans
sexualité dépassent de beaucoup ceux de la sexualité
sans reproduction (contraception, fécondité réduite,
natalité contrôlée); le coût d'une sélection
artificielle sans sélection sexuelle est encore plus
grand : il s'agit du sort même de l'homme... En même
temps qu'il y a de plus en plus de couples
(hétérosexuels ou homosexuels) sans enfants -- c'est une
manière efficace de lutter contre la surpopulation --,
il y a des couples désespérément en quête d'enfants de
leurs gènes; l'adoption d'enfants de pays défavorisés ne
semble pas leur convenir et satisfaire leur imaginaire.
Sauf selon le Vatican semble-t-il, il y a
surpopulation de la planète, surtout en Asie et en
Europe; malgré la misère (les catastrophes naturelles,
les famines, les épidémies, les guerres, les génocides,
toutes les formes de pauvreté et de pollution), la
population humaine pullule à un taux exponentiel depuis
le XIXe siècle, qui a vu la chute du taux de mortalité
infantile. Pour certains démographes, elle devrait
plafonner ou péricliter ou XXIe siècle; pour d'autres,
elle finira par atteindre les dix milliards, s'il n'y a
pas de contrôle accrue des naissances. Est-ce le fruit
de la sélection naturelle, de la sélection sexuelle, de
la sélection artificielle, de la sélection culturelle?
-- Si ce n'était du chômage, on pourrait croire à un
complot du capital pour multiplier la force de
travail...
Face à la surpopulation et à la
misère, il faut
favoriser la livre circulation des personnes, les
déplacements et les mouvements de populations, comme
ceux qu'il y a eu vers l'Amérique du Nord depuis cinq
cents ans. La libre circulation du capital (les
capitaux, les biens), le libre-échange, est généralement
un facteur d'exploitation de plus du Sud par le Nord; la
libre circulation de la force de travail, par exemple de
l'Afrique vers l'Asie et de l'Asie vers l'Amérique du
Nord, n'est pas elle non plus sans causer de problèmes
chez ceux-là même qui émigrent et qui sont victimes du
racisme : on leur propose l'intégration, c'est-à-dire
l'assimilation. Que ceux qui émigrent soient les mieux
nantis ou les plus démunis, il appert qu'un pays a
avantage à favoriser l'immigration et à défavoriser
l'émigration; ce serait donc une raison de plus pour
ouvrir les frontières aux étrangers, tout au moins pour
les migrations individuelles. En outre, les migrations
ont l'avantage de favoriser le métissage qui, n'en
déplaise aux racistes de tout acabit, est un avantage
génétique, au point de vue biologique, sinon
linguistique. Mais l'émigration n'est pas la solution à
la misère, à la pauvreté, au chômage! Y en a-t-il une?
Les plus optimistes, les plus idéalistes ou les
plus naïfs la voient évidemment dans la standardisation,
l'informatisation, la globalisation, la mondialisation,
celle-ci ne datant cependant pas de l'Internet mais de
la Deuxième Guerre Mondiale. Pour eux, il s'agit d'être
branché, câblé, pour faire des affaires; il suffit de
multiplier les prothèses : téléphones cellulaires,
ordinateurs et autres appareils électroniques,
satellites. Sauf que c'est aussi un mode de
colonisation, un nouveau mode de colonisation, celui des
esprits : la quatrième dimension, le temps en son
avenir, se perd dans l'infini de l'espace ou l'espace de
l'infini; le volume est avalé par la surface ou
l'interface de l'écran, qui fait office de regard
maternel, comme pour l'enfant au sein; sein dont la peau
constitue l'écran du rêve [Baudry, Tisseron, Lemelin].
Dans cette chute dans l'imaginaire, il y a perte de
l'imagination.
Il n'y a pas de salut, de salut par une science
qui n'est que technologie, surtout quand l'argent de la
science contribue à la science de l'argent; les plus
cyniques voient le salut de l'homme dans le robot,
n'ignorant pas qu'il est plus facile de transformer un
homme en robot (ou en clone) qu'un robot en homme (ou en
clown) -- cela ne donne jamais qu'un homme imaginaire et
un robot symbolique!
La misère individuelle et collective n'est pas
que matérielle (personnelle, professionnelle,
confessionnelle, criminelle, économique, politique,
sociale, socio-historique); elle est spirituelle,
intellectuelle, sexuelle, corporelle, charnelle,
caractérielle voire. L'esprit ne réussit plus à être
intellectuel parce qu'il n'est pas individuel; il est
collectif : c'est la conscience collective du surmoi
universel, le savoir absolu selon Hegel; il n'a plus
d'imagination, mais beaucoup d'entendement et un peu de
sensibilité. L'âme est prisonnière du petit moi
personnel : elle n'a plus d'ailes, elle ne vole plus,
elle n'est plus aérienne, céleste; son royaume n'est
plus celui des cieux, des dieux; elle est maintenant (la
voix de la) conscience; bonne ou mauvaise conscience,
conscience du moi ou du soi, conscience du bien et du
mal, conscience psychologique, conscience morale,
conscience professionnelle, etc. La chair (les sens) est
écorchée par la puissance sexuelle du ça; elle est donc
impuissante, stérile : "La chair est triste" [Mallarmé].
Le corps est de plus en plus abstrait, idéal; l'idéal du
moi, le modèle-rival, devient professionnel, parfois
professoral; ce qui attend maintenant le corps, c'est la
carrière : la "carriera" ("chemin des chars") ou la
"quadraria" ("lieu ou on taille les pierres"), le succès
ou l'échec, pas la réussite, le tour de force ou
d'adresse qui exige de la patience. Quant au coeur, qui
a des raisons que la raison ne connaît pas [Pascal], il
confesse ses émotions et ses passions les unes après les
autres pour être à la hauteur des illusions
confessionnelles du moi idéal : il se confesse, il se
révèle, il avoue. Et le cul, le sexe, est réduit à être
caractériel : "émotif, déprimé, instable, mythomane,
pervers, etc." [Le Petit Robert 1]...
Le risque de la fin n'est pas de voir la
civilisation retourner à la barbarie; ce n'est pas le
retour éternel du même ou l'éternel retour de l'autre;
ce n'est pas la fin de la civilisation : c'est la fin de
la civilisation humaine (animale et orale, natale et
agonale). C'est la soumission totale et léthale de
l'inconscient à la science, de l'invention à la
répétition, de l'imagination à la raison, de la passion
à l'action, du langage au monde du spectacle et au
spectacle du monde; c'est, par la technique poussée
jusqu'à la biopolitique et la biotechnologie du corps,
la perte de la possibilité -- de la nécessité plutôt --
de l'individuation; c'est l'inversion de l'homme du
mythe, l'homme préhistorique, dans le mythe de l'homme,
l'homme posthistorique; c'est la réversion du sujet du
rêve, l'animal humain, dans le rêve du sujet, le
surhomme inhumain...
-- C'est l'apocalypse (sic)!
JML/21 février 2001