Jean-Marc Lemelin











LA GRAMMAIRE

D'EUGÉNIE GRANDET

D'HONORÉ de BALZAC



AVARICE, AMOUR, JALOUSIE







1er mai-18 juin 2002







L'ÉPITEXTE (DE L'ARCHI-TEXTE)



Eugénie Grandet est paru à Paris à la fin de 1833 (même s'il est daté de 1834); le début (correspondant plus ou moins au cinquième ou au sixième du roman) avait auparavant paru dans L'Europe littéraire en septembre de la même année. L'édition originale était divisée en six chapitres non numérotés mais titrés : «Physionomies bourgeoises» [p. 19-59, dans l'édition de poche qui servira ici de référence : Édition de Samuel S. de Sacy; Gallimard (Folio classique # 3217); Paris; septembre 2000 [1972] (288 p.)], «Le cousin de Paris» [p. 59-83], «Amours de province», [p. 83-127], «Serments d'amour» [p. 127-182], «Chagrins de famille» [p. 182-224] et «Ainsi va le monde» [p. 224-253]. Dans La comédie humaine, le roman est inclus dans les Études de moeurs, qui sont divisées en «scènes» : il fait partie des Scènes de la vie de province, comme Illusion perdue [1837-1843] et Ursule Mirouët [1841]. Dans la réédition de 1839, est apparue une dédicace : À Maria, vouvoyée : «Que votre nom, vous dont le portrait est le plus bel ornement de cet ouvrage, soit ici comme une branche de buis bénit, prise on ne sait à quel arbre, mais certainement sanctifiée par la religion et renouvelée, toujours verte, par des mains pieuses, pour protéger la maison» [p. 17, en italiques dans la dédicace]. Cette Maria serait «Marie ou Maria du Fresnay, née Daminois», selon le rédacteur de Sacy; femme mariée avec qui Balzac avait une liaison en 1833 et dont il aurait peut-être eu une fille en 1834 [p. 253 et p. 271-272]. La préface de 1833 a été supprimée en 1843 : la province, où «tout passe», y était opposée à Paris, où «tout arrive», comme la campagne à la ville, mais aussi la longueur du copiste à la vivacité du conteur : s'impose «l'histoire vulgaire, le récit pur et simple de ce qui se voit tous les jours en province» [p. 273-274]... La postface de 1833 a aussi été supprimée en 1843 : Balzac s'y excusait presque du dénouement de son roman ou s'en expliquait, dans une sorte d'éloge ou d'hymne à la femme, à «sa Maria», à «l'être le plus parfait entre les créatures», à «une création transitoire entre l'homme et l'ange». Cette postface fait écho à la préface et à la dédicace : «Ne fallait-il pas unir en elle ces deux natures pour la charger de toujours porter l'espèce en son coeur? Un enfant, pour elle, n'est-il pas toute l'humanité!» [p. 274-275].

-- Telle ne sera justement pas la destinée d'Eugénie Grandet!



Par les titres des chapitres, qui concernent l'espace et le temps mais aussi les moeurs, le roman pourrait être divisé en trois parties de deux chapitres chacune. Si l'on retenait la division en six chapitres de l'édition princeps, le premier chapitre constituerait l'introduction et le dernier, la conclusion. Mais, selon la grammaire du texte, l'ouvrage peut être segmenté en trois séquences. La séquence initiale, où il y a topicalisation, se termine à la page 44 : «La description des autres portions du logis se trouvera liée aux événements de cette histoire; mais d'ailleurs le croquis de la salle où éclatait tout le luxe du ménage peut faire soupçonner par avance la nudité des étages supérieures». Il y a un débrayage spatio-temporel, par une prolepse, et un (em)brayage actantiel, par un démonstratif présentatif (anadéictique), de la part de l'énonciateur ou de l'observateur. Le début de la macro-séquence centrale consiste en une focalisation et un triple débrayage (temporel, actantiel et spatial) tout de suite après : «En 1819, vers le commencement de la soirée, au milieu du mois de novembre, la Grande Nanon alluma du feu pour la première fois»; cette séquence se termine à la page 249, avec la confrontation des deux sujets. La séquence finale, où il y a sanction du sujet, est donc très brève et elle débute par une sorte de résumé, de sommaire : «Le président était parti. Trois jours après, monsieur de Bonfons, de retour à Saumur, publia son mariage avec Eugénie. Six mois après, il était nommé conseiller à la Cour royale d'Angers». Cette segmentation devra être éprouvée tout au long de l'analyse pour être prouvée et approuvée.



LE PHÉNO-TEXTE



Les deux opérations fondamentales du langage sont le brayage (à l'encodage) et le repérage (au décodage). Le phéno-texte (la surface du texte qui est très épaisse) est un ensemble de marques de ces opérations : les marques sont aux opérations ce que les termes (comme vocables et comme limites ou fins) sont aux relations. Parmi les marques, se distinguent les marqueurs du débrayage et de l'embrayage, qui sont les mécanismes du brayage; les marqueurs du débrayage sont des débrayeurs et ceux de l'embrayage sont des embrayeurs; les principaux débrayeurs sont des anaphores et les principaux embrayeurs sont des déictiques ou des phatèmes; les anaphores et les déictiques sont des grammèmes (qui peuvent inclure des lexèmes) : déterminants, pronoms, adverbes, joncteurs. Les grammèmes sont aux lexèmes ce que les syncatégorèmes sont aux catégorèmes : ce que les particules de la parole sont aux parties du discours.

Dès le titre, il y a eu débrayage énonciatif initial, comme c'est toujours le cas. Sauf exceptions notables, surtout dans la séquence initiale, et si on excepte les dialogues (qui sont des embrayages internes) et les nombreux commentaires (qui sont des embrayages externes), ce roman est un texte triplement débrayé et il est donc raconté par un narrateur-conteur (hétérodiégétique); les principaux marqueurs sont donc des anaphores : comme procédure, c'est l'anaphorisation, et non la déictisation, qui commande ici la description et la narration, ainsi que la métaphorisation.



La discursivité, la figurativité et l'iconicité de la séquence initiale



Dans un roman de longueur appréciable comme celui-ci, les principales isotopies figuratives et thématiques apparaissent et se développent dans la séquence initiale sous le contrôle ou la suggestion de la présomption d'isotopie que constitue le titre du texte : "Eugénie Grandet" est le titre du roman et le nom d'une fille et d'une femme; 'Eugénie' évoque 'ingénue', 'Grandet' évoque 'grandeur'. Comme actrice -- sujet ou objet de valeur? --, Eugénie présuppose une famille et, selon les suggestions des titres des chapitres dans l'édition princeps, les avatars de l'amour : serments (prospectifs) et chagrins (rétrospectifs)...

La séquence initiale commence par un débrayage actantiel et un embrayage spatio-temporel, suivi d'un débrayage spatial : «Il se trouve dans certaines villes de province des maisons dont la vue inspire une mélancolie égale à celle que provoquent les cloîtres les plus sombres, les landes les plus ternes ou les ruines les plus tristes» [19]. La marque 'se trouve' est à la fois temporel (par le temps verbal et l'aspect grammatical) et spatial (par l'aspect lexical); le marqueur du débrayage spatial est l'adjoncteur 'dans' (ici anaphorique). L'incipit du roman est très dysphorique.

La description est du temps dans de l'espace, du temps accumulé, comme on accumule de l'argent; c'est par elle qu'il y a topicalisation, passage de «certaines villes de province» à «Saumur», «des maisons» à «ces maisons» ('ces' étant ici un anadéictique) et à «un logis situé à Saumur». Il y a un renvoi au titre initial du premier chapitre : «Ces principes de mélancolie existent dans la physionomie d'un logis situé à Saumur, au bout de la rue montueuse qui mène au château, par le haut de la ville» [19, souligné par nous]. Il y a d'une part la physionomie de la ville de Saumur (qui présuppose la province, le pays, le continent, le monde) et d'autre part la physionomie de la maison. À Saumur, se côtoient la hauteur du château et «la rue montueuse» où règne «la paix de ses maisons qui appartiennent à la vieille ville» [19-20]. Il y a donc une isotopie figurative qui est urbanistique et architecturale, dont le motif (au sens le plus concret du terme) est le bois des maisons, qui s'oppose au «petit pavé caillouteux» : «construites en bois», «énormes madriers», «bas-relief noir», «pièces de bois transversales», «frêles murailles», «toit en colombage», «bardeaux pourris», «appuis de fenêtre usés», «portes garnies», etc. [20]. Puisque toute lecture est rétrospective et qu'un texte se (re)lit de la fin au début, il est facile de déjà noter une opposition entre le règne végétal du bois et le règne minéral du roc (le pavé) et du métal (les clous énormes des portes); viendra le métal précieux : l'or!...

Cette description constitue l'iconicité du roman; iconicité figurative, spatiale donc, mais aussi temporelle : «L'Histoire de France est là tout entière» [20]; histoire qui prend la figure de la physionomie mais aussi de l'aristocratie ou de la future bourgeoisie : «À côté de la tremblante maison à pans hourdés où l'artisan a déifié son rabot, s'élève l'hôtel d'un gentilhomme où sur le plein cintre de la porte en pierre se voient encore quelques vestiges de ses armes, brisées par les diverses révolutions qui depuis 1789 ont agité le pays»; la porte en pierre et les armes s'opposent au bois. C'est donc la Révolution française -- et la lutte des classes qu'elle implique : artisans, aristocrates, bourgeois déjà nommés ici -- qui est l'horizon passé du roman.

La rue est la rencontre de la ville (l'isotopie urbanistique) et des maisons (l'isotopie architecturale). Après un embrayage actantiel : «l'ouvrouère de nos pères», c'est justement aux maisons que la description retourne, contribuant à l'illusion ou à l'impression référentielle, en insistant sur les dimensions : le bas ou l'inférieur s'oppose au haut ou au supérieur, comme l'obscurité (fermée) à la lumière (ouverte) : «L'air et le jour arrivent à cette espèce d'antre humide, ou par le haut de la porte, ou par l'espace qui se trouve entre la voûte, le plancher et le petit mur à hauteur d'appui dans lequel s'encastrent de simples volets, ôtés le matin, remis et maintenus le soir avec des bandes de fer boulonnées» [21]. -- Autre superposition du bois et du métal. C'est ainsi que cette isotopie figurative de l'architecture se développe ou s'enveloppe dans une isotopie thématique, celle du commerce, par la voie de l'isotopie figurative de la marchandise : «Ce mur sert à étaler les marchandises du négociant. Là, nul charlatanisme. Suivant la nature du commerce, les échantillons consistent en deux ou trois baquets pleins de sel et de morue, en quelques paquets de toile à voile, des cordages, du laiton pendu aux solives du plancher, des cercles le long des murs, ou quelques pièces de drap sur les rayons» [21]. Pour que le parcours figuratif s'enchaîne en un parcours thématique, doit être introduit, après un triple embrayage : «Entrez?», un acteur, anonyme mais caricatural : «Une fille propre, pimpante de jeunesse, au blanc fichu, aux bras rouges, quitte son tricot, appelle son père ou sa mère qui vient et vous vend à vos souhaits, flegmatiquement, complaisamment, arrogamment, selon son caractère, soit pour deux sous, soit pour vingt mille francs de marchandise. Vous verrez un marchand de merrain [...]» [21-2]. Avec le commerce du bois et du vin de l'Anjou ou de Touraine, vient l'une des principales isotopies sémio-narratives du roman : l'argent, l'or -- et toutes ces monnaies : sous, francs, livres, louis; «"Voilà un temps d'or!" [...] "Il pleut des louis"» [22]; louis d'or, doubles louis [24]; «une charge d'écus» [28]...

Les physionomies bourgeoises sont donc celles des « [v]ignerons, propriétaires, tonneliers, aubergistes, mariniers» de «l'ancienne Grand-Rue de Saumur» [22]; la rue est donc enfin nommée, l'onomastique procurant un ancrage historique et géographique à la fiction et l'iconisation ayant lieu par un toponyme et couronnant en quelque sorte la figuration. L'iconicité est aussi renforcée par ce qu'il y a de plus banal mais aussi de plus fatal : la pluie et le beau temps, le ciel et la terre, le rythme des saisons et des journées, le temps qu'il fait (la météo, le climat, la saison) et le temps qui passe (l'horloge, le calendrier, les saisons) : «Là, tout étant prévu, l'achat, la vente, le profit, les commerçants se trouvent avoir dix heures sur douze à employer en joyeuses parties, en observations, commentaires, espionnages continuels» [23]. La figurativité se fait alors plus abstraite dans une sociologie ou une psychologie des moeurs des habitants d'Angers, qui sont simples, un peu chauvins, «copieux» [23, en italignes dans le texte]. Mais c'est la discursivité (la lisibilité) qui commande la figurativité et l'iconicité (la visibilité).

Des maisons des commerçants, qui travaillent, se distinguent les hôtels des gens qui ne travaillaient pas : «Les anciens hôtels de la vieille ville sont situés en haut de cette rue jadis habitée par les gentilshommes du pays» -- ces gens du passé : «d'un siècle où les choses et les hommes avaient ce caractère de simplicité que les moeurs françaises perdent de jour en jour» [23]. Il y a alors, avec un (em)brayage actantiel : «les événements de cette histoire», et un triple embrayage : «vous apercevez», restriction de la profondeur de champ ou transformation du point de vue en perspective; des maisons ressort une maison, la maison : «vous apercevez un renfoncement assez sombre, au centre duquel est cachée la porte de la maison à monsieur Grandet [23-4]. Cette maison est l'espace partiel par excellence du roman, comme la dédicace de 1839 l'affirme ou le confirme.

Mis en perspective, monsieur Grandet a droit a une biographie (débrayée); jusqu'ici l'actorialisation avait été collective, elle s'individualise en une configuration discursive (ou un micro-récit). Monsieur Grandet est un acteur agent : maître-tonnelier de quarante ans en 1789; époux de «la fille d'un riche marchand de planches» -- le bois, encore! --, il a la fausse réputation d'être «un homme hardi, un républicain, un patriote» pour les habitants peu révolutionnaires de Saumur; «membre de l'administration du district de Saumur» [24]; ancien maire mais surtout propriétaire du vignoble à la tête du pays, «[i]l aurait pu demander la croix de la Légion d'honneur» [25]. Comme le fait remarquer le rédacteur, la phrase qui suit ne concerne pas ce qui la précède mais ce qui la suit : «Cet [étant donné que l'information est inconnue, c'est l'article indéfini (cataphorique) 'un' qui aurait dû se lire] événement eut lieu en 1806. Monsieur Grandet avait alors cinquante-sept ans et sa femme environ trente-six. Une fille unique, fruit de leurs légitimes amours, était âgée de dix ans» [25 et note 1 de la même page]. Le lecteur devine qu'il s'agit d'Eugénie et compte sur ses doigts qu'elle est née en 1796.

Cet événement est un triple héritage qui vient combler la «disgrâce administrative» de Grandet; son manque est comblé par la mort «de madame de la Gaudinière, née de La Bertellière, mère de madame Grandet; puis du vieux monsieur de La Bertellière, père de la défunte; et encore de madame Gentillet, grand-mère du côté maternel : trois successions dont l'importance ne fut connue de personne». Le parcours thématique devient donc celui de la fortune, de la richesse, et il annonce les parcours narratifs de l'action; mais il s'accompagne d'un autre parcours thématique qui, lui, mène aux parcours narratifs de la passion : l'avarice : «L'avarice de ces trois vieillards était si passionnée que depuis longtemps ils entassaient leur argent pour pouvoir le contempler secrètement. Le vieux monsieur La Bertellière appelait un placement une prodigalité, trouvant de plus gros intérêts dans l'aspect de l'or que dans les bénéfices de l'usure» [26, souligné par nous]. Les bénéfices sont aux intérêts ce que l'avarice est à la passion. C'est de la richesse que vient la noblesse à monsieur Grandet; c'est des chiffres, des nombres : «cent arpents de vignes», «sept à huit cents poinçons de vin», «treize métairies», «cent vingt-sept arpents de prairies où croissaient et grossissaient trois mille peupliers plantés en 1793», «mille poinçons ou seulement cinq cents», «deux cents francs», «cinq louis», «deux cents quarante mille livres», «onze pour cent», «deux ou trois maisons millionnaires», «quatre millions», «cent mille francs de ses propriétés», «cinq ou six millions», «six cents arpents de bois récemment achetés», «douze pouces», «vingt mois», «trois», «trente-trois ans», «sept mille livres de rente», «vingt maisons de la ville», «tous deux», «vingt-trois ans», «trois cent mille livres de rente», etc. [26-34].

Jusqu'ici, il n'a été question du père Grandet qu'une seule fois, au début de sa biographie [24]; sa fortune fait de lui monsieur Grandet. Sa richesse lui vaut une biographie, mais aussi un début de portrait, celui de l'avare : «Il n'y avait dans Saumur personne qui ne fût persuadé que monsieur Grandet n'eût un trésor particulier, une cachette pleine de louis, et ne se donnât nuitamment les ineffables jouissances que procure la vue d'une grande masse d'or. Les avaricieux en avaient une sorte de certitude en voyant les yeux du bonhomme [c'est la deuxième fois qu'il est question du «bonhomme» : cf. 25], auxquels le métal jaune semblait avoir communiqué ses teintes. Le regard d'un homme accoutumé à tirer de ses capitaux un intérêt énorme contracte nécessairement, comme celui du voluptueux, du joueur ou du courtisan, certaines habitudes indéfinissables, des mouvements furtifs, avides, mystérieux, qui n'échappent point à ses coreligionnaires. Ce langage secret forme en quelque sorte la franc-maçonnerie des passions» [27, souligné par nous]. Non seulement l'avarice est-elle une passion, elle est une religion; passion et religion où la vue de l'or, le regard, joue un rôle prédominant, autant pour l'observé (Grandet) que pour l'observateur (les avaricieux)...

Monsieur Grandet tient «du tigre et du boa»; sa bourse est une gueule de tigre; il a des «griffes d'acier», associé qu'il est au métal, au minéral. Deux acteurs individuels servent ses intérêts, ses capitaux à part «sa fortune visible» : le notaire Cruchot et le banquier des Grassins [27], qui se détachent de l'acteur collectif -- le on -- qu'est paradoxalement chacun des habitants de Saumur et que sont ses fermiers [26, 27, 28, 29]. La biographie se continue, toujours dans le même long paragraphe, avec l'apparition d'un autre acteur individuel, à la fois agent et patient, mi-homme mi-femme : «La Grande Nanon, son unique servante» [30]. La biographie prend alors la forme de l'économie domestique : du train-train de la vie quotidienne, de la quête de nourriture (chapons, poulets, oeufs, beurre, blé, son, farine, légumes, fruits, gibier) et du bois pour la cuire et se chauffer, des dépenses qu'il s'autorise.

Grandet ne se distingue pas seulement par ses yeux, par son regard, mais aussi par sa voix, par sa parole; il bégaie ou feint de bégayer : «Les manières de cet homme étaient fort simples. Il parlait peu. Généralement, il exprimait ses idées par de petites phrases sentencieuses et dites d'une voix douce. Depuis la Révolution, époque à laquelle il attira les regards, le bonhomme bégayait d'une manière fatigante aussitôt qu'il avait à discourir longuement ou à soutenir une discussion. Ce bredouillement, l'incohérence de ses paroles, le flux de mots où il noyait sa pensée, son manque apparent de logique attribués à un défaut d'éducation étaient affectés et seront suffisamment expliqués par quelques événements de cette histoire» [30-1 : nous aurons l'occasion de reparler de ce bégaiement en rapport avec l'avarice au niveau du géno-texte et de l'archétexte]. Cette manière de parler, avec «ses quatre phrases exactes autant que des formules algébriques» qui sont des négations (liées et non libres) et les quatre 'ta', et la loupe de son nez constituent la marque d'un sujet, du sujet avaricieux, de l'avare et de ses habitudes de marchandeur; d'un avare qui a réduit sa femme «à un ilotisme complet», même si elle lui sert de commode paravent [31]...

Mais l'homme privé se distingue de l'homme public (l'homme d'affaires) par le portrait du tonnelier : «Néanmoins, malgré la douceur de sa voix, malgré sa tenue circonspecte, le langage et les habitudes du tonnelier perçaient, surtout quand il était au logis, où il se contraignait moins que partout ailleurs. Au physique, Grandet était un homme de cinq pieds, trapu, carré, ayant des mollets de douze pouces de circonférence, des rotules noueuses et de larges épaules, son visage était rond, tanné, marqué de petite vérole; son menton était droit, ses lèvres n'offraient aucune sinuosité, et ses dents étaient blanches; ses yeux avaient l'expression calme et dévoratrice que le peuple accorde au basilic; son front plein de rides transversales, ne manquait pas de protubérances significatives; ses cheveux jaunâtres et grisonnants étaient blanc et or, disaient quelques jeunes gens qui ne connaissaient pas la gravité d'une plaisanterie faite sur monsieur Grandet. Son nez, gros par le bout, supportait une loupe veinée que le vulgaire disait, non sans raison, pleine de malice. Cette figure annonçait une finesse dangereuse, une probité sans chaleur, l'égoïsme d'un homme habitué à concentrer ses sentiments dans la jouissance de l'avarice et sur le seul être qui lui fût réellement de quelque chose, sa fille Eugénie [c'est la première fois que le prénom de sa fille apparaît depuis le titre], sa seule héritière» [31-2]. Par la couleur -- et par ses couleurs qu'il énonce et annonce --, Grandet est bien un tigre et un avare! N'a-t-il pas «un caractère de bronze» [32]?

La biographie (et le paragraphe) se termine par une description de son habillement, le même depuis 1791; description qui a lieu de bas en haut, comme son portrait : «forts souliers» avec des «cordons de cuir», «bas de laine drapés», «culotte courte de gros drap marron», «gilet de velours à raies alternativement jaunes et puce», «large habit marron», «cravate noire», «chapeau de quaker», gants sur son chapeau. La couleur jaune (du métal rare) est donc redoublée par les couleurs sombres (de son propriétaire). Pour la phrénologie, c'est la forme du crâne qui fait l'intelligence; pour la physiognomonie, le corps est le reflet de l'âme; il en est de même ici de l'observateur, pour qui le moine fait l'habit et l'habit fait le moine. L'observateur est en somme collectif, partageant les préjugés et les jugements de valeur, voire les valeurs, des habitants d'une ville de province : «Saumur ne savait rien de plus sur ce personnage» [32]...

Mais Grandet est aussi observé par six acteurs individuels : «Six habitants seulement avaient le droit de venir dans cette maison» [32], c'est-à-dire dans son logis, dont il a été question une page avant et à la première page du texte : il y a donc eu un glissement de "ce personnage" à "cette maison", du propriétaire à sa propriété : «Enfin la maison dans laquelle il demeurait était la sienne» [26-7]; «Il ne dérangeait rien chez les autres par un respect constant de la propriété» [31].

Ces six acteurs constituent deux camps ou deux partis : celui (juridique) des Cruchot et celui (économique : financier ou fiduciaire) des des Grassins. Du premier camp, «comme les Médicis», fait partie le notaire, maître Cruchot, dont il a déjà été question et surtout son neveu : «Le plus considérable des trois premiers était le neveu de monsieur Cruchot. Depuis sa nomination de président au tribunal de Première Instance de Saumur, ce jeune homme avait joint au nom de Cruchot celui de Bonfons et travaillait à faire prévaloir Bonfons sur Cruchot. Il signait déjà C. De Bonfons [...] (Boni Fontis) [33, entre parenthèses et en italiques dans le texte]; en fait aussi partie l'oncle du président de Bonfons : «l'abbé Cruchot, dignitaire du chapitre de Saint-Martin-de-Tours», «le Talleyrand de la famille». L'autre parti, celui des «Pazzi», comprend le banquier des Grassins, déjà présenté, sa femme et leur fils Adolphe. Autour de ces deux camps gravitent cousins, adhérents et fidèles, dans une multiplication de toponymes et d'anthroponymes. Les deux groupes ont un prétendant à Eugénie : le président, qui a trente-trois ans, et Adolphe, qui en a vingt-trois [33].

Eugénie compte donc pour les deux partis; déjà, et encore davantage étant donné la compétition, elle compte pour son père : «Mademoiselle Grandet épousera-t-elle monsieur le président ou monsieur Adolphe des Grassins? À ce problème, les uns répondaient que monsieur Grandet ne donnerait sa fille ni à l'un ni à l'autre. L'ancien tonnelier rongé d'ambition cherchait, disaient-ils, pour gendre quelque pair de France, à qui trois cent mille livres de rente feraient accepter tous les tonneaux passés, présents et futurs des Grandet» [34]. Sont aussi introduits trois autres acteurs : «monsieur de Grandet de Paris [...] maire d'un arrondissement, député, colonel de la garde nationale, juge au tribunal de commerce» et son fils, ainsi que «le jeune marquis de Froidfond» qui vend sa terre avec son château au commencement de 1818 [35], «convoyé [qu'il est] vers l'oesophage de monsieur Grandet» [36]... La bourse n'est donc pas seulement une gueule (de tigre), c'est un tube digestif!

Dans un nouveau paragraphe et avec un embrayage temporel, il y a retour à la maison : «Il est maintenant facile de comprendre toute la valeur de ce mot : la maison à monsieur Grandet, cette maison pâle, froide, silencieuse, située en haut de la ville, et abritée par les ruines des remparts» [36]. Il y a donc reprise de l'isotopie figurative architecturale, de l'extérieur vers l'intérieur, du dehors vers le dedans. Comme l'habit de Grandet, la maison (et son jardin) est à son image (apparente) : molle, trouée, rongée, noire, moisie, desséchée, fendue, rouillée, martelée (par son marteau en forme de «point d'admiration», c'est-à-dire d'exclamation), obscure, verdâtre, dégradée, humide, suintante, etc. [36-37].

C'est donc le temps (qu'il fait et qui passe) qui a usé l'extérieur de la maison; mais on use de l'espace à l'intérieur : «Au rez-de-chaussée, la pièce la plus considérable était une salle dont l'entrée se trouvait sous la voûte de la porte cochère. Peu de personnes connaissent l'importance d'une salle dans les petites villes de l'Anjou, de la Touraine et du Berry. La salle est à la fois l'antichambre, le salon, le cabinet, le boudoir, la salle à manger; elle est le théâtre de la vie domestique, le foyer commun; là le coiffeur du quartier venait couper deux fois l'an les cheveux de monsieur Grandet; là entraient les fermiers, le curé, le sous-préfet, le garçon meunier» [37-8, en italiques dans le texte]. La salle est donc un espace partiel paratopique : l'espace de la performance, des actions et des transformations. S'y apposent, là aussi, le végétal et le minéral, le bois et le cuivre ou la pierre, le gris ou le blanc et le jaune [38]. La pièce est chauffée par la cheminée du premier novembre au trente et un mars; en avril et en octobre, la cheminée est relayée par une chaufferette. Cette pièce est l'espace et le temps de madame Grandet, sur «sa chaise de paille dont les pieds étaient montés sur des patins», et de sa fille, sur son «petit fauteuil» : «Depuis quinze ans, toutes les journées de la mère et de la fille s'étaient paisiblement écoulées à cette place, dans un travail constant, à compter du mois d'avril jusqu'au mois de novembre» [39], sous la férule de l'avare qui distribue la chandelle et le pain [40].

À cet espace est aussi associée la Grande Nanon, qui le déborde cependant largement, par (le feu de) la cuisine et par toutes ses activités extérieures. La Grande Nanon a fini par ressembler mentalement à son maître : «La Grande Nanon était peut-être la seule créature humaine capable d'accepter le despotisme de son maître. [...] La Grande Nanon, ainsi nommée à cause de sa taille haute de cinq pieds huit pouces, appartenait à Grandet depuis trente-cinq ans. Quoiqu'elle n'eût que soixante livres de gages, elle passait pour une des plus riches servantes de Saumur. Ces soixante livres, accumulées depuis trente-cinq ans, lui avaient permis de placer récemment quatre mille livres en viager chez maître Cruchot» [40].

Comme son maître, elle est enviée, jalousée. Elle a donc droit à un portrait et à une biographie : elle est laide comme lui; ou plutôt, elle ressemble à un homme : «À l'âge de vingt-deux ans, la pauvre fille n'avait pu se placer chez personne, tant sa figure était repoussante; et certes ce sentiment était bien injuste : sa figure eût été fort admirée sur les épaules d'un grenadier de la garde; mais en tout il faut, dit-on, l'à-propos» [40-1]; c'est «une créature femelle taillée en Hercule, plantée sur ses pieds comme un chêne de soixante ans sur ses racines, forte des hanches, carrée du dos, ayant des mains de charretier et une probité vigoureuse comme l'était son intacte vertu. Ni les verrues qui ornaient ce visage martial, ni le teint de brique, ni les bras nerveux, ni les haillons de la Nanon n'épouvantèrent le tonnelier, qui se trouvait encore dans l'âge où le coeur tressaille». Il est donc suggéré que le père Grandet, nommé ainsi un peu avant, qui pensait à se marier et à monter son ménage, a pu avoir droit à la vertu de la Grande Nanon : il «l'employa sans trop la rudoyer»; même s'il «l'exploita féodalement», elle «s'attacha sincèrement» à lui «comme un chien fidèle» [41]... Pour elle, il a les «fantaisies les plus saugrenues» : «Lors de la fameuse année de 1811, dont la récolte coûta des peines inouïes, après vingt ans de service, Grandet résolut de donner sa vieille montre à Nanon, seul présent qu'elle reçut jamais de lui» [41-2]. (Si la Grande Nanon a commencé à travailler pour le père Grandet à vingt-deux ans, qu'elle travaille pour lui depuis vingt ans en 1811 et qu'elle se marie à cinquante-neuf ans après sa mort en 1827, le point de vue concernant les trente-cinq années de service est ultérieur à 1819, date du début de la séquence centrale).

Nanon est donc devenue avare comme son maître : «La nécessité rendit cette pauvre fille si avare que Grandet avait fini par l'aimer comme on aime un chien, et Nanon s'était laissé mettre au cou un collier garni de pointes dont les piqûres ne la piquaient plus» [42]. Il y a ici une isotopie plus abstraite qui tourne autour de la soumission ou de la servitude et du sadomasochisme. Pour Nanon, Grandet est bien le père Grandet : «Pour une fille des champs qui dans sa jeunesse n'avait récolté que de mauvais traitements, pour une pauvresse recueillie par charité, le rire équivoque du père Grandet était un vrai rayon de soleil» [42]. Vertu ou pas, puisque Grandet craint de la voir arriver au ciel plus chaste que la Vierge Marie -- qui n'était pas si chaste quand même! --, Nanon est liée à son maître par la pitié horrible qu'elle lui inspire, «[c]ette atroce pitié d'avare», et par «une chaîne d'amitié non interrompue, et à laquelle chaque exclamation ajoutait un chaînon» [43]. Le métal, le minéral encore, mais plus, l'animal : Nanon est un chien fidèle, attaché à son maître avare, de la cuisine à la salle en passant par le couloir; elle qui couche dans «un bouge éclairé par un jour de souffrance», comme «un dogue chargé de la police» [43-4]. Elle a d'ailleurs un chien : «Nanon alla verrouiller la grande porte, ferma la salle, et détacha dans l'écurie un chien-loup dont la voix était cassée comme s'il avait une laryngite. Cet animal d'une notable férocité ne connaissait que Nanon. Ces deux créatures champêtres s'entendaient» [78]...

-- Mais avec l'animal (humain), vient aussi l'amour...



La discursivité, la narrativité et la textualité



Séquence initiale



La séquence initiale est exempte de dialogues, même s'il y a du discours rapporté : les expressions ou propos des habitants de Saumur [22, 28, 29, 34, 35 et 43] et les phrases de Grandet, au sujet de sa femme ou de Nanon [31 et 42-43]; la conversation en est donc absente. Le narrateur s'accapare la description (le temps dans l'espace) et la narration (l'espace dans le temps); il ponctue le documentaire de son commentaire, maniant et manipulant ainsi les ficelles du récit, souvent par des embrayages temporels au présent de l'indicatif ou par des doubles ou triples (em)brayages. La stratégie est celle du rapprochement, de l'entente, de l'attention et de la tension; avant que ne viennent l'éloignement, la détente, la distance et le recul au début de la séquence centrale.

Nul doute que, dans la séquence initiale, monsieur Grandet ne soit le sujet de l'action et qu'Eugénie ne soit l'objet de valeur; le président de Bonfons et Adolphe des Grassins sont l'anti-sujet; le notaire Cruchot et le banquier des Grassins sont à la fois adjuvant de Grandet (pour l'argent) et adjuvant de leur fils respectif, comme l'abbé Cruchot et madame des Grassins (pour le mariage éventuel avec Eugénie Grandet); la Grande Nanon est aussi l'adjuvant de son maître. Il y a disjonction entre les deux jeunes hommes et la fille du père Grandet. Le destinateur du sujet est la famille de sa femme qui l'a fait trois fois héritier en 1806 et qu'il faut honorer : «Sur la paroi opposée à la cheminée, deux portraits au pastel étaient censés représenter l'aïeul de madame Grandet, le vieux monsieur de La Bertellière, en lieutenant des gardes françaises, et défunt madame Gentillet en bergère» [39]. L'horizon du destinateur est la Révolution française de 1789 et ses retombées bourgeoises.

Grandet est manipulé par l'argent et par sa passion de l'argent, l'avarice; son programme narratif de base est de s'enrichir davantage et, «rongé d'ambition» [34], de marier sa fille à un pair de France; il a acquis sa compétence avant, pendant et après la Révolution française; son épreuve qualifiante a été celle d'un maître-tonnelier [24]. Dans la séquence initiale, Eugénie est totalement passive; c'est un acteur patient. Le programme narratif de base des deux jeunes hommes est d'épouser une riche héritière; le programme narratif d'usage étant donc de faire la cour à Eugénie. La marque du jeune Cruchot est son nouveau nom : C[ruchot]. de Bonfons -- bon fonds? -- et il a acquis sa compétence en devenant président au tribunal de Première Instance de Saumur, par le domaine qu'il possède et par la double succession qui l'attend. La marque du jeune des Grassins n'est que son prénom : légendaire à cause du titre du roman de Benjamin Constant en 1816; il a acquis sa compétence à Paris, où il a fait son Droit, et il a beaucoup dépensé [53]. L'épreuve qualifiante des deux prétendants a donc été le Droit. Le titre de la séquence initiale pourrait bien être le même que celui de Balzac : «Physionomies bourgeoises».



Macro-séquence centrale

Première micro-séquence

La première micro-séquence de la macro-séquence centrale pourrait être intitulée : «Le vingt-troisième anniversaire de naissance d'Eugénie Grandet», de «mademoiselle Eugénie» entourée des «six antagonistes» [44] et de son père qui contribue à son douzain et lui enseigne son avarice : «N'était-ce pas mettre son argent d'une caisse dans une autre, et, pour ainsi dire, élever à la brochette l'avarice de son héritière, à laquelle il demandait parfois compte de son trésor, autrefois grossi par les La Bertellière, en lui disant : "Ce sera ton douzain de mariage"» [45, en italiques dans le texte]. Du trésor D'Eugénie, il sera beaucoup question par la suite... Le premier dialogue du roman concerne l'avenir conjugal d'Eugénie et il est suivi du portrait peu flatteur et un peu sadique de madame Grandet : «Madame Grandet était une femme sèche et maigre, jaune comme un coing, gauche, lente; une de ces femmes qui semblent faites pour être tyrannisées. Elle avait de gros os, un gros nez, un gros front, de gros yeux, et offrait, au premier aspect, une vague ressemblance avec ces fruits cotonneux qui n'ont ni saveur ni suc. Ses dents étaient noires et rares, sa bouche était ridée, et son menton affectait la forme dite en galoche. C'était une excellente femme, une vraie La Bertellière» [46]. D'une «douceur angélique», résignée, pieuse, «ridicule en apparence», elle a cependant l'avantage de sa dot et de ses successions; il lui faut signer des papiers en faveur de son mari [46-7].

Il y a encore cette opposition entre le métal (des sous, des clous et des outils) et le bois (de la marche et des planches). La première confrontation entre le sujet Grandet et l'anti-sujet de Bonfons -- ce Cruchot qui est «une cruche» selon l'oncle abbé [54] -- prend la forme d'une boutade de celui-ci, d'un proverbe retourné, d'une sentence : «Charbonnier est Maire chez lui [49, en italiques dans le texte] : monsieur Grandet, l'ancien tonnelier, si maître chez lui, n'est plus maire... La fête est marquée par le feu de la cheminée [44, 46], la chandelle [49] et les flambeaux [50]. Le camp Cruchot fait sa cour, même si le président ressemble «à un grand clou rouillé» : il est donc du côté du métal qui se dégrade, comme son oncle curé : «L'abbé Cruchot, petit homme dodu, grassouillet, à perruque rousse et plate, à figure de vieille femme joueuse» [50-1], et comme son oncle notaire, qui a la «face trouée comme une écumoire» [51]. Il semble donc que l'observateur méprise quelque peu ce parti des Cruchot et favorise le parti des des Grassins : «Madame des Grassins était une de ces petites femmes vives, dodues, blanches et roses, qui grâce au régime claustral des provinces et aux habitudes d'une vie vertueuse, se sont conservées jeunes encore à quarante ans. Elles sont comme ces dernières roses de l'arrière-saison, dont la vue fait plaisir, mais dont les pétales ont je ne sais quelle froideur, et dont le parfum s'affaiblit». Le portrait est d'abord favorable avant, avec un embrayage actantiel, d'être ironique. Son mari, «ancien quartier-maître dans la garde impériale, grièvement blessé à Austerlitz et retraité», se permet d'interpeller Grandet par son patronyme en lui tenant la main [52 et note 1 de la même page]. Au bouquet des Cruchot correspondent la fleur dans une caisse du banquier [50, 52] et la «boîte à ouvrage dont tous les ustensiles étaient en vermeil, véritable marchandise de pacotille, malgré l'écusson sur lequel un E. G. gothique assez bien gravé» d'Adolphe, ce «grand jeune homme blond, pâle et frêle, ayant d'assez bonnes façons, timide en apparence» [53]; le président, lui, a «les cheveux ébouriffés» et la «physionomie brune» [54]...

Auprès de Grandet, les Cruchot jouent la carte économique de l'épargne et relèguent les des Grassins du côté de la dépense [53]; le notaire se sait plus riche que le banquier, qui a le désavantage d'avoir aussi une fille à doter [53-4]. Lors de la partie de loto général, c'est Adolphe qui a l'avantage, surtout grâce à la «jolie madame des Grassins»; mais c'est un «"grand nigaud!"» [57]. Grandet, lui le protagoniste, ne joue pas et il méprise les «six antagonistes», se situant du côté de ses trois "femmes" : «trois coeurs purs» et sincères, mais dupes et naïfs. Au milieu des deux familles intéressées, Grandet n'est pas sans inspirer de la sympathie, sinon de l'admiration : «La figure de Grandet exploitant le faux attachement des deux familles, en tirant d'énormes profits, dominait ce drame et l'éclairait. N'était-ce pas le seul dieu moderne auquel on ait foi, l'Argent dans toute sa puissance, exprimé par une seule physionomie?» [55-6]. Grandet n'est-il pas l'incarnation divine de l'Argent ou l'incarnation paternelle de Dieu?

La première micro-séquence se termine par le coup de marteau à la porte et l'arrivée «d'un jeune homme accompagné du facteur des Messageries» (56-57], qui vient perturber la partie de loto : «colimaçon dans une ruche» ou «paon dans quelque obscure basse-cour de village» [58] et qui provoque «un crescendo d'étonnement et de curiosité» chez Eugénie [59, en italiques dans le texte].

Deuxième micro-séquence

La deuxième micro-séquence commence là où commençait le second chapitre de l'édition princeps et elle pourrait aussi être intitulée «Le cousin de Paris» ou «Le cousin d'Eugénie» : Charles Grandet, «beau jeune homme de vingt-deux ans» [59]. Charles a droit à une véritable physionomie bourgeoise ou parisienne : manières aristocratiques, enfantillages, mode, luxe, élégance, garde-robe, dandysme, futilité, coquetterie, etc. Par son habillement ou son costume de Parisien, il s'oppose aux provinciaux [59-63]. Ses «beaux cheveux châtains» refrisés à Tours [61], sa «chevelure si brillante, si gracieusement bouclée» [63], tranchent sur la chevelure du président. C'est Eugénie qui sert d'informateur pour le portrait de son cousin Charles : «une créature descendue de quelque région séraphique», «ce phénix des cousins» [63-64].

Annoncés dans la séquence initiale [35], les Grandet de Paris font la paire; le père est anti-destinateur : «Quelques jours avant cette soirée, son père lui avait dit d'aller pour quelques mois chez son frère de Saumur. Peut-être monsieur Grandet pensait-il à Eugénie» [60], «-- Il est clair, disait le président de sa grosse voix, que monsieur Grandet de Paris envoie son fils à Saumur dans des intentions extrêmement matrimoniales...»; son fils est le nouvel anti-sujet et sa marque est sa chevelure et son habillement : habit, bottes de maroquin, toilette d'or, montre, canne, gants -- «ces jolis gants fins» pour ses petites mains [62]. Il a acquis une compétence de «jeune élégant» [64] auprès de «la plus aimable des femmes, pour lui du moins, [...] une grande dame qu'il nommait Annette, et qui voyageait maritalement, ennuyeusement, en Écosse, victime de quelques soupçons auxquels besoin était de sacrifier momentanément son bonheur» [61], et qu'il devait rejoindre «en juin prochain aux eaux de Baden» [61] : c'est un beau!

Eugénie, émue, «mue par une de ces pensées qui naissent au coeur des jeunes filles quand un sentiment s'y loge pour la première fois», s'active, exigeant de la bougie et du sucre pour son cousin [65-66]. Pendant ce temps, Charles fait le coquet auprès de madame des Grassins, dont la maison réunit «le haut commerce et la noblesse», et qui en profite pour traiter l'oncle Grandet de «"grigou qui ne pense qu'à ses provins"», la tante de «"dévote qui ne sait pas coudre deux idées"» et la cousine de «"petite sotte, sans éducation, commune, sans dot, et qui passe sa vie a raccommoder des torchons"» [67-68]. C'est donc l'occasion d'une nouvelle confrontation entre les deux camps : le fin abbé Cruchot rivalise avec la minaudière madame des Grassins, qu'il flatte et devine [68-69].

La suite de la micro-séquence consiste en la lettre que tient entre les mains le père Grandet -- dénommé alors ainsi, bonhomme et vigneron aussi --, depuis l'arrivée de son neveu [58, 69]. Cette lettre est un véritable mini-récit du Grandet de Paris au Grandet de Saumur, deux frères qui ne se sont pas vus depuis vingt-trois ans, donc depuis la naissance d'Eugénie et de Charles et depuis le mariage du Grandet de Paris [69]. D'une manière et vu sa faillite, ce dernier destine son fils au père Grandet, son aîné : «"Te voilà donc le père de Charles!"» [70], «"tu lui serviras de père" [...] Sois un père pour lui, mais un bon père» [71]; de l'autre, il le désigne et l'assigne ainsi à Eugénie, devenue sujet et rivale d'Annette. Sa faillite est en partie reliée au succès des récoltes de la province au détriment des vins de la métropole; contre les préjugés sociaux, il avait épousé «la fille naturelle d'un grand seigneur», ce qui lui avait quand même valu une fortune [70-71] : dans cette famille, la fortune vient par les femmes! Il est ainsi bien puni par la faillite et le suicide qu'elle cause. Mais il n'est pas sans manipuler son frère dans sa lettre d'aveu et d'adieu : il implore sa protection, ses quatre millions de dette auraient bien besoin d'une hypothèque de trois millions, son fils doit renoncer à sa succession et aller aux Indes avec la «pacotille» que lui prêtera le père Grandet, il le menace avant de le bénir, etc. [70-72]...

-- Il est curieux de remarquer que cette lettre est signée de trois prénoms en minuscules et du patronyme en majuscules : «"Victor-Ange-Guillaume GRANDET"» [72, entre guillemets français]; trois prénoms pour le cadet alors que l'aîné n'a pas été jusque-là prénommé. De même, de plus en plus, Grandet n'est pas monsieur Grandet : le bonhomme est le père Grandet.

Avec la lettre, on assiste à un revirement, à un retournement stratégique et à une division tactique : le père Grandet est momentanément tourmenté entre ses émotions (pour son frère et son neveu : pour sa famille) et ses calculs (pour son argent); il prétend donc être sans le sou [73, 77] et ne pas pouvoir offrir «un appartement de mirliflor!» -- à son neveu qui en est un [73]... Au contraire, les deux camps sentent le rival, «l'ennemi commun», en Charles Grandet [76], et l'abbé Cruchot se charge de négocier une alliance dans le but d'écarter le cousin auprès d'Eugénie, qui est «une niaise, une fille sans fraîcheur», selon madame des Grassins; l'abbé va jusqu'à suggérer à celle-ci de le séduire elle-même [74-5]; mais un dîner où serait invitée «la belle demoiselle du Hautoy», malgré sa mère jalouse, devrait suffire. Comme Grandet, les Cruchotins sont calculateurs; mais le père est aussi «cachottier» [76, en italiques dans le texte].

L'isotopie qui se dégage du début de la séquence centrale est l'isotopie familiale du mariage, autant pour les «six antagonistes» que sont les Cruchotins et les Grassinistes que pour les «quatre parents» [77]. Mais l'isotopie architecturale se maintient avec la montée de Charles à sa chambre : «Il se croyait dans un juchoir à poules»; il y a la même opposition entre le bois et le métal, entre le végétal et le minéral : portes, murs jaunâtres, escalier à rampe vermoulue, «trois portes peintes en rouge étrusque et sans chambranles, des portes perdues dans la muraille poudreuse et garnies de bandes en fer boulonnées, apparentes, terminées en façon de flammes comme l'était à chaque bout la longue entrée de la serrure» [76-7]. Trois nouvelles pièces sont donc envahies par la description, dont surtout le cabinet de Grandet : «Celle de ces portes qui se trouvait en haut de l'escalier et qui donnait entrée dans la pièce située au-dessus de la cuisine, était évidemment murée. On n'y pénétrait en effet que par la chambre de Grandet, à qui cette pièce servait de cabinet. L'unique croisée d'où elle tirait son jour était défendue sur la cour par d'énormes barreaux en fer grillagés. Personne, pas même madame Grandet, n'avait la permission d'y venir, le bonhomme voulait y rester seul comme un alchimiste à son fourneau»; «[l]ui seul avait les clefs de ce laboratoire». Et qui dit métal, dit métal précieux : «Là, sans doute, quand Nanon ronflait à ébranler les planchers, quand le chien-loup veillait et bâillait dans la cour, quand madame et mademoiselle Grandet étaient bien endormies, venait le vieux tonnelier choyer, caresser, couver, cuver, cercler son or» [79]. La passion de l'or du tonnelier -- et un tonneau est bien fait de bois encerclé de métal -- est une passion sensuelle, sexuelle et maternelle... Les deux autres pièces sont la chambre d'Eugénie, dont la porte fait face à «cette porte murée», et l'appartement des époux Grandet, qui y ont chacun une chambre, celle de madame «contiguë à celle d'Eugénie» et celle de monsieur contigu à son «mystérieux cabinet» [80]. Logé au second étage, Charles s'étonne de la pauvreté de sa chambre et s'en plaint à Nanon, qu'il traite de «troupier» et qui s'émerveille de sa robe de chambre comme d'un «beau devant d'autel que cela ferait pour la paroisse»; Charles la lui promet [81-2].

Les deux premières micro-séquences de la séquence centrale partagent la même unité de temps : cela se passe en une soirée. Les programmes narratifs sont rares, mais se dessinent les principaux parcours narratifs : celui du père Grandet, celui du camp des Cruchotins (avec à leur tête l'abbé Cruchot), celui du parti des Grassinistes (avec à leur tête madame des Grassins) et celui de Charles; il y celui aussi, secondaire, de la Grande Nanon. Le parcours narratif de l'oncle de Paris s'est achevé tragiquement et orientant autrement la destinée de son fils; c'est pourquoi la deuxième micro-séquence aurait pu tout aussi bien être intitulée : «L'oncle de Paris».

Troisième micro-séquence

Le début de la troisième micro-séquence coïncide avec le commencement du troisième chapitre de l'édition originale : «Amours de province». Il y a un triple débrayage avec le lever d'Eugénie le lendemain matin, après un commentaire de l'observateur sur l'amour : «Si la lumière est le premier amour de la vie, l'amour n'est-il pas la lumière du coeur?». L'isotopie familiale se transforme en isotopie amoureuse; ce qui était déjà annoncé par le titre du chapitre et qui est annoncé avec insistance par une prolepse : «Matinale comme toutes les filles de province, elle se leva de bonne heure, fit sa prière, et commença l'oeuvre de sa toilette, occupation qui désormais allait avoir un sens». Le parcours figuratif de la chevelure (chez Grandet, le président, Adolphe, Charles), sans compter la perruque de l'abbé, se poursuit chez Eugénie : «Elle lissa d'abord ses cheveux châtains [comme Charles], tordit leurs grosses nattes au-dessus de sa tête avec le plus grand soin, en évitant que les cheveux ne s'échappassent de leurs tresses, et introduisit dans sa coiffure une symétrie qui rehaussa la timide candeur de son visage, en accordant la simplicité des accessoires à la naïveté des lignes» [83].

Il est curieux qu'Eugénie n'ait pas encore eu droit à un véritable portrait : à part ses cheveux, son visage et sa peau, il est question de «ses beaux bras ronds» [84]. Son regard sur la cour est de nouveau l'occasion d'un retour à l'isotopie architecturale du minéral et du végétal : cour, jardin, hautes terrasses, «puits entouré d'une margelle», «poulie maintenue dans une branche de fer courbée, qu'embrassait une vigne», tortueux sarment, mur, bûcher, bois pavé de la cour, mousses, herbes, huit marches, hautes plantes, assise de pierres, grille de bois, «rameaux tordus de deux pommiers rabougris», etc. [84-5]. Cette description du jardin trouvera tout son sens plus tard, mais elle se mêle déjà à l'émoi confus d'Eugénie, où se fondent la nature et le coeur, le corps et l'âme, «l'être physique» et «l'être moral» : «Mille pensées confuses naissaient dans son âme, et y croissaient à mesure que croissaient au-dehors les rayons de soleil» [85]. La nature est le paysage de l'amour.

C'est devant son miroir et après «de tumultueux mouvements d'âme» qu'Eugénie a enfin droit à un portrait quasi narcissique (et de haut en bas, contrairement à son père) : «-- Je ne suis pas assez belle pour lui. Telle était la pensée d'Eugénie, pensée humble et fertile en souffrances. La pauvre fille ne se rendait pas justice; mais la modestie, ou mieux la crainte, est une des premières vertus de l'amour. Eugénie appartenait bien à ce type d'enfants fortement constitués, comme ils le sont dans la petite bourgeoisie, et dont les beautés paraissent vulgaires : mais, si elle ressemblait à la Vénus de Milo, ses formes étaient ennoblies par cette suavité du sentiment chrétien qui purifie la femme et lui donne une distinction inconnue aux sculpteurs anciens». -- C'est donc une Vénus de Milo aux bras ronds! Le portrait qui continue ensuite n'est pas très flatteur et il a dû faire rougir la dédicataire de 1839 : «Elle avait une tête énorme, le front masculin mais délicat du Jupiter de Phidias, et des yeux gris auxquels sa chaste vie, en s'y portant tout entière, imprimait une lumière jaillissante. Les traits de son visage rond, jadis frais et rose, avaient été grossis par une petite vérole [comme son père] assez clémente pour n'y point laisser de traces, mais qui avait détruit le velouté de la peau, néanmoins si douce et si fine encore que le pur baiser de sa mère y traçait passagèrement une marque rouge» [86-7]. Vient ensuite la description du nez, de la bouche, des lèvres, du col et surtout de la poitrine : «Le corsage bombé, soigneusement voilé, attirait le regard et faisait rêver; il manquait sans doute un peu de la grâce due à la toilette; mais, pour les connaisseurs, la non-flexibilité de cette haute taille devait être un charme»; c'est ce type de poitrine qu'aiment seulement les artistes, les peintres, ces vrais connaisseurs (observateurs). Ce portrait de «la céleste pureté de Marie» est le développement de la dédicace; ou plutôt, la dédicace en est le concentré (puisqu'elle est venue après) : mélange de physique et de moral, de nature et de religion, de terrestre et de céleste, de profane et de sacré, d'humain et de divin; son visage est ainsi comparé à un lac, son âme chaste, vierge, à une fleur, même si elle se trouve trop laide [87-88]...

Après ce long portrait, il y a un triple débrayage qui focalise l'action sur la nourriture : Eugénie est prise d'une fringale de crème et de galette pour Charles. La rivalité entre son père et son cousin éclate dans sa pudeur, voire sa honte, dans un passage partiellement embrayé : «Elle éprouvait déjà les effets de cette profonde pudeur et de cette conscience particulière de notre bonheur qui nous fait croire, non sans raison peut-être, que nos pensées sont gravées sur notre front et sautent aux yeux d'autrui [...] Pour la première fois, elle eut dans le coeur de la terreur à l'aspect de son père, vit en lui le maître de son sort, et se crut coupable d'une faute en lui taisant quelques pensées» [89].

Nanon trouve que Charles est mignon [88] et le père Grandet le féminise aussi : «ça ne mange ni frippe, ni pain. Ils sont quasiment comme des filles à marier» [90]. Le cousin est féminin, par sa garde-robe aussi, et la cousine est masculine, par son portrait. Apparaît alors un parcours figuratif qui est la version comestible, gustative, de l'or : «Malgré la baisse du prix, le sucre était toujours aux yeux du tonnelier, la plus précieuse des denrées coloniales, il valait toujours six francs la livre, pour lui. L'obligation de le ménager, prise sous l'Empire, était devenue la plus indélébile de ses habitudes» [91]; le sucre, l'or en poudre, est même l'objet d'une rare dispute entre le maître et «son fidèle ministre» [91]. Il est significatif que le parcours thématique (oral) de la nourriture accompagne le parcours thématique (génital) de l'attirance, sans doute par l'intermédiaire de la poitrine d'Eugénie, les deux étant de l'ordre de la sensualité et du plaisir. -- Mais les hommes sont comme des corbeaux; ils mangent des morts : «Est-ce que nous ne vivons pas des morts? Qu'est-ce que les successions?», réplique le père Grandet à Nanon [92-3]!

Après la nourriture, revient l'argent avec le notaire, qui accompagne le bonhomme et sa fille dans les prairies destinées à des peupliers qui n'y seront pas plantés par économie de terrain et avec arithmétique à l'appui; le notaire joue bien son rôle d'adjuvant : «Eugénie écoutait sans savoir qu'elle touchait au moment le plus solennel de sa vie, et que le notaire allait faire prononcer sur elle un arrêt paternel et souverain» [93]. C'est une première occasion de bégayer pour le père Grandet -- d'abord en interpellant un de ses ouvriers, Jean -- et de multiplier les chiffres, les montants de francs [95]. Après, vient la sentence : il n'est pas question que Grandet donne sa fille à son neveu [96]. Et la suite se précipite, la nouvelle dans le journal du suicide du Grandet de Paris étant une sorte de transition entre le crescendo et le decrescendo de la micro-séquence : pendant que le «chérubin» dort encore, Grandet annonce la nouvelle, qui est un concentré en italiques de la lettre, à sa femme, à sa fille et à Nanon; à «mademoiselle Eugénie», il promet d'envoyer «ce mirliflor» aux grandes Indes [97-98]! Le tigre chasse seul et il ne supporte pas de rival sur son territoire de prédation alimentaire et sexuelle; le tigre qu'est le sujet, l'oncle, a donc maintenant comme programme narratif (d'usage) d'éloigner l'anti-sujet, le neveu, de l'objet de valeur, la fille et la cousine, de le repousser à la périphérie dans un espace hétérotopique : «-- Tu ne connaissais pas ton oncle, pourquoi pleures-tu? lui dit son père en lui lançant ses regards de tigre affamé qu'il jetait sans doute à ses tas d'or» [98]...

Coup de foudre ou pas, il est invraisemblable qu'Eugénie tomme amoureuse de son cousin en une soirée, une nuit et une matinée, et qu'elle en souffre; mais c'est l'occasion d'un rapprochement et d'un épanchement entre la mère et la fille, qui sont comme ces «célèbres soeurs hongroises» (siamoises); elles partagent la même folie du logis et dépensent l'argent du bonhomme pour Charles [99-100]. Eugénie n'est pas sans résister à son père : «Elle aurait bien voulu mettre à sac toute la maison de son père; mais il avait les clefs de tout» [101]. Sa mère la protège et Eugénie s'excuse de ne pas l'avoir assez aimée; sans doute parce qu'elle a trop aimé son père [102]. Le déjeuner avec Charles est de la séduction par la nourriture : la nourriture séduit, la séduction nourrit. Charles est encore une fois comparé à une femme : «Il est vrai que Charles, élevé par une mère gracieuse, perfectionné par une femme à la mode, avait des mouvements coquets, élégants, menus, comme le sont ceux d'une petite-maîtresse» [103-4]. Le désir d'Eugénie semble se transmettre, par le regard, à son cousin qui la complimente et se vante, fait le paon : «Mais comme je suis riche et connu pour abattre une poupée du premier coup à trente pas avec toute espèce de pistolet et en plein champ, la raillerie me respecte» [104-5]. Le premier toucher passe par la bague en or de Charles : «Charles tendit la main en défaisant son anneau; et Eugénie rougit en effleurant du bout de ses doigts les ongles roses de son cousin» [105]. Jusque-là, Eugénie ne connaissait même pas le prénom de son cousin : «-- Ah! vous vous nommez Charles? C'est un beau nom, s'écria Eugénie» [106].

Avec le retour de monsieur Grandet, Eugénie défie son père pour le sucre; il la foudroie du regard et promet à son neveu «des choses qui ne sont pas sucrées» [107-108]. La première confrontation entre le sujet et l'anti-sujet aura lieu dans le jardin, qui est d'abord un espace paratopique de performance : ce qui dérange le père Grandet, ce n'est pas la mort de son frère, c'est la ruine de son neveu. Alors que Grandet est encore associé au minéral : il marche et le sable craque sous ses pieds; Charles est attaché au végétal par un triple embrayage qui rapproche : «Dans les grandes circonstances de la vie, notre âme s'attache fortement aux lieux où les plaisirs et les chagrins fondent sur vous. Aussi Charles examinait-il avec une attention particulières les buis de ce petit jardin, les feuilles pâles qui tombaient, les dégradations des murs, les bizarreries des arbres fruitiers» -- ainsi est la «mnémotechnie des passions» [109]!

Avec froideur, l'oncle annonce l'horrible nouvelle à son neveu : larmes, pleurs, sanglots, «première averse»; Grandet est cinglant et cruel : «Mais ce jeune homme n'est bon à rien, il s'occupe plus des morts que de l'argent»; tellement qu'Eugénie ne peut que commencer à le juger. Et le bonhomme d'attaquer encore à cause du sucre : «Je ne vous donne pas MON argent pour embucquer de sucre ce jeune drôle» [111, en capitales dans le texte]. Avec la faillite, c'est l'isotopie économique qui reprend le dessus; la faillite est un véritable péché : «l'action la plus déshonorante entre toutes celles qui peuvent déshonorer l'homme. [...] un vol que la loi prend malheureusement sous sa protection. [...] Le voleur de grand chemin est préférable au banqueroutier : celui-là vous attaque, vous pouvez vous défendre, il risque sa tête; mais l'autre...» [112]. Avec l'économie viennent encore l'arithmétique et les erreurs de calcul de l'observateur, selon le rédacteur [113, note 1]; mais c'est plutôt une leçon selon nous, une gradation : un million, deux millions, quatre millions et plus de millions pour le père Grandet. Ce sont «les Grandes Indes» [avec un G majuscule cette fois comme 'Grandet' : peut-être sont-elles ainsi plus grandes?] qui attendent Charles...

Eugénie est ambivalente envers son père honteux et cynique ou comique : elle l'embrasse, elle respire à son aise quand il part; avant de soupçonner qu'il est riche, elle s'interroge : «Avant cette matinée, jamais la fille n'avait senti de contrainte en présence de son père; mais, depuis quelques heures, elle changeait à tous moments et de sentiments et d'idées» [114]. Les pleurs du «veau», ses larmes et ses plaintes ou ses sanglots, attisent la passion d'Eugénie, «un coeur à son insu passionné» : «Eugénie était sublime, elle était femme» [115]. Eugénie distingue malheur et honneur, mais elle associe luxe (argent) et douleur (amour) : «Cette échappée d'un luxe vu à travers la douleur lui rendit Charles encore plus intéressant, par contraste peut-être». Devant ce «spectacle dramatique», elle pense à porter le deuil de l'oncle qu'elle ne connaît pas : «Le premier désir de cette adorable fille était de partager le deuil de son cousin» [117].

Pendant ce temps, l'ironique vigneron faisait des affaires avec les Hollandais et les Belges, malgré son «mais tenons-nous bien» [51]. Decrescendo pour Charles, mais crescendo pour le bonhomme : sa rage, sa passion de posséder, sa jalousie possessive s'intensifie. Il ne peut pas laisser sa «fifille» au mirliflor : «-- Ah! cà, depuis que ce mirliflor a mis le pied dans ma maison, tout y va de travers. Vous vous donnez des airs d'acheter des dragées, de faire des noces et des festins. Je ne veux pas de ces choses-là» [118, en italiques dans le texte]. Il menace donc d'envoyer sa fille à son abbaye de Noyers avec Nanon et d'ainsi l'éloigner. Étant «un peu père», il vaut mieux qu'il se calme ou s'excite en comptant, en calculant, avec ou dans un délire de chiffres : «deux mille arpents de forêts», «six cent mille francs», «deux cent mille francs du marché»; «une masse de neuf cent mille francs», «vingt pour cent», «70 francs», «mes intérêts à huit», «quinze cent mille francs» [119], «huit millions dans trois ans» [121]. Eugénie est tourmentée, torturée, entre son père et son cousin : «Pour la première fois dans sa vie, ses généreux penchants endormis, comprimés, mais subitement éveillés, étaient à tout moment froissés» [120]. Charles étant devenu on ne peut plus passif, il est l'objet d'un conflit entre la fille et le père.

À cause de la bougie cette fois, c'est sa femme et son «bon Dieu» qui en écopent : «-- Que le diable emporte ton bon Dieu!» [121]. C'est l'occasion d'un commentaire enbrayé : «Les avares ne croient pas à une vie à venir, le présent est tout pour eux. Cette réflexion jette une horrible clarté sur l'époque actuelle, où, plus qu'en aucun autre temps, l'argent domine les lois, la politique et les moeurs. Institutions, livres, hommes et doctrines, tout conspire à miner la croyance d'une vie future sur laquelle l'édifice social est appuyé depuis dix-huit cents ans. Maintenant le cercueil est une transition peu redoutée» [122]. L'argent achète tout, même une belle mort!

Cette micro-séquence se termine un peu avant la fin du troisième chapitre de l'édition originale avec un paragraphe de récapitulation où l'observateur, du débrayage à l'embrayage, justifie le "coup de foudre" d'Eugénie : «Ainsi se passa la journée solennelle qui devait peser sur toute la vie de la riche et pauvre héritière dont le sommeil ne fut plus aussi complet ni aussi pur qu'il l'avait été jusqu'alors». C'est la fin de la journée d'Eugénie -- Eugénie riche mais pauvre Eugénie! --, dans l'ambivalence amoureuse, passionnelle, religieuse : «profonde passion», «une maladie», «naïveté de son irréflexion», «soudaineté de ses effusions de son âme», «piété féminine» [123]. Cette micro-séquence pourrait être intitulée : «Le coup de foudre d'Eugénie».

Quatrième micro-séquence

La quatrième micro-séquence -- ambivalence oblige -- commence dans le même paragraphe, avec une série de joncteurs temporels : «Aussi, troublée par les événements de la journée, s'éveilla-t-elle, à plusieurs reprises, pour écouter son cousin, croyant en avoir entendu les soupirs qui depuis la veille lui retentissaient au coeur : tantôt elle le voyait expirant de chagrin, tantôt elle le rêvait mourant de faim. Vers le matin, elle entendit certainement une terrible exclamation. Aussitôt elle se vêtit, et accourut au petit jour, d'un pied léger, auprès de son cousin qui avait laissé sa porte ouverte» [123-4, souligné par nous]. Une autre journée commence, mais l'appât du gain du bonhomme continue, grandit, grossit : il n'a pas le même régime aspectuel que sa fille et son neveu; le chapitre (de l'édition princeps) se termine, mais la prochaine micro-séquence est déjà amorcée -- comme dans un feuilleton!

Toute l'ambiguïté de ce passage de la troisième micro-séquence à la quatrième se reflète dans le découpage des éditions ultérieures à 1833 : désormais le troisième chapitre s'arrête même avant la fin d'un long paragraphe [127]. L'observateur (énonciateur ou co-énonciateur), ambivalent ou polyvalent, hésite entre un sujet toujours en quête du même objet, dans son amour de l'argent, et un objet en passe de devenir sujet, dans son amour d'un homme. Ce découpage-ci a l'avantage de faire commencer la quatrième micro-séquence, comme la troisième [83], par un débrayage temporel et spatial après un embrayage actantiel consistant en un commentaire; les deux micro-séquences débutent par le lever matinal d'Eugénie : par son réveil -- son éveil [123].

Seule, pour la première fois, auprès de Charles, Eugénie est maternelle et «attendrie»; lui, est enfantin, les «yeux gonflés par les larmes». Elle en éprouve de la honte et du bonheur; elle en tremble, elle veut qu'il croit qu'elle l'aime : «C'était précisément ce qu'elle désirait le plus de lui voir croire. L'amour franc a sa prescience et sait que l'amour excite l'amour» [124]; elle s'en trouve presque fiancée : «N'y a-t-il pas des pensées, des actions qui, en amour, équivalent pour certaines âmes, à de saintes fiançailles!» [125]. Elle et sa mère attendent Grandet avec anxiété, redoutant une punition comme des animaux domestiques; mais le bonhomme a autre chose en tête : «Le bonhomme... Ici peut-être est-il convenable de faire observer qu'en Touraine, en Anjou, en Poitou, dans la Bretagne, le mot bonhomme déjà souvent employé pour désigner Grandet, est décerné aux hommes les plus cruels comme aux plus bonasses, aussitôt qu'ils sont arrivés à un certain âge. Ce titre ne préjuge rien sur la mansuétude individuelle». Après cet embrayage, Grandet s'en va rencontrer les Cruchot [125], avec qui il a besoin de s'allier, étant donné le parti des des Grassins : «Pour obéir au besoin de bavarder sur leurs intérêts communs, tous les propriétaires de vignobles des hautes et moyennes sociétés de Saumur étaient chez monsieur des Grassins, où se fulminèrent de terribles imprécations contre l'ancien maire» [120]...

Dans un autre embrayage, il est expliqué comment Grandet est en quelque sorte le prototype de l'avare : «Tout pouvoir humain est un composé de patience et de temps. Les gens puissants veulent et veillent. La vie de l'avare est un constant exercice de la puissance humaine mise au service de la personnalité. Il ne s'appuie que sur deux sentiments : l'amour-propre et l'intérêt; mais l'intérêt étant en quelque sorte l'amour-propre solide et bien entendu, l'attestation continue d'une supériorité réelle, l'amour-propre et l'intérêt sont deux parties d'un même tout, l'égoïsme. De là vient peut-être la prodigieuse curiosité qu'excitent les avares habilement mis en scène. Chacun tient par un fil à ces personnages qui s'attaquent à tous les sentiments humains, en les résumant tout. Où est l'homme sans désir, et quel désir social se résoudra sans argent?» [126]. -- De Molière à Balzac, c'est presque un plaidoyer en faveur de l'avarice, une plaidoirie à la défense de l'avare!

L'avare est un joueur, un puissant qui se joue de l'agneau : «Oh! qui a bien compris l'agneau paisiblement couché aux pieds de Dieu, le plus touchant emblème de toutes les victimes terrestres, celui de leur avenir, enfin la Souffrance et la Faiblesse glorifiées? Cet agneau, l'avare le laisse s'engraisser, il le parque, le tue, le cuit, le mange et le méprise. La pâture des avares se compose d'argent et de dédain» [126]. Alors que dans une micro-séquence précédente, c'est l'amour qui était relié à la nourriture, ici c'est l'avarice. Le prochain programme narratif de Grandet est de faire chier les Parisiens : «Il avait ourdi une trame pour se moquer des Parisiens, pour les tordre, les rouler, les pétrir, les faire aller, venir, suer, espérer, pâlir; pour s'amuser d'eux, lui, ancien tonnelier, au fond de sa salle grise, en montant l'escalier vermoulu de sa maison de Saumur»; ainsi pourra-t-il sauver l'honneur de son frère (et de Charles) sans qu'il ne lui en coûte un sou [127].

Au début du quatrième chapitre de l'édition originale intitulé «Serments d'amour», alors que c'est toujours la même matinée, Eugénie a «le bonheur de s'occuper de son bien-aimé cousin» et de lui manifester sa pitié, «l'une des sublimes supériorités de la femme» [127]. Sur son père, elle a ici l'avantage de la présence; ou il a le désavantage de l'absence. Cette chambre allouée à Charles est donc un espace paratopique de performance et de rapprochement; le contact va jusqu'à un baiser de Charles sur la main d'Eugénie [129], déjà dans la réciprocité d'une promesse : «Mais les yeux exprimèrent un même sentiment, comme leurs âmes se fondirent dans une même pensée : l'avenir était à eux. Cette douce émotion fut d'autant plus délicieuse pour Charles au milieu de son immense chagrin, qu'elle était moins attendue» [129-130].

Mais le coup de marteau annonce encore le retour du «maître du logis» qui, en se servant du garde Cornoiller, va pouvoir donner un dîner pour la troisième fois depuis son mariage. La souffrance donne à Charles «cet air intéressant qui plaît tant aux femmes»; la misère le fait aimer davantage : «La misère enfante l'égalité. La femme a cela de commun avec l'ange que les êtres souffrants lui appartiennent» [131-2]. Après le dîner avec deux des Cruchot et après que Charles se soit retiré, le bonhomme donne congé à sa femme et à sa fille, qu'il embrasse; mais c'est un «vieux chien» [133, en italiques dans le texte]... Pour la deuxième fois, il bégaie et l'observateur en explique l'origine : «Ici, peut-être, devient-il nécessaire de donner l'histoire du bégaiement et de la surdité de Grandet. Personne, dans l'Anjou, n'entendait mieux et ne pouvait prononcer plus nettement le français que le rusé vigneron. Jadis, malgré toute sa finesse, il avait été dupé par un Israélite qui, dans la discussion, appliquait sa main à son oreille en guise de cornet, sous prétexte de mieux entendre, et baragouinant si bien en cherchant ses mots, que Grandet, victime de son humanité, se crut obligé de suggérer à ce malin Juif les mots et les idées que paraissait chercher le Juif, d'achever lui-même les raisonnements dudit Juif, d'être enfin le Juif et non Grandet. Le tonnelier sortit de ce combat bizarre, ayant conclu le seul marché dont il ait eu à se plaindre pendant le cours de sa vie commerciale. Mais s'il y perdit pécuniairement parlant, il y gagna moralement une bonne leçon, et, plus tard, il en recueillit les fruits. Aussi le bonhomme finit-il par bénir le Juif qui lui avait appris l'art d'impatienter son adversaire commercial; et, en l'occupant à exprimer sa pensée, de lui faire constamment perdre de vue la sienne» [134]. Dans ce parcours thématique, il est caricatural -- c'est un cliché ou un stéréotype -- de voir apparaître un Juif, à qui Grandet s'identifie.

Le président favorisant «de ses plus gracieux sourires les flatteurs qui lui disaient monsieur de Bonfons» [33], c'est donc ainsi que Grandet le nomme, «(p]pour la seconde fois, depuis trois ans» [135, puis une troisième fois : 138]. Il se sert de lui pour liquider les biens de son frère, «monsieur Grandet Junior» [142]; le président lui donne une petite leçon sur l'usure : «-- Un effet est une marchandise qui peut avoir sa hausse et sa baisse. Ceci est une déduction du principe de Jérémie Bentham sur l'usure. Ce publiciste a prouvé que le préjugé qui frappait de réprobation les usuriers était une sottise»; après le Juif vient l'usure [139]. Grandet pourra donc racheter son frère. Mais les négociation sont interrompues par l'arrivée de la famille des Grassins et le notaire s'inquiète pour son neveu pendant que le banquier offre ses condoléances à Grandet [141-2]. Le banquier est plus habile que les Cruchot et c'est lui qui ira à Paris [142-144] et monsieur de Bonfonds n'est plus que «le président Cruchot» [145]. Les deux camps s'éloignent dans les mondanités : «madame d'Orsonval», «mademoiselle de Gribeaucourt» [145]. Le notaire rassure son neveu : «Laisse-les s'embarquer sur un nous verrons du père Grandet, et tiens-toi tranquille, mon petit : Eugénie n'en sera pas moins ta femme» [146].

Grandet passe en apparence de la honte à l'honneur; mais il a autre chose à faire, avec l'aide de Nanon, de Cornoiller et des chevaux des fermiers : aller vendre son or aux spéculateurs à Angers [148]. Et c'est le même scénario de l'absence du père et de la présence d'Eugénie auprès de son cousin, à qui elle prend la tête comme un enfant : «Elle regarda Charles, lui prit doucement la tête, la posa sur le dos du fauteuil, et il se laissa faire comme un enfant qui, même en dormant, connaît encore sa mère et reçoit, sans s'éveiller, ses soins et ses baisers. Comme une mère, Eugénie releva la main pendante, et comme une mère, elle baisa doucement les cheveux», à lui qui vient d'écrire des lettres, dont l'une à sa «"chère Annette"» [149]. Tourmentée entre son coeur et sa tête, entre le bien et le mal, entre «sa noble probité» et sa passion ou sa curiosité, elle la lit : dans sa lettre, Charles se décrit comme un enfant orphelin à sa «"pauvre Anna"»; lui, si habile au pistolet, a peur d'être «tué en duel dans la première semaine» [149-150]. Dans sa lettre, Charles se montre calculateur, froid, courageux mais cruel envers une femme dont il a été l'amant pendant quatre ans et qui a une fille de huit ans; il lui dit penser au mariage avec Eugénie [150-152]. L'observateur ne s'y trompe point : «Monsieur et madame Guillaume Grandet, en satisfaisant toujours les fantaisies de leur fils, en lui donnant tous les plaisirs de la fortune, l'avaient empêché de faire les horribles calculs dont sont plus ou moins coupables, à Paris, la plupart des enfants quand, en présence des jouissances parisiennes, ils forment des désirs et conçoivent des plans qu'ils voient avec chagrin incessamment ajournés et retardés par la vie de leurs parents. La prodigalité du père alla donc jusqu'à semer dans le coeur de son fils un amour filial vrai, sans arrière-pensée. Néanmoins, Charles était un enfant de Paris, habitué par les moeurs de Paris, par Annette elle-même, à tout calculer, déjà vieillard sous le masque du jeune homme» [153]. Charles a été féminisé et matérialisé par Annette elle-même, rajeuni aussi à vingt et un an [154]... L'autre lettre est adressé à son ami Alphonse pour arranger ou régler ses affaires [155-6]. Et Eugénie d'aller compter son trésor dans une montagne de chiffres et de calculs : «Ainsi le père et la fille avaient compté chacun leur fortune : lui, pour aller vendre son or; Eugénie, pour jeter le sien dans un océan d'affection» [158]. Comme une soeur à son frère, elle lui prête ses économies et il lui donne à garder la boîte qui est un présent de sa mère, son «trésor» [157-161]. Sur le seuil de la porte, Charles ne croit pas à la fortune du père d'Eugénie [162].

Malgré un triple débrayage, il y a continuité entre cette journée et le lendemain matin; l'isotopie amoureuse et l'isotopie économique se côtoient dans deux espaces : le jardin pour les amours réciproques et la salle pour les affaires unilatérales. En l'absence de Grandet, sa femme et Nanon s'occupent des marchés, des fermages, des redevances; à son retour, il reçoit des Grassins et ignore d'abord la présence de son neveu qui, à la nouvelle que le banquier «va pour arranger les affaires de la maison Guillaume Grandet», embrasse son oncle : «Eugénie regarda son père avec admiration». Le bonhomme est tellement heureux qu'il demande du cassis et chante devant «le portrait de monsieur de La Bertellière», à qui il doit évidemment sa fortune : «Dans les gardes françaises / J'avais un bon papa» [165, en italiques dans le texte et en deux lignes; «"J'avais un amoureux", dit la chanson française du XVIIIe siècle» selon le rédacteur : 165, note 2]. -- Mais ce bon papa, n'est-ce pas Grandet lui-même, Auguste dans sa Pologne? Bon père et philosophe de l'avarice, capable d'«apophtegmes particuliers» : «-- On n'a pas plus tôt mis les lèvres à un verre qu'il est déjà vide. Voilà notre histoire. On ne peut pas être et avoir été. Les écus ne peuvent pas rouler et rester dans votre bourse, autrement la vie serait trop belle» [166]...

Cette quatrième micro-séquence continue avec un autre triple débrayage : la famille se scinde en deux : Nanon, madame grandet, Eugénie et Charles d'un côté et le «vieux vigneron de l'autre», qui se désintéresse du mirliflor ou des «deux enfants». Grandet agit dans un espace centrifuge : ses prés, les fossés, ses plantations de peupliers en Loire, ses clos, Froidfond; l'espace de Charles et d'Eugénie est centripète, chacun étant le centre de l'autre : «Dès lors commença pour Eugénie le primevère de l'amour. Depuis la scène de nuit pendant laquelle la cousine donna son trésor au cousin, son coeur avait suivi le trésor. Complices tous deux du même secret, ils se regardaient en s'exprimant une mutuelle intelligence, qui approfondissait leurs sentiments et les leur rendait mieux communs, plus intimes, en les mettant, pour ainsi dire, tous deux en dehors de la vie ordinaire» [167], de cette vie ordinaire qui est -- mais apparemment seulement -- celle de Grandet. La relation amoureuse entre Eugénie et Charles, la mère étant aussi centrale pour l'enfant que l'enfant pour la mère : «N'y a-t-il pas de gracieuses similitudes entre les commencements de l'amour et ceux de la vie? Ne berce-t-on pas l'enfant par de doux chants et de gentils regards? Ne lui dit-on pas de merveilleuses histoires qui lui dorent l'avenir? [...] L'amour est notre seconde transformation» [167-8].

La cour avec son puits, le jardinet, devient l'espace utopique de conjonction des amoureux : «L'enfance et l'amour furent même chose entre Eugénie et Charles : ce fut la passion première avec tous ses enfantillages»; pour Charles, s'y mêlent mélancolie, harmonie, simplicité, calme, sainteté, pureté et vérité : contre «la passion parisienne» [168]; pour Eugénie, avec la «petite criminalité de ce rendez-vous matinal» qui «imprimait à l'amour le plus innocent du monde la vivacité des plaisirs défendus» et avec les regards et les paroles de son cousin, c'est le «courant de l'amour», la «félicité» du nageur» [169].

Mais le coeur est ramené à la raison par l'argent, en passant par la justice, et Charles se voit confronté au rival qu'il ignore, autour de l'or : «le bonhomme dont les yeux s'animèrent à la vue d'une poignée d'or que lui montra Charles [...] Or de bijou, dit-il en examinant une longue chaîne, dix-huit à dix-neuf carats [...] la masse d'or» [170]. Charles donne deux boutons (deux agrafes de diamant) à Eugénie, le dé d'or de sa mère à madame Grandet et deux boutons de manche à monsieur Grandet : le métal (précieux) nourrit et enrichit l'amour, sauf pour Grandet, pour qui c'est l'inverse, gagnant au change des francs pour des livres (qui valent moins) et des façons sur l'or brut; en outre, Perrotet ne lui doit-il pas encore son fermage [171-172]?

Dans le brouhaha des affaires et du départ, il n'est plus question de lendemain mais de jours pour Charles et Eugénie. Dans leur jardin, il dit l'aimer et elle promet de l'attendre; il cherche à l'embrasser, mais elle le repousse à cause de son père à sa fenêtre; près du bouge de Nanon, qui les surprend, il l'embrasse : «là Charles, qui l'avait accompagnée, lui prit la main, l'attira sur son coeur, la saisit par la taille, et l'appuya doucement sur lui. Eugénie ne résista plus, elle reçut et donna le plus pur, le plus suave, mais aussi le plus entier de tous les baisers». Il y avait donc un espace encore plus utopique, plus obscur, que le jardinet... Les paroles de Charles qui suivent sont pleines d'ambiguïté : «-- Chère Eugénie, un cousin est mieux qu'un frère, il peut t'épouser, lui dit Charles»; d'une part, il la tutoie, d'autre part, il évoque l'interdit de l'inceste. Surpris, les amoureux sont devenus amants par un simple baiser et Charles se repent par la prière [172-174]!

L'oncle s'occupe de confectionner lui-même les caisses de son neveu et de les expédier, pour se débarrasser du mirliflor. Eugénie est tourmentée. Le matin de la veille du départ, «le précieux coffret où se trouvaient les deux portraits fut solennellement installé dans le seul tiroir du bahut qui fermait à clef, et où était la bourse maintenant vide. Le dépôt de ce trésor n'alla pas sans bon nombre de baisers et de larmes». La passion est soudée par le métal du coffret et de la clef : «Quand Eugénie mit la clef dans son sein, elle n'eut pas le courage de défendre à Charles d'y baiser la place». Peuvent suivre alors les serments d'amour et les promesses de mariage : «-- Ne sommes-nous pas mariés? répondit-il; j'ai ta parole, prends la mienne» [174-175]... Le matin du départ, vu le deuil de Charles [170], deuil pris par Eugénie et sa mère [173], c'est un cortège qui accompagne Charles à la diligence de Nantes : «le précieux coffret» annoncerait-il un cercueil? Charles, reconnaissant, pleure sur «le visage tanné de son oncle», dont il ne comprend pas les paroles interrompues, pendant qu'Eugénie lui serre la main et celle de son père : objet de valeur entre deux sujets, l'un avec son «"Bon voyage!"», qui est une exclamation de joie aux oreilles de maître Cruchot, et l'autre avec son mouchoir au loin [175-177].

La fin de la quatrième micro-séquence concerne les affaires de Grandet et elle est introduite par une intervention (embrayée) de l'observateur, qui récapitule le mois de des Grassins passé à Paris et qui anticipe sur les mois et les années, annonçant même la mort du bonhomme : «Pour ne point interrompre le cours des événements qui se passèrent au sein de la famille Grandet, il est nécessaire de jeter par anticipation un coup d'oeil sur les opérations que le bonhomme fit à Paris par l'entremise de des Grassins» [177]. Pour la première, et la seule fois de tout le roman, le prénom de monsieur ou du père Grandet, du bonhomme, est prononcé, ou plutôt mentionné : «À la Banque de France, se trouvent, comme chacun sait, les renseignements les plus exacts sur les grandes fortunes de Paris et des départements. Les noms de des Grassins et de Félix Grandet de Saumur y étaient connus et y jouissaient de l'estime accordée aux célébrités financières qui s'appuient sur d'immenses propriétés territoriales libres d'hypothèques» [177-8, souligné par nous].

Des Grassins et l'autre liquidateur, «François Keller, chef d'une riche maison, l'un des principaux intéressés», s'occupent des affaires de la maison Guillaume Grandet au profit de Félix Grandet avec probité et honneur, jusqu'au moment où les créanciers, ces maniaques, exigent le reste de leur argent, les cinquante-trois pour cent qui manquent; mais Grandet exige «le dépôt chez un notaire de tous les titres de créance existants contre la succession de son frère». Six mois, neuf mois, vingt-trois mois ont passé depuis la mort de Guillaume Grandet; à la fin de la troisième année, il faut selon Grandet Senior actionner «le notaire et l'agent de change dont les épouvantables faillites avaient causé la mort de son frère»; à la fin de la quatrième année, après six mois de pourparlers, «vers le neuvième mois de cette année» -- il s'agit bien d'un accouchement, d'accoucher de l'argent --, Grandet de Saumur répond aux deux liquidateurs «que son neveu, qui avait fortune aux Indes, lui avait manifesté l'intention de payer intégralement les dettes de son frère; il ne pouvait pas prendre sur lui de les solder frauduleusement sans l'avoir consulté; il attendait une réponse» [180-1]. -- Voilà donc les fameuses paroles interrompues! Vers le milieu de la cinquième année, les créanciers sont encore tenus en échec, pendant que Félix Grandet s'enrichit encore davantage, cette histoire de succession n'étant qu'un programme narratif d'usage masqué par une prétention à l'honneur : «deux millions quatre cent mille francs en or, qui rejoignirent dans ses barillets les six cent mille francs d'intérêts composés que lui avaient donnés ses inscriptions» [178-181].

Félix Grandet est au sommet de sa fortune et de son nom. Son adjuvant, le fidèle notaire des Grassins, a été nommé député à Paris et il s'est amouraché d'une actrice du «théâtre de Madame», sans doute une entraîneuse ou une prostituée, qui a réveillé le quartier-maître chez le banquier; sa femme ne se plaint guère d'être séparée de lui; mais, à cause de «la situation fausse de la quasi-veuve», elle doit mal marier sa fille et son fils doit renoncer à Eugénie Grandet; il rejoint donc son père à Paris, où il redevient ce qu'il était [53] : «un fort mauvais sujet». Ainsi, «[l]es Cruchot triomphèrent» [181], Grandet n'ayant plus aucune obligation auprès de des Grassins [182]...

Le titre du quatrième chapitre de l'édition originale du roman, «Serments d'amour», n'est donc que très partiel et trop partial et il ne peut pas être retenu pour la quatrième micro-séquence, car ce serait dénier l'un des deux parcours narratifs parallèles : le parcours économique de l'oncle Félix (et de son neveu parti en quête de fortune aux Indes, mais ainsi éloigné de son objet de valeur), à côté du parcours amoureux de la cousine Eugénie (et de son cousin). Les serments d'amour et l'amour des serments ne sauraient écarter les fruits des sarments du tonnelier, du vieux vigneron. La micro-séquence pourrait ainsi être intitulée : «Le deuil du cousin d'Eugénie», deuil qui implique Guillaume, Félix et Charles d'une part (part économique), madame Grandet, Eugénie et Charles d'autre part (part amoureuse) : deux frères, deux oncles, une tante, un neveu et une nièce, un cousin et une cousine, un fils et une fille, un père et une mère; de là, cela pourrait être aussi intitulé : «Le conflit de générations». La troisième et la quatrième micro-séquences réunies pourraient s'intituler : «L'argent du coeur et le coeur de l'argent : le trésor»...

Cinquième micro-séquence

La cinquième micro-séquence, correspondant au commencement du cinquième chapitre de l'édition originale -- chapitre intitulé «Chagrins de famille» et dont le titre (dysphorique) tranche sur les deux ou trois précédents --, débute par un triple embrayage : «En toute situation, les femmes ont plus de causes de douleur que n'en a l'homme, et souffrent plus que lui. L'homme a sa force, et l'exercice de sa puissance : il agit, il va, il s'occupe, il pense, il embrasse l'avenir et y trouve des consolations. Ainsi faisait Charles [passage débrayé]. Mais la femme demeure, elle reste face à face avec le chagrin dont rien ne la distrait, elle descend jusqu'au fond de l'abîme qu'il a ouvert, le mesure et souvent le comble de ses voeux et de ses larmes. Ainsi faisait Eugénie [débrayé]» [182].

Déjà, le malheur d'Eugénie Grandet s'annonce, dans l'opposition du bois et du métal : «Son bonheur, amassé comme les clous semés sur la muraille, suivant la sublime expression de Bossuet, ne devait pas un jour lui remplir le creux de la main. Les chagrins ne se font jamais attendre et pour elle ils arrivèrent bientôt» [182-3]. Les chagrins sont la punition des serments... Pour Nanon, Charles est demeuré un «pauvre mignon» [176], «un ben doux, un ben parfait monsieur, quasiment joli, moutonné comme une fille» [183]. La beauté d'Eugénie change; elle passe de la vierge à la mère : «Avant la venue de son cousin, Eugénie pouvait être comparée à la Vierge avant la conception; quand il fut parti elle ressemblait à la Vierge mère : elle avait conçu l'amour», comme si Charles était à la fois son mari et son fils pour les «deux Maries» [183].

Ayant fait voeu d'aller à la messe tous les jours, elle en revient avec une mappemonde qu'elle cloue à côté de son miroir : le miroir est à la mappemonde ce qu'Eugénie (immobile, immobilisée, centripète) est à Charles (mobile, mobilisée, centrifuge). Charles, éloigné dans son espace (hétéro)topique, y est en quête de compétence et il doit donc passer à la performance, pendant qu'Eugénie se ronge les sangs comme «le banc de bois rongé par les vers et garni de mousse grise» [184]. Nanon compare son Cornoiller aux «soi-disant amis du père Grandet» : mais même si c'est pour l'argent, ça fait plaisir [184-5]! Pendant deux mois, Eugénie se console avec sa mère et la servante et avec la toilette et le portrait de sa tante; sa mère apprenant le secret du «trésor d'Eugénie» lui annonce un malheur : «-- Tu lui as tout donné, dit la mère épouvantée. Que diras-tu donc à ton père, au jour de l'an, quand il voudra voir ton or?» Elles sont plongées dans «un effroi mortel», tellement qu'elles en manquent la grand-messe et vont à la messe militaire : dans trois jours, à la fin de 1819, il y aura «une terrible action, une tragédie bourgeoise sans poison, ni poignard, ni sang répandu» [185].

Un malheur ne vient jamais seul : madame Grandet est saisie par le froid «d'une façon fâcheuse au milieu d'une sueur causée par une épouvantable colère de son mari», la colère qui s'annonce. La mère d'Eugénie pense à des Grassins et aux Cruchot; sa fille ne veut pas se mettre sous leur dépendance et s'en remet à Dieu, se souvenant de la lettre de Charles à Annette [186]. Le matin du Jour de l'An 1820, à «la terreur flagrante» des deux femmes s'oppose la gaieté du bonhomme, du tonnelier; sa femme est bavarde comme un perroquet, lui chante; à l'hiver s'oppose le feu, comme la colère à la peur [186-187]. Une fois encore, comme la micro-séquence précédente l'annonçait, Grandet est joyeux à cause des chiffres : il donne «un écu de six francs qui n'est quasi point rogné du tout!» à Nanon, en attendant les «trente mille francs en écus» de des Grassins, avec bientôt «cinquante mille francs tous les six mois» et, dans cinq ans, «un capital de six millions» [188-9]. Pendant que les «linottes» sont à la messe, Nanon l'aide à entasser les écus qu'a transportés le facteur des messageries [189-190].

Au déjeuner, l'isotopie de la nourriture recoupe encore l'isotopie de l'argent : le pâté de fois truffé envoyé de Paris par des Grassins [187], c'est de l'or pour Grandet, qui aime le jaune, sa femme «malingre» étant «un petit brin jaunette» [191]. Les deux femmes sont sous le régime de l'attente et de la crainte, tandis que le bonhomme est sous le régime de l'appétit et du désir du «petit trésor» de «fifille» : «valeur intrinsèque, cinq mille neuf cent cinquante-neuf francs, et quarante de ce matin, cela fait six mille francs moins un. Eh! bien, je te donnerai moi, ce franc pour compléter la somme, parce que, vois-tu, fifille...» [191] -- Ne travaille-t-il pas pour son bonheur? Et pas de bonheur sans argent, sans «un napoléon tout neuf», «[n]om d'un petit bonhomme» [190]!

Le «pépère» est obsédé par l'or de sa «petite fifille»; il n'en a plus; il lui propose un marché en échange de son douzain, de son «mignon» et «joli petit trésor en or», et il lui promet un mariage prochain : «Quand je te marierai, ce qui sera bientôt, je te trouverai un futur qui pourra t'offrir le plus beau douzain dont on aura jamais parlé dans la province» [192]. Évidemment, Eugénie ne l'a plus et le tonnelier, en colère, jure par la serpette de son père et il vouvoie alors sa fille; sa femme défaille, son teint pâlit [192-193]. Lors de cette colère, Eugénie rajeunit curieusement d'un an : née à la mi-novembre 1796 (ou même 1795), puisqu'elle avait dix ans en 1806 -- à moins qu'elle n'en ait eu que neuf --, on a célébré son vingt-troisième anniversaire (ou son vingt-quatrième) en novembre 1819 [44], elle ne peut pas en avoir vingt-deux, comme son cousin : «-- Mon père, je vous aime et vous respecte, malgré votre colère; mais je vous ferai fort humblement observer que j'ai vingt-deux ans. Vous m'avez assez souvent dit que je suis majeure, pour que je le sache» [194].

Pour son père, qui doit être tout ou rien pour elle, le secret de sa fille est une mauvaise affaire, un vol, donner de l'or étant pire que la faute d'une honnête fille [194-195]. Eugénie tient pourtant tête à son père qui la maudit en devinant à qui il l'a donné : «"Maudit serpent de fille! ah! mauvaise graine, tu sais bien que je t'aime, et tu en abuses. Elle égorge son père! Pardieu, tu auras jeté notre fortune aux pieds de ce va-nu-pieds qui a des bottes de maroquin. Par la serpette de mon père, je ne peux te déshériter, nom d'un tonneau! mais je te maudis, toi, ton cousin, et tes enfants! Tu ne verras rien arriver de bon de tout cela, entends-tu? Si c'était à Charles, que... Mais, non, ce n'est pas possible. Quoi! ce méchant mirliflor m'aurait dévalisé..."» [195]. Cette colère en est une d'avarice (l'amour de l'or) et de jalousie (l'amour de sa fille); à travers l'objet de valeur, c'est l'anti-sujet, le rival, qui est visé... Ayant jeté un regard ironique qui a offensé son père, celui-ci recommence à la vouvoyer et la condamne à sa chambre, au pain et à l'eau [195-6]. Eugénie en larmes s'étant sauvée chez sa mère, il l'y rejoint «avec l'agilité d'un chat» avant de l'enfermer à clef dans sa prison; cette fois, Eugénie lui avait lancé «un regard d'orgueil» [196]. Il y a eu ce parcours figuratif de la clef du coffret dans le sein d'Eugénie baisé par Charles [175] à la clef de la chambre, en passant par le visage d'Eugénie «plongé dans le sein maternel» [196]...

Dans sa colère, Grandet a invoqué ou convoqué la religion à sa rescousse : «Les prêtres vous ordonnent de m'obéir«, dit-il à sa fille qui est plus Grandet qu'il ne l'est [195]; «-- Elle n'a plus de père, dit le tonnelier. Est-ce bien vous et moi, madame Grandet, qui avons fait une fille désobéissante comme l'est celle-là? Jolie éducation, et religieuse surtout». La religion ne lui a été d'aucun secours et il menace donc de mettre les deux femmes à la porte. La voix du tonnelier tonne : «Tonnerre, où est l'or, qu'est devenu l'or?» [196, souligné par nous]. Assis «sur un fauteuil au coin de la cheminée de sa femme», le père Grandet soupçonne «ce misérable séducteur de Charles»; sa femme cherche à calmer «les regards étincelants de son mari» [196-197]. Madame Grandet invoque sa maladie et le froid en faveur de l'innocence de sa fille, elle ment, contre la violence de monsieur Grandet; elle se montre perspicace et ruse avec lui en le complimentant. Mais le bonhomme la voit venir : «-- Tudieu! comme vous avez la langue bien pendue ce matin! Ta, ta, ta, ta, vous me narguez, je crois. Vous vous entendez peut-être avec elle» [197-198]. Le bonhomme, avare et jaloux, prévoit ou prédit le destin de sa fille : «Vous m'avez donné de cruelles étrennes, Eugénie, cria-t-il. Oui, oui, pleurez! Ce que vous faites vous causera des remords, entendez-vous. À quoi donc vous sert de manger le bon Dieu six fois tous les trois mois, si vous donnez l'or de votre père en cachette à un fainéant qui vous dévorera votre coeur quand vous n'aurez plus que ça à lui prêter? Vous verrez ce que vaut votre Charles avec ses bottes de maroquin et son air de n'y pas toucher. Il n'a ni coeur ni âme, puisqu'il ose emporter le trésor d'une pauvre fille sans l'agrément» [198]. De plus en plus, il apparaît que le trésor n'est pas que l'or...

Malgré que la porte ne soit fermée à clef, Eugénie sort de sa chambre une fois son père parti et rejoint sa mère et Nanon; Grandet dîne seul «pour la première fois depuis vingt-quatre ans» : est-ce encore une des erreurs du narrateur ou ce chiffre correspond-il à quelque chose [199]? En l'absence de sa femme et de sa fille, il reçoit la visite des Cruchot, de madame des Grassins et de son fils; cette dernière rend visite à madame Grandet et trouve son état de santé vraiment inquiétant et parle de son âge à «papa Grandet». En ce premier jour de 1820 [187], il est souvent question de l'âge de madame Grandet; pourtant, si elle avait trente-six ans en 1806 [25], elle n'en a pas plus de cinquante en 1820; alors que son mari en a presque soixante-dix... Pendant ce temps, Nanon a cuisiné «un pâté fait à la casserole» à Eugénie, pour qu'elle tienne huit jours.

Il y a alors une transition dans la micro-séquence.

La colère de Grandet dure «quelques mois»; Eugénie reste enfermée et sa femme en est de plus en plus malade, n'ayant pas réussi à convaincre son mari d'accorder sa grâce à sa fille : «Rien ne fit plier le vieux tonnelier. Il restait inébranlable, âpre et froid comme une pile de granit. Il continua d'aller et venir selon ses habitudes; mais il ne bégaya plus, causa moins, et se montra dans les affaires plus dur qu'il ne l'avait jamais été. Souvent il lui échappait quelque erreur dans ses chiffres» [200-1]. Il est donc lui-même affecté par son geste et/ou par sa vieillesse. En outre, lorsqu'«il fut impossible au bout de deux mois de cacher, soit aux trois Cruchot, soit à madame des Grassins, le secret de la réclusion d'Eugénie», la ville se tourne contre Grandet, le juge, se souvient de ses trahisons et de ses duretés, l'excommunie et le montre du doigt. Mais le bonhomme, comme sa fille, ignore les conversations à leur sujet [201-202].

Se dessine, se désigne et se destine le parcours figuratif et thématique de madame Grandet : la maladie; la mère et la fille souffrent physiquement et mentalement, entre elles, pour elles, à cause du père et du cousin, du sujet en disgrâce et de l'anti-sujet en exil. «La riche héritière» montre sa mélancolie et sa douceur, sa religion et sa pureté, mais aussi sa douleur, car elle se sent coupable de «la colère et [de] la vengeance paternelles», donc de la maladie de sa mère : «Souvent Eugénie se reprochait d'avoir été la cause innocente de la cruelle, de la lente maladie qui la dévorait. Ces remords, quoique calmés par sa mère, l'attachaient encore plus étroitement à son amour» |202]. De la même manière que Nanon parle du père Grandet en disant : «et il ne s'en est point aperçu» [200, en italiques dans le texte], madame Grandet parle de Charles : «"Où est-il? Pourquoi n'écrit-il pas? [202, en italiques dans le texte]. «Tout c'était lui» [203, en italiques dans le texte] -- qui lui?...

À mesure que la santé abandonne madame Grandet, la sainteté la gagne : «-- Mes enfants, disait madame Grandet, je ne regrette point la vie. Dieu m'a protégée en me faisant envisager avec joie le terme de mes misères»; «Les paroles de cette femme étaient constamment saintes et chrétiennes». Elle voudrait même que son mari se montre «chrétien, époux et père»; mais il reste sourd à sa «douceur angélique», à ses «plus religieuses supplications» : «L'oubli le plus complet de sa fille était gravé sur son front de grès, sur ses lèvres serrées. Il n'était même pas ému par les larmes que ses vagues réponses, dont les termes étaient à peine variés, faisaient couler le long du blanc visage de sa femme» [203]. Elle lui pardonne, elle qui est un «ange de douceur», «tout âme» : la vieillesse n'est-elle pas la séparation du corps et de l'âme [Simondon]? Elle est purifiée, transfigurée, par la prière : «Qui n'a pas observé le phénomène de cette transfiguration sur de saints visages où les habitants de l'âme finissent par triompher des traits les plus rudement contournés, en leur imprimant l'animation particulière due à la noblesse et à la pureté des pensées élevées!». Mais le caractère du vieux tonnelier reste de bronze, même si sa parole n'est plus dédaigneuse, le silence dominant sa conduite, et s'il n'ose plus «se servir de son terrible : ta, ta, ta, ta, ta! [204 : cinq fois ici dans la bouche du narrateur; 112 et 198 : quatre fois dans la bouche de l'acteur, qui s'en sert encore : 207 et 210 (trois fois), 211 (trois fois)]...

Nanon reste fidèle à son maître et excuse sa dureté par sa vieillesse, rejetant lazzis, plaintes et menteries de ses détracteurs [204]. Mais madame Grandet, «dévorée par le chagrin, encore plus que par la maladie», implore l'intervention des Cruchot. Le président de Bonfons nous rappelle l'âge d'Eugénie : «une fille de vingt-trois ans» et parle en juriste et en justicier; son oncle le calme et promet d'intervenir le lendemain; Eugénie s'en mêle pour défendre son père : «Mon père est maître chez lui. Tant que j'habiterai sa maison, je dois lui obéir. Sa conduite ne saurait être soumise à l'approbation ni à la désapprobation du monde, il n'en est comptable qu'à Dieu» [205], étant donc lui-même Dieu dans sa maison. «[L]e vieux notaire frappé de la beauté que la retraite, la mélancolie et l'amour avaient imprimée à Eugénie» insiste pour lui rendre la liberté et madame Grandet acquiesce [205-6].

«Le lendemain, suivant une habitude prise par Grandet depuis la réclusion d'Eugénie, il vint faire un certain nombre de tours dans son petit jardin»; c'est-à-dire qu'il vient occuper l'espace (u)topique des amoureux et il s'y adonne au voyeurisme dans le parcours figuratif de la chevelure : «Il avait pris pour cette promenade le moment où Eugénie se peignait. Quand le bonhomme arrivait au gros noyer, il se cachait derrière le tronc de l'arbre, restait pendant quelques instants à contempler les longs cheveux de sa fille, et flottait sans doute entre les pensées que lui suggérait la ténacité de son caractère et le désir d'embrasser son enfant. Souvent il demeurait assis sur le petit banc de bois pourri où Charles et Eugénie s'étaient juré un éternel amour, pendant qu'elle regardait aussi son père à la dérobée ou dans son miroir» [206]. -- C'est une scène d'amour favorisée par le règne végétal du jardin...

C'est alors que maître Cruchot intervient pour lui parler d'héritage et de succession : sa femme morte, Eugénie pourrait exiger le partage de sa fortune et la vente de Froidfond : «Ces paroles furent un coup de foudre pour le bonhomme, qui n'était pas aussi fort en législation qu'il pouvait l'être en commerce. Il n'avait jamais pensé à une licitation» [206-208]. Avec des chiffres, le notaire le convainc, surtout que «les rentes sont à 99» [208-209]. Le bonhomme s'agite et monte chez sa femme : «C'est le jour de notre mariage, ma bonne femme : tiens, voilà dix écus pour ton reposoir de la Fête-Dieu. Il y a assez longtemps que tu veux en faire un, régale-toi!». Curieusement, «Grandet commençait alors sa soixante-seizième année» [210] : lui qui avait quarante ans en 1789 [24] et cinquante-sept ans en 1806 [25], nous serions donc en 1825 et la maladie de sa femme et la réclusion d'Eugénie auraient duré cinq années, ce qui est invraisemblable alors que le Nouvel An de 1820 vient de se passer [186] et qu'Eugénie a encore vingt-trois ans, comme vient de le rappeler la veille le président de Bonfons [205] : à soixante-seize ans, comment pourrait-il grimper «les escaliers avec l'agilité d'un chat» [196] et se sauver «à toutes jambes» [210]?... Mais c'est le prétexte pour renchérir sur la passion du bonhomme : «Depuis deux ans principalement, son avarice s'était accrue comme s'accroissent toutes les passions persistantes de l'homme. Suivant une observation faite sur les avares, sur les ambitieux, sur tous les gens dont la vie a été consacrée à une idée dominante, son sentiment avait affectionné plus particulièrement un symbole de sa passion. La vue de l'or, la possession de l'or était devenue sa monomanie» [210, souligné par nous].

Ayant résolu «de plier devant Eugénie, de la cajoler, de l'amadouer afin de pouvoir mourir royalement en tenant jusqu'au dernier soupir les rênes de ses millions», c'est «à pas de loup» qu'il monte chez sa femme et qu'il découvre «le beau nécessaire» et qu'il se jette dessus «comme un tigre fond sur un enfant endormi» : «-- Du bon or! de l'or! s'écria-t-il. Beaucoup d'or! ça pèse deux livres». Et c'est l'extrême confrontation entre Eugénie et son père, couteau contre couteau, «blessure pour blessure» : pour le «meuble», le «dépôt sacré», le «coffret», «la toilette», le «coffre» [211-213]. Le bonhomme, qui a repoussé violemment sa fille et qui est enfin calmé par sa femme et par Nanon, avait été excité, chaviré, par la vue de l'or : «-- Pourquoi la regardais-tu, si c'est un dépôt? Voir, c'est pis que toucher» [212, souligné par nous]...

Il se réconcilie finalement avec sa fifille et pour sa «mémère», sa «timère» : «Tiens, vois, j'embrasse Eugénie. Elle aime son cousin, elle l'épousera si elle veut, elle lui gardera le petit coffre». L'éventualité du partage de sa fortune le rend pratiquement fou; il leur propose des louis, «cent louis d'or» pour Eugénie avec des promesses et des baisers : «-- Pauvre mère, dit le tonnelier, tu ne sais pas combien je t'aime. Et toi, ma fille! Il la serra, l'embrassa. Oh! comme c'est bon d'embrasser sa fille après une brouille, ma fifille! Tiens, vois-tu, mémère, nous ne faisons qu'un maintenant» [213-214] : nous ne faisons qu'une fortune!

Nanon est allée chercher monsieur Bergerin [207, 213], «le plus célèbre médecin de Saumur», qui examine la mère Grandet et lui donne jusqu'à l'automne, avec peu de drogues mais beaucoup de soins, pour «cent ou deux cents francs» du père Grandet, qui dit avoir du chagrin depuis la mort de son frère : «Conservez-moi ma bonne femme; je l'aime beaucoup, voyez-vous, sans que ça paraisse, parce que, chez moi, tout se passe en dedans et me trifouille l'âme. J'ai du chagrin. Le chagrin est entré chez moi avec la mort de mon frère [...]» [214-5]. Malgré les souhaits et la complaisance du mari et malgré les soins de la fille, «madame Grandet marcha rapidement vers la mort»; elle meurt en chrétienne : «Ce fut une mort digne de sa vie, une mort toute chrétienne; n'est-ce pas dire sublime?», au «mois d'octobre 1822», à l'âge donc de cinquante-deux ans, son mari en ayant ainsi soixante-treize [215].

La tendre conduite de Grandet, qui est interprétée comme une faiblesse par Nanon et les Cruchotins, s'explique «le jour où la famille prit le deuil» : Eugénie doit renoncer à la succession de sa mère et, même plus, signer un «acte de renonciation» : «Le lendemain, vers midi, fut signée la déclaration par laquelle Eugénie accomplissait elle-même sa spoliation» [216-218]. N'ayant pas respecté sa promesse de donner à sa fifille cent fois par mois, le vieux tonnelier lui donne à la fin de la première année, en 1823 donc, «environ le tiers des bijoux qu'il avait pris à son cousin» et lui en promet autant pour l'année suivante, spéculant «sur le sentiment de sa fille» avec «ses breloques», celles du cousin [218, en italiques dans le texte].

C'est pourtant le temps «d'initier sa fille aux secrets du ménage» : «deux années consécutives» d'abord, puis : «Vers la troisième année il l'avait si bien accoutumée à toutes ses façons d'avarice, il les avait si visiblement tournées chez elle en habitudes, qu'il lui laissa sans crainte les clefs de la dépense, et l'institua la maîtresse du logis» [219, souligné par nous]. Il l'initie à l'avarice et en fait en quelque sorte sa femme. Cinq ans passent : madame Grandet étant morte en 1822 [215], un an ayant passé [218], puis deux ou trois et enfin cinq, nous devrions être en 1830 ou 31. Mais puisque nous sommes en 1827, il faut en conclure que les cinq années de monotonie, de régularité et de «profonde mélancolie de mademoiselle Grandet» sont les années qui suivent la mort de madame Grandet : «Dans l'année 1827, son père, sentant le poids des infirmités, fut forcé de l'initier aux secrets de sa fortune territoriale [...] Puis, vers la fin de cette année, le bonhomme fut enfin à l'âge de quatre-vingt-deux ans, pris par une paralysie qui fit de grands progrès. Grandet fut condamné par monsieur Bergerin» [219]. Il avait cinquante-sept ans en 1806 [25], il en a donc soixante-dix-huit...

Eugénie détourne donc son amour de Charles vers son père : «En pensant qu'elle allait bientôt se trouver seule dans le monde, Eugénie se tint, pour ainsi dire, plus près de son père, et serra plus fortement ce dernier anneau d'affection. [...] Elle fut sublime de soins et d'attentions pour son vieux père, dont les facultés commençaient à baisser, mais dont l'avarice se soutenait instinctivement» [220]. Grandet est obsédé par son cabinet, par la porte de son cabinet; son ouïe devient de plus en plus sensible, lui qui feignait d'être sourd; mais vient l'agonie [220-1]. Avec l'agonie, l'obsession devient le délire de voir l'or : «Eugénie lui étendait des louis sur une table, et il demeurait des heures entières les yeux attachés sur les louis, comme un enfant qui, au moment où il commence à voir, contemple stupidement le même objet; et, comme à un enfant, il lui échappait un sourire pénible»; la vue de l'or le réchauffe, ainsi que la vue des objets liturgiques : «Lorsque le curé de la paroisse vint l'administrer, ses yeux, morts en apparence depuis quelques heures, se ranimèrent à la vue de la croix, des chandeliers, du bénitier d'argent qu'il regarda fixement, et sa loupe remua pour la dernière fois. Lorsque le prêtre lui approcha des lèvres le crucifix en vermeil pour lui faire baiser le Christ, il fit un épouvantable geste pour le saisir, et ce dernier effort lui coûta la vie [221, souligné par nous]. Il bénit sa fille en lui disant de pendre bien soin de tout, de veiller par le regard en quelque sorte, le christianisme étant «la religion des avares» [222].

Après la mort du père Grandet, la Grande Nanon devient l'amie d'Eugénie, à la tête d'une fortune de dix-sept millions : «trois cent mille livres de rentes en biens-fonds dans l'arrondissement de Saumur, six millions placés en trois pour cent à soixante francs, et il valait alors soixante-dix-sept francs; plus deux millions en or et cent mille francs en écus, sans compter les arrérages à recevoir» [222]. Beaucoup d'argent mais pas de Charles! Pourvue par sa maîtresse de douze cents francs de rente viagère, Nanon épouse, à cinquante-neuf ans et «conservée comme dans de la saumure» (à Saumur), Antoine Cornoiller, «qui fut nommé garde-général des terres et propriétés de mademoiselle Grandet» [224]. Nanon fait comme son défunt maître et s'occupe de la dépense; elle a quatre serviteurs à régir avec son mari régisseur : «deux domestiques, une cuisinière et une femme de chambre»; mais cela ne change rien pour les fermiers : «Les fermiers ne s'aperçurent donc pas de la mort du bonhomme, tant il avait sévèrement établi les usages et coutumes de son administration, qui fut soigneusement continuée par monsieur et madame Cornoiller» |224]. Le bonhomme, -- monsieur Grandet, le père Grandet, Félix Grandet de Saumur -- vit au delà de sa mort, par sa fortune et sa fille; c'est pourquoi cette cinquième micro-séquence pourrait être intitulée : «Le père d'Eugénie», comme tout le roman aurait pu être intitulé Le père Grandet.

Sixième micro-séquence

La sixième et dernière micro-séquence de la macro-séquence centrale commence quand Eugénie a trente ans : «À trente ans, Eugénie ne connaissait encore aucune des félicités de la vie» [224]; elle en a sans doute au moins trente-un, puisque son père est mort en 1827 ou après, mais c'est la deuxième fois qu'elle est rajeunie d'un an [194]. La virginité s'oppose à la félicité : Eugénie n'a connu ni l'accouplement ni l'accouchement; l'enfantement qu'ont connu sa mère, madame de Grassins, sa grand-mère madame de La Gaudinière et madame Gentillet est étranger à Eugénie Grandet. Élevée par une mère insatisfaite, sa vie a été un gâchis : «Sa pâle est triste enfance s'était écoulée auprès d'une mère dont le coeur méconnu, froissé, avait toujours souffert. En quittant avec joie l'existence, cette mère plaignit sa fille d'avoir à vivre et lui laissa dans l'âme de légers remords et d'éternels regrets» [224]. Son premier et seul amour est «un principe de mélancolie», maudit qu'il a été par son père [224-5]. En un commentaire (embrayé), l'observateur nous fait une autre leçon : «Dans la vie morale, aussi bien que dans la vie physique, il existe une aspiration et une respiration : l'âme a besoin d'absorber les sentiments d'une autre âme, de se les assimiler pour les lui restituer plus riches. Sans ce beau phénomène humain, point de vie au coeur; l'air lui manque alors, il souffre, il dépérit» [225]. Pas de plaisir, pas de jouissance, pas d'orgasme pour Eugénie; seulement du désir et de la souffrance...

Mais Eugénie sublime son amour dans la religion : «Pour elle, la fortune n'était ni un pouvoir ni une consolation; elle ne pouvait exister que par l'amour, par la religion, par sa foi dans l'avenir. L'amour lui expliquait l'éternité. Son coeur et l'Évangile lui signalaient deux mondes à attendre. Elle se plongeait nuit et jour au sein de deux pensées infinies, qui pour elle peut-être n'en faisaient qu'une seule. Elle se retirait en elle-même, aimant et se croyant aimée. Depuis sept ans, sa passion avait tout envahi». L'isotopie amoureuse (l'amour humain, profane) se fond avec l'isotopie religieuse (l'amour divin, sacré). Ses trésors, ce ne sont pas ses millions (abstraits), mais ses objets (concrets) : le coffret de Charles, ses deux portraits, les bijoux rachetés de son père et «le dé de sa tante, duquel s'était servie [sic] sa mère, et que tous les jours elle prenait religieusement pour travailler à une broderie, ouvrage de Pénélope, entrepris seulement pour mettre à son doigt cet or plein de souvenirs» [225]. Ce dé -- comme le coffret, dont il sera question plus loin -- est un connecteur d'isotopies : de l'isotopie économique (par l'or), de l'isotopie religieuse (par le geste), de l'isotopie familiale (par la mère, la tante et le cousin) et de l'isotopie amoureuse (par le cousin donneur); en outre, la broderie est très certainement un substitut de la masturbation (isotopie sexuelle).

Il ne saurait être question qu'Eugénie se marie durant son deuil, étant donné «sa piété vraie» [225]; mais a déjà été annoncé, vers la fin de la quatrième micro-séquence, le triomphe des Cruchot [181]; et, auparavant, il y avait eu la promesse ou la prédiction du notaire à son neveu [146]. L'abbé Cruchot continue de mener la barque des Cruchotins, dont le camp des courtisans s'agrandit autour de l'héritière : «le médecin ordinaire de sa chambre, son grand aumônier, son chambellan, sa première d'âme d'atours, son premier ministre, son chancelier surtout, un chandelier qui voulait lui tout dire». Elle est entourée comme une reine : «et la plus habilement adulée de toutes les reines». La «souveraine» se prête à la flatterie, aux louanges et aux éloges; ce qui lui vaut d'être autrement nommée : «mademoiselle de Froidfond» [226]. Les courtisans sont donc là pour mousser la candidature du président de Bonfonds en le vantant et en faisant valoir sa fortune et son titre, comme le fait «une vieille Cruchotine, mademoiselle de Gribeaucourt», dont il avait été question une seule fois auparavant, comme de madame d'Orsonval [145]. Comme le souligne le narrateur, à part le whist qui a remplacé le loto, ce début de la dernière micro-séquence répète le début de la première : «Monsieur le président avait tâché de se mettre en harmonie avec le rôle qu'il voulait jouer. Malgré ses quarante ans, malgré sa figure brune et rébarbative, flétrie comme le sont presque toutes les physionomies judiciaires, il se mettait en jeune homme, badinait avec son jonc [la canne, pas la bague], ne prenait point de tabac chez mademoiselle de Froidfond, y arrivait toujours en cravate blanche, et en chemise dont le jabot à gros plis lui donnait un air de famille avec les individus du genre dindon»; «Notre chère Eugénie» se voit poursuivie par une «meute» pour ses millions [227].

Le camp des Grassinistes, réduit à madame des Grassins, a trouvé un nouveau candidat pour «tourmenter les Cruchot; il s'agit du marquis de Froidfond : «Au commencement du printemps, madame des Grassins essaya de troubler le bonheur des Cruchotins en parlant à Eugénie du marquis de Froidfond, dont la maison ruinée pouvait se relever si l'héritière voulait lui rendre sa terre par un contrat de mariage. Madame des Grassins faisait sonner haut la pairie, le titre de marquise, et, prenant le sourire de dédain d'Eugénie pour une approbation, elle allait disant que le mariage de monsieur le président Cruchot n'était pas aussi avancé qu'on le croyait» [228]. -- Ce marquis de cinquante ans, pourtant encore jeune en 1818 [35], veuf et avec des enfants, serait-il le pair escompté par le père Grandet?

Charles Grandet, qui n'a pas écrit une seule fois à Eugénie en sept ans, a fait fortune aux Indes en faisant «la traite des nègres», échangeant les hommes comme les marchandises ou des hommes contre des marchandises : l'isotopie économique atteint ici le summum du cynisme et de la cruauté. Charles est rongé par l'ambition; il est devenu sceptique : «Il n'eut plus de notions fixes sur le juste et l'injuste, en voyant taxer de crime dans un pays ce qui était vertu dans un autre. Au contact perpétuel des intérêts, son coeur se refroidit, se contracta, se dessécha. Le sang des Grandet ne faillit point à sa destinée. Charles devint dur, âpre à la curée». Trafiquant d'esclaves, fraudeur, contrebandier, tel est dépeint le cousin de Paris [229]; mais pis encore, il a oublié Eugénie avec «les Négresses, les Mulâtresses, les Blanches, les Javanaises, les Almées, ses orgies de toutes les couleurs»; tellement qu'il a renié sa famille et son «vieux chien» d'oncle et qu'il a changé de nom, rien de moins : «le spéculateur avait pris, pour ne pas compromettre son nom, le pseudonyme de Sepherd. Carl Sepherd [...]» [230].

Après avoir connu les Indes, Saint-Thomas, la côte d'Afrique, Lisbonne et les États-Unis, il est en route pour Bordeaux en 1827; sur le «Marie-Caroline, un joli brick appartenant à une maison de commerce royaliste», il fait la connaissance de monsieur d'Aubrion, de sa femme et de leur fille [230, en italiques dans le texte]. Madame Aubrion -- prodigue comme Guillaume Grandet et encore belle à trente-huit ans et avec des prétentions, voire jalouse comme la mère de mademoiselle du Hautoy [76] -- veut marier sa fille, et l'isotopie physique de la laideur vient relayer l'isotopie économique de l'horreur : «Mademoiselle d'Aubrion était une demoiselle longue comme l'insecte, son homonyme [la libellule]; maigre, fluette, à bouche dédaigneuse, sur laquelle descendait un nez trop long, gros du bout, flavescent à l'état normal, mais complètement rouge après les repas, espèce de phénomène végétal plus désagréable au milieu d'un visage pâle et ennuyé que dans tout autre» [231]. Mais mademoiselle est bien éduquée, distinguée, coquette, bien habillée [231-2].

À partir de juin 1827, Charles Grandet, qui avait changé de nom, se met à fréquenter l'hôtel d'Aubrion, qui est «un gentilhomme ordinaire de la chambre de S. M. le roi Charles X» [230, souligné par nous]. En échange d'«un majorat de trente-six milles livres de rente», madame d'Aubrion espère obtenir du «bon Charles X» «le titre de Captal de Buch et [de] marquis d'Aubrion» pour Charles Grandet [232]. Charles a des ambitions aristocratiques, «à l'ombre du nez bleu de mademoiselle Mathilde»; il revoit Annette, qui lui conseille cette alliance qui l'arrange, surtout que Charles est devenu un homme : «Annette était enchantée de faire épouser une demoiselle laide et ennuyeuse à Charles, que le séjour des Indes avait rendu très séduisant : son teint avait bruni, ses manières étaient devenues décidées, hardies, comme le sont celles des hommes habitués à trancher, à dominer, à réussir» [233-4]. Devenir un homme, un vrai mâle, était donc l'un de ses programmes narratifs : n'a-t-il pas «tué quatre hommes en différents duels» dans les Indes? Aussi met-il des Grassins, venu réclamer les «trois cent mille francs moyennant lesquels il pouvait acquitter les dettes de son père», à la porte, non sans avoir été menacé de voir son père enfin mis en faillite [234]...

Il y a une transition dans cette micro-séquence par un autre triple débrayage : «Au commencement du mois d'août de cette année, Eugénie était assise sur le petit banc de bois où son cousin lui avait juré un éternel amour, et où elle venait déjeuner quand il faisait beau» [235]. Une fois de plus, il y a ambiguïté temporelle : le père Grandet est mort à la fin de 1827 [219] ou après et Charles Grandet a débarqué à Bordeaux en juin 1827; «cette année» devrait être donc 1827, mais ce serait alors avant la mort du bonhomme, ce qui est impossible : ou bien c'est l'année suivante, ou bien c'est une autre erreur... Le facteur apporte une lettre à madame Cornoiller : c'est la lettre et le mandat de Charles à sa «"chère cousine"» [235]. Il ne l'appelle plus Eugénie et il la vouvoie, malgré le souvenir (végétal) du banc de bois. Cette lettre est froide et calculée, comme celle à Annette. Charles se félicite de sa fortune et de sa chance d'être vivant : «La mort de nos parents est dans la nature, et nous devons leur succéder»; il se vante d'être un homme : «D'enfant que j'étais au départ, je suis devenu homme au retour» [236]; il lui annonce son mariage sans amour : «Il s'agit, en ce moment pour moi, d'une alliance qui satisfait à toutes les idées que je me suis formées sur le mariage. L'amour, dans le mariage, est une chimère». Il ne commettra donc pas l'erreur de son père, qui a épousé une fille naturelle qu'il aimait et n'a pas obéi aux préjugés sociaux [71] : «Aujourd'hui mon expérience me dit qu'il faut obéir à toutes les lois sociales et réunir toutes les convenances voulues par le monde en se mariant». Et il invoque une différence d'âge, qui n'existe pas, les deux ayant environ trente ans : «Or, déjà se trouve entre nous une différence d'âge qui, peut-être, influerait plus sur votre avenir, ma chère cousine, que sur le mien». Cette phrase est pour le moins ambiguë ou ambivalente : lui qui va épouser la fille d'une femme de trente-huit ans trouve-t-il déjà que la différence d'âge entre lui et Eugénie est trop petite, la menace-t-il d'infidélité avec des femmes plus jeunes qu'elle?... Puis, il prétexte la vie de province d'Eugénie pour vanter la vie de Paris [238]. Ensuite, ce sont ses futurs enfants qu'il convoque : «j'assure à mes enfants une situation sociale dont un jour les avantages seront incalculables : de jour en jour, les idées monarchiques reprennent faveur. Donc, quelques années plus tard, mon fils, devenu marquis d'Aubrion, ayant un majorat de quarante mille livres de rente, pourra prendre dans l'État telle place qu'il lui conviendra de choisir. Nous nous devons à nos enfants». Enfin, la lettre se termine sur une allitération chantée de 't', qui ne peut que rappeler le 'ta, ta, ta, ta' de son oncle [238]. Après un «Tonnerre de Dieu!» rétrospectif et dans un post-scriptum, il lui parle du mandat et réclame sa toilette. [239].

Eugénie n'est pas de celles qui tuent, meurent sur l'échafaud ou se tuent : «cela, sans doute, est beau; le mobile de ce crime est une sublime passion qui impose à la Justice humaine»; elle est de celles, «mourantes et résignées», qui pleurent et pardonnent : «Ceci est de l'amour, l'amour vrai, l'amour des anges, l'amour fier qui vit de sa douleur et qui en meurt. Ce fut le sentiment d'Eugénie après avoir lu cette horrible lettre» [239]. L'amour (religieux) est ainsi apposée à la passion (amoureuse). Eugénie ne peut donc que penser à sa mère, au ciel : «Souffrir et mourir» [240]...

Il y a un alors un débrayage spatial (centripète) vers la salle, où se trouvent «une certaine soucoupe» et le «sucrier de vieux Sèvres», et un débrayage actantiel, avec l'arrivée du curé de la paroisse, «parent des Cruchot» et «dans les intérêts du président de Bonfons». Le curé, rusé, accuse Eugénie de ne pas vivre chrétiennement et lui donne le choix entre le couvent et le mariage : «Si vous voulez faire votre salut, vous n'avez que deux voies à suivre, ou quitter le monde ou en suivre les lois. Obéir à votre destinée terrestre ou à votre destinée céleste»; autant dire, entre la vie et la mort : «Le mariage est un vie, le voile est une mort». Malgré le large sein de l'Église, le curé décourage Eugénie du couvent et du célibat, de la mort : «Vous ensevelir dans un couvent, ce serait de l'égoïsme; quant à rester vieille fille, vous ne le devez pas» [240-241].

Madame des Grassins arrive alors avec une lettre du banquier des Grassins qui lui annonce qu'il va mettre en faillite le père du «polisson», du «petit impertinent», du neveu de «ce vieux caïman de Grandet», du «futur vicomte d'Aubrion» [242-243]. Eugénie, qui a parlé comme son père avec son «nous verrons cela», fait un pas de plus dans sa destinée sans félicité en demandant à son directeur de conscience : «serait-ce pêcher que de demeurer en état de virginité dans le mariage?». Elle se recueille dans le cabinet de son père avant de rejoindre, le soir, les curieux de sa peine et de son malheur, les causeurs et les joueurs de whist [244-245]. À la fin de la soirée, elle invite le président de Bonfons à rester : «Au moment où l'assemblée se leva en masse pour quitter le salon, il y eut un coup de théâtre qui retentit dans Saumur, de là dans l'arrondissement et dans les quatre préfectures environnantes [...] Le drame commencé depuis neuf ans se dénouait» [245] : nous serions donc bien en 1828 et non en 1827.

En échange de sa main, Eugénie veut rester vierge, à cause de son «sentiment inextinguible», mais à l'abri du nom du président [245-246]. Elle le charge donc de payer les créanciers de son oncle et d'apporter une lettre à son cousin; dans son «dépit amoureux», elle a réagi de la même manière qu'après avoir lu la lettre de Charles à Annette, en lui donnant de l'argent, ingénue, résignée et anéantie : «Quand monsieur de Bonfons fut parti, Eugénie tomba sur son fauteuil et fondit en larmes. Tout était consommé» [247]. Après la confrontation précédente entre des Grassins et Charles, voilà l'ultime confrontation de la séquence centrale, l'épreuve décisive entre le cousin de Paris, «accablé par son beau-père» qui refuse sa fille à un failli, et le président de Bonfons, autour de la lettre d'Eugénie à Charles : à travers le président, c'est Eugénie, c'est le père Grandet qui est sujet. Eugénie interpelle Charles, l'anti-sujet, comme elle a été interpellée par lui : par le lien de parenté et en insistant sur les liens de parenté comme «mon oncle», «le fils d'un failli» [247-8]. Le président vante alors la fortune d'Eugénie et la sienne et il remet à son «cher cousin» la caisse ou le coffret qui contient la toilette [248-9]. Avec l'intervention de madame d'Aubrion et dans la valse des millions en chiffres variables, la dernière micro-séquence se termine par les insultes tues de Grandet, «cet ambitieux» [248], à de Bonfons : son «hommes d'affaires», «ce catacouas» [249]. Elle pourrait être intitulée : «Le malheur et la grandeur d'Eugénie Grandet», tandis que toute la séquence centrale devrait s'intituler : «Il faut que les pères meurent pour que vivent les fils!»

-- Ainsi va le monde! Ainsi va la vie...



Séquence finale



La séquence finale débute par un triple débrayage et un sommaire; l'avenir et la carrière du président de Bonfons y sont résumés, sanctionnés : mariage avec Eugénie Grandet, conseiller à la Cour royale d'Angers six mois plus tard, «président de chambre, et enfin premier président au bout de quelques années»; mais il meurt «huit jours après avoir été nommé député de Saumur» [249-250]. Comme Charles a été puni en n'ayant pas les dix-sept millions d'Eugénie, lui est puni pour toutes les manigances des Cruchotins, «accurante Cruchot», surtout pour son contrat de mariage : «au cas où ils n'auraient pas d'enfants, l'universalité de leurs biens, meubles et immeubles sans en rien excepter ni réserver, en toute propriété, se dispensant même de la formalité de l'inventaire, sans que l'omission dudit inventaire puisse être opposée à leurs héritiers ou ayant cause, entendant que ladite donation soit, etc.» [250, en italiques dans le texte]. Non, la présidente de Bonfons; entre Angers et Saumur, qui fait fondre son or pour un ostensoir, lui avait bien dit qu'elle ne lui ferait pas d'enfant, à cause de lui! Et le «[p]auvre président» [251] ne lui avait-il pas promis d'être son esclave [246]?

Le président de Bonfons n'est donc pas le sujet et Eugénie ne lui était pas destinée : «Eugénie, habituée par le malheur et par sa dernière éducation à tout deviner, savait que le président désirait sa mort pour se trouver en possession de cette immense fortune, encore augmentée par les successions de son oncle le notaire, et de son oncle l'abbé, que Dieu eut la fantaisie d'appeler à lui. La Providence la vengea des calculs et de l'infâme indifférence d'un époux qui respectait, comme la plus forte des garanties, la passion sans espoir dont se nourrissait Eugénie. Donner la vie à un enfant, n'était-ce pas tuer les espérances de l'égoïsme, les joies de l'ambition caressées par le premier président?» [251]. Ce dernier, coupable d'avarice, doit aussi être soupçonnée d'homosexualité ou d'impuissance...

Quant à Eugénie, elle va et vient entre l'argent et la religion : «Dieu jeta donc des masses d'or à sa prisonnière pour qui l'or était indifférent et qui aspirait au ciel, qui vivait, pieuse et bonne, en de saintes pensées, qui secourait incessamment les malheureux en secret. Madame de Bonfons fut veuve à trente-trois ans, riche de huit cent mille livres de rente, encore belle, mais comme une femme est belle à près de quarante ans» [251-2] -- Trente-trois, c'est quand même plus proche de trente que de quarante! De la même manière que la séquence initiale, la séquence finale se termine embrayée : «Son visage est blanc, reposé, calme. Sa voix est douce et recueillie, ses manières sont simples. Elle a toutes les noblesses de la douleur, la sainteté d'une personne qui n'a pas souillé son âme au contact du monde, mais aussi la roideur de la vieille fille et les habitudes mesquines que donne l'existence étroite de la province» [252]. En 1829, Eugénie est devenue comme son père, elle est devenue son père : «Malgré ses huit cent mille livres de rente, elle vit comme avait vécu la pauvre Eugénie Grandet, n'allume le feu de sa chambre qu'aux jours où jadis son père lui permettait d'allumer le foyer de la salle, et l'éteint conformément au programme en vigueur dans ses jeunes années. Elle est toujours vêtue comme l'était sa mère». Elle est aussi devenue avaricieuse : «Elle accumule soigneusement ses revenus, et peut-être semblerait-elle parcimonieuse si elle ne démentait la médisance par un noble emploi de sa fortune. De pieuses et charitables fondations, un hospice pour la vieillesse et des écoles chrétiennes pour les enfants, une bibliothèques publique richement dotée, témoignent chaque année contre l'avarice que lui reprochent certaines personnes. Les églises de Saumur lui doivent quelques embellissements» [252]. Eugénie est coupable de l'avarice de son père, de son défunt mari et des Cruchotins et de l'ingratitude de son cousin. Mais c'est à son père qu'elle demeure fidèle; lui, c'est son père : «Ce noble coeur, qui ne battait que pour les sentiments les plus tendres, devait donc être soumis aux calculs de l'intérêt humain. L'argent devait communiquer ses teintes froides à cette vie céleste, et donner de la défiance pour les sentiments à une femme qui était tout sentiment» [252-3]. C'est bien l'argent, l'avarice, le père Grandet, qui triomphe et qui est donc le sujet.

La religion (céleste) est le paravent de l'argent (terrestre) : «La grandeur de son âme amoindrit les petitesses de son éducation et les coutumes de sa vie première». Mais, ce à quoi elle était destinée -- comme toute femme de 1829, dans un roman daté, à la toute fin, de septembre 1833 à partir de 1843 --, la maternité, Eugénie n'y accède pas : «Telle est l'histoire de cette femme qui n'est pas du monde au milieu du monde, qui, faite pour être magnifiquement épouse et mère, n'a ni mari, ni enfants, ni famille», sauf Nanon, qui est la seule à l'aimer. Et voilà qu'arrive le destinataire de toute cette histoire, le pair prévu ou prédit par le père, l'aristocrate : «Depuis quelques jours, il est question d'un nouveau mariage pour elle. Les gens de Saumur s'occupent d'elle et de monsieur de Froidfond [un "fond froid" après un "bon fonds"?] dont la famille commence à cerner la riche veuve comme jadis avaient fait les Cruchot». Les gens de Saumur, représentés par la Grande Nanon et son Cornoiller, viennent donc sanctionner négativement l'anti-sujet que sont «les corruptions du monde» et qu'ils ne peuvent comprendre faute d'esprit [253].

-- Eugénie Grandet, Charles Grandet, Guillaume Grandet, Félix Grandet, la famille de madame Grandet : «Tel père, telle fille!»



Sommaire de la segmentation ou du découpage en séquences



I) Séquence intitiale [p. 19-44] :

«Physionomies bourgeoises»

II) Macro-séquence centrale [p. 44-249] :

«Il faut que les pères meurent pour que vivent les fils!»

A) Première micro-séquence [p. 44-59] :

«Le vingt-troisième anniversaire d'Eugénie Grandet»

B) Deuxième micro-séquence [p. 59-83] :

«Le cousin d'Eugénie»

C) Troisième micro-séquence [p. 83-123] :

«Le coup de foudre d'Eugénie»

D) Quatrième micro-séquence [p. 123-182] :

«Le deuil du cousin d'Eugénie»

E) Cinquième micro-séquence [p. 182-224] :

«Le père d'Eugénie»

F) Sixième micro-séquence [p. 224-249] :

«Le malheur et la grandeur d'Eugénie Grandet»

III) Séquence finale [p. 249-253] :

«Tel père, telle fille»



LE GÉNO-TEXTE



Jusqu'ici l'analyse du phéno-texte a pris l'allure du sommaire ou du résumé, de la périphrase ou de la paraphrase; il est maintenant le temps de procéder à une synthèse discursive, narrative et textuelle du roman, d'abord par le schéma actantiel. Il faut donc passer d'un approche grammairienne à une approche grammaticale, d'une approche littérale à une approche latérale (grammatologique) et à une approche littorale (grammatique), d'une approche psychologique et sociologique à une approche métapsychologique (plus psychanalytique que phénoménologique).



L'actance



La phrase est un spectacle ou un drame où des acteurs (ap-, com-, dé-, em-, ex-, im-, rap-, sup-, trans-)portent des valeurs; le (trans)port des valeurs est la valence; c'est par la valence et l'actance qu'il y a passage de la grammaire de la phrase à la grammaire du texte. Selon Tesnière (et Pinchon), un verbe se définit et se réalise par sa valence, comme un corps chimique : il peut être avalent (impersonnel), monovalent (à un actant), divalent (à deux actants) et trivalent (à trois actants); le verbe trivalent est équivalent au verbe transitif direct, le verbe divalent au verbe bivalent selon Weinrich et le verbe monovalent au verbe intransitif; quand ils ne sont pas auxiliaires, "être" et "avoir" peuvent être avalents (ou polyvalents, l'impersonnel étant la personne d'univers ou la quatrième personne), mais "être" (personnel) est monovalent et "avoir" (personnel) peut être bivalent ou trivalent. Chez Weinrich, les trois actants sont le sujet, l'objet et le partenaire, les rôles actantiels étant toujours amalgamés aux rôles communicatifs (ou aux communicants) dans les rôles textuels; il distingue aussi la sur-valence (l'emphase ou le redoublement d'un actant) et la sous-valence (la soustraction ou l'effacement d'un actant, comme dans la voix passive). Charaudeau, lui, différencie les «actants de base» et les «relations actantielles». Parmi les premiers, il y a les «actants directement liés à l'action» : l'agent (le sujet), le patient (l'objet) et le destinataire (le partenaire); les «actants satellites» : l'auxiliaire (l'actant non humain utilisé volontairement par l'agent), l'allié (l'actant humain qui aide l'agent de manière intentionnelle mais n'est pas le co-participant), l'obstacle (l'actant non humain qui s'oppose à l'agent) et l'opposant (l'actant humain qui s'oppose à l'agent de manière intentionnelle); les «actants circonstanciels» : le locatif (l'espace), le situatif (le temps), le causatif (la cause comme fait ou l'agent comme cause) et le final (le but) constituent le «cadre circonstanciel» des relations actantielles, qui sont des processus, des archétypes et des configurations (de faits, de faire ou d'agir et de circonstants du faire).

Voilà pour la linguistique ou la grammaire textuelle. En sémiotique inspirée du modèle morphologique de Propp et en marge du modèle logique de Bremond et Larivaille, les actants se distinguent des acteurs, qui se distinguent eux-mêmes des personnages; ce sont des unités fonctionnelles (rôles actantiels, rôles thématiques, rôles configuratifs, etc.) et ce sont des parcours narratifs (le déploiement en quelque sorte des processus selon Charaudeau). Le schéma ou le modèle actantiel initial (structural) comportait six actants : le Sujet et l'Objet de valeur, le Destinateur et le Destinataire, l'Adjuvant (complice) et l'Opposant (traître) [les majuscules distinguent les actants des acteurs]; mais, avec la considération de plus en plus importante de la structure polémique ou antagonique (contractuelle et conflictuelle) dans la stratégie sémio-narrative, deux autres actants sont apparus : l'anti-Sujet (que ce soit ou non l'Opposant) et l'anti-Destinateur, dans la confrontation de deux quêtes [cf. JML Manuel d'Études littéraires/Analyse du récit/Syntaxe narrative de surface sur ce même site].

Cependant, avec le déploiement de la sémiotique des passions et de la sémiotique du discours, une autre théorie actantielle a été proposée par Coquet et discutée entre autres par Bertrand. Coquet distingue le «prime-actant», le «second actant» (l'objet du discours) et le «trine actant» (transcendant comme le Destinateur : Foi, Loi, Roi, Soi); le prime-actant se scinde lui-même en deux «instances énonçantes» : le sujet et le non-sujet. Le sujet prédique, asserte et juge; il agit et régit, contrôle et maîtrise; il est personnel : c'est la personne (ou le moi?). Le non-sujet prédique sans asserter; il subit ou réagit, jouit ou souffre; il est fonctionnel : c'est la non-personne (ou le toi du moi?). Selon nous, le sujet selon Coquet est le sujet de l'action et de la raison : c'est le sujet cartésien, le "subjectum"; le non-sujet est le sujet à la passion et à l'imagination : c'est le sujet pascalien, le "subjectus"...



Une lecture strictement psychologique d'Eugénie Grandet constituerait la Famille -- ou la Faillite! -- en Objet de valeur avec comme Sujet la Fidélité (d'Eugénie Grandet), comme anti-Sujet l'Infidélité (de Charles Grandet), comme Destinateur l'Honneur (de Félix Grandet) et comme anti-Destinateur le Déshonneur (de Guillaume Grandet). Elle pourrait aussi proposer qu'il y a une lutte ou un conflit entre Eugénie et son père au sujet de Charles; mais ce serait oublier la confrontation entre la cousine et son cousin par l'intermédiaire du futur mari qui, comme Charles, a changé de nom (de Cruchot à Bonfons); ce serait surtout oublier l'amour entre le père et la fille, amour primordial pour une lecture métapsychologique... À mesure que Charles est éloigné d'Eugénie par le père Grandet qui le repousse à la périphérie d'un espace (hétérotopique) de disjonction, c'est Eugénie qui devient l'objet de valeur, d'abord et avant tout pour son père; beaucoup moins, pour son cousin, qui est un faible, un lâche et un ingrat, comme le démontrent manifestement ses lettres autant que son tempérament (d'abord féminin, puis enfantin) et son comportement (finalement masculin, mâle chauvin).

Il ne faudrait pas non plus négliger la dimension sociologique ou socio-historique du roman. Par sa femme, le père Grandet, est lié à l'aristocratie et à la bourgeoisie; par ses activités de républicain [24-25] et sa fortune [25-30], il est lié exclusivement à la bourgeoisie, mais il rêve d'aristocratie pour sa fille : un pair de France! Charles, lui, bourgeois comme et par son père, rêve d'aristocratie pour lui-même : marquis d'Aubrion! Les Cruchotins, par la Religion de l'abbé, par le Clergé, appartiennent encore à l'aristocratie; mais par le Droit, ils accèdent à la bourgeoisie. Les Grassinistes, par l'Empire -- des Grassins a été quartier-maître, sans doute officier trésorier, dans la garde impériale [52, 181] --, flirtent encore avec l'aristocratie; mais, par la Finance, ils collaborent à l'essor de la bourgeoisie. La Grande Nanon, avec son chien, représente le prolétariat; Cornoiller et les fermiers représentent la paysannerie; d'autres, comme les vignerons, représentent la petite bourgeoisie artisanale et marchande.

Mais Eugénie Grandet est un roman d'Amour! C'est-à-dire que l'Objet de valeur y est l'objet de l'Amour : l'amour de l'Argent et l'amour de la Femme. La duplicité de l'Objet de valeur est la caractéristique de ce roman, comme de bien d'autres romans ou textes. La Femme, ce sont Eugénie, Annette, Mathilde, madame Grandet et madame des Grassins -- les deux sont sans prénom, comme le notaire, l'abbé, le président (au surnom) et le banquier, le seul des deux camps qui est prénommé étant le pauvre Adolphe (sans renom)... La Femme, c'est l'Épouse et la Mère : madame de la Gaudinière, née de La Bertellière, madame Gentillet, madame Grandet, madame des Grassins, madame d'Aubrion; c'est moins madame Cornoiller (la Grande Nanon), qui ne sera jamais mère à son âge, et c'est moins mademoiselle Grandet ou de Froifond -- qui est cependant bien maternelle avec son Charles! La Femme, c'est donc la Maternité héritée d'avant 1789, comme la fortune de 1806; mais c'est surtout, pour le plus grand malheur d'Eugénie Grandet, la Virginité et la Stérilité : c'est la dot d'Eugénie. La fécondité s'arrête à vingt-deux ou vingt-trois ans, l'âge de Charles, d'Adolphe et/ou d'Eugénie; après, il n'y a plus d'enfants, sauf celui d'Annette et ceux projetés par Charles dans sa lettre à Eugénie [238]; mais le pauvre Charles, anti-sujet vaincu, ne peut espérer de destinataire...

La Virginité et la Stérilité, contre la Maternité, proviennent d'autres amours que l'amour de la Femme : l'amour de l'Argent et l'amour de la Fille! L'Avarice et la Jalousie du sujet qu'est monsieur ou le père Grandet contreviennent à la Maternité : à la fécondité de l'échange des biens et à la fécondité de l'échange des personnes; l'avarice et la jalousie, étant deux passions de la possession (exclusive), sont deux passions infécondes, stériles : autant sa vigne est féconde, autant sa (vieille) fille est inféconde! Mais Eugénie demeure ainsi fidèle, non pas à son amour pour Charles, mais à l'amour par son père avare et jaloux. Par ailleurs, il faut remarquer qu'il n'est pas question du père de madame Grandet et qu'il n'est jamais question des parents de monsieur Grandet : le père Grandet n'a pas de père, il est le père de sa fille et de sa fortune. Grandet Senior n'a pas eu d'autre rival auprès de sa mère que Grandet Junior, son frère cadet, si bien prénommé (par sa mère) : Victor-Ange-Guillaume [72]; mais c'est lui Félix Grandet de Saumur [177-8], c'est lui le père!

Au Sujet, l'Honneur de Saumur (la province); à l'anti-Sujet, la Honte et le Déshonneur de Paris (la capitale, la métropole) ou la Corruption : «les corruptions du monde» [253]. Mais les deux ont une dette envers le Destinateur : la Bourgeoisie idéologique d'avant et d'après la Révolution de 1789, qui est l'héritière des moeurs et des manières de l'Aristocratie et qui mise donc sur son capital symbolique (le capital vrai : le trésor), pour l'anti-Sujet; la Bourgeoisie économique d'après l'héritage de 1806, qui est l'héritière du capital économique (le vrai capital : l'or), pour le Sujet. Pour l'anti-Sujet, le présent de la démocratie n'aura jamais été qu'un moyen d'accéder au passé de l'aristocratie (l'hérédité) -- de là, l'échec, la défaite, la faillite, le fiasco; pour le Sujet, le passé de l'aristocratie (l'héritage) aura été le moyen d'accéder au futur de la démocratie -- de là, le succès, la victoire, la réussite, le triomphe.

Du côté de l'Adjuvant du Sujet et donc de l'Opposant du l'anti-Sujet, se trouvent l'Opportunisme des deux camps ou partis, mais surtout des Cruchotins, qui triomphent [181, 249], d'une part, et, la Soumission de la Grande Nanon, fidèle comme un chien au «vieux chien» d'oncle de Charles, de madame Grandet et de sa fille [230], d'autre part. Du côté de l'Opposant du Sujet, se retrouvent la Dépense (ou la prodigalité) des Parisiens d'une part et la Révolte autour de Charles de Nanon, de madame Grandet et d'Eugénie d'autre part. Le Destinataire de la Bourgeoisie, c'est l'Héritage : l'Argent est bien destiné -- c'est un don -- au représentant ou au substitut du sujet qu'est le père Grandet : le président de Bonfonds, mais il (en) meurt; c'est donc Eugénie, c'est-à-dire son Félix (ou son phénix et son hapax) de père, qui en bénéficie -- avant que n'en profite (en droit mais pas en fait) ce jeune ou vieux marquis de Froidfond...



La valence : la valeur de la valeur, la valeur de la passion, la passion de la valeur et la passion de la passion



Parmi les valeurs descriptives de l'action, les valeurs pragmatiques, prévalent les valeurs économiques : l'argent comme rapport social (capital, intérêt, usure, monnaie, or, étalon-or); l'argent est du temps accumulé, thésaurisé, en faveur de l'espace de la richesse : dans le cabinet du père Grandet, mais aussi hors de sa maison. L'argent est la focalisation de l'action (minime, minimale) dans le temps de la fiction; les biens sont de l'argent matérialisé, concrétisé, réalisé. Les valeurs politiques sont administratives (le passé des Grandet) ou militaires (le passé du banquier des Grassins). Les valeurs juridiques concernant la confiance et l'alliance, les contrats et les liens de parenté, les successions et les affaires sont surtout administrées par le notaire Cruchot, mais aussi par des Grassins à Paris tâchant de régler la faillite du frère Grandet à la place du président. Les valeurs idéologiques sont morales ou religieuses : ce sont les croyances de madame Grandet et de sa fille. Quant aux valeurs scientifiques, elles sont du domaine quasi exclusif, alchimique, du père Grandet, dans son savoir-faire et ses connaissances économiques (la fluctuation de la valeur du vin, les taux d'intérêt, la rente, la spéculation en général).

Parmi les valeurs modales, ce ne sont pas les valeurs virtualisantes du devoir et du vouloir, ni les modalités actualisantes du pouvoir et du savoir, qui contribuent surtout aux modalités réalisantes de l'être et du faire; ce sont les modalités potentialisantes du croire, du faire croire à quelqu'un, du faire accroire à quelque chose, avec ou sans un certain faire-savoir (persuasion), mais avec un savoir-faire certain (manipulation). De cela, est victime Eugénie, autant du côté de son père, qui lui masque sa fortune jusque vers la fin de sa vie, que de son cousin, qui lui manque de respect et de fidélité et qui est du côté du Déshonneur et de la Honte, l'anti-code d'honneur par excellence. Le faire-accroire passe par la séduction, le mensonge, le secret et la ruse : par la tromperie de l'oncle Grandet et de son neveu Charles et par la coquetterie des femmes comme madame des Grassins, madame d'Aubrion et Annette. Mais tromper et dissimuler conduisent à détromper et révéler, à avouer : chaque lettre -- sauf celle d'Eugénie à Charles -- est un aveu de trahison, de traîtrise; aveu où la vérité dément la fausseté, l'illusion ou la simple impression. Eugénie est aveuglée avant d'être détrompée au sujet de son cousin; elle vit dans la crainte de son père; elle passe, comme sa mère, de la peur à la frayeur, de l'horreur à la terreur devant le père Grandet en proie à la fureur de l'avarice ou à la furie de la jalousie. Eugénie, dans la passivité et la patience de la confiance, ignore le doute ou le scepticisme, l'incertitude; dans la certitude amoureuse ou la conviction religieuse, elle sous-estime, sous-évalue, le nihilisme des hommes qui l'entourent. L'isotopie religieuse est le chagrin -- la peau de chagrin -- de l'isotopie amoureuse!

De toutes les valeurs, prédominent les valeurs thymiques (de la passion), qui oscillent -- ambivalence ou polyvalence oblige! -- entre l'euphorie et la dysphorie : entre l'espoir et le désespoir, l'attente et la nostalgie, la joie et l'ennui, la quiétude ou le calme et l'inquiétude, l'enthousiasme et la stupeur. Les valeurs thymiques passent par l'Objet de valeur, par Eugénie; objet investi par Charles dans la première moitié de la séquence centrale mais investi du début à la fin par son père, qui est capable d'aphorie : apathie, flegme, froideur, impassibilité, placidité, indifférence, lors de l'épisode de l'enfermement de sa fille. Celle-ci voit son bonheur, qui serait une conjonction réelle avec son cousin, contrecarré par l'ennui, qui est une disjonction virtuelle; dans l'attente, dans l'espoir, elle voit sa patience céder à l'impatience de ne jamais recevoir de lettres, même après sept ans. Mais, du côté de Charles, s'il y quelque nostalgie enfantine ou infantile (du jardinet), nul véritable regret, nul vrai remords; le remords, c'est encore Eugénie qui en souffre, par rapport à sa mère...

La valeur de la passion (amoureuse) est nulle pour Charles; elle est infinie pour Eugénie. Il en est de même de la passion (avaricieuse) de la valeur, encore plus infinie, chez son père. L'avarice est la passion de la valeur d'échange et d'usure; ce n'est pas la passion de la valeur d'usage, qui consisterait à acheter, à dépenser. Pour le bonhomme Grandet, l'argent n'est pas seulement un rapport économique; c'est un apport et un support psychique : sa fortune, qui est aussi de l'espace accumulé (son cabinet, sa maison, son abbaye de Noyers, son vignoble, ses champs de peupliers, Froidfond), lui procure le temps de la vieillesse -- tellement que l'observateur le vieillit encore davantage! L'avarice, comme amour de l'argent et surtout de l'or, consiste à accumuler (dans la conjonction) et à retenir (dans la non-disjonction) : elle est accumulation et rétention, collection et thésaurisation. Mais, dans ce roman, la pulsion d'avoir se double de la pulsion de voir, voir étant pire, c'est-à-dire mieux, que toucher; de là, l'équivalence entre l'argent et l'excrément, que l'on voit toujours mais ne touche jamais, sauf dans la coprophilie ou la coprophagie, stade que le père Grandet, dans sa fixation anale, atteint presque à l'agonie...

L'avarice est à l'argent ce que la gourmandise est à la nourriture; les deux ont en commun l'avidité : l'excès dans la préhension, la prédation; mais la mesure dans la dépense : le père Grandet évite toute dépense inutile, refusant, dans la non-disjonction de la ladrerie (sordide) ou de la pingrerie (mesquine), de dépenser avec modération, ce qui serait déjà la disjonction de la parcimonie ou de l'économie, stade qu'atteint finalement sa fille. Félix Grandet vit dans le monde de l'épargne, tandis que Guillaume Grandet vit -- et meurt -- dans le monde de la dissipation et de la prodigalité, le monde de la dépense; Félix prend et garde : il gagne, Guillaume donne et laisse : il perd. Non seulement le père Grandet évite toutes les dépenses inutiles, il évite aussi les dépenses indispensables : la chaleur du feu et la saveur du sucre. Son vouloir-être d'avare, son désir, contredit son devoir-être de sujet, son besoin. C'est-à-dire qu'il est bien sujet de l'action, mais qu'il est «non-sujet» de la passion; ne connaissant pas la générosité, la libéralité, le désintéressement et le détachement par rapport à l'argent et par rapport à sa fille, il est victime de l'objet de valeur; ainsi est-il (non-)sujet agonique, étant lui-même son propre objet (perdu mais d'autant plus investi et surinvesti) : derrière monsieur ou le père Grandet en quête de sa fille, se cache -- gît -- Félix, le fils de sa mère! Dans sa fille, c'est sa mère qu'il cherche et (re)trouve; dans la jalousie, qui consiste à mesurer la valeur d'usage de la passion, la valeur de l'amour, la valeur de l'objet d'amour, la valeur de l'objet de valeur, c'est l'objet à jamais perdu qui est reperdu pour toujours... C'est donc dire que dans la conjonction avec son objet de valeur conscient (l'or de son cabinet), c'est un sujet réalisé ou attaché, contracté ou concentré, exalté, voire extatique; après avoir déjà distendu ou déguisé en pauvre, actualisé, il connaît ensuite l'extase ou l'enthousiasme : le bonheur. Mais dans la disjonction avec son objet de valeur inconscient (le trésor de sa mère ou de sa fille), c'est un sujet virtualisé et détaché, abattu, voire vaincu; avant d'être encore transporté ou mobilisé en riche, potentialisé, il connaît d'abord la dépression et la dépossession : le malheur. L'or est un obstacle au trésor!

Contrairement à l'amour, qui est la passion (de la valeur) de la passion -- aimer l'amour, aimer aimer --et la passion de la réciprocité, l'avarice et la jalousie, qui se manifestent simultanément dans la colère lors de la scène du coffret, sont des passions de l'unilatéralité et de l'exclusivité, des passions de la part, des passions du non-partage et non du partage. Et le neveu est ici aussi unilatéral que son oncle, invoquant une différence d'âge fictive pour justifier son abandon et son ingratitude, mais réclamant sa part : le coffret!



Les passions -- les valeurs des valeurs, les valences, les pulsions -- entourant l'Objet de valeur (la Femme, l'Argent) sont concentrées sur le trésor d'Eugénie; mais, comme déjà énoncé et annoncé, le trésor, ce n'est pas que l'or; sa mère l'avait (pré)vu au moment de sa mort en octobre 1822 : «Agneau sans tache, elle allait au ciel, et ne regrettait ici-bas que la douce compagne de sa froide vie, à laquelle ses derniers regards semblaient prédire mille maux. Elle tremblait de laisser cette brebis, blanche comme elle, seule au milieu d'un monde égoïste qui voulait lui arracher sa toison, ses trésors» [215, souligné par nous].

Les lettres, comme lieux privilégiés de la circulation des paroles, sont des connecteurs d'isotopies, comme les signifiants phalliques (la loupe du nez du père Grandet, la canne du président de Bonfons); mais le principal connecteur d'isotopies et l'objet de circulation par excellence est le coffret. La maison est l'espace topique omniprésent du roman, de la salle au cabinet du père et à la chambre de la fille en passant par le couloir du baiser; mais le véritable espace utopique -- le centre du centre -- est le coffret, qui circule comme Eugénie (et comme tout objet de valeur). Comme signifiant phallique, le coffret vaut comme contenant ou surface, où l'avoir mène au voir : la vue de l'or de l'avare Félix dans son cabinet ou au bord de la mort; il vaut aussi comme contenu ou profondeur, où le voir mène à l'avoir : c'est le symbole de l'organe génital féminin, du vagin d'Eugénie, organe convoité autant par son cousin que par son voyeur de père dans le jardin. Le coffret, c'est le trésor comme valoir : la valeur de l'or (la toison d'or); c'est surtout le trésor comme prévaloir : le «petit trésor» d'Eugénie (la toison de la brebis, de la chevelure à la toison pubienne). Le coffret, comme la maison, est le symbole de la mère, la mère du pourvoir : celle de Charles, et la mère du recevoir : celle d'Eugénie. Mais c'est enfin celle de Félix jaloux, avec son sucre, et dont la félicité se réalise dans la virginité de sa fille, dans l'hymen d'Eugénie qui fait d'elle la non-mère, ou l'a-mère, autrement dit le père qu'elle a "épousé" -- dont elle a épousé la cause finalement -- et qu'elle a fini par être, piété en plus. Le coffret, comme espace utopique de la conjonction, comme espace du coeur (d'avant toute intelligence, toute conscience, tout esprit, toute pensée), est donc le connecteur de l'isotopie sexuelle (amoureuse, familiale) de la Femme et de l'isotopie économique (avare, jalouse) de l'Argent, ainsi que de l'âme (sacrée) et du corps (profane).

L'isotopie sexuelle (au niveau du géno-texte) correspond à l'isotopie végétale (au niveau du phéno-texte), alors que l'isotopie économique correspond à l'isotopie minérale : le bois est au métal ce que la voix (des amoureux dans le jardin ou du père Grandet) est à la vue (de l'or ou de la fille de Grandet dans le jardin). La voix (de la Femme) est orale et génitale; la vue (de l'Argent) est phallique et anale. La douceur de la voix du bonhomme est orale; son bégaiement est anal : c'est de la rétention, comme l'avarice, qui est une passion de la collection et de la possession, de la haine de la dépense; comme la jalousie est la passion de la haine du partage : le père Grandet hait, maudit, l'amour d'Eugénie pour Charles. Le bois, le végétal, ce sont les pulsions de vie; le métal (ce qui est dur et dure), le minéral, c'est la pulsion de mort : Guillaume Grandet ne s'est-il pas flambé la cervelle (avec une arme en métal)? La mortalité, la maladie de la mort, connaît d'ailleurs diverses voies dans le roman : 1°) celle de la maladie (mort subite ou graduelle), qui est une catastrophe naturelle de non-(dis)jonction avec la vie : madame Grandet et le président de Bonfons; 2°) celle de l'accident, qui est une catastrophe culturelle de non-(con)jonction : le sort prévisible ou possible du banquier des Grassins (avec son actrice) et de son mauvais sujet de fils à Paris; 3°) celle du décès, qui est (con)jonction naturelle dans la vieillesse de la "belle mort" : Félix Grandet, le notaire et l'abbé Cruchot; 4°) celle du trépas, qui est (dis)jonction culturelle : le suicide de Guillaume Grandet et les meurtres de son fils aux Indes. La natalité, la maladie de la vie, ne connaît ici aucune autre voie que promise par Charles ou que déplorée par les autres femmes...

L'amour humain est réciproque dans l'échange amoureux et l'épreuve amoureuse : c'est le cas entre Eugénie et Charles jusqu'à son exil; il est unilatéral dans le don amoureux et la réserve amoureuse : c'est le cas d'Eugénie seule après. C'est pourquoi elle finit par se réfugier dans un amour presque divin fait de sacrifice et de prière, de demande, de promesse tenue aussi mais pas de menace dans son mandement. Son attachement est à la mesure de son désir, son émotion à la mesure de sa passion, son inclination à la mesure de son sentiment, son aptitude à la mesure de son impuissance : de son aliénation et de son malheur. Eugénie Grandet, l'ingénue qui a donné ce qu'elle n'avait pas (son or, l'or de son père) et qui n'a pas donné ce qu'elle avait (son trésor), est grande dans son malheur : sa grandeur est à la mesure de sa souffrance -- pauvre «riche héritière» ...



L'isotopie sexuelle de la Femme et l'isotopie économique de l'Argent sont des isotopies de la possession, de la prédation : il s'agit de prendre (accumulation) et de garder (rétention) et non d'emprunter ou de prêter, de s'endetter ou de doter. Au niveau du sociolecte, la Femme est du côté de la Nature et l'Argent est du côté de la Culture, mais c'est l'Argent qui est investie positivement dans l'euphorie; au niveau de l'idiolecte, l'un des aspects de la Femme, la Maternité qui serait synonyme de Félicité, est du côté de la Vie, mais elle est investie négativement dans la dysphorie : la Virginité est du côté de la Mort, mais elle est investie positivement parce qu'elle est synonyme de piété et de fidélité au Père. Nature et Vie se situent du côté de l'interdit; Culture et Mort, du côté de sa transgression, dans le choc des deux univers.

En même temps qu'il fait respecter l'interdit de l'inceste (par la voie de l'isotopie économique), en éloignant le cousin de sa cousine, en la lui interdisant, le père Grandet transgresse ce même interdit (par la voie de l'isotopie sexuelle) en s'accaparant jalousement sa fille, le Droit des Cruchotins lui permettant de concilier l'univers collectif (l'Argent) et l'univers individuel (la Femme : sa fille pieuse et vierge) dans un mariage blanc, dans une alliance qui ne perpétue point la parenté et donc l'hérédité; mais l'héritage, oui! La Virginité est l'ultime opposition à la circulation des personnes, des femmes : elle s'oppose à la reproduction de l'espèce; la Jalousie est aussi un obstacle à l'échange des personnes, comme l'Avarice est une entrave à la circulation et à la redistribution des biens dans la communauté. L'Amour (de la Femme et de l'Argent) a ici un caractère improductif, s'opposant à la (re)production de l'espèce -- à la fécondité, au travail de la fécondité -- au profit du paiement en espèces; comme l'amour courtois issu du XIe siècle, cet amour a un caractère illégal, illicite : aimer son cousin, aimer son père, aimer Dieu comme son père, mais ne pas aimer son mari...

-- Aimer, c'est donner ce qu'on n'a pas!



L'ARCHÉTEXTE



L'interdit du meurtre a été transgressé par Guillaume Grandet à Paris et son fils Charles Grandet aux Indes; cette transgression est l'ultime opposition à la circulation des personnes et des biens, mais surtout à la circulation des paroles : quand les paroles ne circulent plus, c'est le meurtre ou la guerre. Le faux bégaiement du père Grandet est une telle opposition à la circulation des paroles. Le bégaiement est le heurt de l'oralité (l'humanité parlante) et de l'analité (l'animalité vivante) et donc de la voix et de la vue : voir (percevoir, apercevoir), c'est pouvoir (savoir-faire, faire-faire), pouvoir avoir et ainsi valoir; mais c'est par le dire et l'entendre qu'il y a savoir, faire-savoir et faire-accroire. Il n'a y a pas de croire, de vouloir et de devoir (ou de falloir) sans paroles, sans la souveraineté de la parole. Le bégaiement est la rétention, l'inhibition de l'oralité : bégayer pour ne pas lécher, titiller, téter, sucer, embrasser ou mordre...

Le faux bégaiement du père Grandet, ses phrases répétées, ses exclamations et ses interjections, sa manière de s'exprimer et de discuter en général du calme à la colère, ainsi que les erreurs de calcul du narrateur et que les artifices typographiques ou d'orthographe et de ponctuation de l'énonciateur, constituent l'archétexte, le caractère archaïque du roman; ce à quoi s'ajoute un élément qualitatif : le fait que Félix Grandet ne soit prénommé qu'une seule fois, et un élément quantitatif : le comptage -- là est la compulsion de répétition! Autant le bonhomme, qui a «le surnom de vieux chien» [133, souligné dans le texte], est mal (pré)nommé, autant il est bien compté, dans une rafale ou un déluge -- un contage : une épidémie -- de chiffres, de numéros, de nombres, de montants, de sommes; comptage qui a lieu par les acteurs ou par l'observateur (narrateur ou lecteur). C'est par le comptage qu'il y a identification (primaire ou secondaire) de l'observateur, qu'il y a empathie : sympathie (pour ou avec) et euphorie ou antipathie (contre ou sans) et dysphorie...

Le Nombre tient lieu de Nom, la quantité de qualité. Le comptage est lié au stockage; c'est pourquoi il faut soupçonner qu'une passion comme l'avarice (et comme la jalousie), la passion de la collection, pourrait être à l'origine du stockage et donc de la société de classes et de l'État, comme l'amour (chrétien) pourrait être à l'origine de la société bourgeoise avec sa promesse de bonheur...

-- La passion comme chair (ou biens), coeur (ou personnes) et verbe (ou paroles)!