Jean-Marc Lemelin



ALAIN HORIC

« LA CAGE DE CHAIR »

L'AUBE ASSASSINÉE

Erta. Montréal; 1957



*




A [I]

1

Je voudrais que cet animal

2

qui s'éveille

3

chaque jour en moi

4

meure

5

enfermé dans sa cellule

6

de peau


B [IIi]

7

La nuit je le surprends

8

m'arrachant les côtes

9

comme des barreaux



C [IIii]

10

À chaque nouvelle lune

11

je lui cède

12

pour m'enfuir



D 13

brouiller les chemins

14

de retour


E [IIiii]

15

J'ai peur

16

qu'il morde le coeur



CÉSURE



F [IIiv]

17

Au centre de la brousse humaine

18

rompre l'harmonie

19

de la chair

20

qui vibre de mille désirs



G [IIv]

21

Je suis las de le traîner

22

derrière moi

23

pour témoigner de ma présence



H [IIvi]

24

Je dois l'étrangler

25

pour cet enfant

26

qui m'appelle

27

par le code secret du sang



I [III]

28

À l'aube

29

quand il sera raidi

30

je prendrai le doigt d'un mort

31

pour crever l'infini





«La cage de chair» est un poème de trente-et-un vers libres (très courts en un long enjambement) distribués en neuf strophes : il y a deux strophes de deux vers [D et E], trois strophes de trois vers [B, C et G], trois strophes de quatre vers [F, H et I] et une strophe de six vers [A]. Sauf pour la quatrième, les strophes commencent par une majuscule, C et D étant donc deux demi-strophes [IIii : 10-14; ce qui ferait qu'il y aurait une strophe de cinq vers et seulement une strophe de deux vers et deux strophes de trois vers : B et G]; à part ces capitales et les blancs qui séparent les strophes, il n'y a pas de signes de ponctuation. La séquence initiale : [I : 1-6] correspond à la première strophe [A] : le poème commence avec un embrayage actantiel mais avec un débrayage temporel consistant en un verbe au conditionnel simple (présent). La macro-séquence centrale [II : 7-27] comprend six micro-séquences [i, ii, iii, iv, v, vi], les trois premières pouvant être regroupées en une (macro-)séquence [B, C-D et E] et les trois suivantes en une autre [F, G et H] : domine le présent (de l'indicatif, du participe, de l'infinitif et du subjonctif); il y a donc embrayage temporel mais débrayage spatial [IIii]. La séquence finale [III : 28-31] correspond à la dernière strophe [I]; il y a débrayage temporel dans le vers 28 et puis par deux verbes au futur simple, qui relaie le conditionnel simple de la séquence initiale : parallélisme temporel. La séquence initiale pourrait s'intituler : "La cellule"; la macro-séquence centrale pourrait être intitulée : "L'évasion" et "L'appel"; la séquence finale, enfin : "L'infini"... La césure se situe entre le segment descendant [A, B, C-D et E] et le segment asscendant [F, G, H et I] : entre le trajet du sujet et son projet

La principale allitération est /l/ et la principale assonance est la nasale /~a/. Les enjambements courts y ont l'effet d'une chute : 5-6, 13-14 et 18-19; et, ils sont redoublés par le parallélisme de l'adjoncteur "de" dans le rejet. Il y a aussi parallélisme avec la répétition du pronom personnel "je", en tête de strophe [1, 15, 21 et 24] ou en tête de vers [11 et 30]; il s'agit aussi d'une assonance renforcée par la répétition de "de" et de "le". C'est surtout dans l'enjambement et le parallélisme que se trouve le rythme du poème, sa rythmique (obligatoire) faute de métrique (facultative), sa mélodie (accent, phrasé, récitatif)...

*

De l'anaphorisation (le débrayage énonciatif initial dès le titre) à la déictisation (l'embrayage énoncif actantiel dès le premier monème (qui est un grammème et un déictique ou un embrayeur) du poème, en passant par la métaphorisation (les métasémèmes : les tropes), il y a isomorphisme. Dans la séquence initiale, la première métaphore qui apparaît est : «cet animal / qui s'éveille / chaque jour en moi»; elle ne peut s'expliquer que par une seconde métaphore, dans le premier enjambement : «enfermé dans sa cellule / de peau». Le sémantème de "animal" comprend les sèmes \animalité\ et \activité\ ou \agressivité\ à cause du grammème "cet"; le sémantème de "éveille" comprend les sèmes \commencement\ et \sortie\; le sémantème de "enfermé" comprend les sèmes \enfermement\ ou \rentrée\ et \emprisonnement\; ce qui est renforcé par "cellule", dont le sémantème est extrêmement chargé : \enfermement\, \isolement\, \cavité\, \aviation\, \habitation\, \biologie\, \famille\ et \groupe\. Comme \enfermement\ et ainsi lié au règne minéral et au règne végétal, "cellule" ne peut pas être associé à "peau", qui appartient au règne animal mais qui est cependant une enveloppe; c'est donc entre "cet animal" et "sa cellule de peau" que la question (le terme comparant qui est présent) trouve sa réponse (le terme comparé qui est absent) : ce ne peut être que le pénis qui sort du prépuce lors d'une érection matinale, passant d'un mouvement centripète (la détumescence) à un mouvement centrifuge (la tumescence ou la turgescence). Selon Ferenczi, le prépuce a une signification vaginale : il est au pénis ce que la vulve est au clitoris; dans la circoncision, il s'agit donc d'un rejet de la féminité de l'organe sexuel masculin; alors que, selon Roheim, il s'agit plutôt d'une séparation de l'enfant et de sa mère...

Au début de la macro-séquence centrale, la métaphore in absentia devient une métaphore filée, d'abord par une autre métaphore in absentia : «m'arrachant les côtes»; il y a ici glissement de l'organe mâle à ce qu'il représente ou prouve : le désir sexuel, la passion. Puis il y a une métaphore in praesentia, une comparaison : «comme des barreaux», "barreaux" (le terme comparant) partageant" avec "côtes" (le terme comparé) les sèmes \allongement\ et \enfermement\; de "côtes" à "barreaux", il y a "cellule" : "cage"! Alors que la séquence initiale est sous le signe du jour, la première (macro-)séquence centrale est sous le signe de la nuit : "La nuit" (quotidienne), "À chaque nouvelle lune" (mensuelle) et "peur" (nocturne). Céder à son organe, à son désir, lors de la nouvelle lune, c'est fuir la période de fécondité de la femme (régulière dans ses menstruations, qui font l'objet du tabou du sang, du tabou du contact : de l'interdit de l'infeste, dans nombre de sociétés encore); c'est éviter le risque de fécondation et de paternité. La seconde figure qui correspond à un enjambement, «brouiller les chemins / de retour», précédé d'un blanc (qui brouille ou embrouille), est justement une fuite qui se voudrait irréversible, une fuite où il n'y aurait pas de retour à la femme, à la cellule familiale, et qui, dans son brouillage, pourrait passer par la tromperie, l'adultère, ou qui passerait par l'onanisme -- si on a(vait) besoin de s'enfuir pour un tel exutoire --, qui est bien le principal moyen de contraception...

La fin de la première (macro-)séquence centrale [E : IIiii] comprend le vers central, le seizième : «J'ai peur [15] / qu'il morde le coeur» [16]; le coeur est une métaphore quasi usée qui signifie le siège des sentiments, des sensations, des émotions : l'amour. Le sujet est donc tourmenté, torturé, entre le désir (sexuel) et l'amour (tendre), entre la sensualité (active) et la tendresse (passive), entre l'agressivité et la douceur. Ces deux vers riment entre eux et avec "meure" [4], seul vers à un seul monème (lexème + morphème grammatical lié) du poème; les autres rimes -- éloignées mais tout aussi motivées, c'est-à-dire renforçant l'isomorphisme -- sont : "moi" [3] et "moi" [22], "peau" [6] et "barreaux" [9], "surprends" [7], "enfant"25] et "sang" [27], "l'harmonie" [18], "raidi" [29] et "infini" [31].

Dans la micro-séquence précédente, il y a déjà un revirement ou tout au moins une transition : le sujet était manipulé par son (sur)moi, son destinateur, dans la séquence initiale où, dans son épreuve qualifiante, il a déjà acquis une certaine compétence : la volonté, le vouloir qui commande le devoir; maintenant, il a le savoir de la peur : la peur de la morsure, la peur de la mort, la peur de la stupeur. Au début de la deuxième (macro-)séquence centrale, le devoir et le savoir conduisent au pouvoir : à la performance du sujet, qui doit rompre avec une partie de son passé. Cela passe par une nouvelle métaphore enchaînée et par le troisième et dernier enjambement : « Au centre de la brousse humaine / rompre l'harmonie / de la chair / qui vibre de mille désir"» [F : IIiv]. Cette métaphore (in absentia) est orientée par un mouvement centripète correspondant au premier vers de la strophe : par association, "brousse" /végétal/ ne peut pas être relié à "humaine" /animal/, mais cela peut être lié à "broussailles", "sourcils en broussailles", "poil", "foison", "toison pubienne", "touffe" (en langue vulgaire au Québec).

[En cet effet de sens, cette métaphore est un condensé ou un concentré du poème en cinq quatrains de dodécasyllabes et d'octosyllabes croisés comme leurs rimes, «Les promesses d'un visage», de Charles Baudelaire, l'une des pièces condamnées de Les Fleurs du Mal en 1857...]

C'est donc l'organe génital féminin qui apparaît et dont il s'agit de rompre l'harmonie (la paix? le pucelage? la virginité?). Le rejet de l'enjambement, «de la chair» [19], rime avec le titre et en acquiert ainsi une plus grande importance encore : «la chair / qui vibre de mille désirs», c'est la vulve, c'est l'entrée du vagin, qui est une sorte de "piège" et conduit à la matrice, qui est à sa manière une cage. En même temps qu'il y a surestimation du désir féminin, il y a sans doute angoisse de castration : «la chair est triste», écrivait Stéphane Mallarmé [«Brise marine»] -- non, elle n'est pas triste, elle est, elle hait, elle "haime" : oeuvre de chair...

La lassitude du sujet en face de sa sexualité (stérile), de sa virilité (égoïste), est son témoignage (païen) en faveur de la cellule familiale (chrétienne) : sa présence doit céder le pas à une autre, combler une absence, celle d'un enfant; mais cela doit passer par un étranglement : étrangler l'individualisme, c'est-à-dire cesser d'"étrangler" le pénis (dans la masturbation comme perversion, soit comme refus de la reproduction, refus qui est une constante de et depuis l'amour courtois). Il y a évidemment un lien entre "le code secret du sang" [27] et "cellule [5] : c'est l'appel du code génétique, de l'altruisme de l'espèce. La macro-séquence centrale se termine donc par une confrontation entre le sujet et l'anti-sujet, entre le sujet et lui-même, entre le je (ou le ça) et le moi : épreuve décisive ou affrontement entre la prédation (individuelle) et la génération (collective), sous la pression du surmoi : la cellule familiale, la communauté, la société.

La séquence finale est sous le signe de l'aube, du commencement de la journée (l'érection matinale de la séquence initiale) et du commencement de la vie; de la naissance mais aussi de la mort, car on naît mort : le sujet est né-mort. C'est ainsi que le sexe du mâle, «raidi» [29], est comparé au «doigt d'un mort» [30] : angoisse de castration -- l'angoisse de la mort étant l'angoisse de la castration -- et pulsion de mort; pulsion de mort qui est présente dans l'agressivité ou la cruauté des verbes : "meure", "arrachant", "m'enfuir", "brouiller", "morde", "vibre", "étrangler" et "crever"... Dans le vers final, le sexe féminin est crevé, pénétré, voire dépucelé, en vue de l'enfant, pour l'espace de l'infini ou l'infini de l'espèce, contre le temps de la mort et pour la mort de l'individu. Mais il faut que meurent les pères pour que vivent les fils! -- Telle est la loi de l'humanité, telle est la sanction du sujet-individu par le code-espèce.

De la séquence initiale à la séquence finale, il y a bien eu inversion des contenus : de la dysphorie à l'euphorie, de la mort à la vie, de la stérilité à la fécondité, de l'orgueil viril (puissant) à la virilité orgueilleuse (féconde), de la manipulation à la sanction, de la disjonction du sujet et de l'objet de valeur, de l'homme-prédateur et de la femme-proie, à leur conjonction -- et au profit de l'enfant, le destinataire ou le bénéficiaire de l'union, de l'accouplement, de la fécondation. Mais il y a pour cela un prix à payer pour le sujet : la castration symbolique, la paternité, la famille, l'idéal (du moi), le surmoi; le désir (païen, viril mais stérile), le ça, cède la place au (dé)plaisir (chrétien, fécond mais féminin), au moi (idéal). L'on passe de la production (de l'individu) à la reproduction (de l'espèce) par la conservation (du moi), mais aussi de l'enfermement à la libération, par deux métaphores et deux enjambements qui sont des connecteurs d'isotopies : «sa cellule / de peau» et «l'harmonie / de la chair» connectent l'isotopie physique-psychique ou sexuelle (anatomique, génitale, phallique, masculine, active : ouverte dans l'espace mais fermée dans le temps) et l'isotopie familiale ou généalogique (génétique, morphologique, biologique, féminine, passive : fermée dans l'espace mais ouverte dans le temps). La sexualité (individuelle), qui est synonyme de prédation et de pénétration, est aussi source de généalogie (collective), de filiation (génétique) : transmettre ses gènes, assurer sa descendance pour/par le prédateur-géniteur-générateur et la proie-génitrice-génératrice.

Le triomphe de la paternité (et de la maternité) sur l'individualité ou de l'altruisme (généreux) sur l'individualisme (curieux) est aussi le triomphe de la libido d'objet sur la libido du moi (ou sur le narcissisme); mais cela ne va pas sans une forte dose de masochisme et de sadisme, voire de fétichisme, pour que les pulsions du moi (ou d'auto-conservation) s'allient aux pulsions sexuelles, où les pulsions de vie, de l'espace de la vie, neutralisent la pulsion de mort, du temps de la mort, la pulsion de mort conduisant à la compulsion de répétition (automatisme de répétition et compulsion d'aveu) par l'angoisse du sentiment de culpabilité.

«La cage de chair», c'est l'ambivalence de la sexualité humaine, de la sexualité masculine surtout, dans la confusion du phallique et du génital et dans le complexe de castration (par le père et pour la mère) : c'est l'aube assassinée!. Entre le sociolecte (ou l'univers collectif : l'univers de la reproduction de l'espèce et de l'interdit de l'inceste, l'espace des valeurs d'univers et de la différence sociale ou socio-historique) et l'idiolecte (ou l'univers individuel : l'univers du sexe de l'individu et de l'interdit du meurtre, le temps des valeurs d'absolu et de la différence sexuelle, qui n'est pas que sexuée, génitale, phallique ou anatomique, qui n'est pas que physique mais aussi psychique), il y a dans ce poème victoire du principe de réalité (la souffrance humaine : la douleur, la tristesse, le déplaisir) sur le principe de plaisir (la jouissance animale et orale -- l'animalité et l'oralité de l'animal parlant, de l'être parlant : du "parlêtre -- ou la joie); mais le principe de réalité n'est jamais qu'un principe de (dé)plaisir. Sauf que, dans ce poème, ce sont les processus primaires (la condensation ou le déplacement et la métaphore ou la métonymie) qui triomphent des processus secondaires (la censure ou l'auto-censure et les mécanismes ou les réactions de défense). -- Et il n'y a pas de vie, de désir et d'amour, sans (pulsion de) mort!

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Vingt ans exactement séparent Regards et jeux dans l'espace [1937] d'Hector de Saint-Denys Garneau [1912-1943] et L'aube assassinée (1957] d'Alain Horic [né en 1929] : «Cage d'oiseau» et «La cage de chair». La parenté des deux poèmes est très grande; surtout si l'on passe par un autre poème du même recueil d'Horic : «La tourmente» [Jacques Cotnam. Poètes du Québec. Bibliothèque québécoise. Montréal; 1992 [1961] (232 p. : p. 154-5, après «La cage de chair», p. 153-4, et avant «Le règne animal», p. 155-6, qui provient d'un autre recueil, qui partage le même ton, semble-t-il : Blessures au flanc du ciel. Éditions de l'Hexagone; 1962] :

Chaque homme est une cage

un cercueil dedans

qui restera

et un oiseau

qui s'envolera

«Cage d'oiseau» est déchiré, tiraillé, tourmenté ou torturé entre une isotopie phallique (ouverte) de l'enfermant et une isotopie sphérique (fermée) de l'enfermé; y règne le fantasme masochiste d'être prisonnier, possédé, pénétré; le principe de vie y est femelle (passif) et le principe de mort y est mâle (actif), mais la vie s'inverse dans la mort du début à la fin : «Il aura mon âme au bec», le bec étant une arme (phallique) représentative du principe mâle de mort. Y règne donc le fantasme (homosexuel ou infantile) de possession, de pénétration ou de dévoration (passive) [cf. sur ce même site : JML. Manuel d'études littéraires/Analyse du poème/La métaphorisation]. Par rapport à «Cage d'oiseau», «La cage de chair» est le même fantasme mais inversé ou renversé : hétérosexuel ou adulte (actif, agressif).

JML/1er avril 2002