Dans la micro-séquence précédente, il
y a déjà un
revirement ou tout au moins une transition : le sujet
était manipulé par son (sur)moi, son destinateur, dans la
séquence initiale où, dans son épreuve qualifiante, il a
déjà acquis une certaine compétence : la volonté, le
vouloir qui commande le devoir; maintenant, il a le
savoir de la peur : la peur de la morsure, la peur de la
mort, la peur de la stupeur. Au début de la deuxième
(macro-)séquence centrale, le devoir et le savoir
conduisent au pouvoir : à la performance du sujet, qui
doit rompre avec une partie de son passé. Cela passe par
une nouvelle métaphore enchaînée et par le troisième et
dernier enjambement : « Au centre de la brousse humaine /
rompre l'harmonie / de la chair / qui vibre de mille
désir"» [F : IIiv]. Cette métaphore (in absentia) est
orientée par un mouvement centripète correspondant au
premier vers de la strophe : par association, "brousse"
/végétal/ ne peut pas être relié à "humaine" /animal/,
mais cela peut être lié à "broussailles", "sourcils en
broussailles", "poil", "foison", "toison pubienne",
"touffe" (en langue vulgaire au Québec).
[En cet effet de sens, cette métaphore est un condensé ou
un concentré du poème en cinq quatrains de dodécasyllabes
et d'octosyllabes croisés comme leurs rimes, «Les
promesses d'un visage», de Charles Baudelaire, l'une des
pièces condamnées de Les Fleurs du Mal en 1857...]
C'est donc l'organe génital féminin qui
apparaît
et dont il s'agit de rompre l'harmonie (la paix? le
pucelage? la virginité?). Le rejet de l'enjambement, «de
la chair» [19], rime avec le titre et en acquiert ainsi
une plus grande importance encore : «la chair / qui vibre
de mille désirs», c'est la vulve, c'est l'entrée du vagin,
qui est une sorte de "piège" et conduit à la matrice, qui
est à sa manière une cage. En même temps qu'il y a
surestimation du désir féminin, il y a sans doute
angoisse de castration : «la chair est triste», écrivait
Stéphane Mallarmé [«Brise marine»] -- non, elle n'est pas
triste, elle est, elle hait, elle "haime" : oeuvre de
chair...
La lassitude du sujet en face de sa sexualité
(stérile), de sa virilité (égoïste), est son témoignage
(païen) en faveur de la cellule familiale (chrétienne) :
sa présence doit céder le pas à une autre, combler une
absence, celle d'un enfant; mais cela doit passer par un
étranglement : étrangler l'individualisme, c'est-à-dire
cesser d'"étrangler" le pénis (dans la masturbation comme
perversion, soit comme refus de la reproduction, refus
qui est une constante de et depuis l'amour courtois). Il
y a évidemment un lien entre "le code secret du sang"
[27] et "cellule [5] : c'est l'appel du code génétique,
de l'altruisme de l'espèce. La macro-séquence centrale se
termine donc par une confrontation entre le sujet et
l'anti-sujet, entre le sujet et lui-même, entre le je (ou
le ça) et le moi : épreuve décisive ou affrontement entre
la prédation (individuelle) et la génération
(collective), sous la pression du surmoi : la cellule
familiale, la communauté, la société.
La séquence finale est sous le signe de l'aube,
du commencement de la journée (l'érection matinale de la
séquence initiale) et du commencement de la vie; de la
naissance mais aussi de la mort, car on naît mort : le
sujet est né-mort. C'est ainsi que le sexe du mâle,
«raidi» [29], est comparé au «doigt d'un mort» [30] :
angoisse de castration -- l'angoisse de la mort étant
l'angoisse de la castration -- et pulsion de mort;
pulsion de mort qui est présente dans l'agressivité ou la
cruauté des verbes : "meure", "arrachant", "m'enfuir",
"brouiller", "morde", "vibre", "étrangler" et "crever"...
Dans le vers final, le sexe féminin est crevé, pénétré,
voire dépucelé, en vue de l'enfant, pour l'espace de
l'infini ou l'infini de l'espèce, contre le temps de la
mort et pour la mort de l'individu. Mais il faut que
meurent les pères pour que vivent les fils! -- Telle est
la loi de l'humanité, telle est la sanction du sujet-individu par le code-espèce.
De la séquence initiale à la séquence
finale, il
y a bien eu inversion des contenus : de la dysphorie à
l'euphorie, de la mort à la vie, de la stérilité à la
fécondité, de l'orgueil viril (puissant) à la virilité
orgueilleuse (féconde), de la manipulation à la sanction,
de la disjonction du sujet et de l'objet de valeur, de
l'homme-prédateur et de la femme-proie, à leur
conjonction -- et au profit de l'enfant, le destinataire
ou le bénéficiaire de l'union, de l'accouplement, de la
fécondation. Mais il y a pour cela un prix à payer pour
le sujet : la castration symbolique, la paternité, la
famille, l'idéal (du moi), le surmoi; le désir (païen,
viril mais stérile), le ça, cède la place au (dé)plaisir
(chrétien, fécond mais féminin), au moi (idéal). L'on
passe de la production (de l'individu) à la reproduction
(de l'espèce) par la conservation (du moi), mais aussi de
l'enfermement à la libération, par deux métaphores et
deux enjambements qui sont des connecteurs d'isotopies :
«sa cellule / de peau» et «l'harmonie / de la chair»
connectent l'isotopie physique-psychique ou sexuelle
(anatomique, génitale, phallique, masculine, active :
ouverte dans l'espace mais fermée dans le temps) et
l'isotopie familiale ou généalogique (génétique,
morphologique, biologique, féminine, passive : fermée
dans l'espace mais ouverte dans le temps). La sexualité
(individuelle), qui est synonyme de prédation et de
pénétration, est aussi source de généalogie (collective),
de filiation (génétique) : transmettre ses gènes, assurer
sa descendance pour/par le prédateur-géniteur-générateur
et la proie-génitrice-génératrice.
Le triomphe de la paternité (et de la
maternité)
sur l'individualité ou de l'altruisme (généreux) sur
l'individualisme (curieux) est aussi le triomphe de la
libido d'objet sur la libido du moi (ou sur le
narcissisme); mais cela ne va pas sans une forte dose de
masochisme et de sadisme, voire de fétichisme, pour que
les pulsions du moi (ou d'auto-conservation) s'allient
aux pulsions sexuelles, où les pulsions de vie, de
l'espace de la vie, neutralisent la pulsion de mort, du
temps de la mort, la pulsion de mort conduisant à la
compulsion de répétition (automatisme de répétition et
compulsion d'aveu) par l'angoisse du sentiment de
culpabilité.
«La cage de chair», c'est l'ambivalence de la
sexualité humaine, de la sexualité masculine surtout,
dans la confusion du phallique et du génital et dans le
complexe de castration (par le père et pour la mère) :
c'est l'aube assassinée!. Entre le sociolecte (ou
l'univers collectif : l'univers de la reproduction de
l'espèce et de l'interdit de l'inceste, l'espace des
valeurs d'univers et de la différence sociale ou socio-historique) et l'idiolecte (ou l'univers individuel :
l'univers du sexe de l'individu et de l'interdit du
meurtre, le temps des valeurs d'absolu et de la
différence sexuelle, qui n'est pas que sexuée, génitale,
phallique ou anatomique, qui n'est pas que physique mais
aussi psychique), il y a dans ce poème victoire du
principe de réalité (la souffrance humaine : la douleur,
la tristesse, le déplaisir) sur le principe de plaisir
(la jouissance animale et orale -- l'animalité et
l'oralité de l'animal parlant, de l'être parlant : du
"parlêtre -- ou la joie); mais le principe de réalité
n'est jamais qu'un principe de (dé)plaisir. Sauf que,
dans ce poème, ce sont les processus primaires (la
condensation ou le déplacement et la métaphore ou la
métonymie) qui triomphent des processus secondaires (la
censure ou l'auto-censure et les mécanismes ou les
réactions de défense). -- Et il n'y a pas de vie, de
désir et d'amour, sans (pulsion de) mort!
*
Vingt ans exactement séparent Regards et jeux
dans l'espace [1937] d'Hector de Saint-Denys Garneau
[1912-1943] et L'aube assassinée (1957] d'Alain Horic [né
en 1929] : «Cage d'oiseau» et «La cage de chair». La
parenté des deux poèmes est très grande; surtout si l'on
passe par un autre poème du même recueil d'Horic : «La
tourmente» [Jacques Cotnam. Poètes du Québec. Bibliothèque
québécoise. Montréal; 1992 [1961] (232 p. : p. 154-5,
après «La cage de chair», p. 153-4, et avant «Le règne
animal», p. 155-6, qui provient d'un autre recueil, qui
partage le même ton, semble-t-il : Blessures au flanc du
ciel. Éditions de l'Hexagone; 1962] :
Chaque homme est une cage
un cercueil dedans
qui restera
et un oiseau
qui s'envolera
«Cage d'oiseau» est déchiré,
tiraillé, tourmenté
ou torturé entre une isotopie phallique (ouverte) de
l'enfermant et une isotopie sphérique (fermée) de
l'enfermé; y règne le fantasme masochiste d'être
prisonnier, possédé, pénétré; le principe de vie y est
femelle (passif) et le principe de mort y est mâle
(actif), mais la vie s'inverse dans la mort du début à la
fin : «Il aura mon âme au bec», le bec étant une arme
(phallique) représentative du principe mâle de mort. Y
règne donc le fantasme (homosexuel ou infantile) de
possession, de pénétration ou de dévoration (passive)
[cf. sur ce même site : JML. Manuel d'études
littéraires/Analyse du poème/La métaphorisation]. Par
rapport à «Cage d'oiseau», «La cage de chair» est le même
fantasme mais inversé ou renversé : hétérosexuel ou
adulte (actif, agressif).
JML/1er avril 2002