Chez Aristote, l'art poétique de la tragédie
est
l'art mimétique par excellence : la poiêsis et la mimèsis
seont intimement liées. Ainsi n'y a-t-il pas de modèle a
priori à respecter : les tragédies grecques, surtout
Oedipe roi de Sophocle, sont elles-mêmes les modèles à
suivre et à imiter; les règles de la poétique sont
celles-là mêmes de la poésie imitative, que celle-ci soit
narrative ou dramatique.
Aristote. Poétique. Les Belles Lettres (Classiques en
poche # 9). Édition bilingue; traduction, introduction et notes de Barbara
Gernez. Paris; 1997 (XXVIII + 148 p.)
Gérard Genette. «Frontières du récit» dans Figures II.
Gérard Genette. Introduction à l'architexte.
Jacques Derrida. «La loi du genre» dans Glyph; textual
studies 7.
Paul Ricoeur. «La mise en intrigue; une lecture de la
Poétique d'Aristote»; chapitre 2 de Temps et récit I
(p.66-104).
Jean-Jacques Roubine. Introduction aux grandes théories
du théâtre. Dunod (Lettres Sup.). Paris; 1996 (VIII + 208
p.)
Jean-Pierre Ryngaert. Introduction à l'analyse du
théâtre. Bordas. Paris; 1991 (VIII + 168 p.)
Christian Delmas. La Tragédie de l'Äge Classique (1553-1770). Seuil (Écrivains de toujours, nouvelle série).
Paris; 1994 [272 p.)
Jacques Scherer. Dramaturgies d'Oedipe. PUF (Écriture).
Paris; 1987 (192 p.)
Augusto Boal. Théâtre de l'opprimé [cf. Théorie de la
littérature : La critique socio-historique].
ANALYSE
René Descartes
[Philosophe français : 1596-1650]
Discours de la méthode
pour bien conduire sa raison, et chercher
la vérité dans les sciences
(1637)
Librairie générale française
(Le Livre de Poche # 2593).
Paris; 1973 (230 - 2 p.) [p. 87-182].
Le Discours de la méthode est
divisé en six
parties précédées d'une courte présentation qui les
résume et en constitue une sorte de table des matières
rédigée [87]. La première partie comprend quinze
paragraphes; la deuxième, treize; la troisième, sept; la
quatrième, huit, la cinquième, douze; et la sixième,
douze aussi : il y a donc soixante-sept paragraphes en
tout. Le Discours peut être segmenté de trois manières :
1°) les deux premières parties ont en commun de traiter
du destinateur et les deux dernières, de se préoccuper du
destinataire; les troisième et quatrième parties
constituent l'essentiel de l'exposé de la métaphysique :
il y a alors trois séquences de deux chapitres chacune;
2°) la première partie traite surtout du passé et la
dernière de l'avenir; les deuxième et troisième parties
exposent la méthode en philosophie et en morale; les
quatrième et cinquième parties ont pour sujet principal
l'âme : il y a aussi trois séquences, mais avec une
macro-séquence comprenant les quatre chapitres du milieu;
3°) les trois premières parties constituent une sorte
d'itinéraire intellectuel aboutissant au cogito, tandis
que les trois dernières en tirent les conséquences en
métaphysique, en physique et en biologie ou en médecine;
il y a donc deux séquences, une axée sur l'individu
originel et original, l'autre sur ce qui peut en résulter
de bénéfique pour la société; la lenteur caractérise la
première séquence, la rapidité (ou l'accélération)
caractérise la seconde.
Proposé comme histoire ou fable [94], le
Discours
est souvent considéré comme étant une autobiographie
intellectuelle, ce qu'il semble être au moins dans les
trois premières parties. Feignons plutôt -- feinte
semblable à celle du discoureur [128], sans être une
feinte de poète -- de le prendre ici, en commençant, pour
une tragédie intellectuelle et non pour la simple
représentation d'une vie «comme en un tableau» [93]. Le
discoureur s'y «avance masqué» [cf. Méditations], le
Discours ayant été publié sans nom d'auteur en 1637, sa
personne étant bien un "masque de théâtre".
Le héros tragique, le protagoniste discoureur,
est aux prises avec un véritable défaut (tragique); c'est
l'individualisme, sans quelque humilité et non sans heur
[92] : il est conscient de sa valeur [95] et du degré de
ses connaissances [99]; la solitude lui semble plus
propice à son oeuvre de bâtisseur que la compagnie des
pairs [104] et la pluralité des voix [108]. Mais il ne
manque pas de prudence en matière de politique et de
morale [106-109]; sinon stoïcien [120], il est certes
stoïque; il sait profiter de la solitude du voyage et de
l'exil [126] : son corps voyage (dans le monde), son âme
pense (le grand livre du monde) [100]...
Après les études et les voyages, le
discoureur a
deux principaux moyens à sa disposition : le doute, qui
lui permet de faire plus ou moins "tabula rasa", et la
méthode, qui lui permet de construire et de se conduire.
Le doute l'amène à se débarrasser des livres anciens et
des «vieux fondements» [105] et à «bâtir dans un fonds qui
est tout à [lui]» [107]; la méthode est un exercice de
pensée propice à la philosophie (ou à la logique) et à la
morale, à la métaphysique et à la physique. Parce que
discipline des quatre préceptes philosophiques (logiques)
[110-111] et des quatre maximes morales [116-121], parce
que discipline de la dianoïa et de l'ethos, la méthode
s'oppose à la doctrine, au discours des doctes, comme la
vérité s'oppose à la vraisemblance [cf. Le Cid]. Cette
méthode est lente et prudente; elle s'aménage une morale
«par provision», en attendant, en attendant que la
résolution succède à l'irrésolution et parce
que
l'irrésolution dans le jugement ou la raison ne doit pas
s'accompagner d'irrésolution dans l'action [116] et ne
doit donc pas céder à la passion. Au discoureur, il faut
protéger ses arrières, car il risque gros : mieux vaut se
changer, changer son moi, que changer le monde; mieux
vaut cultiver la persévérance et la constance, voire la
soumission, pour éviter le ressentiment, que de
s'abandonner à la désobéissance [116-121].
Mais notre discoureur a un autre défaut : il a un
«extrême désir» [94, 100] d'apprendre et de connaître, une
grande curiosité de la vérité, qui le conduit à changer
entièrement d'opinion pour ne pas se ranger à l'opinion
des doctes [94]; il est aux prises avec une véritable
obsession, un dessein qui doit le conduire sur le chemin
de la vérité [ces deux vocables en italiques sont répétés
à de très nombreuses reprises]. Il y a alors rencontre du
doute et de la méthode, résolution du doute par le cogito
[128], prise en charge par la conscience (en
vue de l'anagnôrisis) sur
la voie de l'idéalisme, investissement de la volonté.
Pourtant, notre protagoniste n'est pas sans savoir qu'il
peut se tromper [93], qu'il est «sujet à faillir» [128],
subjectus autant que subjectum, et qu'il peut confondre
la vérité et l'illusion ou l'erreur, dans le songe ou le
rêve par exemple, là où le sommeil trompe la veille et la
conscience. Mais lentement, «comme un homme qui marche
seul et dans les ténèbres» et pour ne pas tomber [109], il
se lance dans l'aventure, dans des péripéties qui se
résument en deux voies : d'une part, le rationalisme;
d'autre part, l'idéalisme (de l'âme) et le dualisme (de
l'âme et du corps), la métaphysique et la physique qui
s'enchaînent et s'entraînent l'une et l'autre pour
«chercher la vérité dans les sciences».
Dès le titre, il est bien indiqué que (le
discours de) la méthode, c'est «pour bien conduire sa
raison» [87]. La raison, c'est le bon sens, «la chose du
monde la mieux partagée»; ce n'est pas le sens commun
[155] mais le sens tout court [92], qui ne se confond
lui-même pas avec les sens (extérieurs) [136]. La
méthode ne peut pas se passer d'une «doctrine des
facultés» : jugement de l'esprit (sur soi encore davantage
que sur le monde), la raison est «la seule chose qui nous
rend hommes, et nous distingue des bêtes » [92]; elle
n'est pas l'imagination et la mémoire ou la fantaisie
[155] mais l'usage et la volonté de l'entendement. Elle
est aussi supérieure à la sensibilité, le sensible
n'étant aucunement une garantie d'intelligibilité [133-137] : l'induction par la sensibilité (a posteriori) ne
vaut nullement la déduction par l'intellect (a priori),
par l'entendement, par la raison, par l'esprit, par
l'âme.
L'âme n'a pu qu'être créée,
parce qu'elle est la
seule chose qui ne peut pas être feinte et rejetée au
rang des illusions et des songes, comme le corps et le
monde; c'est «une substance dont l'essence ou la nature
n'est que penser»; «ce moi, c'est-à-dire l'âme par
laquelle je suis ce que je suis, est entièrement
distincte du corps» [127-129]. Le cogito, la profession de
foi du moi, est la garantie de l'évidence, qui est le
premier précepte ou principe de la méthode; mais il est
lui-même garanti par l'existence de Dieu qui, seul, ne
dépend pas de la nature du discoureur, «l'idée d'un être
plus parfait que le mien» ne pouvant pas dépendre d'un
autre que cet être, dont la perfection est d'être
composée de la seule «nature intelligente» [132].
L'idéalisme implique un innéisme des idées qui viennent
de Dieu [cf. Augustin] et qui cautionnent la vérité des
«idées claires et distinctes» [135-136]. Il n'y a d'âme
que raisonnable ou intellectuelle; il n'y a pas d'«âme
végétative» ou d'«âme sensitive» : l'âme est animus et non
simple anima. Participant de la nature divine, de la
nature intellectuelle de Dieu, l'âme raisonnable ne peut
qu'être immortelle, l'immortalité étant l'une des
qualités de la perfection.
Passant, dans la cinquième partie, du Ciel à
la
Terre, des Divins aux Mortels, ou de la métaphysique à la
physique, non sans quelques éléments de naturalisme ou
d'évolutionnisme et d'héliocentrisme [142-143], le
discoureur distingue les hommes et les animaux, qui ne
peuvent pas parler, qui ne peuvent user de paroles pour
exprimer des pensées, qui n'ont donc pas la «faculté de
langage» [cf. Chomsky] et qui sont trop spécialisés par
leur instinct [cf. Lorenz]; les animaux n'ont pas d'âme,
parce qu'ils n'ont pas d'esprit, de raison, mais
seulement des «mouvements naturels» ou des «passions
intérieures». Cependant, même l'esprit dépend du
tempérament et de la disposition des organes du corps
[163]. Ce n'est pas l'immortalité de l'âme qui est le
fondement de la distinction des hommes et des animaux;
c'est, à l'inverse, la distinction des hommes et des
animaux, le dualisme de l'âme et du corps, qui est le
fondement de l'immortalité de l'âme, de l'idéalisme, et
de la morale qui en dépend : l'âme est indépendante du
corps et, de là, immortelle [155-160].
Le dualisme implique le mécanisme, une
mécanique
des corps, dans leur étendue, qui sans l'esprit ne
seraient que des automates, des machines. En vue de
susciter l'identification à son discours, à la méthode de
son discours, le protagoniste ne peut s'en remettre au
mode narratif d'exposition qui, dans les trois premières
parties, soutient le mode argumentatif; il lui faut faire
appel au mode descriptif, plus particulièrement dans
l'explication du mouvement du coeur, pour produire des
effets de vérité scientifiques plutôt que philosophiques.
Le mécanisme est une forme de causalisme ou de
déterminisme qui cherche à expliquer le mouvement ou la
transformation de la matière (dont la structure
axiologique figurative est la représentation) d'une
manière ordonnée : du soleil et des étoiles fixes aux
corps de la Terre, en passant par les cieux et par les
planètes, les comètes et la Terre, sans oublier l'homme,
qui est spectateur de la lumière, celle-ci étant en
quelque sorte le principe de cet ordre [139-142]. Qui dit
lumière dit feu; mais il peut y avoir lumière sans
chaleur et chaleur sans lumière [142]. C'est pourtant la
chaleur qui explique le mouvement du coeur [147], pour ne
pas dire les mouvements du coeur, qui est un «fer embrasé»
[152]; c'est une flamme ou un feu [cf. Corneille, qui ne
dit pas autre chose la même année du coeur abstrait, de
la passion amoureuse]. C'est encore ce feu qui explique
les «diverses humeurs», la «génération des esprits
animaux»; c'est une «flamme très pure et très vive» qui se
propage du coeur au cerveau et, de là, aux nerfs, aux
muscles et aux membres -- et cela, toujours «selon les
règles des mécaniques», de la «théorie des machines», qui
règne sur les «objets extérieurs» et jusque dans les
«passions intérieures» [153-155]. Pour être un «vrai homme»
[159], il faut que l'âme, même si indépendante, soit
intimement liée au corps, par la glande pinéale [227,
note 18 du commentateur Jean-Marie Beyssade]; mais pour
le comprendre, il faut sans doute «être plus qu'homme»,
être théologien [98], ou faire des «suppositions» où les
causes expliquent les effets et où les effets prouvent
les causes [179].
Après l'anagnôrisis de la sixième
partie, il ne
peut y avoir catharsis que pour les cartésiens (jusqu'à
Husserl); cette catharsis, c'est le cartésianisme comme
(méta)physique moderne des chemins qui mènent quelque
part, à la gloire plutôt qu'au repos d'esprit du
discoureur par exemple [177]; repos qui serait venu à
bout de cet extrême désir et qui trouverait son ultime
recours dans la médecine, même contre «l'affaiblissement
de la vieillesse» [163-164, 181] : immortalité du corps?
C'est dans la postérité que la méthode du discours trouve
son juste et véritable destinataire capable de bon sens
(la raison naturelle) et d'études, le bon juge (et non
seulement le bon avocat) d'un discours écrit en français
[161].
En somme, le discoureur, la persona
incarnée dans
le moi, est bien l'acteur qui représente le Sujet : la
Méthode comme discipline de la raison naturelle; les
aveugles de la cave [173], les doctes -- et sans doute
que l'auteur de «Descartes inutile et incertain» (à partir
d'un mot des Pensées de Pascal) [7], Jean-François Revel,
se rangerait parmi eux [7-86] -- représentent l'anti-Sujet : la Doctrine de la scolastique, des livres
anciens, qui confond la vraisemblance des faits et la
vérité de l'être; l'Objet de valeur, c'est évidemment la
Vérité exprimée par le subjectum, par le cogito : «Je
pense, donc je suis» [128, en italiques dans le texte],
parce que Dieu est, l'âme (raisonnable, intelligente,
immortelle) ou la pensée de l'esprit -- le logos -- étant
ce qu'il y a de commun à Dieu et à moi, dans un
spiritualisme qui est davantage moral -- et la morale
fonde une politique de la tolérance envers l'ordre établi
-- que religieux. La quête de la Vérité est à la fois un
principe d'enrichissement et une véritable bataille [169]
L'Adjuvant de la Méthode, c'est le Doute (et la solitude
du penseur); celui de la Doctrine, c'est l'École (et la
solidarité des pairs). L'Opposant de la Méthode, c'est
aussi le Scepticisme; celui de la Doctrine, c'est le
Stoïcisme. Le Destinateur est le même pour la Méthode et
pour la Doctrine, ce sont les fondements de la
Métaphysique; mais le Destinataire, c'est la Postérité à
travers les fruits des fondements d'une nouvelle physique
jusqu'en médecine.
Que le Discours de la méthode soit la
Méthode du
discours ne doit pas nous amener à négliger qu'il y a
justement opposition de la méthode (affirmative) de la
déduction, la méthode hypothético-déductive (a priori),
et de la méthodologie (positive) de l'induction, la
méthodologie positiviste (a posteriori). Notre
protagoniste discoureur refuse absolument -- c'est toute
la dernière partie -- de s'en remettre à
l'expérimentation, se réclamant en quelque sorte d'une
expérience, celle de l'évidence, qui se passe
d'expériences, des expériences qu'il n'aura jamais le
temps de faire s'il veut continuer à discourir sur et
vers la vérité; de toute façon, ces expériences, il
serait le seul à pouvoir les mener à bien et à en tirer
les conclusions pertinentes et importantes : solipsisme
extrême!
Dans cette reconstruction du monde, d'un autre
monde possible à la Leibniz [141], (re)construction
propre au discours paranoïaque, le Discours échappe
pourtant au Discours universitaire, où un emploi est
synonyme d'honneur; alors que pour le discoureur, le
loisir est synonyme de travail [182]. Même s'il n'échappe
pas lui non plus à l'argument d'autorité [149-151], le
protagoniste, dans l'auto-reconnaissance [171], ne se
soumet pas à l'autorité des pairs, à l'interprêtrise des
doctes, à la maîtrise des tenants de l'école ou de ceux
qui font profession de pouvoir plus qu'ils ne savent
[100]. Mais, étant donné le sort de Galilée, victime du
discours de la censure, il y a (auto)censure du discours
dans la dernière partie. Par ailleurs, apparaissent
quelques difficultés, que nous allons examiner rapidement
pour terminer.
Les quatre préceptes logiques -- il ne faut pas
qu'il y en ait trop pour mieux les observer [110] -- ne
sont pas sans emprunter aux livres anciens et à la
scolastique elle-même, ainsi qu'au syllogisme, et il n'y
a pas vraiment table rase. Le premier précepte prêche la
lenteur en vue d'éviter la précipitation et la prévention
(le préjugé) et il est celui de l'évidence de la vérité
fournie par la connaissance de la chose et dont on ne
peut douter; cette règle limite le jugement à ce qui est
clair et distinct [110-1] et elle est elle-même limitée
par le cogito et ainsi par Dieu, qui ne peut qu'avoir mis
cette idée (innée) dans notre esprit, dans notre âme qui
n'est que spirituelle et ainsi immortelle. Le second
précepte est celui de la division et donc de l'analyse et
il ne fait guère problème; le troisième, non plus, étant
directement relié au second : c'est la règle de l'ordre
allant du plus simple au plus complexe; c'est une règle
étendue, par rapport à la seconde qui serait standard,
puisqu'elle met de l'ordre là où il semble ne pas y en
avoir. Le quatrième et dernier précepte est celui de
l'exhaustivité, de la révision exhaustive et elle ne
manque pas d'être contredite, ou tout au moins
contrecarrée, par la nécessité de l'expérimentation
[111]. Mais alors le discoureur doit s'en remettre aux
géomètres, aux mathématiciens, aux maîtres
[111-115]...
Pendant que le discoureur travaille à rebâtir
son
logis par la méthode, il lui faut un autre endroit pour
se loger : il lui faut une morale de trois ou quatre
maximes. La première maxime est d'obéir aux lois et aux
coutumes, à la politique et à la religion -- catholique,
grâce à Dieu -- du pays : elle prône la modération et
condamne l'excès; il s'agit de faire comme ceux avec qui
on vit : c'est une morale de caméléon; il faut imiter ce
que les gens font et non ce qu'ils disent qu'ils font
[116-118]. La seconde maxime est celle de la résolution et
de la persévérance même dans le doute et l'erreur; c'est
la règle du voyageur égaré qui doit aller tout droit et
non tourner en rond; elle a pour objectif de contrer le
ressentiment des repentirs et des remords et la mauvaise
foi, de là son caractère héroïque [118-119]. La troisième
maxime est en fait une reprise de la première ou son
corollaire : mieux vaut se changer que changer le monde;
seules nos pensées sont en notre pouvoir et il faut en
accommoder nos désirs; ainsi n'y a-t-il de liberté que
dans et par la volonté; c'est le caractère stoïque de
cette morale [119-121]. Enfin, une dernière maxime agit
comme conclusion; en fait, c'est la poursuite de la
seconde qui exige que le discoureur continue son chemin,
sa route, sa vocation, son voyage vers la vérité par la
méthode [121]. Muni de cette méthode et de cette morale,
il peut reprendre son voyage et poursuivre son dessein,
son destin de bâtisseur, d'architecte et d'arpenteur de
la vérité.
Par ailleurs et finalement, il nous faut
remarquer qu'il y a une lutte entre le Discours
universitaire et le Discours maître pour la Maîtrise
(pour la réputation plus que pour l'interprétation),
lutte entre l'objectivisme et le subjectivisme. Nous en
prendrons seulement pour preuve :
1°) les verbes déclaratifs ou performatifs qui sont très
fortement marqués par le volontarisme, un volontarisme
résolu et entêté; il n'est pas nécessaire d'en dresser la
liste, les exemples en étant trop nombreux surtout dans
les trois premières et la dernière parties;
2°) les grammèmes en tête de paragraphes, où il nous faut
noter une véritable opposition entre l'usage d'une part
de la première personne du singulier, qui est très
répandue -- et qui peut surprendre dans un discours à
l'origine anonyme -- et qui est la marque d'un très grand
subjectivisme, parfois jusqu'au solipsisme, et l'usage
d'autre part d'adverbes ou de joncteurs plus objectifs
(en termes de causalité) et marquant la restriction, la
précision ou la consécution : "mais", "toutefois",
"ainsi", "puis", "enfin", "après", "en suite de quoi",
"or", "car", "et", etc.
-- N'est-ce pas une lutte humaine entre un "je pense" et
un "je suis" qui n'aurait pas pour divin arbitre un
"donc"?
ÉTUDE
Étudiez les Pensées (1670) de
Blaise Pascal
[écrivain français : 1623-1662].
Attardez-vous, entre autres choses, au problème du coeur
et à ce qui distingue Pascal de Descartes, surtout au
sujet du rapport entre l'âme et le corps, entre la
religion et la science.
ANALYSE
Pierre Corneille
[Dramaturge français : 1606-1684]
Le Cid
(1637)
Librairie générale française
(Le Livre de Poche # 6140).
Paris; 1986 (192 p.) [p. 27-112].
Présentée comme "tragi-comédie" en
1637 et
rebaptisée "tragédie" en 1648, Le Cid est composé de cinq
actes comprenant respectivement cinq, huit, six, cinq et
sept scènes (trente-deux en tout). Il y a douze
personnages présents sur scène : don Fernand et dona
Urraque -- qui, partout ailleurs, est appelée l'Infante
-- sont nommés par leur titre nobiliaire et provincial
(la Castille); don Diègue est présenté comme père de
Rodrigue et don Gomès comme comte -- il est seulement
appelé par ce titre ailleurs -- et comme père de Chimène;
don Rodrigue est présenté comme amant (celui qui aime et
est aimé en retour) et don Sanche comme amoureux (celui
qui aime sans être aimé); Chimène est présentée comme
fille de don Gomès; don Arias et don Alonse sont des
gentilshommes castillans; Leonor et un Page appartiennent
à l'Infante et Elvire à Chimène. En somme, Rodrigue et
Sanche se définissent par rapport à Chimène (alliance par
amour), qui se définit par rapport à son père (sang);
Diègue se définit par rapport à son fils et Gomès, lui,
à la fois par son rang et par son sang; Fernand et
Urraque se définissent par leur seul rang, mais il y a
retour du sang par l'appellation d'Infante. La scène se
passe à Séville, qui n'est pas en Castille [27].
Selon les indications en tête de chacune des
scènes, c'est Chimène qui est le personnage le plus
présent : dans quatorze scènes sur trente-deux; suivent
Diègue et Elvire avec onze chacun, Rodrigue et Sanche
avec neuf, l'Infante et Arias avec huit, Fernand et
Alonse avec sept, Leonor avec six, le Comte avec trois et
le Page avec deux; ces deux-ci sont les deux seuls qui ne
sont pas présents dans la dernière scène, l'avant-dernier
étant mort au début de l'Acte II. Rodrigue et Chimène
sont peu présents dans les deux premiers actes; Fernand
est absent dans l'Acte I et l'Acte II, mais il est
présupposé par le propos, et l'Infante dans l'Acte III,
qui appartient véritablement à Chimène et à Rodrigue,
surtout la dix-septième scène de la pièce [Acte II, Scène
4].
Quand Chimène est présente, elle prend
toujours
la parole, comme Fernand; Rodrigue est présent mais
silencieux dans la Scène 4 de l'Acte IV, où il est chassé
[90]. L'Infante est présente mais silencieuse, son
honneur ayant triomphé de son amour, dans la dernière
scène; Elvire, Leonor, Sanche, Arias et Alonse sont
souvent présents et silencieux, agissant comme faire-valoir ou comme spectateurs de Chimène et de l'Infante ou
de Fernand. Si le discours peut être défini d'abord et
avant tout comme prise de parole -- et la prendre, c'est
la prendre à ou de l'autre [cf. Bourdieu] --, c'est
Chimène qui est le principal personnage, l'héroïne ou le
protagoniste.
Les deux seules scènes où la pièce
n'est pas
seulement en alexandrins sont la dernière, on ne peut
plus significative, de l'Acte I, où alternent les vers de
six, de huit, de dix et de douze pieds, et la Scène 2 de
l'Acte V, tout aussi significative, où alternent les vers
de huit et de douze pieds. La première scène donne lieu
au monologue de Rodrigue, qui est déchiré entre l'honneur
de son père, offensé par le père de Chimène, et l'amour
de celle-ci; après un calcul digne d'un pari pascalien
[v. 339-340], il opte finalement pour son sang, pour la
vengeance [43]. La seconde donne lieu au monologue de
l'Infante, elle déchirée entre le respect de sa naissance
et la puissance de son amour pour Rodrigue, entre sa
destinée de fille de roi, sa gloire de princesse qui lui
a fait destiner Rodrigue à Chimène, et sa destinée
d'amoureuse «aux esprits flottants» [v. 131] et pleine de
désirs : entre sa tête (sa couronne) et son coeur (son
amour), entre la raison et la passion [100-101].
Une grande tension dramatique est créée par
la
stichomythie : par la simple, double ou triple déchirure
de l'alexandrin dans un échange de répliques [32, 34, 37,
40, 41, 46, 47, 48, 49, 51, 52, 57, 57-8, 59, 65, 67, 68,
70, 71, 74, 75, 76, 78, 82, 87, 90-1, 94, 97, 102, 106].
Remarquons l'abondance de telles déchirures lorsqu'il y
a confrontation du Comte et de Rodrigue [Acte II, Scène
2], de Chimène et de Diègue [Acte II, Scène 8] et de
Rodrigue et de Chimène [Acte III, Scène 4].
Les autres traces du spectacle dans cette pièce
de théâtre se retrouvent dans les très rares didascalies
en italiques :
. Le Page rentre n'a guère de signification autre que
dramaturgique [32];
. À Leonor permet d'éviter une confusion avec le Page,
qui vient d'annoncer Chimène à l'Infante [34];
. Il lui donne un soufflet est l'instauration du manque
que mettant l'épée à la main ne parvient pas à liquider
aussitôt [37];
. Il est seul isole le Comte, par son orgueil démesuré,
des autres nobles [47];
. À don Diègue fait de ce dernier le complice de la
manipulation de Chimène par don Fernand [91];
. Il parle à don Arias a pour effet de constituer ce
dernier en sujet délégué du Destinateur-judicateur, qui
est encore le Roi [95].
Il y a évidemment d'autres actions qui sont présupposées
par les paroles mêmes des personnages : s'agenouiller, se
relever, embrasser, faire tomber ou présenter une épée,
etc.
L'épée, le fer, devient un objet de
prédilection,
de circulation, de valeur et aussi de tromperie : de
Diègue à Rodrigue [v. 255-260, v. 271-272, v. 318-320],
de Rodrigue à Chimène [v. 857-868] et de Sanche à Chimène
[v. 777-780, v. 1705-1706, v. 1751-1753]. Notons que la
ressemblance du vers 858 et du vers 1706 se distingue par
l'exclamation là et l'interrogation ici. Au soufflet doit
répondre l'épée, l'épisode du soufflet étant redoublé par
un passage du vouvoiement au tutoiement, une marque de
mépris. C'est le sceptre du Roi qui devra trancher -- et
qui tranchera!
Par ailleurs, le rôle des entractes est
absolument primordial : entre l'Acte I et l'Acte II, le
Comte est amené, de l'orgueil et de la vantardise, à
admettre, jusqu'au regret et au remords, son défaut
tragique, d'avoir le sang trop chaud, qui l'a conduit à
sa faute [45]; de l'Acte II à l'Acte III, Rodrigue a pris
la décision de mourir par la main de Chimène [65]; de
l'Acte III à l'Acte IV, se sont multipliés ses exploits
[81]; de l'Acte IV à l'Acte V, Rodrigue a encore pris la
décision de mourir, cette fois en duel par la main de
Sanche, ne méritant pas de mourir de celle de Chimène,
qu'il vouvoie tout au long de la pièce et qui le tutoie
[98]. En même temps que les entractes servent en quelque
sorte la cause de Rodrigue, ces ellipses permettent de
maintenir une unité de lieu pourtant peu vraisemblable.
Après cet examen des codes
d'énonciation
(présupposée), nous ne nous lancerons pas dans une
nouvelle et stérile «querelle du Cid» [157-164], pour
déterminer si la pièce respecte ou non les règles de la
tragédie et si le vraisemblable souffre du vrai : pour
cela, nous renvoyons à l'Avertissement de 1648 [19-25] et
à l'Examen de 1660 (texte définitif en 1682) [113-121],
les deux de Corneille lui-même. Passons plutôt maintenant
à l'étude des modes d'énonciation (énoncée) en nous
limitant au texte lu (sans mise en scène vue).
Le mode énonciatif y est au service du discours
dramatique, qui repose ici, non pas sur l'action même,
mais sur le dialogue donnant lieu à la narration de
l'action, par exemple dans la première scène quand Elvire
fait un récit [30]. L'action ponctuelle, surtout de
l'Infante, y est parfois commandée par le verbe "aller"
à l'impératif : «Allons», «allez» [31], «Allez», «allons»
[34]. Soulignons que «Allons, quoi qu'il en soit, en
attendre l'issue» [v. 58] a pour effet d'instaurer Chimène
en observatrice comme le spectateur. L'action héroïque
est racontée et non pas jouée, si on excepte l'épisode du
soufflet. Le mode narratif domine le premier acte, relayé
par le mode descriptif [30] et par le mode argumentatif
entre le Comte et Diègue [34-37] et entre Diègue et
Rodrigue [40-41]; il domine aussi la fin de l'Acte II et
le début de l'Acte IV. Le mode argumentatif domine l'Acte
III, le début de l'Acte V et la Scène 4 de cet acte, avec
le soutien du mode énonciatif à mesure que l'on avance
vers la fin. Le mode descriptif se trouve presque rendu
superflu par la mise en scène (présupposée ou implicite).
Étant donné ces modes d'énonciation,
l'énoncé est
à la fois épique (par les exploits des héros, des chefs,
des grands) et lyrique (par leurs faiblesses et leurs
tourments); l'honneur (la tête) est épique, l'amour (le
coeur) est lyrique. Le lyrisme est le fait des jeunes :
Chimène, l'Infante et Rodrigue; l'héroïsme épique est le
fait des vieux : Diègue, le Comte et le Roi. Mais le
destin de Rodrigue -- un Rodrigue aussi téméraire que son
père mais aussi vaillant que le père de Chimène -- le
fait se hausser du lyrisme (du cavalier ou du
gentilhomme) à l'héroïsme (du seigneur) : aussi est-il
nommé le Cid par le Roi, qui sanctionne ainsi la victoire
de Rodrigue sur les Mores [v. 1220-1225]; «ce grand nom»
ébranle même la résolution et le destin de l'Infante [v.
1587-1588 et v. 1632-1636].
Certes, Rodrigue a la marque : le nom et
l'épée;
mais est-il vraiment l'acteur qui représente le Sujet? La
situation est plus problématique. D'une part, il a été
désigné et assigné à Chimène par l'Infante, non sans
peine : Chimène a été «presque forcée», «Rodrigue a vaincu
son dédain» [v. 65-70]; ce qui le mettrait en position de
représentant ou de lieutenant de l'Objet de valeur et
objet de dispute entre le Roi (l'honneur de la Castille,
la race du rang : le Sujet) et Chimène (l'honneur de la
famille, la trace du sang : l'anti-Sujet) : dans sa
poursuite de Rodrigue, Chimène aide les Mores, comme ne
manque pas de lui reprocher l'Infante, dans une dernière
manipulation [Acte IV, Scène 3] ou une avant-dernière
[Acte V, Scène 3, v. 1637-1644]. D'autre part, et
Rodrigue (alors lieutenant du Sujet) et Chimène (encore
lieutenant de l'anti-Sujet) ont pour Objet de valeur
l'honneur du père, l'honneur de leur père respectif,
celui de Rodrigue ayant été offensé mais vengé, celui de
Chimène ayant été tué lors d'un duel constituant, pendant
quelque temps, le Comte en représentant de l'anti-Sujet
et dont Chimène assure la relève.
La valeur de l'Objet de valeur, la valeur de
l'Honneur, est bien fixée par don Fernand, alors
représentant du Destinateur-manipulateur (État, patrie,
province); mais ce n'est pas pour la gloire de Rodrigue
ou de Chimène, c'est pour la gloire de la Castille,
représentée par les gentilshommes et qui représente le
Destinataire. À moins que l'Honneur même ne soit le
Destinateur lui-même?... Alors qu'en s'opposant à
Rodrigue et donc au roi, Chimène sert la cause des Mores,
l'Infante, elle, sert la cause de l'Amour : se sacrifiant
ou sacrifiant son amour pour Rodrigue au profit de
l'espace de l'interdiscours sociolectal, elle favorise et
valorise l'amour de Chimène pour Rodrigue au profit du
temps de l'interdiscours idiolectal; mais elle sert aussi
et ainsi sa propre cause de princesse qui ne doit pas
épouser un sujet mais un roi [v. 1630-1631]. La sanction
finale par le Roi se fait au bénéfice du sociolecte, de
la Castille, et non de celui de ses sujets, qui y nuisent
par le duel comme défense de l'honneur [56, 95]. Au XVIIe
siècle en France, cela correspond évidemment au triomphe
de la monarchie, voire du despotisme.
La situation est cependant encore plus complexe.
Rodrigue, manipulé par son père, abat le Comte et combat
les Mores; il est d'abord l'instrument ou le bras de la
vengeance (par le duel), puis de la justice (par la
guerre), le plaisir de l'amour ne pouvant résulter que du
devoir de l'honneur ou ne pouvant que passer après et par
lui [Acte III, Scène 6]. Rodrigue représente alors bien
le Sujet; mais Chimène représente-t-elle pour autant
l'Objet de valeur destiné par l'Infante ou par Diègue et
sanctionné par le Roi? -- D'un côté (celui du sang et du
rang), Chimène est au Comte ce que l'Infante est au roi;
de l'autre côté (celui de l'alliance ou du contrat du
Destinateur et du Sujet ou de l'anti-Destinateur et de
l'anti-Sujet), Chimène est à l'Infante ce que Rodrigue
est à Diègue, qui est le gouverneur du fils du Roi, cette
nomination auprès du prince de Castille ayant été la
manipulation initiale qui a enclenché ou déclenché
tout et dont résulte le revers de Chimène, qu'elle
craignait dès la première scène, dans le pessimisme et le
fatalisme [31].
Mais tandis que l'amour est une véritable
passion, sans doute encore plus chez l'Infante (qui frôle
la folie) que chez Chimène, l'honneur est un code
d'action et de raison, où la vaillance est synonyme de
témérité et d'audace, où l'estime y a valeur de dignité
et où il n'y a pas de place pour l'humilité et la pitié,
sinon au prix de l'indignité et du mépris. L'amour est
une «aimable tyrannie»; l'honneur est une «noble et dure
contrainte» [42], mais une «(m]audite ambition, détestable
manie» pour Chimène [v. 397]. Si au Roi appartient la
souveraineté, le pouvoir absolu ou extrême, à ses sujets
ne peuvent appartenir que la fierté (pour les plus
dignes), l'humilité (pour les moins dignes) et la
soumission (pour les plus indignes). Mais au Roi importe
moins la gloire de l'honneur en Castille que l'honneur de
la gloire hors de Castille.
Qu'y a-t-il donc entre l'Honneur (le désir du
pouvoir propre à l'interdiscours collectif) et l'Amour
(le pouvoir du désir propre à l'interdiscours
individuel), si ce n'est un impossible objet, une
impossible origine que vient combler un nom, un titre? Ce
trou de l'origine, c'est l'anti-code d'honneur par
excellence, c'est la Honte : la honte de désirer; c'est
l'"hontologie" du bras et du fer ou de l'épée :
l'hontologie du sceptre offensé, du phallus tourmenté ou
torturé. Désir pour le père certes, mais aussi sinon
surtout désir par le père, pour et par le Nom-du-Père; il
n'y a pas d'épouses et de mères dans Le Cid, remplacées
qu'elles sont par des gouvernantes, et ce n'est pas sans
être un élément significatif de leur importance déniée :
inopportune lacune au XVIIe siècle, opportun lapsus en
cette fin de XXe siècle.
Entre l'Honneur (des Divins) et l'Amour (des
Mortels), la Honte guette; entre le surmoi et le moi, le
ça pointe, insiste, résiste. Entre le discours épique et
le discours lyrique, le discours tragique s'énonce; entre
le Discours maître et le Discours hystérique, le Discours
analyste s'annonce et il annonce ceci :
Le Cid, à ne pas être chevaleresque-romanesque, n'en
reste pas moins courtois en la personne même du Cid;
personne n'y est grivois -- tragico-comique!...
ÉTUDE
Étudiez Phèdre (1677) de Jean
Racine [dramaturge
français : 1639-1699]. Entre autres choses, tâchez de
voir en quoi c'est une tragédie et en quoi consiste le
destin tragique de Phèdre; laissez-vous guider par la
forme de l'expression (formules d'adresse, enjambements,
stichomythie). Dites si et comment il y a catharsis.
ANALYSE
Voltaire
[Écrivain français : 1694-1778]
Oedipe
(1718)
Théâtre.
Garnier Frères, Libraires-Éditeurs.
Paris; 1878 (10 + 724 p.) [p. 21-70].
Inspirée de Sophocle et de Corneille,
Oedipe de
Voltaire est la pièce de théâtre la plus souvent
représentée au XVIIIe siècle en France. Nul doute, qu'à
cette époque, son succès est dû, non seulement à la
répétition du drame d'Oedipe, mais aussi à la critique de
la religion (le clergé, la doctrine de la prédestination)
et de la politique (la monarchie, la doctrine du roi-dieu-père) que ne pouvait pas manquer de goûter la
bourgeoisie française en ascension. C'est une tragédie en
dodécasyllabes et en cinq actes comprenant respectivement
trois, cinq, cinq, quatre et six scènes; il y a donc
vingt-trois scènes; la scène centrale, la douzième (la
Scène IV de l'Acte troisième), est le lieu de la
péripétie : le soupçon tombe sur Oedipe [46]. En plus des
nombreux personnages absents, il y a neuf personnages
présents sur scène et il y a le choeur de Thébains, le
tout se passant à Thèbes. Les didascalies ne sont pas
très nombreuses et il y en a au moins une qui tient déjà
davantage du drame que de la tragédie : «(Ici on entend
gronder la foudre, et l'on voit briller les éclairs)»
[69].
La Scène I est véritablement dominée
par le
discours épique : par la narration des exploits d'Oedipe,
vainqueur du Sphinx (ou de la Sphinge), et des malheurs
de Thèbes, en proie au courroux des Dieux, à la contagion
et à la stérilité, parce que le meurtre de Laïus n'a pas
été vengé -- ce que ne manque pas d'énoncer le grand-prêtre, l'acteur représentant le Destinateur, les Dieux.
Le destin de Thèbes est donc alors disputé entre les
prêtres et le roi de Thèbes, Oedipe; mais Jocaste, jadis
forcée par son père d'épouser Laïus, est elle-même un
enjeu entre Philoctète et Oedipe, son second mari. Que
ce soit fidèle ou non à la tradition tragique grecque, le
choeur apparaît déjà comme étant l'acteur qui représente
le Destinataire, le Peuple de Thèbes, Philoctète assurant
la succession d'Oedipe [61]; mais le Peuple, c'est aussi
le Public.
Mais rapidement le mode argumentatif se joint au
mode narratif pour constituer cette tragédie en véritable
procès; nous avons donc affaire à un discours juridique,
judiciaire, justicier : justice il doit y avoir et
Oedipe, le Sujet-protagoniste, est le premier à
travailler pour la justice et pour la vérité et donc
contre lui-même, bien que Philoctète soit d'abord
suspecté et accusé [Acte deuxième, Scène I]. Manipulé par
les Dieux et leurs oracles, le roi de Thèbes est
inconsciemment en quête de sa propre punition et il se
condamne lui-même à la fin du premier acte [31] : Oedipe
marche aveuglément vers sa destinée d'aveugle...
Il est curieux et significatif qu'en devinant
l'énigme du Sphinx -- celle de l'homme qui marche à
quatre pattes dans son enfance, sur deux pieds au sommet
de sa forme et de sa force et qui a besoin d'une canne ou
d'une autre béquille dans sa vieillesse --, Oedipe ait
aussi deviné son destin d'homme et son propre destin de
futur aveugle guidé par sa fille ou ses filles. Par
ailleurs, il nous semble que cette énigme a aussi une
signification sexuelle et phallocentrique : à quatre
pattes le matin au réveil (repos), sur deux pieds au
soleil de midi (travail) et avec trois jambes -- la
troisième étant le pénis en érection -- le soir avant le
sommeil de la nuit (fatigue); il s'agit donc ici d'une
lecture à la fois ascendante et descendante de l'énigme
de l'homme, la trajectoire d'une journée redoublant
celle d'une vie entière.
Le récit d'Oedipe, sa tragédie ou son drame,
son
procès, se déroule évidemment sur le mode du secret. Déjà
et selon l'usage depuis le XVe siècle qui fait du
parricide un «meurtre commis contre la vie du souverain»
[Le Petit Robert 1], le meurtre de Laïus, un régicide, a
été présenté comme étant un «parricide affreux» [32] :
ainsi avons-nous le père et sa veuve, Jocaste; il nous
manque le fils parricide. Philoctète pourrait être un
parricide, un régicide; il ne peut pas être un fils, car
il a été le rival même de Laïus; sa destinée lui vient
d'ailleurs : d'Alcide, de Hercule, de Thésée; elle n'est
pas sacrée ou divine, mais profane et profondément
humaine. Son sous-code d'honneur est la souveraineté ou,
tout au moins, la fierté; il a le même souci de l'honneur
que Rodrigue et il apparaît que Philoctète est à Jocaste
ce que Rodrigue est à Chimène [cf. Le Cid].
Oedipe est d'abord dénoncé, dans la
scène
centrale et capitale de la pièce et dans la stichomythie
caractéristique du discours dramatique, comme étant un
parricide mais au sens d'un régicide : il est le
meurtrier, l'assassin, le monstre responsable de la mort
du roi et du premier mari de sa femme; il s'est accaparé
sa veuve, la reine. Et c'est Jocaste elle-même -- qui se
sent coupable, qui se sait coupable mais d'un autre crime
-- qui éclaire la lanterne d'Oedipe, avant même que la
culpabilité d'Oedipe envers le roi ne soit confirmée par
Phorbas [Acte quatrième, Scène II] et après l'aveu de
l'infanticide de Laïus et de Jocaste contre leur fils :
le parricide cachait un infanticide -- qui n'en est pas
un en fait, puisqu'il a raté, comme nous l'apprendra
bientôt Phorbas encore.
Quand il y a secret, il doit y avoir aveu (ou a-voeu?);
sinon
la nature du secret (son essence, sa vérité) n'est jamais
révélée. C'est ainsi qu'Oedipe le parricide et Jocaste
l'infanticide sont en proie à la compulsion de
répétition; compulsion qui implique un automatisme de
répétition (les énigmes, les oracles, les destins qui se
répètent et s'enchaînent) et une compulsion d'aveu (du
crime qui fait l'objet d'un secret); compulsion qui est
tributaire du sentiment de culpabilité. Mais,
contrairement à Jocaste, Oedipe ne se sait pas coupable
et certainement pas aussi gravement coupable; il ne se
sent pas non plus consciemment coupable comme Jocaste,
mais inconsciemment, nul doute que sa quête, sa quête de
la vérité et sa quête de l'origine, en est affectée. De
là, l'échange d'aveux entre les deux coupables; de là,
Oedipe est désaveuglé à propos de son régicide.
Sauf qu'Oedipe se trompe de père : il se croit le
fils de Polybe, qu'il a fui pour ne pas réaliser l'oracle
qu'il allait tuer son père et coucher avec sa mère, le
même oracle en substance que celui qui avait conduit
Jocaste et Laïus à se débarrasser de leur fils; or, grâce
à Icare et de fil en aiguille, nous remontons de Phorbas
à Jocaste et à Laïus : Oedipe est un vrai parricide et il
est le mari de sa mère, dont il a des enfants; il est
donc aussi leur demi-frère. Du meurtre, du régicide, nous
sommes passés au parricide et à l'inceste; de la mort,
nous sommes arrivés à la naissance, à l'origine du destin
(l'infanticide raté), au destin de l'origine (l'oracle
réalisé). C'est en apprenant que Jocaste est sa mère,
qu'il commet ainsi l'inceste, qu'Oedipe apprend qu'il est
un parricide et qu'il doit être puni des deux plus grands
crimes; alors qu'il se croyait vertueux et digne de
pitié, il a été source de terreur : il ne peut alors
qu'en appeler à la punition du père [67], à la sanction
des Dieux [68].
Oedipe se crève les yeux avec l'épée
qui a tué
son père et Jocaste se frappe en condamnant le destin
imposé par les Dieux, en maudissant la prédestination;
son dernier mot, qui est le mot de la fin, est entendu
par le choeur. Oedipe survit à son aveuglement, car il
voit maintenant; il est aveugle, mais il n'est plus
aveuglé -- maintenant que la vérité
crève les yeux! Il voulait savoir, il voulait voir ce qui
pourtant était visible depuis le début; mais le (sa)voir
n'est pas la vérité, comme le paraître n'est pas
l'être. Nul
doute que toute la pièce de Voltaire est traversée par un
fantasme hystérique, celui du regard, extrêmement
insistant, voire omniprésent : un examen lexical attentif
le révélerait facilement du début à la fin... Mais cela
ne veut pas dire qu'Oedipe soit un hystérique et que
l'Oedipe de Voltaire soit dominé par le Discours
hystérique. Nous pensons plutôt qu'Oedipe est un
obsessionnel en ce que l'obsessionnel, selon Lacan, est
inconsciemment convaincu d'avoir tué son père et d'avoir
couché avec sa mère; sauf qu'Oedipe, lui, l'a fait au
théâtre et dans la légende ou selon le mythe, sinon dans
l'histoire. De plus, l'obsessionnel est un fondateur de
religion ou de cité et il fait des prosélytes; c'est
ainsi que cette pièce serait plutôt dominé par le
Discours maître : le discours du prêcheur pourtant honni
par Voltaire -- d'un prêcheur politique et philosophique
plutôt que religieux mais pas d'un penseur tragique.
À travers toutes ses épreuves, du
défaut à la
punition en passant par la faute (ou les fautes), Oedipe
est lui-même son pire ennemi. Il est vrai qu'il a
rencontré toutes sortes d'obstacles : son exposition, sa
rencontre avec Laïus et Phorbas, sa confrontation avec le
Sphinx, la malédiction qui frappe Thèbes, etc.; mais
Oedipe, comme Sujet-protagoniste étant en quête de vérité
et de justice et comme représentant du sociolecte ou
comme juge cherchant à remonter du présent vers le passé,
est en lutte avec un Oedipe comme anti-Sujet-antagoniste
étant objet même de la vérité et comme victime de
l'idiolecte ou comme accusé et criminel du passé au
présent. Or, la vérité et la justice, l'Objet de valeur,
c'est finalement l'origine d'Oedipe : Laïus et Jocaste,
ses parents. Sauf que comme Sujet-agoniste, comme sujet
à la passion encore plus que sujet de l'action, Oedipe a
transgressé les deux interdits (des deux univers
collectif et individuel que sont respectivement le
sociolecte et l'idiolecte) de la plus grave manière : non
seulement a-t-il commis un inceste contre l'univers
collectif, mais il a épousé sa mère et il lui a fait des
enfants, brouillant ainsi les générations, le sang
des
générations; non seulement a-t-il commis un meurtre
contre l'univers individuel, mais c'est un parricide et
un régicide, se brouillant ainsi avec les deux univers,
avec le rang des générations. Soumis à la
double
contrainte des Dieux, sauver Thèbes en punissant le
coupable qu'il est, Oedipe n'a d'autre voie et voix que
la prophétie auto-réalisatrice : réaliser l'oracle en le
dévoilant, en l'avouant.
Pour finir, demandons-nous si Oedipe est victime
du complexe d'Oedipe ou en quoi le mythe ou la légende
représenté au théâtre, dans cette tragédie de Voltaire
qui tient sans doute davantage du discours dramatique que
du discours tragique, se distingue du complexe d'Oedipe
selon la psychanalyse. D'une manière, Oedipe fonde
l'interdit de l'inceste réglant le sociolecte et
l'interdit du meurtre réglant l'idiolecte en les
transgressant; il est l'exception qui formule la règle.
D'une autre manière, le Sujet-(prot)agoniste de la
tragédie est un bouc ou une victime émissaire -- et
Oedipe est un sujet marqué : on le dit boiteux à cause de
son exposition ("Oedipe" veut dire "pieds percés") et
parfois même bègue (mais il n'en est pas question dans la
version de Voltaire), la marque étant le masque du
manque, c'est-à-dire de la castration -- et la tragédie
est alors la répétition d'un sacrifice; se crever les
yeux est sans doute une euphémisation ou une atténuation,
une symbolisation, d'une réelle castration ou de l'ultime
castration qui est la mort, la mise à mort du meurtrier
(que ce soit le fils ou le père). D'une manière ou d'une
autre, l'ancienneté du mythe de l'origine, du mythe
d'Oedipe, dont la tragédie de Sophocle à Voltaire est
déjà une version renouvelée ou modernisée, voire moderne
dans le cas de Voltaire, n'est pas en contradiction avec
la nouveauté du complexe d'Oedipe : la psychanalyse n'a
pas inventé l'inconscient et le complexe d'Oedipe, elle
les a découverts et en a formulé les concepts.
-- En théorie, le complexe dérive du mythe; en pratique,
du complexe dérive le mythe.
ÉTUDE
En vous inspirant peut-être des travaux de Henri
Bergson comme Le rire; essai sur la signification du
comique (1899) et de Charles Mauron comme Psychocritique
du genre comique (1964), étudiez Le jeu de l'amour et du
hasard (1730) de Pierre Carlet de Chamblin de Marivaux [dramaturge
français : 1688-1763]
ou Le barbier de Séville ou La précaution inutile
(1775) et La folle journée ou Le mariage de Figaro (1778)
de Pierre-Augustin Caron de Beaumarchais [dramaturge français :
1737-1799];
cherchez à voir si et comment le comique est l'inversion,
l'envers ou la parodie du tragique.
ANALYSE
Denis Diderot
[Écrivain français : 1713-1784]
Paradoxe sur le comédien
Manuscrit de Saint-Pétesbourg
(1830)
Édition critique avec introduction, notes,
fac-similé
par Ernest Dupuy.
Slatkine Reprints.
Genève; 1968 [1902] (XXXIV + 182 p.) [p. 85-178].
Le Paradoxe sur le comédien est un ouvrage
posthume qui a sans doute été rédigé entre 1769 et 1780
et qui a peut-être été modifié ou rectifié, voire
remanié, par l'éditeur Naigeon [pour une version
différente du Manuscrit de Saint-Pétersbourg, cf.
Diderot. Paradoxe sur le comédien. Introduction & notes
de Stéphane Lojkine et Préface de Georges Benrekassa.
Armand Colin. Paris; 1992; 234 - 2 p.; p. 81-170]. Conçu
sous la forme du dialogue théâtral ou mondain -- mais
avec un intermède consistant en un soliloque, comme nous
le verrons [171-174] --, il est dominé par le mode
argumentatif et il emprunte beaucoup au code rhétorique;
des deux interlocuteurs, c'est celui qui est identifié
comme étant le premier qui argumente le plus et qui
semble mener le jeu et remporter cette joute oratoire.
L'énumération y fait figure d'éloquence [86, 87, 88, 89,
93, 95, 96, 99, 100, 102, 105, 136, 143, 163, 170, 174,
178 entre nombreuses autres].
Le Paradoxe a en gros pour objet la
manière de
jouer du comédien et il concerne donc davantage la mise
en scène, le spectacle, que le texte théâtral verbal;
mais il présuppose aussi une réflexion sur la
représentation entendue comme imitation et comme
présentation, comme répétition et distanciation;
réflexion qui pourrait nous ramener à Platon et à
Aristote. La règle semble simple : pour imiter la nature,
la sensibilité ne sert à rien; moins l'acteur est
sensible, plus le spectateur l'est. C'est donc dire en
quelque sorte que la catharsis passe par une mise à
distance du pathos.
Il faut donc au comédien en action plus
d'imagination que de sensibilité, plus de raison que de
passion : «C'est l'extrême sensibilité qui fait les
acteurs médiocres; c'est la sensibilité médiocre qui fait
la multitude des mauvais acteurs; et c'est le manque
absolu de sensibilité qui prépare les acteurs sublimes»
[100]. L'homme sensible sert de modèle au grand comédien
qui l'observe [129] : la sensibilité est donc passée par
le crible de l'intelligibilité d'une idée, non pas par
exemple un avare mais l'idée d'un avare. Le modèle n'est
finalement qu'une copie de l'idéal [131]; c'est ainsi que
le comédien serait en somme et ici platonicien, la
sensibilité n'étant qu'un obstacle à son jeu parce
qu'elle est «cette disposition compagne de la faiblesse
des organes» [136].
L'homme sensible, celui que dit être le premier
interlocuteur, ne peut pas être un grand roi, un grand
politique, un grand magistrat, un homme juste; il ne peut
être un «sublime imitateur de la nature», à moins qu'il ne
puisse s'oublier -- s'aliéner en quelque sorte -- par un
effort de l'imagination. La sensibilité est bonté de
l'âme mais médiocrité du génie [158]. Contrairement à ce
que l'on peut croire -- et c'est une part du paradoxe --,
ce n'est pas la sensibilité qui conduit le comédien à
s'identifier au personnage et qui provoque l'illusion
théâtrale; c'est son épuisement, c'est la fatigue [160].
Une comédienne ne peut rester elle-même sous peine de se
voir dédaignée par le public [164, 168]. L'art du
comédien est fait de simulation et de dissimulation.
Mais sentir -- et non pas croire sentir, comme
les acteurs médiocres ou novices [98-99] -- n'est pas
être sensible : être sensible est affaire d'âme (et donc
de sentiment, de sensibilité), sentir est affaire de
jugement [169-170]; avec le jugement vient le talent,
c'est-à-dire l'art de tout imiter [92]. Le comédien qui
est sensible ne peut jouer deux fois le même rôle avec la
même chaleur et le même succès; alors que le comédien de
talent le peut, parce qu'il est un «imitateur attentif et
réfléchi»; c'est un observateur qui finit par être le
«copiste rigoureux de lui-même». C'est un comédien «qui
jouera de réflexion, d'étude de la nature humaine,
d'imitation constante d'après quelque modèle idéal,
d'imagination, de mémoire» [92-93] : cela lui permettra
de dominer «le délire de l'enthousiasme» par le sang-froid
[96].
Est-ce à dire que le Paradoxe est un
dialogue
platonicien dominé par le réalisme des idées et donc par
l'idéalisme? -- Le propos est plus complexe, plus
paradoxal. Comme chez Aristote, l'art n'est pas ici
seulement imitation de la nature (phusis); comme tecknê,
il corrige la nature, il la modifie ou la rectifie, il la
perfectionne, il la produit : la mimèsis est poiêsis
(fabrication, production et non seulement reproduction).
C'est ainsi qu'être vrai au théâtre n'est pas «montrer les
choses comme elles sont en nature», sinon le vrai ne
serait que le commun; «le vrai de la scène» est «la
conformité des actions, des discours, de la figure, de la
voix, du mouvement, du geste, avec un modèle idéal
imaginé par le poète, et souvent exagéré par le comédien»
{105]. Mais la copie finit par s'éloigner du modèle;
ainsi en a t-il été de la sculpture : «Elle copia le
premier modèle qui se présenta. Elle vit ensuite qu'il y
avait des modèles moins imparfaits, qu'elle préféra. Elle
corrigea les défauts moins grossiers, jusqu'à ce que, par
une longue suite de travaux, elle atteignit une figure
qui n'était plus dans la nature» [131-132].
En outre, s'il y a un conflit entre l'inspiration
ou l'enthousiasme et le sang-froid ou la froideur, entre
le don et le travail, il ne faut pas oublier qu'il y a
toujours place pour l'inspiration chez le comédien, à
travers l'imagination; dans la doctrine des facultés
présupposée par le Paradoxe, l'imagination se trouve
associée à l'entendement et à la raison, alors que chez
Kant, elle est la racine de la sensibilité et de
l'entendement, de l'enthousiasme et de sa maîtrise ou de
son contrôle.
Entre le passé et le présent, entre la
pitié et
la terreur, entre le classicisme et le romantisme, ce qui
se joue dans le dialogue de Diderot, c'est en quelque
sorte l'avenir du théâtre : il y a une rupture avec le
discours tragique au profit du discours dramatique, une
rupture avec la tragédie -- elle est parodiée par
l'anecdote du shérif [139-140] -- au profit du drame, de
la dramaturgie, du jeu, de la mise en scène, du
spectacle; mais le premier interlocuteur déplore pourtant
que le ton de la «muse tragique» ait été brouillé avec le
langage de la «muse épique» et le second remarque que
«[n]otre vers alexandrin est trop nombreux et trop noble
pour le dialogue», ce à quoi le premier réplique que
«notre vers de dix pieds est trop futile et trop léger»
[156].
L'Objet de valeur du Paradoxe, c'est bien l'art
ou le jeu du comédien élevé au-dessus du poète en ce
qu'il est un acteur social : un orateur, un prédicateur,
un prêcheur. C'est donc dire finalement que l'énoncé
(éthique) prend le dessus sur l'énonciation (esthétique)
et que l'esthétique se trouve au service du politique,
comme chez Aristote, pour qui l'homme est un animal
politique et qui subordonne la rhétorique à la
dialectique, à l'art de discuter et de disputer, à
l'éloquence [pour un point de vue différent, voire
divergent, cf. Philippe Lacoue-Labarthe. «Diderot, le
paradoxe et la mimésis». Poétique # 43. Seuil. Paris;
septembre 1980 (p. 267-281]... Or, il est permis de se
demander si le jeu du comédien peut être tragique ou s'il
n'est que dramatique : il semble que l'évolution du
théâtre au profit de la mise en scène soit plus
pathétique que cathartique; il en est sans doute ainsi
encore davantage du théâtre au cinéma, où les vedettes
s'imitent, se copient, se plagient et finissent par jouer
leur propre rôle!
Cependant, s'il y a paradoxe, c'est qu'il y a
discours du paradoxe, comme dans Jacques le fataliste,
mais aussi paradoxe du discours, paradoxa du logos : il
y a dédoublement, séparation, division du sujet de
l'énonciation et du sujet de l'énoncé, du sujet
énonciatif (embrayé) -- le narrateur qui finit par
apparaître [171] mais qui était présupposé dès le début,
dès la dénégation initiale, par le premier interlocuteur
et qui intervient ensuite, entre crochets ou non -- et
des sujets énoncifs (débrayés), les deux interlocuteurs
et ceux dont ils parlent. Le premier interlocuteur est
alors identifié comme étant «l'homme au paradoxe» et nous
avons droit à un soliloque, peut-être entendu par le
narrateur, à un monologue ou à un dialogue, qui pourrait
être non pas un dialogue platonicien dominé par Socrate,
mais un dialogue entre Platon et Aristote, puisqu'il y
est encore et toujours question de l'imitation de la
nature et jusqu'à la fin du texte : il en ressort que
l'art du comédien réside d'abord et avant tout dans
l'imitation, non pas dans les passions mais dans
l'imitation des passions susceptibles de provoquer la
crainte ou la terreur et la pitié.
Mais «l'homme paradoxal», qui est nommé
«monsieur
Diderot» par Sedaine [120], le protagoniste ou l'agoniste
aux prises avec un «antagoniste» [175], est lui-même
divisé entre l'enthousiasme et le sang-froid, entre le
poète et le comédien, entre «l'homme du poète» et «l'homme
de l'acteur»; serait-ce parce qu'il est «l'homme de la
nature»? «Mannequin», «fantôme», «marmot qui s'avance sous
un masque hideux de vieillard» [173-174], c'est un homme
déchiré comme le comédien : c'est un «spectre» ou un
«hippogriffe» [103], un appareil, un dispositif, un suppôt
-- un sujet! Le Paradoxe sur le comédien est un paradoxe
à propos du comédien, donc de l'extérieur, du point de
vue du sujet énonciatif; mais c'est aussi un paradoxe du
ou dans le comédien, donc de l'intérieur, de l'intérieur
du sujet énoncif, du grand comédien -- ce «grand
courtisan», ce «pantin merveilleux» [142] devenu à la fin
un «vieux courtisan» [178] -- qu'est tout homme dans le
monde [178].
Le monde du théâtre n'est pas le
théâtre du
monde; ce qui convient en société, dans un salon mondain,
ne convient pas sur la scène : la plaisanterie de société
s'évapore sur la scène, la plaisanterie de théâtre
blesserait en société; la satire, qui poursuit un
vicieux, est mondaine, tandis que la comédie, qui
poursuit un vice, est théâtrale [130]. De même, les
larmes excitées par un «événement tragique» diffèrent de
celles excitées par un «récit pathétique» : à la narration
d'une belle chose, les larmes viennent après l'embarras
de la tête et après l'émotion des entrailles; à la vue
d'un «accident tragique», «l'objet, la sensation et l'effet
se touchent; en un instant, les entrailles s'émeuvent, on
pousse un cri, la tête se perd et les larmes coulent;
celles-ci viennent subitement, les autres sont amenées»
[101]. (C'est donc dire que les deux ont en commun de
passer par la voix : par la narration ou par le cri). Un
«coup de théâtre naturel et vrai» a l'avantage d'opérer
brusquement, alors que la «scène éloquente» fait attendre;
ce qui permet cependant à cette dernière de produire plus
facilement l'illusion : «Les accents s'imitent mieux que
les mouvements, mais les mouvements frappent plus
violemment» [102]. De là, la règle du premier
interlocuteur, presque à la fin d'une longue tirade :
«Voilà le fondement, d'une loi à laquelle je ne crois pas
qu'il y ait d'exception : c'est de dénouer par une action
et non par un récit, sous peine d'être froid» [102-103].
-- C'est déjà le primat de l'espace sur le temps, la
primauté du regard sur la voix, malgré le souci, à la
toute fin de cette même tirade, de la diction -- contre
la «voix de conversation» -- pour éviter que la tragédie
ne soit une «parade tragique» [102-103]
Le monde du théâtre n'est pas le
théâtre du
monde; mais le spectacle est quand même comparé à «une
société bien ordonnée», qui se définit par le sacrifice de
ses biens primitifs et où celui qui est en mesure
d'apprécier la mesure de ce sacrifice n'est pas
l'enthousiaste ou le fanatique, mais l'homme juste en
société et le comédien à la tête froide au théâtre. En
outre, une «scène des rues» est à la «scène dramatique» ce
qu'une «horde de sauvages» est à une «assemblée d'hommes
civilisés» [108] : faut-il suspecter ici de
l'ethnocentrisme et une quelconque peur de la révolte, de
la commotion et de la contagion de l'émeute?
Selon Lojkine, la scène théâtrale
n'est pas un
salon, car «le naturel, au théâtre, est le comble de
l'artifice»; le salon est dominé par l'enthousiasme,
tandis que la scène doit être dominée par le sang-froid
et le jeu délibéré et élaboré à l'avance [14]. Lojkine
note aussi que dans le dialogue du Paradoxe, il y a un
va-et-vient entre l'enthousiasme et le sang-froid [15];
il nous semble que l'enthousiasme passe justement par la
figure de l'énumération, par la multiplication
vertigineuse des énumérations qui tient pratiquement de
la manie chez «l'homme au paradoxe». Par ailleurs, Lojkine
ajoute que la conception du théâtre présente dans le
Paradoxe implique une nouvelle fonction sociale du
comédien [16-17]; en cela et selon nous aussi, Diderot
annoncerait le théâtre épique de Brecht (la distanciation
contre l'identification) et il s'opposerait à l'avance à
Artaud.
Lojkine remarque que c'est par le regard qu'il
y a distanciation du comédien par rapport au personnage;
ce qui veut dire qu'il y a une fantasmatique du regard,
comme dans le rêve, qui se met en place et qui fait que
le comédien se regarde, mais ne regarde pas le personnage
comme son reflet [30-35]. Mais nous pouvons aussi nous
demander si ce n'est pas une indication à l'effet que le
grand comédien est un hystérique, l'hystérique étant
justement très capable de théâtralité et d'un «beau
regard» [François Perrier]; la théâtralité hystérique
s'inverserait alors dans l'hystérique théâtralité.
Pourtant, c'est plutôt du côté de l'homme sensible,
identifié à une femme dans le Paradoxe, qu'il faudrait
chercher l'hystérique et non du côté de l'homme de sang-froid (pédant? obsessionnel?) : est-ce là un autre aspect
du paradoxe?
Situation paradoxale que celle du comédien, qui
doit substituer l'intelligibilité à la sensibilité; qui
doit jouer du modèle idéal et de la copie, de l'idée et
du bon et beau mot, de l'idéalisme du modèle et du
réalisme de la copie; qui doit savoir manier
l'enthousiasme par le sang-froid; qui doit émouvoir le
spectateur par une émotion feinte et fictive, «fictice»
[Jean-Luc Nancy]. Dans ce jeu de cache-cache ou de
cacher-montrer qui tient de la magie -- la Clairon n'est-elle pas une «incomparable magicienne»? [152] -- ou du
persiflage -- le grand comédien n'est-il pas «[u]n grand
persifleur tragique ou comique, à qui le poète a dicté
son discours»? [119]--, le comédien est à la fois un
exhibitionniste -- il s'exhibe ou il exhibe un personnage
en s'exhibant -- et un voyeur -- il se regarde jouer, il
se distancie, il prend ses distances. Le comédien est une
danseuse, voire une danseuse érotique. Or, il arrive que
le spectateur ne soit pas seulement un voyeur et que,
dans l'identification au comédien (ou à la danseuse), il
soit lui-même un exhibitionniste, la passivité prenant
alors le dessus sur l'activité, la féminité sur la
masculinité ou la virilité, la passion sur l'action.
-- Dans la perversité (et non la perversion) de ce
spectacle, du spectacle, le regard y tient la place de la
voix; mais la parole y a toujours le dernier mot, même
quand elle est synonyme de silence ou de cri, de rires
ou de pleurs, d'applaudissements ou de sifflets :
le comédien regarde avec les oreilles et le spectateur
écoute avec les yeux!
ÉTUDE
Cherchez à confronter le Paradoxe du
comédien et
la Lettre à d'Alembert sur les spectacles (1758) de Jean-Jacques Rousseau [écrivain français : 1712-1778] ou
faites l'analyse discursive du Discours sur les sciences
et les arts (1750) et du Discours sur l'origine de
l'inégalité parmi les hommes (1755) du même écrivain et
attardez-vous alors à distinguer le discours et le
dialogue.