B) LE MIMÉTIQUE ET LE CATHARTIQUE



Sans préjuger du statut de l'ensemble de l'art, il est quand même possible d'affirmer que le théâtre est un art d'imitation [mimèsis]; qui dit imitation dit à la fois représentation (des premières répétitions aux dernières représentations) et présentation. Mais il ne s'agit pas de l'imitation de quelque chose, car ladite réalité est elle-même déjà imitation, répétition, itération, dérivation. Que le théâtre soit un art mimétique a donné lieu, dans l'Antiquité grecque, à deux conceptions principales qui se sont perpétuées au moins jusqu'au XVIIe siècle et qui sont encore discutées de nos jours : celles de Platon et d'Aristote.

Platon

Pour éduquer les gardiens de la Cité, il faut, selon Socrate, leur apprendre la musique (pour l'âme) et la gymnastique (pour le corps); il faut commencer par la musique, au profit de la justice et du bien, qui sont synonymes de bonheur. En musique, il y a les discours vrais et les discours mensongers; entre les deux, il y a les fables (l'imitation, le produit des imitateurs, des poètes comme fils des dieux), qui sont fausses en général mais contiennent quelques vérités. Ainsi les faiseurs de fables doivent-ils être surveillés pour que soient bien représentés les dieux et les héros; c'est aux fondateurs de cité que revient de connaître les modèles que doivent suivre les poètes dans l'épopée, dans le poème lyrique et dans la tragédie. Se distinguent alors la matière du dire (le logos : l'acte de représentation mentale) et la manière de dire (la lexis : l'acte de représentation verbale).

D'abord, il importe de ne pas blasphémer, de ne pas dire de mal des dieux, Dieu n'étant pas la cause de tout mais seulement du bien : c'est la première règle. La deuxième règle est qu'un dieu ne peut se transformer (en magicien), la transformation étant contraire à la perfection; les dieux ne peuvent pas mentir : le mensonge est lui aussi contraire à la perfection. Au poète qui ne fera pas de ces deux règles des lois sera refusé un choeur et ses fables ne serviront pas à l'éducation de la jeunesse [paideia]. De même que les gardiens doivent honorer les dieux et leurs parents, ils doivent ne pas craindre la mort; c'est pourquoi il faut décourager les discours qui blâment les choses de l'Hadès, l'empire des morts, qui est préférable à l'esclavage. Les lamentations et les plaintes doivent être évitées, de même que le rire; doit être prêchée la tempérance envers les chefs et envers les plaisirs du vin et de la table ou de la chair.

Voilà ce qu'il en est de la fiction, des fables des poètes; ce qu'il en est de la diction est davantage connu et reconnu. Sont ici distingués le récit simple [diègèsis], le récit imitatif et un mélange des deux. Dans le récit simple, le poète parle en son nom; mais quand il parle sous le nom d'un autre -- style direct ou indirect libre en somme --, il y a récit imitatif et c'est ce qu'il faut éviter à tout prix selon Socrate : l'imitation s'oppose au simple récit comme le dialogue au monologue. Le dithyrambe est un récit (ou une narration) simple, la tragédie et la comédie sont des récits imitatifs, l'épopée et d'autres genres sont des mélanges ou des mixtes des deux. Mais, s'il faut imiter, il ne faut imiter que le bien et non pas le langage et la conduite des fous (et leurs bruits d'animaux); le bon orateur n'imite que le bien, que l'homme bon, et il imite peu : il n'est pas réaliste -- et, encore moins, naturaliste ou expressionniste -- au sens moderne du terme...

À la diction, appartiennent l'harmonie et le rythme, qui rapprochent la poésie de la musique. L'harmonie et le rythme doivent peu varier, car la variation est synonyme de désordre; la forme pure imite l'homme de bien, même si la forme mélangée est plus agréable aux enfants, à leurs gouverneurs et à la foule. Parce que chaque homme ne doit faire qu'une seule chose dans la Cité, selon sa vertu et sa fonction, il faut en chasser les hommes qui peuvent prendre toutes les formes et tout imiter : il faut chasser ces poètes de la Cité!

En musique, il y a le chant et la mélodie, celle-ci comprenant les paroles (les lettres ou les syllabes), l'harmonie (les sons) et le rythme (les durées). Il ne faut pas user des harmonies plaintives (lydienne mixte ou aiguë par exemple) et des harmonies molles (ionienne ou lydienne); ne conviennent que les harmonies dorienne et phrygienne, qui imitent les accents des malheureux et des heureux, des sages et des braves; des instruments comme la lyre et la cithare suffisent -- et gare à la flûte, qui imite trop et que l'on imite trop... La mesure et la mélodie doivent se conformer aux paroles, et non l'inverse. De la simplicité du caractère, celle d'un esprit qui allie bonté et beauté, dépendent le bon discours, la bonne harmonie, la grâce et l'eurythmie.

Toujours selon Socrate, l'éducation musicale, par la poésie, est souveraine et elle pénètre et touche l'âme par le rythme et l'harmonie; le but de la musique est l'amour du beau. C'est par l'âme (la musique) que la beauté advient au corps; la gymnastique doit être aussi simple que la musique. À l'âme tempérante correspond alors le corps sain; c'est l'âme qui guérit le corps et l'âme : un musicien qui pratique la gymnastique se passera de médecin. Ainsi éduqués les meilleurs des gardiens deviendront des chefs et les autres gardiens seront les auxiliaires et les défenseurs de la pensée des chefs; les philosophes, si l'État était assez sage pour les choisir, seraient les meilleurs des chefs.

L'idée du beau et celle du bon sont tributaires de l'idée du bien, qui est à la fois justice et vertu. L'idée du bien ne peut venir que de l'âme, qui est composée de trois principes : le principe rationnel (la raison et l'entendement), le principe irascible (la sensibilité) et le principe irrationnel et concupiscible (l'imagination); le principe rationnel correspond à la classe délibérante (les sages, les philosophes), le principe irascible à la classe ou au corps des auxiliaires ou des gardiens (les hommes courageux et ambitieux) et le principe concupiscible à la classe des gens d'affaires ou des artisans (ceux qui sont avides de richesses, les intéressés). Par ailleurs, Platon en arrive à considérer que les poètes tragiques doivent être exclus de la Cité parce qu'ils sont finalement les chantres de la tyrannie; ce sont des gens habiles qui vivent dans la compagnie du tyran, qui est un parricide, et l'amour lui-même est un tyran, comme l'ivrognerie et la folie...

En résumé, Platon n'admet pas la poésie imitative et dénonce les poètes tragiques et les autres imitateurs, l'imitateur étant de la nature, du roi et de la vérité éloigné de trois degrés : les imitateurs créent des fantômes ou des apparences et non des réalités et encore moins des idées (dont Dieu seul est l'auteur); ce ne sont pas des ouvriers mais des créateurs d'images, la vérité ne pouvant que leur échapper. Condamné à l'art de l'imitation, le poète tragique, Homère le premier, n'accède pas à l'art de la fabrication et à l'art de l'usage; il est l'imitateur au suprême degré, surtout qu'il imite non pas le caractère raisonnable mais le caractère irritable, qui se prête à de nombreuses imitations, qui est plus facile à imiter.

Pourtant jadis porté à la musique et à la poésie, Socrate creuse l'écart ou la dissidence entre la poésie et la philosophie; c'est un maître d'éloquence et de dialectique, expert en maïeutique. Mais il est curieux que les ouvrages de Platon prennent la forme dénoncée par Socrate, la forme dialoguée, donc théâtrale, tragique, du discours : faut-il y voir une sorte de retour du refoulé, de symptôme? Socrate ne serait-il lui-même qu'un protagoniste sur la scène de la philosophie avec un choeur pour lui donner la réplique? Son destin tragique ne serait-il pas l'envers de la tragédie?

Platon. La République.

Jean Franklin. La discours du pouvoir (Première partie).

Aristote

Pour Aristote, le récit [diègèsis] est lui-même un mode de l'imitation poétique [mimèsis]; il en est un mode indirect, alors que l'imitation dramatique est directe. Tandis que chez Platon, il y a une prise de parti contre l'imitation, chez Aristote, il y a prise de parti en faveur en même temps qu'il y a élargissement du concept d'imitation. Pour Aristote, l'art imite la nature et même il la corrige, il la perfectionne, il la transforme; c'est donc dire que la perfection des dieux n'est pas à l'origine. L'art [poiêsis] est à la nature [phusis] ce que l'énergie cinétique [dunamis/kinêma] est à l'énergie potentielle [energeia/entelekhei]; il est mouvance [kinêsis/metabolê]. C'est parce qu'il y a imperfection, défaut, du protagoniste, qu'il peut y avoir purification, purgation [catharsis].

Le but de la tragédie -- son lien à la propagande en quelque sorte -- est donc de provoquer la catharsis chez le spectateur : en s'identifiant au protagoniste, à son défaut, le spectateur est pris de terreur, de la terreur de lui ressembler et d'en être d'autant plus coupable (puisqu'il n'est pas un dieu, un chef, un héros), mais aussi de pitié, craignant pour le destin du protagoniste. La terreur ou la frayeur est une émotion égocentriste (envers l'émotion d'un autre humain) et la pitié est une émotion altruiste (envers un homme qui n'a pas mérité son malheur); la crainte est source d'anxiété et la pitié est source d'effusion.

Aristote distingue six parties de la tragédie : la fable (l'action, le drame, la mise en forme de l'intrigue, de la fiction), les caractères, l'élocution (ou la diction), la pensée, le spectacle et le chant (ou la musique); le spectacle est relégué au second plan [sauf selon Delmas], car il est synonyme d'irrationnel, de monstrueux (qui n'est pas l'effrayant mais plutôt le dégoûtant]; prévaut la fable et non pas les caractères ou la pensée. La fable doit se faire remarquer par sa vraisemblance, par sa véracité, par l'avéré. Il ne s'agit pas de représenter le réel mais le possible ou le plausible limité par le vraisemblable et le nécessaire et selon les règles de la bienséance [cf. Roubine].

Ladite règle des trois unités, qui n'est pas vraiment chez Aristote mais chez ses traducteurs et ses commentateurs, est d'abord et avant tout le primat de l'unité d'action, à laquelle unité doivent se soumettre l'unité de lieu et l'unité de temps (la règle des vingt-quatre heures ou celle du jour solaire). Il est vrai que l'unité de lieu et l'unité de temps se trouvent aménagées par les entractes, où ces deux unités ne sont pas représentées explicitement, où le temps court et où l'espace se déplace; là, donc, où le représenté est relayé ou suppléé par le raconté. Pendant les entractes, peut ainsi se réaliser, non seulement l'irreprésenté mais l'irreprésentable, l'imprésentable; par rapport au théâtre, le cinéma réalise cet irreprésentable... Par ailleurs, la règle des trois unités ne touche que la tragédie, la tragi-comédie et la grande comédie; elle ne concerne pas le ballet, l'opéra ou l'opéra-ballet, là où le spectacle prend le dessus sur la fable.

Chez Aristote, l'art poétique de la tragédie est l'art mimétique par excellence : la poiêsis et la mimèsis seont intimement liées. Ainsi n'y a-t-il pas de modèle a priori à respecter : les tragédies grecques, surtout Oedipe roi de Sophocle, sont elles-mêmes les modèles à suivre et à imiter; les règles de la poétique sont celles-là mêmes de la poésie imitative, que celle-ci soit narrative ou dramatique.

Aristote. Poétique. Les Belles Lettres (Classiques en poche # 9). Édition bilingue; traduction, introduction et notes de Barbara Gernez. Paris; 1997 (XXVIII + 148 p.)

Gérard Genette. «Frontières du récit» dans Figures II.

Gérard Genette. Introduction à l'architexte.

Jacques Derrida. «La loi du genre» dans Glyph; textual studies 7.

Paul Ricoeur. «La mise en intrigue; une lecture de la Poétique d'Aristote»; chapitre 2 de Temps et récit I (p.66-104).

Jean-Jacques Roubine. Introduction aux grandes théories du théâtre. Dunod (Lettres Sup.). Paris; 1996 (VIII + 208 p.)

Jean-Pierre Ryngaert. Introduction à l'analyse du théâtre. Bordas. Paris; 1991 (VIII + 168 p.)

Christian Delmas. La Tragédie de l'Äge Classique (1553-1770). Seuil (Écrivains de toujours, nouvelle série). Paris; 1994 [272 p.)

Jacques Scherer. Dramaturgies d'Oedipe. PUF (Écriture). Paris; 1987 (192 p.)

Augusto Boal. Théâtre de l'opprimé [cf. Théorie de la littérature : La critique socio-historique].



ANALYSE

René Descartes

[Philosophe français : 1596-1650]

Discours de la méthode
pour bien conduire sa raison, et chercher
la vérité dans les sciences

(1637)

Librairie générale française
(Le Livre de Poche # 2593).
Paris; 1973 (230 - 2 p.) [p. 87-182].




Le Discours de la méthode est divisé en six parties précédées d'une courte présentation qui les résume et en constitue une sorte de table des matières rédigée [87]. La première partie comprend quinze paragraphes; la deuxième, treize; la troisième, sept; la quatrième, huit, la cinquième, douze; et la sixième, douze aussi : il y a donc soixante-sept paragraphes en tout. Le Discours peut être segmenté de trois manières :

1°) les deux premières parties ont en commun de traiter du destinateur et les deux dernières, de se préoccuper du destinataire; les troisième et quatrième parties constituent l'essentiel de l'exposé de la métaphysique : il y a alors trois séquences de deux chapitres chacune;

2°) la première partie traite surtout du passé et la dernière de l'avenir; les deuxième et troisième parties exposent la méthode en philosophie et en morale; les quatrième et cinquième parties ont pour sujet principal l'âme : il y a aussi trois séquences, mais avec une macro-séquence comprenant les quatre chapitres du milieu;

3°) les trois premières parties constituent une sorte d'itinéraire intellectuel aboutissant au cogito, tandis que les trois dernières en tirent les conséquences en métaphysique, en physique et en biologie ou en médecine; il y a donc deux séquences, une axée sur l'individu originel et original, l'autre sur ce qui peut en résulter de bénéfique pour la société; la lenteur caractérise la première séquence, la rapidité (ou l'accélération) caractérise la seconde.

Proposé comme histoire ou fable [94], le Discours est souvent considéré comme étant une autobiographie intellectuelle, ce qu'il semble être au moins dans les trois premières parties. Feignons plutôt -- feinte semblable à celle du discoureur [128], sans être une feinte de poète -- de le prendre ici, en commençant, pour une tragédie intellectuelle et non pour la simple représentation d'une vie «comme en un tableau» [93]. Le discoureur s'y «avance masqué» [cf. Méditations], le Discours ayant été publié sans nom d'auteur en 1637, sa personne étant bien un "masque de théâtre".

Le héros tragique, le protagoniste discoureur, est aux prises avec un véritable défaut (tragique); c'est l'individualisme, sans quelque humilité et non sans heur [92] : il est conscient de sa valeur [95] et du degré de ses connaissances [99]; la solitude lui semble plus propice à son oeuvre de bâtisseur que la compagnie des pairs [104] et la pluralité des voix [108]. Mais il ne manque pas de prudence en matière de politique et de morale [106-109]; sinon stoïcien [120], il est certes stoïque; il sait profiter de la solitude du voyage et de l'exil [126] : son corps voyage (dans le monde), son âme pense (le grand livre du monde) [100]...

Après les études et les voyages, le discoureur a deux principaux moyens à sa disposition : le doute, qui lui permet de faire plus ou moins "tabula rasa", et la méthode, qui lui permet de construire et de se conduire. Le doute l'amène à se débarrasser des livres anciens et des «vieux fondements» [105] et à «bâtir dans un fonds qui est tout à [lui]» [107]; la méthode est un exercice de pensée propice à la philosophie (ou à la logique) et à la morale, à la métaphysique et à la physique. Parce que discipline des quatre préceptes philosophiques (logiques) [110-111] et des quatre maximes morales [116-121], parce que discipline de la dianoïa et de l'ethos, la méthode s'oppose à la doctrine, au discours des doctes, comme la vérité s'oppose à la vraisemblance [cf. Le Cid]. Cette méthode est lente et prudente; elle s'aménage une morale «par provision», en attendant, en attendant que la résolution succède à l'irrésolution et parce que l'irrésolution dans le jugement ou la raison ne doit pas s'accompagner d'irrésolution dans l'action [116] et ne doit donc pas céder à la passion. Au discoureur, il faut protéger ses arrières, car il risque gros : mieux vaut se changer, changer son moi, que changer le monde; mieux vaut cultiver la persévérance et la constance, voire la soumission, pour éviter le ressentiment, que de s'abandonner à la désobéissance [116-121].

Mais notre discoureur a un autre défaut : il a un «extrême désir» [94, 100] d'apprendre et de connaître, une grande curiosité de la vérité, qui le conduit à changer entièrement d'opinion pour ne pas se ranger à l'opinion des doctes [94]; il est aux prises avec une véritable obsession, un dessein qui doit le conduire sur le chemin de la vérité [ces deux vocables en italiques sont répétés à de très nombreuses reprises]. Il y a alors rencontre du doute et de la méthode, résolution du doute par le cogito [128], prise en charge par la conscience (en vue de l'anagnôrisis) sur la voie de l'idéalisme, investissement de la volonté. Pourtant, notre protagoniste n'est pas sans savoir qu'il peut se tromper [93], qu'il est «sujet à faillir» [128], subjectus autant que subjectum, et qu'il peut confondre la vérité et l'illusion ou l'erreur, dans le songe ou le rêve par exemple, là où le sommeil trompe la veille et la conscience. Mais lentement, «comme un homme qui marche seul et dans les ténèbres» et pour ne pas tomber [109], il se lance dans l'aventure, dans des péripéties qui se résument en deux voies : d'une part, le rationalisme; d'autre part, l'idéalisme (de l'âme) et le dualisme (de l'âme et du corps), la métaphysique et la physique qui s'enchaînent et s'entraînent l'une et l'autre pour «chercher la vérité dans les sciences».

Dès le titre, il est bien indiqué que (le discours de) la méthode, c'est «pour bien conduire sa raison» [87]. La raison, c'est le bon sens, «la chose du monde la mieux partagée»; ce n'est pas le sens commun [155] mais le sens tout court [92], qui ne se confond lui-même pas avec les sens (extérieurs) [136]. La méthode ne peut pas se passer d'une «doctrine des facultés» : jugement de l'esprit (sur soi encore davantage que sur le monde), la raison est «la seule chose qui nous rend hommes, et nous distingue des bêtes » [92]; elle n'est pas l'imagination et la mémoire ou la fantaisie [155] mais l'usage et la volonté de l'entendement. Elle est aussi supérieure à la sensibilité, le sensible n'étant aucunement une garantie d'intelligibilité [133-137] : l'induction par la sensibilité (a posteriori) ne vaut nullement la déduction par l'intellect (a priori), par l'entendement, par la raison, par l'esprit, par l'âme.

L'âme n'a pu qu'être créée, parce qu'elle est la seule chose qui ne peut pas être feinte et rejetée au rang des illusions et des songes, comme le corps et le monde; c'est «une substance dont l'essence ou la nature n'est que penser»; «ce moi, c'est-à-dire l'âme par laquelle je suis ce que je suis, est entièrement distincte du corps» [127-129]. Le cogito, la profession de foi du moi, est la garantie de l'évidence, qui est le premier précepte ou principe de la méthode; mais il est lui-même garanti par l'existence de Dieu qui, seul, ne dépend pas de la nature du discoureur, «l'idée d'un être plus parfait que le mien» ne pouvant pas dépendre d'un autre que cet être, dont la perfection est d'être composée de la seule «nature intelligente» [132]. L'idéalisme implique un innéisme des idées qui viennent de Dieu [cf. Augustin] et qui cautionnent la vérité des «idées claires et distinctes» [135-136]. Il n'y a d'âme que raisonnable ou intellectuelle; il n'y a pas d'«âme végétative» ou d'«âme sensitive» : l'âme est animus et non simple anima. Participant de la nature divine, de la nature intellectuelle de Dieu, l'âme raisonnable ne peut qu'être immortelle, l'immortalité étant l'une des qualités de la perfection.

Passant, dans la cinquième partie, du Ciel à la Terre, des Divins aux Mortels, ou de la métaphysique à la physique, non sans quelques éléments de naturalisme ou d'évolutionnisme et d'héliocentrisme [142-143], le discoureur distingue les hommes et les animaux, qui ne peuvent pas parler, qui ne peuvent user de paroles pour exprimer des pensées, qui n'ont donc pas la «faculté de langage» [cf. Chomsky] et qui sont trop spécialisés par leur instinct [cf. Lorenz]; les animaux n'ont pas d'âme, parce qu'ils n'ont pas d'esprit, de raison, mais seulement des «mouvements naturels» ou des «passions intérieures». Cependant, même l'esprit dépend du tempérament et de la disposition des organes du corps [163]. Ce n'est pas l'immortalité de l'âme qui est le fondement de la distinction des hommes et des animaux; c'est, à l'inverse, la distinction des hommes et des animaux, le dualisme de l'âme et du corps, qui est le fondement de l'immortalité de l'âme, de l'idéalisme, et de la morale qui en dépend : l'âme est indépendante du corps et, de là, immortelle [155-160].

Le dualisme implique le mécanisme, une mécanique des corps, dans leur étendue, qui sans l'esprit ne seraient que des automates, des machines. En vue de susciter l'identification à son discours, à la méthode de son discours, le protagoniste ne peut s'en remettre au mode narratif d'exposition qui, dans les trois premières parties, soutient le mode argumentatif; il lui faut faire appel au mode descriptif, plus particulièrement dans l'explication du mouvement du coeur, pour produire des effets de vérité scientifiques plutôt que philosophiques. Le mécanisme est une forme de causalisme ou de déterminisme qui cherche à expliquer le mouvement ou la transformation de la matière (dont la structure axiologique figurative est la représentation) d'une manière ordonnée : du soleil et des étoiles fixes aux corps de la Terre, en passant par les cieux et par les planètes, les comètes et la Terre, sans oublier l'homme, qui est spectateur de la lumière, celle-ci étant en quelque sorte le principe de cet ordre [139-142]. Qui dit lumière dit feu; mais il peut y avoir lumière sans chaleur et chaleur sans lumière [142]. C'est pourtant la chaleur qui explique le mouvement du coeur [147], pour ne pas dire les mouvements du coeur, qui est un «fer embrasé» [152]; c'est une flamme ou un feu [cf. Corneille, qui ne dit pas autre chose la même année du coeur abstrait, de la passion amoureuse]. C'est encore ce feu qui explique les «diverses humeurs», la «génération des esprits animaux»; c'est une «flamme très pure et très vive» qui se propage du coeur au cerveau et, de là, aux nerfs, aux muscles et aux membres -- et cela, toujours «selon les règles des mécaniques», de la «théorie des machines», qui règne sur les «objets extérieurs» et jusque dans les «passions intérieures» [153-155]. Pour être un «vrai homme» [159], il faut que l'âme, même si indépendante, soit intimement liée au corps, par la glande pinéale [227, note 18 du commentateur Jean-Marie Beyssade]; mais pour le comprendre, il faut sans doute «être plus qu'homme», être théologien [98], ou faire des «suppositions» où les causes expliquent les effets et où les effets prouvent les causes [179].

Après l'anagnôrisis de la sixième partie, il ne peut y avoir catharsis que pour les cartésiens (jusqu'à Husserl); cette catharsis, c'est le cartésianisme comme (méta)physique moderne des chemins qui mènent quelque part, à la gloire plutôt qu'au repos d'esprit du discoureur par exemple [177]; repos qui serait venu à bout de cet extrême désir et qui trouverait son ultime recours dans la médecine, même contre «l'affaiblissement de la vieillesse» [163-164, 181] : immortalité du corps? C'est dans la postérité que la méthode du discours trouve son juste et véritable destinataire capable de bon sens (la raison naturelle) et d'études, le bon juge (et non seulement le bon avocat) d'un discours écrit en français [161].

En somme, le discoureur, la persona incarnée dans le moi, est bien l'acteur qui représente le Sujet : la Méthode comme discipline de la raison naturelle; les aveugles de la cave [173], les doctes -- et sans doute que l'auteur de «Descartes inutile et incertain» (à partir d'un mot des Pensées de Pascal) [7], Jean-François Revel, se rangerait parmi eux [7-86] -- représentent l'anti-Sujet : la Doctrine de la scolastique, des livres anciens, qui confond la vraisemblance des faits et la vérité de l'être; l'Objet de valeur, c'est évidemment la Vérité exprimée par le subjectum, par le cogito : «Je pense, donc je suis» [128, en italiques dans le texte], parce que Dieu est, l'âme (raisonnable, intelligente, immortelle) ou la pensée de l'esprit -- le logos -- étant ce qu'il y a de commun à Dieu et à moi, dans un spiritualisme qui est davantage moral -- et la morale fonde une politique de la tolérance envers l'ordre établi -- que religieux. La quête de la Vérité est à la fois un principe d'enrichissement et une véritable bataille [169] L'Adjuvant de la Méthode, c'est le Doute (et la solitude du penseur); celui de la Doctrine, c'est l'École (et la solidarité des pairs). L'Opposant de la Méthode, c'est aussi le Scepticisme; celui de la Doctrine, c'est le Stoïcisme. Le Destinateur est le même pour la Méthode et pour la Doctrine, ce sont les fondements de la Métaphysique; mais le Destinataire, c'est la Postérité à travers les fruits des fondements d'une nouvelle physique jusqu'en médecine.

Que le Discours de la méthode soit la Méthode du discours ne doit pas nous amener à négliger qu'il y a justement opposition de la méthode (affirmative) de la déduction, la méthode hypothético-déductive (a priori), et de la méthodologie (positive) de l'induction, la méthodologie positiviste (a posteriori). Notre protagoniste discoureur refuse absolument -- c'est toute la dernière partie -- de s'en remettre à l'expérimentation, se réclamant en quelque sorte d'une expérience, celle de l'évidence, qui se passe d'expériences, des expériences qu'il n'aura jamais le temps de faire s'il veut continuer à discourir sur et vers la vérité; de toute façon, ces expériences, il serait le seul à pouvoir les mener à bien et à en tirer les conclusions pertinentes et importantes : solipsisme extrême!

Dans cette reconstruction du monde, d'un autre monde possible à la Leibniz [141], (re)construction propre au discours paranoïaque, le Discours échappe pourtant au Discours universitaire, où un emploi est synonyme d'honneur; alors que pour le discoureur, le loisir est synonyme de travail [182]. Même s'il n'échappe pas lui non plus à l'argument d'autorité [149-151], le protagoniste, dans l'auto-reconnaissance [171], ne se soumet pas à l'autorité des pairs, à l'interprêtrise des doctes, à la maîtrise des tenants de l'école ou de ceux qui font profession de pouvoir plus qu'ils ne savent [100]. Mais, étant donné le sort de Galilée, victime du discours de la censure, il y a (auto)censure du discours dans la dernière partie. Par ailleurs, apparaissent quelques difficultés, que nous allons examiner rapidement pour terminer.

Les quatre préceptes logiques -- il ne faut pas qu'il y en ait trop pour mieux les observer [110] -- ne sont pas sans emprunter aux livres anciens et à la scolastique elle-même, ainsi qu'au syllogisme, et il n'y a pas vraiment table rase. Le premier précepte prêche la lenteur en vue d'éviter la précipitation et la prévention (le préjugé) et il est celui de l'évidence de la vérité fournie par la connaissance de la chose et dont on ne peut douter; cette règle limite le jugement à ce qui est clair et distinct [110-1] et elle est elle-même limitée par le cogito et ainsi par Dieu, qui ne peut qu'avoir mis cette idée (innée) dans notre esprit, dans notre âme qui n'est que spirituelle et ainsi immortelle. Le second précepte est celui de la division et donc de l'analyse et il ne fait guère problème; le troisième, non plus, étant directement relié au second : c'est la règle de l'ordre allant du plus simple au plus complexe; c'est une règle étendue, par rapport à la seconde qui serait standard, puisqu'elle met de l'ordre là où il semble ne pas y en avoir. Le quatrième et dernier précepte est celui de l'exhaustivité, de la révision exhaustive et elle ne manque pas d'être contredite, ou tout au moins contrecarrée, par la nécessité de l'expérimentation [111]. Mais alors le discoureur doit s'en remettre aux géomètres, aux mathématiciens, aux maîtres [111-115]...

Pendant que le discoureur travaille à rebâtir son logis par la méthode, il lui faut un autre endroit pour se loger : il lui faut une morale de trois ou quatre maximes. La première maxime est d'obéir aux lois et aux coutumes, à la politique et à la religion -- catholique, grâce à Dieu -- du pays : elle prône la modération et condamne l'excès; il s'agit de faire comme ceux avec qui on vit : c'est une morale de caméléon; il faut imiter ce que les gens font et non ce qu'ils disent qu'ils font [116-118]. La seconde maxime est celle de la résolution et de la persévérance même dans le doute et l'erreur; c'est la règle du voyageur égaré qui doit aller tout droit et non tourner en rond; elle a pour objectif de contrer le ressentiment des repentirs et des remords et la mauvaise foi, de là son caractère héroïque [118-119]. La troisième maxime est en fait une reprise de la première ou son corollaire : mieux vaut se changer que changer le monde; seules nos pensées sont en notre pouvoir et il faut en accommoder nos désirs; ainsi n'y a-t-il de liberté que dans et par la volonté; c'est le caractère stoïque de cette morale [119-121]. Enfin, une dernière maxime agit comme conclusion; en fait, c'est la poursuite de la seconde qui exige que le discoureur continue son chemin, sa route, sa vocation, son voyage vers la vérité par la méthode [121]. Muni de cette méthode et de cette morale, il peut reprendre son voyage et poursuivre son dessein, son destin de bâtisseur, d'architecte et d'arpenteur de la vérité.

Par ailleurs et finalement, il nous faut remarquer qu'il y a une lutte entre le Discours universitaire et le Discours maître pour la Maîtrise (pour la réputation plus que pour l'interprétation), lutte entre l'objectivisme et le subjectivisme. Nous en prendrons seulement pour preuve :

1°) les verbes déclaratifs ou performatifs qui sont très fortement marqués par le volontarisme, un volontarisme résolu et entêté; il n'est pas nécessaire d'en dresser la liste, les exemples en étant trop nombreux surtout dans les trois premières et la dernière parties;

2°) les grammèmes en tête de paragraphes, où il nous faut noter une véritable opposition entre l'usage d'une part de la première personne du singulier, qui est très répandue -- et qui peut surprendre dans un discours à l'origine anonyme -- et qui est la marque d'un très grand subjectivisme, parfois jusqu'au solipsisme, et l'usage d'autre part d'adverbes ou de joncteurs plus objectifs (en termes de causalité) et marquant la restriction, la précision ou la consécution : "mais", "toutefois", "ainsi", "puis", "enfin", "après", "en suite de quoi", "or", "car", "et", etc.

-- N'est-ce pas une lutte humaine entre un "je pense" et un "je suis" qui n'aurait pas pour divin arbitre un "donc"?



ÉTUDE

Étudiez les Pensées (1670) de Blaise Pascal [écrivain français : 1623-1662]. Attardez-vous, entre autres choses, au problème du coeur et à ce qui distingue Pascal de Descartes, surtout au sujet du rapport entre l'âme et le corps, entre la religion et la science.



ANALYSE

Pierre Corneille

[Dramaturge français : 1606-1684]

Le Cid

(1637)

Librairie générale française
(Le Livre de Poche # 6140).
Paris; 1986 (192 p.) [p. 27-112].




Présentée comme "tragi-comédie" en 1637 et rebaptisée "tragédie" en 1648, Le Cid est composé de cinq actes comprenant respectivement cinq, huit, six, cinq et sept scènes (trente-deux en tout). Il y a douze personnages présents sur scène : don Fernand et dona Urraque -- qui, partout ailleurs, est appelée l'Infante -- sont nommés par leur titre nobiliaire et provincial (la Castille); don Diègue est présenté comme père de Rodrigue et don Gomès comme comte -- il est seulement appelé par ce titre ailleurs -- et comme père de Chimène; don Rodrigue est présenté comme amant (celui qui aime et est aimé en retour) et don Sanche comme amoureux (celui qui aime sans être aimé); Chimène est présentée comme fille de don Gomès; don Arias et don Alonse sont des gentilshommes castillans; Leonor et un Page appartiennent à l'Infante et Elvire à Chimène. En somme, Rodrigue et Sanche se définissent par rapport à Chimène (alliance par amour), qui se définit par rapport à son père (sang); Diègue se définit par rapport à son fils et Gomès, lui, à la fois par son rang et par son sang; Fernand et Urraque se définissent par leur seul rang, mais il y a retour du sang par l'appellation d'Infante. La scène se passe à Séville, qui n'est pas en Castille [27].

Selon les indications en tête de chacune des scènes, c'est Chimène qui est le personnage le plus présent : dans quatorze scènes sur trente-deux; suivent Diègue et Elvire avec onze chacun, Rodrigue et Sanche avec neuf, l'Infante et Arias avec huit, Fernand et Alonse avec sept, Leonor avec six, le Comte avec trois et le Page avec deux; ces deux-ci sont les deux seuls qui ne sont pas présents dans la dernière scène, l'avant-dernier étant mort au début de l'Acte II. Rodrigue et Chimène sont peu présents dans les deux premiers actes; Fernand est absent dans l'Acte I et l'Acte II, mais il est présupposé par le propos, et l'Infante dans l'Acte III, qui appartient véritablement à Chimène et à Rodrigue, surtout la dix-septième scène de la pièce [Acte II, Scène 4].

Quand Chimène est présente, elle prend toujours la parole, comme Fernand; Rodrigue est présent mais silencieux dans la Scène 4 de l'Acte IV, où il est chassé [90]. L'Infante est présente mais silencieuse, son honneur ayant triomphé de son amour, dans la dernière scène; Elvire, Leonor, Sanche, Arias et Alonse sont souvent présents et silencieux, agissant comme faire-valoir ou comme spectateurs de Chimène et de l'Infante ou de Fernand. Si le discours peut être défini d'abord et avant tout comme prise de parole -- et la prendre, c'est la prendre à ou de l'autre [cf. Bourdieu] --, c'est Chimène qui est le principal personnage, l'héroïne ou le protagoniste.

Les deux seules scènes où la pièce n'est pas seulement en alexandrins sont la dernière, on ne peut plus significative, de l'Acte I, où alternent les vers de six, de huit, de dix et de douze pieds, et la Scène 2 de l'Acte V, tout aussi significative, où alternent les vers de huit et de douze pieds. La première scène donne lieu au monologue de Rodrigue, qui est déchiré entre l'honneur de son père, offensé par le père de Chimène, et l'amour de celle-ci; après un calcul digne d'un pari pascalien [v. 339-340], il opte finalement pour son sang, pour la vengeance [43]. La seconde donne lieu au monologue de l'Infante, elle déchirée entre le respect de sa naissance et la puissance de son amour pour Rodrigue, entre sa destinée de fille de roi, sa gloire de princesse qui lui a fait destiner Rodrigue à Chimène, et sa destinée d'amoureuse «aux esprits flottants» [v. 131] et pleine de désirs : entre sa tête (sa couronne) et son coeur (son amour), entre la raison et la passion [100-101].

Une grande tension dramatique est créée par la stichomythie : par la simple, double ou triple déchirure de l'alexandrin dans un échange de répliques [32, 34, 37, 40, 41, 46, 47, 48, 49, 51, 52, 57, 57-8, 59, 65, 67, 68, 70, 71, 74, 75, 76, 78, 82, 87, 90-1, 94, 97, 102, 106]. Remarquons l'abondance de telles déchirures lorsqu'il y a confrontation du Comte et de Rodrigue [Acte II, Scène 2], de Chimène et de Diègue [Acte II, Scène 8] et de Rodrigue et de Chimène [Acte III, Scène 4].

Les autres traces du spectacle dans cette pièce de théâtre se retrouvent dans les très rares didascalies en italiques :

. Le Page rentre n'a guère de signification autre que dramaturgique [32];

. À Leonor permet d'éviter une confusion avec le Page, qui vient d'annoncer Chimène à l'Infante [34];

. Il lui donne un soufflet est l'instauration du manque que mettant l'épée à la main ne parvient pas à liquider aussitôt [37];

. Il est seul isole le Comte, par son orgueil démesuré, des autres nobles [47];

. À don Diègue fait de ce dernier le complice de la manipulation de Chimène par don Fernand [91];

. Il parle à don Arias a pour effet de constituer ce dernier en sujet délégué du Destinateur-judicateur, qui est encore le Roi [95].

Il y a évidemment d'autres actions qui sont présupposées par les paroles mêmes des personnages : s'agenouiller, se relever, embrasser, faire tomber ou présenter une épée, etc.

L'épée, le fer, devient un objet de prédilection, de circulation, de valeur et aussi de tromperie : de Diègue à Rodrigue [v. 255-260, v. 271-272, v. 318-320], de Rodrigue à Chimène [v. 857-868] et de Sanche à Chimène [v. 777-780, v. 1705-1706, v. 1751-1753]. Notons que la ressemblance du vers 858 et du vers 1706 se distingue par l'exclamation là et l'interrogation ici. Au soufflet doit répondre l'épée, l'épisode du soufflet étant redoublé par un passage du vouvoiement au tutoiement, une marque de mépris. C'est le sceptre du Roi qui devra trancher -- et qui tranchera!

Par ailleurs, le rôle des entractes est absolument primordial : entre l'Acte I et l'Acte II, le Comte est amené, de l'orgueil et de la vantardise, à admettre, jusqu'au regret et au remords, son défaut tragique, d'avoir le sang trop chaud, qui l'a conduit à sa faute [45]; de l'Acte II à l'Acte III, Rodrigue a pris la décision de mourir par la main de Chimène [65]; de l'Acte III à l'Acte IV, se sont multipliés ses exploits [81]; de l'Acte IV à l'Acte V, Rodrigue a encore pris la décision de mourir, cette fois en duel par la main de Sanche, ne méritant pas de mourir de celle de Chimène, qu'il vouvoie tout au long de la pièce et qui le tutoie [98]. En même temps que les entractes servent en quelque sorte la cause de Rodrigue, ces ellipses permettent de maintenir une unité de lieu pourtant peu vraisemblable.

Après cet examen des codes d'énonciation (présupposée), nous ne nous lancerons pas dans une nouvelle et stérile «querelle du Cid» [157-164], pour déterminer si la pièce respecte ou non les règles de la tragédie et si le vraisemblable souffre du vrai : pour cela, nous renvoyons à l'Avertissement de 1648 [19-25] et à l'Examen de 1660 (texte définitif en 1682) [113-121], les deux de Corneille lui-même. Passons plutôt maintenant à l'étude des modes d'énonciation (énoncée) en nous limitant au texte lu (sans mise en scène vue).

Le mode énonciatif y est au service du discours dramatique, qui repose ici, non pas sur l'action même, mais sur le dialogue donnant lieu à la narration de l'action, par exemple dans la première scène quand Elvire fait un récit [30]. L'action ponctuelle, surtout de l'Infante, y est parfois commandée par le verbe "aller" à l'impératif : «Allons», «allez» [31], «Allez», «allons» [34]. Soulignons que «Allons, quoi qu'il en soit, en attendre l'issue» [v. 58] a pour effet d'instaurer Chimène en observatrice comme le spectateur. L'action héroïque est racontée et non pas jouée, si on excepte l'épisode du soufflet. Le mode narratif domine le premier acte, relayé par le mode descriptif [30] et par le mode argumentatif entre le Comte et Diègue [34-37] et entre Diègue et Rodrigue [40-41]; il domine aussi la fin de l'Acte II et le début de l'Acte IV. Le mode argumentatif domine l'Acte III, le début de l'Acte V et la Scène 4 de cet acte, avec le soutien du mode énonciatif à mesure que l'on avance vers la fin. Le mode descriptif se trouve presque rendu superflu par la mise en scène (présupposée ou implicite).

Étant donné ces modes d'énonciation, l'énoncé est à la fois épique (par les exploits des héros, des chefs, des grands) et lyrique (par leurs faiblesses et leurs tourments); l'honneur (la tête) est épique, l'amour (le coeur) est lyrique. Le lyrisme est le fait des jeunes : Chimène, l'Infante et Rodrigue; l'héroïsme épique est le fait des vieux : Diègue, le Comte et le Roi. Mais le destin de Rodrigue -- un Rodrigue aussi téméraire que son père mais aussi vaillant que le père de Chimène -- le fait se hausser du lyrisme (du cavalier ou du gentilhomme) à l'héroïsme (du seigneur) : aussi est-il nommé le Cid par le Roi, qui sanctionne ainsi la victoire de Rodrigue sur les Mores [v. 1220-1225]; «ce grand nom» ébranle même la résolution et le destin de l'Infante [v. 1587-1588 et v. 1632-1636].

Certes, Rodrigue a la marque : le nom et l'épée; mais est-il vraiment l'acteur qui représente le Sujet? La situation est plus problématique. D'une part, il a été désigné et assigné à Chimène par l'Infante, non sans peine : Chimène a été «presque forcée», «Rodrigue a vaincu son dédain» [v. 65-70]; ce qui le mettrait en position de représentant ou de lieutenant de l'Objet de valeur et objet de dispute entre le Roi (l'honneur de la Castille, la race du rang : le Sujet) et Chimène (l'honneur de la famille, la trace du sang : l'anti-Sujet) : dans sa poursuite de Rodrigue, Chimène aide les Mores, comme ne manque pas de lui reprocher l'Infante, dans une dernière manipulation [Acte IV, Scène 3] ou une avant-dernière [Acte V, Scène 3, v. 1637-1644]. D'autre part, et Rodrigue (alors lieutenant du Sujet) et Chimène (encore lieutenant de l'anti-Sujet) ont pour Objet de valeur l'honneur du père, l'honneur de leur père respectif, celui de Rodrigue ayant été offensé mais vengé, celui de Chimène ayant été tué lors d'un duel constituant, pendant quelque temps, le Comte en représentant de l'anti-Sujet et dont Chimène assure la relève.

La valeur de l'Objet de valeur, la valeur de l'Honneur, est bien fixée par don Fernand, alors représentant du Destinateur-manipulateur (État, patrie, province); mais ce n'est pas pour la gloire de Rodrigue ou de Chimène, c'est pour la gloire de la Castille, représentée par les gentilshommes et qui représente le Destinataire. À moins que l'Honneur même ne soit le Destinateur lui-même?... Alors qu'en s'opposant à Rodrigue et donc au roi, Chimène sert la cause des Mores, l'Infante, elle, sert la cause de l'Amour : se sacrifiant ou sacrifiant son amour pour Rodrigue au profit de l'espace de l'interdiscours sociolectal, elle favorise et valorise l'amour de Chimène pour Rodrigue au profit du temps de l'interdiscours idiolectal; mais elle sert aussi et ainsi sa propre cause de princesse qui ne doit pas épouser un sujet mais un roi [v. 1630-1631]. La sanction finale par le Roi se fait au bénéfice du sociolecte, de la Castille, et non de celui de ses sujets, qui y nuisent par le duel comme défense de l'honneur [56, 95]. Au XVIIe siècle en France, cela correspond évidemment au triomphe de la monarchie, voire du despotisme.

La situation est cependant encore plus complexe. Rodrigue, manipulé par son père, abat le Comte et combat les Mores; il est d'abord l'instrument ou le bras de la vengeance (par le duel), puis de la justice (par la guerre), le plaisir de l'amour ne pouvant résulter que du devoir de l'honneur ou ne pouvant que passer après et par lui [Acte III, Scène 6]. Rodrigue représente alors bien le Sujet; mais Chimène représente-t-elle pour autant l'Objet de valeur destiné par l'Infante ou par Diègue et sanctionné par le Roi? -- D'un côté (celui du sang et du rang), Chimène est au Comte ce que l'Infante est au roi; de l'autre côté (celui de l'alliance ou du contrat du Destinateur et du Sujet ou de l'anti-Destinateur et de l'anti-Sujet), Chimène est à l'Infante ce que Rodrigue est à Diègue, qui est le gouverneur du fils du Roi, cette nomination auprès du prince de Castille ayant été la manipulation initiale qui a enclenché ou déclenché tout et dont résulte le revers de Chimène, qu'elle craignait dès la première scène, dans le pessimisme et le fatalisme [31].

Mais tandis que l'amour est une véritable passion, sans doute encore plus chez l'Infante (qui frôle la folie) que chez Chimène, l'honneur est un code d'action et de raison, où la vaillance est synonyme de témérité et d'audace, où l'estime y a valeur de dignité et où il n'y a pas de place pour l'humilité et la pitié, sinon au prix de l'indignité et du mépris. L'amour est une «aimable tyrannie»; l'honneur est une «noble et dure contrainte» [42], mais une «(m]audite ambition, détestable manie» pour Chimène [v. 397]. Si au Roi appartient la souveraineté, le pouvoir absolu ou extrême, à ses sujets ne peuvent appartenir que la fierté (pour les plus dignes), l'humilité (pour les moins dignes) et la soumission (pour les plus indignes). Mais au Roi importe moins la gloire de l'honneur en Castille que l'honneur de la gloire hors de Castille.

Qu'y a-t-il donc entre l'Honneur (le désir du pouvoir propre à l'interdiscours collectif) et l'Amour (le pouvoir du désir propre à l'interdiscours individuel), si ce n'est un impossible objet, une impossible origine que vient combler un nom, un titre? Ce trou de l'origine, c'est l'anti-code d'honneur par excellence, c'est la Honte : la honte de désirer; c'est l'"hontologie" du bras et du fer ou de l'épée : l'hontologie du sceptre offensé, du phallus tourmenté ou torturé. Désir pour le père certes, mais aussi sinon surtout désir par le père, pour et par le Nom-du-Père; il n'y a pas d'épouses et de mères dans Le Cid, remplacées qu'elles sont par des gouvernantes, et ce n'est pas sans être un élément significatif de leur importance déniée : inopportune lacune au XVIIe siècle, opportun lapsus en cette fin de XXe siècle.

Entre l'Honneur (des Divins) et l'Amour (des Mortels), la Honte guette; entre le surmoi et le moi, le ça pointe, insiste, résiste. Entre le discours épique et le discours lyrique, le discours tragique s'énonce; entre le Discours maître et le Discours hystérique, le Discours analyste s'annonce et il annonce ceci :

Le Cid, à ne pas être chevaleresque-romanesque, n'en reste pas moins courtois en la personne même du Cid; personne n'y est grivois -- tragico-comique!...



ÉTUDE

Étudiez Phèdre (1677) de Jean Racine [dramaturge français : 1639-1699]. Entre autres choses, tâchez de voir en quoi c'est une tragédie et en quoi consiste le destin tragique de Phèdre; laissez-vous guider par la forme de l'expression (formules d'adresse, enjambements, stichomythie). Dites si et comment il y a catharsis.



ANALYSE

Voltaire

[Écrivain français : 1694-1778]

Oedipe

(1718)

Théâtre.
Garnier Frères, Libraires-Éditeurs.
Paris; 1878 (10 + 724 p.) [p. 21-70].




Inspirée de Sophocle et de Corneille, Oedipe de Voltaire est la pièce de théâtre la plus souvent représentée au XVIIIe siècle en France. Nul doute, qu'à cette époque, son succès est dû, non seulement à la répétition du drame d'Oedipe, mais aussi à la critique de la religion (le clergé, la doctrine de la prédestination) et de la politique (la monarchie, la doctrine du roi-dieu-père) que ne pouvait pas manquer de goûter la bourgeoisie française en ascension. C'est une tragédie en dodécasyllabes et en cinq actes comprenant respectivement trois, cinq, cinq, quatre et six scènes; il y a donc vingt-trois scènes; la scène centrale, la douzième (la Scène IV de l'Acte troisième), est le lieu de la péripétie : le soupçon tombe sur Oedipe [46]. En plus des nombreux personnages absents, il y a neuf personnages présents sur scène et il y a le choeur de Thébains, le tout se passant à Thèbes. Les didascalies ne sont pas très nombreuses et il y en a au moins une qui tient déjà davantage du drame que de la tragédie : «(Ici on entend gronder la foudre, et l'on voit briller les éclairs)» [69].

La Scène I est véritablement dominée par le discours épique : par la narration des exploits d'Oedipe, vainqueur du Sphinx (ou de la Sphinge), et des malheurs de Thèbes, en proie au courroux des Dieux, à la contagion et à la stérilité, parce que le meurtre de Laïus n'a pas été vengé -- ce que ne manque pas d'énoncer le grand-prêtre, l'acteur représentant le Destinateur, les Dieux. Le destin de Thèbes est donc alors disputé entre les prêtres et le roi de Thèbes, Oedipe; mais Jocaste, jadis forcée par son père d'épouser Laïus, est elle-même un enjeu entre Philoctète et Oedipe, son second mari. Que ce soit fidèle ou non à la tradition tragique grecque, le choeur apparaît déjà comme étant l'acteur qui représente le Destinataire, le Peuple de Thèbes, Philoctète assurant la succession d'Oedipe [61]; mais le Peuple, c'est aussi le Public.

Mais rapidement le mode argumentatif se joint au mode narratif pour constituer cette tragédie en véritable procès; nous avons donc affaire à un discours juridique, judiciaire, justicier : justice il doit y avoir et Oedipe, le Sujet-protagoniste, est le premier à travailler pour la justice et pour la vérité et donc contre lui-même, bien que Philoctète soit d'abord suspecté et accusé [Acte deuxième, Scène I]. Manipulé par les Dieux et leurs oracles, le roi de Thèbes est inconsciemment en quête de sa propre punition et il se condamne lui-même à la fin du premier acte [31] : Oedipe marche aveuglément vers sa destinée d'aveugle...

Il est curieux et significatif qu'en devinant l'énigme du Sphinx -- celle de l'homme qui marche à quatre pattes dans son enfance, sur deux pieds au sommet de sa forme et de sa force et qui a besoin d'une canne ou d'une autre béquille dans sa vieillesse --, Oedipe ait aussi deviné son destin d'homme et son propre destin de futur aveugle guidé par sa fille ou ses filles. Par ailleurs, il nous semble que cette énigme a aussi une signification sexuelle et phallocentrique : à quatre pattes le matin au réveil (repos), sur deux pieds au soleil de midi (travail) et avec trois jambes -- la troisième étant le pénis en érection -- le soir avant le sommeil de la nuit (fatigue); il s'agit donc ici d'une lecture à la fois ascendante et descendante de l'énigme de l'homme, la trajectoire d'une journée redoublant celle d'une vie entière.

Le récit d'Oedipe, sa tragédie ou son drame, son procès, se déroule évidemment sur le mode du secret. Déjà et selon l'usage depuis le XVe siècle qui fait du parricide un «meurtre commis contre la vie du souverain» [Le Petit Robert 1], le meurtre de Laïus, un régicide, a été présenté comme étant un «parricide affreux» [32] : ainsi avons-nous le père et sa veuve, Jocaste; il nous manque le fils parricide. Philoctète pourrait être un parricide, un régicide; il ne peut pas être un fils, car il a été le rival même de Laïus; sa destinée lui vient d'ailleurs : d'Alcide, de Hercule, de Thésée; elle n'est pas sacrée ou divine, mais profane et profondément humaine. Son sous-code d'honneur est la souveraineté ou, tout au moins, la fierté; il a le même souci de l'honneur que Rodrigue et il apparaît que Philoctète est à Jocaste ce que Rodrigue est à Chimène [cf. Le Cid].

Oedipe est d'abord dénoncé, dans la scène centrale et capitale de la pièce et dans la stichomythie caractéristique du discours dramatique, comme étant un parricide mais au sens d'un régicide : il est le meurtrier, l'assassin, le monstre responsable de la mort du roi et du premier mari de sa femme; il s'est accaparé sa veuve, la reine. Et c'est Jocaste elle-même -- qui se sent coupable, qui se sait coupable mais d'un autre crime -- qui éclaire la lanterne d'Oedipe, avant même que la culpabilité d'Oedipe envers le roi ne soit confirmée par Phorbas [Acte quatrième, Scène II] et après l'aveu de l'infanticide de Laïus et de Jocaste contre leur fils : le parricide cachait un infanticide -- qui n'en est pas un en fait, puisqu'il a raté, comme nous l'apprendra bientôt Phorbas encore.

Quand il y a secret, il doit y avoir aveu (ou a-voeu?); sinon la nature du secret (son essence, sa vérité) n'est jamais révélée. C'est ainsi qu'Oedipe le parricide et Jocaste l'infanticide sont en proie à la compulsion de répétition; compulsion qui implique un automatisme de répétition (les énigmes, les oracles, les destins qui se répètent et s'enchaînent) et une compulsion d'aveu (du crime qui fait l'objet d'un secret); compulsion qui est tributaire du sentiment de culpabilité. Mais, contrairement à Jocaste, Oedipe ne se sait pas coupable et certainement pas aussi gravement coupable; il ne se sent pas non plus consciemment coupable comme Jocaste, mais inconsciemment, nul doute que sa quête, sa quête de la vérité et sa quête de l'origine, en est affectée. De là, l'échange d'aveux entre les deux coupables; de là, Oedipe est désaveuglé à propos de son régicide.

Sauf qu'Oedipe se trompe de père : il se croit le fils de Polybe, qu'il a fui pour ne pas réaliser l'oracle qu'il allait tuer son père et coucher avec sa mère, le même oracle en substance que celui qui avait conduit Jocaste et Laïus à se débarrasser de leur fils; or, grâce à Icare et de fil en aiguille, nous remontons de Phorbas à Jocaste et à Laïus : Oedipe est un vrai parricide et il est le mari de sa mère, dont il a des enfants; il est donc aussi leur demi-frère. Du meurtre, du régicide, nous sommes passés au parricide et à l'inceste; de la mort, nous sommes arrivés à la naissance, à l'origine du destin (l'infanticide raté), au destin de l'origine (l'oracle réalisé). C'est en apprenant que Jocaste est sa mère, qu'il commet ainsi l'inceste, qu'Oedipe apprend qu'il est un parricide et qu'il doit être puni des deux plus grands crimes; alors qu'il se croyait vertueux et digne de pitié, il a été source de terreur : il ne peut alors qu'en appeler à la punition du père [67], à la sanction des Dieux [68].

Oedipe se crève les yeux avec l'épée qui a tué son père et Jocaste se frappe en condamnant le destin imposé par les Dieux, en maudissant la prédestination; son dernier mot, qui est le mot de la fin, est entendu par le choeur. Oedipe survit à son aveuglement, car il voit maintenant; il est aveugle, mais il n'est plus aveuglé -- maintenant que la vérité crève les yeux! Il voulait savoir, il voulait voir ce qui pourtant était visible depuis le début; mais le (sa)voir n'est pas la vérité, comme le paraître n'est pas l'être. Nul doute que toute la pièce de Voltaire est traversée par un fantasme hystérique, celui du regard, extrêmement insistant, voire omniprésent : un examen lexical attentif le révélerait facilement du début à la fin... Mais cela ne veut pas dire qu'Oedipe soit un hystérique et que l'Oedipe de Voltaire soit dominé par le Discours hystérique. Nous pensons plutôt qu'Oedipe est un obsessionnel en ce que l'obsessionnel, selon Lacan, est inconsciemment convaincu d'avoir tué son père et d'avoir couché avec sa mère; sauf qu'Oedipe, lui, l'a fait au théâtre et dans la légende ou selon le mythe, sinon dans l'histoire. De plus, l'obsessionnel est un fondateur de religion ou de cité et il fait des prosélytes; c'est ainsi que cette pièce serait plutôt dominé par le Discours maître : le discours du prêcheur pourtant honni par Voltaire -- d'un prêcheur politique et philosophique plutôt que religieux mais pas d'un penseur tragique.

À travers toutes ses épreuves, du défaut à la punition en passant par la faute (ou les fautes), Oedipe est lui-même son pire ennemi. Il est vrai qu'il a rencontré toutes sortes d'obstacles : son exposition, sa rencontre avec Laïus et Phorbas, sa confrontation avec le Sphinx, la malédiction qui frappe Thèbes, etc.; mais Oedipe, comme Sujet-protagoniste étant en quête de vérité et de justice et comme représentant du sociolecte ou comme juge cherchant à remonter du présent vers le passé, est en lutte avec un Oedipe comme anti-Sujet-antagoniste étant objet même de la vérité et comme victime de l'idiolecte ou comme accusé et criminel du passé au présent. Or, la vérité et la justice, l'Objet de valeur, c'est finalement l'origine d'Oedipe : Laïus et Jocaste, ses parents. Sauf que comme Sujet-agoniste, comme sujet à la passion encore plus que sujet de l'action, Oedipe a transgressé les deux interdits (des deux univers collectif et individuel que sont respectivement le sociolecte et l'idiolecte) de la plus grave manière : non seulement a-t-il commis un inceste contre l'univers collectif, mais il a épousé sa mère et il lui a fait des enfants, brouillant ainsi les générations, le sang des générations; non seulement a-t-il commis un meurtre contre l'univers individuel, mais c'est un parricide et un régicide, se brouillant ainsi avec les deux univers, avec le rang des générations. Soumis à la double contrainte des Dieux, sauver Thèbes en punissant le coupable qu'il est, Oedipe n'a d'autre voie et voix que la prophétie auto-réalisatrice : réaliser l'oracle en le dévoilant, en l'avouant.

Pour finir, demandons-nous si Oedipe est victime du complexe d'Oedipe ou en quoi le mythe ou la légende représenté au théâtre, dans cette tragédie de Voltaire qui tient sans doute davantage du discours dramatique que du discours tragique, se distingue du complexe d'Oedipe selon la psychanalyse. D'une manière, Oedipe fonde l'interdit de l'inceste réglant le sociolecte et l'interdit du meurtre réglant l'idiolecte en les transgressant; il est l'exception qui formule la règle. D'une autre manière, le Sujet-(prot)agoniste de la tragédie est un bouc ou une victime émissaire -- et Oedipe est un sujet marqué : on le dit boiteux à cause de son exposition ("Oedipe" veut dire "pieds percés") et parfois même bègue (mais il n'en est pas question dans la version de Voltaire), la marque étant le masque du manque, c'est-à-dire de la castration -- et la tragédie est alors la répétition d'un sacrifice; se crever les yeux est sans doute une euphémisation ou une atténuation, une symbolisation, d'une réelle castration ou de l'ultime castration qui est la mort, la mise à mort du meurtrier (que ce soit le fils ou le père). D'une manière ou d'une autre, l'ancienneté du mythe de l'origine, du mythe d'Oedipe, dont la tragédie de Sophocle à Voltaire est déjà une version renouvelée ou modernisée, voire moderne dans le cas de Voltaire, n'est pas en contradiction avec la nouveauté du complexe d'Oedipe : la psychanalyse n'a pas inventé l'inconscient et le complexe d'Oedipe, elle les a découverts et en a formulé les concepts.

-- En théorie, le complexe dérive du mythe; en pratique, du complexe dérive le mythe.



ÉTUDE

En vous inspirant peut-être des travaux de Henri Bergson comme Le rire; essai sur la signification du comique (1899) et de Charles Mauron comme Psychocritique du genre comique (1964), étudiez Le jeu de l'amour et du hasard (1730) de Pierre Carlet de Chamblin de Marivaux [dramaturge français : 1688-1763] ou Le barbier de Séville ou La précaution inutile (1775) et La folle journée ou Le mariage de Figaro (1778) de Pierre-Augustin Caron de Beaumarchais [dramaturge français : 1737-1799]; cherchez à voir si et comment le comique est l'inversion, l'envers ou la parodie du tragique.



ANALYSE

Denis Diderot

[Écrivain français : 1713-1784]

Paradoxe sur le comédien

Manuscrit de Saint-Pétesbourg
(1830)

Édition critique avec introduction, notes, fac-similé par Ernest Dupuy.
Slatkine Reprints.
Genève; 1968 [1902] (XXXIV + 182 p.) [p. 85-178].




Le Paradoxe sur le comédien est un ouvrage posthume qui a sans doute été rédigé entre 1769 et 1780 et qui a peut-être été modifié ou rectifié, voire remanié, par l'éditeur Naigeon [pour une version différente du Manuscrit de Saint-Pétersbourg, cf. Diderot. Paradoxe sur le comédien. Introduction & notes de Stéphane Lojkine et Préface de Georges Benrekassa. Armand Colin. Paris; 1992; 234 - 2 p.; p. 81-170]. Conçu sous la forme du dialogue théâtral ou mondain -- mais avec un intermède consistant en un soliloque, comme nous le verrons [171-174] --, il est dominé par le mode argumentatif et il emprunte beaucoup au code rhétorique; des deux interlocuteurs, c'est celui qui est identifié comme étant le premier qui argumente le plus et qui semble mener le jeu et remporter cette joute oratoire. L'énumération y fait figure d'éloquence [86, 87, 88, 89, 93, 95, 96, 99, 100, 102, 105, 136, 143, 163, 170, 174, 178 entre nombreuses autres].

Le Paradoxe a en gros pour objet la manière de jouer du comédien et il concerne donc davantage la mise en scène, le spectacle, que le texte théâtral verbal; mais il présuppose aussi une réflexion sur la représentation entendue comme imitation et comme présentation, comme répétition et distanciation; réflexion qui pourrait nous ramener à Platon et à Aristote. La règle semble simple : pour imiter la nature, la sensibilité ne sert à rien; moins l'acteur est sensible, plus le spectateur l'est. C'est donc dire en quelque sorte que la catharsis passe par une mise à distance du pathos.

Il faut donc au comédien en action plus d'imagination que de sensibilité, plus de raison que de passion : «C'est l'extrême sensibilité qui fait les acteurs médiocres; c'est la sensibilité médiocre qui fait la multitude des mauvais acteurs; et c'est le manque absolu de sensibilité qui prépare les acteurs sublimes» [100]. L'homme sensible sert de modèle au grand comédien qui l'observe [129] : la sensibilité est donc passée par le crible de l'intelligibilité d'une idée, non pas par exemple un avare mais l'idée d'un avare. Le modèle n'est finalement qu'une copie de l'idéal [131]; c'est ainsi que le comédien serait en somme et ici platonicien, la sensibilité n'étant qu'un obstacle à son jeu parce qu'elle est «cette disposition compagne de la faiblesse des organes» [136].

L'homme sensible, celui que dit être le premier interlocuteur, ne peut pas être un grand roi, un grand politique, un grand magistrat, un homme juste; il ne peut être un «sublime imitateur de la nature», à moins qu'il ne puisse s'oublier -- s'aliéner en quelque sorte -- par un effort de l'imagination. La sensibilité est bonté de l'âme mais médiocrité du génie [158]. Contrairement à ce que l'on peut croire -- et c'est une part du paradoxe --, ce n'est pas la sensibilité qui conduit le comédien à s'identifier au personnage et qui provoque l'illusion théâtrale; c'est son épuisement, c'est la fatigue [160]. Une comédienne ne peut rester elle-même sous peine de se voir dédaignée par le public [164, 168]. L'art du comédien est fait de simulation et de dissimulation.

Mais sentir -- et non pas croire sentir, comme les acteurs médiocres ou novices [98-99] -- n'est pas être sensible : être sensible est affaire d'âme (et donc de sentiment, de sensibilité), sentir est affaire de jugement [169-170]; avec le jugement vient le talent, c'est-à-dire l'art de tout imiter [92]. Le comédien qui est sensible ne peut jouer deux fois le même rôle avec la même chaleur et le même succès; alors que le comédien de talent le peut, parce qu'il est un «imitateur attentif et réfléchi»; c'est un observateur qui finit par être le «copiste rigoureux de lui-même». C'est un comédien «qui jouera de réflexion, d'étude de la nature humaine, d'imitation constante d'après quelque modèle idéal, d'imagination, de mémoire» [92-93] : cela lui permettra de dominer «le délire de l'enthousiasme» par le sang-froid [96].

Est-ce à dire que le Paradoxe est un dialogue platonicien dominé par le réalisme des idées et donc par l'idéalisme? -- Le propos est plus complexe, plus paradoxal. Comme chez Aristote, l'art n'est pas ici seulement imitation de la nature (phusis); comme tecknê, il corrige la nature, il la modifie ou la rectifie, il la perfectionne, il la produit : la mimèsis est poiêsis (fabrication, production et non seulement reproduction). C'est ainsi qu'être vrai au théâtre n'est pas «montrer les choses comme elles sont en nature», sinon le vrai ne serait que le commun; «le vrai de la scène» est «la conformité des actions, des discours, de la figure, de la voix, du mouvement, du geste, avec un modèle idéal imaginé par le poète, et souvent exagéré par le comédien» {105]. Mais la copie finit par s'éloigner du modèle; ainsi en a t-il été de la sculpture : «Elle copia le premier modèle qui se présenta. Elle vit ensuite qu'il y avait des modèles moins imparfaits, qu'elle préféra. Elle corrigea les défauts moins grossiers, jusqu'à ce que, par une longue suite de travaux, elle atteignit une figure qui n'était plus dans la nature» [131-132].

En outre, s'il y a un conflit entre l'inspiration ou l'enthousiasme et le sang-froid ou la froideur, entre le don et le travail, il ne faut pas oublier qu'il y a toujours place pour l'inspiration chez le comédien, à travers l'imagination; dans la doctrine des facultés présupposée par le Paradoxe, l'imagination se trouve associée à l'entendement et à la raison, alors que chez Kant, elle est la racine de la sensibilité et de l'entendement, de l'enthousiasme et de sa maîtrise ou de son contrôle.

Entre le passé et le présent, entre la pitié et la terreur, entre le classicisme et le romantisme, ce qui se joue dans le dialogue de Diderot, c'est en quelque sorte l'avenir du théâtre : il y a une rupture avec le discours tragique au profit du discours dramatique, une rupture avec la tragédie -- elle est parodiée par l'anecdote du shérif [139-140] -- au profit du drame, de la dramaturgie, du jeu, de la mise en scène, du spectacle; mais le premier interlocuteur déplore pourtant que le ton de la «muse tragique» ait été brouillé avec le langage de la «muse épique» et le second remarque que «[n]otre vers alexandrin est trop nombreux et trop noble pour le dialogue», ce à quoi le premier réplique que «notre vers de dix pieds est trop futile et trop léger» [156].

L'Objet de valeur du Paradoxe, c'est bien l'art ou le jeu du comédien élevé au-dessus du poète en ce qu'il est un acteur social : un orateur, un prédicateur, un prêcheur. C'est donc dire finalement que l'énoncé (éthique) prend le dessus sur l'énonciation (esthétique) et que l'esthétique se trouve au service du politique, comme chez Aristote, pour qui l'homme est un animal politique et qui subordonne la rhétorique à la dialectique, à l'art de discuter et de disputer, à l'éloquence [pour un point de vue différent, voire divergent, cf. Philippe Lacoue-Labarthe. «Diderot, le paradoxe et la mimésis». Poétique # 43. Seuil. Paris; septembre 1980 (p. 267-281]... Or, il est permis de se demander si le jeu du comédien peut être tragique ou s'il n'est que dramatique : il semble que l'évolution du théâtre au profit de la mise en scène soit plus pathétique que cathartique; il en est sans doute ainsi encore davantage du théâtre au cinéma, où les vedettes s'imitent, se copient, se plagient et finissent par jouer leur propre rôle!

Cependant, s'il y a paradoxe, c'est qu'il y a discours du paradoxe, comme dans Jacques le fataliste, mais aussi paradoxe du discours, paradoxa du logos : il y a dédoublement, séparation, division du sujet de l'énonciation et du sujet de l'énoncé, du sujet énonciatif (embrayé) -- le narrateur qui finit par apparaître [171] mais qui était présupposé dès le début, dès la dénégation initiale, par le premier interlocuteur et qui intervient ensuite, entre crochets ou non -- et des sujets énoncifs (débrayés), les deux interlocuteurs et ceux dont ils parlent. Le premier interlocuteur est alors identifié comme étant «l'homme au paradoxe» et nous avons droit à un soliloque, peut-être entendu par le narrateur, à un monologue ou à un dialogue, qui pourrait être non pas un dialogue platonicien dominé par Socrate, mais un dialogue entre Platon et Aristote, puisqu'il y est encore et toujours question de l'imitation de la nature et jusqu'à la fin du texte : il en ressort que l'art du comédien réside d'abord et avant tout dans l'imitation, non pas dans les passions mais dans l'imitation des passions susceptibles de provoquer la crainte ou la terreur et la pitié.

Mais «l'homme paradoxal», qui est nommé «monsieur Diderot» par Sedaine [120], le protagoniste ou l'agoniste aux prises avec un «antagoniste» [175], est lui-même divisé entre l'enthousiasme et le sang-froid, entre le poète et le comédien, entre «l'homme du poète» et «l'homme de l'acteur»; serait-ce parce qu'il est «l'homme de la nature»? «Mannequin», «fantôme», «marmot qui s'avance sous un masque hideux de vieillard» [173-174], c'est un homme déchiré comme le comédien : c'est un «spectre» ou un «hippogriffe» [103], un appareil, un dispositif, un suppôt -- un sujet! Le Paradoxe sur le comédien est un paradoxe à propos du comédien, donc de l'extérieur, du point de vue du sujet énonciatif; mais c'est aussi un paradoxe du ou dans le comédien, donc de l'intérieur, de l'intérieur du sujet énoncif, du grand comédien -- ce «grand courtisan», ce «pantin merveilleux» [142] devenu à la fin un «vieux courtisan» [178] -- qu'est tout homme dans le monde [178].

Le monde du théâtre n'est pas le théâtre du monde; ce qui convient en société, dans un salon mondain, ne convient pas sur la scène : la plaisanterie de société s'évapore sur la scène, la plaisanterie de théâtre blesserait en société; la satire, qui poursuit un vicieux, est mondaine, tandis que la comédie, qui poursuit un vice, est théâtrale [130]. De même, les larmes excitées par un «événement tragique» diffèrent de celles excitées par un «récit pathétique» : à la narration d'une belle chose, les larmes viennent après l'embarras de la tête et après l'émotion des entrailles; à la vue d'un «accident tragique», «l'objet, la sensation et l'effet se touchent; en un instant, les entrailles s'émeuvent, on pousse un cri, la tête se perd et les larmes coulent; celles-ci viennent subitement, les autres sont amenées» [101]. (C'est donc dire que les deux ont en commun de passer par la voix : par la narration ou par le cri). Un «coup de théâtre naturel et vrai» a l'avantage d'opérer brusquement, alors que la «scène éloquente» fait attendre; ce qui permet cependant à cette dernière de produire plus facilement l'illusion : «Les accents s'imitent mieux que les mouvements, mais les mouvements frappent plus violemment» [102]. De là, la règle du premier interlocuteur, presque à la fin d'une longue tirade : «Voilà le fondement, d'une loi à laquelle je ne crois pas qu'il y ait d'exception : c'est de dénouer par une action et non par un récit, sous peine d'être froid» [102-103]. -- C'est déjà le primat de l'espace sur le temps, la primauté du regard sur la voix, malgré le souci, à la toute fin de cette même tirade, de la diction -- contre la «voix de conversation» -- pour éviter que la tragédie ne soit une «parade tragique» [102-103]

Le monde du théâtre n'est pas le théâtre du monde; mais le spectacle est quand même comparé à «une société bien ordonnée», qui se définit par le sacrifice de ses biens primitifs et où celui qui est en mesure d'apprécier la mesure de ce sacrifice n'est pas l'enthousiaste ou le fanatique, mais l'homme juste en société et le comédien à la tête froide au théâtre. En outre, une «scène des rues» est à la «scène dramatique» ce qu'une «horde de sauvages» est à une «assemblée d'hommes civilisés» [108] : faut-il suspecter ici de l'ethnocentrisme et une quelconque peur de la révolte, de la commotion et de la contagion de l'émeute?

Selon Lojkine, la scène théâtrale n'est pas un salon, car «le naturel, au théâtre, est le comble de l'artifice»; le salon est dominé par l'enthousiasme, tandis que la scène doit être dominée par le sang-froid et le jeu délibéré et élaboré à l'avance [14]. Lojkine note aussi que dans le dialogue du Paradoxe, il y a un va-et-vient entre l'enthousiasme et le sang-froid [15]; il nous semble que l'enthousiasme passe justement par la figure de l'énumération, par la multiplication vertigineuse des énumérations qui tient pratiquement de la manie chez «l'homme au paradoxe». Par ailleurs, Lojkine ajoute que la conception du théâtre présente dans le Paradoxe implique une nouvelle fonction sociale du comédien [16-17]; en cela et selon nous aussi, Diderot annoncerait le théâtre épique de Brecht (la distanciation contre l'identification) et il s'opposerait à l'avance à Artaud.

Lojkine remarque que c'est par le regard qu'il y a distanciation du comédien par rapport au personnage; ce qui veut dire qu'il y a une fantasmatique du regard, comme dans le rêve, qui se met en place et qui fait que le comédien se regarde, mais ne regarde pas le personnage comme son reflet [30-35]. Mais nous pouvons aussi nous demander si ce n'est pas une indication à l'effet que le grand comédien est un hystérique, l'hystérique étant justement très capable de théâtralité et d'un «beau regard» [François Perrier]; la théâtralité hystérique s'inverserait alors dans l'hystérique théâtralité. Pourtant, c'est plutôt du côté de l'homme sensible, identifié à une femme dans le Paradoxe, qu'il faudrait chercher l'hystérique et non du côté de l'homme de sang-froid (pédant? obsessionnel?) : est-ce là un autre aspect du paradoxe?

Situation paradoxale que celle du comédien, qui doit substituer l'intelligibilité à la sensibilité; qui doit jouer du modèle idéal et de la copie, de l'idée et du bon et beau mot, de l'idéalisme du modèle et du réalisme de la copie; qui doit savoir manier l'enthousiasme par le sang-froid; qui doit émouvoir le spectateur par une émotion feinte et fictive, «fictice» [Jean-Luc Nancy]. Dans ce jeu de cache-cache ou de cacher-montrer qui tient de la magie -- la Clairon n'est-elle pas une «incomparable magicienne»? [152] -- ou du persiflage -- le grand comédien n'est-il pas «[u]n grand persifleur tragique ou comique, à qui le poète a dicté son discours»? [119]--, le comédien est à la fois un exhibitionniste -- il s'exhibe ou il exhibe un personnage en s'exhibant -- et un voyeur -- il se regarde jouer, il se distancie, il prend ses distances. Le comédien est une danseuse, voire une danseuse érotique. Or, il arrive que le spectateur ne soit pas seulement un voyeur et que, dans l'identification au comédien (ou à la danseuse), il soit lui-même un exhibitionniste, la passivité prenant alors le dessus sur l'activité, la féminité sur la masculinité ou la virilité, la passion sur l'action.

-- Dans la perversité (et non la perversion) de ce spectacle, du spectacle, le regard y tient la place de la voix; mais la parole y a toujours le dernier mot, même quand elle est synonyme de silence ou de cri, de rires ou de pleurs, d'applaudissements ou de sifflets : le comédien regarde avec les oreilles et le spectateur écoute avec les yeux!



ÉTUDE

Cherchez à confronter le Paradoxe du comédien et la Lettre à d'Alembert sur les spectacles (1758) de Jean-Jacques Rousseau [écrivain français : 1712-1778] ou faites l'analyse discursive du Discours sur les sciences et les arts (1750) et du Discours sur l'origine de l'inégalité parmi les hommes (1755) du même écrivain et attardez-vous alors à distinguer le discours et le dialogue.