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ANALYSE DU
DISCOURS
LE DISCOURS
TRAGIQUE
INTRODUCTION
A) LE THÉÂTRE ET LA
TRAGÉDIE
B) LE MIMÉTIQUE ET LE
CATHARTIQUE
Platon
Aristote
Descartes : Discours de la méthode
Corneille : Le Cid
Voltaire : Oedipe
Diderot : Paradoxe sur le
comédien
C) LE TRAGIQUE ET LE DIALECTIQUE
Kant
Hegel
Schelling
Perniola
Goldmann
Hölderlin
Hugo : Préface de
Cromwell
Vigny :
Chatterton
D) L'ANTAGONIQUE OU L'AGONIQUE
Nietzsche
Artaud
Brecht
Heidegger
Freud
Green
Girard
Lacan
Breton : Manifestes du
surréalisme
Claudel : Partage de
Midi
Duras : Le ravissement de
Lol V. Stein
Foucault : L'ordre du
discours
E) L'EXPÉRIENCE OU L'ÉVÉNEMENT
TRAGIQUE
Bataille
Leiris
F) L'ART ET LE SPORT
CONCLUSION
POST-SCRIPTUM
Taminiaux
Goux
INTRODUCTION
Il s'agit ici de faire d'une pierre deux coups :
d'abord définir ou redéfinir le tragique, à partir de
l'étude de quelques tragédies ou drames et de la théorie
de la tragédie : il s'agit alors d'un point de vue plus
proprement théâtral; ensuite, il faut analyser le
tragique comme procès et événement, comme récit et
spectacle, comme discours : il s'agit là plutôt du point
de vue de l'analyse du discours au sens large, c'est-à-dire pas seulement linguistique, pragmatique ou
sémiotique mais aussi philosophique et psychanalytique
(ou métapsychologique). C'est ainsi qu'il sera nécessaire
de comparer ou de confronter le tragique avec d'autres
discours.
Le tragique n'est pas un genre, comme le conte ou
la nouvelle, ni un (archi)genre, comme la tragédie, le
drame, l'épopée (ou le roman) et le poème; c'est un
(archi)discours, comme le dramatique, l'épique et le
lyrique, auxquels peuvent s'ajouter un (archi)discours
chevaleresque-romanesque (courtois) et un (archi)discours
carnavalesque-grotesque (grivois) à partir du Moyen-Âge
et jusqu'à aujourd'hui. Mais le tragique est aussi
l'essence du dramatique, de l'épique et du lyrique, voire
du comique, qui en sont l'existence.
Aussi l'analyse du discours tragique, comme
(archi)discours sera-t-elle le moyen choisi ici pour en
arriver à une typologie des discours, le
discours étant
entendu comme étant l'archigenre. Les discours ne seront
pas définis par les genres et les styles d'énoncé mais
par les modes d'énonciation : énonciatif (au sens
restreint du terme), narratif, descriptif et argumentatif
(au sens élargi du terme). Cependant, cette typologie est
conditionnée ou encadrée par la topologie
des discours
proposée par Lacan comme étant «l'envers de la
psychanalyse [cf. Le Séminaire : Livre XVII]. Les quatre
Discours (avec une majuscule) ou les archidiscours sont:
le Discours maître, le Discours hystérique, le Discours
universitaire et le Discours analyste. Le Discours du
Maître et le Discours de l'Universitaire sont de l'ordre
de la Maîtrise; allié au Discours de l'Analyste, le
Discours du Maître est le discours de l'Interprêtrise;
allié au Discours de l'Hystérique, le Discours de
l'Universitaire est le discours de la Prêtrise; allié au
Discours de l'Analyste, le Discours de l'Hystérique est
le discours de la Traîtrise ou de la Méprise, de la
Feintise.
La topologie des archidiscours est à la typologie
des (archi)discours ce que l'énonciation présupposée, la
situation de l'énonciation, est à l'énonciation énoncée,
qui fait partie du site de l'énoncé, lui-même partie de
la situation de l'énonciation. Les archidiscours sont
topologiques; les (archi)discours sont typologiques; les
discours sont idéologiques (économiques, politiques,
religieux, moraux, littéraires, etc.), juridiques,
philosophiques ou scientifiques; quant aux interdiscours,
dont il sera aussi question plus loin, ils sont
axiologiques. La parole, elle, est transdiscours.
Gouverner et éduquer ou instruire, aimer et
analyser ou interpréter, voilà le Quadriparti
du
Discours, du discours (ou de l'ordre) du pouvoir et du
pouvoir du discours (ou de l'ordre), qui est aussi voir
et savoir, faire-savoir autant que savoir-faire en vue
d'un faire-faire, d'un faire-croire surtout, d'un croire-faire plutôt que d'un faire-être. À la fois langue du
récit (structure ou compétence) et récit de la langue
(histoire ou performance), la puissance du discours
réside en la parole, la voix du rythme et le rythme de la
voix, qui lui échappe et à laquelle il achoppe -- ce qui
ne va pas donc sans une dose certaine d'impuissance...
Sous le Quadriparti des Divins et des Mortels, du
Ciel et de la Terre, le gouverner et l'éduquer
structurent l'interdiscours sociolectal; l'aimer et
l'analyser structurent l'interdiscours idiolectal. Mais
le gouverner n'est pas étranger à l'idiolecte : c'est
l'idiolecte personnel; de même, pour l'éduquer : c'est
l'idiolecte professionnel. De la même manière, l'aimer
n'est pas étranger au sociolecte : c'est le sociolecte
spirituel; de même, l'analyser est le sociolecte
intellectuel. Le gouverner et l'éduquer sont
confessionnels (ou institutionnels : immortels et, en ce
sens, divins); l'aimer et l'analyser ne le sont pas : ils
sont essentiellement mortels, même quand ils impliquent
le divin, les immortels Divins; d'être mortels (et
sexuels), les fait caractériels.
Il ne faut donc pas confondre la profession de
foi, qui est la loi de la profession (du prêcheur au
professeur, du prêtre à l'interprêtre), et la profession
de la loi, qui est celle de l'interprète (de
l'interprétant, de l'analyste, du juriste quand c'en est
un bon). La profession de foi implique une position et
des prises de position : une chaire; la profession de la
loi implique une posture et des "styles" de posture : de
la chair...
Dans son mode même d'énonciation, dans sa
manière
plutôt que dans sa matière (d'énoncé), le Discours maître
est le discours de l'obsession; le Discours hystérique
est le discours de l'hystérie; le Discours universitaire
est le discours de la paranoïa; le Discours analyste est
le discours de la sublimation. La schizophrénie est à la
fois paranoïaque et hystérique; la manie est parfois
obsessionnelle (dépressive) parfois paranoïaque
(maniaque); la phobie est mi-obsessionnelle mi-paranoïaque; la perversion n'est ni obsessionnelle ni
hystérique. La philosophie est à la fois paranoïaque et
sublime; l'art est à la fois sublime et hystérique; le
droit est mi-obsessionnel (le maître de la quête) mi-hystérique (la quête du maître); la science n'est ni
paranoïaque ni sublime. La religion est obsessionnelle et
sublime (en partie de l'ordre de la sublimation). [Pour
une schématisation différente, cf. Jean-Marc Lemelin. La
puissance du sens, p. 30-34; cf. aussi Le sujet, p. 71-74].
Généralement, l'analyse du discours a un
objet
bien défini : il s'agit d'étudier un type (générique) de
discours particulier, que ce soit le discours politique,
le discours juridique, le discours religieux, le discours
moral, etc.; mais pour cela, il lui faut s'attarder à une
sorte (spécifique) de discours politique singulier, comme
le discours fasciste, ou de discours religieux singulier,
comme le jansénisme. Le discours se voit alors défini a
priori par l'histoire : il est donné, c'est un état de
fait. Il suffit donc de s'intéresser aux acteurs du
drame, aux personnes ou aux personnages, et aux thèmes;
c'est ainsi que l'analyse du discours est une
thématique,
les thèmes privilégiés étant le racisme, le sexisme, le
nationalisme, le capitalisme, etc.
Tel ne sera pas ici le propos d'une analyse du
discours qui cherchera à se faire
problématique,
c'est-à-dire à ne pas prendre pour défini (a priori) ce qui est
à définir (a posteriori). Il s'agira donc de voir en quoi
le discours est discours et en quoi il est tragique,
comment et pourquoi. Il est pris pour acquis que
l'essence du discours est le récit et il ne sera pas
ainsi inutile d'y revenir; par contre, il sera nécessaire
de le problématiser : de le situer et de l'ancrer dans
l'histoire d'une formation sociale et dans l'histoire
d'autres formations discursives (idéologiques ou non,
littéraires ou non). C'est pourquoi le corpus n'en est
pas un exclusivement de tragédies, ni mêmes de genres
littéraires, une problématique étant d'abord et avant
tout une question (théorique) et non une réponse
(idéologique); de là, le problème de ne pas savoir s'il
y a ou non une solution, autre chose qu'une résolution --
ou qu'une absolution?
A) LE
THÉÂTRE
ET LA
TRAGÉDIE
Qui dit théâtre dit
spectacle, spectacle du
pouvoir et/ou pouvoir du spectacle; bien plus que d'être
le monde du théâtre, le spectacle est le théâtre du
monde. Le monde est à
la fois l'univers de l'homme et
l'homme de l'univers; il n'y a pas de monde pour l'animal
autre qu'humain : il n'y a de vie humaine que sur la
Terre. Il y a théâtre dès qu'il y a ritualisation du
spectacle comme extériorisation esthético-technique du
(méta)physique, de la phusis. La ritualisation est à la
fois mythe et rite, culte et culture; à la source du
mythique et du mythologique, il y a du mystique, entendu
comme étant une interrogation sur le mystère de la nature
et de la vie, sur "les mystères de la vie". La question
de l'origine est une question mystique; la réponse peut
être religieuse ou non, scientifique ou non : elle ne
peut être occulte, parapsychologique, que si elle est
inculte.
La mesure ou l'ordre du mythique n'est pas la
vérité, pas plus que la mesure du mythologique n'est la
vraisemblance; la mesure n'est pas véritable ou
vraisemblable, elle est seulement "semblable", de l'ordre
du semblant, d'un semblant comme Dieu par exemple; le
semblant est l'impossible
objet mystique, le mystique ne
pouvant pas avoir d'objet, seulement un sujet. La
semblance est (la
croyance en) l'invraisemblable du
mystère, desdits mystères de la vie entre autres choses.
Le Ciel est la semblance de la Terre; les Divins sont la
semblance des Mortels. Le sociolecte est une entreprise
de soumission axiologique de la Nature à la Culture;
l'idiolecte est le rappel que ce n'est qu'une tentative,
parce qu'il n'y a pas de Vie sans Mort, de pulsion de vie
sans pulsion de mort...
Nul ne sait si, aux temps préhistoriques, le
théâtre a d'abord été danse et pantomime, imitation, ou
chant et musique, répétition. Aux débuts des temps
historiques de l'écriture, sans doute plus ancienne que
de 5,000 ans, nul ne sait non plus si le théâtre a été
autre chose que la fête ou le sacrifice. La tragédie est
vieille de 2,500 ans. Essence vivante, par rapport à
l'épopée qui est vie essentielle [cf. première partie,
Lukacs], la tragédie est la confrontation polémique du
Ciel et de la Terre, des Divins et des Mortels, du
sociolecte et de l'idiolecte; c'est une guerre et un
procès.
Dans l'Antiquité grecque, la poésie et la
musique -- et la poésie est chant ou musique -- priment
déjà sur
la peinture, la sculpture et l'architecture; la
"littérature" (l'art du langage) y est synonyme
d'éloquence et de poésie, la poésie y est synonyme de
tragédie. Chez les Romains, ça l'est déjà moins, la
tragédie y ayant quelque chose de juridique aussi. De
l'Antiquité grecque et romaine au XVIIe siècle en France,
la tragédie a perdu son choeur et peut-être aussi
déjà son coeur [cf. infra : Nietzsche], entre les
deux, le Moyen-Âge -- peu ou mal connu (sauf pour ses Jeux, ses
Moralités, ses Miracles et ses Mystères, ses Comédies et
ses Soties, ses Farces) -- et Shakespeare.
En France, du XVIIe au XXe siècle, la
tragédie se
perd au profit du drame et du mélodrame ou de la comédie;
cette perte est un divorce d'avec la poésie au profit de
la fiction épique ou romanesque. Mais, en même temps,
c'est l'affirmation de la mise en scène, que ce soit par
la distanciation -- héritée de Brecht mais peut-être déjà
à l'oeuvre chez Shakespeare et Pirandello -- ou par
l'incarnation selon Artaud. Il faudra un Claudel pour que
la poésie renoue avec la tragédie mais dans le drame;
mais une poésie capable d'abolir la frontière -- qu'il
n'y a jamais eue -- entre le vers et la prose, avec le
verset, non pas le vers libre mais la libre prose, non
pas le poème en prose mais la prose en poème...