Jean-Marc Lemelin

avec la collaboration académique de

Jeffrey Butt, Douglas Rideout et Tracey Primmer



POUR UNE THÉORIE RADICALE DU NOM PROPRE :

Analyse des noms propres des Contes de Jacques Ferron



Sociétés savantes

Association canadienne de sémiotique

Université Memorial

Saint-Jean, Terre-Neuve

3 juin 1997



INTRODUCTION



Pour une théorie radicale ou élargie du nom propre, ne sera pas retenue ici l'onomastique et son approche étymologique, pour laquelle le nom commun (la désignation, la dénomination, la nominalisation) est en quelque sorte l'origine du nom propre (la nomination, l'interpellation, la sommation); la référence est omniprésente dans l'étude des noms géographiques. De la philosophie du langage et de la logique; ne sera retenu que ceci : le nom propre de langue a une intension infinie et une extension quasi nulle. Mais, nous proposons que, dans la fiction, il n'est pas le synonyme du référent : il est l'homonyme du synonyme; c'est un jeu de signifiant et non un jeu de signifié (comme la polysémie).

Un même nom propre, un même signifiant, peut avoir la même dénotation sans avoir la même connotation, la même référence : deux villes du même nom dans deux pays différents, par exemple, ou le même nom pour une personne et pour un espace. Si ce n'est pas la même référence -- il ne faut pas confondre le référent avec la chose ou l'objet; c'est une image et il peut ne pas exister : pensez à la licorne; la référence n'est pas l'existence, ni même la croyance en l'existence --, si ce n'est pas la même référence dis-je, ce ne peut être la même signification et encore moins le même sens. Par contre, comme le nom propre, le nom commun peut renvoyer à un individu unique de notre univers : "soleil" et "lune" ne sont pas des noms propres; en outre, la majuscule -- a fortiori en allemand et en anglais -- n'est pas une preuve ou une garantie de nom propre.

Notre approche est d'abord et avant tout grammaticale (linguistique et sémiotique), ainsi que pragmatique et grammatique : pragrammatique. Elle nous amène à distinguer les noms propres de langue, qui peuvent être véritables, ou «incarnés» (à référent connu), que l'on peut retrouver dans un dictionnaire ou une encyclopédie, ou être vraisemblables (à référent inconnu), que l'on pourrait trouver dans un annuaire téléphonique ou dans un atlas, et les noms propres de discours, qui sont surtout les déictiques, c'est-à-dire les marqueurs qui sont les traces de la situation de l'énonciation, alors que les anaphores sont les marques du site de l'énoncé (incluant le contexte et le référent).

Évidemment, il y a divers modes ou degrés de connaissance du référent : je peux savoir que Varsovie est la capitale de la Pologne, je peux l'avoir vue et visitée en touriste, je peux y avoir vécu pendant des années, je peux y être né et y avoir passé toute ma vie; je peux savoir que Napoléon Bonaparte a été l'empereur des Français après la Révolution de 1789, je peux connaître ses exploits et ses revers historiques, je peux connaître toute sa vie et celle de Joséphine, je peux l'avoir connu intimement (pour quelqu'un qui a vécu à la même époque). Cela veut dire que ce qui est véritable pour l'un peut n'être que vraisemblable pour l'autre.

D'une manière, le nom propre de discours est l'équivalent du nom propre de langue, en ce qu'il renvoie à un particulier, à du singulier; selon la situation, "je" pourra être moi ou un autre, "ici" ce pourra être dans cette salle ou dans une autre, "maintenant" ce pourra être en ce moment ou en un autre. Mais d'une autre manière, le nom propre de discours est le contraire du nom propre de langue en ce qu'il a une intension presque nulle -- il est monosémique comme un terme technique -- : "je" c'est toujours la première personne seulement -- et une extension élargie : "je" ce peut ne pas être le locuteur, comme "tu" ce peut ne pas être l'allocutaire ou l'interlocuteur, "il" ou "on" ce peut être le locuteur ou l'allocutaire, dans les transferts de personne, qui peuveut aussi impliquer "nous" et "vous". En somme, les noms propres de discours -- les particules, comme on dit -- sont vides de sens ou ils sont pleins de leur vide : l'usage les remplit.

Les noms propres de langue qui seront ici étudiés par la sémantique discursive se limitent aux noms propres de personne, les anthroponymes, et aux noms propres d'espace, les toponymes; seront écartés les noms propres de temps, les chrononymes comme les dates. Les noms propres de discours seront limités aux déictiques de personne, surtout les pronoms personnels, qui sont les marqueurs d'opérations comme la pronomination et la repronomination, la pronominalisation et la repronominalisation [cf. glossaire].

Le titre est le nom propre du texte et il sera traité comme tel : le titre est au texte ce que le nom propre est au nom commun, ce que le sujet est au prédicat, ce que le non-concept est au concept, ce que l'affect est à la représentation, ce que le langage est au monde : ce que nommer est à être nommé.

Nous nous attarderons peu à la morphologie des noms propres; ainsi sera presque négligé le genre des noms et des prénoms et ignorée la formation par suffixation ou par traduction, mais il sera question du patronymat et de l'anonymat ainsi que du pseudonymat (surnoms, sobriquets). Nous ne pourrons pas non plus nous attarder à la prosodie et à des phénomènes tactiques (élision, liaison, trait d'union, hiatus, apocope, syncope, ordre) qui nous conduiraient à une poésie du nom propre. Il sera cependant question de la morpho-syntaxe ou de la syntaxe discursive des titres, ainsi que de la sémiotique narrative des noms propres de langue.



TITRES



Si on consulte la table des matières des CONTES de Jacques Ferron, dans l'édition intégrale de la Bibliothèque québécoise. Montréal; 1993 [1968] (312 p.) [p. 297-298], on relève 42 titres de contes. Or, «Martine» et «Suite à Martine» y comptent pour un et il y manque aussi «Le petit William»; il y a donc plutôt 44 contes : 17 CONTES DU PAYS INCERTAIN, 23 (et non 21) CONTES ANGLAIS et 4 CONTES INÉDITS.

Si, à partir de Poétique de Céline d'Henri Godard [Gallimard nrf (Bibliothèques des Idées). Paris; 1985 (480 p.)], on distingue un narrateur-conteur, qui n'est pas présent dans le site de l'énoncé (narrateur hétérodiégétique selon Genette), et un narrateur-acteur, qui est présent (narrateur homodiégétique selon Genette encore), il y a 27 contes qui sont racontés par un narrateur-conteur et 17 qui le sont par un narrateur-auteur, dont 10 dans les CONTES ANGLAIS; nous avons classé Le lutin dans les contes racontés par un narrateur-conteur malgré un embrayage : «qui parlait français comme vous et moi» [259], mais nous avons classé L'été et Retour au Kentucky parmi les contes racontés par un narrateur-acteur.

Parmi les titres des 44 contes, il y en a 29 où il y a un nom d'acteur, 6 où il y a un nom d'espace, 3 où il y a un nom d'acteur (personnage ou non) et un nom d'espace et 6 où il y a un nom d'espace et un nom de temps ou un événement, une aventure, une action. Il y a seulement 15 titres où il y a un nom propre : 10 anthroponymes et 5 toponymes.

Il y a 9 titres qui sont des anthroponymes ou des toponymes, dont 5 qui incluent un article défini : «Les Méchins», «La Mi-Carême», «Les Sirènes», «Le petit William» et «Le petit Chaperon Rouge». Il y en a 27 où il y a un article défini au début sans qu'il n'y ait de nom propre et un seul avec un article indéfini au début; il y en a 6 où il n'y a pas de détermination : article zéro, comme dans CONTES DU PAYS INCERTAIN, CONTES ANGLAIS et CONTES INÉDITS; parmi ces 6 titres, il y en a 4 avec un nom propre : «Retour à Val-d'Or», «Suite à Martine», «Retour au Kentucky» et «Chronique de l'Anse Saint-Roch» : la suite est une chronique mais avec le rythme de la musique, de la partition... «Mélie et le boeuf» des CONTES DU PAYS INCERTAIN est le seul titre du genre; mais il pourrait être associé aux 4 titres où il y a deux articles définis : «La laine et le crin», «Le pigeon et la perruche», «La corde et la génisse» des CONTES ANGLAIS et «La sorcière et le grain d'orge» des CONTES INÉDITS. «Il ne faut jamais se tromper de porte» fait figure d'exception, le conte aussi d'ailleurs.

Il y a 23 contes parmi les 27 racontés par un narrateur-conteur où il y a au moins un article défini dans le titre, avec ou sans nom propre; il y en a 10 sur 17 par un narrateur-acteur : l'article défini a un effet de généralisation ou de topicalisation. Lorsqu'il n'y a pas d'article défini, le nom propre apparaît dans 7 titres, sans qu'il n'y ait de différence significative selon que le narrateur est conteur ou acteur : le nom propre a un effet de particularisation et de singularisation ou de focalisation, agissant comme un démonstratif, un monstratif, un présentatif. Quand il y a seulement un anthroponyme dans le titre, il y a un fort effet d'identification, une véritable quête d'identité, une sorte de quête mythologique. Soulignons que le narrateur-acteur est parfois nommé par le titre lui-même : «Cadieu», «Martine» et «Le boudhiste» : le narrateur-acteur ne peut donc que lui-même avoir été nommé à la suite d'un débrayage énonciatif initial.

Comme nom propre du texte, le titre en est le générateur -- et non pas le géniteur, car il peut être engendré après plutôt qu'avant le texte -- et il est le lieu du débrayage énonciatif initial, par lequel il y a dénégation du monde par le langage. Il y a génération par la présomption d'isotopie et/ou d'actant(s), qui est doublement significative quand il y a un anthroponyme ou un toponyme, car les deux sont déjà chargés en intension et en intention, en projet et en trajet, et autant au niveau du signifiant que du signifié.

«Mélie et le boeuf» en est l'illustration la plus flagrante, surtout que 'Mélie' peut être un nom d'animal, de jument par exemple (comme 'Nelly' dans Le chien gris) : "le boeuf" [titre], "veau du pré", "le veau", "pauvre animal", "l'animal" [38-40], "le boucher" [40], "petit" [40], "le pauvre" [42], "gigot" [43], "le pauvre cher animal" [43]; de "petit", "son petit phallus", "son petit phallus pointu" [43] "veau anglais" [45], "pauvre cher petit animal" [45], "un taureau" [45], "pauvre petit" [44], "le postulant" [47], "la queue de mon petit", "un petit homme"; "veau séminariste" [48], "l'avocat Leboeuf" [49], "taurillon", "c'est le phallus pointu dans le cas du veau devenu taurillon", "il gardera sa racine" [51], "Maître Leboeuf" [52], "le membre pileux" [54], "reprendre son poil", "vaches du comté", "fidèle à sa racine", "l'Érudit", "fameux taureau" -- et j'en passe, dans cette isotopie phallique (le petit étant bien le pénis ou le clitoris autant que l'enfant, selon Freud), voire masturbatoire et zoophile, où l'anaphorisation (la métonymie) entraîne la métaphorisation (la métaphore), qui s'y enchaîne...

Dans Cadieu au contraire, le nom propre lui-même est généré par le nom commun : "sauvages", "les quêteux" successeurs des sauvages", "Sauvageau" [24-26]; "un rougeaud", "Rougeaud" [27-28]. Remarquons, rapidement et au passage, l'inversion des contenus du titre et du premier paragraphe de ce conte au dernier paragraphe, et ce au niveau même des anthroponymes : "Cadieu", "Une maison du temps des sauvages, maçonnée pour décourager l'incendiaire, qui flamba quand même" au début à "le bon feu" de la fin, en passant par "Sauvageau le quêteux", "Rougeaud" et l'alias de Cadieu, "Eugène Dubois [32] -- le feu est rouge et le bois n'est pas maçonné...



Trois autres petits exemples amusants :

1°) dans L'archange du faubourg, "[l]'archange Zag" [64] «était comme saoul et zigzaguait» [65];

2°) dans La corde et la génisse, le "capitaine Bove", «un anneau dans le nez, ce serait un taureau» [241]; «une génisse cela voulait dire» [242] une femme pour un «taureau diabolique» [243], un «taureau noir» [244], etc;;

3)° Dans Servitude, «Monsieur Pas-d'Pouce -- la main lui sort, quatre doigts raides -- n'en revient pas : une fille de quatorze ans, brave et jolie, qui ne figurait pas sur l'inventaire!»...



NOMS PROPRES DE LANGUE



Quand il n'y a pas de nom propre dans le titre, un anthroponyme apparaît dans une dizaine d'incipits, dont 8 par un narrateur-conteur : une lacune dans l'identification semble alors comblée très rapidement. Quand il y a un nom propre dans le titre, un anthroponyme apparaît seulement 3 fois et toujours par un narrateur-conteur; mais il faut exclure Martine et Suite à Martine. Dans Chronique de l'Anse Saint-Roch, se multiplient les toponymes avant les anthroponymes.

Il nous faut préciser que l'orthographe des noms propres anglais et de certains noms communs est souvent francisée; par exemple dans le dernier des CONTES DU PAYS INCERTAIN et le plus long de tout le recueil, La vache morte du canyon : 'Farouest' [103] 'Tchiffe' [105], 'Biouti Rose', 'Lorde Djizusse', 'Edmontonne'; 'ranche', 'clergimane'; 'François Laterrière', un nom québécois, devient 'Frangk [sic] Laterreur' [128, 131].

Parmi la cinquantaine de patronymes (avec ou sans prénom), il n'y en a guère plus d'une dizaine féminins. Par contre, les prénoms féminins sont presque deux fois plus nombreux que les prénoms masculins; il est vrai cependant que la plupart d'entre eux sont concentrés dans deux contes racontés par un narrateur-conteur : Servitude et La vache morte du canyon. Les noms des Divins, qui sont éternels (bibliques ou mythiques, voire artistiques) ne dépassent pas la vingtaine, mais ils sont souvent répétés (comme des grammèmes), contrairement aux noms des Mortels, à l'exception de 'Peter Bezeau' dans Le chien gris et dans La corde et la génisse, de 'Godfrey' dans La corde et la génisse et dans La dame de Ferme-Neuve et de 'Jane Ardicotte' dans Le chien gris et dans Chronique de l'Anse saint-Roch.

Un surnom apparaît seulement dans l'incipit de trois contes : 'Monsieur Pas-d'Pouce' dans Servitude et 'Zag' dans L'archange du faubourg comme nous l'avons vu, ainsi que 'L'allumette' dans Bêtes et mari. Le sobriquet, selon Wilmet [«Sobriquets et pseudonymes» dans Le texte et le nom, sous la direction de Martine Léonard et Élisabeth Nardout-Lafarge. XYZ (Documents). Montréal; 1996 (348 p.) [p. 57-65 : p. 62], est une motivation du nom propre à partir de la personne; c'est surtout le cas ici avec 'Monsieur Pas-d'Pouce'. Dans La vache morte du canyon, la fille de François Latterière et de la fille du Tchiffe a un nom qui est une onomatopée : 'Chaouac', qui mime une langue amérindienne. Il y a aussi des diminutifs et des prénoms affectueux : 'Léo' dans La voisine, 'Johnny' dans L'otarie, 'Paulo' dans Les cargos noirs de la guerre, 'Wellie' dans La corde et la génisse et 'Timire' dans La vache morte du canyon. Les anthroponymes invraisemblables sont très rares : 'Fritz Coldmorgan' dans Armaguédon ou peut-être seulement 'Bove' dans La corde et la génisse; ils sont invraisemblables par le signifiant seulement, car ils ont un référent connu : ils ne sont pas «désincarnés».

Dans L'enfant, il n'y a aucun nom propre : l'enfant n'est jamais né, car il n'y avait pas de père pour l'engendrer et pour le nommer, seulement un mari à l'agonie, «un phoque, un coq mouillé» [78]. Dans un conte où il y a un toponyme dans le titre, Retour à Val-d'Or, il n'y a aucun anthroponyme. Dans un autre conte où le titre est un toponyme, Les Méchins, ce sont «ces rochers sinistres qui ont donné son nom au village» [58] et il n'y a aucun anthroponyme de Mortel; il n'y a que «le nom profane du divin» selon Bataille : 'Dieu', comme dans La mort du bonhomme, où le bon Dieu s'oppose au bonhomme (mauvais et mortel); même anonymat des Mortels dans La perruche [158], dans La laine et le crin [195] et dans Le vieux payen [203], le titre de ce conte en étant d'autant plus significatif. Dans Une fâcheuse compagnie, le conte au seul titre introduit par un article indéfini, il n'y a pas d'anthroponyme, la compagnie étant représentée par ceux qui n'ont pas de noms, les cochons. Dans Le déluge aussi, il n'y a aucun anthroponyme; pourtant il y aurait bien des acteurs à nommer. Dans Le petit William, le prénom apparaît à la fin, dans le texte [201], à la naissance de l'enfant, nommé par la sage-femme en l'honneur d'un accoucheur anglais [200].

Il y a plusieurs contes sans aucun toponyme : Servitude et La mort du bonhomme dans les CONTES DU PAYS INCERTAIN et La voisine, La perruche, Le bouquet de noce, La laine et le crin, Le petit William, Le vieux payen, L'otarie, Le pigeon et la perruche dans les CONTES ANGLAIS. Les CONTES DU PAYS INCERTAIN sont donc plus situés, localisés, ancrés dans cet espace «du pays incertain». Le pont, où le titre connote un espace de transition ou de passage, multiplie les toponymes; mais il n'y a pas d'anthroponymes, sauf un nom propre transformé en nom commun : «Bien des rousseaux nous viennent de là. On francise comme on peut, par le bas surtout, alors qu'on anglicise par le haut» [69]; remarquez la paronymie de "rousseaux" et de "ruisseaux", ceux qui coulent sous les ponts et en bas. Il y a aussi dans ce conte, un titre de film, «Charrette fantôme» : La charrette fantôme est un film de 1920, du réalisateur suédois Victor David Sjöström (comédien principal dans Les Fraises sauvages de Bergman), film célèbre pour son utilisation de la surimpression.

Généralement, les contes racontés par un narrateur-conteur contiennent davantage de toponymes, car les acteurs ont besoin d'être davantage spatialisés pour produire un effet d'iconisation géographique; les meilleurs exemples en sont : L'archange du faubourg, La vache morte du canyon et Chronique de l'Anse Saint-Roch, ainsi que Retour au Kentucky, raconté par un narrateur-acteur mais présent seulement dans le dernier paragraphe et à la première personne du pluriel [207]; les quatre titres concernent l'espace, le mouvement, voire le temps. En outre, plus il y a de toponymes, moins il y a d'anthroponymes, a fortiori si le titre contient un toponyme et surtout quand le conte est raconté par un narrateur-conteur : c'est la spatialisation qui permet alors d'assurer l'ancrage référentiel; l'espace vient donc combler la place vide d'un narrateur-acteur (embrayé). L'illusion référentielle se trouve renforcée par le fait que ce sont tous des toponymes véritables (ou «incarnés»). Mais, pour être plus précis, à propos de Chronique de l'Anse Saint-Roch, il faudrait dire que la toponymie génère l'anthroponymie.

L'anonymat, surtout l'anonymat des Mortels, ne s'oppose pas au patronymat (le renom) ou au pseudonymat (le surnom); il semble plutôt correspondre au monde profane ou superstitieux, par rapport au monde sacré et religieux. Le monde des Mortels est un monde où le commun, l'identique, le stéréotypé dominent le propre, le différent, l'original; c'est un monde où le nom de la loi (la propriété) domine ou prévaut sur la loi du nom (l'identité). Être anonyme, vivre incognito et sans histoire(s), contrairement au milieu, qui confère titres et alias ou faux noms : pensez au Milieu par excellence, la Mafia, la famille mafieuse...



NOMS PROPRES DE DISCOURS



Si on examine attentivement l'archétexte, c'est-à-dire la prosodie des morphèmes et plus particulièrement des grammèmes (déictiques ou anaphores de personne surtout), mais en nous limitant à l'incipit et à l'excipit de chacun des contes, on relève les quelques tendances suivantes :

1°) Les contes embrayés (à narrateur-acteur) commencent et finissent à peu près de la même manière, peu importe le titre et peu importe que ce soient des CONTES DU PAYS INCERTAIN, des CONTES ANGLAIS ou des CONTES INÉDITS : il y a d'abord pronominalisation; elle peut se maintenir jusqu'à la fin, ou bien il peut y avoir repronominalisation après un débrayage et donc il y a retour à la première personne.

2°) Dans les contes embrayés, mais où le narrateur-acteur est davantage un spectateur qu'un joueur, comme dans L'été et dans Retour au Kentucky, il y a nominalisation indéfinie au début et renominalisation définie à la fin; notons que les deux titres ont une connotation temporelle autant que spatiale; L'été est pourtant une quête du nom, de l'incipit, «Aux abords d'un village, dont j'ai oublié le nom, un nom de saint à coucher dehors» [93], à l'excipit, «Je me souviens maintenant de son nom : Saint Agapit. C'était l'hiver qui commençait» [94].

3°) Dans Martine et Suite à Martine, la pronominalisation est précédée d'une nominalisation, «SA FEMME», un sous-titre en capitales, ou d'une nomination, «MARTINE», qui est aussi le dernier nom qui prend la parole dans Suite à Martine, où se multiplient les narrateurs et les caractères typographiques; mais ces deux contes mériteraient une analyse à eux seuls, comme Cadieu, Mélie et le boeuf, La vache morte du canyon, Armaguédon, Chronique de l'Anse Saint-Roch et quelques autres qui ne sont même pas aussi complexe {cf. notre analyse du conte Le chien gris, dans Action passion, cognition d'après A. J. Greimas, sous la direction de Pierre Ouellet. Nuit Blanche/PULIM. Montréal-Limoges; 1997 (384 p.) [p. 329-345]}.

4°) Dans les contes débrayés (à narrateur-conteur), il y a divers modèles qui se dessinent :

a) comme dans les contes embrayés, il y a pronominalisation au début et repronominalisation à la fin : La mort du bonhomme, Les Méchins, La perruche et Le vieux payen, où nous avons vu que les Mortels ne sont pas nommés, et Le pigeon et la perruche, où une mortelle a un nom divin : 'Marie';

b) il y a nominalisation au début et repronominalisation à la fin : Retour à Val d'Or, L'enfant, Les cargos noirs de la guerre et Le petit Chaperon Rouge;

c) il y a nomination ou prénomination au début et renomination à la fin : Servitude, Mélie et le boeuf, L'archange du faubourg, Ulysse, Les Sirènes, Le bouquet de noce, La corde et la génisse, La tasse de thé et, dans une moindre mesure, Chronique de l'Anse Saint-Roch;

d) comme L'été et Retour au Kentucky, plusieurs contes commencent par une nominalisation souvent indéfinie (anaphorique) et se terminent par une renominalisation souvent définie (cataphorique) : Le paysagiste, Les provinces, Le déluge, Il ne faut jamais se tromper de porte, Le fils du geôlier; si on ne tient compte que de la nominalisation indéfinie de l'incipit, il faut ajouter L'enfant, Les cargos noirs de la guerre et Le petit Chaperon Rouge : tous les titres de ces contes débrayés, sauf «Il ne faut jamais se tromper de porte», commencent par un article défini; La sorcière et le grain d'orge, un conte raconté par un narrateur-acteur mais précédé d'un prélude ou d'un préambule en italiques par un narrateur-conteur, respecte le même modèle; en somme ici, l'excipit est la réponse à la question posée par l'incipit, mais cette réponse lui est déjà soufflée par le titre;

e) comme Le lutin, où le bonhomme est resté le bonhomme, mais il n'est plus le lutin, La laine et le crin commence par une nominalisation définie et se termine par la même : la reine est restée la même reine, mais le roi est mort -- pour que vive «un petit roi» [197]!



CONCLUSION



Que conclure de cela et de tout le reste? -- Il ne nous semble pas que la définition linguistique du nom propre comme «abréviation d'un prédicat de dénomination "être appelé /N/(x)"» par Kleiber et Gary-Prieur nous permette d'analyser de manière adéquate les noms propres de fiction, pour les raisons suivantes :

1°) Dans les incipits des contes embrayés, domine largement la pronominalisation sur la nominalisation; or, la pronominalisation -- l'apparition du pronom comme nom propre de discours -- est certes une abréviation mais pas d'un prédicat de dénomination; c'est l'abréviation d'un sujet de nomination, qui nomme et qui peut être nommé ou non.

2°) Quand il n'y a pas anonymat, c'est-à-dire quand il y a des anthroponymes de Mortels, la nomination ou la prénomination est plus fréquente que la nominalisation dans les incipits des contes débrayés.

3°) Le titre du texte est le nom propre par excellence; c'est le nom propre des noms propres, par lequel se met en place un procès d'identification, un procès de titres d'identité de toutes sortes, dont les noms propres de langue (ne) constituent (que) le système.

4°) Le sujet de l'identification (subjective), qui est le sujet de l'énonciation -- à ne pas confondre avec l'auteur --, s'instaure par un débrayage énonciatif initial qui n'est pas une prédication, une assertion ou une négation par exemple, mais une dénégation : un investissement qui est la pré-condition de tout percept et de tout concept; ainsi n'y a-t-il pas énonciation du sujet, seulement énoncé du sujet, énonciation énoncée par laquelle il y a mise en oeuvre de l'identification (objective) du sujet en individu, en personne ou en personnage.

5°) Le nom propre ne consiste pas surtout à être nommé de manière analeptique, mais à nommer de manière proleptique : énoncer en annonçant ou en dénonçant, en révélant ou en trahissant, nommer en appelant ou en interpellant, sommer : le nom propre est narratif et discursif, génératif et généalogique.

6°) Le nom propre est le non-concept à l'origine ou à la racine des concepts, l'affect à l'origine de la représentation; cela veut dire que le nom propre affecte et s'affecte d'une signature, qui n'est celle de personne, qui n'est pas celle d'une personne ou de la personne, mais d'une généalogie; disons qu'il y a deux généalogies :

la généalogie du nom propre : c'est le récit comme langue et discours ou comme grammaire du sens, comme signification; c'est la phylogenèse (des lexèmes);

le nom propre de la généalogie : c'est la parole comme essence du langage ou comme voix et rythme, comme signifiance; c'est l'ontogenèse (des morphèmes).

Les CONTES de Jacques Ferron sont à la fois le récit et la parole d'une impossible généalogie : celle de l'identité, de la carte d'identité individuelle (soit sexuelle, personnelle ou intellectuelle) et de l'identité de la carte nationale, culturelle ou collective (soit spirituelle, confessionnelle ou professionnelle). La généalogie de cette impossibilité, de cette quête impossible, reste inédite, peut-être encore moins québécoise qu'anglaise, mais certes incertaine -- et anonyme!...



GLOSSAIRE



nomination :

apparition d'un nom propre

nominalisation :

apparition d'un nom commun

. définie : précédée d'un article défini

. indéfinie : précédée d'un article indéfini

prénomination :

apparition d'un prénom

pronomination :

apparition d'un pronom (personnel) avant ou après un nom propre

pronominalisation :

apparition d'un pronom (personnel) avant ou après un nom commun

renomination :

réapparition ou retour au nom propre

renominalisation (définie ou indéfinie) :

réapparition ou retour au nom commun

reprénomination :

réapparition ou retour au prénom

repronomination :

réapparition ou retour au pronom après un nom propre

repronominalisation :

réapparition ou retour au pronom après un nom commun



Avec la réapparition ou le retour, ce peut être le même nom propre, le même nom commun, le même prénom ou le même pronom ou ce peut en être un nouveau (déja utilisé ou non); il peut y avoir continuité ou poursuite du retour.

Le nom, le prénom et le pronom peuvent occuper la fonction ou la position actantielle du sujet, de l'objet, du partenaire ou de l'attribut du sujet;

l'interpellation (par un nom, un prénom, un titre, un pronom, etc.) est considérée ici comme un cas de survalence du sujet.