Jean-Marc Lemelin
avec la collaboration académique de
Jeffrey Butt, Douglas Rideout et Tracey Primmer
POUR UNE THÉORIE RADICALE DU NOM PROPRE :
Analyse des noms propres des Contes de Jacques Ferron
Sociétés savantes
Association canadienne de sémiotique
Université Memorial
Saint-Jean, Terre-Neuve
3 juin 1997
INTRODUCTION
TITRES
Trois autres petits exemples amusants :
1°) dans L'archange du faubourg, "[l]'archange Zag" [64]
«était comme saoul et zigzaguait» [65];
2°) dans La corde et la génisse, le "capitaine Bove", «un
anneau dans le nez, ce serait un taureau» [241]; «une
génisse cela voulait dire» [242] une femme pour un
«taureau diabolique» [243], un «taureau noir» [244], etc;;
3)° Dans Servitude, «Monsieur Pas-d'Pouce -- la main lui
sort, quatre doigts raides -- n'en revient pas : une
fille de quatorze ans, brave et jolie, qui ne figurait
pas sur l'inventaire!»...
NOMS PROPRES DE LANGUE
NOMS PROPRES DE DISCOURS
1°) Les contes embrayés (à narrateur-acteur) commencent
et finissent à peu près de la même manière, peu importe
le titre et peu importe que ce soient des CONTES DU PAYS
INCERTAIN, des CONTES ANGLAIS ou des CONTES INÉDITS : il
y a d'abord pronominalisation; elle peut se maintenir
jusqu'à la fin, ou bien il peut y avoir
repronominalisation après un débrayage et donc il y a
retour à la première personne.
2°) Dans les contes embrayés, mais où le narrateur-acteur
est davantage un spectateur qu'un joueur, comme dans
L'été et dans Retour au Kentucky, il y a nominalisation
indéfinie au début et renominalisation définie à la fin;
notons que les deux titres ont une connotation temporelle
autant que spatiale; L'été est pourtant une quête du nom,
de l'incipit, «Aux abords d'un village, dont j'ai oublié
le nom, un nom de saint à coucher dehors» [93], à
l'excipit, «Je me souviens maintenant de son nom : Saint
Agapit. C'était l'hiver qui commençait» [94].
3°) Dans Martine et Suite à Martine, la pronominalisation
est précédée d'une nominalisation, «SA FEMME», un sous-titre en capitales, ou d'une nomination, «MARTINE», qui
est aussi le dernier nom qui prend la parole dans Suite
à Martine, où se multiplient les narrateurs et les
caractères typographiques; mais ces deux contes
mériteraient une analyse à eux seuls, comme Cadieu, Mélie
et le boeuf, La vache morte du canyon, Armaguédon,
Chronique de l'Anse Saint-Roch et quelques autres qui ne
sont même pas aussi complexe {cf. notre analyse du conte
Le chien gris, dans Action passion, cognition d'après A.
J. Greimas, sous la direction de Pierre Ouellet. Nuit
Blanche/PULIM. Montréal-Limoges; 1997 (384 p.) [p. 329-345]}.
4°) Dans les contes débrayés (à narrateur-conteur), il y a divers modèles qui se dessinent :
a) comme dans les contes embrayés, il y a pronominalisation au début et repronominalisation à la fin : La mort du bonhomme, Les Méchins, La perruche et Le vieux payen, où nous avons vu que les Mortels ne sont pas nommés, et Le pigeon et la perruche, où une mortelle a un nom divin : 'Marie';
b) il y a nominalisation au début et repronominalisation à la fin : Retour à Val d'Or, L'enfant, Les cargos noirs de la guerre et Le petit Chaperon Rouge;
c) il y a nomination ou prénomination au début et renomination à la fin : Servitude, Mélie et le boeuf, L'archange du faubourg, Ulysse, Les Sirènes, Le bouquet de noce, La corde et la génisse, La tasse de thé et, dans une moindre mesure, Chronique de l'Anse Saint-Roch;
d) comme L'été et Retour au Kentucky, plusieurs contes commencent par une nominalisation souvent indéfinie (anaphorique) et se terminent par une renominalisation souvent définie (cataphorique) : Le paysagiste, Les provinces, Le déluge, Il ne faut jamais se tromper de porte, Le fils du geôlier; si on ne tient compte que de la nominalisation indéfinie de l'incipit, il faut ajouter L'enfant, Les cargos noirs de la guerre et Le petit Chaperon Rouge : tous les titres de ces contes débrayés, sauf «Il ne faut jamais se tromper de porte», commencent par un article défini; La sorcière et le grain d'orge, un conte raconté par un narrateur-acteur mais précédé d'un prélude ou d'un préambule en italiques par un narrateur-conteur, respecte le même modèle; en somme ici, l'excipit est la réponse à la question posée par l'incipit, mais cette réponse lui est déjà soufflée par le titre;
e) comme Le lutin, où le bonhomme est resté le bonhomme,
mais il n'est plus le lutin, La laine et le crin commence
par une nominalisation définie et se termine par la même
: la reine est restée la même reine, mais le roi est mort
-- pour que vive «un petit roi» [197]!
CONCLUSION
1°) Dans les incipits des contes embrayés, domine
largement la pronominalisation sur la nominalisation; or,
la pronominalisation -- l'apparition du pronom comme nom
propre de discours -- est certes une abréviation mais pas
d'un prédicat de dénomination; c'est l'abréviation d'un
sujet de nomination, qui nomme et qui peut être nommé ou
non.
2°) Quand il n'y a pas anonymat, c'est-à-dire quand il y
a des anthroponymes de Mortels, la nomination ou la
prénomination est plus fréquente que la nominalisation
dans les incipits des contes débrayés.
3°) Le titre du texte est le nom propre par excellence;
c'est le nom propre des noms propres, par lequel se met
en place un procès d'identification, un procès de titres
d'identité de toutes sortes, dont les noms propres de
langue (ne) constituent (que) le système.
4°) Le sujet de l'identification (subjective), qui est le
sujet de l'énonciation -- à ne pas confondre avec
l'auteur --, s'instaure par un débrayage énonciatif
initial qui n'est pas une prédication, une assertion ou
une négation par exemple, mais une dénégation : un
investissement qui est la pré-condition de tout percept
et de tout concept; ainsi n'y a-t-il pas énonciation du
sujet, seulement énoncé du sujet, énonciation énoncée par
laquelle il y a mise en oeuvre de l'identification
(objective) du sujet en individu, en personne ou en
personnage.
5°) Le nom propre ne consiste pas surtout à être nommé de
manière analeptique, mais à nommer de manière proleptique
: énoncer en annonçant ou en dénonçant, en révélant ou en
trahissant, nommer en appelant ou en interpellant, sommer
: le nom propre est narratif et discursif, génératif et
généalogique.
6°) Le nom propre est le non-concept à l'origine ou à la
racine des concepts, l'affect à l'origine de la
représentation; cela veut dire que le nom propre affecte
et s'affecte d'une signature, qui n'est celle de
personne, qui n'est pas celle d'une personne ou de la
personne, mais d'une généalogie; disons qu'il y a deux
généalogies :
la généalogie du nom propre : c'est le récit comme langue et discours ou comme grammaire du sens, comme signification; c'est la phylogenèse (des lexèmes);
le nom propre de la généalogie : c'est la parole comme
essence du langage ou comme voix et rythme, comme
signifiance; c'est l'ontogenèse (des morphèmes).
GLOSSAIRE
nomination :
apparition d'un nom propre
nominalisation :
apparition d'un nom commun
. définie : précédée d'un article défini
. indéfinie : précédée d'un article indéfini
prénomination :
apparition d'un prénom
pronomination :
apparition d'un pronom (personnel) avant ou après un nom
propre
pronominalisation :
apparition d'un pronom (personnel) avant ou après un nom
commun
renomination :
réapparition ou retour au nom propre
renominalisation (définie ou indéfinie) :
réapparition ou retour au nom commun
reprénomination :
réapparition ou retour au prénom
repronomination :
réapparition ou retour au pronom après un nom propre
repronominalisation :
réapparition ou retour au pronom après un nom commun
Avec la réapparition ou le retour, ce peut être le même nom propre, le même nom commun, le même prénom ou le même pronom ou ce peut en être un nouveau (déja utilisé ou non); il peut y avoir continuité ou poursuite du retour.
Le nom, le prénom et le pronom peuvent occuper la fonction ou la position actantielle du sujet, de l'objet, du partenaire ou de l'attribut du sujet;
l'interpellation (par un nom, un prénom, un titre, un
pronom, etc.) est considérée ici comme un cas de
survalence du sujet.