Jean-Marc Lemelin
LA SÉMIOTIQUE DU DISCOURS
Janvier-février 2000
SOMMAIRE
Terminologie
Méthodologie
Le discours et le texte
Le discours, le genre et le style
L'actance
Épistémologie et gnoséologie
Le sens, la signification et la signifiance
La présence et l'existence
Phénoménologie et métapsychologie
Le champ
Le corps, la personne et le sujet
TERMINOLOGIE
La sémiologie, entendue comme
théorie du signe ou
des systèmes de signes, est aussi vieille que la
philosophie et il ne s'agit pas ici d'en refaire
l'histoire; d'autres l'ont fait, et bien, sans cependant
nécessairement réussir à la constituer en discipline
autonome -- encore moins en science. Il demeure qu'elle
a pris un nouveau tournant avec les Écrits de Peirce et
avec ce qui reste du Cours de linguistique structurale de
Saussure, qui situait la sémiologie au sein d'une
psychologie sociale. Mais ce n'est certes pas par une
telle intégration que Saussure a contribué au
développement d'une sémiotique, entendue comme théorie de
la signification; c'est plutôt par l'élaboration de
nouveaux concepts : substance/forme, système/procès,
langue/parole, paradigme/syntagme, signifié/signifiant,
synchronie/diachronie, etc. La sémiotique européenne a
pris son élan avec la glossématique, qui a justement été
capable d'exploiter au maximum ces concepts, quitte à les
nuancer : schéma/usage ou forme du contenu/forme de
l'expression, par exemple.
La sémiotique greimassienne s'est fondée
comme
sémiotique générale tout en privilégiant diverses
manifestations du récit : mythes, légendes, contes,
nouvelles, romans, recettes de cuisine, etc.; elle a
ainsi parfois été assimilée à une sémiotique littéraire
ayant aussi sa version poétique. Elle s'est surtout
attardée, dans les années 1960-1970, au parcours
génératif de l'action (du provenir au parvenir); mais
depuis, elle s'est davantage intéressée à la passion (de
l'advenir au survenir) et à la cognition, la dimension
thymique (tensive, passionnelle) et la dimension
cognitive prenant le dessus sur la dimension pragmatique
et les catégories sur les dimensions. Parallèlement à la
sémiotique du récit et de manière complémentaire, s'est
développée une sémantique du discours, d'abord avec
Coquet, Courtés, Geninasca et Rastier; avec Fontanille et
Zilberberg, le projet (postgreimassien ou néo-greimassien) est celui d'une véritable sémiotique du
discours.
Chez Saussure, la langue est collective et la
parole est individuelle; la première est en quelque sorte
structure (ou institution) et la seconde, conjoncture.
Pour Guillaume et sa psychomécanique, la langue est acte
en puissance (ou compétence) et le discours est puissance
en acte (ou performance). Pour Benveniste relisant
Saussure, la langue est de l'ordre du signe, du
sémiotique, alors que le discours est de l'ordre de la
phrase et du texte, du sémantique; il distingue aussi --
ce qui n'est pas sans embrouiller les choses -- le
discours du récit (historique). S'en inspirant, Genette
fera de ce récit la diégèse ou l'histoire et du discours
le «discours du récit». D'autres distinctions en ont
découlé : énonçant/énoncé, narrant/narré,
narration/fiction, situation/contexte.
Chez Greimas, le récit (ou le langage) est à
la
fois narrativité et discursivité, langue et discours,
compétence et performance, profondeur et surface, la «mise
en discours» consistant en la conversion de la surface par
la profondeur ou en la convocation de la profondeur par
la surface et l'énoncé (incluant l'énonciation énoncée)
prenant le pas sur l'énonciation (énoncée ou
présupposée). En insistant sur le concept de tension,
Fontanille et Zilberberg ont été amenés à réaménager de
fond en comble l'édifice, voire à déménager et à
emménager sous leur propre toit...
MÉTHODOLOGIE
Dans ses deux premiers ouvrages, Le savoir
partagé et Les espaces subjectifs [comme d'habitude, le
lecteur est renvoyé à la bibliographie de ce même site
pour les références complètes], Jacques Fontanille --
dont il sera quasi exclusivement question maintenant --
a pratiqué une sémiotique de la cognition, le second
ouvrage pouvant être considéré comme étant une réplique
à Figures III de Genette. Faut-il voir une critique
implicite de cet ouvrage par Fontanille lui-même dans sa
Sémiotique du discours : «La typologie des instances
d'énonciation a eu son heure de gloire, et on peut
considérer aujourd'hui cet aspect des choses comme
acquis. Il serait imprudent de continuer dans cette voie,
d'un côté parce qu'elle présuppose la confusion entre
énonciation, personne et subjectivité, et de l'autre,
parce qu'elle comporte le risque de la profusion
terminologique : si, chaque fois qu'une nouvelle
opération est identifiée, on l'attribue à une nouvelle
instance, on est conduit à ajouter un nouveau nom
d'instance, à une liste déjà longue. La prolifération
terminologique ne fait pas avancer d'un pas la
connaissance; elle est parfois un mal nécessaire; il ne
serait pas raisonnable d'un faire un but en soi» [SD, 267;
dans ce manuel, chacun des cinq chapitres qui suivent un
avant-propos, commence par un résumé et finit par une
bibliographie encadrés]?...
En collaborant avec Greimas, Fontanille a jeté
les bases d'une sémiotique de la passion. Dans Tension et
signification (en collaboration avec Zilberberg) et dans
ses trois derniers ouvrages individuels, Sémiotique du
visible [SV], Sémiotique du discours [SD] et Sémiotique
et littérature [SL (cet ouvrage est un peu le pendant
pratique, les exercices d'application, du manuel qu'est
SD; voici la liste des textes abordés : La gorge de
Maurice Scève, La Semaine Sainte de Louis Aragon, La
Princesse de Clèves de Madame de La Fayette, Alcools de
Guillaume Apollinaire, Feuillets d'Hypnos (dans trois des
neuf chapitres) et Partage formel de René Char, Voyage au
bout de la nuit de Louis-Ferdinand Céline)], Fontanille
cherche à proposer une synthèse à la fois générale et
comparative de la sémiotique de la passion, de la
sémiotique de l'action et de la sémiotique de la
cognition, de même que des «divers courants de recherche
qui s'imposent actuellement» [SD, 4e de couverture].
L'entreprise s'inspire largement de Greimas et Zilberberg
d'une part, de Benveniste, Coquet, Geninasca et Guillaume
d'autre part.
Sémiotique du visible est une sorte de
transition
de Sémiotique des passions à Tension et signification.
Dans les «Éléments pour une sémiotique tensive», sont
distingués l'espace tensif, l'espace sémio-narratif et
l'espace discursif, le premier déterminant les deux
autres et le second menant au troisième [SV, p. 16, fig.
3]. De même, les modulations tensives (ponctualisante,
ouvrante, cursive et clôturante) conduisent, par
conversion, aux modalisations sémio-narratives et, par
convocation, aux modalisations discursives [SV, p. 15,
fig. 1 et fig. 2]. Ailleurs, Fontanille distingue, de
l'abstrait au concret, divers «niveaux de signification»
: les structures sémantiques élémentaires, les structures
actantielles et modales, les structures narratives et
thématiques et les structures figuratives [SL, 2; SD,
272].
De là, en vue d'une sémiotique
générale du
discours (verbal et/ou non verbal), sont analysés : un
texte poétique, Capitale de la douleur d'Éluard, des
tableaux, les «sonates peintes» de Ciurlionis, un film,
Passion de Godard et un essai, L'éloge de l'ombre de
Tanizaki [une version plus longue de ce cinquième et
dernier chapitre en était déjà parue dans Nouveaux Actes
sémiotiques, n° 26-27, en 1993]. La lumière y est traitée
comme un état (de choses et d'âme) alliant l'éclat,
l'éclairage, la couleur et la matière; y travaille une
syntaxe aspectuelle, modale et actantielle. Il n'est pas
ici nécessaire de s'attarder aux détails de ces analyses;
ce qui en ressort pour les besoins de cette étude est
l'affirmation ou la réaffirmation des principaux concepts
suivants : protensivité, tensivité (phorique),
intentionnalité, perception, phorie, esthésie, fiducie,
valence, quantification, sommation, potentialisation,
praxis énonciative.
Approche dynamique et non statique des langages,
[SD, 24], la sémiotique du discours privilégie la
«représentation topologique» plutôt que la «notation
symbolique», la schématisation davantage que la
formalisation [SD, 11], la macro-analyse plus que la
micro-analyse, le global plus que le local ou le plus
grand plutôt que le plus petit [SD, 23]. Ce ne sont pas
les structures qui la préoccupent et l'occupent surtout,
mais les opérations et les actes; ce ne sont plus les
«oppositions discrètes» mais les «différences tensives et
graduelles»; une «sémantique des tensions et des degrés»
est alors en concurrence avec la «sémantique
différentielle classique» et elle se double d'une «syntaxe
générale des opérations discursives» [SD, 13].
Le discours et le texte
Le discours -- les propriétés du discours et
non
de l'esprit : «un procès de signification pris en charge
par une énonciation» [SL, 1] -- est l'objet du «projet
scientifique» de la sémiotique [SD, 13] : «le discours est
un ensemble dont la signification ne résulte pas de la
seule addition ou combinaison de la signification de ses
parties» [SD, 81]. Si c'est le point de vue qui crée
l'objet -- le discours ou les «ensembles signifiants» et
non le signe ou les signes --, «[c]e point de vue sera
celui du discours en acte, du discours vivant, de la
signification en devenir» [SD, 14 (les caractères
italiques entre guillemets sont toujours, dans cette
étude, ceux de l'ouvrage cité)]; SL, 2, 4 et 16] : «La
schématisation des processus signifiants est le propre du
discours» [SD, 49]; ce qui en fait «l'unité d'analyse de
la sémiotique» [SD, 77 (mais à la page 19 : «l'unité
d'analyse est un texte - verbal ou non verbal -.»)].
Cependant, la perspective peut être beaucoup plus vaste
: «la première unité d'analyse de la sémiotique du
discours est le champ d'exercice de l'activité de langage»
[SD, 255], sans doute (en tout ou en partie) tributaire
de la «faculté de langage» [SD, 183].
Le discours se distingue du texte : ce sont «deux
points de vue différents sur le même processus signifiant»
[SD, 77], «sur le processus d'engendrement du sens» [SL,
16]. Le texte est, pour «le spécialiste des langages»
qu'est le sémioticien, «ce qui se donne à appréhender,
l'ensemble des faits et des phénomènes qu'il s'apprête à
analyser», l'objet de la linguistique étant lui-même les
«faits textuels» [SD, 79]. Le texte est «un objet matériel
analysable, où on peut repérer des structures»; c'est
«l'organisation en une dimension (texte linéaire), deux
dimensions (texte planaire ou tabulaire), ou plus... des
éléments concrets qui permettent d'exprimer la
signification du discours», tandis que le discours est «le
produit d'actes de langage», «l'acte et le produit d'une
énonciation particulière et concrètement réalisée» [SD,
83; SL, 16]. Le texte est l'«espace de distribution des
effets»; le discours est le «domaine des valeurs, des
modalités et des actes de langage» [SL, 195].
Le point de vue (descendant, herméneutique) du
texte va de l'expression au contenu, de la surface à la
profondeur, du concret à l'abstrait, du complexe au
simple; celui (ascendant, génératif) du discours va du
contenu à l'expression, de la profondeur à la surface, de
l'abstrait au concret, du simple au complexe [SD, 84 et
85-86; SL, 4 et 17]; «la production conduit du discours au
texte; l'interprétation conduit du texte au discours [SL,
191 (en ce sens, cette étude est une interprétation)].
Mais, pas plus qu'il n'est possible d'accéder au travail
du rêve (comme discours) sans interprétation du récit du
rêve (comme texte), est-il possible d'accéder à la
production du discours sans interprétation du texte?...
Alors que la perspective herméneutique «"invente" la
notion de contexte», la perspective générative «neutralise
la différence entre texte et contexte» [SD, 87]; c'est
ainsi que le corpus de cette dernière perspective est une
«situation sémiotique» [SD, 88]. Par ailleurs, le récit
n'est qu'un mode spécifique du discours, qui est le mode
générique, surtout quand le récit est identifié
uniquement à l'histoire comme «suspension du discours»,
effacement de «l'instance de discours» [SD, 90-91].
Le discours est mono-isotope ou cohérent, alors
que le texte est pluri-isotope; la polyphonie ou le
dialogisme selon Bakhtine est donc à la fois cohérence et
pluri-isotopie [SL, 17 et 129-130]; le texte se définit
par sa cohésion : «la cohésion du texte aide à retrouver
sa cohérence» [SL, 16]. La cohérence est à la cohésion ce
que l'orientation intentionnelle du discours est à
l'organisation du texte en séquences; la congruence allie
la perspective textuelle et la perspective discursive
[SL, 18]. Le segment est une «unité textuelle», tandis que
l'isotopie est une «unité discursive» [SL, 27]. Ces trois
«modes de construction de la totalité sémiotique» que sont
la cohésion (textuelle), la cohérence (discursive) et la
congruence (textuelle et discursive : énonciative) sont
respectivement en relation avec trois «types formels de
totalités» : la série, l'agglomérat et la famille [SL, 22
et 37]. Ces types formels de totalité semblent s'inscrire
dans les quatre «styles de catégorisation», la «formation
des types» étant un autre nom de la catégorisation, que
sont la file, la série, l'agrégat et la famille. La file
est le «meilleur échantillon» ou le «meilleur exemplaire»;
la série est un «réseau de traits communs»; l'agrégat est
un «terme de base neutre»; la famille se définit par la
ressemblance, «l'air de famille» selon Wittgenstein [SD,
42 et 44]. La file est «d'intensité forte et d'étendue
faible»; la série est «d'intensité et d'étendue également
fortes»; la famille est «d'intensité faible et d'étendue
forte»; l'agrégat est «d'intensité et d'étendue également
faibles» [SD, 70].
Même si «la première étape de
l'analyse
sémiotique» reste «la segmentation, le repérage des
ruptures, des liens et des transitions» [SD, 80], un texte
ou un «ensemble signifiant» est sous la dépendance de
«l'instance de discours qui lui procure son statut
d'occurrence présente, actuelle et spécifique» [SD, 86].
À la suite de Benveniste, cette instance est définie
comme «le discours en tant qu'acte» : «l'instance désigne
alors l'ensemble des opérations, des opérateurs et des
paramètres qui contrôlent le discours»; «l'acte est un
acte d'énonciation qui produit la fonction sémiotique»
[SD, 92]. En fait, l'instance de discours est un double
acte : 1°) elle est une prise de position, elle énonce sa
propre position, sa présence (en visée et en saisie); 2°)
elle est débrayage, qui est «le deuxième acte fondateur de
l'instance de discours», ou embrayage [SD, 92-93]. Le
débrayage est «d'orientation disjonctive», alors que
l'embrayage est «d'orientation conjonctive»; le premier,
pluralisant, a plus d'étendue ou d'extension et le second
a plus d'intensité ou de tension [SD, 94].
Le discours, le genre et le style
L'un des objectifs de la sémiotique (du discours)
est d'en arriver à une typologie des discours. L'ancienne
rhétorique distinguait, par exemple, le genre
délibératif, le genre épidictique (ou démonstratif) et le
genre judiciaire, «parce qu'elle définissait les genres
comme des types de discours essentiellement caractérisés
par leur modalité argumentative dominante et par la
situation de communication sociale, politique,
philosophique ou juridique, où ils étaient utilisés» et
donc par «le contrat d'énonciation» [SL, 159]. Ce n'est
pas ainsi que procède la sémiotique pour en arriver à la
«forme d'une théorie des genres», mais selon la «praxis
énonciative, qui repose sur les quatre propriétés
invoquées : stabilité des catégories, schématisation du
discours, changement culturel et congruences locales et
provisoires» [SL, 161].
Étant donné que les «objets
sémiotiques [...]
sont à la fois des discours et des textes; chaque genre
littéraire sera donc constitué par la réunion d'un type
discursif et d'un type textuel» et donc par la cohérence,
la cohésion et la congruence [SL, 162]. Au niveau du plan
de l'expression, selon «un principe de classification lié
à l'élasticité du discours» et selon le critère de la
cohésion, le type textuel est long ou bref, ouvert ou
fermé. La récursivité est ouverte et longue : «roman-fleuve, roman à tiroirs, poème épique, etc.»; la
concentration est brève et fermée : «la nouvelle, le
sonnet ou la maxime»; la fragmentation est brève et
ouverte : «histoire, scène ou pensée [...]; le feuilleton,
les mémoires, le genre épistolaire»; le déploiement est
long et fermé : «le roman policier, le conte folklorique,
la pièce de théâtre» [SL, 163-164].
Mais au niveau du plan du contenu et selon le
critère de la cohérence, les types discursifs sont
définis par «les modalités de l'énonciation - le contrat
d'énonciation, les types de langage requis, les
modalisations dominantes d'un point de vue pragmatique -,
d'une part, et, d'autre part, les axiologies et les
formes d'évaluation - les types de valeurs proposées,
ainsi que les conditions de leur actualisation et de leur
reconnaissance dans le discours» [SL, 164]. À partir de la
typologie des modalités, peuvent être distingués «quatre
types de discours : discours incitatifs, persuasifs,
d'habilitation et de réalisation». Peuvent être aussi
identifiés des sous-types : au sein des discours
incitatifs, le devoir caractérise «les discours
prescriptifs»; au sein des discours d'habilitation, le
savoir caractérise «les discours informatifs (pour le
savoir), et les discours d'apprentissage (pour le savoir-faire); au sein des discours de réalisation, il pourra y
avoir «un discours dit performatif» (par le faire) ou une
présence (par l'être) [SL, 165].
Plutôt que d'en appeler aux valeurs
hédoniques
(le Bon), aux valeurs éthiques (le Bien), aux valeurs
esthétiques (le Beau) ou aux valeurs véridictoires (le
Vrai), c'est aux «conditions formelles de l'apparition des
valeurs et leur distribution dans le discours» qu'il est
fait appel pour proposer «une seconde typologie des types
discursifs» [SL, 165-166]. Selon «l'intensité de
l'adhésion» et «l'étendue ou le nombre de leurs
manifestations concrètes dans le discours», les valeurs
peuvent être exclusives (à intensité forte et à étendue
restreinte) ou diffuses (à intensité faible et à étendue
importante), discrètes (à intensité faible et à étendue
restreinte) ou participatives (à intensité forte et à
étendue importante). Les valeurs exclusives dominent «le
discours militant, le roman à thèse, le genre polémique»;
les valeurs discrètes, «les genres humoristiques», «le
théâtre de l'absurde»; les valeurs participatives, «le
roman sentimental, peut-être même le discours romanesque
en général»; les valeurs diffuses, les «genres réalistes»
[SL, 166-167].
Selon les valeurs discursives et la distinction
des types textuels et des types discursifs, peuvent être
différenciés des discours (l'épique, le tragique, le
romanesque) et des genres (l'épopée, la tragédie, le
roman), ces derniers étant de type textuel et de type
discursif. Mais le type de discours peut «contaminer»
d'autres genres; le type discursif peut devenir «autonome
et nomade». Ainsi «[l]e genre formulaire se caractérise
d'abord par sa brièveté, son ouverture, son énonciation
prescriptive, ses valeurs exclusives, et par sa tolérance
à l'égard des types discursifs didactique, dogmatique et
poétique» [SL, 166-168, plus particulièrement la page 168
pour le rappel des cinq critères de définition d'un genre
résumés dans cette citation].
Une «typologie des discours
littéraires» est
ébauchée à partir des «types de valeurs dominants». Quand
il y a «conflit entre les informateurs et les
observateurs», émergent les «valeurs esthétiques» que sont
la perfection et l'imperfection (Mallarmé, Proust). Quand
«une totalité de sens» est visée mais manquée, dominent
les «valeurs discursives» que sont la cohérence et
l'incohérence (Baudelaire, Camus). Quand la quête est le
«ressort principal des actes du héros», s'affirment les
«valeurs narratives» que sont le manque et la satisfaction
(Stendhal). Quant aux «valeurs passionnelles» que sont la
quiétude et l'inquiétude, elles peuvent être «un enjeu du
discours» (Madame de La Fayette, Char) [SL, 232-233]. Tout
cela, sur fond d'incomplétude [SL, 230]...
Le style est interaction entre la
production et
l'interprétation (ou la reconnaissance); cette
interaction est la praxis; quand celle-ci met en relation
des formes textuelles et des formes discursives, dans un
processus dynamique (de l'intensité à l'étendue) qui est
contrôlé par l'énonciation, elle est la praxis
énonciative, à l'oeuvre ici dans les hapax, les schèmes
stylistiques (ou «stylèmes»), les procédés, les
stéréotypes, et qui fait «la vie du style» [SL, 191-192].
Le style est le «parfum» de la structure; Metz le définit
comme une «manière d'être» qui «fait corps avec le
discours»; ce n'est pas une opération ou un geste comme
l'énonciation : selon Fontanille, «le style serait un mode
de présence de l'énonciation»; ce n'est pas un événement
mais un état [SL, 192-193]. «Le style recouvre l'ensemble
des faits textuels et discursifs grâce auxquels la praxis
énonciative produit et reconnaît des effets d'identité»
[SL, 195].
Au niveau du texte, Fontanille propose
«une
typologie des jugements d'identité textuelle» selon
l'intensité de la perception de l'identité et selon la
distribution des effets. L'individualité est d'intensité
éclatante et de distribution concentrée; l'originalité
est d'intensité atténuée et de distribution diffuse; la
singularité est d'intensité atténuée et de distribution
concentrée; le tempérament est d'intensité éclatante et
de distribution diffuse. L'individualité et l'originalité
sont en corrélation directe ou converse, évoluant dans le
même sens; la singularité et le tempérament sont en
corrélation inverse. L'hapax est de l'ordre de la
singularité; les «effets inouïs» et éclatants ou les
anamorphoses selon Riffaterre, de l'ordre de
l'individualité; le «régime objectif orienté» selon Metz,
les «schèmes et procédés stylistiques», de l'ordre du
tempérament; l'intersection des procédés, de l'ordre de
l'originalité [SL, 195-197].
Au niveau du discours, les critères de
définition
du style sont les attitudes (assomption, innovation :
intensité, vouloir-faire) et les rôles (récurrence,
permanence : étendue, savoir-faire). La tendance est une
attitude et un rôle faibles; la persévérance est une
attitude et un rôle forts; l'audace est une attitude
forte et un rôle faible; la constance est une attitude
faible et un rôle fort. La tendance et la persévérance
sont donc en corrélation converse, tandis que l'audace et
la constance sont en corrélation inverse [SL, 198-199].
Les effets d'identité (textuelle et/ou
discursive) peuvent produire des effets esthétiques : «on
aura ainsi des esthétiques de la surprise, de la
conformité, voire de la pureté exclusive ou du mélange».
Les types d'identité textuelle sont morphologiques (forme
de l'expression); les types d'identité discursive sont
axiologiques (forme du contenu) : «Dans les deux types
d'identité, la composante sensible et perceptive est
présente : il s'agit de l'intensité de la perception, de
la force de l'assomption, de l'éclat de l'innovation et
de la surprise». L'esthétique est émotion ou jugement :
«l'événement esthétique établit une relation entre une
morphologie et une axiologie, par l'intermédiaire d'une
intensité sensible et affective». De la morphologie à
l'axiologie, il y a «émotion esthétique»; de l'axiologie
à la morphologie, il y a «jugement esthétique» [SL, 199-200].
L'actance
La sémiotique avait traditionnellement l'habitude
de distinguer les actants de l'énoncé (ou de la
narration) et les actants de l'énonciation (ou de la
communication). Pour Fontanille, les premiers sont les
«actants transformationnels» de l'action et les seconds
sont les «actants positionnels» du point de vue : les
sources, les cibles et les actants de contrôle (qui sont
parfois des obstacles) [SD, 98-99 et 150-159; SL, 45-46,
94-100 et 123-127]. La source est à la cible ce que le
thème est au rhème et ce que l'observateur est à
l'informateur [SL, 47 et 56]. La relation entre la source
et la cible est une affaire de «réglage modal interactif»
qui, quantitativement (en saisie de l'étendue) ou
qualitativement (en visée de l'intensité), va conduire à
diverses stratégies, «eu égard au champ d'exercice du
point de vue» : la stratégie englobante, la stratégie
particularisante, la stratégie élective et la stratégie
cumulative [SD, 126-129; SL, 49-54].
Au niveau des actants transformationnels, il est
enfin reconnu que le Destinataire n'est pas toujours le
Sujet, le premier participant «à la définition
contractuelle des valeurs» et le second «aux programmes de
jonction avec l'Objet» [SD, 112 et 159]. Étant donné le
point de vue de Fontanille, l'actance n'est pas que
narrative; elle est discursive : «Les transformations
narratives ne sont qu'un cas de figure possible des
transformations discursives» [SD, 83]. C'est ainsi que
sont identifiés, en passant de «l'acte d'énonciation» (de
la prise de position, de l'instance de discours, du
discours en acte) à «la praxis énonciative» (du discours
énoncé), des «schémas discursifs» : «Un schéma discursif
est donc une forme intelligible». Au sein des «schémas de
discours», se distinguent les «schémas tensifs» et les
«schémas canoniques», «qui conjuguent et enchaînent
plusieurs schémas tensifs, sous une forme figée et
immédiatement reconnaissable dans une culture donnée» [SD,
102].
La syntaxe du discours reconnaît, au niveau des
«schémas de tension», quatre «scénarios typiques» ou quatre
«schémas de base» : le schéma de décadence, le schéma de
la descendance, le schéma de l'amplification et le schéma
de l'atténuation [SD, 103-104]. La tragédie classique,
par exemple, conjugue un schéma ascendant (le drame qui
se noue, le suspense), un schéma descendant ou
d'atténuation (l'Acte IV, la détente) et un schéma
d'amplification (la catastrophe finale, l'emphase); c'est
«le schéma canonique de la tragédie classique à la
française» [SD, 105-109 et 277-280].
Parmi les schémas canoniques se distinguent les
«schémas narratifs» et les «schémas passionnels». En
conformité avec la tradition, les schémas narratifs
canoniques comprennent le «schéma de l'épreuve» et le
«schéma de la quête» [SD, 110-114]; mais, vu que ces deux
schémas sont conditionnés par des aires culturelles
limitées, il existe d'autres schémas canoniques que la
quête (conditionnée par le défaut ou le manque) : la
fuite ou la «recomposition sélective» (conditionnée par la
plénitude), le risque (conditionné par l'inanité) et la
dégradation (conditionnée par la vacuité) [SD, 115-119 et
134; voir aussi Tension et signification, 96-98 et 163].
Il y aura donc des «alternatives au schéma de l'épreuve»
(ou de l'antagonisme) : le «schéma de l'échange» (ou de la
collusion), le «schéma de la co-habitation» (ou de la
dissension) et le «schéma de la construction» (ou de la
négociation) [SD, 120-121; voir aussi Sémiotique des
passions, 50 (où il est question de conciliation plutôt
que de négociation et de discorde plutôt que de
dissension)]. Quant au «schéma passionnel canonique» et en
conformité avec Sémiotique des passions [271], il
comprend l'éveil affectif, la disposition, le pivot
passionnel, l'émotion et la moralisation [SD, 121-125;
SL, 74-81].
Les actants positionnels sont déterminés par
les
«modalités de la présence» et les «modes d'existence» et
les actants transformationnels par les «modalités des
prédicats d'action et d'état»; les premiers sont
tributaires d'une «logique des places» et les seconds
d'une «logique des forces» [SD, 140 et 149-150 (à la suite
de Lucien Tesnière, dont le patronyme est mal
orthographié dans ce quatrième chapitre du manuel et dont
le prénom devient "Louis" dans la bibliographie, 180)].
Cependant, des actants positionnels dérivent les actants
transformationnels : il y a homologie entre les couples
Sujet/Objet et Destinateur/ Destinataire et le couple
source/cible; le couple Destinateur/Destinataire «fait
globalement office d'actant de contrôle», étant donné
qu'il définit la valeur auprès du couple Sujet/Objet [SD,
158 (les majuscules sont ici rétablies ou maintenues pour
identifier les actants transformationnels, contrairement
à l'usage de ce même quatrième chapitre du manuel)].
La syntaxe actantielle est nécessairement
tributaire de la syntaxe modale. La modalisation est plus
générale que la modalité : elle «signale l'activité
subjective de l'instance de discours»; la modalité est
plus spécifique : «un prédicat qui porte sur un autre
prédicat», «un prédicat qui énonce, dans la perspective de
l'instance de discours, une condition de réalisation du
prédicat principal» [SD, 164]. Les modalités ont un statut
énonciatif et sont liées à la logique des forces qui
constitue la condition présupposée du procès, alors que
la logique des places en est le mode d'existence [SD,
167-170 (le tableau de la page 170 est très certainement
erroné, car il est en contradiction avec la paragraphe
précédent, et il doit être rectifié par celui de Tension
et signification, 190)].
ÉPISTÉMOLOGIE ET GNOSÉOLOGIE
Pendant longtemps, le projet scientifique de la
sémiotique a été identifié avec le structuralisme; mais
maintenant, «[l]a période structuraliste est révolue, ce
qui ne signifie pas pour autant que les notions de
"structure" et de "système" n'ont plus de pertinence» [SD,
9]. Que l'epistêmê soit définie, de manière générale,
comme «une hiérarchie de systèmes organisant le champ du
savoir» ou, de manière particulière, comme «principe de
sélection et de régulation de ce qui doit, à une époque
donnée, être considéré comme pertinent et "scientifique"
pour cette discipline» [SD, 10], la sémiotique est passée
d'une épistémologie du discontinu (discret, polaire) à
une épistémologie du continu (tensif, graduel). La
sémiotique, en se donnant pour objet le discours, a dû se
donner une nouvelle théorie de la connaissance, une
gnoséologie, qui a pour nom le schématisme tensif [voir
Tension et signification et notre étude «La refonte de la
sémiotique» sur ce même site]. Cependant, il est difficile
de soutenir jusqu'au bout que la sémiotique se définirait
par ce nouvel objet, le discours (le logos), car c'est
l'objet de toutes les sciences du langage et de toutes
les sciences dites humaines; la philosophie n'a jamais
parlé d'autre chose, bien avant l'analyse du discours, la
linguistique, la pragmatique et la sémiotique. Il faut
donc bien admettre que la sémiotique se définit encore et
toujours par son point de vue, par le point de vue qui
définit son objet -- que l'on veuille ou non éviter la
«balkanisation de la discipline et de ses méthodes» [SD,
26]...
Le sens, la signification et la signifiance
Comme il a déjà été
mentionné, la sémiotique
n'est pas une théorie du signe mais une théorie de la
signification. : la signification est «le produit organisé
par l'analyse»; elle est toujours articulée. La
signification se caractérise par l'articulation, tandis
que le sens est d'abord une direction, une tension ou une
tendance vers : «c'est finalement la matière informe dont
s'occupe la sémiotique, qu'elle s'efforce d'organiser et
de rendre intelligible». [SD, 21-22] Mais «dans un
discours, le sens n'est saisissable qu'à travers ses
transformations» [SD, 83]. La référence n'est qu'une
direction parmi d'autres du sens, la principale direction
ou tension étant, pour Fontanille, l'intentionnalité [SD,
21], dont le rythme est «une des formes minimales» [SD,
216]. Dans la sémiotique du discours , «se joue et se
rejoue sans cesse la "scène primitive" de la
signification, c'est-à-dire l'émergence du sens à partir
du sensible» [SD, 39] -- la parole?... La signifiance est
«la globalité des effets de sens dans un ensemble
structuré»; ce n'est pas la somme des significations, si
celles-ci sont identifiées à des unités minimales ou
discrètes (des signes); mais si on admet que «le sens des
unités» ne détermine pas celui «des ensembles plus vastes
qui les englobent» et donc que la «signification globale,
celle du discours, commande la signification locale», il
est possible d'inclure la signifiance dans la
signification [SD, 23].
Le sens comme monde comprend «deux univers
sensibles, le monde extérieur et le monde intérieur» [SD,
32]; le sens comme langage comprend deux plans : le plan
de l'expression et le plan du contenu. Le plan de
l'expression correspond au monde extérieur et le plan du
contenu correspond au monde intérieur; le plan de
d'expression est extéroceptif et le plan du contenu est
intéroceptif. Les deux plans sont hétérogènes mais
isomorphes; la «fonction sémiotique» ou la semiosis «est
le nom de cette réunion des deux plans du langage, qui
établit leur "isomorphisme"» [SD, 32-36]. L'«univers
extéroceptif» (du monde naturel) et l'«univers
intéroceptif» (du langage naturel) sont deux «macro-sémiotiques» et la signification est l'acte qui les réunit
pour «la formation d'un système de valeurs», «et ce, grâce
au corps propre du sujet de la perception» [SD, 33 et 35]
: le corps propre est «un corps sentant qui est la
première forme que prend l'actant d'énonciation» [SD, 93].
C'est l'«instance intermédiaire entre le discours et le
texte, instance commune au domaine intéroceptif (le
signifié) et au domaine extéroceptif (le signifiant)»;
c'est «le véritable opérateur de la fonction sémiotique»
[SL, 228]. Cette fonction n'est pas une relation formelle
entre deux plans, mais «l'effet de la médiation
proprioceptive» : «le sensible - la proprioception -
devient ainsi le domaine commun au plan de l'expression
et au plan du contenu» [SD, 236].
Entre les deux univers comme entre les deux
plans, le corps propre prend position : il a «la propriété
d'appartenir simultanément aux deux macro-sémiotiques
entre lesquelles il prend position»; c'est à la fois une
«enveloppe sensible» et une frontière qui se déplace, une
«enveloppe-frontière»; ainsi «la position abstraite du
sujet de la perception» est-elle la proprioceptivité [SD,
35]. La prise de position du corps, comme «un centre de
référence pour la deixis» et comme «siège des perceptions
et des émotions, et centre du discours», «qui détermine le
partage entre expression et contenu devient le premier
acte de l'instance de discours, par lequel elle instaure
son champ d'énonciation et sa deixis» [SD, 32, 34 et 35].
«Le corps propre fait de ces deux univers les deux plans
d'un langage» : «le corps sensible est au coeur de la
fonction sémiotique, le corps propre est l'opérateur de
la réunion des deux plans du langage». Et l'auteur de
renchérir : «si la fonction sémiotique est proprioceptive
tout autant que logique, alors la signification est tout
autant affective, émotive, passionnelle, que conceptuelle
ou cognitive» [SD, 41].
Dans son entreprise d'homologation de la théorie
du signe de Peirce et de la théorie de la signification,
Fontanille identifie le «guidage du flux d'attention» à la
fois comme direction et tension, donc comme
intentionnalité du sens, et comme «définition d'un domaine
de pertinence». Deux «opérations de guidage sémiotique»
ressortent alors : la visée et la saisie; la visée est «la
tension intentionnelle», «le choix d'un point de vue»; la
saisie est «la délimitation d'un domaine de pertinence».
La visée et la saisie sont «les deux opérations
élémentaires grâce auxquelles la signification peut
émerger de la perception» [SD, 32 et 37-38]; ce sont «les
deux actes perceptifs élémentaires» [SD, 153].
La présence et l'existence
Pour qu'il y ait visée en intensité
(l'«interprétant» selon Peirce) et saisie en étendue (le
«fondement» selon Peirce), il faut qu'il y ait présence :
«La présence, qualité sensible par excellence, est donc
une première articulation sémiotique de la perception»; la
présence est à la fois intensité et étendue [SD, 37]. Le
passage de l'intensité à l'étendue ou du sensible à
l'intelligible correspond au passage de la substance (qui
n'est pas toute informe) à la forme : «la substance est
sensible - perçue, sentie, pressentie -, la forme est
intelligible - comprise, signifiante -. La substance est
le lieu des tensions intentionnelles, des affects et des
variations d'étendue et de quantité; la forme est le lieu
des systèmes de valeurs et des positions interdéfinies»
[SD, 39].
Le sens est schématisé et articulé
par le
discours; les structures élémentaires sont des «schèmes de
signification» dans lesquels viennent se couler les
systèmes de valeurs. Au sein des structures élémentaires,
Fontanille distingue les structures binaires, le carré
sémiotique, la structure ternaire qui devient
quaternaire) («les trois phases d'élaboration du sens» ou
les «degrés d'existence» selon Peirce) et la structure
tensive associant les valences de l'«espace tensif» et les
valeurs de l'«espace catégoriel» et conjuguant «les deux
grandes dimensions de la signification, le sensible et
l'intelligible» [SD, 49-50].
Le binarisme est une sorte de rapport ou de
relation réciproque entre la présence et l'absence, entre
la marque et le manque (non-marqué). En fait et avec
Hjelmslev, le binarisme n'est pas un dualisme, puisque le
terme générique (diffus, vague, extense : l'absence)
inclut le terme spécifique (concentré, précis, intense :
la présence) et le domaine d'une catégorie peut inclure
deux contraires et un autre sous-domaine [SD, 51-53]. Le
carré sémiotique consiste en «deux types d'oppositions
binaires en un seul système», associant de manière plus
complexe, dans un binarisme au carré, l'absence et la
présence [SD, 54].
Peirce distingue la priméité (de l'indice),
la
secondéité (de l'icône) et la tercéité ((du symbole).
Selon Fontanille, ces «trois modes différents de la saisie
de la signification» sont des modalités, des propriétés
modales : «Ces propriétés modales caractérisent les
niveaux d'articulation de la signification»; ce sont des
modes d'existence : «Toutes les théories du langage
doivent se doter de niveaux épistémologiques, qui sont
définis comme les modes d'existence des grandeurs
sémiotiques» [SD, 60-62]. La priméité correspond au mode
virtuel, la secondéité aux modes actuel et réel, la
tercéité au mode potentiel. Les modalités aléthiques
définissent le mode virtuel; les modalités factuelles,
les modes actuel et réel; les modalités déontiques, le
mode potentiel [SD, 63]. Les modes d'existence concernent
la seule présence : «Ainsi, les modes d'existence de la
signification (question générale d'épistémologie)
deviennent des modes d'existence dans le discours, des
modalités de la présence en discours (question de méthode
et d'analyse)» [SD, 64].
«Avant toute catégorisation, une grandeur
quelle
qu'elle soit est, pour le sujet du discours, d'abord une
présence sensible» [SD, 65]. La présence comprend un
«degré d'intensité» (interne) et une «certaine position ou
quantité dans l'étendue» (externe). La mise en relation
(intelligible) des deux «dimensions graduelles», des deux
gradients ou valences, de l'intensité (affective) et de
l'étendue (effective), est une corrélation
(directe/converse ou contraire/inverse) de
l'intéroceptivité (le contenu) et de l'extéroceptivité
(l'expression) par la proprioceptivité [SD, 67]. «Les
degrés de l'intensité et de l'étendue, sous le contrôle
des opérations de la visée et de la saisie, deviennent
alors des degrés de profondeur perceptive», dont vont
résulter les «zones typiques», les «valeurs typiques de la
catégorie» [SD, 68 et 72].
À la suite de Geninasca et en considérant
que la
saisie est «l'acte élémentaire de la cognition»,
Fontanille distingue quatre types de saisie cognitive :
la «saisie molaire» (à dépendance unilatérale,
référentielle), la «saisie sémantique» (à dépendance
multiple), la «saisie impressive» (perceptive, rythmique,
tensive, esthésique), qui est «la clé d'un dispositif
dynamique de la saisie cognitive» [SD, 225-226; SL, 225-228], et la «saisie technique» (triviale) [SD, 229-232].
Aux divers types de saisies, et selon les «valeurs
cognitives» proposées, correspondent des «rationalités
cognitives». À la saisie molaire, où les valeurs
cognitives sont «référentielles et informatives»,
correspond la «rationalité informative»; à la saisie
sémantique, où les valeurs cognitives sont «esthétiques et
symboliques, voire mythiques», correspond la «rationalité
mythique»; à la saisie impressive, où les valeurs
cognitives sont «de type sensible, et même plus
précisément hédonique), correspond la «rationalité
hédonique»; à la saisie technique, où les valeurs
cognitives sont «techniques et scientistes, correspond la
«rationalité technique» [SD, 232-233].
La saisie est en quête d'esthésies : une
esthésie
est «le mode d'apparaître des choses, la manière
singulière dont elles se révèlent à nous, indépendamment
de toute codification préalable» [SD, 247]; c'est «une
saisie impressive qui déboucherait sur le sentiment de la
présence des valeurs dans le discours», des «moments de
fusion entre le sujet et le monde sensible» [SL, 228-229].
À partir de Greimas [voir De l'imperfection], Fontanille
soutient que l'intentionnalité «repose sur l'imperfection
de la présence», sur l'incomplétude «constitutive de la
perception dans une perspective sémiotique», sur l'écart
qu'il y a entre l'apparence actuelle (par saisie
conventionnelle et molaire, inférentielle) et
l'apparaître virtuel ou potentiel (par saisie impressive
et sémantique) : l'écart entre ce qui est saisi et ce qui
est visé. En résulte «le sentiment d'incomplétude, le
sentiment que l'être nous échappe et ne nous laisse
saisir, au quotidien, qu'un paraître» [SL, 229-230; SD,
246-248]. En fin de compte, l'esthésie est «le moment
critique de la saisie impressive, par lequel le monde
sensible se donne à nous autrement» entre l'apparaître et
l'apparence [SD, 248-249]. Une telle théorie de
l'esthésie pourrait permettre de découvrir «la spécificté
sémiotique des modes sensoriels» et d'en arriver, par
exemple, à une «sémiotique des odeurs» [SD, 237-246].
PHÉNOMÉNOLOGIE ET MÉTAPSYCHOLOGIE
Depuis surtout Sémiotique de passions, la
dette
de la sémiotique envers la phénoménologie est
incommensurable; les références à Husserl, à Cassirer et
à Merleau-Ponty se sont mutipliées, chez Greimas lui-même, chez Coquet, chez Petitot, chez Zilberberg et chez
Fontanille. Les concepts fondamentaux de la sémiotique
sont phénoménologiques : présence, champ, horizon,
profondeur, intentionnalité, perception, esthésie, etc.
Que la phénoménologie soit en dernière instance ou non
une onto-théologie, c'est-à-dire une métaphysique, ne
sera pas ici l'objet de l'interprétation; il sera plutôt
question de son statut de métapsychologie, en ce qu'elle
échappe justement à toute psychologie, sociale ou autre.
Le champ
La présence, le «présent-vivant»
ou la «chair
vivante» du corps propre, se manifeste dans un champ; le
«champ de présence» est un champ de forces, de positions
et de quantités [SD, 66 et 97]; c'est à peu près la
définition du champ selon Kurt Lewin reprise par Pierre
Bourdieu dans sa sociologie positionnelle [voir Lemelin
: La théorie sociologique / Théorie de la littérature /
Manuel d'études littéraires sur ce même site]. Le premier
mode de l'instance de discours, «celui de la présence
pure, intense et étendue, visée ou saisie», est celui de
la présentation ou de la présentification; les «modes
seconds, obtenus par débrayage et embrayage» sont ceux de
la représentation : «La mise en scène discursive de la
prise de position peut être partiellement schématisée
sous la forme d'un champ positionnel, expression
empruntée à Benveniste [SD, 95]. Pour Benveniste, ce
champ est constitué par l'orientation prédicative («le
point de vue qui s'impose au discours»), l'actant («le
corps qui occupe le centre de référence du discours», puis
les personnes) et la quantité (la relation des positions
et la mesure des «distances spatio-temporelles» [SD, 96].
En termes plus phénoménologiques, Fontanille
identifie les «propriétés élémentaires» du champ
positionnel comme étant : «le centre de référence», «les
horizons du champ», «la profondeur du champ, qui met en
relation le centre et les horizons», et, «les degrés
d'intensité et de quantité propres à cette profondeur». Il
a déjà été répété que le centre «est institué par le corps
sensible» (à intensité maximale et à étendue minimale) :
le «corps-centre» est «une pure intensité émotionnelle et
proprioceptive, sans étendue». Les horizons «délimitent le
domaine de la présence», repoussant ainsi le domaine de
l'absence; il y a intensité minimale mais étendue
maximale et le «centre sensible» n'en est donc pas affecté
[SD, 96-97 et 98]. La profondeur est la distance entre
les horizons; quand l'intensité augmente, la profondeur
diminue. La profondeur n'est pas une position mais «un
mouvement entre le centre et les horizons». Se distinguent
la «profondeur progressive» (cognitive), qui est en
quelque sorte centrifuge (du centre vers les horizons),
et la «profondeur régressive» (émotionnelle), qui est en
quelque sorte centripète (des horizons vers le centre)
[SD, 97-98].
Au niveau de la syntaxe du discours, où
interviennent aussi les actants positionnels, un champ
positionnel correspond à un point de vue, qui est «une
modalité de la construction du sens» et qui est un rapport
entre la «saisie imparfaite» et la visée. Le point de vue
peut redéfinir «les limites du champ positionnel» :
«convertir un obstacle en horizon du champ, c'est admettre
le caractère limité et particulier de la perception en
acte, c'est reconnaître comme irréductible la tension
entre la visée virtuelle et la saisie actuelle, et en
faire la source de la signification. Le sens émerge de
cette tension; c'est le principe minimal de toute
intentionnalité» [SD, 126-127].
Il y a profondeur du champ et «profondeur du
discours» par la «connexion semi-symbolique entre
isotopies» et «sous le contrôle de l'instance
d'énonciation»; ce «contrôle énonciatif», par «assomption»
(intensive, sensible, affective) ou par «déploiement»
(spatio-temporel) est la «force d'énonciation» (force
illocutoire) à retirer ou à imposer aux isotopies, par
des figures de rhétorique par exemple. Aux modes de
présence des schémas narratifs canoniques correspondent
alors des modes d'existence des contenus discursifs. La
plénitude (en mode réalisé) est de visée intense et de
saisie étendue; la vacuité (en mode virtualisé) est de
visée affaiblie et de saisie restreinte; l'inanité (en
mode potentialisé) est de visée affaiblie et de saisie
étendue; le défaut (en mode actualisé) est de visée
intense et de saisie restreinte [SD, 132-134 et 275-277;
SL, 236].
La sémiotique du discours, refusant de
réduire
«l'instance de discours au champ positionnel» et «le
discours énoncé à la scène prédicative» [SD, 161], les
associe dans la praxis énonciative : «le lieu
d'articulation entre les structures sémio-narratives -
dominées par la scène prédicative - et l'instance de
discours - dominée par le champ positionnel -». C'est un
autre nom du «processus sémiotique, ou la semiosis en acte
[SD, 162]. Le «champ d'exercice» de cette praxis
énonciative, en sa «force d'assomption» et en sa «capacité
de déploiement et de déclinaison figurative», est plus
large que celui d'un champ de présence et d'un espace
tensif; elle inclut «tous les champs du discours des
diverses énonciations particulières qu'elle convoque, un
champ du discours rassemblant «tous les champs de présence
suscités par les différentes prises de position de
l'instance de discours» [SD, 256]. Enfin, au niveau de la
praxis énonciative. «[l]e champ du discours se décline
donc en trois phases, le champ de présence, le champ
schématique et le champ différentiel». Le champ de
présence est la «phase d'émergence» et des valences; le
champ schématique est la phase du discours en acte
(schémas discursifs) et des valeurs; le champ
différentiel est la phase du «discours-énoncé et accompli»
ou «le champ du discours devient un réseau de différences»
[SD, 274-275].
Le corps, la personne et le sujet
La phénoménologie, qu'elle soit ou non une
«physique qualitative» [SL, 154], une (méta)physique
négociant en termes d'énergie et de flux ou de
déploiement et de «labilité spatio-temporelle» [SD, 71; SV
: Conclusion, 193-198], présuppose une théorie du sujet;
sujet confondu ou non avec la subjectivité et lié -- dans
le sens où on dit "avoir les pieds et les poings liés" --
à l'énonciation. Celle-ci ne doit pas être confondue avec
la semiosis «redéfinie à partir de la prise de position
d'une instance proprioceptive qui, sous certaines
conditions modales, devient une instance énonçante».
L'«acte sémiotique» est affaire de «sensibilité
proprioceptive» et de perception, celle-ci comprenant les
deux «opérations perceptives» que sont la visée et la
saisie; l'énonciation suit : elle «déictise, localise,
mesure et évalue» [SD, 255]; les «logiques du discours» lui
échappent [SD, 257].
L'énonciation est irréductible à la
communication
entendue comme circulation des messages ou de
l'information; la «situation de communication» est elle-même un langage [SD, 258-259]. L'énonciation ne peut pas
non plus être assimilée au point de vue de la personne;
c'est-à-dire, à la suite de Metz, que l'énonciation n'est
pas nécessairement personnelle : il peut y avoir
«énonciation impersonnelle»; l'énonciation est "trans-personnelle" ou "pluri-personnelle". C'est donc dire que
la personne n'est qu'une catégorie grammaticale
(déictique ou anaphorique) et une «formation culturelle»,
alors que l'énonciation «a rang d'universel»; ainsi l'ego
n'est pas toujours la première personne dans toutes les
langues : le japonais selon Fontanille (et aussi le
micmac, langue amérindienne dont il ne parle pas) [SD,
259-264].
Dans sa «sémiotique subjectale», Coquet
avait
distingué, à la suite de Tesnière, le «prime actant», le
«second actant» (l'objet) et le «tiers actant» (le
destinateur); il avait aussi identifié deux primes
actants : le sujet et le non-sujet. Le non-sujet est un
corps qui prédique en prenant position dans le champ du
discours; c'est «le siège des émotions et des passions».
Le sujet prédique et affirme : «il est donc capable de
jugement, et grâce à cela, il accède aux fonctions
supérieures de la perception, de la cognition et de
l'évaluation; toutes les décisions lui sont ouvertes,
puisqu'il peut toujours délibérer, décider, et inventer
ses propres parcours». «[L]e non-sujet est la source d'une
visée, alors que le sujet serait la source d'une
saisie»
[SD, 160-161].
La personne subjective, je, se distingue de la
«personne non subjective», qui peut être interne (par
débrayage de je à tu) ou externe (par embrayage de il a
tu) [SL, 111]. «[L]a personne subjective, le Je,
l'instance perceptive, pragmatique et déictique de
l'énonciation» se distingue «de la personne non
subjective, siège et opérateur des cognitions et des
passions du sujet du discours», soit par «débrayage à
partir du sujet» soit par «embrayage à partir du monde
extérieur». «La personne non subjective est donc une
instance de médiation entre la perception du monde
extérieur (l'intéroception, dans l'aire du Je) et la
perception du monde extérieur (l'extéroception, dans
l'aire du Il/Elle(s)», au moins dans Alcools
d'Apollinaire. Cette personne -- ce «non-sujet» plutôt que
cette «non-personne» -- joue ainsi le rôle de la
proprioception : «la perception du corps propre, qui
appartient à la fois à l'intéroception et à
l'extéroception et qui rend possible, pour cela, leur
superposition». La personne non subjective «joue donc le
même rôle que le corps propre de l'instance de discours,
qui rassemble les deux domaines de la perception, qui
superpose les états de choses extérieurs et les états
d'âme intérieurs, qui assure en somme la relation
sémiotique, la sémiosis»; c'est le même rôle que la
«médiation proprioceptive», ayant «pour propriété
principale de «sentir» le monde» [SD, 113].
Selon Fontanille, identifier l'énonciation et la
subjectivité équivaut à glisser du champ positionnel du
discours en acte, du champ des actants positionnels, aux
actants transformationnels du discours énoncé : «la prise
de position de l'instance de discours» n'est pas la même
chose que la question de la subjectivité; l'instance de
discours n'est pas personnelle ou subjective, elle est
positionnelle [SD, 264-265]. À la suite de Merleau-Ponty
et de Coquet, Fontanille identifie pratiquement
l'énonciation et la "mise en présence" : «Énoncer, c'est
rendre présent quelque chose à l'aide du langage», la
perception étant déjà un langage [SD, 92]; ce qui a en
partie l'effet de réduire le langage à un instrument,
même en insistant sur l'activité de langage et en se
référant toujours au corps propre, distingué avec raison
cependant de la première personne et associé à la deixis,
elle-même «associée à une expérience sensible de la
présence, une présence perceptive et affective» : «La
présence est la propriété minimale d'une instance de
discours, dont la deixis est la réalisation linguistique
la plus courante, mais qui peut être saisie bien au-delà
de la morphologie linguistique de la deixis et du verbe»
[SD, 93; SL, 233].
Le sujet est donc identifiée à la
prédication;
autrement dit, le sujet est le sujet cartésien, le
subjectum, tandis que le non-sujet (ou le pré-sujet) est
le subjectus; l'énonciation aussi est identifiée à la
prédication : «La prédication est le propre de
l'énonciation, et cette propriété permet de mettre en
lumière la spécificité des actes d'énonciation, sur le
fond des actes de langage en général» [SD, 268].
L'énonciation est assertion (l'advenue à la présence
conduisant à une «prédication existentielle», qui n'est
pas la référence) et assomption (auto-référentielle) :
«Cet acte d'assomption est, de fait, l'acte par lequel
l'instance de discours fait connaître sa position par
rapport à ce qui advient dans son champ»; suit la
«prédication assomptive». Les deux «niveaux de la
prédication» sont des «actes métadiscursifs» :
«L'énonciation est en effet, non pas l'acte de langage
lui-même, mais la propriété du langage qui consiste à
manifester cette activité»; c'est un métalangage
descriptif, par lequel un «être de langage» apparaît dans
le champ du discours [SD, 269-270].
L'énonciation est une praxis; mais la «praxis
énonciative» n'est pas la «praxis sémiotique en général».
La praxis énonciative gère seulement la présence en
discours : «présence de l'énoncé ou présence de l'instance
de discours» [SD, 271]. Elle n'est pas «l'origine première
du discours»; «elle présuppose autre chose que l'activité
discursive», l'«histoire de la praxis» par exemple. Mais
le système (la langue, le parcours génératif) n'est pas
non plus l'origine du discours. «La perspective de la
praxis énonciative est donc interactive» et «panchronique»
[SD, 272-273].
La praxis énonciative, «saisie du point de vue
du
devenir de l'objet», peut adopter quatre stratégies,
quatre «transformations tensives» selon le schéma de
l'ascendance (émergence ou apparition) et le schéma de la
décadence (déclin ou disparition) et dans une «typologie
du faire sémiotique» : la distorsion est émergence et
déclin; la révolution est apparition et disparition; la
fluctuation est apparition et déclin; le remaniement est
émergence et disparition [SD, 277-280; voir aussi Tension
et signification, 133-139]. La «praxis sémiotique», quant
à elle, a sa «typologie des opérations [...] du point de
vue du devenir des instances de discours selon
l'«intensité de l'assomption et l'étendue de la
reconnaissance» : l'amplification est d'assomption forte
et de reconnaissance étendue; l'atténuation est
d'assomption faible et de reconnaissance restreinte; le
déploiement est d'assomption faible et de reconnaissance
étendue; la sommation est d'assomption forte et de
reconnaissance restreinte. Les deux opérations sur la
valeur d'échange, l'amplification et l'atténuation, sont
en corrélation converse; les deux opérations sur la
valeur d'usage, la sommation et le déploiement, sont en
corrélation inverse [SD, 280-283].
L'énonciation est donc à la fois
métalangage et
bricolage, «version lévi-straussienne de la praxis
énonciative» [SL, 5]; mais elle n'est pas l'origine du
discours, «l'expérience sémiotique» précédant «la
production des discours» selon Lotman [SD, 283]; cette
expérience est sans doute synonyme de «sentiment
d'existence» [SD, 254 et 280; SL, 10] ou de pressentiment
(ou pré-sentiment)... Le centre de l'instance de discours
est le corps et non la personne ou «la représentation du
«personnel» d'énonciation» [SL, 2]; c'est le corps propre
comme présent-vivant, chair vivante, comme «centre de
référence» [SL, 11]; c'est le sujet comme «centre du
discours» [SL, 10]. Mais, suivant Maine de Biran et Michel
Henry ou Paul Schilder, il n'y a pas de corps propre sans
«image du corps», sans «schéma corporel», c'est-à-dire sans
fantasme, qui est justement le questionnement de la
«certitude sensible». Celle-ci repose sur le primat du
regard, de la vue, de la vision, de la visée; primauté de
l'oeil que l'on retrouve autant chez Platon [voir "le
mythe de la caverne" dans La république et Lemelin : «De
la mort de l'auteur à la naissance du sujet de
l'énonciation» dans Le sujet, 155-169, surtout 158-160] et
chez Hegel [voir la phénoménologie de l'esprit] que dans
la phénoménologie française inspirée surtout de Husserl
(Sartre, Merleau-Ponty). Le «corps originaire» (immanent
ou transcendantal) n'est pas le «corps organique», qui est
l'objet de la sensibilité interne, et encore moins le
«corps objectif» (ou transcendant), qui est l'objet de la
perception externe [voir Lemelin : «Deixis et pathos» dans
Oeuvre de chair, 113-121, surtout 115-117, et «Pour une
théorie générale de l'énonciation» dans Le sujet, 109-129,
surtout 118-123].
Entre le non-sujet et le sujet, entre le
subjectus et le subjectum, il ne peut y avoir que
division, que fracture; cette division ou cette fracture
affecte nécessairement le corps propre, le «corps sentant»
étant en même temps un «corps parlant», et donc le
discours; la présence est elle-même fracturée, fissurée
par cette fracture : il y a «fracture de la présence»
[voir Giorgio Agamben : Enfance et histoire et Le langage
et la mort ou Stanze]. La perception et la prédication,
la semiosis, ne peuvent alors qu'être brouillées,
embrouillées, dans et par la deixis, qui est dominée, non
pas par un fort ou net «sentiment d'existence» mais par un
vague sentiment de la situation, où il y a absence et
présence, vague à l'âme et présence d'esprit, ennui et
angoisse qui font justement douter de la présence et de
l'existence, autant que du sensible et de l'intelligible.
La prédication ne peut donc qu'être habitée, hantée, par
l'antéprédicativité de la parole, de la voix qui ne parle
pas mais qui se donne et se dit comme origine, qui est
toujours-déjà récit et rythme...
*
La sémiotique négocie avec la
phénoménologie,
mais aussi avec une autre métapsychologie : la
psychanalyse, surtout quand elle s'attarde à l'affect, à
l'affectivité ou à la «dimension affective du discours».
Selon Fontanille, «si l'approche psychologique ou
psychanalytique est une lecture possible de la dimension
affective des textes, elle doit pouvoir s'appuyer sur une
analyse sémio-linguistique préalable, qui établit les
conditions et les formes discursives d'une lecture
psychanalytique». Mais en même temps «l'approche sémio-linguistique» doit elle-même se baser sur des «hypothèses
psychanalytiques» dans un «échange interdisciplinaire» [SL,
63-65]. Cependant, il ne s'agit pas seulement d'un
échange de principes, échange rendu possible par «le
partage intentionnel que permet l'intersubjectivité» ou
non [SD, 281], mais aussi de concepts : «l'intensité
passionnelle du discours a pour corrélat phénoménologique
la proprioceptivité, la sensibilité du corps propre qui
sert de médiateur entre les deux plans de la sémiosis».
«Mais on ne peut ignorer non plus son corrélat
psychologique : il s'agit alors des pulsions, de la
libido, de toutes les formes de l'énergie psychique» [SD,
203].
En empruntant à la linguistique de
l'énonciation
(de Benveniste à Culioli en passant par Danon-Boileau),
la sémiotique (du discours) mine quelque peu son
binarisme : la deixis est trinitaire ou ternaire (en
termes de personnes et en termes de personne, d'espace et
de temps); la «pensée trinitaire» travaille et transit la
«pensée binaire» qui, à la limite, est une dénégation de
la mort dans le fantasme de l'éternité ou de
l'immortalité : des savants, des médecins, des ingénieurs
et des techniciens y travaillent -- après les prêtres et
les interprêtres! C'est ainsi que la parole n'est pas le
dialogue (platonicien) ou la dialectique (platonicienne
ou hégélienne) [voir Dany-Robert Dufour : Le bégaiement
des maîtres, Les mystères de la trinité et Folie et
démocratie]. C'est pourquoi aussi la proprioceptivité
n'est pas une médiation dialectique entre
l'intéroceptivité et l'extéroceptivité : elle est la
racine (unaire) de ces deux souches, comme l'imagination
l'est de la sensibilité et de l'entendement, comme la
dénégation (de l'affect), qui est à la fois
investissement et contre-investissement avant toute
perception, l'est de l'assertion et de la négation (de la
représentation).
En fin de compte, le discours de la sémiotique,
quand il se veut être une sémiotique du discours, ne peut
manquer de rencontrer le problème de la segmentation, de
la ponctuation du corpus : où commence et ou finit un
discours ou le discours? Ou bien la limite se rapproche
de un, de l'unité; ou bien elle se rapproche de l'infini,
de la multiplicité ou de la totalité. La première
position est celle de l'analyse du discours à base
linguistique ou pragmatique (dont un éventail des
résultats a pu être rassemblé, entre autres, dans divers
numéros des revues Langages et Langue française); la
seconde, à la suite de Foucault, est celle de l'«analyse
des complexes discursifs» [voir Patrick Tort : La raison
classificatoire et La pensée hiérarchique et
l'évolution].
Mais la sémiotique du discours doit aussi se
confronter avec la topologie des quatre Discours de
Lacan, topologie conditionnée par «lalangue» (en un mot)
du «parlêtre». Pour que le discours de la sémiotique
échappe au Discours universitaire, qu'il se maintienne
dans ses marges, dans ses interstices, pour le miner,
quitte à en mimer la discipline, et pour qu'il puisse
continuer à opposer le Discours analyste au Discours
maître, à la doctrine, il est impératif de ne pas
confondre le discours et la parole qui, elle, ne peut pas
être un métalangage, tout au plus un "épilangage" ...
-- Pour une sémiotique de la parole? une (pra)grammatique
de la voix!
JML/2 février 2000