Jean-Marc Lemelin



LA SÉMIOTIQUE DU DISCOURS



Janvier-février 2000



SOMMAIRE

Terminologie

Méthodologie

Le discours et le texte

Le discours, le genre et le style

L'actance

Épistémologie et gnoséologie

Le sens, la signification et la signifiance

La présence et l'existence

Phénoménologie et métapsychologie

Le champ

Le corps, la personne et le sujet



TERMINOLOGIE

La sémiologie, entendue comme théorie du signe ou des systèmes de signes, est aussi vieille que la philosophie et il ne s'agit pas ici d'en refaire l'histoire; d'autres l'ont fait, et bien, sans cependant nécessairement réussir à la constituer en discipline autonome -- encore moins en science. Il demeure qu'elle a pris un nouveau tournant avec les Écrits de Peirce et avec ce qui reste du Cours de linguistique structurale de Saussure, qui situait la sémiologie au sein d'une psychologie sociale. Mais ce n'est certes pas par une telle intégration que Saussure a contribué au développement d'une sémiotique, entendue comme théorie de la signification; c'est plutôt par l'élaboration de nouveaux concepts : substance/forme, système/procès, langue/parole, paradigme/syntagme, signifié/signifiant, synchronie/diachronie, etc. La sémiotique européenne a pris son élan avec la glossématique, qui a justement été capable d'exploiter au maximum ces concepts, quitte à les nuancer : schéma/usage ou forme du contenu/forme de l'expression, par exemple.

La sémiotique greimassienne s'est fondée comme sémiotique générale tout en privilégiant diverses manifestations du récit : mythes, légendes, contes, nouvelles, romans, recettes de cuisine, etc.; elle a ainsi parfois été assimilée à une sémiotique littéraire ayant aussi sa version poétique. Elle s'est surtout attardée, dans les années 1960-1970, au parcours génératif de l'action (du provenir au parvenir); mais depuis, elle s'est davantage intéressée à la passion (de l'advenir au survenir) et à la cognition, la dimension thymique (tensive, passionnelle) et la dimension cognitive prenant le dessus sur la dimension pragmatique et les catégories sur les dimensions. Parallèlement à la sémiotique du récit et de manière complémentaire, s'est développée une sémantique du discours, d'abord avec Coquet, Courtés, Geninasca et Rastier; avec Fontanille et Zilberberg, le projet (postgreimassien ou néo-greimassien) est celui d'une véritable sémiotique du discours.

Chez Saussure, la langue est collective et la parole est individuelle; la première est en quelque sorte structure (ou institution) et la seconde, conjoncture. Pour Guillaume et sa psychomécanique, la langue est acte en puissance (ou compétence) et le discours est puissance en acte (ou performance). Pour Benveniste relisant Saussure, la langue est de l'ordre du signe, du sémiotique, alors que le discours est de l'ordre de la phrase et du texte, du sémantique; il distingue aussi -- ce qui n'est pas sans embrouiller les choses -- le discours du récit (historique). S'en inspirant, Genette fera de ce récit la diégèse ou l'histoire et du discours le «discours du récit». D'autres distinctions en ont découlé : énonçant/énoncé, narrant/narré, narration/fiction, situation/contexte.

Chez Greimas, le récit (ou le langage) est à la fois narrativité et discursivité, langue et discours, compétence et performance, profondeur et surface, la «mise en discours» consistant en la conversion de la surface par la profondeur ou en la convocation de la profondeur par la surface et l'énoncé (incluant l'énonciation énoncée) prenant le pas sur l'énonciation (énoncée ou présupposée). En insistant sur le concept de tension, Fontanille et Zilberberg ont été amenés à réaménager de fond en comble l'édifice, voire à déménager et à emménager sous leur propre toit...

MÉTHODOLOGIE

Dans ses deux premiers ouvrages, Le savoir partagé et Les espaces subjectifs [comme d'habitude, le lecteur est renvoyé à la bibliographie de ce même site pour les références complètes], Jacques Fontanille -- dont il sera quasi exclusivement question maintenant -- a pratiqué une sémiotique de la cognition, le second ouvrage pouvant être considéré comme étant une réplique à Figures III de Genette. Faut-il voir une critique implicite de cet ouvrage par Fontanille lui-même dans sa Sémiotique du discours : «La typologie des instances d'énonciation a eu son heure de gloire, et on peut considérer aujourd'hui cet aspect des choses comme acquis. Il serait imprudent de continuer dans cette voie, d'un côté parce qu'elle présuppose la confusion entre énonciation, personne et subjectivité, et de l'autre, parce qu'elle comporte le risque de la profusion terminologique : si, chaque fois qu'une nouvelle opération est identifiée, on l'attribue à une nouvelle instance, on est conduit à ajouter un nouveau nom d'instance, à une liste déjà longue. La prolifération terminologique ne fait pas avancer d'un pas la connaissance; elle est parfois un mal nécessaire; il ne serait pas raisonnable d'un faire un but en soi» [SD, 267; dans ce manuel, chacun des cinq chapitres qui suivent un avant-propos, commence par un résumé et finit par une bibliographie encadrés]?...

En collaborant avec Greimas, Fontanille a jeté les bases d'une sémiotique de la passion. Dans Tension et signification (en collaboration avec Zilberberg) et dans ses trois derniers ouvrages individuels, Sémiotique du visible [SV], Sémiotique du discours [SD] et Sémiotique et littérature [SL (cet ouvrage est un peu le pendant pratique, les exercices d'application, du manuel qu'est SD; voici la liste des textes abordés : La gorge de Maurice Scève, La Semaine Sainte de Louis Aragon, La Princesse de Clèves de Madame de La Fayette, Alcools de Guillaume Apollinaire, Feuillets d'Hypnos (dans trois des neuf chapitres) et Partage formel de René Char, Voyage au bout de la nuit de Louis-Ferdinand Céline)], Fontanille cherche à proposer une synthèse à la fois générale et comparative de la sémiotique de la passion, de la sémiotique de l'action et de la sémiotique de la cognition, de même que des «divers courants de recherche qui s'imposent actuellement» [SD, 4e de couverture]. L'entreprise s'inspire largement de Greimas et Zilberberg d'une part, de Benveniste, Coquet, Geninasca et Guillaume d'autre part.

Sémiotique du visible est une sorte de transition de Sémiotique des passions à Tension et signification. Dans les «Éléments pour une sémiotique tensive», sont distingués l'espace tensif, l'espace sémio-narratif et l'espace discursif, le premier déterminant les deux autres et le second menant au troisième [SV, p. 16, fig. 3]. De même, les modulations tensives (ponctualisante, ouvrante, cursive et clôturante) conduisent, par conversion, aux modalisations sémio-narratives et, par convocation, aux modalisations discursives [SV, p. 15, fig. 1 et fig. 2]. Ailleurs, Fontanille distingue, de l'abstrait au concret, divers «niveaux de signification» : les structures sémantiques élémentaires, les structures actantielles et modales, les structures narratives et thématiques et les structures figuratives [SL, 2; SD, 272].

De là, en vue d'une sémiotique générale du discours (verbal et/ou non verbal), sont analysés : un texte poétique, Capitale de la douleur d'Éluard, des tableaux, les «sonates peintes» de Ciurlionis, un film, Passion de Godard et un essai, L'éloge de l'ombre de Tanizaki [une version plus longue de ce cinquième et dernier chapitre en était déjà parue dans Nouveaux Actes sémiotiques, n° 26-27, en 1993]. La lumière y est traitée comme un état (de choses et d'âme) alliant l'éclat, l'éclairage, la couleur et la matière; y travaille une syntaxe aspectuelle, modale et actantielle. Il n'est pas ici nécessaire de s'attarder aux détails de ces analyses; ce qui en ressort pour les besoins de cette étude est l'affirmation ou la réaffirmation des principaux concepts suivants : protensivité, tensivité (phorique), intentionnalité, perception, phorie, esthésie, fiducie, valence, quantification, sommation, potentialisation, praxis énonciative.

Approche dynamique et non statique des langages, [SD, 24], la sémiotique du discours privilégie la «représentation topologique» plutôt que la «notation symbolique», la schématisation davantage que la formalisation [SD, 11], la macro-analyse plus que la micro-analyse, le global plus que le local ou le plus grand plutôt que le plus petit [SD, 23]. Ce ne sont pas les structures qui la préoccupent et l'occupent surtout, mais les opérations et les actes; ce ne sont plus les «oppositions discrètes» mais les «différences tensives et graduelles»; une «sémantique des tensions et des degrés» est alors en concurrence avec la «sémantique différentielle classique» et elle se double d'une «syntaxe générale des opérations discursives» [SD, 13].

Le discours et le texte

Le discours -- les propriétés du discours et non de l'esprit : «un procès de signification pris en charge par une énonciation» [SL, 1] -- est l'objet du «projet scientifique» de la sémiotique [SD, 13] : «le discours est un ensemble dont la signification ne résulte pas de la seule addition ou combinaison de la signification de ses parties» [SD, 81]. Si c'est le point de vue qui crée l'objet -- le discours ou les «ensembles signifiants» et non le signe ou les signes --, «[c]e point de vue sera celui du discours en acte, du discours vivant, de la signification en devenir» [SD, 14 (les caractères italiques entre guillemets sont toujours, dans cette étude, ceux de l'ouvrage cité)]; SL, 2, 4 et 16] : «La schématisation des processus signifiants est le propre du discours» [SD, 49]; ce qui en fait «l'unité d'analyse de la sémiotique» [SD, 77 (mais à la page 19 : «l'unité d'analyse est un texte - verbal ou non verbal -.»)]. Cependant, la perspective peut être beaucoup plus vaste : «la première unité d'analyse de la sémiotique du discours est le champ d'exercice de l'activité de langage» [SD, 255], sans doute (en tout ou en partie) tributaire de la «faculté de langage» [SD, 183].

Le discours se distingue du texte : ce sont «deux points de vue différents sur le même processus signifiant» [SD, 77], «sur le processus d'engendrement du sens» [SL, 16]. Le texte est, pour «le spécialiste des langages» qu'est le sémioticien, «ce qui se donne à appréhender, l'ensemble des faits et des phénomènes qu'il s'apprête à analyser», l'objet de la linguistique étant lui-même les «faits textuels» [SD, 79]. Le texte est «un objet matériel analysable, où on peut repérer des structures»; c'est «l'organisation en une dimension (texte linéaire), deux dimensions (texte planaire ou tabulaire), ou plus... des éléments concrets qui permettent d'exprimer la signification du discours», tandis que le discours est «le produit d'actes de langage», «l'acte et le produit d'une énonciation particulière et concrètement réalisée» [SD, 83; SL, 16]. Le texte est l'«espace de distribution des effets»; le discours est le «domaine des valeurs, des modalités et des actes de langage» [SL, 195].

Le point de vue (descendant, herméneutique) du texte va de l'expression au contenu, de la surface à la profondeur, du concret à l'abstrait, du complexe au simple; celui (ascendant, génératif) du discours va du contenu à l'expression, de la profondeur à la surface, de l'abstrait au concret, du simple au complexe [SD, 84 et 85-86; SL, 4 et 17]; «la production conduit du discours au texte; l'interprétation conduit du texte au discours [SL, 191 (en ce sens, cette étude est une interprétation)]. Mais, pas plus qu'il n'est possible d'accéder au travail du rêve (comme discours) sans interprétation du récit du rêve (comme texte), est-il possible d'accéder à la production du discours sans interprétation du texte?... Alors que la perspective herméneutique «"invente" la notion de contexte», la perspective générative «neutralise la différence entre texte et contexte» [SD, 87]; c'est ainsi que le corpus de cette dernière perspective est une «situation sémiotique» [SD, 88]. Par ailleurs, le récit n'est qu'un mode spécifique du discours, qui est le mode générique, surtout quand le récit est identifié uniquement à l'histoire comme «suspension du discours», effacement de «l'instance de discours» [SD, 90-91].

Le discours est mono-isotope ou cohérent, alors que le texte est pluri-isotope; la polyphonie ou le dialogisme selon Bakhtine est donc à la fois cohérence et pluri-isotopie [SL, 17 et 129-130]; le texte se définit par sa cohésion : «la cohésion du texte aide à retrouver sa cohérence» [SL, 16]. La cohérence est à la cohésion ce que l'orientation intentionnelle du discours est à l'organisation du texte en séquences; la congruence allie la perspective textuelle et la perspective discursive [SL, 18]. Le segment est une «unité textuelle», tandis que l'isotopie est une «unité discursive» [SL, 27]. Ces trois «modes de construction de la totalité sémiotique» que sont la cohésion (textuelle), la cohérence (discursive) et la congruence (textuelle et discursive : énonciative) sont respectivement en relation avec trois «types formels de totalités» : la série, l'agglomérat et la famille [SL, 22 et 37]. Ces types formels de totalité semblent s'inscrire dans les quatre «styles de catégorisation», la «formation des types» étant un autre nom de la catégorisation, que sont la file, la série, l'agrégat et la famille. La file est le «meilleur échantillon» ou le «meilleur exemplaire»; la série est un «réseau de traits communs»; l'agrégat est un «terme de base neutre»; la famille se définit par la ressemblance, «l'air de famille» selon Wittgenstein [SD, 42 et 44]. La file est «d'intensité forte et d'étendue faible»; la série est «d'intensité et d'étendue également fortes»; la famille est «d'intensité faible et d'étendue forte»; l'agrégat est «d'intensité et d'étendue également faibles» [SD, 70].

Même si «la première étape de l'analyse sémiotique» reste «la segmentation, le repérage des ruptures, des liens et des transitions» [SD, 80], un texte ou un «ensemble signifiant» est sous la dépendance de «l'instance de discours qui lui procure son statut d'occurrence présente, actuelle et spécifique» [SD, 86]. À la suite de Benveniste, cette instance est définie comme «le discours en tant qu'acte» : «l'instance désigne alors l'ensemble des opérations, des opérateurs et des paramètres qui contrôlent le discours»; «l'acte est un acte d'énonciation qui produit la fonction sémiotique» [SD, 92]. En fait, l'instance de discours est un double acte : 1°) elle est une prise de position, elle énonce sa propre position, sa présence (en visée et en saisie); 2°) elle est débrayage, qui est «le deuxième acte fondateur de l'instance de discours», ou embrayage [SD, 92-93]. Le débrayage est «d'orientation disjonctive», alors que l'embrayage est «d'orientation conjonctive»; le premier, pluralisant, a plus d'étendue ou d'extension et le second a plus d'intensité ou de tension [SD, 94].

Le discours, le genre et le style

L'un des objectifs de la sémiotique (du discours) est d'en arriver à une typologie des discours. L'ancienne rhétorique distinguait, par exemple, le genre délibératif, le genre épidictique (ou démonstratif) et le genre judiciaire, «parce qu'elle définissait les genres comme des types de discours essentiellement caractérisés par leur modalité argumentative dominante et par la situation de communication sociale, politique, philosophique ou juridique, où ils étaient utilisés» et donc par «le contrat d'énonciation» [SL, 159]. Ce n'est pas ainsi que procède la sémiotique pour en arriver à la «forme d'une théorie des genres», mais selon la «praxis énonciative, qui repose sur les quatre propriétés invoquées : stabilité des catégories, schématisation du discours, changement culturel et congruences locales et provisoires» [SL, 161].

Étant donné que les «objets sémiotiques [...] sont à la fois des discours et des textes; chaque genre littéraire sera donc constitué par la réunion d'un type discursif et d'un type textuel» et donc par la cohérence, la cohésion et la congruence [SL, 162]. Au niveau du plan de l'expression, selon «un principe de classification lié à l'élasticité du discours» et selon le critère de la cohésion, le type textuel est long ou bref, ouvert ou fermé. La récursivité est ouverte et longue : «roman-fleuve, roman à tiroirs, poème épique, etc.»; la concentration est brève et fermée : «la nouvelle, le sonnet ou la maxime»; la fragmentation est brève et ouverte : «histoire, scène ou pensée [...]; le feuilleton, les mémoires, le genre épistolaire»; le déploiement est long et fermé : «le roman policier, le conte folklorique, la pièce de théâtre» [SL, 163-164].

Mais au niveau du plan du contenu et selon le critère de la cohérence, les types discursifs sont définis par «les modalités de l'énonciation - le contrat d'énonciation, les types de langage requis, les modalisations dominantes d'un point de vue pragmatique -, d'une part, et, d'autre part, les axiologies et les formes d'évaluation - les types de valeurs proposées, ainsi que les conditions de leur actualisation et de leur reconnaissance dans le discours» [SL, 164]. À partir de la typologie des modalités, peuvent être distingués «quatre types de discours : discours incitatifs, persuasifs, d'habilitation et de réalisation». Peuvent être aussi identifiés des sous-types : au sein des discours incitatifs, le devoir caractérise «les discours prescriptifs»; au sein des discours d'habilitation, le savoir caractérise «les discours informatifs (pour le savoir), et les discours d'apprentissage (pour le savoir-faire); au sein des discours de réalisation, il pourra y avoir «un discours dit performatif» (par le faire) ou une présence (par l'être) [SL, 165].

Plutôt que d'en appeler aux valeurs hédoniques (le Bon), aux valeurs éthiques (le Bien), aux valeurs esthétiques (le Beau) ou aux valeurs véridictoires (le Vrai), c'est aux «conditions formelles de l'apparition des valeurs et leur distribution dans le discours» qu'il est fait appel pour proposer «une seconde typologie des types discursifs» [SL, 165-166]. Selon «l'intensité de l'adhésion» et «l'étendue ou le nombre de leurs manifestations concrètes dans le discours», les valeurs peuvent être exclusives (à intensité forte et à étendue restreinte) ou diffuses (à intensité faible et à étendue importante), discrètes (à intensité faible et à étendue restreinte) ou participatives (à intensité forte et à étendue importante). Les valeurs exclusives dominent «le discours militant, le roman à thèse, le genre polémique»; les valeurs discrètes, «les genres humoristiques», «le théâtre de l'absurde»; les valeurs participatives, «le roman sentimental, peut-être même le discours romanesque en général»; les valeurs diffuses, les «genres réalistes» [SL, 166-167].

Selon les valeurs discursives et la distinction des types textuels et des types discursifs, peuvent être différenciés des discours (l'épique, le tragique, le romanesque) et des genres (l'épopée, la tragédie, le roman), ces derniers étant de type textuel et de type discursif. Mais le type de discours peut «contaminer» d'autres genres; le type discursif peut devenir «autonome et nomade». Ainsi «[l]e genre formulaire se caractérise d'abord par sa brièveté, son ouverture, son énonciation prescriptive, ses valeurs exclusives, et par sa tolérance à l'égard des types discursifs didactique, dogmatique et poétique» [SL, 166-168, plus particulièrement la page 168 pour le rappel des cinq critères de définition d'un genre résumés dans cette citation].

Une «typologie des discours littéraires» est ébauchée à partir des «types de valeurs dominants». Quand il y a «conflit entre les informateurs et les observateurs», émergent les «valeurs esthétiques» que sont la perfection et l'imperfection (Mallarmé, Proust). Quand «une totalité de sens» est visée mais manquée, dominent les «valeurs discursives» que sont la cohérence et l'incohérence (Baudelaire, Camus). Quand la quête est le «ressort principal des actes du héros», s'affirment les «valeurs narratives» que sont le manque et la satisfaction (Stendhal). Quant aux «valeurs passionnelles» que sont la quiétude et l'inquiétude, elles peuvent être «un enjeu du discours» (Madame de La Fayette, Char) [SL, 232-233]. Tout cela, sur fond d'incomplétude [SL, 230]...

Le style est interaction entre la production et l'interprétation (ou la reconnaissance); cette interaction est la praxis; quand celle-ci met en relation des formes textuelles et des formes discursives, dans un processus dynamique (de l'intensité à l'étendue) qui est contrôlé par l'énonciation, elle est la praxis énonciative, à l'oeuvre ici dans les hapax, les schèmes stylistiques (ou «stylèmes»), les procédés, les stéréotypes, et qui fait «la vie du style» [SL, 191-192]. Le style est le «parfum» de la structure; Metz le définit comme une «manière d'être» qui «fait corps avec le discours»; ce n'est pas une opération ou un geste comme l'énonciation : selon Fontanille, «le style serait un mode de présence de l'énonciation»; ce n'est pas un événement mais un état [SL, 192-193]. «Le style recouvre l'ensemble des faits textuels et discursifs grâce auxquels la praxis énonciative produit et reconnaît des effets d'identité» [SL, 195].

Au niveau du texte, Fontanille propose «une typologie des jugements d'identité textuelle» selon l'intensité de la perception de l'identité et selon la distribution des effets. L'individualité est d'intensité éclatante et de distribution concentrée; l'originalité est d'intensité atténuée et de distribution diffuse; la singularité est d'intensité atténuée et de distribution concentrée; le tempérament est d'intensité éclatante et de distribution diffuse. L'individualité et l'originalité sont en corrélation directe ou converse, évoluant dans le même sens; la singularité et le tempérament sont en corrélation inverse. L'hapax est de l'ordre de la singularité; les «effets inouïs» et éclatants ou les anamorphoses selon Riffaterre, de l'ordre de l'individualité; le «régime objectif orienté» selon Metz, les «schèmes et procédés stylistiques», de l'ordre du tempérament; l'intersection des procédés, de l'ordre de l'originalité [SL, 195-197].

Au niveau du discours, les critères de définition du style sont les attitudes (assomption, innovation : intensité, vouloir-faire) et les rôles (récurrence, permanence : étendue, savoir-faire). La tendance est une attitude et un rôle faibles; la persévérance est une attitude et un rôle forts; l'audace est une attitude forte et un rôle faible; la constance est une attitude faible et un rôle fort. La tendance et la persévérance sont donc en corrélation converse, tandis que l'audace et la constance sont en corrélation inverse [SL, 198-199].

Les effets d'identité (textuelle et/ou discursive) peuvent produire des effets esthétiques : «on aura ainsi des esthétiques de la surprise, de la conformité, voire de la pureté exclusive ou du mélange». Les types d'identité textuelle sont morphologiques (forme de l'expression); les types d'identité discursive sont axiologiques (forme du contenu) : «Dans les deux types d'identité, la composante sensible et perceptive est présente : il s'agit de l'intensité de la perception, de la force de l'assomption, de l'éclat de l'innovation et de la surprise». L'esthétique est émotion ou jugement : «l'événement esthétique établit une relation entre une morphologie et une axiologie, par l'intermédiaire d'une intensité sensible et affective». De la morphologie à l'axiologie, il y a «émotion esthétique»; de l'axiologie à la morphologie, il y a «jugement esthétique» [SL, 199-200].

L'actance

La sémiotique avait traditionnellement l'habitude de distinguer les actants de l'énoncé (ou de la narration) et les actants de l'énonciation (ou de la communication). Pour Fontanille, les premiers sont les «actants transformationnels» de l'action et les seconds sont les «actants positionnels» du point de vue : les sources, les cibles et les actants de contrôle (qui sont parfois des obstacles) [SD, 98-99 et 150-159; SL, 45-46, 94-100 et 123-127]. La source est à la cible ce que le thème est au rhème et ce que l'observateur est à l'informateur [SL, 47 et 56]. La relation entre la source et la cible est une affaire de «réglage modal interactif» qui, quantitativement (en saisie de l'étendue) ou qualitativement (en visée de l'intensité), va conduire à diverses stratégies, «eu égard au champ d'exercice du point de vue» : la stratégie englobante, la stratégie particularisante, la stratégie élective et la stratégie cumulative [SD, 126-129; SL, 49-54].

Au niveau des actants transformationnels, il est enfin reconnu que le Destinataire n'est pas toujours le Sujet, le premier participant «à la définition contractuelle des valeurs» et le second «aux programmes de jonction avec l'Objet» [SD, 112 et 159]. Étant donné le point de vue de Fontanille, l'actance n'est pas que narrative; elle est discursive : «Les transformations narratives ne sont qu'un cas de figure possible des transformations discursives» [SD, 83]. C'est ainsi que sont identifiés, en passant de «l'acte d'énonciation» (de la prise de position, de l'instance de discours, du discours en acte) à «la praxis énonciative» (du discours énoncé), des «schémas discursifs» : «Un schéma discursif est donc une forme intelligible». Au sein des «schémas de discours», se distinguent les «schémas tensifs» et les «schémas canoniques», «qui conjuguent et enchaînent plusieurs schémas tensifs, sous une forme figée et immédiatement reconnaissable dans une culture donnée» [SD, 102].

La syntaxe du discours reconnaît, au niveau des «schémas de tension», quatre «scénarios typiques» ou quatre «schémas de base» : le schéma de décadence, le schéma de la descendance, le schéma de l'amplification et le schéma de l'atténuation [SD, 103-104]. La tragédie classique, par exemple, conjugue un schéma ascendant (le drame qui se noue, le suspense), un schéma descendant ou d'atténuation (l'Acte IV, la détente) et un schéma d'amplification (la catastrophe finale, l'emphase); c'est «le schéma canonique de la tragédie classique à la française» [SD, 105-109 et 277-280].

Parmi les schémas canoniques se distinguent les «schémas narratifs» et les «schémas passionnels». En conformité avec la tradition, les schémas narratifs canoniques comprennent le «schéma de l'épreuve» et le «schéma de la quête» [SD, 110-114]; mais, vu que ces deux schémas sont conditionnés par des aires culturelles limitées, il existe d'autres schémas canoniques que la quête (conditionnée par le défaut ou le manque) : la fuite ou la «recomposition sélective» (conditionnée par la plénitude), le risque (conditionné par l'inanité) et la dégradation (conditionnée par la vacuité) [SD, 115-119 et 134; voir aussi Tension et signification, 96-98 et 163]. Il y aura donc des «alternatives au schéma de l'épreuve» (ou de l'antagonisme) : le «schéma de l'échange» (ou de la collusion), le «schéma de la co-habitation» (ou de la dissension) et le «schéma de la construction» (ou de la négociation) [SD, 120-121; voir aussi Sémiotique des passions, 50 (où il est question de conciliation plutôt que de négociation et de discorde plutôt que de dissension)]. Quant au «schéma passionnel canonique» et en conformité avec Sémiotique des passions [271], il comprend l'éveil affectif, la disposition, le pivot passionnel, l'émotion et la moralisation [SD, 121-125; SL, 74-81].

Les actants positionnels sont déterminés par les «modalités de la présence» et les «modes d'existence» et les actants transformationnels par les «modalités des prédicats d'action et d'état»; les premiers sont tributaires d'une «logique des places» et les seconds d'une «logique des forces» [SD, 140 et 149-150 (à la suite de Lucien Tesnière, dont le patronyme est mal orthographié dans ce quatrième chapitre du manuel et dont le prénom devient "Louis" dans la bibliographie, 180)]. Cependant, des actants positionnels dérivent les actants transformationnels : il y a homologie entre les couples Sujet/Objet et Destinateur/ Destinataire et le couple source/cible; le couple Destinateur/Destinataire «fait globalement office d'actant de contrôle», étant donné qu'il définit la valeur auprès du couple Sujet/Objet [SD, 158 (les majuscules sont ici rétablies ou maintenues pour identifier les actants transformationnels, contrairement à l'usage de ce même quatrième chapitre du manuel)].

La syntaxe actantielle est nécessairement tributaire de la syntaxe modale. La modalisation est plus générale que la modalité : elle «signale l'activité subjective de l'instance de discours»; la modalité est plus spécifique : «un prédicat qui porte sur un autre prédicat», «un prédicat qui énonce, dans la perspective de l'instance de discours, une condition de réalisation du prédicat principal» [SD, 164]. Les modalités ont un statut énonciatif et sont liées à la logique des forces qui constitue la condition présupposée du procès, alors que la logique des places en est le mode d'existence [SD, 167-170 (le tableau de la page 170 est très certainement erroné, car il est en contradiction avec la paragraphe précédent, et il doit être rectifié par celui de Tension et signification, 190)].

ÉPISTÉMOLOGIE ET GNOSÉOLOGIE

Pendant longtemps, le projet scientifique de la sémiotique a été identifié avec le structuralisme; mais maintenant, «[l]a période structuraliste est révolue, ce qui ne signifie pas pour autant que les notions de "structure" et de "système" n'ont plus de pertinence» [SD, 9]. Que l'epistêmê soit définie, de manière générale, comme «une hiérarchie de systèmes organisant le champ du savoir» ou, de manière particulière, comme «principe de sélection et de régulation de ce qui doit, à une époque donnée, être considéré comme pertinent et "scientifique" pour cette discipline» [SD, 10], la sémiotique est passée d'une épistémologie du discontinu (discret, polaire) à une épistémologie du continu (tensif, graduel). La sémiotique, en se donnant pour objet le discours, a dû se donner une nouvelle théorie de la connaissance, une gnoséologie, qui a pour nom le schématisme tensif [voir Tension et signification et notre étude «La refonte de la sémiotique» sur ce même site]. Cependant, il est difficile de soutenir jusqu'au bout que la sémiotique se définirait par ce nouvel objet, le discours (le logos), car c'est l'objet de toutes les sciences du langage et de toutes les sciences dites humaines; la philosophie n'a jamais parlé d'autre chose, bien avant l'analyse du discours, la linguistique, la pragmatique et la sémiotique. Il faut donc bien admettre que la sémiotique se définit encore et toujours par son point de vue, par le point de vue qui définit son objet -- que l'on veuille ou non éviter la «balkanisation de la discipline et de ses méthodes» [SD, 26]...

Le sens, la signification et la signifiance

Comme il a déjà été mentionné, la sémiotique n'est pas une théorie du signe mais une théorie de la signification. : la signification est «le produit organisé par l'analyse»; elle est toujours articulée. La signification se caractérise par l'articulation, tandis que le sens est d'abord une direction, une tension ou une tendance vers : «c'est finalement la matière informe dont s'occupe la sémiotique, qu'elle s'efforce d'organiser et de rendre intelligible». [SD, 21-22] Mais «dans un discours, le sens n'est saisissable qu'à travers ses transformations» [SD, 83]. La référence n'est qu'une direction parmi d'autres du sens, la principale direction ou tension étant, pour Fontanille, l'intentionnalité [SD, 21], dont le rythme est «une des formes minimales» [SD, 216]. Dans la sémiotique du discours , «se joue et se rejoue sans cesse la "scène primitive" de la signification, c'est-à-dire l'émergence du sens à partir du sensible» [SD, 39] -- la parole?... La signifiance est «la globalité des effets de sens dans un ensemble structuré»; ce n'est pas la somme des significations, si celles-ci sont identifiées à des unités minimales ou discrètes (des signes); mais si on admet que «le sens des unités» ne détermine pas celui «des ensembles plus vastes qui les englobent» et donc que la «signification globale, celle du discours, commande la signification locale», il est possible d'inclure la signifiance dans la signification [SD, 23].

Le sens comme monde comprend «deux univers sensibles, le monde extérieur et le monde intérieur» [SD, 32]; le sens comme langage comprend deux plans : le plan de l'expression et le plan du contenu. Le plan de l'expression correspond au monde extérieur et le plan du contenu correspond au monde intérieur; le plan de d'expression est extéroceptif et le plan du contenu est intéroceptif. Les deux plans sont hétérogènes mais isomorphes; la «fonction sémiotique» ou la semiosis «est le nom de cette réunion des deux plans du langage, qui établit leur "isomorphisme"» [SD, 32-36]. L'«univers extéroceptif» (du monde naturel) et l'«univers intéroceptif» (du langage naturel) sont deux «macro-sémiotiques» et la signification est l'acte qui les réunit pour «la formation d'un système de valeurs», «et ce, grâce au corps propre du sujet de la perception» [SD, 33 et 35] : le corps propre est «un corps sentant qui est la première forme que prend l'actant d'énonciation» [SD, 93]. C'est l'«instance intermédiaire entre le discours et le texte, instance commune au domaine intéroceptif (le signifié) et au domaine extéroceptif (le signifiant)»; c'est «le véritable opérateur de la fonction sémiotique» [SL, 228]. Cette fonction n'est pas une relation formelle entre deux plans, mais «l'effet de la médiation proprioceptive» : «le sensible - la proprioception - devient ainsi le domaine commun au plan de l'expression et au plan du contenu» [SD, 236].

Entre les deux univers comme entre les deux plans, le corps propre prend position : il a «la propriété d'appartenir simultanément aux deux macro-sémiotiques entre lesquelles il prend position»; c'est à la fois une «enveloppe sensible» et une frontière qui se déplace, une «enveloppe-frontière»; ainsi «la position abstraite du sujet de la perception» est-elle la proprioceptivité [SD, 35]. La prise de position du corps, comme «un centre de référence pour la deixis» et comme «siège des perceptions et des émotions, et centre du discours», «qui détermine le partage entre expression et contenu devient le premier acte de l'instance de discours, par lequel elle instaure son champ d'énonciation et sa deixis» [SD, 32, 34 et 35]. «Le corps propre fait de ces deux univers les deux plans d'un langage» : «le corps sensible est au coeur de la fonction sémiotique, le corps propre est l'opérateur de la réunion des deux plans du langage». Et l'auteur de renchérir : «si la fonction sémiotique est proprioceptive tout autant que logique, alors la signification est tout autant affective, émotive, passionnelle, que conceptuelle ou cognitive» [SD, 41].

Dans son entreprise d'homologation de la théorie du signe de Peirce et de la théorie de la signification, Fontanille identifie le «guidage du flux d'attention» à la fois comme direction et tension, donc comme intentionnalité du sens, et comme «définition d'un domaine de pertinence». Deux «opérations de guidage sémiotique» ressortent alors : la visée et la saisie; la visée est «la tension intentionnelle», «le choix d'un point de vue»; la saisie est «la délimitation d'un domaine de pertinence». La visée et la saisie sont «les deux opérations élémentaires grâce auxquelles la signification peut émerger de la perception» [SD, 32 et 37-38]; ce sont «les deux actes perceptifs élémentaires» [SD, 153].

La présence et l'existence

Pour qu'il y ait visée en intensité (l'«interprétant» selon Peirce) et saisie en étendue (le «fondement» selon Peirce), il faut qu'il y ait présence : «La présence, qualité sensible par excellence, est donc une première articulation sémiotique de la perception»; la présence est à la fois intensité et étendue [SD, 37]. Le passage de l'intensité à l'étendue ou du sensible à l'intelligible correspond au passage de la substance (qui n'est pas toute informe) à la forme : «la substance est sensible - perçue, sentie, pressentie -, la forme est intelligible - comprise, signifiante -. La substance est le lieu des tensions intentionnelles, des affects et des variations d'étendue et de quantité; la forme est le lieu des systèmes de valeurs et des positions interdéfinies» [SD, 39].

Le sens est schématisé et articulé par le discours; les structures élémentaires sont des «schèmes de signification» dans lesquels viennent se couler les systèmes de valeurs. Au sein des structures élémentaires, Fontanille distingue les structures binaires, le carré sémiotique, la structure ternaire qui devient quaternaire) («les trois phases d'élaboration du sens» ou les «degrés d'existence» selon Peirce) et la structure tensive associant les valences de l'«espace tensif» et les valeurs de l'«espace catégoriel» et conjuguant «les deux grandes dimensions de la signification, le sensible et l'intelligible» [SD, 49-50].

Le binarisme est une sorte de rapport ou de relation réciproque entre la présence et l'absence, entre la marque et le manque (non-marqué). En fait et avec Hjelmslev, le binarisme n'est pas un dualisme, puisque le terme générique (diffus, vague, extense : l'absence) inclut le terme spécifique (concentré, précis, intense : la présence) et le domaine d'une catégorie peut inclure deux contraires et un autre sous-domaine [SD, 51-53]. Le carré sémiotique consiste en «deux types d'oppositions binaires en un seul système», associant de manière plus complexe, dans un binarisme au carré, l'absence et la présence [SD, 54].

Peirce distingue la priméité (de l'indice), la secondéité (de l'icône) et la tercéité ((du symbole). Selon Fontanille, ces «trois modes différents de la saisie de la signification» sont des modalités, des propriétés modales : «Ces propriétés modales caractérisent les niveaux d'articulation de la signification»; ce sont des modes d'existence : «Toutes les théories du langage doivent se doter de niveaux épistémologiques, qui sont définis comme les modes d'existence des grandeurs sémiotiques» [SD, 60-62]. La priméité correspond au mode virtuel, la secondéité aux modes actuel et réel, la tercéité au mode potentiel. Les modalités aléthiques définissent le mode virtuel; les modalités factuelles, les modes actuel et réel; les modalités déontiques, le mode potentiel [SD, 63]. Les modes d'existence concernent la seule présence : «Ainsi, les modes d'existence de la signification (question générale d'épistémologie) deviennent des modes d'existence dans le discours, des modalités de la présence en discours (question de méthode et d'analyse)» [SD, 64].

«Avant toute catégorisation, une grandeur quelle qu'elle soit est, pour le sujet du discours, d'abord une présence sensible» [SD, 65]. La présence comprend un «degré d'intensité» (interne) et une «certaine position ou quantité dans l'étendue» (externe). La mise en relation (intelligible) des deux «dimensions graduelles», des deux gradients ou valences, de l'intensité (affective) et de l'étendue (effective), est une corrélation (directe/converse ou contraire/inverse) de l'intéroceptivité (le contenu) et de l'extéroceptivité (l'expression) par la proprioceptivité [SD, 67]. «Les degrés de l'intensité et de l'étendue, sous le contrôle des opérations de la visée et de la saisie, deviennent alors des degrés de profondeur perceptive», dont vont résulter les «zones typiques», les «valeurs typiques de la catégorie» [SD, 68 et 72].

À la suite de Geninasca et en considérant que la saisie est «l'acte élémentaire de la cognition», Fontanille distingue quatre types de saisie cognitive : la «saisie molaire» (à dépendance unilatérale, référentielle), la «saisie sémantique» (à dépendance multiple), la «saisie impressive» (perceptive, rythmique, tensive, esthésique), qui est «la clé d'un dispositif dynamique de la saisie cognitive» [SD, 225-226; SL, 225-228], et la «saisie technique» (triviale) [SD, 229-232]. Aux divers types de saisies, et selon les «valeurs cognitives» proposées, correspondent des «rationalités cognitives». À la saisie molaire, où les valeurs cognitives sont «référentielles et informatives», correspond la «rationalité informative»; à la saisie sémantique, où les valeurs cognitives sont «esthétiques et symboliques, voire mythiques», correspond la «rationalité mythique»; à la saisie impressive, où les valeurs cognitives sont «de type sensible, et même plus précisément hédonique), correspond la «rationalité hédonique»; à la saisie technique, où les valeurs cognitives sont «techniques et scientistes, correspond la «rationalité technique» [SD, 232-233].

La saisie est en quête d'esthésies : une esthésie est «le mode d'apparaître des choses, la manière singulière dont elles se révèlent à nous, indépendamment de toute codification préalable» [SD, 247]; c'est «une saisie impressive qui déboucherait sur le sentiment de la présence des valeurs dans le discours», des «moments de fusion entre le sujet et le monde sensible» [SL, 228-229]. À partir de Greimas [voir De l'imperfection], Fontanille soutient que l'intentionnalité «repose sur l'imperfection de la présence», sur l'incomplétude «constitutive de la perception dans une perspective sémiotique», sur l'écart qu'il y a entre l'apparence actuelle (par saisie conventionnelle et molaire, inférentielle) et l'apparaître virtuel ou potentiel (par saisie impressive et sémantique) : l'écart entre ce qui est saisi et ce qui est visé. En résulte «le sentiment d'incomplétude, le sentiment que l'être nous échappe et ne nous laisse saisir, au quotidien, qu'un paraître» [SL, 229-230; SD, 246-248]. En fin de compte, l'esthésie est «le moment critique de la saisie impressive, par lequel le monde sensible se donne à nous autrement» entre l'apparaître et l'apparence [SD, 248-249]. Une telle théorie de l'esthésie pourrait permettre de découvrir «la spécificté sémiotique des modes sensoriels» et d'en arriver, par exemple, à une «sémiotique des odeurs» [SD, 237-246].

PHÉNOMÉNOLOGIE ET MÉTAPSYCHOLOGIE

Depuis surtout Sémiotique de passions, la dette de la sémiotique envers la phénoménologie est incommensurable; les références à Husserl, à Cassirer et à Merleau-Ponty se sont mutipliées, chez Greimas lui-même, chez Coquet, chez Petitot, chez Zilberberg et chez Fontanille. Les concepts fondamentaux de la sémiotique sont phénoménologiques : présence, champ, horizon, profondeur, intentionnalité, perception, esthésie, etc. Que la phénoménologie soit en dernière instance ou non une onto-théologie, c'est-à-dire une métaphysique, ne sera pas ici l'objet de l'interprétation; il sera plutôt question de son statut de métapsychologie, en ce qu'elle échappe justement à toute psychologie, sociale ou autre.

Le champ

La présence, le «présent-vivant» ou la «chair vivante» du corps propre, se manifeste dans un champ; le «champ de présence» est un champ de forces, de positions et de quantités [SD, 66 et 97]; c'est à peu près la définition du champ selon Kurt Lewin reprise par Pierre Bourdieu dans sa sociologie positionnelle [voir Lemelin : La théorie sociologique / Théorie de la littérature / Manuel d'études littéraires sur ce même site]. Le premier mode de l'instance de discours, «celui de la présence pure, intense et étendue, visée ou saisie», est celui de la présentation ou de la présentification; les «modes seconds, obtenus par débrayage et embrayage» sont ceux de la représentation : «La mise en scène discursive de la prise de position peut être partiellement schématisée sous la forme d'un champ positionnel, expression empruntée à Benveniste [SD, 95]. Pour Benveniste, ce champ est constitué par l'orientation prédicative («le point de vue qui s'impose au discours»), l'actant («le corps qui occupe le centre de référence du discours», puis les personnes) et la quantité (la relation des positions et la mesure des «distances spatio-temporelles» [SD, 96].

En termes plus phénoménologiques, Fontanille identifie les «propriétés élémentaires» du champ positionnel comme étant : «le centre de référence», «les horizons du champ», «la profondeur du champ, qui met en relation le centre et les horizons», et, «les degrés d'intensité et de quantité propres à cette profondeur». Il a déjà été répété que le centre «est institué par le corps sensible» (à intensité maximale et à étendue minimale) : le «corps-centre» est «une pure intensité émotionnelle et proprioceptive, sans étendue». Les horizons «délimitent le domaine de la présence», repoussant ainsi le domaine de l'absence; il y a intensité minimale mais étendue maximale et le «centre sensible» n'en est donc pas affecté [SD, 96-97 et 98]. La profondeur est la distance entre les horizons; quand l'intensité augmente, la profondeur diminue. La profondeur n'est pas une position mais «un mouvement entre le centre et les horizons». Se distinguent la «profondeur progressive» (cognitive), qui est en quelque sorte centrifuge (du centre vers les horizons), et la «profondeur régressive» (émotionnelle), qui est en quelque sorte centripète (des horizons vers le centre) [SD, 97-98].

Au niveau de la syntaxe du discours, où interviennent aussi les actants positionnels, un champ positionnel correspond à un point de vue, qui est «une modalité de la construction du sens» et qui est un rapport entre la «saisie imparfaite» et la visée. Le point de vue peut redéfinir «les limites du champ positionnel» : «convertir un obstacle en horizon du champ, c'est admettre le caractère limité et particulier de la perception en acte, c'est reconnaître comme irréductible la tension entre la visée virtuelle et la saisie actuelle, et en faire la source de la signification. Le sens émerge de cette tension; c'est le principe minimal de toute intentionnalité» [SD, 126-127].

Il y a profondeur du champ et «profondeur du discours» par la «connexion semi-symbolique entre isotopies» et «sous le contrôle de l'instance d'énonciation»; ce «contrôle énonciatif», par «assomption» (intensive, sensible, affective) ou par «déploiement» (spatio-temporel) est la «force d'énonciation» (force illocutoire) à retirer ou à imposer aux isotopies, par des figures de rhétorique par exemple. Aux modes de présence des schémas narratifs canoniques correspondent alors des modes d'existence des contenus discursifs. La plénitude (en mode réalisé) est de visée intense et de saisie étendue; la vacuité (en mode virtualisé) est de visée affaiblie et de saisie restreinte; l'inanité (en mode potentialisé) est de visée affaiblie et de saisie étendue; le défaut (en mode actualisé) est de visée intense et de saisie restreinte [SD, 132-134 et 275-277; SL, 236].

La sémiotique du discours, refusant de réduire «l'instance de discours au champ positionnel» et «le discours énoncé à la scène prédicative» [SD, 161], les associe dans la praxis énonciative : «le lieu d'articulation entre les structures sémio-narratives - dominées par la scène prédicative - et l'instance de discours - dominée par le champ positionnel -». C'est un autre nom du «processus sémiotique, ou la semiosis en acte [SD, 162]. Le «champ d'exercice» de cette praxis énonciative, en sa «force d'assomption» et en sa «capacité de déploiement et de déclinaison figurative», est plus large que celui d'un champ de présence et d'un espace tensif; elle inclut «tous les champs du discours des diverses énonciations particulières qu'elle convoque, un champ du discours rassemblant «tous les champs de présence suscités par les différentes prises de position de l'instance de discours» [SD, 256]. Enfin, au niveau de la praxis énonciative. «[l]e champ du discours se décline donc en trois phases, le champ de présence, le champ schématique et le champ différentiel». Le champ de présence est la «phase d'émergence» et des valences; le champ schématique est la phase du discours en acte (schémas discursifs) et des valeurs; le champ différentiel est la phase du «discours-énoncé et accompli» ou «le champ du discours devient un réseau de différences» [SD, 274-275].

Le corps, la personne et le sujet

La phénoménologie, qu'elle soit ou non une «physique qualitative» [SL, 154], une (méta)physique négociant en termes d'énergie et de flux ou de déploiement et de «labilité spatio-temporelle» [SD, 71; SV : Conclusion, 193-198], présuppose une théorie du sujet; sujet confondu ou non avec la subjectivité et lié -- dans le sens où on dit "avoir les pieds et les poings liés" -- à l'énonciation. Celle-ci ne doit pas être confondue avec la semiosis «redéfinie à partir de la prise de position d'une instance proprioceptive qui, sous certaines conditions modales, devient une instance énonçante». L'«acte sémiotique» est affaire de «sensibilité proprioceptive» et de perception, celle-ci comprenant les deux «opérations perceptives» que sont la visée et la saisie; l'énonciation suit : elle «déictise, localise, mesure et évalue» [SD, 255]; les «logiques du discours» lui échappent [SD, 257].

L'énonciation est irréductible à la communication entendue comme circulation des messages ou de l'information; la «situation de communication» est elle-même un langage [SD, 258-259]. L'énonciation ne peut pas non plus être assimilée au point de vue de la personne; c'est-à-dire, à la suite de Metz, que l'énonciation n'est pas nécessairement personnelle : il peut y avoir «énonciation impersonnelle»; l'énonciation est "trans-personnelle" ou "pluri-personnelle". C'est donc dire que la personne n'est qu'une catégorie grammaticale (déictique ou anaphorique) et une «formation culturelle», alors que l'énonciation «a rang d'universel»; ainsi l'ego n'est pas toujours la première personne dans toutes les langues : le japonais selon Fontanille (et aussi le micmac, langue amérindienne dont il ne parle pas) [SD, 259-264].

Dans sa «sémiotique subjectale», Coquet avait distingué, à la suite de Tesnière, le «prime actant», le «second actant» (l'objet) et le «tiers actant» (le destinateur); il avait aussi identifié deux primes actants : le sujet et le non-sujet. Le non-sujet est un corps qui prédique en prenant position dans le champ du discours; c'est «le siège des émotions et des passions». Le sujet prédique et affirme : «il est donc capable de jugement, et grâce à cela, il accède aux fonctions supérieures de la perception, de la cognition et de l'évaluation; toutes les décisions lui sont ouvertes, puisqu'il peut toujours délibérer, décider, et inventer ses propres parcours». «[L]e non-sujet est la source d'une visée, alors que le sujet serait la source d'une saisie» [SD, 160-161].

La personne subjective, je, se distingue de la «personne non subjective», qui peut être interne (par débrayage de je à tu) ou externe (par embrayage de il a tu) [SL, 111]. «[L]a personne subjective, le Je, l'instance perceptive, pragmatique et déictique de l'énonciation» se distingue «de la personne non subjective, siège et opérateur des cognitions et des passions du sujet du discours», soit par «débrayage à partir du sujet» soit par «embrayage à partir du monde extérieur». «La personne non subjective est donc une instance de médiation entre la perception du monde extérieur (l'intéroception, dans l'aire du Je) et la perception du monde extérieur (l'extéroception, dans l'aire du Il/Elle(s)», au moins dans Alcools d'Apollinaire. Cette personne -- ce «non-sujet» plutôt que cette «non-personne» -- joue ainsi le rôle de la proprioception : «la perception du corps propre, qui appartient à la fois à l'intéroception et à l'extéroception et qui rend possible, pour cela, leur superposition». La personne non subjective «joue donc le même rôle que le corps propre de l'instance de discours, qui rassemble les deux domaines de la perception, qui superpose les états de choses extérieurs et les états d'âme intérieurs, qui assure en somme la relation sémiotique, la sémiosis»; c'est le même rôle que la «médiation proprioceptive», ayant «pour propriété principale de «sentir» le monde» [SD, 113].

Selon Fontanille, identifier l'énonciation et la subjectivité équivaut à glisser du champ positionnel du discours en acte, du champ des actants positionnels, aux actants transformationnels du discours énoncé : «la prise de position de l'instance de discours» n'est pas la même chose que la question de la subjectivité; l'instance de discours n'est pas personnelle ou subjective, elle est positionnelle [SD, 264-265]. À la suite de Merleau-Ponty et de Coquet, Fontanille identifie pratiquement l'énonciation et la "mise en présence" : «Énoncer, c'est rendre présent quelque chose à l'aide du langage», la perception étant déjà un langage [SD, 92]; ce qui a en partie l'effet de réduire le langage à un instrument, même en insistant sur l'activité de langage et en se référant toujours au corps propre, distingué avec raison cependant de la première personne et associé à la deixis, elle-même «associée à une expérience sensible de la présence, une présence perceptive et affective» : «La présence est la propriété minimale d'une instance de discours, dont la deixis est la réalisation linguistique la plus courante, mais qui peut être saisie bien au-delà de la morphologie linguistique de la deixis et du verbe» [SD, 93; SL, 233].

Le sujet est donc identifiée à la prédication; autrement dit, le sujet est le sujet cartésien, le subjectum, tandis que le non-sujet (ou le pré-sujet) est le subjectus; l'énonciation aussi est identifiée à la prédication : «La prédication est le propre de l'énonciation, et cette propriété permet de mettre en lumière la spécificité des actes d'énonciation, sur le fond des actes de langage en général» [SD, 268]. L'énonciation est assertion (l'advenue à la présence conduisant à une «prédication existentielle», qui n'est pas la référence) et assomption (auto-référentielle) : «Cet acte d'assomption est, de fait, l'acte par lequel l'instance de discours fait connaître sa position par rapport à ce qui advient dans son champ»; suit la «prédication assomptive». Les deux «niveaux de la prédication» sont des «actes métadiscursifs» : «L'énonciation est en effet, non pas l'acte de langage lui-même, mais la propriété du langage qui consiste à manifester cette activité»; c'est un métalangage descriptif, par lequel un «être de langage» apparaît dans le champ du discours [SD, 269-270].

L'énonciation est une praxis; mais la «praxis énonciative» n'est pas la «praxis sémiotique en général». La praxis énonciative gère seulement la présence en discours : «présence de l'énoncé ou présence de l'instance de discours» [SD, 271]. Elle n'est pas «l'origine première du discours»; «elle présuppose autre chose que l'activité discursive», l'«histoire de la praxis» par exemple. Mais le système (la langue, le parcours génératif) n'est pas non plus l'origine du discours. «La perspective de la praxis énonciative est donc interactive» et «panchronique» [SD, 272-273].

La praxis énonciative, «saisie du point de vue du devenir de l'objet», peut adopter quatre stratégies, quatre «transformations tensives» selon le schéma de l'ascendance (émergence ou apparition) et le schéma de la décadence (déclin ou disparition) et dans une «typologie du faire sémiotique» : la distorsion est émergence et déclin; la révolution est apparition et disparition; la fluctuation est apparition et déclin; le remaniement est émergence et disparition [SD, 277-280; voir aussi Tension et signification, 133-139]. La «praxis sémiotique», quant à elle, a sa «typologie des opérations [...] du point de vue du devenir des instances de discours selon l'«intensité de l'assomption et l'étendue de la reconnaissance» : l'amplification est d'assomption forte et de reconnaissance étendue; l'atténuation est d'assomption faible et de reconnaissance restreinte; le déploiement est d'assomption faible et de reconnaissance étendue; la sommation est d'assomption forte et de reconnaissance restreinte. Les deux opérations sur la valeur d'échange, l'amplification et l'atténuation, sont en corrélation converse; les deux opérations sur la valeur d'usage, la sommation et le déploiement, sont en corrélation inverse [SD, 280-283].

L'énonciation est donc à la fois métalangage et bricolage, «version lévi-straussienne de la praxis énonciative» [SL, 5]; mais elle n'est pas l'origine du discours, «l'expérience sémiotique» précédant «la production des discours» selon Lotman [SD, 283]; cette expérience est sans doute synonyme de «sentiment d'existence» [SD, 254 et 280; SL, 10] ou de pressentiment (ou pré-sentiment)... Le centre de l'instance de discours est le corps et non la personne ou «la représentation du «personnel» d'énonciation» [SL, 2]; c'est le corps propre comme présent-vivant, chair vivante, comme «centre de référence» [SL, 11]; c'est le sujet comme «centre du discours» [SL, 10]. Mais, suivant Maine de Biran et Michel Henry ou Paul Schilder, il n'y a pas de corps propre sans «image du corps», sans «schéma corporel», c'est-à-dire sans fantasme, qui est justement le questionnement de la «certitude sensible». Celle-ci repose sur le primat du regard, de la vue, de la vision, de la visée; primauté de l'oeil que l'on retrouve autant chez Platon [voir "le mythe de la caverne" dans La république et Lemelin : «De la mort de l'auteur à la naissance du sujet de l'énonciation» dans Le sujet, 155-169, surtout 158-160] et chez Hegel [voir la phénoménologie de l'esprit] que dans la phénoménologie française inspirée surtout de Husserl (Sartre, Merleau-Ponty). Le «corps originaire» (immanent ou transcendantal) n'est pas le «corps organique», qui est l'objet de la sensibilité interne, et encore moins le «corps objectif» (ou transcendant), qui est l'objet de la perception externe [voir Lemelin : «Deixis et pathos» dans Oeuvre de chair, 113-121, surtout 115-117, et «Pour une théorie générale de l'énonciation» dans Le sujet, 109-129, surtout 118-123].

Entre le non-sujet et le sujet, entre le subjectus et le subjectum, il ne peut y avoir que division, que fracture; cette division ou cette fracture affecte nécessairement le corps propre, le «corps sentant» étant en même temps un «corps parlant», et donc le discours; la présence est elle-même fracturée, fissurée par cette fracture : il y a «fracture de la présence» [voir Giorgio Agamben : Enfance et histoire et Le langage et la mort ou Stanze]. La perception et la prédication, la semiosis, ne peuvent alors qu'être brouillées, embrouillées, dans et par la deixis, qui est dominée, non pas par un fort ou net «sentiment d'existence» mais par un vague sentiment de la situation, où il y a absence et présence, vague à l'âme et présence d'esprit, ennui et angoisse qui font justement douter de la présence et de l'existence, autant que du sensible et de l'intelligible. La prédication ne peut donc qu'être habitée, hantée, par l'antéprédicativité de la parole, de la voix qui ne parle pas mais qui se donne et se dit comme origine, qui est toujours-déjà récit et rythme...

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La sémiotique négocie avec la phénoménologie, mais aussi avec une autre métapsychologie : la psychanalyse, surtout quand elle s'attarde à l'affect, à l'affectivité ou à la «dimension affective du discours». Selon Fontanille, «si l'approche psychologique ou psychanalytique est une lecture possible de la dimension affective des textes, elle doit pouvoir s'appuyer sur une analyse sémio-linguistique préalable, qui établit les conditions et les formes discursives d'une lecture psychanalytique». Mais en même temps «l'approche sémio-linguistique» doit elle-même se baser sur des «hypothèses psychanalytiques» dans un «échange interdisciplinaire» [SL, 63-65]. Cependant, il ne s'agit pas seulement d'un échange de principes, échange rendu possible par «le partage intentionnel que permet l'intersubjectivité» ou non [SD, 281], mais aussi de concepts : «l'intensité passionnelle du discours a pour corrélat phénoménologique la proprioceptivité, la sensibilité du corps propre qui sert de médiateur entre les deux plans de la sémiosis». «Mais on ne peut ignorer non plus son corrélat psychologique : il s'agit alors des pulsions, de la libido, de toutes les formes de l'énergie psychique» [SD, 203].

En empruntant à la linguistique de l'énonciation (de Benveniste à Culioli en passant par Danon-Boileau), la sémiotique (du discours) mine quelque peu son binarisme : la deixis est trinitaire ou ternaire (en termes de personnes et en termes de personne, d'espace et de temps); la «pensée trinitaire» travaille et transit la «pensée binaire» qui, à la limite, est une dénégation de la mort dans le fantasme de l'éternité ou de l'immortalité : des savants, des médecins, des ingénieurs et des techniciens y travaillent -- après les prêtres et les interprêtres! C'est ainsi que la parole n'est pas le dialogue (platonicien) ou la dialectique (platonicienne ou hégélienne) [voir Dany-Robert Dufour : Le bégaiement des maîtres, Les mystères de la trinité et Folie et démocratie]. C'est pourquoi aussi la proprioceptivité n'est pas une médiation dialectique entre l'intéroceptivité et l'extéroceptivité : elle est la racine (unaire) de ces deux souches, comme l'imagination l'est de la sensibilité et de l'entendement, comme la dénégation (de l'affect), qui est à la fois investissement et contre-investissement avant toute perception, l'est de l'assertion et de la négation (de la représentation).

En fin de compte, le discours de la sémiotique, quand il se veut être une sémiotique du discours, ne peut manquer de rencontrer le problème de la segmentation, de la ponctuation du corpus : où commence et ou finit un discours ou le discours? Ou bien la limite se rapproche de un, de l'unité; ou bien elle se rapproche de l'infini, de la multiplicité ou de la totalité. La première position est celle de l'analyse du discours à base linguistique ou pragmatique (dont un éventail des résultats a pu être rassemblé, entre autres, dans divers numéros des revues Langages et Langue française); la seconde, à la suite de Foucault, est celle de l'«analyse des complexes discursifs» [voir Patrick Tort : La raison classificatoire et La pensée hiérarchique et l'évolution].

Mais la sémiotique du discours doit aussi se confronter avec la topologie des quatre Discours de Lacan, topologie conditionnée par «lalangue» (en un mot) du «parlêtre». Pour que le discours de la sémiotique échappe au Discours universitaire, qu'il se maintienne dans ses marges, dans ses interstices, pour le miner, quitte à en mimer la discipline, et pour qu'il puisse continuer à opposer le Discours analyste au Discours maître, à la doctrine, il est impératif de ne pas confondre le discours et la parole qui, elle, ne peut pas être un métalangage, tout au plus un "épilangage" ...

-- Pour une sémiotique de la parole? une (pra)grammatique de la voix!



JML/2 février 2000