Le fragment XIII est un poème : cinq quatrains
d'octosyllabes à rimes croisées avec une diérèse au
deuxième et au quatorzième vers, "mouette" et "muette"
comptant pour deux syllabes (prononciations typiquement
québécoises). Étant donné le fragment précédent, où Jane
«lit dans un grimoire» (la Bible) [142], ce poème pourrait
être l'objet de sa lecture ou le sujet de sa grammaire;
il semble cependant que ce soit encore le narrateur-raconteur qui s'adresse aux femmes en général, à Jane en
particulier. Alors que la «chronique» est la figuration du
règne minéral et du règne végétal et qu'elle associe et
inverse l'animal (le goéland, la corneille) et l'humain,
ici l'humain rencontre le divin dans le dernier vers :
«Demain vous serez Aphrodite» [142]. Celle-ci, déesse
grecque de l'amour et de la fécondité, peut évidemment
être associée à la maternité : Dame Andicotte, Mary et
Élisabeth, Jane, la «femme affolée» et la femme anonyme
dont il est question dans le fragment XV : «Tu frissonnes
en temps normal, quand tu n'as rien à craindre, mais si
dans ton ventre un enfant bouge, sa vie t'angoisse» [143];
mais elle peut aussi l'être à la frivolité et à
l'infidélité, donc à la transgression (et à la prédation
sexuelle); en outre, «selon la légende hésiodique, elle
naît de l'écume de la mer fécondée par le sang d'Ouranos
lors de sa mutilation (d'où son nom «née de l'écume»)» [Le
Petit Robert 2, p. 83].
-- Si l'abbé Ferland triomphe du «Braillard», si la
civilisation, «les moeurs du vieux pays», triomphe de «la
baie sauvage» et de la «peur barbare» [145], les Mortels
(l'eau, l'hiver, le nord) ne triomphent pas pour autant des Divins
(le feu, l'été, le sud) et la Terre (la terre, l'automne,
l'ouest) du Ciel
(l'air, le printemps, l'est), dans le cadre et la carte du
monde, dans la croix du quatre ou du carré : dans le
«Quadriparti» [Heidegger; voir JML. La puissance du sens,
p. 50-51, note 34].
[Pour une analyse approfondie de la discursivisation et de la
narrativisation de cette «chronique», voir :
Kate Johnson. La quête du Nouveau Monde ou Le maintenant
d'hier : L'observation et l'énonciation de la
civilisation dans la «Chronique de l'Anse Saint-Roch» de
Jacques Ferron. Mémoire de spécialisation. Université
Memorial; département d'Études françaises et hispaniques;
juillet 1999 (48 p.)
20 juin 2001
«La sorcière et le grain d'orge»
[EC : 67, p. 337-345; EI, p. 203-210; BQ, p. 277-286]
Dix ans après «La Mi-Carême», dont
le narrateur
est un gamin de huit ans sans prénom [148], il y a dans
ce conte-ci deux narrateurs : un narrateur-conteur (ou le
scripteur), qui prend la parole dans le premier
paragraphe, en italiques, et un narrateur-acteur, qui est
une gamine de «près de cinq ans» [342], Céline, d'abord en
rivalité avec son père pour sa mère mais qui finit par
prendre son rôle, à l'apprendre.
La figure de la Mi-Carême est bien connue et pas
seulement en Gaspésie, où elle «a remplacé les Sauvages
devenus très fatigués et très vieux»; elle personnifie
l'accouchement, qui bouleverse toujours un peu la maison,
et permet de l'expliquer aux non-initiés, du moins d'en
rendre compte [337, en italiques dans le texte]. Elle n'a
pas de portrait; elle n'a qu'un nom. Son parcours
figuratif passe ici par la délégation d'une sorcière :
«Une sorcière venait solliciter ma mère durant la nuit.
C'était une sorcière muette qui pour se faire entendre
gémissait et criait» [337]; «Elle [la Mi-Carême]
aurait
bien voulu recommencer [à «ginguer» avec la mère]. Dans ce
but elle avait délégué la sorcière» [342]. Elle, a un
portrait : «-- Affreuse, les yeux croches, deux trous à la
place du nez, la bave aux lèvres et trois grands chicots
noirs dans la bouche» [...] C'est une créature pitoyable»
[341], tel que le père, le tenant de Madame Marie [nom
qui apparaît aussi dans «La Mi-Carême» et dans «Le chien
gris»], le raconte à sa fille. La sorcière est à la Mi-Carême ce que l'accouplement est à l'accouchement et ce
que le couple est à la sage-femme, Madame Marie : «Certes,
on la [la mère] tourmentait, mais qui? Elle ne pouvait le
dire à cause de l'obscurité. Une sorcière? C'était
possible, mais c'était possible aussi que ce fût un
sorcier» [342-3]. La sorcière ou le sorcier est donc la
figure ou le symbole du désir sexuel et de l'acte sexuel,
qui donne lieu aux gémissements que Céline entend, sa
chambre étant au-dessus de celle de ses parents : «En
collant mon oreille sur le plancher, j'entendais mieux la
sorcière» [337].
La fillette est donc à l'affût du bruit que
font
les parents; elle se demande ce qu'ils font quand ils
sont seuls dans leur chambre; elle se demande d'où
viennent les enfants. Vient une première réponse : la
malle de sa grand-mère : «Ma grand-mère était une
personne distinguée, cérémonieuse et déconcertante. Elle
avait des manies dont la moindre n'était pas de toujours
traîner après soi une grosse malle»; ce «grand portuna»
[338] est la figure du ventre de la (grand-)mère, mais
c'est aussi une prothèse de l'accumulation, de la
collection : «-- C'est une cossineuse, disait mon père.
Elle y tient tout ce qui lui a tombé sous la main, des
colifichets, des riens, des bouts de ficelle, depuis un
demi-siècle ou deux»; tout cela pour faire croire qu'elle
a quelque fortune : «C'est aussi une ratoureuse, continue
le père, qui voudrait bien nous faire accroire qu'elle
est pleine d'écus et de piastres pour que nous la
traitions aux petits soins. Eh bien, elle se trompe :
nous allons la battre!» [338]. Selon toute vraisemblance,
il s'agit donc de la belle-mère du père.
Mais les bruits que fait sa grand-mère en
ronflant reproduisent les bruits que font ses parents
lors du coït : les grognements du cochon-père et les
sifflements de l'oiseau-mère : «-- Le cochon et l'oiseau,
maman. L'un grogne, l'autre siffle. Le cochon en grognant
tente de saisir l'oiseau. Lorsqu'il est sur le point de
l'atteindre, l'oiseau s'échappe en sifflant. Et ils
recommencent, et ça n'en finit pas [...] En effet il me
fut expliqué que les bruits provenaient tout simplement
d'une autre manie de grand-mère, celle de ne pouvoir
dormir sans ronfler, grognant à l'inspiration et sifflant
pour expirer» [340].
La petite, déjà méfiante, le devient
davantage
: «Certes, il convient de se méfier de ce qu'on entend la
nuit; on peut se tromper et cela m'était arrivé lors
d'une visite dont ma grand-mère, qui était du Mont-Louis,
nous avait honorés» [337-8]; «Quand vint la première nuit,
je m'empêchai de dormir et me tins aux aguets. Ce fut
alors que j'appris qu'il ne fallait pas trop se fier aux
bruits qui surviennent dans l'obscurité et encore moins
à l'interprétation qu'on leur donne» [338-9]; «Quant à la
malle, son énigme restait entière. À partir de quoi je
suis devenue prudente et ne me fie pas d'emblée à mon
imagination, surtout la nuit» [340].
Mais Céline s'entête à comprendre,
à entendre,
à savoir, voire à voir : «Ce sera dans le doute,
après
de nombreuses constatations, passant parfois des heures
l'oreille collée sur le plancher de ma chambre à guetter
ses plaintes et ses râlements, que j'acquerrai la
certitude qu'une sorcière affectueuse et répugnante
venait solliciter ma mère et la tourmenter durant son
sommeil. Je me garderai bien d'en parler mal à propos.
J'attendrai la meilleure occasion» [340]. Comme tous les
enfants dans l'ignorance des mystères de la vie, Céline
ne peut imaginer le coït que comme un acte de violence,
que comme l'action d'un père sadique contre la passion
d'une mère masochiste...
Alors que dans quelques contes analysés
jusqu'ici, il y a rivalité entre la fille et la mère,
dans ce conte, c'est la rivalité entre la fille et le
père, la petite cherchant à surprendre ses parents en
flagrant délit d'accouplement : «Je descendis faire part
de ma découverte à mes parents qui, dès qu'ils
entendirent mes pas, feignirent d'être endormis, chacun
de son côté du lit. Je n'allai pas à mon père, car il me
déplaisait toujours de le trouver avec ma mère, à une
place qu'il usurpait et qui me revenait sans doute plus
qu'à lui. Certes, il était gentil pour moi; je l'aimais
bien durant le jour, mais la nuit il me faisait l'effet
d'un intrus; il me dégoûtait même un peu, ce grand homme
velu qui jouait à l'enfant. Je ne m'en plaignais pas
parce que j'étais sûre que ma mère en souffrait» [339].
Tout enfant, pervers polymorphe selon Freud, est en proie
au fantasme obsessionnel de l'écoute et au fantasme
hystérique du regard : Céline imagine déjà, hallucine, le
corps de son père-rival : «Elle [sa mère] me les [les deux
questions de «son pauvre rituel»] posait pour calmer
l'intrus, le vilain jaloux qui se trouvait auprès d'elle,
dans le lit» [339].
Le paradigme ou le champ lexical de la rivalité
se poursuit : «Mon père se mit à rire. Je ne lui en
demandais pas tant. Pourquoi ne dormait-il pas? Ma mère
et moi, nous aurions eu la paix. Il riait tellement que
le lit en était ébranlé. Ce qu'il était grossier!» [340].
Soudain, la rivalité touche les deux parents : «Celle-ci
[l'occasion de comprendre la sollicitation de la mère par
la sorcière, voire de les surprendre] se présenta un
soir, après souper, que mes parents étaient
particulièrement désoeuvrés. Pour passer le temps ils
chercheront à me faire reprendre de bons mots, comme si
j'eusse été une sotte, bonne tout au plus à les amuser.
Alors je leur dirai tout. Elle tourna court la séance de
drôlerie. Ils se sont rendu compte que je n'étais pas
leur poupée. Ils n'ont pas ri cette fois. Ils se sont
regardés d'un air gêné, puis ils ont essayé de nier,
prétendant que j'avais rêvé. C'est moi alors qui ai ri»
[340-1]. La petite brûle, comme on dit à certains jeux ou
devinettes [Le Petit Robert 1, p. 223]!
Le parcours figuratif de la rivalité se
transforme alors en celui de la séduction de la fille par
le père; il l'amadoue : «Il poussa un soupir et ajouta
qu'il faisait de son mieux, la [la sorcière] chassant dès
qu'il l'apercevait. À quoi je trouvai satisfaction,
d'abord de ne pas m'être trompée, ensuite de découvrir
que mon père avait quelque raison de coucher avec ma mère
puisqu'il la protégeait mieux que je n'aurais pu le faire»
[341]. En même temps que le père avoue son désir de la
mère et le plaisir qu'il en tire, la fille apprend,
comprend. Ce désir est ambivalent, comme la sorcière :
«Quand elle me voit fourbu, comme cela m'arrive après une
dure journée, elle se risque à revenir, sachant que
j'aurai du mal à me réveiller [...] Pourtant on ne peut
pas dire qu'elle soit malveillante. Elle ne vient pas
d'elle-même, envoyée par qui je sais. Elle est désolée de
la répugnance qu'elle inspire à ta mère et cherche à la
consoler. Comme elle ne sait pas parler, elle ne réussit
qu'à geindre et à se lamenter». Le père parle
littéralement de sa verge, de son érection qui lui vient
malgré le dur travail de pêcheur [344]; après, il prend
sa fille sur ses genoux [342]. C'est avec le récit de la
naissance de Céline par son père qu'elle est finalement
convaincue que la Mi-Carême l'a emportée dans «le grand
sac où il y a toujours un bébé» [342], comme dans le
«grand portuna» : «Il avait raison, je dus en convenir»
[343].
Madame Marie, la sage-femme, l'accoucheuse, est,
la représentante de la Mi-Carême. Mais le parcours
figuratif de la contraception, celui de la mère, vient
contrer le parcours figuratif de la reproduction, c'est-à-dire de la Mi-Carême, de Madame Marie, de la grand-mère, de la sorcière et donc de ce sorcier de père. La
mère n'a guère l'âme à l'ouvrage : «Je me tournai vers ma
mère, assise auprès de nous, qui écoutait tout et ne
disait rien. Quelle était son opinion? Elle souleva la
main faiblement; elle n'en avait guère» [342]; «Ma mère
par contre restait incertaine»; «-- Je ne la crains pas;
elle [la sorcière = le sorcier] me dérange». La mère ne
veut plus d'enfant; elle n'a plus envie de «ginguer» avec
la Mi-Carême, avec Madame Marie et avec l'accouchement :
«Ma mère me répondit que c'était loin d'être drôle,
qu'elle en avait eu assez d'une fois et ne voulait pas
recommencer» [343]; «Je n'en fis rien parce que toutes ces
histoires de sorcière, de Mi-Carême et d'enfant la
gênaient. Certes, comme on l'a sans doute compris, elle
se trouvait dans un grave embarras, mais préférait encore
y rester que d'en parler. Ce n'était par résignation. Il
y avait en elle une sorte de mystère dont elle souffrait
peut-être, dont elle jubilait aussi parfois, mais qu'elle
se plaisait surtout à respecter» [344].
Suit le récit du rêve de Céline, qui
s'est
endormie «au milieu des chuchotements» de ses parents. La
sorcière lui apparaît : «telle que mon père l'avait
décrite d'après le portrait de Madame Marie, affectueuse
et répugnante». Mais Céline n'a pas peur; la sorcière,
c'est-à-dire le sorcier qu'est son père, lui fait pitié
et elle lui demande de lui donner, de lui faire, un
enfant : «Alors la sorcière me donna un grain d'orge et
disparut. Ce grain d'orge, je le plantai. Il en sortit
une fleur toute rouge qui se balançait au-dessus de moi
sur sa tige. Je dis à la fleur que je l'aimais». Le grain
d'orge est le symbole du sperme; la fleur est double :
c'est le pénis du père à cause de la tige, mais c'est
aussi l'enfant que la petite fille voudrait faire à son
père et à sa mère : «La fleur était muette [comme la
sorcière]. Toutes ses pétales s'entrouvrirent et deux par
deux formaient des dizaines de petites bouches. Je crus
qu'elle allait parler lorsque soudain elle éclata : il y
avait dans son coeur un bébé, plus petit que le pouce,
qui tomba dans ma main comme dans un berceau» [344]. Ici,
le rêve se complique : la fleur devient en quelque sorte
la vulve de Céline; le bébé «plus petit que le pouce» est
aussi sans doute le clitoris de la fillette, qui ne peut,
comme chacun et chacune, que se masturber quand elle
imagine, cherche à deviner, les ébats de ses parents; le
berceau, c'est un autre sac, un autre portuna, mais en
outre le vagin menant à la matrice où l'embryon devient
un foetus et le foetus un bébé.
Un autre élément du conte qui confirme que
la
sorcière du rêve est bien le sorcier de père, c'est que
c'est à celui-ci que Céline raconte son rêve, l'acteur sujet ou objet du rêve en étant généralement le
destinataire : «et ce fut à celui-ci que je fis le récit
de mon rêve. Il le trouva intéressant» [345]. Le père
sanctionne ainsi (le rêve de) sa fille, qui a finalement
compris qu'elle devait changer d'objet de valeur, d'objet
d'amour, et s'identifier à sa mère pour conquérir celui
qui prendra la place de son père : «Je m'étonnais à la
pensée qu'un jour je lui ressemblerais, que je
deviendrais une femme et qu'elle serait alors une vieille
comme ma grand-mère, gardant ses secrets dans une grande
malle» [344-5].
Justement, de grand-mère en petite-fille,
Céline
se retrouve dans la chambre qu'avait occupée sa grand-mère pour qu'elle n'entende plus les «chuchotements» de
ses parents : «Dès lors je n'entendrai plus jamais de
plainte dans la nuit et n'en serai pas surprise :
n'avais-je pas trouvé une solution au problème de mes
parents? Que pouvais-je fournir de plus dans une affaire
qui après tout ne me concernait pas?» [345]. Le narrateur-acteur est passé d'une chambre située au-dessus de la
chambre des parents, «au rez-de-chaussée, entre le salon
et la cuisine», et qui sert de vestiaire [337], à une
chambre «située au-dessus du salon», avec ses «catins»
[345]. Céline n'entendra plus ses parents coïter, ne les
écoutera plus, à l'affût, aux aguets, et elle grandira
ainsi : «Et j'ai grandi fille unique, n'ayant pas eu plus
de succès avec mon petit grain d'orge que la Mi-Carême
avec sa sorcière» [345, dernière phrase du conte].
Finalement donc, le grain d'orge est à Céline ce que la
sorcière est à la Mi-Carême, ce que le sorcier est à la
sage-femme : ce que le père est à Madame Marie, ce que la
semence est à la récolte; mais la mère s'est interposée
et a imposé la contraception.
-- Le réel, l'impossible (du) rapport sexuel, a disposé
de l'imaginaire.
21 juin 2001
THÉMATISATION
«La tasse de thé»
[EC : 13, p. 146-147; EI, p. 187-188; BQ, p. 257-258]
Un texte est un arbre de signification (le
parcours génératif) : ses figures sémiotiques (les termes
ou les mots que l'on peut rassembler dans un champ
lexical) en sont les feuilles; ses thèmes (les noms des
champs lexicaux que l'on peut regrouper en champs
sémantiques dont les noms sont des notions) en sont les
petites branches; ses actants en sont les grosses
branches; son sociolecte et son idiolecte (les deux
structures axiologiques élémentaires) en sont les deux
souches; ses valeurs (les notions, les sèmes, les
valences) en sont les racines; sa signature (le cours
génitif) en est la sève.
De sa version originale en 1955 à sa parution
dans l'édition intégrale de 1968 et puis dans l'édition
critique de 1998, ce conte a beaucoup varié; il s'est
épuré, est devenu elliptique : ce n'est plus un «Conte
moral» [146, en italiques dans la note] et il n'a plus de
«MORALITÉ : // Les sexes ont toujours voyagé à des
vitesses différentes; ainsi se sont-ils rejoints et l'on
présume qu'ils se rejoindront encore nonobstant le
snowmobile» [147, en italiques dans la note]. Mais,
curieusement ou justement, l'un des sexes est disparu
depuis : «Alors il y eut dans l'espace un air de gigue et
le chant rythmé des gars de la Côte qui reviennent des
chantiers pour les fêtes; ils passèrent en coup de vent
au-dessus de la maison. La vieille remise de son
étourdissement s'en fut se coucher, résignée par
expérience, ayant sacrifié sa fille aux prodigieux
cavaliers de sa propre jeunesse» [147, en italiques dans
la note]. La présence du sexe masculin est cependant
présupposée par le fait que la tante d'Anne-Marie est
maquerelle : «sa tante, qui était un peu maquerelle, en
ce sens qu'elle aimait la jeunesse et favorisait l'amour,
l'invita pour les fêtes, à Cloridorme» [146; ce toponyme
apparaît aussi dans «Le chien gris», p. 114].
"La tasse de thé" est un titre à l'image du
texte
: elliptique, allégorique, symbolique, mais aussi
décevant, dans le sens où on parle d'un lancer décevant
au baseball : cette tasse de thé représente les derniers
moments entre sa mère et sa fille de dix-sept ans, ce thé
qui a déjà été servi puisqu'Anne-Marie dit à sa mère :
«"Donne-moi encore du thé"» [147, souligné par nous]; mais
c'est la mère qui finit la tasse de thé. Le parcours
thématique de la petite est un départ, un voyage sans
doute sans retour, qui lui permettra d'enfin vivre sa
jeunesse mais aussi de vieillir : «La petite avait jusque-là vécu à la semaine, maussade le lundi, puis gaie le
lendemain et chantant le jeudi. L'invitation la troubla
dans sa chronologie : elle vécut dès lors un mois à
l'avance. Enfin son impatience triomphant de la lenteur
du temps, le matin de son départ arriva» [146]. Son humeur
s'accélère! Sa manie-dépressive? son hystérie?
Son aventure se déroule sous un décor ou
sous le
thème de la blancheur : : «un drapeau blanc», «la neige»,
«les glaces» [146], «un banc de neige», «le
désert de la
neige», «le snowmobile» (motoneige) [147]. Mais à l'avant-plan de cet arrière-plan, il y a le thème de la
noirceur : «on barbouille», «il faisait encore nuit»,
«toutes les cheminées fumaient» [146] et la couleur du
thé. Entre ces deux thèmes, il y a celui de la couleur :
«Les feux avaient été rallumés», «mit sa robe rose» [146].
Sans doute que le titre qui aurait le mieux convenu
aurait été "Des culottes de laine", comme "Two Pairs of
Pants", puisqu'il s'agit là véritablement de l'enjeu :
comment Anne-Marie pourrait-elle se protéger du froid?
Comment pourrait-elle protéger sa virginité et échapper
aux manigances de sa maquerelle tante?
Entre les «deux arbustes pathétiques, tordus,
glacés, mutilés, néanmoins signes d'espoir, balises qui,
dans le désert de la neige et de l'espace, marquaient la
route qui mène à Cloridorme» [147], la destinée d'Anne-Marie, se décide, se dessine : c'est celle de la
prostitution; son destin ne pourra que s'accélérer dans
le rôle thématique de la prostituée; son monde prendra la
configuration thématique de la vie du bordel. Cela
s'annonce déjà dans cette configuration discursive ou ce
micro-récit : «Elle rentra ensuite, fit sa toilette, mit
sa robe rose, ses bas de nylon et ses souliers à longs
talons» [146]. La thématisation de la mère est l'inverse
de celle de sa fille : selon les variantes, elle est déjà
la «vieille» [147, note]; elle n'est plus la mère de sa
fille ou sa fille n'est plus sa fille parce qu'elle va
devenir une fille, une fille de joie.
Les rôles configuratifs sont bien établis :
la
vieille mère, la jeune fille, la tante maquerelle, les
éventuels clients de Cloridorme. De la valeur
fondamentale qui semble être l'évasion, le désir de
liberté, le «désir de voyager» [146] et de connaître une
autre vie, découle le thème narratif de la prostitution,
dont les figures discursives sont un drapeau blanc, deux
balises et un snowmobile menant à Cloridorme dans la
blancheur de la neige et du matin et dans le temps des
fêtes, après une tasse de thé. Mais le snowmobile fait
justement que les sexes ne se rejoignent pas, surtout pas
dans la prostitution; comme figure de l'homme, du père
par l'intermédiaire de la tante, il arrache Anne-Marie à
sa relation duelle, imaginaire et spéculaire (la même
tasse de thé), avec sa mère; mais pour la livrer au
symbolique : à la castration.
-- Pour la mère, comme le thé noir peut être amer, : «du
vrai tannin» [147, en italiques dans la note]; comme sa
fille peut être a-mère!
23 juin 2001
«Le lutin»
[EC : 64, P; 311-314; EI, p. 189-191; BQ, p. 259-262]
Embrayé dans une seule phrase : «Du
côté de
l'ouest, il n'y avait pas de limites, un Chinois le lui
avait dit, qui parlait français comme vous et moi, et
venait de Corée comme bien des Canadiens, d'ailleurs»
[311-2], ce conte est traité comme un conte débrayé --
pour des raisons arithmétiques disons.
Le parcours figuratif du «bonhomme» est d'abord
celui d'un violoneux, puis celui d'un cocu; ce n'est pas
lui le lutin : «Il s'imagine, parce qu'il ziguonne le
violon, qu'on vient pour lui. Il ne se rend pas compte
que c'est sa femme, le lutin de la maison» [313]. Il est
père de famille : «le lendemain, les enfants se faisaient
des fortunes à revendre les bouteilles vides [...] et les
devoirs de l'hospitalité ne l'empêchaient pas de gagner
la vie de sa famille» [312]; «Mais il faut d'abord que je
rende mes enfants à leur grosseur» [313]; «Lui, il garde
les enfants» [314]. Eugène travaille au «moulin à scies»
de J. D. Maheu, «qui parmi ces enfants [ceux d'Eugène]
croyait comme tout le monde en avoir un de son génitoire
gauche» [313]. Ses enfants ne sont pas tous les siens.
Il y a donc iconisation, sans compter "un
Chinois" et "des Canadiens", par quatre anthroponymes :
"J. D. Maheu", "Eugène", "Délima, la femme d'Eugène, et
"le frère André", et par plusieurs toponymes : "La Petite
République», "Moncton", "Pictou", "la Côte Française" qui,
malgré la note 1 [311], ne fait pas partie de «l'ancienne
Acadie» mais de Terre-Neuve, "Mistassini, "Lowell", la
"Corée", "Montréal". Il y a l'espace de l'ailleurs et
l'espace d'ici : l'espace du travail et l'espace de la
maison, où Eugène, «le frère André du violon» mais le
«démon» [313], se prend pour un lutin, en a le don : «Il
[le curé] n'a pas le don. Moi, je l'ai. Mon défunt père
l'avait et mon grand-père aussi. Dans ma lignée on est
lutin de père en fils» [312]. Évidemment, on ne peut pas
être curé de père en fils ...
À l'ailleurs et à l'ici sont associés
les amis
: «des amis qui lui venaient de partout, du comté, des
cantons voisins, des diocèses éloignés, de la mer, des
bois, des colonies comme des vieilles paroisses, de la
province comme des villes, de tous les points cardinaux
et moins cardinaux, car il n'avait jamais voyagé [...] Il
tenait registre des noms et adresses de ses hôtes, au
carrefour de mille chemins et routes qui s'éloignaient en
divergeant» [311]; «Mais le bonhomme ne partait pas,
retenu par ses hôtes. Les taxis les amenaient en même
temps qu'ils apportaient la bière». Une fois rendu à
Montréal cependant, il n'en a plus : «À Montréal, en
effet, il n'eut pas à travailler faute d'emploi, ni même
à ziguonner la gigue, car les amis ne se montrèrent pas»
[314].
Ce n'est plus Eugène qui se fait mourir [312];
mais c'est sa femme qu'il fait mourir : «--Eugène, tu as
trop d'amis, ils vont me faire mourir» [313]; et c'est
elle qui finit par faire le trottoir : «Sa femme a dû se
dévouer : elle gagne la vie de la famille» [314]. D'un
parcours thématique masculin, celui du don, l'on passe à
un parcours thématique féminin : celui, encore, de la
prostitution. Le lutin est un démon, un «esprit
diabolique» [Le Petit Robert 1, p. 1119]; mais sans son
don, «(l]e violon reste pendu au mur» [314]. Eugène, avec
son violon, est cocu; il scandalise le curé et la police
est appelée : «Ce qui fut fait. La police fut bien
traitée, on s'imagine. Et une entente fut conclue, en
tout bien, tout honneur, sur l'oreiller» [313]. Sans son
violon, son phallus, il est castré, réduit à garder les
enfants et à rêver d'adresses qui ne mènent nulle part :
«En tout cas, il n'y a plus de lutin dans le logis, rien
qu'un vieux registre, le livre de bord de voyages qui
convergent de tous les points du monde vers une impasse»
[314] : un cul-de-sac!
-- La prostitution est un travail où l'employé(e) est
l'employeur, quand il n'y a pas de proxénète : Eugène en
est-il finalement un?
26 juin 2001