CONTES ANGLAIS



NARRATIVISATION

LA PROGRAMMATION NARRATIVE

«Martine»

[EC : 2, p. 34-41; EI, p. 117-123; BQ, p. 164-172]

Ce conte est le premier des Contes anglais à avoir jamais été publié en revue, en 1952; mais c'est le neuvième de la deuxième partie de l'édition intégrale et donc le vingt-sixième de ce recueil, dont l'ordre est repris dans l'édition de poche. Comme «Suite à Martine», de la même année, c'est le seul qui comporte des inter-titres; à sa manière, il est "certain", mais il n'est pas "anglais", ou, il est anglais parce qu'il est certain, d'un pays certain, le Canada, et non «du pays incertain», d'un certain pays, le Québec, qui n'en est pas un... Il est divisé en douze fragments titrés selon l'objet ou l'épisode qui est traité par le narrateur-acteur (homodiégétique, autodiégétique) qu'est Martine.



Sauf le premier fragment, intitulé «SA FEMME», tous les autres sont introduits (à droite dans l'EC et dans l'EI, mais à gauche dans la BQ) par l'article anaphorique "la" (six fois), "le" (quatre fois) ou "les" (une fois); il y a donc là quelque chose qui tient de la connaissance, de la reconnaissance : du souvenir, de la mémoire, des mémoires; de la mémoire d'une jeune fille en rivalité avec sa mère, une mère qui aurait préféré un autre prénom pour sa fille : «Elle eût préféré que je me nommasse Angèle [...] car il aurait fallu que je me nommasse Angèle» [34] -- et Martine est bien une "hommasse"...

Il y a d'abord programmation narrative par le titre et par les inter-titres : Martine est le sujet, comme narratrice et comme actrice; les objets dont elle discoure la concernent aussi directement. Les objets animés sont : «SA FEMME», la femme de son père, donc sa mère; «LA CORNETTE», représentant les nonnes du couvent qu'elle fréquente; «LA GARÇONNE», qu'elle est ou devient; «LE RAT», qui lui "pousse" sur le ventre. Les objets ou acteurs inanimés sont : «LES ÉTOILES» dans le ciel de Jeannot et de Martine; «LE MUSÉE»; «LA BOÎTE ROSE»; «LE PARFUM»; «LA BAGUE DE LAITON»; «LA PRALINE». Il y a aussi deux acteurs abstraits, très subjectifs et suggestifs : «LE DÉSIR» et «LA BRAVOURE» [en capitales dans le texte].

Le programme narratif de la mère de Martine est de faire des enfants et de rivaliser avec sa fille en la battant; ce programme ne se transforme guère en parcours, sauf par l'intermédiaire de la supérieure du couvent à la fin. Le programme narratif du père de Martine est de boire et de battre sa femme; il est évidemment présupposé que c'est lui qui fait des enfants à sa femme. Le premier programme narratif de Martine, après la soumission, est de devenir raisonnable; c'est la résolution : «La raison est sans pitié [...] D'un raisonnement à l'autre, je devins raisonnable et d'âge à décider; je résolus de ne jamais me marier, le mariage me paraissant avoir un rôle dans la maternité» [34]. Martine a donc déjà appris "les mystères de la vie"...

Dans le deuxième fragment, le programme narratif de Martine est d'aller au couvent; c'est un programme passif : elle est l'objet de l'éducation par les religieuses, dont la cornette, comme le balai de sa mère [34], tient lieu de phallus : «J'écoutais distraitement, attentive à leur seule cornette, droite, blanche, impeccable, qui me donna l'idée de perfection et le désir de la porter. Tel est si grand ce désir, qu'ayant des poux à l'année, j'eusse fait le sacrifice de ne plus me gratter» [35]. Dans ce désir, il y a le vouloir de la vocation, vouloir rapidement contrecarré par le programme narratif des garçons qui se moquent d'elle et de son sexe; la honte se substitue à l'honneur : «Ils manifestaient pour mon sexe un tel mépris, qu'après l'avoir trouvé naturel, je le trouvai honteux» [35]. Cette honte d'être une fille, Martine ne peut inconsciemment que l'imputer à sa mère.

Le programme narratif du troisième fragment est annoncé par le deuxième et par le troisième inter-titres : c'est le programme de la masculinisation de Martine, de son identification aux garçons, d'abord par la féminisation de son «frère Ernest, le bancal» [35], le castré. Au mépris des garçons succède le mépris des filles; l'éducation par les nonnes continue, se renforce : «Elles me coupèrent les cheveux en séance publique. Elles croyaient m'humilier; elles me délivrèrent de mes poux» [36]. Au mépris et à l'humiliation Martine oppose ou substitue l'orgueil [35]. Ces trois premiers fragments pourraient donc constituer un seul programme narratif pour Martine, voire un seul parcours : le devenir-masculin, en réaction à l'attitude de sa mère, dans l'impossibilité de s'identifier à elle et à son rôle de mère et de femme, en rivalité avec elle pour le père.

Dans le quatrième fragment, Martine devient une adolescente : à son devenir-masculin s'appose le devenir-féminin de Jeannot : «J'allais sur les douze ans; Jeannot avait cet âge. Blond, frêle et timide, il était quelque peu féminin; brune et résolue, j'avais la part masculine. Ces tempéraments nous permirent des amours précoces» [36]. L'espace se transforme; la ville prend forme : les cours se distinguent de la rue, comme les ténèbres et les étoiles de l'éclairage; les rats y remplacent les poux! Dans le cinquième fragment, le parcours narratif de Jeannot s'écarte de celui de Martine : «Le creux de mon épaule perdit de sa profondeur; il commença de craindre les rats; ma protection ne lui suffisait plus» [36]. Cela s'accompagne d'un nouvel espace et d'un nouveau programme narratif : errer, sortir du quartier, aller sur la rue Sainte-Catherine, dans l'ouest de Montréal, là où il y a des «bijouteries fameuses» [37]; de nouveaux objets de valeur apparaissent : «c'était dans une vitrine, une bague, une montre, une bagatelle dont la vue le ravissait» [36], le magasinage étant sans aucun doute la quête de ce que l'on n'a pas, que l'on ne peut pas avoir... Un autre programme narratif se dessine : fréquenter les artistes et les musées; mais c'est un programme futur, quand Martine n'a plus douze ans : «Depuis, il m'est arrivé d'être liée à des artistes qui, pour mon bien, me conduisaient dans les musées» [37, souligné par nous].

Dans le sixième fragment apparaissent de nombreux nouveaux acteurs : le Sacré-Coeur à l'orteil écrasé (bancal?), après le diable dans le troisième fragment; la Sainte-Enfance : les «bébés chinois» et leurs âmes; les cochons; «le pauvre missionnaire»; l'ange et le diable de Martine; la boîte rose, qu'elle vole [37]. Voler ici est seulement le programme d'usage, le moyen; le programme de base, l'objectif, est de plaire à Jeannot, de le satisfaire. Et, justement, dans le septième fragment, le parcours narratif de celui-ci prend une nouvelle tournure : «Jeannot aimait le luxe et la parure. Il était coquet sans le savoir» [37]. Dans sa coquetterie, l'un des programmes narratifs de Jeannot est de se parfumer; mais il semble bien que le parfum tienne lieu de drogue, que du «minuscule flacon» émanent «des paradis artificiels» [38]... Le parcours narratif de Martine oscille entre sa complicité avec Jeannot et, après la joie venant des étoiles [36], la tristesse et le mépris qu'il commence à lui inspirer : «Mon exclamation avait un accent de reproche, et, sans que je l'aie voulu, une trace de mépris persistait sur ma bouche» [38].

Dans le premier paragraphe (embrayé temporellement) du huitième fragment, le programme de Martine est, dans son «respect de l'Art» [37], d'aimer les artistes; c'est une projection en avant, dans le programme de la prostitution : «De tous les hommes, les artistes sont ceux que j'aime le plus souvent. Ils me trouvent toujours à l'abandon, avide de les servir»; à sa «répugnance des paradis artificiels» correspond pourtant son amour des artifices des artistes : «les artistes me croient éprise de leur génie. Je ne le suis que de leurs artifices» [38]. Alors que Martine aime les artifices des artistes, leurs oeuvres, là «où la beauté, prestige extraordinaire, n'est jamais désirable», le désir de Jeannot porte sur un artefact, non pas sur un objet d'art mais sur un objet d'artisanat, de joaillerie : «la bague d'or»; mais son désir est associé à la laideur : «ses yeux devinrent ternes et je ne sais quelle laideur passa sur son visage, qui me fit voir son désir» [38] Au désir, au vouloir, ne pourra succéder que l'avoir, que le devoir-avoir, par le pouvoir.

Faute d'une bague d'or, Martine veut alors, dans le neuvième fragment, offrir une «bague de laiton» avec l'argent de «la boîte de carton rose» à Jeannot, mais il n'est pas au rendez-vous, ayant été trois jours dans la quête de «l'objet de son désir» et ne soupçonnant pas que la bague de laiton valait au moins «trois bébés chinois». Dans sa quête de l'or, son programme d'usage a été pour lui, dans l'avilissement [38], de se prostituer : «Ses ongles étaient rougis». À la tristesse de Martine succède «une peine affreuse»; son programme est alors de s'enfuir, de retourner à «cette cour malodorante, habitée par les rats et témoin de (s]es amours passées» [39].

Le dixième fragment, symétriquement, correspond au troisième où Martine continue «d'être garçonne» [35]; sans Jeannot et dans son chagrin, elle s'endort et se réveille avec un rat sur le ventre : «Je fus éveillée par quelque chose de chaud et de doux sur mon ventre : c'était un jeune rat sensible à ma chaleur» [39]; mais elle a sans doute rêvé : «Peut-être avais-je rêvé?» [40]. Ce rat était annoncé par les autres rats; mais il est synonyme d'une perte, celle de Jeannot, mais aussi de ce que Martine n'a pas, même si elle est garçonne : si elle avait été un homme, elle aurait pu satisfaire Jeannot. En outre, le rat est sans doute le substitut de l'enfant qu'elle n'est pas, «orpheline de [s]on enfance, orpheline de [s]oi-même» [35], et qu'elle n'a pas ou qu'elle voudrait faire à son père ou à sa mère.

Après le défaut d'être ou d'avoir et dans le dégoût de sa nature et de la vie [39], il y a sans doute une faute car, dans le fragment suivant, il y a compulsion d'aveu et requête de punition, souhait de mourir: «Le désabusement me portait aux aveux» [40]; dans le programme de la bravoure et de la bravade, il y a un retournement : au regard «d'un pur enthousiasme» de Jeannot [38] se substitue le «regard humain» de la supérieure du couvent, celle-ci ne pouvant qu'être le substitut de la mauvaise mère, la bonne mère mais aussi une mère phallique : «Les nonnes me parurent indignes, hormis une que j'ignorais et qui, hautaine et redoutable, était la supérieure du couvent» [40]. Les nonnes réapparaissent ici dans l'avant-dernier fragment, comme elles étaient apparues dans le second.

Alors que la manipulation de Martine, par le diable comme figure de son père, se passe surtout dans les trois premiers fragments, la sanction se dessine déjà à partir du dixième fragment, où elle est bafouée par elle-même [40], et atteint son sommet dans le dernier, d'abord par un portrait détaillé de la supérieure : «La nonne, sous architecture pointue, avait un grand visage austère sans rien de mou. Le nez pincé, la bouche sèche et la peau près de l'os, elle ne présentait de jeune et de vif que le regard. Celui-ci brilla d'une douce ironie à mon aveu» [40]. Il y a donc sanction par le regard, «le regard d'une grande dame» [41]; mais de la mauvaise action de Martine, de ses mauvaises actions, on devine mal si la sanction prend la forme d'une punition, d'un «châtiment» [40], ou d'une récompense : «Alors elle s'approcha de moi et me mit dans la bouche une praline» [41]. Faut-il y voir une scène de séduction lesbienne?... Une chose est sûre : c'est son orgueil qui fond avec la praline!

Le père-diable est donc le destinateur-manipulateur (initial), tandis que la mère-supérieure est le destinateur-judicateur (final); avec celui du sujet qu'est Martine, ce sont les deux principaux parcours narratifs du conte. Mais Martine est à la «pièce encombrée de meubles et de livres», la supérieure du couvent étant donc une sorte d'artiste, ce que le poisson rouge est à (l'eau de) l'aquarium : elle rougit, elle pleure, elle glisse (comme les larmes sur sa joue, comme un poisson dans l'eau) «vers sa confusion» [41].

-- Dans son désarroi, elle a glissé lentement mais sûrement vers la détresse de «Suite à Martine» [41].

4 septembre 2001

«Suite à Martine»

[EC : 3, p. 42-49; EI, p. 124-131; BQ, p. 173-182]

Comme «Martine», «Suite à Martine» est divisé en fragments : quatorze plutôt que douze; les inter-titres y sont en capitales dans les trois éditions, à droite dans l'EC et dans l'EI, mais à gauche dans la BQ. Cependant, l'inter-titre identifie les différents narrateurs, les différents sujets; il y a quatre narrateurs-acteurs : MARTINE (quatre fois), LE ROBINEUX (cinq fois), LE VEUF (deux fois) et SALVARSAN (trois fois) [cf. «Jérôme Salvarsan» : PONCTUATION]. C'est le seul conte de tout le recueil qui comporte une épigraphe en français : «La ville était naguère mal cimentée; la campagne l'envahissait» [42, en italiques dans le texte]; l'épigraphe de «Le petit William consiste en une citation de Pline en latin [264]. C'est aussi le seul conte qui soit daté, à la fin : (1948) [à droite et entre parenthèses dans les trois éditions, mais en italiques dans la BQ seulement]. Il y a aussi beaucoup d'italiques : à la fin des premier (par Martine), cinquième (aussi par Martine), sixième (par le robineux) et treizième (par le robineux aussi) fragments. Sous ces italiques et cette date, on ne peut que flairer la présence ou la signature d'un narrateur-conteur, voire du scripteur, dont Salvarsan ou le robineux semble être ici un double, une doublure... Il faut aussi lire «Suite à Martine», non seulement comme la suite de «Martine», mais comme une partition; en musique, une suite est une «[c]omposition musicale faite de plusieurs pièces de même tonalité. Suite instrumentale comprenant prélude, allemande, courante, sarabande, gigue, pavane, menuet, passacaille ... - Suite d'orchestre, composition de forme voisine» [Le Petit Robert 1, p. 1882-1883]. À sa manière, donc, «Martine» était déjà une suite.



De «LAIDE sans conteste, voire sans indulgence» [34, en capitales au début du premier paragraphe], dans «Martine», la mère de Martine est devenue «généreuse [...] belle et rougeaude, avenante comme la maison, qui était nette et claire sous les saules» [42]. Deux programmes narratifs s'opposent dans ce premier fragment de deux paragraphes : celui de la campagne avec «quelques arpents de terre, de quoi nourrir une vache, son veau et des cochons»; celui de la ville qui envahit la campagne et tue les animaux et qui rapproche les voisins, le voisinage provoquant les étouffements de la mère [42]. Le deuxième paragraphe, en italiques, est un commentaire du premier; il répond à l'épigraphe et ne peut donc venir que de la voix du narrateur-scripteur : «Plus de fuite, plus d'espace : la ville est bien cimentée». À la campagne, sont associés les règnes animal et végétal : «le bon air et la joie»; à la ville, le règne minéral des «murailles» et du ciment [43].

Le deuxième fragment, d'un seul paragraphe, consiste en le programme narratif passé du robineux : vagabonder, le vagabondage dans la province n'étant pas l'équivalent de la mendicité et le vagabond étant une sorte de conteur, de raconteur : «Le soir venu, je m'arrêtais dans quelque maison où, à la veillée, je suscitais devant les yeux de mes hôtes un monde qui n'avait pas de réalité, mais par lequel on pouvait entendre celui que l'ombre avait absorbé». Le vagabond est associé à la route, à la campagne et à l'été; ce n'est pas seulement un mendiant : «J'étais un gueux, mais j'étais aussi une sorte de grand seigneur errant par le monde afin de lui redonner un peu d'allure, un peu de style». Le clochard, lui, est associé à la rue, à la ville et à l'hiver [43].

Le troisième fragment, d'un seul paragraphe, est dominé par un autre programme narratif passé : celui du veuf, victime de la prédiction d'un passant, qui pourrait bien être le vagabond, puisqu'il est question des grandes oreilles qui prédisposent au veuvage par le robineux aussi [45]; il est victime de son amour et de la mort de sa femme [43]. Le quatrième fragment, en un long paragraphe, redonne la parole au robineux, dont le programme narratif passé se poursuit en hiver, «un déluge» et au printemps, puis à l'été : «Il nous arrivait, dans une saison, de parcourir la province». Mais quand les chevaux ont été remplacés par les machines et que les routes se sont durcies, le programme du vagabond cède la place à celui du clochard, le sac à la fiole : «Nous ne quittons plus la ville et nous avons troqué le sac contre la fiole; nous avons troqué la sagesse et la fantaisie contre le poison». Et les contes se perdent : «Le pays sans nos contes retourne à la confusion»; il y était donc déjà auparavant [44]...

Le cinquième fragment met encore en scène Martine et il est plus ou moins la reprise des programmes narratifs du premier fragment de «Martine» : le malheur de Martine d'avoir un père qui boit et une mère qui la bat; l'hostilité envers la mère y est cependant renforcée, devient très agressive : «Sa femme devint une chose affreuse, paquet flétri, chair vaseuse, qui trouvait encore la force de brandir un balai. Et l'on sait mon histoire». Il y a pourtant un petit programme narratif et positif qui est synonyme de bonheur et qui est aussi associé à la campagne : «une vache ruminant son foin près de la rue Mont-Royal» et «une tasse de lait chaud avec un peu d'écume dessus, assez pour laisser sous le nez une marque blanche» [44]. Cette tasse est le déplacement du bon sein, jadis, de la mère... Le deuxième paragraphe, en italiques, résume encore les choses en opposant la ville et la campagne, l'esprit et la santé, mais en souhaitant un échange entre les deux : «Il y a des échanges nécessaires. Une fable vous le fera comprendre» [45]». Cette dernière phrase, que l'on devrait attribuer encore au narrateur-scripteur, introduit le fragment suivant, qui est cependant raconté par le robineux, lui qui est bien placé pour parler des échanges entre la ville et la campagne. Ainsi et ici, la stratégie narrative de l'observateur prévaut sur la tactique narrative du narrateur : à tout «grand seigneur» tout honneur!

Ce sixième fragment est donc une fable sur «les échanges nécessaires» et revêt donc une importance particulière en vue de concilier ou de réconcilier la ville et la campagne. C'est l'histoire d'un veuf -- celui dont il a sans doute déjà été question, à moins que ce ne soit l'autre -- qui a une fille, et d'un autre veuf, qui a un fils; au veuvage succède un autre programme narratif : un naufrage qui fait que le premier veuf se retrouve au nord d'une île déserte et le deuxième au sud; le programme narratif qui suit est leur rencontre au milieu de l'île; il y a alors échange dans l'agriculture et l'amitié : échange de biens ou de services et de paroles. Mais, parallèlement, il y a le parcours narratif des enfants. Dans un premier programme narratif, ils gardent leur maison respective; ayant trouvé une boussole (programme d'usage) sur la grève, «vestige du naufrage de son père», le garçon du sud cherche le nord, la maison du nord, la fille du nord (programme de base). Suit le programme narratif des fréquentations dans la maison du nord, l'apprentissage de l'amour et de la sexualité à la puberté; c'est le programme de l'échange des personnes [45-46].

Mais un contre-programme vient contrecarrer les amours des enfants, qui n'en sont plus; c'est le programme de la séparation par «les veufs aux grandes oreilles» : ils se séparent et ils séparent les enfants, encore «puceau et pucelle». C'est la fin des échanges. Il y a ensuite le programme narratif de la séquestration dans l'angoisse et de la dégradation : de la culture pour les veufs, de la santé pour les enfants; le milieu de l'île est envahi par les broussailles et est remplacé par un jardin au sud et un jardin au nord. Mais un dernier programme narratif renverse le cours des choses, se retrouver dans les broussailles pour mourir mais sans doute aussi pour s'unir, comme Roméo et Juliette; c'est le parcours narratif duel des amants. Quant à celui des veufs, est-il celui des «ânes» ou des «croque-morts diligents? [46]... À la fin de ce premier paragraphe, qui insiste encore sur la nécessité des échanges, il est rappelé qu'il s'agit d'une fable : propos qu'il faut attribuer au robineux, dont le parcours narratif est bien celui d'un conteur.

Dans le deuxième paragraphe, en italiques, il s'agit encore pour l'observateur de résumer ce qui vient d'être raconté : cette fois; l'amant est associé à la ville et à l'esprit, l'amante à la campagne et à la santé; parce qu'il n'y a plus d'échanges, la mort triomphe de l'amour et de la vie, le néant du monde; l'angoisse croît. La solitude s'installe; c'est le règne ou le parcours de l'enfermement : «mille murailles successives et les amants prisonniers»; «les ponts sont coupés»; dans «une prison intime», chacun «est son propre geôlier»; «dans un caveau»; «L'homme seul est pour lui-même une proie»; etc. À cause d'«un malentendu grotesque», «il n'y a plus de société» [46-47].

À la suite de tels propos pessimistes et manichéens, dans le fragment suivant, le robineux continue, en trois phrases, en parlant de sa propre mort qui approche mais qu'il ne craint pas [47]. De même, Martine, dans le huitième fragment, éclaire son parcours de prostituée en la rapprochant de la mort, non pas de «son aile sifflante», dont venait de parler le robineux, mais d'une aile qui est une allée, un corridor : «C'est une aile de ténèbres et de sang, qui pousse le troupeau devant elle». Pour elle, il n'est pas question de l'homme, mais des hommes, pires que les rats : «Les hommes viennent à moi, absurdes et pitoyables. Au moins, les rats, quand la panique les emporte, se jettent en masse dans la mer». Le programme narratif des clients de Martine, soit payer pour coucher avec elle, n'est pour elle que «petites secousses» [47].

Plus le conte avance, plus les voix des narrateurs se confondent, dans la même tonalité de la suite musicale. Les deux prochains sont dus à Salvarsan, qui parle comme le robineux et comme le narrateur-scripteur ou l'observateur. C'est le programme narratif du néant contre le monde, de la folie contre l'esprit, qui se déroule dans les deux petits paragraphes du neuvième fragment [47]. Dans le seul paragraphe du dixième, on découvre que le parcours narratif de Salvarsan est celui d'un médecin qui se compare à une prostituée : «Quand je recevais des honoraires, je me comparais à la fille, qui s'étant donnée de bon coeur, trouve pénible de tendre la main». Son programme est évidemment de soigner, pour guérir ses patients mais aussi pour gagner sa vie; c'est aussi celui du désabusement, face à un contre-programme, celui de Baal : «une divinité sanguinaire, avide d'enfants, de jeunes hommes, de jeunes femmes» [48].

Dans le onzième fragment, le veuf -- qui a sans doute perdu la sympathie du lecteur, si celui-ci l'identifie à un des veufs de la fable -- réapparaît pour raconter la mort de sa femme; c'est donc le programme narratif de la maladie, sans doute la tuberculose. Mais le veuf parle comme un médecin, opposant le programme narratif de la drogue à celui du microbe, de la «belle mort» à celui de la maladie : «La belle mort est la fleur de la vieillesse» [48]. Dans le fragment qui suit, Salvarsan prend la parole une dernière fois pour renchérir avec le programme narratif du deuxième bourreau contre celui du fils et de son père; c'est le programme de la peine de mort.

La (peine de) mort est aussi le programme narratif de l'avant-dernier fragment raconté par le robineux encore une fois; mais ce pourrait tout aussi bien être Salvarsan : le fragment précédent commençait par «Il y avait, une fois; celui-ci commence par «Une autre fois». Les programmes narratifs sont nombreux : ceux du roi (la richesse, les festins), ceux de son fils, le prince (la langueur, la nausée, le goût de la vie, la mort), celui des médecins (l'inutilité), celui des mages (la folie), celui du mage qui n'est pas fou (la leçon, la morale), celui de tous les malheureux (la faim de la vieille, la soif de l'enfant et la pauvreté de ses parents, la maladie d'une fille). Les deux parcours qui s'opposent sont donc celui du roi et celui du mage et donc du prince. Mais la langueur du fils est peut-être due à l'absence de mère, de reine ou de princesse...

Le deuxième paragraphe, en italiques, de ce fragment et le dernier, propos final par Martine, sont du même ton. Deux programmes s'y opposent : celui de la nouveauté («une pièce de drap neuf», «du vin nouveau», le «vin nouveau», «le sang de nos enfants») et celui de la tradition («les vieilles outres», «les vieilles outres», «la boue»). Il semble y avoir un profond revirement du début à la fin; les contenus s'inversent : d'un plaidoyer en faveur de la campagne (positive), on est passé à une condamnation des «vieilles outres» (négatives); mais la campagne, sans la ville, tient tout autant de cette "vieillesse"!

-- 1948 n'est-elle pas seulement l'année du Refus global de Paul-Émile Borduas mais aussi de Tit-Coq de Gratien Gélinas?

6 septembre 2001

«Retour au Kentucky»

[EC : 45, p. 240-242; EI, p. 149-150; BQ, p. 205-207]

Le titre de tout texte est déjà un programme, un "pragramme", un diagramme. S'il y a retour, c'est qu'il y a eu départ du Kentucky et arrivée ailleurs, d'abord en Europe, à Louvain en Belgique, puis au Canada, à Saint-Hubert, en banlieue de Montréal, «une étape entre la Belgique et le Kentucky» [242]; mais il n'y aura pas retour au Kentucky, seulement tour par Montréal, Montréal valant bien Lowell ou le Kentucky. Il y a deux principaux programmes narratifs qui se confrontent; mais les deux sont doubles, c'est-à-dire à la fois individuels et collectifs. Le premier est celui du monde et de l'Amerloque, de la langue anglaise et du dieu de la guerre, Mars; le second est celui de l'Europe et de la Wallonne, de la langue française et de la déesse de l'amour, Vénus; tout cela, sur fond de cinéma, de film : «l'amour les fixa de sa caméra»; «L'Amerloque, lui, avait joué au sauvage toute son enfance, puis était allé au cinéma y apprendre son monde, un monde à deux dimensions où faute de la troisième tout était illusoire» [240]; «La caméra tourna»; «Elle n'était jamais allé au cinéma et ne connaissait pas le scénario»; «L'Amour les suivait en travelling. Comme ils ne se comprenaient guère, le film fut tourné en muet dans le brouhaha des rues»; «la caméra fortuite» [241].



La guerre et l'amour, l'anglais et le français, l'Amérique et le Québec, qui est «une marche de l'Europe en Amérique» [242] : deux programmes qui s'affrontent et qui reflètent la situation même de la Belgique et plus particulièrement de Louvain (maintenant Leuven), qui est une ville jadis wallonne en territoire flamand, avec une université flamande, dont on a déménagé les quartiers francophones, en Wallonie, à Louvain-la-Neuve. La Belgique est à l'Europe ce que le Canada est à l'Amérique. Comme dans beaucoup d'autres contes, l'espace est quadrillé, "cartographié" à outrance; mais les personnages n'ont souvent pas de nom, même pas de prénom...

La guerre est reliée à la mort et à l'homme : «Les soldats y venaient en permission, voyous et chevaliers confondus par l'uniforme»; l'amour est relié à la vie et à la femme : «On bataillait ainsi dans toutes les nefs; dans la grande, on affrontait la mort, dans les bas-côtés, la vie» [240]. Mais l'Amerloque se distingue un peu de la troupe : «Et il n'était, simple conscrit, ni voyou ni chevalier. Par ailleurs bon fils, un peu quaker, un peu nudiste et chimiste de son métier» [241]. Deux fonctions idéologiques propres à la civilisation indo-européenne sont donc présentes : la fonction guerrière et la fonction féconde, celle-ci étant liée à la troisième dimension, à la sexualité : «L'orpheline avait les trois [dimensions], ce qui le déconcerta : il se rendait compte qu'il les avait aussi -- une révélation technique, quoi!» [240-1]; «Au carrefour de ses trois dimensions la fille ne savait plus quelle direction choisir» [241]. Les «amours excentriques» [241] ont donné des enfants qui finiront par apprendre l'anglais à leur mère, dans un monde qui ira bien au delà de la paroisse et où l'Amérique se sera accaparé l'Europe, «perdante» [242], comme le Québec; «géographie humaine» oblige [241]!

-- Mais l'Europe n'est-elle pas venue mourir en Amérique?

10 septembre 2000

«La dame de Ferme-Neuve»

[EC : 65, p. 315-324; EI, p. 179-186; BQ, p. 245-254]

Dernier des «Contes anglais», dans l'EI et la BQ, ce conte est le seul, avec «Chronique de l'Anse Saint-Roch», à comprendre un poème; en fait, il y en a trois en vers libres : un de six vers, un de dix-huit et un de quarante-deux (avec une strophe de quatorze vers et une de vingt-huit). Le premier poème peut aussi bien de la bouche de la dame que du narrateur-(ra)conteur qu'est le médecin; la deuxième est de celui-ci et le troisième est de celle-là. En gros, c'est le programme narratif du climat et de l'habitat, de l'habitation, de l'abri : du périple de la dame, de Ferme-Neuve et Mont-Laurier à Longueuil, en passant par Terrebonne et Coteau-Rouge, plus particulièrement du séjour dans «ce duplex de malheur» [319] à Coteau-Rouge, à une époque où le «strict nécessaire» qui «fut le confort des ancêtres» est devenu «le dénuement complet» [321].



Le parcours narratif de ce conte est celui de la douleur : de la douleur de vivre, de survivre : «Cette dame avait toujours eu du mal à vivre et n'en était pas rassasiée» [316]. D'un programme narratif à l'autre, la dame sans nom de cinquante-huit ans survit et meurt, à l'automne de la vie comme il se doit, un 16 décembre, depuis le 8 novembre [317, 321]. Elle n'est pas nommée, prénommée, surnommée, renommée. Ses programmes sont des programmes ratés : c'est une pianiste ratée, une épouse ratée, une veuve ratée, une mère ratée, une femme ratée; c'est une femme que l'on intoxique au mercuriel et que l'on finit par tuer, selon la prescription d'un médecin-évêque : c'est le parcours de la malade-patiente. Le parcours du narrateur-acteur est celui du médecin-agent, agent de la mort, un petit vicaire à côté d'un «grand évêque» [316, 317]. Oui, le "curé des corps", dans son sacerdoce [317], est une sorte de prostituée comme Salvarsan : lui aussi échange ses services corporels contre de l'argent!

Et le chanoine Godfrey, «antagoniste» [315] intermédiaire entre l'évêque, dont il est du chapitre, et le vicaire, est lui aussi un agent de la catin de mort : «La catin, c'est la mort, et non la dame de Ferme-Neuve, toute de gravité, de contention, avec un bruit dans la tête et du vide dans l'âme» [316]. Une vie ratée : un (par)cours qui ne trouve pas de discours? Cependant, il y a bien celui du narrateur, qui écrit : «moi entre deux nuits, qui écris pour me remettre à jour» [315]; «Je lui en fais dire, à la dame de Ferme-Neuve! On emprunte la bouche des morts, c'est un vieux procédé de rhétorique et qui rend toujours bien, un couplet plus ou moins faux qui rencontre toujours l'assentiment général...» [320, après le poème de ladite dame]; «Je suis un faiseur, d'accord, mais peut-on écrire sans artifice?» [321]. Pourtant, ce pourrait bien être le parcours d'un assassin : «Je restais là, au-dessus d'elle, la seringue à la main, comme une sorte d'assassin» [322]; «-- Un record, en effet! On pourra même prétendre que tu lui as donné la piqûre de la mort» [323]. -- Vingt minutes, le temps d'une visite chez une catin, une putain, avec une autre seringue...

Les programmes narratifs secondaires sont celui du gendre de la dame, agent en quête d'un héritage qui ne viendra pas, d'une malle de piastres vidée par le portuna du médecin, et celui de la fille de la dame et de ses deux enfants, patients, victimes : «La fille avait fini par s'amener avec les deux enfants, des enfants pâles, plus nerveux qu'éveillés, une femme fatiguée qui n'avait pas le coeur à pleurer» [323]. Auparavant, le mari de la dame avait subi le même sort : «Puis son mari était devenu tout bonnement son infirmier, non satisfait de la bien entretenir, sans lésiner sur l'argent qu'il gagnait péniblement»; même chose pour les enfants qu'elle a eus entre deux maladies : «Les enfants avaient eu les restes, pas grand-chose, domestiques comme leur père. Ils payaient à la deuxième génération la trop haute idée que la musicienne avait eue d'elle-même» [319]. Le médecin-vicaire a donc remplacé le mari-infirmier auprès de la musicienne ratée, de l'hystérique qui aurait voulu demeurer vierge, rester au couvent de Mont-Laurier [320] : «De retour au village, la fine demoiselle avait été conquise par l'admiration d'un bon gros garçon pour qui elle représentait la perfection du bon Dieu. Et cela avait fini dans une couchette, quelle profanation! Elle ne s'en était jamais remise» [319]. La dame : une diva, une dona, une madone -- une «nonne manquée» [316]...

Mais dans l'espace des banlieues et du fleuve de Montréal, de ses «installations portuaires», de ses «grands buildings» [315] et de son pont (Jacques-Cartier) [316], évoluent les oiseaux et les grenouilles; ces animaux s'opposent au règne minéral des avions : «On s'est rendu compte qu'il y avait quelque chose de neuf et de souple au-dessus de soi, de vivant, d'animal et de beau qui danse au milieu des avions stupides de l'aérogare militaire de Saint-Hubert : ce sont eux, très haut» [316]. Les «grenouilles écrabouillées sur l'asphalte» [316], ce sont des goélands que l'on a abattus comme des avions.

-- Mais après le 11 septembre 2001, ce sont les débris des «grands buildings» abattus par des avions, des corps, des morts : les victimes et les bourreaux de la douleur de vivre.

14 septembre 2001