LA SCHÉMATISATION NARRATIVE

«Bêtes et mari»

[EC : 32, p. 197-199; EI, p. 104-105; BQ, p. 146-148]

Dans la séquence initiale de ce conte qui comprend les six premières phrases, se déroule l'acquisition de la compétence par le sujet sans nom : il s'agit de son initiation sexuelle, de son épreuve qualifiante, par la maîtresse d'école, «une petite veuve» surnommée «l'Allumette», c'est-à-dire l'allumeuse; c'est son destinateur : elle le destine au mariage, à sa femme, ainsi objet de valeur, dont il est encore disjoint; mais il se trouve néanmoins manipulé par elle, par son désir; de là, la gonorrhée, la blennorragie. En manque, «la trompe triste», il passe du médecin (adjuvant) au curé (nouveau destinateur), de la maladie à la santé [197]. Dans sa performance (la jonction des actions), il passe par les étapes de la "bêtise" : «éléphant pensif», «à cheval sur une licorne», «trois grands chiens noirs m'accompagnent» [197], «un bel animal»; sa femme «grasseye comme une souris de Charlesbourg», ce qui ne peut que le transformer en «gros rat blanc» [198].



Le rat a remplacé la trompe, mais le symbolisme sexuel, phallique, est le même. Mais puisque sa femme a un amant, on peut supposer qu'il est victime d'impuissance passagère et qu'il souffre d'embonpoint : «Elle m'appelle son gros rat blanc, quoi de plus reposant après l'éléphant et la licorne!» (autre symbole phallique) [...] Ma femme fait de moi ce qu'elle veut» [198]; elle le féminise. Vers la fin de la séquence centrale, le mari reprend cependant du poil de la bête : «L'amant ne s'étonne plus. Je ne l'agace pas moins. Quand il m'oublie, je lui mordille les oreilles». La confrontation entre le mari et l'amant, l'épreuve décisive entre le sujet et l'anti-sujet, prend la forme d'une lutte entre un chien et un chat : «Innocent, je m'approche : toutes griffes sorties, il bondit! Mais je m'y attendais, aussitôt j'aboie. Ce qu'il peut être surpris. Il n'en revient pas; c'est un chat, qui se sauve, et non plus un amant» [198].

Le chat croyait avoir à faire avec un rat; voilà qu'il se trouve en face d'un chien qui le pourchasse pour se dégourdir. Mais la quête du mari était de devenir un homme, un «bon mari»; et c'est sa femme, «l'infidèle» devenue destinateur, qui sanctionne son geste, son désir, son retour à la virilité, dans la séquence finale (les trois dernières lignes), où a lieu l'épreuve glorifiante : la sanction, mais aussi la conjonction entre le mari et sa femme. Mais il lui a fallu devenir un chien pour redevenir un homme, un mâle viril comme les trois grands chiens noirs, «les yeux rouges, la gueule en feu» [197]; «sur le cul, enragés, la gueule en feu, vrais suppôts de Satan» [198].

-- Le désir, comme le père, prend souvent la forme de l'animal, d'un animal fabuleux comme la licorne, ou du diable : le désir est (une) bête! Mais il ne faut pas céder sur son désir, selon la formule rebelle de Lacan...

19 septembre 2001

«Le bouddhiste»

[EC : 37, p. 211-215, EI, p. 101-103; BQ, p. 142-145]

Ce conte qui compte beaucoup de variantes par rapport à l'édition originale de 1960 en revue et qui était alors précédé d'un préambule particulièrement anti-anglais est de ton très ironique; l'action se déroule à Vernon : «Ville du sud de la Colombie-Britannique, dotée d'un camp militaire» [211, note 2]. Le narrateur-acteur, qui est le héros-sujet et qui ne manque pas de cynisme, est anti-militariste; parlant du plateau qui domine la ville, il attaque : «Là paît l'austérité guerrière, le troupeau des jeunes mâles qu'on a séparés de la femelle pour les bander contre l'ennemi, les édifier, les grandir, faire surgir à la place du machin naturel un grand fusil d'acier, quand ce n'est pas une mitrailleuse, lesquelles armes ils ont à la main à longueur de journée, ce qui à la fin leur confère la démarche saccadée des maniaques» [211-2]. L'armée (la culture) se voit donc opposée à la sexualité (la nature), l'ennemi à la femelle, le caractère sexuel, phallique, de l'arme étant fortement accentué.



La séquence initiale, correspondant au premier paragraphe, se termine par sa décision : «Ce fut sur ce plateau de fous que je devins bouddhiste» [212]. À la folie de l'armée s'opposerait donc la sagesse d'une religion : le bouddhisme. Mais le lecteur ne sait toujours pas d'où vient la compétence du narrateur; il ne sait même pas qui il est, mais il n'ignore pas qu'il y a une sorte de révolte chez lui même s'il ignore quel est son véritable manque, autrement dit quelle est la nature de son désir.

On l'apprend au début de la macro-séquence centrale : non seulement il n'aime pas l'armée mais il n'aime pas non plus le sixième commandement de Dieu, qui interdit l'impureté : «Je n'avais pas étudié la théologie, j'étais plutôt en train d'oublier mon catéchisme; ainsi dans les dix commandements je sautais du cinq au sept, résolument et me promettais même d'aller prendre le thé avec les petites dames du six, du six qui s'écrit en Colombie comme ailleurs pareillement» [212]. Il semble avoir été inspiré par un «avocat bouddhiste», rencontré dans la Beauce, qui joue donc le rôle de destinateur ou d'adjuvant. La compétence qu'il a acquise est enfin révélée : il est médecin, comme jadis le préambule le précisait. Il rencontre un premier obstacle, un premier opposant : ses compagnons, qui le traitent de fou [212].

Dans la prochaine micro-séquence, il est mandé par «le grand adjudant du camp» : un énergumène, un Anglais, qui n'a même pas droit à un nom mais qui, au bruit du nom du médecin, fait des courbettes [212]; le médecin est «le lieutenant Laurendeau, originaire de la bonne province de Québec». La confrontation a déjà commencé, elle aura lieu par le dialogue, une conversation rhétorique entre un lieutenant bouddhiste et un adjudant presbytérien [213], qui est son supérieur [214] : un adjudant-major?

Le faire rhétorique consiste à interpréter et à persuader, la persuasion étant un faire-croire, un faire-paraître-vrai. Après avoir interprété l'allure de l'Anglais, dont est brossé un portrait détaillé [212], le lieutenant-médecin interprète ses courbettes; de même, l'adjudant-énergumène cherche à interpréter l'attitude du médecin-bouddhiste [213]. Celui-ci s'inquiète : «Je ne voulais pas trop m'engager dans le bouddhisme que je ne connaissais guère, ni vexer un homme de son importance, énergumène par surcroît, qui, lui, pouvait y être plongé jusqu'au cou»; il met cela sur la nature de l'Anglais, peut-être Bouddha lui-même [213]. En apprenant que l'adjudant n'est que presbytérien, ce qui ne vaut pas mieux qu'être catholique, il le prend de haut; mais c'est le presbytérien qui finit par l'emporter, mais pas par la persuasion, ni par le fait qu'il n'a pas de bonze, serait-il «un mauvais bonze, paraît-il, toujours soûl» [...] «un bonze pas très catholique» de San Francisco [214], pour compléter le travail des «nombreux pasteurs, prêtres et rabbins», mais bien par l'autorité militaire qu'il représente et sert lui-même : «Il se dressa en énergumène, se raidit entre tous ses morceaux, des grosses bottes au béret vert en passant par la petite jupe plissée qui était noire, j'avais oublié de le dire, et me cria : "Vous pouvez rejoindre vos rangs!"» [214]. Si on en juge par l'issue de la confrontation, ce serait «le grand adjudant du camp» qui serait le sujet...

Mais la séquence finale, qui commence par «Le dimanche suivant», voit le catholicisme, le curé [212], «la messe catholique», venir sanctionner le lieutenant Laurendeau par la voix même de La Bruyère, dans la dernière phase du texte : «Ils [ses compagnons] n'en furent pas surpris et je n'en étais pas fâché tant il est vrai, comme le dit La Bruyère, qu'il n'y a pas de meilleure religion que celle où l'on naît» [215; citation «sans doute fantaisiste, comme il arrive souvent chez Ferron : nous n'avons pas pu la repérer dans l'oeuvre de La Bruyère», selon le rédacteur Paquette, dans la note 6]. C'est donc le Bouddhisme qui est le Destinateur-manipulateur (initial) du Sujet qu'est la Médecine militaire; c'est l'Armée qui est le Destinateur-manipulateur et judicateur de l'Autorité. Le Catholicisme est le Destinateur-judicateur (final) de la Médecine militaire, même si le lieutenant est un peu athée, comme Bouddha [213]. Mais on devine mal quel est l'enjeu, l'Objet de valeur, sinon la Religion elle-même; ou plutôt, l'alliance de la Religion et de l'Armée : la Croyance et donc le faire-croire propre à la persuasion.

-- N'y aurait-il pas de meilleure religion (celle de la médecine?) ou de meilleure armée (celle des Indes [214]?) que celle où l'on est!?

P.-S. Le préambule supprimé par Ferron pour l'édition dite intégrale, sans doute pour des raisons politiques plutôt que littéraires, laissait entrevoir autre chose comme Objet de valeur : une promotion au rang de capitaine : «On me remit donc un diplôme, mais je n'eus pas à l'encadrer : l'armée m'attendait avec un beau costume de lieutenant et là ne s'arrêtaient pas ses intentions; elle voulait faire de moi un capitaine [211, note 1, en italiques]. Ce qui explique mieux les courbettes de l'adjudant au bruit du nom du lieutenant Laurendeau; ce qui éclaire aussi la position d'énonciation du narrateur, ironique voire cynique : aller à la messe est un moyen de paraître soumis, un faire-paraître-vrai; ce qui suffit pour faire de Laurendeau, «pas fâché» dans sa fantaisie, le sujet-destinataire...

20 septembre 2001

«Le petit William»

[EC : 54, p. 264-266; EI, p. 144-146; BQ, p. 199-201]

Ce conte -- peut-être le plus anglais des Contes anglais, avec «Retour au Kentucky», «Le bouddhiste» et «L'otarie» -- commence par une citation en italiques de Pline : selon la traduction de Robert Shilling rapportée par le rédacteur; elle concerne la naissance les pieds devant, ce qui annoncerait un destin malheureux, sauf pour Agrippas lui-même, dont il est justement question dans l'épigraphe [264, note 1 et variantes 1-3 II,III]. On devine déjà que ce sera une histoire d'accouchement.



Le conte oppose deux conceptions de la médecine et plus particulièrement de la parturition : l'une, savante, du médecin (vicaire), où on accouche à l'hôpital, sur le dos; l'autre, populaire, de la sage-femme, où on accouche à la maison, sur le côté. Même si, comme sujet et adjuvant, ils collaborent, comme sujet et anti-sujet, ils luttent : «elle m'attendait, narquoise»; «Puis elle commanda aux comparses d'apporter une tasse de thé»; «-- Quelle pitié! fit-elle»; «J'ouvrais la bouche pour protester; elle me devança, me demandant des nouvelles du thé»; «Elle parut bien aise»; «Cependant je ne laissais pas de penser qu'elle aurait tout avantage à se tourner sur le dos. Je n'y pouvais rien, c'était une idée fixe» [265]; «Le nez dans ma tasse, je buvais ma leçon. La vieille n'était pas fâchée de m'en montrer» [266].

Le destinateur de la sage-femme, qui a ses «comparses», est l'accoucheur anglais de la Côte, qui était assisté par une des tantes de la sage-femme et qui n'était peut-être même pas médecin : «Un bateau l'avait amené, un bateau le ramena, et entre-temps il s'était déclaré accoucheur. On l'employa» [265, souligné par nous»]. Le destinateur du médecin est son prédécesseur, «le défunt Cotnoir» [265] : s'il n'était pas mort, le médecin n'y serait pas; il n'a pas d'adjuvant, si ce n'est la sage-femme, ce qui a pour effet de le constituer plutôt en anti-sujet. L'objet de valeur est évidemment la «jeune dame». Le destinataire est le bébé, «un petit Anglais» qui a bénéficié de la «posture anglaise» [266], manière d'opérer transmise du destinateur-accoucheur au sujet-sage-femme par l'entremise de l'adjuvant-tante [265-6].

La Femme-Mère, comme Objet de valeur disputé entre la Médecine traditionnelle ou moderne (savante) et la Médecine populaire ou alternative (profane), entre la médecine gantée et la médecine dégantée, est ici l'indice de l'inversion des contenus; inversion qui caractérise n'importe quel récit, c'est-à-dire n'importe quel texte -- sinon, pourquoi se donner la peine d'écrire?... Au début, elle est «sur le côté»; elle a «les yeux brouillés»; l'enfant vient les pieds devant : «car selon mon rituel la jeune dame n'aurait pas dû chavirer» [264]. À la fin, l'enfant vient de la bonne manière : «La jeune dame avait besoin de nous, cela se voyait au toupet mouillé du bébé» [266]; elle a «de grands yeux limpides» et elle se retourne sur le dos [266]. Mais elle boude encore, ne sachant pas d'où peut venir ce bébé : du ciel, de quel père?

-- Le destin du petit (de) William sera-t-il celui d'Agrippas?



21 septembre 2001

«La voisine»

[EC : 56, p. 270-272; EI, p. 144-146; BQ, p. ]

Parmi les trente-huit contes embrayés ou embrayés et débrayés du recueil, il y en a seulement six où le narrateur-acteur est une femme, dont «La voisine» et «L'otarie»; dans ces deux contes-ci, la narratrice n'y a pas droit à un prénom ou à un nom.



«La voisine» est un bon exemple de texte où les acteurs changent souvent de position actantielle. Au début et étant donné la suite du conte, il est présupposé que Léo et le mari de la voisine sont les sujets en rivalité pour l'objet de valeur qu'est celle-ci; puis, c'est la voisine et la femme de Léo qui sont en compétition pour ce dernier. À ce moment-là, le gérant du bureau sert la cause de la femme de Léo, puisqu'en lui donnant congé un lundi, il lui permet de découvrir le pot aux roses : l'infidélité de son mari, qui jouit de la souveraineté de ses vacances en septembre de chaque année. Les enfants préférés de Léo sont alors l'adjuvant de sa femme, tandis que ceux de madame sont l'adjuvant de son mari.

Lors de la confrontation de la voisine et de son mari qui a le bébé dans les bras, il y a une phrase ambiguë : «"Si tu veux venir me rejoindre, je serai au cinéma du coin"»; cette invitation de la voisine, «toute harnachée et piaffante comme un petit cheval de guerre» [271], pourrait s'adresser à son mari tout aussi bien qu'à Léo, qui l'ignore. La voisine, qui se plaint d'être enfermée, a comme opposant son propre bébé... Mais tout chavire et se renverse quand les paroles de la femme de Léo, au début [270] et après [271], viennent à la bouche de celui-ci : «Une pas grand-chose! C'est le mari qui est à plaindre» [272]. Cet acte de solidarité masculine, qui conduit à l'inversion des contenus de la disjonction à la conjonction, constitue Léo en anti-sujet et la voisine en objet de valeur pour la narratrice : «Pour ma part, ce fut à ce moment que de la pitié je passai aux regrets» [272]; elle est alors aux prises avec le sentiment de culpabilité.

La femme de Léo représente la Femme moderne : même si elle continue de s'occuper des tâches domestiques, de la cuisine et de la vaisselle [270], c'est Léo qui fait son «grand ménage» [270]; elle travaille dans un bureau et cela lui donne de la fierté et de la confiance en elle : «Elle m'avait agacée, la pauvre fille, parce que je lui étais redevable, à elle inquiète et misérable, de me sentir différente, fière de ma force et de mon assurance» [272]. La voisine représente la Femme traditionnelle, enfermée à la maison avec son bébé, forcée de déménager à l'automne après être arrivée au printemps; mais, avec sa «voix trop haute» et son «rire nerveux» [270, 272], elle est aussi synonyme d'Infidélité et de Coquetterie : «je ne pouvais m'imaginer qu'il existât des femmes comme elle, prêtes à marcher pour deux» [270]. Son mari représente le Cocuage. Comme sujet, Léo représente aussi l'Infidélité; comme objet de valeur, il représente le Déshonneur et le Mensonge : c'est un traître! Mais de cette trahison, profite la Femme (moderne et traditionnelle), car le Destinataire est bien la Solidarité féminine : «Je me demandai si elle ne m'avait pas recherchée alors que je la fuyais et ne s'était tournée ensuite vers mon mari que par dépit [...] Pourquoi ne l'ai-je pas aimée?» [272].

-- «Au fond, on n'aime vraiment que son sexe» [272]...

26 septembre 2001

«L'otarie»

[EC : 59, p. 284-286; EI, p. 151-152; BQ, p. 208-210]

Ce conte est très dysphorique : après la mort de son mari, nommé Johnny Waterworth, une femme est elle-même en train de mourir : malgré les encouragements du médecin, ses enfants commencent à lui apporter des fleurs [284]; la lecture, les rêveries et les prières n'y changeront rien [284, 285]. Son mariage n'a pas été heureux; elle s'est sentie méprisée par son mari : «Ce respect, cette admiration [celle du médecin pour Johnnny : «"C'était un homme"», 284] m'ont donné à penser qu'on ne pouvait pas s'abandonner aux soins ou aux caresses de quiconque sans encourir son mépris» [284]. Mais il semble bien qu'elle méprise elle-même le médecin qu'elle mande et son mari : «Au fond la pratique de son art [celui du médecin] n'avilit que lui-même [...] Il se levait parfois sur moi comme une otarie, la tête renvoyée en arrière. Je me demandais toujours s'il n'allait pas hennir. J'avais presque envie de rire, lui un gentleman, un bon chrétien, un vrai presbytérien» [285].



Johnny, comme otarie, n'a que la valeur de l'eau ("Waterworth"); même si une otarie a le «cou plus allongé que le phoque» [Le Petit Robert 1, p. 1329], il a le cou trop épais et il en mourra, dans un hoquet [285]; c'est pourquoi il fait des bruits de phoques : «Dans les eaux noires de la nuit son otarie faisait des bruits de phoques» [285]. L'homonymie, ici, avec le mot anglais de quatre lettres est flagrante; ce qui a pour effet de conférer à l'otarie et à son cou une valeur symbolique, phallique... Comme anti-sujet, Johnny Waterworth représente la Passion sous la forme de l'amour et de la colère : «Toute la passion était pour mon mari [...] Johnny se fâchait souvent, peut-être à cause de ma placidité, peut-être aussi de sa nature» [285]. Comme sujet, sa femme, frigide, représente l'Hystérie : «Le verger était en fleurs. Une sorte de nuage rose m'empêchait encore de me voir. J'étais là cependant toute proche. Johnny m'a prise par la main; je suis sortie de ma confusion...» [284]; elle n'a pas d'intérêt pour la vie et pour l'amour; elle est distraite, à côté d'elle-même, insatisfaite. Mais il y a chez elle un désir d'Insatisfaction, celle-ci étant la quête de l'hystérique, car la satisfaction serait une trop grande source d'angoisse et de culpabilité; cette quête d'Insatisfaction, qui est donc l'Objet de valeur, est aussi un grand désir de mort : «Avec tous ces bouquets autour de moi j'ai l'impression que je vais y [dans sa confusion] rentrer» [284]; «On dit que des femmes se révulsent sous le faix de l'homme, c'est assez compréhensible, mais cela ne m'est jamais arrivé. J'ai fait l'amour de mon mieux, sans beaucoup de satisfaction ni de déplaisir» [...] Moi, je restais pensive et cela finissait par l'idée d'aller me laver [...] Je n'ai jamais eu de convulsions. Je mourrai sans doute comme j'ai vécu, comme j'ai couché, avec patience, avec douceur, sans beaucoup d'intérêt» [285-286].

Malgré ses enfants qui «ont tous bien tourné» [286], elle est, comme Martine, orpheline de son enfance et d'elle-même [35] : «Quand je pense à mon enfance, je revois mes parents, des amis, l'institutrice, le pasteur, mais, comme dans l'album de photos qu'on a prises soi-même, je n'y suis pas. Il en va de même pour ma jeunesse» [284]. Du début à la fin de sa vie, le médecin a remplacé le pasteur et les fleurs ont remplacé le verger; innommée, il vaut mieux mourir que de vivre : «Je vais mourir. Cela sera beaucoup plus simple que de continuer à vivre. Je vais mourir comme j'ai vécu, sans beaucoup d'intérêt, facilement, plutôt contente. Si je ne mourais pas, je pourrais penser que je n'ai jamais aimé» [286, fin du conte].

-- L'amour n'est pas plus fort que la mort : l'amour meurt, l'amour tue!

P.-S. Dans l'édition originale en revue de 1962, le conte se terminait ainsi, de manière un peu morbide (ou comique) : «Mais je t'avertis, Johnnny Waterworth, je serai moins patiente; au cimetière je ne te permettrai l'otarie qu'une fois par année, le soir de l'Halloween» [286, variante en italiques]. Son hystérie s'en trouve renforcée, accentuée : elle reproche à son mari de ne pas l'avoir satisfaite; hostile et impatiente, elle lui reproche son insatisfaction : c'est là la revendication ou la "vindicte" hystérique. Qu'il en soit responsable ou non, il n'aura accès à elle que le soir où on se déguise -- en otarie?

27 septembre 2001

«Armaguédon»

[EC : 61, p. 297-304; EI, p. 132-138; BQ, p. 183-191]

«Armaguédon» (en 1998, 1968 et 1964) ou «La mort réussie» (en 1963)! Ce nom propre est tiré de la Bible, entre autres de l'Apocalypse; par contre, "Harmaguédon" a perdu son "H" : il s'agit donc plutôt d'un homonyme. Dans l'Apocalypse (16, 16), il est précisé en note : «Harmaguédon, c'est-à-dire montagne de Meguildo : la ville cananéenne de Meguildo, située au pied du mont Carmel, fut le théâtre de sanglantes batailles» [p. 378]. Il est aussi fait allusion à Meguildo dans Juges (5, 19) [p. 290], dans 2 Rois (23, 29) [p. 476] et dans Zacharie (12, 11) [p. 1231] [La Bible de la Société biblique canadienne; Toronto, 1983; Société biblique française, 1982]. La présomption d'isotopie est pour le moins insistante. Et il en est de même de "La mort réussie"; mais comment réussir sa mort, demande le Capitaine [300]?



La séquence initiale ne se situe pas vraiment au début du texte, car elle consiste en un retour en arrière au début du troisième paragraphe : «L'accident était survenu dans la grande courbe qui emmène doucement le Chemin Neuf à la Montée de Sainte-Julie, au-dessus de l'angle droit par lequel naguère ces deux routes se rencontraient» [298]; c'est ainsi qu'il y a topicalisation de la situation. L'acquisition de la compétence par le médecin et le policier y est présupposée; il y a disjonction avec l'objet de valeur, si c'est la mort réussie.

La macro-séquence centrale commence donc avec le début du texte et met en scène celui que les ambulanciers croient mort mais pas le Capitaine; son nom est Didier, un habitant [298], et il est couché «sur l'asphalte au milieu de deux comparses», certainement morts [297]. En plus, donc, il y a le Capitaine, les ambulanciers et les blessés. Jusque-là, le lecteur ignore si l'observateur est un narrateur-conteur ou un narrateur-acteur. Après une longue description d'un mort réussi, où le Capitaine manifeste son impatience, et de retour au troisième paragraphe, le "on" se transforme en "je".

L'isotopie théâtrale ou spectaculaire avait déjà commencé dans la première micro-séquence : «De ceux-ci [les deux comparses] on était sûr, car ils refroidissaient déjà dans des poses dramatiques, sinon cabotines. Le jeu de Didier était autrement plus discret, plus subtil» [297]. Mais dans la deuxième mini-séquence, l'isotopie s'accentue quand le narrateur-acteur, qui est le médecin prend la parole et qu'il y a focalisation de la situation, de l'action, quand le médecin rencontre «un agent, le lumignon au poing, qui [l]'a engueulé en canadien comme un Français», lui qui roulait «résolument à gauche comme un Anglais» : «Il a fini par me reconnaître; ce fut comme si je lui avais montré, à ce placier, une carte d'invité d'honneur. Il m'a fait signe d'avancer jusqu'à la scène» [298].

Le quatrième paragraphe, dans lequel continue la même micro-séquence, ne comprend qu'une seule phrase et est encore plus significatif : «Le spectacle était rudement bien monté». Même isotopie, avec les deux paragraphes suivants : «D'abord, au centre du déploiement, les premiers protagonistes du drame» [298]; «Ensuite tournés vers cette ferraille, ces cadavres, braquant sur eux leurs phares et enveloppant toute la scène du rouge de leurs clignotants [...] Comme théâtre c'était d'autant plus saisissant que les blessés n'étaient plus là pour distraire l'attention [...] Trois couvertures de laine avaient été étendues, carreaux rouges sur le chemin noir. On me fit l'honneur des statues, les dévoilant l'une après l'autre pour que j'apprécie le travail de l'auteur» [299]. Les acteurs se multiplient : deux vieilles autos, des passagers, d'autres voyageurs [298]; «quatre voitures de police et deux camions de pompiers disposés en demi-cercle», une ambulance et la foule [299]. Didier n'est plus «au milieu de deux comparses», mais «à côté de ses deux compagnons, l'un son fils, l'autre Lafleur» [299].

Dans la prochaine micro-séquence, qui commence avec le septième paragraphe, le médecin et le Capitaine, examinant le cadavre de Lafleur, apparaissent de plus en plus comme un acteur duel, le sujet duel : le "nous" du "je" et du "tu", dans le dialogue ou la conversation qui ponctue cette micro-séquence, autour de Lafleur et de Didier et toujours en spectacle, mais du théâtre au cinéma cette fois : «on pourrait alors le mettre sur les planches» [...] Une réponse qui ne gâtait pas le scénario. Pourtant elle eut l'effet de l'agacer. Il avait son idée du cinéma, le Capitaine. Pour lui, la perfection était tout simplement muette, le chef-d'oeuvre un pageant [...] Une bouche bourdonnait à ses oreilles, parasite d'un spectacle pur». À la fin de cette micro-séquence, la dualité ou la complicité du médecin et du Capitaine s'affirme davantage : «nous étions des cabotins [...] Il ne se gênait guère avec moi, ni moi avec lui d'ailleurs. Nous avions le même âge. Nous étions de grands amis. En public, il était beaucoup plus fort que moi, mais dans l'intimité, je le possédais...» [301]. Le spectacle continue : «notre aparté», «les spectateurs avaient suivi, les plus audacieux envahissaient déjà la scène».

La micro-séquence suivante en est une de transition : «Moi, il me fallait partir. Mon rôle était fini. Je restais avec mon personnage, et il ne me collait guère à la peau». Alors que dans le paragraphe précédent, le narrateur avait dressé un portrait physique du Capitaine qui fait face aux spectateurs et les fait reculer, ici c'est son propre portrait psychologique de médecin qu'il caricature : «charlatan»? «personnage de confection»?... La même micro-séquence ou la suivante -- peu importe -- voit la peinture s'ajouter au théâtre, au cinéma et à la sculpture (les statues) : «Je ramassai mon portuna, pas très pressé de m'en aller de ce beau théâtre où il y avait encore deux ou trois bons tableaux à venir» [301].

Après avoir aperçu un client et sa fille aînée, qui «avaient l'air de deux amoureux», le médecin se prépare à visiter Monsieur Fritz Coldmorgan, ainsi que sa femme et leurs trois enfants [301, 302]. Alors que jusque-là, «la terrible bataille d'Amaguédon» [303] avait pris la forme du spectacle d'un accident de voitures, il prend dans cette micro-séquence la figure de la guerre et de la dysenterie : «une petite colique de diarrhée!» [302]. S'esquisse le spectacle de la religion, de Jéhovah. Dans une mini-séquence insérée dans celle-ci, il y a retour en arrière où il est question du fils disparu du Capitaine, «pour qui il avait quitté un emploi prestigieux à Bordeaux, pour qui il était venu échouer dans une ville de banlieue dont l'administration et la police étaient mal famées»; un fils qui s'est compromis, qu'il n'a pu suivre dans l'infamie, mais pour qui «il se sentait plus coupable qu'un assassin». Mais tout cela, encore de forme spectaculaire : «panne de cinéma [...] tout fut dit sans un mot et le théâtre recommença». La complicité entre le médecin avait été encore renforcée : «Lorsque nous parlions pour de vrai, nous n'y mettions plus de cérémonie à cause des subalternes» [303].

La micro-séquence se termine avec la réapparition de la religion sur des écriteaux, avec une citation de Jean l'évangéliste et l'auteur de l'Apocalypse : «Celui qui croit ne sera point jugé. Celui qui ne croit pas est déjà jugé» [303]. Entre «le travail de l'auteur» de l'accident et l'auteur de la sentence, se profile l'auteur du jugement dernier : Dieu!

La dernière micro-séquence de la macro-séquence consiste en une confrontation entre le médecin et la putain qui a un enfant de cinq ans : «Tant qu'à y être, je fus finir ça chez la putain. Une bien miteuse». Par l'intermédiaire de la putain, il s'agit de l'épreuve décisive, de la confrontation entre le sujet et l'anti-sujet, entre le médecin et le Christ : «Cela me coupa mon épanchement. Chrétien, j'aurais pu me rendre au bout, grâce à Jésus... Non, tout de même!» [304]. Le «mécréant» [300], après une journée pareille, ne peut qu'être impuissant...

Dans la séquence finale, le médecin passe par le poste de police pour rendre visite au Capitaine qui se soûle pour oublier son fils, rêve de «régler la circulation des robots et des cosmonautes» et attend la fin du monde et le jugement dernier, après la dernière bataille d'Armaguédon : «un accident comme tous les autres avec sirènes et clignotants». La boucle est bouclée : il y a eu inversion des contenus, du spectacle d'un accident à l'accident que sera la fin du monde; un sergent vient prendre un ordre et le rôle ou l'autorité de la police se trouve sanctionnée, comme le malheur du Capitaine l'avait été par le médecin : «Il fallait bien le connaître pour savoir que ce bel homme d'autorité était soûl et malheureux»; il y a conjonction, mais on ne sait encore trop comment, car l'épreuve glorifiante ne l'est guère.

Le Sujet est représenté par le médecin et le Capitaine, c'est-à-dire par la Science de la médecine et de la police; l'anti-Sujet l'est par Dieu, Jésus, la citation de Jean, Jéhovah (la femme de Coldmorgan) : c'est donc la Religion. La Vie, «la mort réussie», est l'Objet de valeur que se disputent les deux; elle est représentée par les enfants, voire même le fils du Capitaine. Mais l'Objet de valeur est aussi représenté par Fritz Coldmorgan et par les blessés, la médecine ayant pour but de soigner, sinon de guérir, mais aussi par les morts, les victimes de l'accident ou de la fin du monde. Le Spectacle du Monde (l'art, le théâtre, la culture) est le Destinateur du Sujet, tandis que le Spectacle du Surmonde (la fin du monde, «la terrible bataille d'Armaguédon», la nature ou la surnature) est le Destinateur de l'anti-Sujet. La Médecine, des ambulanciers au médecin, et la Police se servent mutuellement d'Adjuvant; les Spectateurs sont l'Opposant. Le Destinataire, la Suite du (Sur)Monde, est représenté par les robots et les cosmonautes, là où mène l'électricité du cerveau [299]...

La femme est un acteur qui change de position actantielle : la femme de Coldmorgan est l'opposant du médecin, comme Témoin de Jéhovah «sans une minute de distraction»; elle s'oppose même à son Fritz, qu'elle accuse d'être un défaitiste, un athée; mais lui réplique et l'appelle «Madame Rommel» [302]. Il est aussi question de la femme comme objet de valeur par l'intermédiaire d'un mort, Lafleur, connu «de vieille date» du docteur et du Capitaine : «l'homme de la violence, le grand voyou de faubourg, le casse-cou invincible»; autrement dit, le séducteur, voire le souteneur qui «avait son courant bien à lui» [299]. Il y a donc cette figure de la femme comme mère : la femme de Coldmorgan a trois enfants; le fils du Capitaine a bien une mère; la putain a un enfant; il y a la figure de la femme comme putain. Mais dans le manque à être de la Vie, dans le manque d'être, dans l'absence de vie qu'est la mort, il y a aussi la figure de la femme qu'on est pas et qu'on a pas, de la femme comme vierge, de la Vierge Marie, pourtant mère de Jésus, avec un cocu de mari! Pour la Religion (sacrée mais ignorante), la Vie est synonyme de Sainteté; pour la Science (profane mais savante), elle est synonyme de Santé...

-- La mort réussie n'est finalement que la Survie : la maladie, l'agonie (la lutte, l'angoisse).

P.-S. Entre la publication de «La mort réussie», dans la revue L'Information médicale et paramédicale en janvier 1963, et la publication d'«Armaguédon», dans les Contes anglais en mai 1964, Jacques Ferron a publié un article intitulé «La bataille d'Harmagedôn» [Cité libre Nouvelle série; XVe année No 64. Le Syndicat coopératif d'édition Cité libre. Montréal; février 1964 (32 p., p. 16-18). Voir aussi EC, p. 297, note 1]. Ferron y fustige les Témoins de Jéhovah, deux Allemands comme les Coldmorgan; la bataille d'Harmagedôn y est comparée au déluge par ceux-ci; Billy Graham y est associé à Monseigneur Fulton Sheen par la voie et la voix de «Faim et misère» de l'abbé Pierre, Mgr Sheen dont il avait été question dans le préambule supprimé de «Le bouddhiste» [211, note, 1]; le Christ et l'Antéchrist sont acculés l'un à l'autre dans le même discours : «l'oecuménisme des fous» [p. 18]...

28 septembre 2001