Malgré ses enfants qui «ont tous bien
tourné»
[286], elle est, comme Martine, orpheline de son enfance
et d'elle-même [35] : «Quand je pense à mon enfance, je
revois mes parents, des amis, l'institutrice, le pasteur,
mais, comme dans l'album de photos qu'on a prises soi-même, je n'y suis pas. Il en va de même pour ma jeunesse»
[284]. Du début à la fin de sa vie, le médecin a remplacé
le pasteur et les fleurs ont remplacé le verger;
innommée, il vaut mieux mourir que de vivre : «Je vais
mourir. Cela sera beaucoup plus simple que de continuer
à vivre. Je vais mourir comme j'ai vécu, sans beaucoup
d'intérêt, facilement, plutôt contente. Si je ne mourais
pas, je pourrais penser que je n'ai jamais aimé» [286, fin
du conte].
-- L'amour n'est pas plus fort que la mort : l'amour meurt, l'amour
tue!
P.-S. Dans l'édition originale en revue de 1962, le conte
se terminait ainsi, de manière un peu morbide (ou
comique) : «Mais je t'avertis, Johnnny Waterworth, je
serai moins patiente; au cimetière je ne te permettrai
l'otarie qu'une fois par année, le soir de l'Halloween»
[286, variante en italiques]. Son hystérie s'en trouve
renforcée, accentuée : elle reproche à son mari de ne pas
l'avoir satisfaite; hostile et impatiente, elle lui
reproche son insatisfaction : c'est là la revendication ou la "vindicte"
hystérique. Qu'il en soit responsable ou
non, il n'aura accès à elle que le soir où on se déguise
-- en otarie?
27 septembre 2001
«Armaguédon»
[EC : 61, p. 297-304; EI, p. 132-138; BQ, p. 183-191]
«Armaguédon» (en 1998, 1968 et 1964) ou
«La mort
réussie» (en 1963)! Ce nom propre est tiré de la
Bible,
entre autres de l'Apocalypse; par contre, "Harmaguédon"
a perdu son "H" : il s'agit donc plutôt d'un homonyme.
Dans l'Apocalypse (16, 16), il est précisé en note :
«Harmaguédon, c'est-à-dire montagne de Meguildo : la ville
cananéenne de Meguildo, située au pied du mont Carmel,
fut le théâtre de sanglantes batailles» [p. 378]. Il est
aussi fait allusion à Meguildo dans Juges (5, 19) [p.
290], dans 2 Rois (23, 29) [p. 476] et dans Zacharie (12,
11) [p. 1231] [La Bible de la Société biblique
canadienne; Toronto, 1983; Société biblique française,
1982]. La présomption d'isotopie est pour le moins
insistante. Et il en est de même de "La mort réussie";
mais comment réussir sa mort, demande le Capitaine [300]?
La séquence initiale ne se situe pas vraiment au
début du texte, car elle consiste en un retour en arrière
au début du troisième paragraphe : «L'accident
était
survenu dans la grande courbe qui emmène doucement le
Chemin Neuf à la Montée de Sainte-Julie, au-dessus de
l'angle droit par lequel naguère ces deux routes se
rencontraient» [298]; c'est ainsi qu'il y a topicalisation
de la situation. L'acquisition de la compétence par le
médecin et le policier y est présupposée; il y a
disjonction avec l'objet de valeur, si c'est la mort
réussie.
La macro-séquence centrale commence donc avec le
début du texte et met en scène celui que les ambulanciers
croient mort mais pas le Capitaine; son nom est Didier,
un habitant [298], et il est couché «sur l'asphalte au
milieu de deux comparses», certainement morts [297]. En
plus, donc, il y a le Capitaine, les ambulanciers et les
blessés. Jusque-là, le lecteur ignore si l'observateur
est un narrateur-conteur ou un narrateur-acteur. Après
une longue description d'un mort réussi, où le Capitaine
manifeste son impatience, et de retour au troisième
paragraphe, le "on" se transforme en "je".
L'isotopie théâtrale ou spectaculaire avait
déjà
commencé dans la première micro-séquence : «De ceux-ci
[les deux comparses] on était sûr, car ils
refroidissaient déjà dans des poses dramatiques, sinon
cabotines. Le jeu de Didier était autrement plus discret,
plus subtil» [297]. Mais dans la deuxième mini-séquence,
l'isotopie s'accentue quand le narrateur-acteur, qui est
le médecin prend la parole et qu'il y a focalisation de
la situation, de l'action, quand le médecin rencontre «un
agent, le lumignon au poing, qui [l]'a engueulé en
canadien comme un Français», lui qui roulait «résolument
à gauche comme un Anglais» : «Il a fini par me
reconnaître; ce fut comme si je lui avais montré, à ce
placier, une carte d'invité d'honneur. Il m'a fait signe
d'avancer jusqu'à la scène» [298].
Le quatrième paragraphe, dans lequel continue la
même micro-séquence, ne comprend qu'une seule phrase et
est encore plus significatif : «Le spectacle était
rudement bien monté». Même isotopie, avec les deux
paragraphes suivants : «D'abord, au centre du déploiement,
les premiers protagonistes du drame» [298]; «Ensuite
tournés vers cette ferraille, ces cadavres, braquant sur
eux leurs phares et enveloppant toute la scène du rouge
de leurs clignotants [...] Comme théâtre c'était d'autant
plus saisissant que les blessés n'étaient plus là pour
distraire l'attention [...] Trois couvertures de laine
avaient été étendues, carreaux rouges sur le chemin noir.
On me fit l'honneur des statues, les dévoilant l'une
après l'autre pour que j'apprécie le travail de l'auteur»
[299]. Les acteurs se multiplient : deux vieilles autos,
des passagers, d'autres voyageurs [298]; «quatre voitures
de police et deux camions de pompiers disposés en demi-cercle», une ambulance et la foule [299]. Didier n'est
plus «au milieu de deux comparses», mais «à côté de ses
deux compagnons, l'un son fils, l'autre Lafleur» [299].
Dans la prochaine micro-séquence, qui commence
avec le septième paragraphe, le médecin et le
Capitaine, examinant le cadavre de Lafleur, apparaissent de plus en
plus comme un acteur duel, le sujet duel : le "nous" du
"je" et du "tu", dans le dialogue ou la conversation qui
ponctue cette micro-séquence, autour de Lafleur et de
Didier et toujours en spectacle, mais du théâtre au
cinéma cette fois : «on pourrait alors le mettre sur les
planches» [...] Une réponse qui ne gâtait pas le scénario.
Pourtant elle eut l'effet de l'agacer. Il avait son idée
du cinéma, le Capitaine. Pour lui, la perfection était
tout simplement muette, le chef-d'oeuvre un pageant [...]
Une bouche bourdonnait à ses oreilles, parasite d'un
spectacle pur». À la fin de cette micro-séquence, la
dualité ou la complicité du médecin et du Capitaine
s'affirme davantage : «nous étions des cabotins [...] Il
ne se gênait guère avec moi, ni moi avec lui d'ailleurs.
Nous avions le même âge. Nous étions de grands amis. En
public, il était beaucoup plus fort que moi, mais dans
l'intimité, je le possédais...» [301]. Le spectacle
continue : «notre aparté», «les spectateurs avaient suivi,
les plus audacieux envahissaient déjà la scène».
La micro-séquence suivante en est une de
transition : «Moi, il me fallait partir. Mon rôle était
fini. Je restais avec mon personnage, et il ne me collait
guère à la peau». Alors que dans le paragraphe précédent,
le narrateur avait dressé un portrait physique du
Capitaine qui fait face aux spectateurs et les fait
reculer, ici c'est son propre portrait psychologique de
médecin qu'il caricature : «charlatan»? «personnage de
confection»?... La même micro-séquence ou la suivante --
peu importe -- voit la peinture s'ajouter au théâtre, au
cinéma et à la sculpture (les statues) : «Je ramassai mon
portuna, pas très pressé de m'en aller de ce beau théâtre
où il y avait encore deux ou trois bons tableaux à venir»
[301].
Après avoir aperçu un client et sa fille
aînée,
qui «avaient l'air de deux amoureux», le médecin se
prépare à visiter Monsieur Fritz Coldmorgan, ainsi que sa
femme et leurs trois enfants [301, 302]. Alors que
jusque-là, «la terrible bataille d'Amaguédon» [303] avait
pris la forme du spectacle d'un accident de voitures, il
prend dans cette micro-séquence la figure de la guerre et
de la dysenterie : «une petite colique de diarrhée!»
[302]. S'esquisse le spectacle de la religion, de
Jéhovah. Dans une mini-séquence insérée dans celle-ci, il
y a retour en arrière où il est question du fils disparu
du Capitaine, «pour qui il avait quitté un emploi
prestigieux à Bordeaux, pour qui il était venu échouer
dans une ville de banlieue dont l'administration et la
police étaient mal famées»; un fils qui s'est
compromis,
qu'il n'a pu suivre dans l'infamie, mais pour qui «il se
sentait plus coupable qu'un assassin». Mais tout cela,
encore de forme spectaculaire : «panne de cinéma [...]
tout fut dit sans un mot et le théâtre recommença». La
complicité entre le médecin avait été encore renforcée :
«Lorsque nous parlions pour de vrai, nous n'y mettions
plus de cérémonie à cause des subalternes» [303].
La micro-séquence se termine avec la
réapparition
de la religion sur des écriteaux, avec une citation de
Jean l'évangéliste et l'auteur de l'Apocalypse : «Celui
qui croit ne sera point jugé. Celui qui ne croit pas est
déjà jugé» [303]. Entre «le travail de l'auteur» de
l'accident et l'auteur de la sentence, se profile
l'auteur du jugement dernier : Dieu!
La dernière micro-séquence de la
macro-séquence
consiste en une confrontation entre le médecin et la
putain qui a un enfant de cinq ans : «Tant qu'à y être, je
fus finir ça chez la putain. Une bien miteuse». Par
l'intermédiaire de la putain, il s'agit de l'épreuve
décisive, de la confrontation entre le sujet et l'anti-sujet, entre le médecin et le Christ : «Cela me coupa mon
épanchement. Chrétien, j'aurais pu me rendre au bout,
grâce à Jésus... Non, tout de même!» [304]. Le «mécréant»
[300], après une journée pareille, ne peut qu'être
impuissant...
Dans la séquence finale, le médecin passe
par le
poste de police pour rendre visite au Capitaine qui se
soûle pour oublier son fils, rêve de «régler la
circulation des robots et des cosmonautes» et attend la
fin du monde et le jugement dernier, après la dernière
bataille d'Armaguédon : «un accident comme tous les autres
avec sirènes et clignotants». La boucle est bouclée : il
y a eu inversion des contenus, du spectacle d'un accident
à l'accident que sera la fin du monde; un sergent vient
prendre un ordre et le rôle ou l'autorité de la police se
trouve sanctionnée, comme le malheur du Capitaine l'avait
été par le médecin : «Il fallait bien le connaître pour
savoir que ce bel homme d'autorité était soûl et
malheureux»; il y a conjonction, mais on ne sait encore
trop comment, car l'épreuve glorifiante ne l'est guère.
Le Sujet est représenté par le
médecin et le
Capitaine, c'est-à-dire par la Science de la médecine et
de la police; l'anti-Sujet l'est par Dieu, Jésus, la
citation de Jean, Jéhovah (la femme de Coldmorgan) :
c'est donc la Religion. La Vie, «la mort réussie», est
l'Objet de valeur que se disputent les deux; elle est
représentée par les enfants, voire même le fils du
Capitaine. Mais l'Objet de valeur est aussi représenté
par Fritz Coldmorgan et par les blessés, la médecine
ayant pour but de soigner, sinon de guérir, mais aussi
par les morts, les victimes de l'accident ou de la fin du
monde. Le Spectacle du Monde (l'art, le théâtre, la
culture) est le Destinateur du Sujet, tandis que le
Spectacle du Surmonde (la fin du monde, «la terrible
bataille d'Armaguédon», la nature ou la surnature) est le
Destinateur de l'anti-Sujet. La Médecine, des
ambulanciers au médecin, et la Police se servent
mutuellement d'Adjuvant; les Spectateurs sont l'Opposant.
Le Destinataire, la Suite du (Sur)Monde, est représenté
par les robots et les cosmonautes, là où mène
l'électricité du cerveau [299]...
La femme est un acteur qui change de position
actantielle : la femme de Coldmorgan est l'opposant du
médecin, comme Témoin de Jéhovah «sans une minute de
distraction»; elle s'oppose même à son Fritz, qu'elle
accuse d'être un défaitiste, un athée; mais lui réplique
et l'appelle «Madame Rommel» [302]. Il est aussi question
de la femme comme objet de valeur par l'intermédiaire
d'un mort, Lafleur, connu «de vieille date» du docteur et
du Capitaine : «l'homme de la violence, le grand voyou de
faubourg, le casse-cou invincible»; autrement dit, le
séducteur, voire le souteneur qui «avait son courant bien
à lui» [299]. Il y a donc cette figure de la femme comme
mère : la femme de Coldmorgan a trois enfants; le fils du
Capitaine a bien une mère; la putain a un enfant; il y a
la figure de la femme comme putain. Mais dans le manque
à être de la Vie, dans le manque d'être, dans l'absence
de vie qu'est la mort, il y a aussi la figure de la femme
qu'on est pas et qu'on a pas, de la femme comme vierge,
de la Vierge Marie, pourtant mère de Jésus, avec un cocu
de mari! Pour la Religion (sacrée mais ignorante), la Vie
est synonyme de Sainteté; pour la Science (profane mais
savante), elle est synonyme de Santé...
-- La mort réussie n'est finalement que la Survie : la
maladie, l'agonie (la lutte, l'angoisse).
P.-S. Entre la publication de «La mort réussie», dans la
revue L'Information médicale et paramédicale en janvier
1963, et la publication d'«Armaguédon», dans les Contes
anglais en mai 1964, Jacques Ferron a publié un article
intitulé «La bataille d'Harmagedôn» [Cité libre Nouvelle
série; XVe année No 64. Le Syndicat coopératif d'édition
Cité libre. Montréal; février 1964 (32 p., p. 16-18).
Voir aussi EC, p. 297, note 1]. Ferron y fustige les
Témoins de Jéhovah, deux Allemands comme les Coldmorgan;
la bataille d'Harmagedôn y est comparée au déluge par
ceux-ci; Billy Graham y est associé à Monseigneur Fulton
Sheen par la voie et la voix de «Faim et misère» de l'abbé
Pierre, Mgr Sheen dont il avait été question dans le
préambule supprimé de «Le bouddhiste» [211, note, 1]; le
Christ et l'Antéchrist sont acculés l'un à l'autre dans
le même discours : «l'oecuménisme des fous» [p. 18]...
28 septembre 2001