L'ÉVALUATION SÉMIO-NARRATIVE

L'évaluation sémio-narrative est en partie liée à la stratégie narrative de l'observateur par l'intermédiaire du sujet de faire; elle est aussi évolution, davantage au sens de manoeuvre que de transformation ou progression. C'est une manière d'agir guidée par un sous-code d'honneur; les principaux sous-codes d'honneur sont la souveraineté (la liberté et l'indépendance) et la soumission (l'obéissance et l'impuissance), la fierté (la liberté et l'obéissance) et l'humilité (l'indépendance et l'impuissance); il y a d'autres sous-codes d'honneur secondaires : l'admiration et le respect, la dignité (ou l'indignation) et la servitude. L'anti-code d'honneur par excellence est la honte.

«Le déluge»

[EC : 15, p. 151-153; EI, p. 111-112; BQ, p. 155-157]

Comme les deux contes qui suivent (consécutivement, dans l'édition intégrale des Contes anglais), «Le déluge» avait d'abord été publié en 1955 sous la rubrique «Six petits contes»; les trois autres sont «des Contes du pays incertain : «Retour à Val-d'Or», «Servitude» et «La Mi-Carême» [151, note 1].



Au début du conte, l'habitant jouit de la souveraineté, qui est plus ou moins synonyme de puissance : il a une femme et «treize enfants de belle venue quoique d'inégale grosseur» [151] et il est propriétaire d'une terre et d'une maison : «une drôle de maison» en hiver, «une maison comme les autres» au printemps quand les enfants partent; sa souveraineté se double donc de virilité, tout au moins de fécondité. Par contre, avoir treize enfants a sans doute été synonyme de soumission, voire de servitude, pour sa femme. À son fils aîné reviendra aussi la souveraineté : «Or un printemps il arriva que le fils aîné de celui-ci, devenu grand, sortit par en arrière et se mit à aider son père, dont il devint par la suite l'héritier» [151]; mais, curieusement, il n'est plus du tout question de ce fils dans la suite du conte. Les douze autres, qui sont sortis les uns après les autres par la porte d'en avant et qui ont pris le chemin du roi, sont vraisemblablement condamnés à l'humilité; à moins que le fait qu'ils ne reviendront jamais, sauf un, soit un geste de fierté, d'affront à leur père...

Le fils qui revient -- une sorte d'enfant prodigue -- est revenu pour sa mère, «morte et enterrée» [152]. Il semble bien que ce fils, plus pigeon que corbeau contrairement aux autres et peut-être un peu colombe [151], n'ait guère connu de succès : il est gringalet et il n'a ni femme ni enfants; c'est un «pauvre diable» [152]; à lui donc aussi, la soumission ou la servitude. Son sous-code d'honneur fait de lui l'anti-sujet, alors que le sous-code d'honneur du bonhomme en fait le sujet. L'objet de valeur est d'abord la mère, puis la femme en général : une «femme à l'horizon», «une jeune bru», «des centaines et des centaines de filles réunies dans un enclos» [152].

À mesure que le conte évolue et que l'observateur qu'est aussi le lecteur doit présupposer que le père est supplanté par son fils aîné, l'habitant n'est plus qu'un «vieil habitant», qu'un bonhomme qui a besoin d'un bâton pour se soutenir : il a donc perdu sa puissance avec l'âge et est sans doute confiné à la fierté et, capable d'indignation, à la dignité d'être un homme en mal de femme(s). Son «terrible bâton» [153] lui tient lieu de canne et d'organe sexuel; c'est pourquoi il est capable de partir à la ville. De père de la horde primitive, il est devenu une sorte d'Oedipe qui n'a pas encore perdu la vue. Mais à quel prix : au prix de «la génération perdue» de son fils revenu...

-- Le père de la horde primitive, Oedipe ou Noé avec son «arche dérisoire, barque des impuissants» [153] : une maison, une arche, une barque, un berceau! La revanche des berceaux après le déluge?

1er octobre 2001

«La perruche»

[EC : 16, p. 154-156; EI, p. 113-114; BQ, p. 158-160]

Cet autre «petit conte» est de facture et de ton semblables au précédent; ce pourrait être la même famille, mais du point de vue de la mère, de la femme du bonhomme, qu'elle trouve bête mais qu'elle aime (leitmotiv répété à trois reprises). Il s'agit encore de la rivalité entre le père et le fils, cette fois le cadet, et le père, qui est pauvre. Si la bêtise était un sous-code d'honneur, ce serait le sien; à sa femme reviendrait plutôt la fierté d'être mère. Elle est aussi fière de son cadet et son départ la rend malade; mais elle est trop fière ou trop digne pour laisser son mari à une autre femme [155]. Celui-ci n'est pas heureux, sans doute impuissant.



Le geste de la fille qui ne s'est pas mariée en est un de respect, de gratitude. Les époux qui ne font sans doute plus l'amour transfèrent leur désir sur les deux perruches : «Dès qu'ils sont dans la maison la tristesse en est sortie. Les deux vieux sont ravis» [155]. Mais avec la mort de l'une des deux, l'inquiétude s'installe : «Ensemble sur le pas de la porte les deux époux virent tomber l'oiseau et chacun quant à soi se jugea condamné à une fin prochaine». Mais, comme dans le paradoxe du leitmotiv, il s'agit d'une réaction de défense, d'un retournement dans le contraire d'un souhait de mort : «En la perruche restante le bonhomme vit sa femme délaissée, la vieille son mari veuf [...] Chacun pensait parer ainsi au deuil de son vieux compagnon» [155]. La souveraineté du désir cède alors la place au désir de souveraineté, d'immortalité; mais c'est aussi un désir de fusion : «La perruche toute bleue, en qui ils s'étaient confondus, se tenait immobile au-dessus d'eux, sardonique comme une idole» [156].

-- Serait-ce leur fille qui, dans un rictus ou un ricanement, viendrait les hanter, les "honter", devenue irrespectueuse, ingrate?

2 octobre 2001

«Le bouquet de noce»

[EC : 19, p. 163-165; EI, p. 115-116; BQ, p. 161-163]

Comme les deux contes précédents, celui-ci est une histoire de famille où il y a un nouveau figurant : Hortense, la fille aînée du bonhomme et de sa femme; c'est l'objet de valeur, un acteur patient, avec ses bras courts et son érythrisme : «Puis Hortense s'allait coucher en rougissant» [163]; «Alors Hortense va se coucher, bien plus rouge que d'habitude» [164]. Le lien entre la longueur des bras et l'érubescence est fait par le «grand gars» [163]. Il y a donc une lutte entre le gars et le père pour Hortense; le gars est le sujet, puisqu'il triomphe, l'emporte sur le père et emmène la fille.



Le «grand gars» a la souveraineté du «cavalier» [164], tandis que le sous-code d'honneur du père n'est que la fierté; le «marié» a une marque souveraine : son fouet -- son phallus -- qui fait obéir le cheval et aussi Hortense : «Pour toute réponse il brandissait son fouet, puis il détendit les guides, Hortense ne riait pas, et le grand galop les emporta» [164]. Le sous-code d'honneur de la mère est l'humilité, la soumission revenant aux enfants : «la mère couchait les enfants» [163].

Mais il y a aussi la honte : «Quand le bonhomme rentre, il voit le cavalier et il n'est pas content [...] elle vit son père impénétrable, faisant de la fumée pour cacher son sentiment» [164]. La honte vient d'une ambiguïté propre aux bras courts d'Hortense; c'est-à-dire que l'observateur suggère qu'Hortense a les bras trop courts parce qu'elle a le ventre trop gros et qu'elle est donc enceinte : «Hortense sortait et revenait avec quelques rondins; elle ne pouvait pas en prendre beaucoup, car elle avait déjà sa brassée» [163], quérir du bois étant donc l'occasion de rencontrer le grand gars; de là résulte la rougeur. La grossesse est ensuite comparée à un chagrin : «Hortense ouvrit la porte; de ses bras elle pressait un chagrin plus lourd que les rondins [...] les bras lui tombèrent, mais cela ne changea rien : le chagrin était bien attaché» [164].

Cependant, il y a le bouquet, son bouquet de noce qu'elle a échappé, qui est passé sous les roues de la voiture et que la mère a ramassé dans la poussière : «Et près de lui, sous la pluie, Hortense tenait son bouquet défleuri» [165]. Le bouquet est très certainement le symbole du sexe d'Hortense qui, si elle n'était pas déjà enceinte, a été dépucelée par le violent mari au «grand galop»; ce qui expliquerait son chagrin de jeune mariée. De toute façon, elle a honte et son père a honte d'elle, même si c'est seulement parce qu'elle est revenue le lendemain «par travers champs» [164] : «Le bonhomme la reconduisit donc. Chemin faisant, il fumait sa pipe, il ne disait pas mot» [165].

-- La nuit de noces, c'est la noce du bouquet, surtout après avoir fait la noce : «La noce eut lieu deux mois plus tard. À la fin de la soirée il n'y avait plus de coin, tout le monde était rond» [164]...

3 octobre 2001

«Le pigeon et la perruche»

[EC : 31, p. 193-196; EI, p. 166-168; BQ, p. 228-231]

Ce conte, qui est marqué par la trace d'un narrateur-raconteur à la fin : «comme nos premiers parents» [196, souligné par nous], est étudié dans cette série à cause de l'affinité de titre avec «La perruche» et à cause de la parenté terminologique aussi avec «Le déluge» où il est question de pigeon, de colombe et de corbeau; son titre original, en 1957, était justement "Les oiseaux".



Comme Martine, Marie vit chez les religieuses; son sous-code d'honneur initial est la soumission à son chagrin : elle est asservie par le deuil, la mort de son père; de sa mère, il n'est nullement question. Le noir de son deuil et de l'uniforme religieux est en contraste avec le blond de ses cheveux et le bleu de sa perruche. Au début, elle se sent coupable de ne plus avoir de chagrin, de ne pas être trop malheureuse; de là, la «demi-tristesse», le «demi-bonheur». Ses compagnes, par contre, sont joyeuses : elles sont fières [193]. Parmi les religieuses, une nonne fait preuve de souveraineté; les autres, qui l'aiment «comme s'il eût été leur fille» et qui sont donc le substitut de la mère, lui manifestent de la sollicitude, du respect, voire de l'admiration [194].

Marie a échappé aux ciseaux parce qu'elle ne voulait pas qu'on mette sa perruche en cage; la perruche non plus : «C'était la perruche qui lui enfonçait les griffes dans l'épaule. Cette désapprobation arrêta la cérémonie» [194]. D'un espace fermé, le couvent, elle passe à un espace ouvert, la forêt, où règne le chasseur, à qui le fusil confère la souveraineté. Alors que la perruche est la marque de Marie, le pigeon est la marque du jeune chasseur. Éprouvant de la pitié pour celui-ci, Marie a alors comme sous-code d'honneur l'humilité, la pitié étant le contraire du mépris (orgueilleux, pédant).

L'aventure se poursuit pour Marie; son espace s'élargit : «Le jour avait changé; une forêt nouvelle s'ouvrait devant ses pas. Le chemin était de plus en plus large. Elle arriva au bord d'un champ». Elle sent l'appel de l'amour, de la maternité : «Elle vit une maison, entendit pleurer un enfant. Tout cela l'attirait» [195]. Derrière cet enfant, il y a une mère, l'envie d'être mère... Après un petit duel, une confrontation, entre Marie et le chasseur, il y a réconciliation [195], puis de nouveau confrontation [196]; le geste du chasseur de tuer son pigeon en est un de souveraineté envers lui-même mais d'humilité envers Marie. C'est une rupture avec le monde de l'enfance, rupture avec l'imaginaire et accès au symbolique, «le fusil braqué» lui permettant d'accéder aux bras de Marie...

Il apparaît finalement que les deux, le couple, forment un acteur-sujet duel, ayant pour objet de valeur l'amour et la sexualité -- pour Marie, faire un enfant au père, le chasseur ayant remplacé le père -- et comme destinataire, les enfants et les oiseaux, avec la pitié de Dieu comme destinateur-judicateur final pour venir sanctionner le recommencement du monde [196].

-- «Ils vécurent heureux et ils eurent beaucoup d'enfants», tel est le dénouement de tout conte merveilleux, de tout conte de fée : de tout conte religieux.

4 octobre 2001

«La laine et le crin»

[EC : 41, p. 228-230; EI, p. 139-141; BQ, p. 195-198]

Ceci n'est pas un conte de fée, même s'il y a un roi et une reine et même s'il est ponctué par la répétition, déjà annoncée par le titre : l'épisode de la robe en laine de bélier et l'épisode de la cotte de crin. Il y a transition d'un épisode à l'autre par le poil : «C'était un roi fort velu; il avait le poil noir comme du crin» [229]; la colère, la fureur et la terreur manifestées par le roi à ce moment-là le conduisent à enfin dépuceler la reine : «Elle perdit lumière et ne rouvrit l'oeil que deux heures après. Son beau lys avait disparu» [229], «après un an et plus de mariage» [228]. Mais avant, ayant piétiné sa robe de nuit, il s'était retrouvé nu et il avait fait peur à la reine, qui s'était mise à défaillir, sans doute de désir, d'excitation [229]...



Le roi n'est pas souverain, parce qu'il est impuissant ou, tout au moins, pas très viril; mais il n'est pas non plus soumis, seulement fier et indifférent : «LA REINE était si pure, si blanche que le roi n'avait pas eu envie d'elle [...] Le roi n'avait pas envie d'elle» [228, en capitales au début du texte]. La reine n'est pas soumise; elle est humble, se plaignant cependant du sommeil de son époux : «Elle hocha la tête et soupira» [229]. Devant l'indifférence du roi, elle tricote, il y a «de la bougeotte en dessous du drap» [228, 229] : frustrée, elle se masturbe, même après avoir perdu son lys et elle garde «son visage grave comme à l'ordinaire» [228, 229, 230], le visage d'une femme qui ne connaît pas l'orgasme.

Du songe des petits béliers au songe des petits rois, la reine tricote la robe de nuit pour réchauffer le roi, qui a toujours froid malgré son abondante pilosité, mais aussi peut-être pour l'empêcher de dormir et de ronfler comme un ogre, qu'il n'est pas, et ainsi "réchauffer" sa libido : «Mais la laine ne put le réchauffer; il s'endormit comme un enfant et ronfla comme un ogre [...] Mais la laine ne réussit pas à la réchauffer; il s'endormit comme un enfant et ronfla comme un ogre» [229]. Le roi dort sa vie : «En essayant de les compter, le roi s'endormit, lui qui dormait déjà» [228, 230], lui qui pense que sa femme se gratte parce qu'elle a des puces quand elle se caresse [228, 229]... Les songes qu'il fait pourraient être ceux de la reine : dans le premier songe, elle se masturbe en pensant aux petits béliers, le bélier étant réputé pour sa "lubricité"; dans le second, elle se masturbe en rêvant aux petits rois, aux enfants que le roi ne lui fera jamais.

Après le deuxième songe, elle perd patience : «Elle hocha la tête mais sans soupirer. Elle restait blanche et pure, l'ombre d'un lys au corsage» [230, souligné par nous]. La vengeance va venir : »une cotte de crin», tricotée deux fois comme la robe de nuit en laine de bélier; la deuxième fois à l'envers avec une deuxième flèche, mortelle celle-là [230]. Le roi, qui n'a rien d'un «monarque» au lit [229], qui n'a rien de royal, est finalement victime de la nouvelle souveraineté de la reine : c'est désormais elle la souveraine, dont l'objet de valeur était la couronne. Le roi, qui avait déjà du crin sur le corps, n'a pu être protégée à la guerre, comme il aurait dû et pu l'être par une cotte de mailles : il a péri comme il a pêché, par le crin! Et c'est la reine maintenant qui, dans l'inversion des contenus, n'a plus envie de lui : parce qu'il est mort et parce qu'il avait été un mauvais amant, l'ayant laissée «pudiquement recouverte» [228, 229].

-- La laine et le crin : faute d'haleine dans l'arène du lit, le roi endormi et songeur n'a pas possédé l'écrin de la reine; oui, «ma mie» [228, 229, 230] : mamie...

5 octobre 2001

«Le vieux payen»

[EC : 51, p. 254-256; EI, p. 147-148; BQ, p. 202-204]

Il y a ici, superficiellement, l'opposition entre un païen et un curé, entre le paganisme et le catholicisme ou entre le paganisme et le christianisme, puisque pour la chrétienté, tout ce qui n'est pas chrétien est païen et risque donc la guerre sainte...



Étant donné son labeur, le bonhomme a conquis une terre qui n'a pas sa pareille dans la colonie : son travail l'a conduit à la souveraineté; mais il en est mort. Cependant, cette souveraineté acquise par le travail, par la fécondité de la terre, le curé la lui dispute par la parole, par l'autorité ecclésiastique, par une souveraineté toute abstraite, arbitraire, qui poursuit le vieux jusque sous son catafalque [255]. Le bonhomme a refusé l'autorité : il a refusé la soumission et l'humilité; de là, la fierté de son fils unique [254], de son «fiston» [255].

Sauf que le bonhomme, veuf pendant six mois, ne se résigne pas à abandonner sa terre à un fils qui ne l'aime pas et qu'il n'aime pas : «Il [le bonhomme] y avait dépensé ses forces, ses jours. Elle [la terre «faite par un seul homme»] était réellement toute sa vie. Aussi, lorsqu'il eut trépassé, y revint-il au grand désespoir de son fils et au sien propre» [254]. Le bonhomme a humanisé, civilisé, «soixante arpents de sauvagerie» [254] : «Premier colon à devenir habitant, il était un modèle, sinon un saint» [255]. Pour le père comme pour le fils, tous deux uniques, la terre représente la mère; le père n'est pas prêt, malgré le curé et ses bondieuseries, à abandonner sa femme à son fiston, à donner la colonie pour le paradis; il préfère voir sa terre ruinée que de voir son fils s'y adonner, mal. Même s'il s'en lamente dans les broussailles, il ne verra pas sa terre -- sa femme, sa mère -- lui échapper; même si sa vie est gâchée, mieux vaut retourner à la sauvagerie qu'il a vaincue, humanisée. Le curé destinait le bonhomme au trépas; il était le destinateur du fils qui, déchu, n'avait cependant pas de destinataire.

-- Religion ou pas, il faut que les pères meurent pour que vivent les fils!

8 octobre 2001

«Le petit Chaperon Rouge»

[EC : 53, p. 260-263; EI, p. 162-165; BQ, p. 223-227]

Par rapport à la version de Charles Perrault [1697], celle-ci s'en distingue par l'absence de loup et par la fin heureuse; c'est-à-dire que l'homme qui était symbolisé par le loup dans le conte de Perrault est ici directement représenté comme coquin de chasseur. D'autres versions adaptées du conte de Perrault lui donnent aussi une fin heureuse, le petit Chaperon Rouge étant sauvé par un chasseur ou un bûcheron : par un représentant du père.



La vieille dame est humble; «beaucoup chaperonnée», elle est veuve d'un «homme autoritaire» [260]. Son humilité va jusqu'à la peur, la peur des chiens. Sa petite-fille préférée est fière, jusqu'à intimider sa grand-mère : «Le jeune être l'intimidait» [260]. La petite grandit, inspire un amour qui n'a rien de familial à la vieille : «Une de ses petites-filles était sa préférée : elle la chérissait mais ne la connaissait guère [...] C'avait été sur un coeur quelque peu sec qu'une fine crevasse était apparue, un mal qui n'avait rien de familial et que la solitude, loin de guérir, avait approfondi» [260]; «Mais, coïncidence étrange, sa petite-fille, qui jusque-là lui avait semblé un enfant comme les autres, commença d'être différente, unique et irremplaçable. Sur son vieux coeur la petite gerçure était apparue, que la solitude, loin de guérir, avait approfondie» [261].

Le petit Chaperon Rouge inspire aussi le désir des voyous et, sans doute en rivalité avec sa mère elle aussi (comme beaucoup d'héroïnes des Contes), elle ne veut plus qu'on la prenne pour une enfant : «La fillette, pincée, se disait en elle-même : "Ma mère me prend pour une enfant", et se dandinait pour montrer qu'elle ne l'était plus. La capeline trop courte accusait le jeu de ses braves petites hanches. Les voyous rigolaient» [261-2]. Pourtant, une capeline n'est qu'un chapeau, une coiffe, un chaperon qui n'a rien à voir avec un capot (soit un manteau à capuchon au Québec)...

Le père est le destinateur du chien : «Le père de la fillette, commis voyageur, l'avait ramené d'une de ses tournées» [261]. Sa mère semble soumise à son mari presque souverain, comme le coquin rencontré par le petit Chaperon Rouge : «Or, un vieux coquin, vrai gibier de potence, chassait dans le quartier justement» [262]. À la pédophilie homosexuelle de la grand-mère, quand elle est en position de sujet, succède la pédophilie hétérosexuelle du coquin, du chasseur de proie, de «viande fraîche» [262]. Mais la véritable souveraineté revient au chien, qui d'abord résiste : «Cependant, le chien, derrière le hangar, trouvait la corde courte et détestait tout ce qu'il y avait devant»; il montre les dents contre les voyous [261]. Il se révolte et parle : «Les voyous rigolaient. Le chien n'aimait guère cela. Il détestait encore plus, toutefois, d'aller à l'Abord-à-Plouffe. Quand il se rendit compte que c'était là leur destination, il ne put, cette fois, s'y résoudre [...] Et il se sauva, laissant la fillette sans protection» [262]. Il jouit alors d'indépendance et de liberté : «Le chien arriva le premier en arrière du hangar. Là, la vue de l'anneau, auquel on l'attache d'ordinaire, lui rappelle qu'il est seul et libre. La corde ne le retient pas; il bondit en avant» [263]...

C'est encore le chien, le sujet, qui vient à bout du coquin, l'anti-sujet, déguisé en grand-mère (qui n'est plus sujet), mais «le bonnet à la main, la robe troussée, qui fuit sur de longues jambes velues le chien qui lui mord les fesses» [263]. Le coquin avait connu de meilleurs moments, couché : «Et il se pourlèche de si grand plaisir que le lit en branle» [262], excité qu'il était, se masturbant, à l'idée de cueillir la gamine, la coquine [263]; le taxi a été son adjuvant. Mais c'est la vieille, devenue destinataire, qui profite du parcours narratif du chien et de l'objet de valeur qu'est le petit Chaperon Rouge, sans margarine : «Ces joues, ces lèvres étaient effleurées du doigt de la vieille dame qui mignardait, cajolait l'enfant étonnée de tant d'amour, un peu agacée aussi car cela n'en finissait plus» [261]; «Elles se mignardaient, cajolaient avec une passion nouvelle» [263]. Ce n'est plus la vieille qui est chaperonnée, mais la petite; la vieille devient son chaperon. Mais comme la morale du conte de Perrault, l'annonçait, le loup «doucereux» et «dangereux», c'est l'homme : «Le chien et le coquin ne formaient qu'un loup. Ce loup restait entre elles» [263].

-- «Tu sens drôle, petite» [261] : tu sens le chien, le loup; tu sens l'homme! le père?

10 octobre 2001