LA MODALISATION SÉMIO-NARRATIVE

La syntaxe modale va de la description à la modalisation; elle concerne : la compétence (l'état ou l'acte en puissance), c'est-à-dire l'être modalisant le faire; la performance (l'acte, l'action, l'activité), c'est-à-dire le faire modalisant l'être; la véridiction, c'est-à-dire l'être modalisant l'être; la factitivité, c'est-à-dire le faire modalisant le faire. Les deux grandes classes de modalisation sont donc celles de l'être et du faire; les modalités pouvant être alors être endotaxiques, endogènes (vouloir, assumer, savoir et être), ou exotaxiques, exogènes (devoir, adhérer, pouvoir et faire). Le vouloir et le devoir sont de l'ordre des motivations (virtuelles); assumer et adhérer (croire), de l'ordre des croyances ou des aptitudes (potentielles); savoir et pouvoir, de l'ordre des attitudes ou des comportements (actuels); être et faire, de l'ordre des effectuations (réelles) [cf. Fontanille et Zilberberg : Tension et signification]. Les modalités sont des affects, des (semi-)auxiliaires de l'affect.

Se distinguent alors les modalités aléthiques du devoir-être : nécessité // contingence / impossibilité // possibilité; les modalités déontiques du devoir-faire : prescription // facultativité / interdiction // permissibilité; les modalités épistémiques du croire-être : certitude // incertitude / improbabilité // probabilité; les modalités véridictoires de l'être (de l'être), qui est un savoir-être débrayé : être // non-être / paraître // non paraître, avec comme termes complexes la vérité (être et paraître) et la fausseté (ne pas être et ne pas paraître), le secret (être et ne pas paraître) et le mensonge ou l'illusion (ne pas être et paraître). Le secret et le mensonge (ou l'illusion) ont quelque chose d'un "parêtre" ou d'un "pare-être"...

Les modalités "potestives" du pouvoir-être ressemblent à celles du devoir-être, mais inversées : possibilité // contingence / impossibilité // nécessité; celles du pouvoir-faire sont : liberté // impuissance / indépendance // obéissance; de là, les sous-codes d'honneur dont il a été question dans la section précédente. La manipulation est un savoir-faire; la sanction est un faire-savoir; la persuasion est un faire-croire et un faire-paraître-vrai. Pour les modalités volitives ou "boulestiques" du vouloir, la sémiotique ne dispose pas de valeurs sémantiques modales pour compléter les structures syntaxiques modales; mais la psychanalyse peut venir à la rescousse.

Sous la pression ou le contrôle de la libido d'une part et de la loi ou de l'interdit d'autre part, les modalités du vouloir-être sont donc : désir (pulsion) // retrait (désistance) / refoulement (déni, compulsion) // loisir (choix, tendance); la curiosité (le vouloir-voir) est à la fois désir et loisir; la réserve (le vouloir ne pas voir) est à la fois refoulement et retrait. Les modalités du vouloir-faire sont : volonté (impulsion) // refus (résistance) / rejet (répulsion) // acceptation (ou "bon vouloir"); l'ambition est à la fois volonté et acceptation; l'abandon est à la fois rejet et refus : désaveu? L'aboulie (ou l'anorexie) est le non-vouloir. Tandis que le besoin est le devoir-avoir, la demande est le vouloir-avoir. Les "modalités" d'un vouloir-avoir pourraient être ainsi : demande // répugnance (nausée, dégoût, "déclination") / renoncement // appétit (goût, appétence, inclination); l'envie (ou la boulimie) est à la fois demande et appétit; le mépris (ou le détachement) est à la fois renoncement et répugnance. L'instinct de vie serait une sorte de vouloir-vouloir.

«Il ne faut jamais se tromper de porte»

[EC : 55, p. 267-269; EI, p. 142-143; BQ, p. 192-194]

Dans ce conte, au titre unique par sa longueur et sa formule, un Japonais est manipulé par le diable lui-même, sous les traits de saint Pierre, et donc par le père représenté par le Japon. Motivé par le vouloir-faire et le pouvoir-faire ou dans sa compétence, le Sulpicien qui le convertit, le baptise, le confirme et lui administre l'extrême-onction ne réussit cependant pas à lui faire aimer le Japon et le Canada. Le Japonais est mû ou motivé par un vouloir-être contradictoire, par un ne-pas-vouloir-être, par le retrait de la vie; il désire la mort : plutôt se faire hara-kiri que de retourner sur la Terre. Le paradis est plein, mais il y a pourtant une place libre, mais retenue, réservée, pour le député Brochu [267].



De retour au Canada, «dépaysé», le Japonais est aidé dans sa performance par le viatique que lui a donné saint Pierre «à même ses deniers»; ce viatique -- cet argent, mais aussi l'extrême-onction à laquelle il survit -- lui sert de soutien, de support auprès du député Brochu, dont il devient en quelque sorte l'adjuvant, puisque le député dont la caisse était à sec est réélu. Mais le périple du Japonais, pris pour un Esquimau qui parle en chiffres, continue : il est envoyé chez le ministre des Finances, puis chez le mentor des propriétaires d'hôpitaux et ensuite chez le procureur de la communauté des Jésuites, où il a le savoir-faire de voler leur trésor avant de remonter au ciel, d'où il est renvoyé une seconde fois au Canada, où l'attendent les policiers, «les pompiers, taxis et autres confréries» dont «les bons pères» sont les aumôniers [268]; il se retrouve chez les prisonniers et chez les fous, victime des médecins, comme le Sulpicien, son destinateur initial.

Le paragraphe suivant est ambigu : «Le Sulpicien est des plus surpris car les médecins lui avaient affirmé qu'il ne souffrait que d'une dépression due au climat japonais»; ambigu, car le Sulpicien et le Nippon ne sont plus ni au ciel ni au Japon; ils sont au Canada : en enfer; cela veut sans doute dire qu'ils s'étaient rencontrés au Japon et que le cas du Sulpicien était plus grave que ne le disaient les médecins [268] : «mais le Sulpicien est déjà plongé dans une mélancolie sourde, muette et définitive. Toc! Toc! Toc! Saint-Sulpice ne répond plus» [269]... Le Sulpicien est au Canada ce que le Nippon est au Japon et ce que le diable est à l'enfer : l'asile de fous est un enfer!

La confrontation finale et décisive entre le Japonais et Lucifer, entre le sujet et l'anti-sujet, a lieu lors de la troisième visite : «Alors, tristement, le Japonais monte au ciel. C'est la troisième fois. Cette race est patiente. Mais la patience use. Il a l'âme rendue à la corde. Il arrive devant saint Pierre, le saisit à la barbe... La barbe lui reste dans les mains» [269]. La place libre destinée au député Brochu est donc en enfer et pas au ciel : «Le Nippon ne connaissait pas ce fameux député. "Vous le connaîtrez, dit saint Pierre. Parfait catholique, il vous cédera sa place et vous nous reviendrez"» [267]; Brochu a donc lui-même été manipulé par le viatique de saint Pierre, de Lucifer, qui sert pourtant sa cause. Dans son vouloir-mourir, le Japonais s'était trompé de porte, mais il accède quand même au paradis : lui, est un élu, mais pas à la manière d'un Sulpicien ou d'un Jésuite, un peu à la manière d'un janséniste; il n'est pas un élu...

-- «Il faut qu'une porte soit ouverte ou fermée!», rouverte ou refermée.

15 octobre 2001

«Les cargos noirs de la guerre»

[EC : 54, p. 273-278; EI, p. 147-161, BQ, p. 217-222]

Tout ce conte est sous le signe du croire : de la croyance et de la confiance, de la liturgie et de la fiducie; mais le sujet de faire revient de son illusion quand le lien est fait entre le «petit blondeau» dont la veuve Gingras -- «un nom qui n'est pas gaspésien» [274], mais peut-être acadien -- ignore le nom [276] et celui qu'elle prend pour son Paulo à la fin, dans un passage poétique (em)brayé à la deuxième personne : «Cela lui redonna le mouvement. L'argent, oui, l'argent. Ce qu'il en verrait ne devrait pas manquer d'adoucir son regard. Paulo, tes yeux reviendront deux pensées avec un grand point noir et d'autres concentriques, plus petits, jaunes et bruns, au milieu du rayonnement des pétales bleus...» [277-8, 276, 275]. Elle attendait un mort; elle est victime d'un meurtre : «Elle se précipita vers le paquet enveloppé comme une bonbonnière, sa nuque lui fit atrocement mal; elle perdit lumière» [278]. L'argent est le véritable objet de valeur, qui s'est substitué au fils mort mais attendu.



L'attente et l'espoir présupposent, chez la veuve, un vouloir-croire comme il en faut un pour ne pas être athée, ne pas croire étant beaucoup plus facile que croire, car pour cela il faut parier [Pascal] : un vouloir-croire amoureux encore plus que religieux : «UNE VEUVE aimait trop son fils [...] Son fils était toute sa vie» [272, en capitales au début du texte, souligné par nous]. Empêché de devenir un homme par sa mère, veuve d'on ne sait qui, et qui le cajolait trop, le fils, «un bon petit flow», est devenu «une sorte de mauvais garçon». Il a eu la volonté de décider : il a pris la décision de se faire soldat [274]. Il a le vouloir : «Ah; il savait ce qu'il voulait, ce petit! Il avait voulu aller à la guerre, il y était allé. S'il ne revenait pas, c'est qu'il le voulait ainsi, en passe sans doute de gagner ses épaulettes. S'il les avait gagnées, il reviendrait, personne ne pourrait le retenir, personne!» [275]... Après avoir perdu son mari, sans doute dans «une province en amont de Québec» [274], la veuve perd son fils : «Les années passèrent. Il était mort qu'elle l'attendait toujours» [273]; «La veuve l'attendait depuis» [274].

Mais, comme dans la «Chronique de l'Anse Saint-Roch» [cf. FIGURATIVISATION], finit par régner au niveau collectif un climat de confiance et d'espoir, qui a succédé à une atmosphère de méfiance ou de défiance et de désespoir : «de ces paroisses sans sauvagerie dont le paysage était humanisé depuis longtemps, ils se sentirent inquiets, diminués et misérables. Pour se fortifier, ils se cabanèrent. Ils bâtirent des maisonnettes à pignon si petites en vérité qu'elles étaient des diminutions du diminutif» [273]. Contre le froid et la solitude, la confiance résiste : «Mais, peu à peu, on avait repris confiance, on s'était redressé, on avait construit des habitations plus grandes» [274]. La confiance et l'espoir viennent avec plus d'espace.

Les pêcheurs sont doués d'une compétence, d'un pouvoir-être et d'un pouvoir-faire : contrairement à Paulo, ses compagnons sont restés de ce côté-ci de la mer et ils ont fondé leur famille; ce que la vieille est en train de perdre, enfermée qu'elle est dans sa maisonnette, entre le village et la mer, du côté de laquelle il n'y a qu'une fenêtre [274]. Mais de la mer, lui vient l'espoir : «les caboteurs du Golfe, et plus loin encore de grands cargos noirs» [275]. Ces cargos noirs entretiennent son croire, sa croyance en un retour de son fils bien-aimé. Un jeune homme prend la place de son fils : «Par contre elle avait vu grandir un petit blondeau. Elle ignorait son nom. Néanmoins il attirait son intention. Chaque fois qu'elle l'apercevait, elle se sentait un peu mal, le temps de se dire qu'il n'était pas son fils, beaucoup trop jeune. Puis, au moment de devenir un homme, ce garçon était disparu, elle l'avait oublié...» [276]. Ces points de suspension, pour une rétrolecture, annoncent son retour sous les traits d'un meurtrier, même sans «mèche blonde» mais avec «la tête rasée» comme un soldat ou un forçat; sinon pourquoi en aurait-il été question? Et comment la veuve aurait-elle pu le prendre pour son petit Paulo avec son regard d'acier [275, 276, 277]? Elle aura voulu y croire jusqu'à la fin!

En même temps que la veuve est victime de sa croyance en la survie de son fils, elle se méfie des gens : «Mais elle qui n'a de confiance en personne, se dit que ce chèque comme le premier lui vient de l'Armée, de son fils par conséquent. Un garçon qui savait ce qu'il voulait. Parti soldat, il reviendra capitaine» [277]. Son destin s'annonce; le pouvoir-faire du meurtrier se concrétise : «son cadeau», l'argent qu'elle destine à son fils, embellit, grossit; «Un printemps, l'agitation s'empara d'elle. Fort imprudemment, elle dit, après avoir compté ses piastres : "Ma foi, il en aura assez"» [277, souligné par nous]; un cargo emmène sans doute le meurtrier : «Deux ou trois cargos étaient passés. Le dernier n'avait pu atteindre l'horizon : ses fumées brunes et roses s'étaient étendues, fermant l'espace ouvrant la nuit» [277]; son cadeau, enveloppé dans du «beau papier de fantaisie» [276] comme doit être l'argent (l'excrément), devait être du bonbon [278]... L'âme du fils, qui «errait dans le pays de Flandres» [273, 278], et l'âme de sa mère se rejoignent enfin, grâce au bon saint Pierre [273], dans la croyance au paradis, la vie n'ayant été qu'un purgatoire d'amour.

-- Mais l'enfer n'est-il pas peuplé d'âmes amoureuses?

16 octobre 2001

«Le fils du geôlier»

[EC : 58, p. 279-283; EI, p. 153-156; BQ, p. 211-216]

Dans l'allégorie ou le mythe de la caverne de Platon [cf. La République : Livre VII] -- caverne ou cave qui est devenue une cage, une geôle --, tout ce conte est sous le coup de la modalité de l'illusion : un fils, vif et agile mais «à moitié orphelin» [279, 280], sans mère, s'oppose à un père boiteux qui l'aime pourtant et qui, lorsque son fils a treize ans, lui donne un ourson que lui a donné un chasseur de Ferme-Neuve pour le remercier d'avoir pris soin de son oncle; oncle dont le père ne se souvient pas : «un fou sans grand avenir» dans sa geôle [279].



Attaché à un orme, l'ourson est dans l'empêchement d'agir; mais ce type de manipulation se transmet au fils du geôlier, qui entend des bruits, des voix, la voix de sa caverne de mère, à l'affût ou à l'écoute qu'il est de «l'origine du bruit» : «Un soir d'automne, par hasard, comme il tenait compagnie à l'ourson, il appuya sa joue contre le mur de la prison. Alors il entendit distinctement une voix sourde et profonde qui demandait secours» [280]. Mais son pouvoir-faire n'est pas encore à la hauteur de son vouloir-faire : «Hélas, il n'est pas entendu : la voix ne se tait pas. Alors il frappe le mur d'un bâton, d'un marteau, d'une pioche. Tous ses efforts restent vains. Il se rend compte qu'il n'est qu'un enfant. Et le voici malade de son impuissance, malade de son enfance. Il faillit en mourir, passa l'hiver au lit» [280], comme un ourson, un nounours, mais pas encore comme un ours!

Devenu «grand garçon, au printemps, le fils du geôlier est attiré par «un trou au pied de l'orme», un «trou noir» qui n'est pas un puits mais «une sorte de souterrain», «une bouche d'aération». Curieux et généreux, il s'affaire et retrouve l'oncle du chasseur de Ferme-Neuve : «Le lendemain, il eut l'idée de tirer sur la chaîne. Il avait recouvré ses forces. La chaîne était longue mais il en vint à bout, c'est-à-dire au collier de l'ours dans lequel l'ours ne se trouvait pas. Ce fut une tête hirsute, des cheveux blancs, un front gris, une face crispée de vieillard aveugle, une mâchoire tombante de bagnard dément, un paquet de grosse toile sale, ce fut l'oncle du chasseur de Ferme-Neuve qui sortit à quatre pattes et se dressa dans la lumière aveuglante pour vaciller ensuite et retomber à plat contre le sol, geignant et répétant sans cesse : "Au secours! Au secours! Au secours!"» [281]. Ce vieillard aveugle, aveuglé par la lumière des Idées, est bien le prisonnier de la caverne, prisonnier cher à Platon, caverne chère à Platon, sa caverne étant la Terre : une Terre plate sous la voûte du Ciel des Idées...

L'apprentissage sexuel, génital, du «grand garçon» se poursuit dans le souterrain, «sous les racines», dans la galerie, dans «une petite caverne en cône», jusqu'à «un pertuis dont s'échappait l'odeur d'étable». Mais là n'est pas encore l'origine, l'utérus, la matrice : «La caverne n'était peut-être qu'une antichambre à des lieux plus vastes et probablement infernaux» [281]. Ce garçon n'est pas seulement vif, il est hardi; il s'enhardit : «Le pertuis avait le diamètre du souterrain à son entrée. Le garçon y passa. Il franchit ainsi le mur de la prison et tomba, à la fois surpris et rassuré, sur son ours qui grogna» [281-2]. Le garçon a franchi le mur de l'interdit et il se retrouve là d'où il vient : «une grande salle souterraine éclairée à l'électricité primitive par de petites ampoules à filaments jaunes» [282, souligné par nous]. Il semble bien que ce soit le fantasme de la fécondation de la mère par les "filaments" du père, qui est le gardien de la loi, de l'interdit : «De l'autre côté de la salle, il y avait une grille derrière laquelle, le front appuyé, un gardien somnolait» [282]. C'est un père faible, lui-même surveillé [279], qui surveille une «quarantaine de pochards» [282]. Un tel fantasme, une telle «fantasmagorie» [282], ne va pas sans censure, sans renversement, sans inversion, le gardien (le père imaginaire, halluciné et qui hallucine) ne pouvant pas être le geôlier (le père symbolique)...

Après la fécondation, vient la gestation; puis la salle se vide de ses «maudits vieux fous» et l'accouchement, la naissance ou la renaissance, peut avoir lieu. Souverain, sujet-roi, enfant-roi, nouveau Socrate, le fils du geôlier, sorti le dernier de la salle, détache l'oncle et pousse dans la rue la procession de fous, des prisonniers enfin sortis de la caverne mais pas, pour cela, plus heureux : «Ses compagnons, sous la douce lumière du printemps, ont l'impression de tomber dans un piège et se mettent à crier comme lui [«le fou enchaîné»]» [282]. Comme chez Platon, la lumière ne vient pas à bout de l'obscurité des illusions...

C'est une procession qui ne mène nulle part, qui cherche à retourner à l'obscurité des trous : «La procession aveugle, comme une larve arrachée à sa pourriture et que les molles parois de l'air égarent dans un dédale, allait de trottoir en trottoir, attirée par les soupiraux des maisons et des bouches d'égout, mais nulle part ne trouvait son chemin» [282]. C'est une procession qui ne peut retourner qu'à la caverne, qu'à la prison des infortunés et des paumés, qui ne crient plus mais hurlent comme des bêtes : «Ses cris étaient devenus des hurlements. Les gendarmes, qui montaient la faction, jetèrent des sacs de sable derrière la porte et braquèrent les mitrailleuses. Dans leur surprise ils se croyaient attaqués par la grande armée des fous, des aveugles, des innocents, marchant derrière le glaive de la justice» [283]. C'est alors que le geôlier -- le bon père, le souverain père -- vient à la rescousse de la procession de fous, qui entrent dans la forteresse du monde par la grande porte; le souterrain doit donc être bouché et l'accès à la caverne-mère interdite : telle est la sanction du destinateur final qu'est le geôlier. Le fils, vaincu, n'était pas le sujet : il était sujet à l'origine, à la mère, «à moitié orphelin», mais il n'était pas sujet de l'origine, le sujet de l'origine (généalogique plus que génétique) étant le père, qu'il soit géniteur ou pas. Le fils, qui «courait après lui-même et se fuyait en même temps», qui «se jouait et se déjouait ainsi» [279], ne pouvait pas faire «un bon citoyen» [283]...

-- Le père est le geôlier du fils quand la geôle -- la caverne -- est déserte, désertée!

P.-S. Dans Le voyageur et son ombre, qui est le second tome de la deuxième partie de Humain, trop humain, dont le premier tome est Opinions et sentences mêlées [Denoël/Gonthier (Médiations # 128). Paris; 1975 [1902] (268 p., fragment 84 : Les prisonniers, p. 63-64)], Friedrich Nietzsche parle, dans son platonisme inversé, d'un prisonnier qui sort des rangs en l'absence du gardien (mort?) et qui prétend : «Mais écoutez ce que je vais vous dire : vous m'avez méconnu jusqu'ici, je ne suis pas ce que je parais être. Bien plus, je suis le fils du gardien de la prison et je puis tout sur lui. Je peux vous sauver, je veux vous sauver. Mais, bien entendu, je ne sauverai que ceux d'entre vous qui croient que je suis le fils du gardien de la prison. Que les autres recueillent les fruits de leur incrédulité» [p. 64, souligné par l'auteur]. Révolte du fils contre le père, du Christ contre Dieu?... En juriste et dans un livre très fortement empreint de mimétisme, Bernard Edelman, pour qui le monothéisme «mime le droit des obligations, qui lui-même mime le droit de la guerre» et pour qui il y a modification par la foi de la dette qui est au fondement de ce monothéisme d'un Dieu créancier, cite une traduction chez Gallimard (différente de celle d'Henri Albert) : «Je suis le fils du geôlier et mon crédit est illimité auprès de lui» [Nietzsche; un continent perdu. PUF (Perspectives critiques). Paris; 1999 (2 + XII + 370 p. : La dette, p. 171-173, souligné par nous)].

17 octobre 2001

«Ulysse»

[EC : 62, p. 305-307; EI, p. 99-100; BQ, p. 139-141]

Premier des Contes anglais, ce conte -- comme «Les sirènes», qui suit ici dans l'EC mais pas dans l'EI, et comme «La vache morte du canyon», qui n'est pas un des Contes anglais mais le dernier des Contes du pays incertain -- est autrement anglais que les autres; il est le plus anglais de tous, mais pas par sa thématique (discursive), par sa rhématique (linguistique, rhétorique, poétique, stylistique), c'est- à-dire par le vocabulaire anglais, francisé ou non : «Ithaque Corner» [305, 307], «"Home sweet home"» [305, en italiques dans le texte;], «God save the Qeeen», «Ouonnedeurfoules» [306, en italiques dans le texte]. Et dans «Les sirènes» : «ouiquène» [308], «Ouàredéare?» [309, 310], «hou?» [309, 310], «mess», «drillait» [309].



Le héros de l'Odyssée d'Homère, Ulysse, et sa Pénélope sont devenus un simple couple «à Ithaque, un îlet dans la campagne ontarienne, plus précisément Ithaque Corner» [305], une «île perdue» [307]; Ulysse est un «bon Anglais», «content et malheureux» [306]. Malgré «un bonheur conjugal aussi explicite, pour ne pas dire délirant, en tout cas fort envahissant, et dont le bavardage bouffait toute la viande» [305-6], il semble que les époux aient perdu leur désir l'un pour l'autre, qu'il n'y a plus de vouloir-faire amoureux, sexuel. Frustrée, Pénélope brode le jour; elle écrit aussi : «car elle l'écrivait, brodant l'alphabet avec motifs appropriés, petits oiseaux et coeurs saignants» [305]. Les coeurs des petits oiseaux, des époux, saignent donc. Ulysse, lui aussi, finit par broder, parce qu'il est fini : «Ah! Il n'était pas loin d'être un homme fini. La trame filandreuse se refermait sur lui. Encore un peu, il était pris, grugé, digéré» [306] : par son araignée de femme!

Mais Ulysse brode «la nuit, à l'envers de la toile de Pénélope» [306]; il se masturbe en fantasmant son passé : «dès que sa femme, ne se doutant de rien, était endormie, [il] lui passait son tuyau d'orgue [le ronflement] pour se mettre à l'oeuvre, lui, en silence, comme un vrai loup-garou» [306], le loup-garou étant un symbole du désir. Ulysse regrette son passé glorieux : «Vite il filait vers ses bonnes années, dans les provinces orientales et barbares, vers Moncton, Pictou, Québec, vers Montréal surtout, une ville où il avait été, quoique sergent-major, un peu moins vertueux qu'il ne l'aurait voulu. Il n'avait pas la conscience facile. Un peu moins, c'était déjà trop. Un peu moins, à peine, mais les occasions de pécher avaient été formidables» [306]. Le fil est ici un connecteur d'isotopies : de l'isotopie artisanale (scripturale, publicitaire) de la broderie et de l'isotopie sexuelle (fantasmatique, fantasmagorique) de l'onanisme... Ulysse refait sa vie, re(crée) «l'Odyssée de sa vie», au rythme de la masturbation : «Ces occasions manquées, il les reprenait l'une après l'autre au fil de sa rêverie et brodait comme on peut le faire après coup quand on n'a rien fait en temps et lieu, avec la verve libidineuse, le goût le la monstruosité des poltrons et des niais» [306]. Avoir la verve libidineuse, faute d'avoir la verge!

Ulysse et Pénélope se battent à coups d'affiches, de slogans, de réclames; les broderies de Pénélope couvrent «les coussins, les taies, d'oreiller, les tabliers, les robes de nuit»; elle tapissent «les murs de la maison de la cave au grenier» [306]; Ulysse, lui, mène la «bataille publicitaire» jusque chez le forgeron-pompiste [306, 307]. Au récit des aventures d'Ulysse, celui-ci ajoute «la nostalgie des chevaux». Du cheval en passant par l'homme on arrive au centaure : «Il se produisait quelquefois des rencontres entre des filles et des chevaux, et alors, dans la respectable campagne ontarienne, des Centaures descendaient» [307]; Ulysse, un Centaure? Mais, de Pénélope, «bien aussi maigre qu'une araignée», de «la terrible femme» [305] qu'est «la sèche Pénélope», on passe seulement aux vaches [307]...

-- Pendant que Pénélope tisse sa toile d'araignée, brode et file : «Maison sans femme, jour sans soleil» [305], Ulysse file à l'anglaise, vers les sirènes : «Ronfle, Pénélope, ronfle!» [306].

18 octobre 2001

«Les sirènes»

[EC : 63, p. 308-310; EI, p. 106-107; BQ, p. 149-151]

Dans l'EI, «Ulysse» et «Les sirènes», qui ont été publiés à deux semaines d'intervalle en 1963, sont séparés par «Le bouddhiste» et «Bêtes et mari», deux contes qui, selon le rédacteur Paquette, «n'ont rien à voir avec le sujet» [308, note 1]. C'est peut-être la cas de «Le bouddhiste», mais certainement pas de «Bêtes et mari» et, dans les quatre contes, l'isotopie sexuelle est prégnante. Mais il est juste de dire que le début de «Les sirènes» est directement relié à «Ulysse» : «ET PUIS, un jour, le forgeron-pompiste qui commençait à en avoir plein le nez de l'Odyssée» [308, en capitales dans le texte]. Il y a bien «syntaxe de raccord» [308, note 1]...



Grâce à son destinateur, le forgeron-pompiste, Ulysse se voit doué d'un nouveau vouloir-faire retrouver : «le décor de [s]es aventures» à Montréal [308], dans le quartier de la prostitution, maintenant disparu, remplacé par le boulevard Dorchester : «une grande trouée dans le quartier» [309]. Il ne craint pas de laisser la vieille Pénélope toute seule : «qui lui ferait la cour?» [308]; la Légion lui sert d'adjuvant : «La légion arrangea tout, fort à propos : elle organisait des parades de boiteux, de borgnes et de vieillards médaillés dans les villes orientales et barbares, qui s'agitaient alors un peu, pour rétablir le calme et montrer la toute-puissance de sa Majesté la Reine. Le sergent-major fut de l'expédition» [308] : critique de la guerre et de l'Angleterre.

À Montréal, Ulysse croit encore aux Sirènes; il a besoin de se calmer, de se soulager, de quinze ans d'abstinence semble-t-il : «On le vit donc reparaître, le vieil Ulysse, dans le quartier des Sirènes, attaché à son mât de misaine dont le cacatois, gonflé par les vents accumulés durant quinze ans à Ithaque Corner, lui montait dans la tête, naviguant au milieu de la chaussée mal famée, l'oreille tendue vers les persiennes muettes d'où s'échappait naguère la mélopée française et érotique» [309]. Le cacatois est un connecteur d'isotopies : de l'isotopie marine ou maritime de la navigation et de l'isotopie sexuelle de l'érection, des sirènes (mythologiques) et des putains (mythiques).

Mais, des Sirènes, Ulysse n'en trouve plus; il n'est plus le sergent-major qu'il était : «quand c'était le bon temps, la bonne guerre qui faisait qu'il était chez lui dans le Québec le plus québécois. Ah! Il les drillait bien alors, ses conscrits, le sergent-major Ulysse» [309]. Ulysse ne peut pas plus posséder les conscrits que les putains; son érection chancelle : «Il traversa quand même le boulevard; il lui restait le bas du quartier à patrouiller, jusqu'à Craig. Il s'y mit sans grand enthousiasme, le cacatois plutôt flasque et le mât de misaine vacillant» [309]. Après sa confrontation, épreuve décisive, avec un Irlandais sans médailles, Ulysse le médaillé en sort encore plus "débandé" : «Son mât de misaine penchait, puis il tomba».

-- Peut-être qu'Ulysse aurait dû rester auprès de Pénélope, pour se masturber de toute façon, et éjaculer : «Ulysse ramassa son cacatois dans la rue et le mit dans sa poche -- ce n'était plus qu'un mouchoir souillé» [310]...

19 octobre 2001

«La corde et la génisse»

[EC : 66, p. 325-336; EI, p. 169-178; BQ, p. 232-244]

Cet autre conte "animalier" -- conte où domine encore la sexualité, comme dans les deux ou trois qui précèdent -- est le plus long des Contes anglais, dont il est l'avant-dernier dans l'EI et le dernier dans l'EC; seuls la «Chronique de l'Anse Saint-Roch, desdits Contes inédits, ainsi que «Mélie et le boeuf» et «La vache morte du canyon», des Contes du pays incertain, sont aussi ou plus longs.



L'acteur collectif que constituent les pêcheurs sont sous la modalité de la croyance, du croire ou du ne-pas-croire : «Au son de la cloche les plus pieux se recueillent; les autres pensent platement qu'il est six heures et, juste punition de leur manque de foi, se trompent de dix minutes» [326]. Les poules, elles, autre acteur collectif comme les mouettes, sont dans le besoin : «bêtes comme la faim»; le coq, la girouette, se démarque de la volaille : en indiquant la direction du vent, il grince : «Le coq grince, elles criaillent » [326-327]. Les acteurs individuels sont le curé Godfrey, sa servante Marguerite et le bedeau; le capitaine Bove, dont la goélette se distingue des barques : c'est un «navire contrebandier»; Wellie, le neveu de Marguerite, et la soeur de celle-ci, qui est la mère de Wellie; le marchand Bezeau et sa génisse [327].

Les deux sujets que sont le curé Godfrey et Wellie ont le vouloir-faire et le pouvoir-faire; l'adjuvant de Wellie et à la fois l'adjuvant et l'opposant de Godfrey, Marguerite, a le pouvoir-faire. En outre, le curé est tiraillé par le devoir-faire, qui lui est imposé par la religion catholique, par les prescriptions de la loi de Dieu «fort explicites au chapitre des objets du culte, article quatre : on n'y touche pas sans profanation», par la «colère divine», par les Livres Saints, par l'Apocalypse et «le fracas de la bataille d'Harmaguédon», par les «délires du Prophète» [331, 335], par Dieu lui-même qui vient sanctionner l'action ou la quête du curé : «"Dieu est le plus fort, Marguerite. -- Oui, Monsieur le curé, surtout quand il est bien représenté"» [336]...

Au sujet de la croyance, la religion et la superstition s'opposent. Au bruit de la cloche qui sonne, le curé songe aux «âmes du purgatoire» et il prononce des paroles magiques : «Là-dessus il prononce des noms latins, termine par trois amen que la vieille Marguerite répète pour se retirer ensuite sur la pointe des pieds» [326]; le «Grand Saint Pierre de Miquelon» protège les contrebandiers comme Wellie contre les monstres de l'Apocalypse [336].

La corde de la cloche de l'église qu'a coupée Wellie avec un couteau est un connecteur d'isotopies, de l'isotopie religieuse du sacrilège [329, 333] et de l'isotopie animale de la génisse : c'est pour voler la génisse de Bezeau que Wellie a coupé la corde. Mais c'est une «génisse dévotionneuse, bien capable de venir à la messe», «appétissante», «une génisse de bonne renommée» [328], «presque une enfant de Marie»; «bien nourrie, appétissante, cette créature» mettait au marchand «l'eau à la bouche» [329] : gourmandise et concupiscence. La Luxure et la Censure, voilà les deux Sujets; Satan et Dieu, voilà les deux Destinateurs!

De la génisse à la servante ou à la fille, la connexion est évidente et elle n'est même pas métaphorique : l'isotopie animale est une isotopie sexuelle; isotopie qui est associée à Bezeau, à Wellie et à Bove. Bezeau, «le vieux serpent» [328], le «vieux maquereau» [332], est «plus dangereux que toutes les jeunesses du village, accoutumé au jupon, ne manquant jamais son coup, troussant et dardant à bon escient» [328]. «pire qu'un protestant et néanmoins aussi canadien que chacun» [328], il est expert en «chasse à la demoiselle». Marguerite qui, «la bosse légère», «trottine comme une demoiselle» [332], est l'un de ses restants : «-- Avouez, curé Godfrey, qu'ils dégagent un fameux fumet, mes restants, et que vous auriez du mal à vous en passer» [330]. De cette manière, il serait le destinateur initial de Bove et le destinateur final de Wellie : un marchand n'a-t-il pas affaire aux contrebandiers? N'est-il pas associé au diable : «Le bedeau, de son juchoir, jugea que la rencontre avait assez duré. Il n'avait pas les moyens de la laisser s'envenimer. Débiteur comme tout le monde de Dieu et du diable, il tenait à rester en bons termes avec leurs représentants» [330]? Bezeau «croyait en effet le curé plus près de Dieu qu'il ne l'était, comme celui-ci d'ailleurs exagérait la valeur des échanges du marchand avec le diable. En ces matières troublantes les parties adverses s'édifient toujours l'une sur le compte de l'autre et mènent un combat, somme toute, indispensable à la religion» [330-1]?...

Marguerite s'est attachée à son curé : «De plus, il [Godfrey : "God-f(e)rai"] était capable de profiter de cette maladie pour lui imposer une assistante; les candidates ne manquaient pas; il y en avaient même des jeunes et des bien tournées. Ça, doux Jésus, c'était plus malsain que l'iode! Décidément il fallait trouver un autre moyen» [331]. Le marchand s'est aussi attaché à sa «génisse» : «il était si dépité qu'il m'a fait penser à une grande vache qui aurait perdu son veau», le marchand étant donc comparé à une vache, à une mère. Le curé, lui, «a une corde par le gosier qui lui remonte l'estomac et lui pend par la cervelle : es-tu content?», dit Marguerite à Bezeau, qu'elle tutoie [332]. Le curé et le marchand, comme le bon dieu et le bon diable, ne peuvent pas se passer l'un de l'autre, comme le curé ne peut pas se passer non plus de sa bossue de servante : «Marguerite était une ménagère dont il n'aurait pu se passer; il lui était trop habitué. Par son âge et sa bosse elle ne lui nuisait en rien à l'évêché où se tissent les ceinturons violets», c'est-à-dire une promotion au rang de chanoine [333, note 1].

Wellie est un bambocheur : «C'était le neveu de la vieille Marguerite qui rentrait après une nuit mouvementée, appelée à devenir mémorable» [330]. Mais c'est aussi un marin qui «navigue surtout autour de la goélette» de Bove [333], qui a pourtant «son brevet d'ingénieur de seconde classe» et que le curé est fier de voir «à la grand-messe dans son bel uniforme» [334]. Il est manipulé par Bove, son destinateur initial : «le capitaine Bove lui avait dit : "Wellie, il me faut une génisse cette nuit"» [334]. Alors que «Bezeau n'est certainement pas un grand théologien» pour le curé, il est «un suppôt de Satan» pour Marguerite; Bove, pire, «c'est peut-être Satan lui-même»; c'est un taureau [333]. C'est un monstre en quête de génisses : «Il n'y a pas de monstre qui n'ait sa femelle. Des génisses pour le capitaine Bove, il y en a dans toutes les paroisses de la Gaspésie»; les filles pêchent sur sa goélette [334].

Ainsi la mer (et le vent), l'isotopie marine ou maritime de la navigation, est-elle aussi un connecteur d'isotopies : entre l'isotopie terrestre de la sexualité et l'isotopie céleste de la religion. Dans l'homonymie de "mer" et de mère", on croirait bien que le curé pense à sa mère : «Le curé Godfrey est bouleversé. La mer lui avait toujours été bonne. Elle imprégnait sa spiritualité. Il croyait que par ses fluides inquiets elle se prêtait à des échanges entre l'éternité et le temporel, entre Dieu et sa paroisse» [334]; «Et voilà que sur ce grand miroir magique, appuyé contre le ciel et penché vers la terre, sur ce miroir où il avait pris à lire, on lui montrait une tache hideuse» [335]. C'est le miroir duel de l'imaginaire!

Mais la vieille bossue, elle aussi une araignée comme Pénélope [325, 332], pour Wellie et contre Bove, est rusée et elle réussit à faire passer son Wellie pour un naïf et à faire croire au curé que la génisse de Bezeau était bien une petite vache qu'il a attachée avec la corde de la cloche; le curé, de dire : «-- Et il a volé la génisse du marchand Bezeau pour la ligoter ensuite avec la...» [334]; la vieille, sans doute bien inspirée par sa soeur [332], lance : «Pensez donc, Monsieur le curé, de quoi a-t-il eu l'air quand il est revenu à la goélette avec son spécimen? Ce qu'il a fait rire de lui. Mais peu lui importait puisque le bon Dieu n'avait pas été offensé» [335]. Étant donné l'incompétence du curé en matière de Livres Saints, elle réussit à faire accroire que Wellie était sincère, à faire croire en un spécimen : «Individu qui donne une idée de l'espèce à laquelle il appartient, unité ou partie d'un ensemble qui donne une idée du tout» [Le Petit Robert 1, p. 1852]. La taure n'était donc pas une fille pour Wellie et pour Bove, ce bovin, ce «taureau noir» [335], ce «taureau diabolique» [336]. S'il est vrai que l'on n'a besoin d'une corde pour emmener une fille sur une goélette, on n'a pas non plus besoin d'aller à l'église pour chercher une génisse!

Pourtant, après que «le capitaine dut lever l'ancre», c'est bien entre le curé Godfrey et Wellie, à travers les paroissiens, autre acteur collectif, qu'il y a une autre épreuve décisive, une confrontation par la parole, par «un sermon sur les monstres» : «"Il y a eu près de nous un taureau noir. Je dis bien : un taureau noir. Et quand je dis : un taureau noir, je me comprends...» [336]. Il y a eu, cela veut dire que Bove n'est plus «[a]u large, en marge de la loi terrienne, à plus de sept milles du bord» [327] : «-- Sus à la goélette!» [336]; qu'il échappe ainsi à la «loi terrienne» fait qu'il appartient à un univers transcendant, établi, préétabli : du purgatoire, il (re)descend en enfer. Mais cela veut aussi dire que Wellie -- grâce à sa bossue de tante qui lui a porté chance, Wellie étant à son tour chanceux comme un bossu -- n'est plus un diabolique taureau noir: du purgatoire, il est monté au ciel.

Wellie, sanctionné positivement par la paroisse et son représentant, le curé, repenti en «un vrai bon catholique et un bon Gaspésien» [333, 335, 336] et «fin navigateur» même si ivrogne [336], va dîner au presbytère; mais pourquoi va-t-il souper -- ce n'est certes pas pour se faire pardonner! -- chez le marchand Bezeau, sinon pour sa génisse : pour le même Objet de valeur, la Femme-Fille, que Bove ou que lui a destiné, désigné et assigné Bove? Il est en quelque sorte délégué par Bove, «un gentilhomme», ou il le relaie, pour être engagé par lui quand sa mère, qui a besoin de lui [333], sera guérie [334]; le lecteur -- qui ne sait plus qui croire, de l'observateur qu'est le narrateur ou d'un acteur qui était à une bosse près d'être sujet -- ne la savait pas malade, seulement veuve, pauvre et belle [332]....

-- Telle mère, telle génisse!

23 octobre 2001