C'est une procession qui ne mène nulle part, qui
cherche à retourner à l'obscurité des trous : «La
procession aveugle, comme une larve arrachée à sa
pourriture et que les molles parois de l'air égarent dans
un dédale, allait de trottoir en trottoir, attirée par
les soupiraux des maisons et des bouches d'égout, mais
nulle part ne trouvait son chemin» [282]. C'est une
procession qui ne peut retourner qu'à la caverne, qu'à la
prison des infortunés et des paumés, qui ne crient plus
mais hurlent comme des bêtes : «Ses cris étaient devenus
des hurlements. Les gendarmes, qui montaient la faction,
jetèrent des sacs de sable derrière la porte et
braquèrent les mitrailleuses. Dans leur surprise ils se
croyaient attaqués par la grande armée des fous, des
aveugles, des innocents, marchant derrière le glaive de
la justice» [283]. C'est alors que le geôlier -- le bon
père, le souverain père -- vient à la rescousse de la
procession de fous, qui entrent dans la forteresse du
monde par la grande porte; le souterrain doit donc être
bouché et l'accès à la caverne-mère interdite : telle est
la sanction du destinateur final qu'est le geôlier. Le
fils, vaincu, n'était pas le sujet : il était sujet à
l'origine, à la mère, «à moitié orphelin», mais il n'était
pas sujet de l'origine, le sujet de l'origine
(généalogique plus que génétique) étant le père, qu'il
soit géniteur ou pas. Le fils, qui «courait après lui-même
et se fuyait en même temps», qui «se jouait et se déjouait
ainsi» [279], ne pouvait pas faire «un bon citoyen»
[283]...
-- Le père est le geôlier du fils quand la
geôle -- la caverne -- est déserte,
désertée!
P.-S. Dans Le voyageur et son ombre, qui est le second tome de
la
deuxième partie de Humain, trop humain, dont le premier tome est
Opinions et sentences mêlées [Denoël/Gonthier (Médiations # 128).
Paris; 1975 [1902] (268 p., fragment 84 : Les prisonniers, p.
63-64)], Friedrich Nietzsche parle, dans son platonisme inversé, d'un
prisonnier qui sort des rangs en l'absence du gardien (mort?) et qui
prétend : «Mais écoutez ce que je vais vous dire : vous m'avez méconnu
jusqu'ici, je ne suis pas ce que je parais être. Bien plus, je suis le
fils du gardien de la prison et je puis tout sur lui. Je peux vous sauver,
je veux vous sauver. Mais, bien entendu, je ne sauverai que ceux d'entre
vous qui croient que je suis le fils du gardien de la prison. Que
les autres recueillent les fruits de leur incrédulité» [p. 64, souligné
par l'auteur]. Révolte du fils contre le père, du Christ contre Dieu?...
En juriste et dans un livre très fortement empreint de mimétisme, Bernard
Edelman, pour qui le monothéisme «mime le droit des obligations, qui
lui-même mime le droit de la guerre» et pour qui il y a modification par
la foi de la dette qui est au fondement de ce monothéisme d'un Dieu
créancier, cite une traduction chez Gallimard (différente de celle d'Henri
Albert) : «Je suis le fils du geôlier et mon crédit est
illimité auprès de lui» [Nietzsche; un continent perdu. PUF
(Perspectives critiques). Paris; 1999 (2 + XII + 370 p. : La
dette, p. 171-173, souligné par nous)].
17 octobre 2001
«Ulysse»
[EC : 62, p. 305-307; EI, p. 99-100; BQ, p. 139-141]
Premier des Contes anglais, ce conte -- comme
«Les sirènes», qui suit ici dans l'EC mais pas dans l'EI,
et comme «La vache
morte du canyon», qui n'est pas un des Contes anglais mais
le dernier des Contes du pays incertain -- est
autrement anglais que les autres; il est le plus anglais
de tous, mais pas par sa thématique (discursive), par sa
rhématique (linguistique, rhétorique, poétique,
stylistique), c'est- à-dire par le vocabulaire anglais,
francisé ou non : «Ithaque Corner» [305, 307], «"Home sweet
home"» [305, en italiques dans le texte;], «God save the
Qeeen», «Ouonnedeurfoules» [306, en italiques dans le
texte]. Et dans «Les sirènes» : «ouiquène» [308],
«Ouàredéare?» [309, 310], «hou?» [309, 310], «mess»,
«drillait» [309].
Le héros de l'Odyssée
d'Homère, Ulysse, et sa
Pénélope sont devenus un simple couple «à Ithaque, un îlet
dans la campagne ontarienne, plus précisément Ithaque
Corner» [305], une «île perdue» [307]; Ulysse est un «bon
Anglais», «content et malheureux» [306]. Malgré «un bonheur
conjugal aussi explicite, pour ne pas dire délirant, en
tout cas fort envahissant, et dont le bavardage bouffait
toute la viande» [305-6], il semble que les époux aient
perdu leur désir l'un pour l'autre, qu'il n'y a plus de
vouloir-faire amoureux, sexuel. Frustrée, Pénélope brode
le jour; elle écrit aussi : «car elle l'écrivait, brodant
l'alphabet avec motifs appropriés, petits oiseaux et
coeurs saignants» [305]. Les coeurs des petits oiseaux,
des époux, saignent donc. Ulysse, lui aussi, finit par
broder, parce qu'il est fini : «Ah! Il n'était pas loin
d'être un homme fini. La trame filandreuse se refermait
sur lui. Encore un peu, il était pris, grugé, digéré»
[306] : par son araignée de femme!
Mais Ulysse brode «la nuit, à l'envers de la
toile de Pénélope» [306]; il se masturbe en fantasmant son
passé : «dès que sa femme, ne se doutant de rien, était
endormie, [il] lui passait son tuyau d'orgue [le
ronflement] pour se mettre à l'oeuvre, lui, en silence,
comme un vrai loup-garou» [306], le loup-garou étant un
symbole du désir. Ulysse regrette son passé glorieux :
«Vite il filait vers ses bonnes années, dans les provinces
orientales et barbares, vers Moncton, Pictou, Québec,
vers Montréal surtout, une ville où il avait été, quoique
sergent-major, un peu moins vertueux qu'il ne l'aurait
voulu. Il n'avait pas la conscience facile. Un peu moins,
c'était déjà trop. Un peu moins, à peine, mais les
occasions de pécher avaient été formidables» [306]. Le fil
est ici un connecteur d'isotopies : de l'isotopie
artisanale (scripturale, publicitaire) de la broderie et
de l'isotopie sexuelle (fantasmatique, fantasmagorique)
de l'onanisme... Ulysse refait sa vie, re(crée)
«l'Odyssée de sa vie», au rythme de la masturbation : «Ces
occasions manquées, il les reprenait l'une après l'autre
au fil de sa rêverie et brodait comme on peut le faire
après coup quand on n'a rien fait en temps et lieu, avec
la verve libidineuse, le goût le la monstruosité des
poltrons et des niais» [306]. Avoir la verve libidineuse,
faute d'avoir la verge!
Ulysse et Pénélope se battent à coups
d'affiches, de slogans, de réclames; les broderies de
Pénélope
couvrent «les coussins, les taies, d'oreiller, les
tabliers, les robes de nuit»; elle tapissent «les murs de
la maison de la cave au grenier» [306]; Ulysse, lui, mène
la «bataille publicitaire» jusque chez le forgeron-pompiste [306, 307]. Au récit des aventures d'Ulysse,
celui-ci ajoute «la nostalgie des chevaux». Du cheval en
passant par l'homme on arrive au centaure : «Il se
produisait quelquefois des rencontres entre des filles et
des chevaux, et alors, dans la respectable campagne
ontarienne, des Centaures descendaient» [307]; Ulysse, un
Centaure? Mais, de Pénélope, «bien aussi maigre qu'une
araignée», de «la terrible femme» [305] qu'est «la sèche
Pénélope», on passe seulement aux vaches [307]...
-- Pendant que Pénélope tisse sa toile d'araignée, brode
et file : «Maison sans femme, jour sans soleil» [305],
Ulysse file à l'anglaise, vers les sirènes : «Ronfle,
Pénélope, ronfle!» [306].
18 octobre 2001
«Les
sirènes»
[EC : 63, p. 308-310; EI, p. 106-107; BQ, p. 149-151]
Dans l'EI, «Ulysse» et «Les
sirènes», qui ont été
publiés à deux semaines d'intervalle en 1963, sont
séparés par «Le bouddhiste» et «Bêtes et mari», deux contes
qui, selon le rédacteur Paquette, «n'ont rien à voir avec
le sujet» [308, note 1]. C'est peut-être la cas de «Le
bouddhiste», mais certainement pas de «Bêtes et mari» et,
dans les quatre contes, l'isotopie sexuelle est
prégnante. Mais il est juste de dire que le début de «Les
sirènes» est directement relié à «Ulysse» : «ET PUIS, un
jour, le forgeron-pompiste qui commençait à en avoir
plein le nez de l'Odyssée» [308, en capitales dans le
texte]. Il y a bien «syntaxe de raccord» [308, note 1]...
Grâce à son destinateur, le
forgeron-pompiste,
Ulysse se voit doué d'un nouveau vouloir-faire retrouver
: «le décor de [s]es aventures» à Montréal [308], dans le
quartier de la prostitution, maintenant disparu, remplacé
par le boulevard Dorchester : «une grande trouée dans le
quartier» [309]. Il ne craint pas de laisser la vieille
Pénélope toute seule : «qui lui ferait la cour?» [308]; la
Légion lui sert d'adjuvant : «La légion arrangea tout,
fort à propos : elle organisait des parades de boiteux,
de borgnes et de vieillards médaillés dans les villes
orientales et barbares, qui s'agitaient alors un peu,
pour rétablir le calme et montrer la toute-puissance de
sa Majesté la Reine. Le sergent-major fut de
l'expédition» [308] : critique de la guerre et de l'Angleterre.
À Montréal, Ulysse croit encore aux
Sirènes; il
a besoin de se calmer, de se soulager, de quinze ans
d'abstinence semble-t-il : «On le vit donc reparaître, le
vieil Ulysse, dans le quartier des Sirènes, attaché à son
mât de misaine dont le cacatois, gonflé par les vents
accumulés durant quinze ans à Ithaque Corner, lui montait
dans la tête, naviguant au milieu de la chaussée mal
famée, l'oreille tendue vers les persiennes muettes d'où
s'échappait naguère la mélopée française et érotique»
[309]. Le cacatois est un connecteur d'isotopies : de
l'isotopie marine ou maritime de la navigation et de
l'isotopie sexuelle de l'érection, des sirènes
(mythologiques) et des putains (mythiques).
Mais, des Sirènes, Ulysse n'en trouve plus; il
n'est plus le sergent-major qu'il était : «quand c'était
le bon temps, la bonne guerre qui faisait qu'il était
chez lui dans le Québec le plus québécois. Ah! Il les
drillait bien alors, ses conscrits, le sergent-major
Ulysse» [309]. Ulysse ne peut pas plus posséder les
conscrits que les putains; son érection chancelle : «Il
traversa quand même le boulevard; il lui restait le bas
du quartier à patrouiller, jusqu'à Craig. Il s'y mit sans
grand enthousiasme, le cacatois plutôt flasque et le mât
de misaine vacillant» [309]. Après sa confrontation,
épreuve décisive, avec un Irlandais sans médailles,
Ulysse le médaillé en sort encore plus "débandé" : «Son
mât de misaine penchait, puis il tomba».
-- Peut-être qu'Ulysse aurait dû rester auprès de
Pénélope, pour se masturber de toute façon, et éjaculer
: «Ulysse ramassa son cacatois dans la rue et le mit dans
sa poche -- ce n'était plus qu'un mouchoir souillé»
[310]...
19 octobre 2001
«La corde et la
génisse»
[EC : 66, p. 325-336; EI, p. 169-178; BQ, p. 232-244]
Cet autre conte "animalier" -- conte où domine encore la
sexualité, comme dans les deux ou trois qui précèdent -- est le plus long
des Contes anglais, dont il est l'avant-dernier dans l'EI et
le dernier dans l'EC; seuls la «Chronique de l'Anse Saint-Roch,
desdits Contes inédits, ainsi que «Mélie et
le
boeuf» et «La vache morte du canyon», des Contes du
pays
incertain, sont aussi ou plus longs.
L'acteur collectif que constituent les pêcheurs
sont sous la modalité de la croyance, du croire ou du ne-pas-croire : «Au son de la cloche les plus pieux se
recueillent; les autres pensent platement qu'il est six
heures et, juste punition de leur manque de foi, se
trompent de dix minutes» [326]. Les poules, elles, autre
acteur collectif comme les mouettes, sont dans le besoin
: «bêtes comme la faim»; le coq, la girouette, se démarque
de la volaille : en indiquant la direction du vent, il
grince : «Le coq grince, elles criaillent » [326-327]. Les
acteurs individuels sont le curé Godfrey, sa servante
Marguerite et le bedeau; le capitaine Bove, dont la
goélette se distingue des barques : c'est un «navire
contrebandier»; Wellie, le neveu de Marguerite, et la soeur
de celle-ci, qui est la mère de Wellie; le marchand
Bezeau et sa génisse [327].
Les deux sujets que sont le curé Godfrey et
Wellie ont le vouloir-faire et le pouvoir-faire;
l'adjuvant de Wellie et à la fois l'adjuvant et
l'opposant de Godfrey, Marguerite, a le pouvoir-faire. En
outre, le curé est tiraillé par le devoir-faire, qui lui
est imposé par la religion catholique, par les
prescriptions de la loi de Dieu «fort explicites au
chapitre des objets du culte, article quatre : on n'y
touche pas sans profanation», par la «colère divine», par
les Livres Saints, par l'Apocalypse et «le fracas de la
bataille d'Harmaguédon», par les «délires du Prophète»
[331, 335], par Dieu lui-même qui vient sanctionner
l'action ou la quête du curé : «"Dieu est le plus fort,
Marguerite. -- Oui, Monsieur le curé, surtout quand il
est bien représenté"» [336]...
Au sujet de la croyance, la religion et la
superstition s'opposent. Au bruit de la cloche qui sonne,
le curé songe aux «âmes du purgatoire» et il prononce des
paroles magiques : «Là-dessus il prononce des noms latins,
termine par trois amen que la vieille Marguerite répète
pour se retirer ensuite sur la pointe des pieds» [326]; le
«Grand Saint Pierre de Miquelon» protège les
contrebandiers comme Wellie contre les monstres de
l'Apocalypse [336].
La corde de la cloche de l'église qu'a
coupée
Wellie avec un couteau est un connecteur d'isotopies, de
l'isotopie religieuse du sacrilège [329, 333] et de
l'isotopie animale de la génisse : c'est pour voler la
génisse de Bezeau que Wellie a coupé la corde. Mais c'est
une «génisse dévotionneuse, bien capable de venir à la
messe», «appétissante», «une génisse de bonne renommée»
[328], «presque une enfant de Marie»; «bien nourrie,
appétissante, cette créature» mettait au marchand «l'eau
à la bouche» [329] : gourmandise et concupiscence. La
Luxure et la Censure, voilà les deux Sujets; Satan et
Dieu, voilà les deux Destinateurs!
De la génisse à la servante ou à la
fille, la
connexion est évidente et elle n'est même pas
métaphorique : l'isotopie animale est une isotopie
sexuelle; isotopie qui est associée à Bezeau, à Wellie et
à Bove. Bezeau, «le vieux serpent» [328], le «vieux
maquereau» [332], est «plus dangereux que toutes les
jeunesses du village, accoutumé au jupon, ne manquant
jamais son coup, troussant et dardant à bon escient»
[328]. «pire qu'un protestant et néanmoins aussi canadien
que chacun» [328], il est expert en «chasse à la
demoiselle». Marguerite qui, «la bosse légère», «trottine
comme une demoiselle» [332], est l'un de ses restants : «-- Avouez, curé Godfrey, qu'ils dégagent un fameux fumet,
mes restants, et que vous auriez du mal à vous en passer»
[330]. De cette manière, il serait le destinateur initial
de Bove et le destinateur final de Wellie : un marchand
n'a-t-il pas affaire aux contrebandiers? N'est-il pas
associé au diable : «Le bedeau, de son juchoir, jugea que
la rencontre avait assez duré. Il n'avait pas les moyens
de la laisser s'envenimer. Débiteur comme tout le monde
de Dieu et du diable, il tenait à rester en bons termes
avec leurs représentants» [330]? Bezeau «croyait en effet
le curé plus près de Dieu qu'il ne l'était, comme celui-ci d'ailleurs exagérait la valeur des échanges du
marchand avec le diable. En ces matières troublantes les
parties adverses s'édifient toujours l'une sur le compte
de l'autre et mènent un combat, somme toute,
indispensable à la religion» [330-1]?...
Marguerite s'est attachée à son curé
: «De plus,
il [Godfrey : "God-f(e)rai"] était capable de profiter de
cette maladie pour lui imposer une assistante; les
candidates ne manquaient pas; il y en avaient même des
jeunes et des bien tournées. Ça, doux Jésus, c'était plus
malsain que l'iode! Décidément il fallait trouver un
autre moyen» [331]. Le marchand s'est aussi attaché à sa
«génisse» : «il était si dépité qu'il m'a fait penser à une
grande vache qui aurait perdu son veau», le marchand étant
donc comparé à une vache, à une mère. Le curé, lui, «a une
corde par le gosier qui lui remonte l'estomac et lui pend
par la cervelle : es-tu content?», dit Marguerite à
Bezeau, qu'elle tutoie [332]. Le curé et le marchand,
comme le bon dieu et le bon diable, ne peuvent pas se
passer l'un de l'autre, comme le curé ne peut pas se
passer non plus de sa bossue de servante : «Marguerite
était une ménagère dont il n'aurait pu se passer; il lui
était trop habitué. Par son âge et sa bosse elle ne lui
nuisait en rien à l'évêché où se tissent les ceinturons
violets», c'est-à-dire une promotion au rang de
chanoine [333, note 1].
Wellie est un bambocheur : «C'était le neveu
de
la vieille Marguerite qui rentrait après une nuit
mouvementée, appelée à devenir mémorable» [330]. Mais
c'est aussi un marin qui «navigue surtout autour de la
goélette» de Bove [333], qui a pourtant «son brevet
d'ingénieur de seconde classe» et que le curé est fier de
voir «à la grand-messe dans son bel uniforme» [334]. Il
est manipulé par Bove, son destinateur initial : «le
capitaine Bove lui avait dit : "Wellie, il me faut une
génisse cette nuit"» [334]. Alors que «Bezeau n'est
certainement pas un grand théologien» pour le curé, il est
«un suppôt de Satan» pour Marguerite; Bove, pire, «c'est
peut-être Satan lui-même»; c'est un taureau [333]. C'est
un monstre en quête de génisses : «Il n'y a pas de monstre
qui n'ait sa femelle. Des génisses pour le capitaine
Bove, il y en a dans toutes les paroisses de la Gaspésie»;
les filles pêchent sur sa goélette [334].
Ainsi la mer (et le vent), l'isotopie marine ou
maritime de la navigation, est-elle aussi un connecteur
d'isotopies : entre l'isotopie terrestre de la sexualité
et l'isotopie céleste de la religion. Dans l'homonymie de
"mer" et de mère", on croirait bien que le curé pense à
sa mère : «Le curé Godfrey est bouleversé. La mer lui
avait toujours été bonne. Elle imprégnait sa
spiritualité. Il croyait que par ses fluides inquiets
elle se prêtait à des échanges entre l'éternité et le
temporel, entre Dieu et sa paroisse» [334]; «Et voilà que
sur ce grand miroir magique, appuyé contre le ciel et
penché vers la terre, sur ce miroir où il avait pris à
lire, on lui montrait une tache hideuse» [335]. C'est le
miroir duel de l'imaginaire!
Mais la vieille bossue, elle aussi une araignée
comme Pénélope [325, 332], pour Wellie et contre Bove,
est rusée et elle réussit à faire passer son Wellie pour
un naïf et à faire croire au curé que la génisse de
Bezeau était bien une petite vache qu'il a attachée avec
la corde de la cloche; le curé, de dire : «-- Et il a volé
la génisse du marchand Bezeau pour la ligoter ensuite
avec la...» [334]; la vieille, sans doute bien inspirée
par sa soeur [332], lance : «Pensez donc, Monsieur le
curé, de quoi a-t-il eu l'air quand il est revenu à la
goélette avec son spécimen? Ce qu'il a fait rire de lui.
Mais peu lui importait puisque le bon Dieu n'avait pas
été offensé» [335]. Étant donné l'incompétence du curé en
matière de Livres Saints, elle réussit à faire accroire
que Wellie était sincère, à faire croire en un spécimen
: «Individu qui donne une idée de l'espèce à laquelle il
appartient, unité ou partie d'un ensemble qui donne une
idée du tout» [Le Petit Robert 1, p. 1852]. La taure
n'était donc pas une fille pour Wellie et pour Bove, ce
bovin, ce «taureau noir» [335], ce «taureau diabolique»
[336]. S'il est vrai que l'on n'a besoin d'une corde pour
emmener une fille sur une goélette, on n'a pas non plus
besoin d'aller à l'église pour chercher une génisse!
Pourtant, après que «le capitaine dut lever
l'ancre», c'est bien entre le curé Godfrey et Wellie, à
travers les paroissiens, autre acteur collectif, qu'il y
a une autre épreuve décisive, une confrontation par la
parole, par «un sermon sur les monstres» : «"Il y a eu près
de nous un taureau noir. Je dis bien : un taureau noir.
Et quand je dis : un taureau noir, je me comprends...»
[336]. Il y a eu, cela veut dire que Bove n'est plus «[a]u
large, en marge de la loi terrienne, à plus de sept
milles du bord» [327] : «-- Sus à la goélette!» [336];
qu'il échappe ainsi à la «loi terrienne» fait qu'il
appartient à un univers transcendant, établi, préétabli
: du purgatoire, il (re)descend en enfer. Mais cela veut
aussi dire que Wellie -- grâce à sa bossue de tante qui
lui a porté chance, Wellie étant à son tour chanceux
comme un bossu -- n'est plus un diabolique taureau noir:
du purgatoire, il est monté au ciel.
Wellie, sanctionné positivement par la paroisse
et son représentant, le curé, repenti en «un vrai bon
catholique et un bon Gaspésien» [333, 335, 336] et «fin
navigateur» même si ivrogne [336], va dîner au presbytère;
mais pourquoi va-t-il souper -- ce n'est certes pas pour
se faire pardonner! -- chez le marchand Bezeau, sinon
pour sa génisse : pour le même Objet de valeur, la Femme-Fille, que Bove ou que lui a destiné, désigné et assigné
Bove? Il est en quelque sorte délégué par Bove, «un
gentilhomme», ou il le relaie, pour être engagé par lui
quand sa mère, qui a besoin de lui [333], sera guérie
[334]; le lecteur -- qui ne sait plus qui croire, de
l'observateur qu'est le narrateur ou d'un acteur qui
était à une bosse près d'être sujet -- ne la savait pas
malade, seulement veuve, pauvre et belle [332]....
-- Telle mère, telle génisse!
23 octobre 2001