CONTES DU PAYS INCERTAIN

AXIOLOGISATION

L'axiologisation est la transformation des axiologies en idéologies, en passant par les isotopies; elle comprend donc l'idéologisation, la valorisation et l'universalisation (par les structures axiologiques élémentaires surtout). [Pour un développement plus théorique, plus substantiel et plus conceptuel, au sujet de l'axiologisation, voir sur ce même site : AUTRES ÉTUDES/SÉMIOTIQUE ET PSYCHANALYSE : PSYCHANALYSE OU SÉMIOTIQUE? (Grammaire sémio-narrative)].

L'IDÉOLOGISATION

«L'archange du faubourg»

[EC : 40, p. 223-227; EI, p. 45-47; BQ, p. 64-67]

Dans la séquence initiale de ce conte, il y a une simple indication de la présence d'un narrateur-raconteur : «C'est ainsi que tout dernièrement encore il vivait parmi nous, cabané le long du chemin de Chambly, près du marais qui servait alors de frontière et de dépotoir aux paroisses de Saint-Hubert et de Saint-Antoine-de-Longueuil» [224, souligné par nous]. Il y a ainsi humanisation de l'archange; humanisation aussi par son prénom : «Zag». L'archange se trouve du côté du sacré : «Être qui est placé au-dessus de l'ange, dans la hiérarchie angélique» [Le Petit Robert 1, p. 95]; mais son prénom ou son nom le situe du côté du profane : «À vrai dire il ne savait pas trop où il allait. Il était comme saoul et zigzaguait; parfois ses pieds quittaient le sol et il avançait ainsi un bon bout de chemin. Il avait tout, fors le vol, du robineux» [225, souligné par nous]. "Zag" est l'anagramme de "gaz" : il est effectivement "gazé"...



Deux idéologies s'opposent : l'idéologie céleste du sacré (la religion catholique) et l'idéologie terrestre du profane (l'anarchie) : «Pour les profanes il était un vieil anarchiste, un vagabond à la retraite, un de ces hors-la-loi sympathiques qui font le charme des faubourgs» [224]. Zag n'est pas du côté des clercs : «Quant aux clercs, ils ne se doutaient même pas de sa présence; Zag les évitait, se méfiait d'eux comme du diable» [224]. Mais, parmi les clercs, l'anti-sujet, il y en a un qui échappe au groupe : un Franciscain, le frère Benoit, qui est en quelque sorte l'adjuvant du sujet qu'est l'archange, qui refuse d'opposer le ciel et l'enfer, le bien et le mal : «Il ne voulait pas entendre parler du bien et du mal, du ciel et de l'enfer; ces divisions lui répugnaient»; le frère Benoit, «en bon franciscain», est tolérant [225].

L'archange Zag ne sait pas s'il est du côté de Lucifer ou de saint Michel, autre archange comme Gabriel et Raphaël. On peut se demander comment il pouvait y avoir des anges et des archanges avant cette «fameuse bataille qui mit aux prises Lucifer et saint Michel» [224]; avant cette chute, comment pouvait-il y avoir des saints?... C'est sans doute pourquoi Zag est tout au moins agnostique. Ce qu'il a d'archangélique, c'est le vol; il a quelque chose d'aérien, sinon de céleste; il est donc associé à cet élément de la nature qu'est l'air : «Mais le lendemain matin il était de nouveau excité, fou comme un oiseau à la veille d'une migration» [225]. Ce n'est «tout de même pas un terrien» [225]; mais il est pourtant aussi associé à la terre : «il était sur la terre» [224], il bondit; «Il s'allongea sur l'herbe» [225]...

La verticalité du vol (l'archange, les «trois ou quatre coqs clandestins», un oiseau, une poule : «le volatile nu» [225, 226]) se distingue donc de l'horizontalité de la position couchée; cependant, la poule de l'arbuste (vertical) [225] finit sur la broche (horizontale), cuite par le feu allumé par les allumettes de la cuisine du couvent [226]. Zag avait déjà rencontré un autre opposant : le chauffeur d'autobus [225]; il en a évité d'autres : «les orgueilleux, les puissants, les échevins et autres potentats» [226]; il n'a pas été du côté des puissants, des souverains, ce qui fait justement qu'il n'est pas humain ou humaniste. Le frère Benoit, qui est d'abord l'adjuvant de Zag, est lui-même un opposant, à cause de l'os de poule qui le trahit, et il devient lui-même sujet, sanctionné négativement par son destinateur, le père supérieur, à qui il doit se confesser : «Et ce fut ainsi qu'un grand miracle se termina en confession. Un ange, même archange, ne séjourne pas sur la terre sans y contracter quelque malice». Zag a été malicieux envers «le pauvre Benoit» [227] : il a été idéologisé par le monde profane après avoir été idéologisé par le monde sacré.

-- N'est-il pas «un gueux» [224], «un hurluberlu» [226] : «Personne extravagante, qui parle et agit d'une manière bizarre, inconsidérée» [Le Petit Robert 1, p. 946], un volatile défroqué, nu comme «feu la poule» [227]?

29 octobre 2001

«Les Méchins»

[EC : 44, p. 236-239; EI, p. 39-41; BQ, p. 56-59]

Ce conte, d'abord publié sous le titre "Le narcomane" en 1960, se distingue de tous les autres, d'abord par le toponyme qu'est le titre : les autres toponymes dans les titres sont : "Anse Saint-Roch", "Val-d'Or", "Kentucky" et "Ferme-Neuve", où il n'y a cependant pas d'article défini. Ferron rapproche "méchins" et "méchants" et, selon le rédacteur, il se trompe : «Contrairement à ce que prétend ici Ferron, qui croit voir dans le mot "méchants" l'étymologie de Méchins, ce dernier nom doit son origine à la forme des rochers dans la mer, devant ce village, formant un trio de personnages (des jeunes hommes, en vieux français "meschins") [238, note 2]. Mais il n'y a pas lieu de succomber à l'illusion référentielle : ce sont des «rochers sinistres» [238], des «rochers maudits» [239]... En outre, c'est le seul conte où il y a un narrateur-conteur, dans la séquence initiale (le premier paragraphe) et au début de la (macro-)séquence centrale, et un narrateur-acteur, à partir du troisième paragraphe; c'est ainsi qu'il est possible de parler d'un narrateur-raconteur, la position d'énonciation de l'observateur étant donc double : le conteur est le narcomane et l'acteur est le médecin; mais c'est le même protagoniste, antagoniste, agoniste.



«[F]ils de famille, des jésuites et des hôpitaux de Paris», qui en sont donc le destinateur, le malheureux médecin a mal tourné : «l'opium était sa panacée; il ne pouvait se résoudre à s'en passer» [236]; la médecine n'est pas ou n'est plus pour lui une mission, une vocation, une profession, mais un gagne-pain : la manière de gagner de l'argent pour acheter de l'opium, «sous prétexte d'aller saluer les confrères» [236] de Rimouski [237]. La misère qui l'entoure, la misère de l'environnement, des provinces du Québec, des «colonies» ou des Méchins : un village au beau nom, mais «un village où cependant le curé n'avait pas encore réussi à se mériter un vicaire, où les médecins, du moins à cette époque, ne restaient pas» [236].

Le narcomane n'a pas d'idéologie; il a seulement du mépris pour la Misère, l'anti-Sujet, représenté par le peuple, les passants, ses clients : «Ah, ils me tenaient bien! J'étais à leur merci. Ils attendaient la nuit pour venir me chercher et m'employer à des besognes de croque-mort ou aux accouchements dont la sage-femme n'avait pas voulu. Que de misères! Mais aucune ne m'arrachait à la mienne». Il ne peut s'apitoyer que sur son propre sort, soignant «sans pitié, sans amour» [237]. Le mépris pour ses clients s'intensifie un après-midi d'hiver, une nuit de tempête [237], contre le cocher qui frappe le cheval et contre la famille dont il est sans doute le chef : «Une cabane de rondins écrasée par la saison. Dans son réduit deux ou trois morveux et une femme en travail. Pas de lampe, un fanal. Tout y était approximatif, incertain, douteux sauf le froid : l'enfant sortit tout fumant du ventre de sa mère. Triste besogne»; surtout qu'il n'est pas payé : «Je n'avais pas été payé. J'aurais tant eu besoin d'un peu d'argent pour aller à Rimouski! D'honoraires point je n'avais demandés mais un salaire!»; de là sa fureur : «Voilà ce que j'avais dit dans ma colère, dans ma rage, dans ma faim d'opium. Je ne m'étais pas gêné. Je ne connaissais pas la pitié» [238].

Mais, dès la séquence initiale, il est annoncé que le narcomane sera sauvé par un cheval [236] : «Je montai dans une carriole traînée par un vieux cheval blanc pelé à la saillie des os, l'échine comme une arête, la queue coupée», «cheval de misère» [237]. Ce cheval est un connecteur d'isotopies : de l'isotopie "médicale" (toxicomane) de l'opium ou du mépris et de l'isotopie religieuse de la pitié, la Pitié étant le véritable Objet de valeur, l'objet du salut. C'est parce qu'il reconnaît une plus grande misère chez ce cheval -- cheval à la «tête épouvantée», «cette pauvre bête, la queue coupée, la gueule ensanglantée, les yeux troubles, l'oreille affolée» -- que le médecin se convertit à la pitié : «Ce fut alors que j'eus la révélation d'une détresse plus grande que la mienne et que j'éprouvai pour la première fois une pitié qui ne fût pour moi». Ce cheval est un prochain : «Ce cheval, je l'aimai comme un frère. Il a été mon rédempteur. Jusque-là, égoïste et méchant, j'aurais mérité mille fois d'être foudroyé au milieu des Méchins. Depuis je ne pense plus à moi, j'en rends grâce à Dieu. Il ne m'a pas guéri, il m'a sauvé» [239]. Comme Zag l'archange, le médecin fait finalement face à la/sa castration, la toxicomanie en étant le déni; il l'assume ou s'y soumet...

Pour une des rares fois, sinon la seule fois dans les Contes de Ferron, l'idéologie du narrateur, ici du narrateur-acteur qu'est le médecin, est chrétienne, catholique, Dieu étant le destinateur du sujet; il y a lutte entre le catholicisme et le «paganisme» des «sages-femmes et guérisseurs» [237], entre le bien et le mal; et le bien triomphe, ayant été pris en charge par le sujet, qui a investi positivement l'objet, en passant de la dysphorie à l'euphorie dans son investissement thymique : c'est l'idéologie manichéenne du vicaire qui manque au curé, du médecin-vicaire... L'opium -- la religion de l'opium, l'opium de la religion : «Sans opium on ne peut donner de religion au peuple» [237] -- devient le symbole d'un remède universel, d'une panacée, contre la misère du monde, du prochain, du cheval-prochain, contre «la méchanceté du monde» [239]. Dans le même acteur, le médecin est l'adversaire du narcomane : l'Altruisme ou la Bonté s'opposent à l'Égoïsme ou à la Méchanceté, comme l'Amour ou le Bonheur s'opposent à l'Évasion ou à la Haine et au Malheur; c'est finalement la Révélation, la Rédemption ou le Salut, comme Destinataire, qui profitent de la Pitié.

Mais il y a quand même une ambiguïté au moment de la sanction : «C'est lui désormais le narcomane» [139]. C'est en s'identifiant à la Détresse, au cheval de misère, que le médecin peut se purger et connaître une véritable catharsis; mais il n'a pas pour autant abandonné l'opium. C'est par le médecin-cheval ou le cheval-médecin qu'il y a inversion du médecin-narcomane au cheval-narcomane : au prochain-narcomane, au narcomane prochain qu'est le médecin pour lui-même, trop proche de lui-même.

-- «Tu aimeras ton prochain comme toi-même»...

30 octobre 2001