La verticalité du vol (l'archange, les «trois
ou
quatre coqs clandestins», un oiseau, une poule : «le
volatile nu» [225, 226]) se distingue donc de
l'horizontalité de la position couchée; cependant, la
poule de l'arbuste (vertical) [225] finit sur la broche
(horizontale), cuite par le feu allumé par les allumettes
de la cuisine du couvent [226]. Zag avait déjà rencontré
un autre opposant : le chauffeur d'autobus [225]; il en
a évité d'autres : «les orgueilleux, les puissants, les
échevins et autres potentats» [226]; il n'a pas été du
côté des puissants, des souverains, ce qui fait justement
qu'il n'est pas humain ou humaniste. Le frère Benoit, qui
est d'abord l'adjuvant de Zag, est lui-même un opposant,
à cause de l'os de poule qui le trahit, et il devient
lui-même sujet, sanctionné négativement par son
destinateur, le père supérieur, à qui il doit se
confesser : «Et ce fut ainsi qu'un grand miracle se
termina en confession. Un ange, même archange, ne
séjourne pas sur la terre sans y contracter quelque
malice». Zag a été malicieux envers «le pauvre Benoit»
[227] : il a été idéologisé par le monde profane après
avoir été idéologisé par le monde sacré.
-- N'est-il pas «un gueux» [224], «un hurluberlu» [226] :
«Personne extravagante, qui parle et agit d'une manière
bizarre, inconsidérée» [Le Petit Robert 1, p. 946], un
volatile défroqué, nu comme «feu la poule» [227]?
29 octobre 2001
«Les
Méchins»
[EC : 44, p. 236-239; EI, p. 39-41; BQ, p. 56-59]
Ce conte, d'abord publié sous le titre "Le
narcomane" en 1960, se distingue de tous les autres,
d'abord par le toponyme qu'est le titre : les autres
toponymes dans les titres sont : "Anse Saint-Roch", "Val-d'Or", "Kentucky" et "Ferme-Neuve", où il n'y a cependant
pas d'article défini. Ferron rapproche "méchins" et
"méchants" et, selon le rédacteur, il se trompe :
«Contrairement à ce que prétend ici Ferron, qui croit voir
dans le mot "méchants" l'étymologie de Méchins, ce
dernier nom doit son origine à la forme des rochers dans
la mer, devant ce village, formant un trio de personnages
(des jeunes hommes, en vieux français "meschins") [238,
note 2]. Mais il n'y a pas lieu de succomber à l'illusion
référentielle : ce sont des «rochers sinistres» [238], des
«rochers maudits» [239]... En outre, c'est le seul conte
où il y a un narrateur-conteur, dans la séquence initiale
(le premier paragraphe) et au début de la (macro-)séquence centrale, et un narrateur-acteur, à partir du
troisième paragraphe; c'est ainsi qu'il est possible de
parler d'un narrateur-raconteur, la position
d'énonciation de l'observateur étant donc double : le
conteur est le narcomane et l'acteur est le médecin; mais
c'est le même protagoniste, antagoniste, agoniste.
«[F]ils de famille, des jésuites et des
hôpitaux
de Paris», qui en sont donc le destinateur, le malheureux
médecin a mal tourné : «l'opium était sa panacée; il ne
pouvait se résoudre à s'en passer» [236]; la médecine
n'est pas ou n'est plus pour lui une mission, une
vocation, une profession, mais un gagne-pain : la manière
de gagner de l'argent pour acheter de l'opium, «sous
prétexte d'aller saluer les confrères» [236] de Rimouski
[237]. La misère qui l'entoure, la misère de
l'environnement, des provinces du Québec, des «colonies»
ou des Méchins : un village au beau nom, mais «un village
où cependant le curé n'avait pas encore réussi à se
mériter un vicaire, où les médecins, du moins à cette
époque, ne restaient pas» [236].
Le narcomane n'a pas d'idéologie; il a seulement
du mépris pour la Misère, l'anti-Sujet, représenté par le
peuple, les passants, ses clients : «Ah, ils me tenaient
bien! J'étais à leur merci. Ils attendaient la nuit pour
venir me chercher et m'employer à des besognes de croque-mort ou aux accouchements dont la sage-femme n'avait pas
voulu. Que de misères! Mais aucune ne m'arrachait à la
mienne». Il ne peut s'apitoyer que sur son propre sort,
soignant «sans pitié, sans amour» [237]. Le mépris pour
ses clients s'intensifie un après-midi d'hiver, une nuit
de tempête [237], contre le cocher qui frappe le cheval
et contre la famille dont il est sans doute le chef : «Une
cabane de rondins écrasée par la saison. Dans son réduit
deux ou trois morveux et une femme en travail. Pas de
lampe, un fanal. Tout y était approximatif, incertain,
douteux sauf le froid : l'enfant sortit tout fumant du
ventre de sa mère. Triste besogne»; surtout qu'il n'est
pas payé : «Je n'avais pas été payé. J'aurais tant eu
besoin d'un peu d'argent pour aller à Rimouski!
D'honoraires point je n'avais demandés mais un salaire!»;
de là sa fureur : «Voilà ce que j'avais dit dans ma
colère, dans ma rage, dans ma faim d'opium. Je ne m'étais
pas gêné. Je ne connaissais pas la pitié» [238].
Mais, dès la séquence initiale, il est
annoncé
que le narcomane sera sauvé par un cheval [236] : «Je
montai dans une carriole traînée par un vieux cheval
blanc pelé à la saillie des os, l'échine comme une arête,
la queue coupée», «cheval de misère» [237]. Ce cheval est
un connecteur d'isotopies : de l'isotopie "médicale"
(toxicomane) de l'opium ou du mépris et de l'isotopie
religieuse de la pitié, la Pitié étant le véritable Objet
de valeur, l'objet du salut. C'est parce qu'il reconnaît
une plus grande misère chez ce cheval -- cheval à la «tête
épouvantée», «cette pauvre bête, la queue coupée, la
gueule ensanglantée, les yeux troubles, l'oreille affolée»
-- que le médecin se convertit à la pitié : «Ce fut alors
que j'eus la révélation d'une détresse plus grande que la
mienne et que j'éprouvai pour la première fois une pitié
qui ne fût pour moi». Ce cheval est un prochain : «Ce
cheval, je l'aimai comme un frère. Il a été mon
rédempteur. Jusque-là, égoïste et méchant, j'aurais
mérité mille fois d'être foudroyé au milieu des Méchins.
Depuis je ne pense plus à moi, j'en rends grâce à Dieu.
Il ne m'a pas guéri, il m'a sauvé» [239]. Comme Zag
l'archange, le médecin fait finalement face à la/sa
castration, la toxicomanie en étant le déni; il l'assume
ou s'y soumet...
Pour une des rares fois, sinon la seule fois dans
les Contes de Ferron, l'idéologie du narrateur, ici du
narrateur-acteur qu'est le médecin, est chrétienne,
catholique, Dieu étant le destinateur du sujet; il y a
lutte entre le catholicisme et le «paganisme» des «sages-femmes et guérisseurs» [237], entre le bien et le mal; et
le bien triomphe, ayant été pris en charge par le sujet,
qui a investi positivement l'objet, en passant de la
dysphorie à l'euphorie dans son investissement thymique
: c'est l'idéologie manichéenne du vicaire qui manque au
curé, du médecin-vicaire... L'opium -- la religion de
l'opium, l'opium de la religion : «Sans opium on ne peut
donner de religion au peuple» [237] -- devient le symbole
d'un remède universel, d'une panacée, contre la misère du
monde, du prochain, du cheval-prochain, contre «la
méchanceté du monde» [239]. Dans le même acteur, le
médecin est l'adversaire du narcomane : l'Altruisme ou la
Bonté s'opposent à l'Égoïsme ou à la Méchanceté, comme
l'Amour ou le Bonheur s'opposent à l'Évasion ou à la
Haine et au Malheur; c'est finalement la Révélation, la
Rédemption ou le Salut, comme Destinataire, qui profitent
de la Pitié.
Mais il y a quand même une ambiguïté au
moment de
la sanction : «C'est lui désormais le narcomane» [139].
C'est en s'identifiant à la Détresse, au cheval de
misère, que le médecin peut se purger et connaître une
véritable catharsis; mais il n'a pas pour autant
abandonné l'opium. C'est par le médecin-cheval ou le
cheval-médecin qu'il y a inversion du médecin-narcomane
au cheval-narcomane : au prochain-narcomane, au narcomane
prochain qu'est le médecin pour lui-même, trop proche de
lui-même.
-- «Tu aimeras ton prochain comme toi-même»...
30 octobre 2001