LA VALORISATION

«Une fâcheuse compagnie»

[EC : 8, p. 101-104; EI, p. 42-44; BQ, p. 60-63]

Ce conte de 1953, qui suit «Les Méchins» dans l'EI, lui ressemble étrangement : il y a ici aussi dédoublement de personnalité; l'essentiel de l'analyse consiste à répondre à la question suivante : «Qui est réellement de fâcheuse compagnie, qui est une ou la fâcheuse compagnie? C'est, avec «Un accouchement réussi» et «Un poulailler», le seul conte de tout le recueil des soixante-et-onze où il y a l'article indéfini singulier dans le titre; c'est le seul où l'article indéfini singulier est féminin. L'article indéfini (cataphorique) renvoyant à une information inconnue, le titre est donc ici une question implicite et le reste du texte est la réponse explicite à cette question.



Le ton est donné dès la première phrase, correspondant à la séquence initiale : «J'ÉTAIS NOUVEAU dans la pratique; par un air de suffisance, je cachais les inquiétudes que me causait mon personnage» [101, en capitales dans le texte]. D'une part, il y a eu auparavant, lors des études de médecine, acquisition d'une compétence professionnelle par le sujet, malgré son inexpérience; mais, d'autre part, il y a incompétence personnelle, expérience de l'incompétence : c'est un sujet inquiet et suffisant, manipulé par son «personnage». Des valeurs psychologiques (comme l'inquiétude) s'opposent à des valeurs sociologiques (comme la profession de médecin).

L'espace va de la périphérie (le comté de Gaspé-Nord) au centre (le village de Saint-Yvon et le sentier qui mène à la maison du patient; maison qui est l'espace utopique de la sanction et de la conjonction), en passant par un espace clérical (la paroisse de Cloridorme); cela veut donc dire que l'espace n'est pas que géographique (avec son climat); il est social : sociologique et religieux. L'espace de la mer et le temps de l'hiver conditionnent les habitants, acteur collectif, et leurs valeurs : à l'épargne ou à la parcimonie des habitants des «vieux comtés» est opposé le partage des habitants de Saint-Yvon : «À Saint-Yvon, il n'en va pas de même; on subit l'influence de la mer, qui est à tous et à chacun. Cela donne un régime moins mesquin, favorisant l'entraide et la société» [101].

On partage le bétail : les chiens et les chats, ainsi que les cochons. Ces derniers se voient humanisés, dotés de qualités ou de valeurs humaines : ils errent; ils sont «impudents et familiers», l'impudence étant proche du cynisme ou de l'effronterie et donnant du caractère. Ils sont sexualisés : «Par les jours ensoleillé s'ils se divisent en truies et en verrats, mais c'est pour mieux se rapprocher; ils s'en donnent alors à coeur joie, sans aucune retenue, comme de vrais cochons» [101]. Ils n'attendent pas d'invitation et «ce sont eux qui tracent des sentiers dans la neige fraîche»; surtout, ils fabriquent du lard. Mais une comparaison, un connecteur d'isotopies, vient animaliser les habitants : les cochons de Saint-Yvon sont «au demeurant fabricants de lard comme leurs confrères des vieux comtés et criant aussi haut leur déplaisir quand vient l'heure de le livrer». Il y a le devenir-humain des cochons et le devenir-animal des humains, qui sont donc des cochons, par l'intermédiaire du «portuna» du médecin ; «C'est une belle trousse noire et luisante, qui a les oreilles en l'air; il ne faut pas la regarder longtemps avant de se rendre compte qu'elle est neuve» [102, souligné par nous]; c'est donc un deuxième connecteur des deux isotopies.

Les principales valeurs thymiques du médecin sont, d'une part, surtout l'inquiétude, et d'autre part, surtout l'orgueil : la suffisance, la fierté, la dignité, la noblesse, l'amour-propre; c'est un sujet qui est orgueilleux pour ne pas paraître inquiet ou gêné : c'est un sujet paranoïaque; il est manipulé par sa paranoïa, mais aussi par sa profession : par son statut social. Aussi est-il offusqué par le marchand du magasin qui est d'abord adjuvant du médecin, comme l'auto-neige du postillon, en lui indiquant la maison du patient, mais qui devient aussitôt opposant : «Je suis déconcerté : pourquoi nomme-t-il ainsi ma trousse? Veut-il se moquer de moi? Avec un sourire un peu niais, je le remercie, je le salue et j'arrive enfin à la porte, bien content de sortir du magasin» [102]. Ce sont les valeurs thymiques qui déterminent la conduite du narrateur-acteur.

Il est investi par le vocabulaire du marchand : «Puis, quelque peu rasséréné par le grand air, je m'engage, portuna sous le bras, dans le sentier des cochons-voyers» [102]; dans le terme "cochons-voyers", il y a un troisième connecteur d'isotopies : entre l'isotopie animale (les cochons) et l'isotopie humaine (les voyers, c'est-à-dire les employés de la voirie responsables de l'entretien des sentiers [102, note 3]). Mais sa sérénité ne dure pas longtemps; son personnage est encore sollicité : «Je m'aperçus alors que mon personnage soulevait de l'intérêt; on écartait discrètement un rideau pour le voir; ou bien on le regardait crûment au travers des vitres. Cette curiosité était assez légitime : n'étais-je pas nouveau venu dans la place?» [102].

La curiosité devient de la moquerie; l'humilité des habitants, de la médiocrité et de l'hostilité : on le suit et le poursuit en grognant; il s'amuse un peu mais s'indigne, victime d'un sentiment de persécution. Lui-même a quelque chose du cochon, du cueilleur de truffes [103, note 4] : «Mon amusement, hélas! ne dura guère; je me souvins du coin obscur, quelque peu truffé, que j'avais dans le coeur et que je croyais, à cette époque, être le seul à posséder. Pour rien au monde je n'en eusse avoué la présence. Et voilà qu'au moment où, par une démarche lente de cheval de corbillard, je cherchais à être digne de ma noble profession, cette horrible bête, de son groin infaillible, découvrait ce coin caché à la vue de tout un village!» [103]. Son coeur est un quatrième -- comme il y a quatre cochons -- et dernier connecteur d'isotopies : entre la santé (le soin des patients) et la folie (la santé de l'agent), entre le médecin et son personnage.

La tradition de la campagne n'est donc pas l'honneur; elle conduit au déshonneur : «Il n'y a plus rien à faire, je suis déshonoré à jamais. Les maisons se pressent sur mon passage; tout le village a le spectacle d'un docteur en médecine suivi de quatre cochons» [104]. En face du déshonneur (dans la confrontation ou l'épreuve décisive autour d'une cigarette), la profession l'emporte et trouve l'honneur dans la sanction finale (positive) par la famille du patient : «On me reçut avec une politesse exquise»; les cochons sont vaincus : «Les cochons restèrent dehors»; ce ne sont pas des amis [104]... Les quatre cochons (les porcs, les fabricants de lard, les habitants, les voyers) étaient bien de fâcheuse compagnie, une fâcheuse compagnie; mais ce qu'il y a de plus fâcheux, la fâcheuse compagnie, c'est bien le sujet avec lui-même, le sujet tiraillé entre son coeur (châtré, truffée) et sa tête (enflée, gonflée).

-- Une tête de cochon!

5 novembre 2001

«Le perroquet»

[EC : 9, p. 105-110; EI, p. 51-55; BQ, p. 71-76]

Autre conte de 1953, celui-ci met encore en scène un médecin qui est narrateur-acteur; un médecin sans nom comme d'habitude (si on excepte «Le bouddhiste»), ce qui a pour effet de renforcer l'illusion énonciative, l'identification du narrateur et de l'auteur. Monsieur Comtois et sa soeur, la tante Donatienne ["donna sienne"], ainsi que Coco le perroquet ont droit à un nom, à un prénom ou à un surnom, comme la «Rue Sainte-Olive» -- qui n'est pas une rue, seulement un poteau, un écriteau -- «dans la partie agreste de Coteau-Rouge» [106]; le neveu, sournois [106], n'a pas non plus de nom. Le perroquet a été surnommé, humanisé : il montre son cul, comme la fille -- qui ne mérite pas de (pré)nom : qui n'est pas sa fille, mais sans doute sa maîtresse puisqu'elle trouve «un autre papa» -- de Monsieur Comtois le lui a montré; la tante imite le perroquet : elle montre son cul et risque ainsi l'asile, son neveu voulant sans doute profiter à son tour de l'héritage de son oncle : «Après sa mort, on avait conseillé à l'orpheline de se trouver un autre papa; et tante Donatienne était venue s'installer dans l'héritage» [107].



Le narrateur-acteur n'est pas ici sujet mais destinateur du sujet qu'est le neveu, dans sa critique même de la médecine : «Et il requérait mes services pour la mettre à l'asile. Je ne fus pas surpris : la mode est à l'internement. Lorsqu'on n'est pas criminel, on le dit malade; ainsi peut-on l'incarcérer sans procès. À ce point de vue la médecine est une institution commode, qui supplée à la justice. Les médecins d'ailleurs se prêtent au rôle : ils font d'excellents geôliers. Il ne leur reste plus à apprendre que le métier de bourreau...» L'édition originale était encore plus explicite, plus réaliste [105, variantes]. Le médecin est donc à l'asile ce que le geôlier est à la prison, ce que la médecine est à la justice : dans le "suicide assisté", est-il devenu un bourreau?

Alors que le sujet et son destinateur sont motivés par des valeurs modales (ou cognitives), l'autre sujet l'est par des valeurs pragmatiques : la tante Donatienne, «une demoiselle fort distinguée, plutôt pointue» [105], a d'abord connu la distinction, que lui ont value le métier de modiste durant trente ans, avec sa soeur aînée comme adjuvant, et un séjour au couvent : «Ensuite, sa soeur morte, elle s'est retirée dans une institution religieuse, tout ce qu'il y a de plus parquets-cirés : il fallait la grâce de Dieu pour pouvoir y marcher» [108]. Mais après être passée par la maison de son neveu et par celle de son frère, Monsieur Comtois, elle est devenue vulgaire; la vulgarité est désormais ce qui la caractérise : c'est son valoir. Des valeurs plutôt thymiques, comme la cocasserie et la malice de Monsieur Comtois, de même que le trémoussement du perroquet [106, 107, 109], ont servi d'intermédiaire entre la distinction et la vulgarité...

Monsieur Comtois n'a pas servi les intérêts de son neveu, puisque sa maison est revenue à sa soeur; il a donc été son opposant; les enfants et les vicieux sont l'opposant de la tante, avec qui il y a confrontation, épreuve décisive, à la fin de la (macro-)séquence centrale : «Et les conséquences n'ont point tardé : elle ne sort plus sans avoir une bande d'enfants à ses trousses. Plus ces enfants crient, plus elle s'excite et plus elle montre ce qu'ils veulent voir. La nuit, les vicieux du quartier rôdent autour de la maisonnette, terrorisant celle qui se prit naguère pour un ange gardien» [110].

Mais la destinée de la tante Donatienne lui est venue de la "fille" de son frère : «La fille était une de ces créatures dessalées qui ont gardé néanmoins leur niaiserie et que l'on nomme morues. Il était surprenant qu'elle fût demeurée près de son papa» [106]. C'est elle qui a "éduqué" Coco et qui l'a ainsi destiné, désigné et assigné à sa "tante", qui a échoué dans sa tentative d'apprendre au perroquet à louer Dieu : «Peine perdue, Coco avait continué de montrer son cul» [107]. Après la mort du perroquet, "épuisé" [110], la maison est devenue le lieu de la performance et donc l'espace paratopique de Donatienne.

Le véritable sujet est donc la tante Donatienne, puisque le neveu échoue dans son entreprise de la faire déclarer folle par son destinateur de médecin : «-- Bizarre, peut-être, affectée, assurément, mais elle n'est pas folle. Autrement il faudrait vider les couvents, les académies, et mettre toutes les poétesses du Canada, toutes les nonnes de la terre à l'asile» [109]. Elle est seulement hystérique, hésitant entre la religion et la sexualité, entre le missel et la dentelle; inhibée, frustrée, l'exhibitionnisme lui tient lieu de satisfaction, par procuration. Son exhibitionnisme en avait d'abord été un de substitution, celui des «chapeaux à plume pour dames de Société». Au couvent, son exhibitionnisme s'inverse dans un voyeurisme lesbien : «-- Dans son couvent? C'est simple, la nuit elle ne dormait pas. Elle se promenait dans les dortoirs, comme un fantôme. Ou bien quand une religieuse ou une pensionnaire lui plaisait particulièrement, elle allait s'asseoir sur le bord de son lit et veillait sur son sommeil. Elle se prenait pour une sorte d'ange gardien» [108]. L'objet de désir de l'hystérique est un objet homosexuel; mais pour cela, elle doit s'identifier à un sujet hétérosexuel : le fantôme, l'ange gardien...

C'est bien dans les espaces hétérotopiques que sont le magasin de chapeaux, le couvent et la maison du neveu que la tante Donatienne a acquis une certaine compétence et qu'elle a développé son hystérie, sa compétence d'hystérique, tellement qu'elle fait peur [109]. Son hystérie s'est consolidée dans la modestie : «Une vieille demoiselle, modestement vêtue, se tenait sur le coin d'une chaise dans l'attitude d'une novice attendant son évêque. L'incommodité de la position semblait lui être naturelle. Elle lisait avec un air de doux contentement»; sa position et son exhibitionnisme constituent sa "plainte hystérique", sa complainte. Elle pose, elle prend des poses, elle fait du théâtre, elle parle pour ne rien dire : «Nous engageâmes une conversation qui fut polie, fine et fleurie, mais extrêmement banale, genre fleur-de-papier-pour-autel-latéral. Dès que je voulais pousser un peu dans le vif, elle était effarée et ses réponses devenaient évasives. Gêné moi-même, je m'empressais de revenir aux pieux artifices où elle trouvait sa convenance» [108].

La vieille demoiselle a un secret que sa pudeur ne réussit cependant pas à cacher; elle est aux prises avec la compulsion de répétition : avec l'automatisme de répétition, se montrer le cul, et la compulsion d'aveu, le faire savoir au «beau docteur» [107] -- à l'optimiste médecin-psychiatre, devenu destinateur-judicateur (final) -- de manière explicite, dans un lieu qui est l'espace utopique de sanction et de conjonction entre elle comme sujet et son objet de désir : être vue -- être démasquée et donc ne plus être distinguée -- à la fenêtre : «Avant de m'éloigner, je jetai un coup d'oeil à la fenêtre. Je vis quelque chose de blanc. C'était la tante Donatienne, c'était la fine demoiselle qui nous montrait son pauvre derrière de dentelle» [110]. La blanche dentelle de la «fine demoiselle», qui n'est même pas fessue [105], est bien ici un connecteur d'isotopies : entre la distinction et la vulgarité, entre le chapeau à plume et le coco de perroquet.

-- «Un coeur simple» : un simple cul?

7 novembre 2001

«La Mi-Carême»

[EC : 14, p. 148-150; EI, p. 66-67; BQ, p. 90-92]

Alors que dans beaucoup de contes ferroniens, comme «La sorcière et le grain d'orge» où il est justement question de la Mi-Carême [cf. FIGURATIVISATION], il y a rivalité entre la fille et la mère et que le complexe de castration prend alors la forme du reproche et de l'envie de pénis, il y a ici rivalité entre le fils et le père et le complexe de castration prend donc la forme du défi et de l'angoisse de castration. C'est le point de vue du garçon de huit ans -- du «flow», du «gamin», du «sacripant» -- qui prévaut dans ce texte, qui est un des «Six petits contes» [148, en italiques dans la note 1].



Une femme qui a déjà des enfants, dont le «gamin de la Côte», est sur le point d'accoucher; pour cela, elle fait appel à une sage-femme, Madame Marie [148]. Pour l'accouchement, celle-ci chasse les enfants de la maison, qui vont chez la voisine comme leur mère le leur a ordonné. Quand ils reviennent, la sage-femme explique la venue du nouveau-né par l'intervention de la Mi-Carême [149], comme on avait l'habitude de le faire, jadis ou naguère, au Québec [148, note 1].

Conte banal en somme, où la valorisation est d'abord pragmatique (ou descriptive); il faut évidemment aussi quelque compétence modale (ou cognitive) pour réussir un accouchement et faire accroire que c'est par l'intervention d'un personnage légendaire ou folklorique. Mais il y a surtout des valeurs thymiques, opposant les générations : celle de la sage-femme, celle de la mère et celle des enfants. Ces valeurs thymiques ont un ancrage anthropologique, mythologique, mythique; quand les plus jeunes enfants veulent courir vers leur mère qui vient de leur sourire, la vieille les en empêche : «À cette vue, les plus jeunes qui n'avaient pas le nombril sec, les bedaines, ne purent s'empêcher de courir vers elle. La vieille les attrapa et les assit proprement» [149].

Une femme qui vient d'accoucher, comme une femme qui a ses règles, est taboue : c'est le tabou du sang, que la sage-femme fait respecter; on ne peut pas toucher la mère : l'accouchement interdit l'attouchement. Oubliant son tablier, c'est avec son «gros bâton» [148] qu'elle menace le «sacripant» et fait fuir la Mi-Carême, dont les cris de la parturiente sont l'appel et le rappel [149]. Mais ce gros bâton est aussi l'annonce phallique du père, le substitut de celui qui est réellement intervenu dans la fécondation et donc dans la reproduction. Le gamin ne semble pas l'ignorer; pour lui, les autres enfants sont des rivaux auprès de sa mère; ce sont «des bedaines» : des blancs-becs [Bélisle, p. 107]! Et celui qui vient de voir le jour n'est qu'un «paquet de langes» [150]... Mais c'est surtout de son père qu'il est rival, même s'il en a peur : «Si, si, je la croyais. Seulement j'entendais les pas de mon père se rapprochant de la maison» [149]; le matin, il n'est pas sans être capable de faire le lien entre le bébé que la Mi-Carême, qu'il ne connaissait guère parce qu'elle avait l'habitude de passer la nuit [148], a oublié et le père qui revient de la pêche. Le pauvre ne peut pas être à la hauteur du pêcheur «chaussé de ses grandes bottes, les mains couvertes d'écailles» [149].

C'est pourquoi son père n'est pas qu'un rival; c'est un modèle admiré, respecté : «Mon père se pencha sur le paquet de langes. Quand il se redressa, il était heureux, rajeuni; les écailles de hareng brillaient sur ses bras; il se frottait les mains, il trépignait dans ses grandes bottes». Mais c'est justement parce qu'il s'identifie à lui, qu'il peut le défier : «et je pensais, moi, le flow, que c'était lui que la Mi-Carême aurait dû battre» [150]. Pour l'enfant, inconsciemment ou non, la copulation est un acte d'agression contre la mère; acte qui devrait être puni ou vengé. Mais il n'est pas sans envier le père qui, lors de la fête de la Mi-Carême sans doute (comme lors du Mardi gras ou de l'Halloween), devait transgresser le jeûne, l'abstinence et la privation, que les chrétiens avaient l'habitude de s'imposer pendant le carême, sauf les dimanches : quadragésime, reminiscere, oculi, laetare, rameaux [Le Petit Robert 1, p.255]; tous ces dimanches de l'année, où il était interdit de travailler et donc permis de faire autre chose.

-- Le flow -- le sacripant, le fanfaron, le chenapan -- devait bien avoir une face de carême...

9 novembre 2001

«L'été»

[EC : 30, p. 191-192; EI, p. 68-69; BQ, p. 93-94]

Ce conte (de 1957) suit le précédent (de 1955) dans l'EI, mais il en est bien différent et il ne fait pas partie des «Six petits contes». Avec "Le déluge" et "L'orage", c'est le seul titre qui fait référence au climat; c'est le seul titre où est mentionnée une saison, la saison réunissant le temps et l'espace, le temps qui passe et le temps qu'il fait. La présence du narrateur-conteur s'y réduit à la première et à l'avant-dernière phrases, le constituant donc en destinateur initial et final; dans l'édition originale, la dernière phrase était une moqueuse invocation : «Saint Agapit, priez pour nous jusqu'au printemps prochain» [192, en italiques dans la variante]. On se demande bien pourquoi le titre n'est pas "Saint Agapit" plutôt que "L'été"; sans doute parce que "Saint Agapit" n'aurait rien eu à voir avec le temps; mais, pourtant, oui, avec l'hiver. De ce conte, il ressort que la nomination est en relation avec la valorisation, mais que les valeurs ne sont pas des concepts : elles se situent entre les schèmes, et les images, entre les non-concepts (les noms propres) et les pré-concepts ou les concepts (les noms communs).



Comme à Marie, de son père [cf. L'ÉVALUATION SÉMIO-NARRATIVE : «Le pigeon et la perruche», conte qui suit dans l'EC et qui est de la même année], le deuil ne sied pas à la veuve : son mari ne l'avait pas satisfaite; matériellement, oui : «elle avait du bien, une maison, un jardin, quelques rentes; sexuellement, non : «il ne lui avait pas laissé toutefois le principal, ce souvenir cuisant de l'homme, qui dispose les veuves à la consolation et leur permet de rester fidèles à l'espèce de leur défunt. Ce mari fut donc oublié, il l'avait bien mérité». Mais ce mari est associé au saint : «Dès que sa femme l'eut quitté des yeux, il lui sortit subrepticement de la tête, par une oreille ou l'autre, et s'en fut dans les bois retrouver le saint patron de la paroisse» [191].

La veuve se demande si elle a jamais été mariée et donc si elle doit être fidèle à la mémoire du défunt; elle en conclut que non, le mari n'ayant pas laissé de cicatrice, de marque phallique, sur elle : «Le curé lui cita l'Ecclésiaste qui compare la marque de l'homme sur la femme à la trace de l'oiseau dans l'air, du poisson dans l'eau» [191-2]; c'est donc une bien piètre marque! Tellement que la veuve peut s'adonner à la séduction, sinon à la prostitution; elle a des prétendants : «La comparaison était rafraîchissante, mais ne donnait point prise aux prétendants, qui tournaient autour de la belle, nageant et voltigeant» [192] -- des hommes-poissons et des hommes-oiseaux qui ne peuvent pas non plus satisfaire l'hystérique : «Ce n'étaient pourtant pas des enfants; ils avaient, comme on dit, de la branche. Leurs pointes néanmoins ne portaient pas. Alors ils allaient, les plus méchants, braquer ailleurs» [192, souligné par nous]. Ils n'ont pas l'arme qu'il faut...

Mais l'été est la saison du feu et du sud; c'est aussi la saison du jardin : «Ceux qui restaient, comme Aaron, fleurissaient. Le jardin de la veuve était le plus beau du comté. Monsieur le curé venait parfois y lire son bréviaire» [192]. Le jardin fleurissant est un connecteur d'isotopies : entre l'isotopie agricole (végétale) et l'isotopie sexuelle (animale) : c'est la toison pubienne qui fait que la veuve est bien une courtisane qui n'a justement pas besoin de convoler à nouveau : «De sa personne cette veuve était bien, très bien, propre, fraîche, le teint clair, l'oeil amusé, ronde, charnue, tenant ferme ses gélatines, vêtue de tissus légers, entourée d'anges et d'amours, une vraie concupiscence du bon Dieu» [192], dont elle est en quelque sorte la putain -- rien de moins, pour la femme d'un saint, pour le sein d'une femme!

L'été, c'est l'éternité; c'est la divinité : «Les années passaient, elle ne vieillissait pas. On s'habitua à son charme, à sa sensualité irréprochable. Elle devint la divinité du village» [192]. Mais après le printemps, l'enfance (l'est) et la jeunesse (la terre), et après l'été, la maturité, vient l'automne (l'ouest, l'air), la vieillesse : «Aux approches de la cinquantaine elle mourut subitement». La veuve, qui «ne pensait pas à convoler» [191], finit par épouser tous ses courtisans, le destin de l'hystérique ne se distinguant du destin de toute femme que quantitativement (la virginité, la maternité ou la promiscuité) : «Sur son lit de parade, au milieu des fleurs, elle semblait dormir. Il y eut foule à son enterrement. C'était au commencement de l'automne; les arbres ployaient sous leurs fruits, les grands soleils se dressaient autour des jardins. Tout le monde semblait heureux. On eût dit une cérémonie nuptiale» [192].

Mais les Mortels (l'hiver) reprennent le dessus sur les Divins (l'été) et l'honnête mari -- «le saint patron de la paroisse» : Moïse contre Aaron -- vient réclamer son dû : «La fête ne dura pas. Du bois sortit le saint farouche, l'ostrogoth, le mérovingien. Il reprit possession de l'église [...] C'était l'hiver qui commençait» [192]. Le surmoi (la tradition, le passé) triomphe du ça (la révélation, le présent) au profit du moi (la trahison ou la traduction, l'avenir).

-- Après l'hiver vient toujours le printemps; et ça recommence, grâce au farouche saint Agapit, «un nom de saint à coucher dehors» [191]!

10 novembre 2001

«Le pont»

[EC : 52, p. 257-259; EI, p. 48-50; BQ, p. 68-70]

Dans ce conte à médecin, le symbolisme du pont est patent : non seulement le pont (Jacques-Cartier) joint-il Montréal et sa banlieue de la rive sud, mais il représente l'organe sexuel masculin, d'une rive à l'autre, de l'érection à la masturbation : «Le canal de la voie maritime n'était pas creusé. Le soir, j'avais la mauvaise habitude d'oublier ma clientèle et de changer de monde en changeant de rive. Le pont était au milieu de ce partage, divisé lui-même par son architecture et selon mon orientation»; «son armature en dessous du tablier»; «il s'imposait à ma vue par sa superstructure et l'admirable enchevêtrement de ses poutres d'acier»; «Cette vue me réconciliait avec ma rive» [257]...



Prévalent les valeurs descriptives : architecturales, urbanistiques, déambulatoires; s'il y a un pont, il doit y avoir des véhicules : il y a ici une charrette et un acteur pour qui le narrateur éprouve de la sympathie, valeur thymique (euphorique) : «La cabane était divisée par une demi-cloison : d'un côté le cheval, de l'autre sa famille. Cette famille : son homme planteur de quilles, vaurien, et deux enfants, plutôt morveux» [258]. Il éprouve donc de l'antipathie pour son mari et ses enfants. Le narrateur-conteur n'est pas comme d'habitude : non seulement il est médecin, mais il est écrivain : «J'ai toujours eu un faible pour les grands mots et les belles images, même de seconde main. C'est pour cela sans doute que j'écris» [258-9]. Le cinéma et la photographie l'intéressent; il a un projet de scénario : «Or, à cette époque, à cause d'un ami photographe qui voulait devenir cinéaste, je pensais cinéma et j'avais imaginé de me servir de l'étrange équipage. L'intrigue du film se serait nouée et dénouée en quatre heures [...] D'ailleurs le photographe ne devint pas cinéaste; il tourna journaliste et je cessai de penser à mon scénario» [258].

Dans ce va-et-vient entre l'écriture et l'image, entre le langage verbal et le langage visuel, il y a déambulation de l'équipage, de la charrette. Mariée à un «vaurien», frustrée, l'Anglaise déambule «au milieu des Canadiens français» [258], la déambulation (la promenade, la marche) étant un substitut de la masturbation; mais c'est aussi son travail : «Je dépassais parfois un équipage. Le cocher était une femme. Dans une charrette elle transportait des rebuts à Montréal et revenait ensuite vers Coteau-Rouge où elle était ma concitoyenne» [258]; «Le jour, l'Anglaise parcourait les rues du faubourg avant le passage des vidangeurs. Vieux sommiers, débris de lessiveuses et de poêles, toute ferraille lui était bonne. Elle se donnait un mal infini pour gagner bien peu. C'était peut-être afin d'utiliser son cheval, un assez bel animal» [259].

Elle est sa concitoyenne, mais il ne la connaît pas, ignorant même son âge : «Mais qu'en sais-je. Qu'ai-je jamais su d'elle? Tout était énigmatique, même son âge. Avait-elle vingt-cinq, trente, trente-cinq ans?» [259]. Pourtant, elle est d'âge à avoir un troisième enfant : «J'avais remarqué qu'elle bedonnait. Une nuit, je suis appelé chez elle; elle avait accouché seule. Je coupai le cordon et achevai sa délivrance». Cette femme inspire au médecin-conteur des sentiments (personnels et sexuels, individuels et collectifs) très ambivalents: «Maigre, osseuse, les cheveux roux, sans coquetterie, elle n'inspirait pas le désir ni même la pitié. Elle ne semblait rien attendre de personne, parfaitement étrangère à tout. C'était peut-être une folle. Elle avait de beaux traits et la peau fort blanche. Vulgaire, elle ne m'a jamais paru; au contraire, par une étrange autorité, elle commandait plutôt le respect. Mais cette autorité lui venait peut-être de son origine et de notre sentiment d'infériorité...» [259]. Les valeurs mobilisées oscillent entre le dire et le médire --le "mi-dire" -- ou le prédire : la femme à la charrette disparaîtra, comme son cheval, comme un fantôme!

Si c'est sa concitoyenne, le narrateur devrait la nommer; mais, comme dans la plupart des contes de Ferron, il y a un problème de nomination : autant il y a de toponymes, moins il y a d'anthroponymes; l'espace (le nom commun) domine le temps (le nom propre). C'est pourquoi la (femme à la) charrette est fantôme et qu'il faut chercher à la nommer, ailleurs, enfin, dans La charrette [258, note 3 : roman de 1968]. Nommer est un problème de langue, c'est-à-dire de traduction et de trahison, de tradition et de révélation, des valeurs...

-- Un ruisseau ["brook"] devient un rousseau : «Bien des rousseaux nous viennent de là. On francise comme on peut, par le bas surtout, alors qu'on anglicise par le haut» [258].

11 novembre 2001

«Cadieu»

[EC : 60, p. 287-296; EI, p. 15-22; BQ, p. 23-33]

«Cadieu» est le seul conte original, princeps, de l'EI, en ce sens qu'il n'a jamais paru en revue auparavant; dans l'espace, il est le troisième dans l'EI; dans le temps, il semble contemporain d'«Armaguédon» [1964], qui suit dans l'EC. Avec «Le mariage d'Hercule», «Martine», «Suite à Martine», «Mélie et le boeuf», «La Mi-Carême», «Jérôme Salvarsan», «Docteur Barnabé», «Le petit William» et «Ulysse», c'est l'un des contes où le titre contient un anthroponyme; c'est le seul identifié par un patronyme. C'est un conte où la valorisation est nomination et donc individuation, où l'individualisation est synonyme d'universalisation, par la structure axiologique figurative.



Dans la séquence initiale, correspondant aux deux premiers paragraphes, le narrateur-acteur, Cadieu, acquiert une certaine compétence, celle d'un fils aîné : «D'enfants nous fûmes cinq, sept, dix. J'étais l'aîné, le premier dans l'échelle. Le père se tenait en haut. Chaque année, je montais d'un échelon, sans parvenir à sa semelle. Derrière moi s'agrippaient les frères et soeurs, avides de vieillir». Le seul rival du fils, c'est le père; sa mère, elle, fait que les enfants prennent leur place dans «l'échelle absurde», la «grappe pathétique» [287]. Dans cette même séquence apparaît le destinateur, sous la figure d'un des «quêteux, successeurs des sauvages», dont il avait été question au tout début du texte [287] : Sauvageau et «son oeil d'oiseau»; c'est une figure du diable, lui-même substitut du père. Et Sauvageau pourrait bien être le véritable géniteur, puisqu'il ne s'amène qu'après les naissances, réclamant son dû, la mère espérant que ce soit pour la dernière fois : «Il [le père] exprimait ainsi le souhait de sa femme [...] et mon père comprenait qu'il en était encore, qu'il en restait toujours à l'avant-dernière fois» |288]. C'est donc dire que Sauvageau pourrait bien être le père (réel ou imaginaire) de Cadieu...

Au début de la (macro-)séquence centrale, le sujet prend son élan et commence à travailler, à quinze ans; sa mère le prend mal, son premier fils étant celui qu'elle avait fait à son père (à Sauvageau, à un sauvage?) : «Ma mère me fit des façons. Elle était plus vieille que moi [...] Je ne compris rien à son regard de jeune fille, je me demandais ce qu'elle voulait [...] Elle en perdit ses façons» [288]. Voilà que son garçon est sur la route de la performance et des valeurs de l'apprentissage : son «bel habillement» le mène à l'«eau gazeuse» et à «une eau plus forte»; Thomette Damour est son adjuvant dans cette quête, dans «l'ahouignahan de sa jeunesse», qui passe par Montmagny [288, 289]. De l'alcool au sexe, il n'y a qu'un pas, à Berthier, avec la fille d'un dévot, ami de Thomette. Cadieu y perd son argent et il se sent coupable, veut entrer en religion [289]; son père, le bonhomme, s'y oppose et le remet à sa place : avec les cochons [290], comme ses frères et soeurs [287].

Les épisodes qui suivent rappellent «Le secret», conte de 1951 [cf. LA SPATIALISATION], «Le pèlerin», conte de 1955 [cf. L'ACTORIALISATION], et «Bêtes et mari», conte de 1957 [cf. LA SCHÉMATISATION NARRATIVE]. Il devient un homme et quitte le comté; il revoit Sauvageau, «la main sur le coeur, la bouche ouverte, les lèvres noires», avec qui il a une aventure homosexuelle : dans la grange, «couché dans le foin, il a meilleure posture» [290], et qui lui promet des enfants; diable ou démon, Sauvageau tâte de la sorcellerie : «Il tire de sa poche une poupée et une alène [...] Il transperce la poupée» [291 ("alène" devrait être orthographié "alêne")]. C'est ainsi que l'on fait des enfants...

Dès le début du conte, il y a un élément de la structure axiologique figurative qui apparaît; c'est le feu, qui s'oppose à la maison «des ancêtres, propriété de mon père, j'y suis né» : «maçonnée pour décourager l'incendiaire, qui flamba quand même, mais par le dedans, comme on verra dans ce récit» [287]. La "pyromanie" continue : l'alcool [288, 289, 291] et le sexe [289]; Cadieu se sent mourir de honte, mais il rencontre un rougeaud, qui devient «Rougeaud» [291]. Au chantier sur la Gatineau, Rougeaud devient «irritable, batailleur» [291]; Cadieu l'accompagne chez la putain Blanche, destiné par le «père Jessé Marlow, notre bourgeois, un fameux maquignon» [291-292], et il en contracte une maladie vénérienne (à moins que ce n'ait été avec la fille du dévot), qui brûle : «Rougeaud est guéri, l'humeur ne l'emporte plus. En peu de temps nous aurons regagné l'argent de sa cure. Sur les entrefaites je commence à éprouver une drôle de sensation : quand je change mon poisson d'eau, il est inquiet, j'ai mal à l'âme; comme cela m'arrive de plus en plus souvent, je deviens tout à fait malheureux» [292].

Cadieu a une autre aventure homosexuelle, avec le serre-frein : «Entre les arrêts, son âme en peine dans la lanterne, le serre-frein venait s'asseoir dans mon voisinage et toussotait. Je feignais de dormir. Une fois j'ouvris l'oeil et n'eut pas le temps de refermer : par la petite fente il m'avait happé, parlait et ne me lâchait plus. Il m'eut bientôt à sa disposition» [292]. Ensuite, il ne peut que rougir : «Je rougis, je n'avais pourtant pas la maladie à la face» [293]; il rougit tellement qu'il change de nom : «"Je me nomme Dubois, répondis-je, Eugène Dubois"»; il s'invente un passé d'orphelin, reniant donc son père et sa mère mais les honorant en même temps, les idéalisant : «Des gens charitables m'ont recueilli. Je mourais de faim et de froid sur mon petit grabat. Ils m'ont sauvé la vie. Leur nom : Cadieu. Le père est un gros habitant, la mère est une vraie sainte. Ils habitent la plus belle maison de Bellechasse. Bâtiments à l'avenant». Cadieu est un enfant prodigue : «ingrat, méchant, porté à la luxure, un vrai pourceau dans un nid d'hirondelles»; de là, la métaphore de l'éléphant, de la trompe que l'on «trempe dans un jus de betterave à la potasse» [293].

Sauvageau rapplique auprès de Cadieu et lui envoie Mithridate, un «quidam», un «baveux» : «Je sus qui il était. Yeux vifs, paupières lourdes, le nez busqué, une mèche de cheveux décolorés, il ressemblait à un clown défroqué, converti à quelque affaire sérieuse, à une mission difficile, à la fois extravagante et abjecte. Il me demanda mon nom. Je rougis, je n'avais pourtant pas la maladie dans la face. Je lui donnai mon alias» [294] Mithridate aussi a un problème d'identité, de nom; mais il parle bien, préférant un intime Eugène à un anonyme Dubois : «Dubois, un nom de troupeau enregistré. Eugène me parle mieux. Moi, je me nomme Mithridate. Je suis le roi du Pont. L'eau ne m'intéresse pas, je passe par-dessus le canal, je bois de la robine. Pour vivre il faut se sentir mourir, s'empoisonner à la goutte. Le reste n'est que bagatelle. Je parle en connaissance de cause; j'ai eu une existence antérieure; je portais un autre nom que je n'avais pas choisi, un nom honorable de générations passées et futures; je voyageais du déluge à l'antéchrist, entre squelettes et embryons; je croyais rêver. J'ai sauté du train pour vivre» [294]. Mithridate est encore plus diabolique que Sauvageau; c'est Satan, c'est Lucifer : il est le maître d'un royaume, «un personnage dans le Parc, une sorte d'avocat [...] un agitateur aussi» [295]. Et, avec Mithridate, les larmes se mêlent à la robine, comme aux piastres [289], et la robine au sang et au sperme : «Son comportement changea. Il se mit à boire la robine à grands traits. Il devenait hagard, désintéressé, silencieux. Puis, un jour, lui qui m'avait gardé jusque-là en dehors de son royaume, il me tendit la bouteille. Par curiosité de novice, pour ne pas lui déplaire, j'y pris quelques gorgées. C'était du feu. Je lui souris, les larmes aux yeux. Les arbres se mirent à saigner doucement la chlorophylle, quelqu'un m'enlaça, je fus entraîné. Par la suite, j'entendis le bruit de l'eau. C'est tout ce dont je me souviens». Oui, la religion, le noviciat, de Cadieu, c'est bien l'homosexualité, comme Sauvageau le lui signifie après : «Il me dit : "Tu peux partir; ton noviciat est fini"». Et l'air n'y change rien : «L'air pur me donnait le vertige» [295]. La dépossession [cf. Boucher, 81-91], c'est plutôt la castration, mais aussi la transgression.

Honteux, Cadieu change de nom, donne ou garde son alias, son pseudonyme [294, 295]; au bout de cinq ou six ans, l'enfant prodigue est devenu prospère, homme d'affaires, avec «des amis dans le gouvernement». Mais il est resté innommé ou mal nommé : «Seulement je porte encore le nom de ma honte. À celui des aïeux, je voudrais revenir planter l'arbre généalogique, avoir un parapluie en peau d'ancêtres avec tatouages microfilmés, coeur saignant et fleur de lys. Il faudrait d'abord que je sois reconnu par les miens» [295-6].

La (macro-)séquence centrale se termine par une confrontation avec l'anti-sujet, le père, avec qui il était en rivalité; celui-ci, jadis chanteur [287, 289], est devenu sourd : «Le bonhomme est sourd, mais il rumine encore son cantique», ne (re)connaissant même pas son fils. Les frères sont partis; restent les petites soeurs avec «chacune un minet sur les genoux». On le prend pour «un épouseur»; mais en même temps, sa mère, la «vieille chatte», lui offre un minet : «Lequel voulez-vous, Monsieur Dubois? Moi, je commence à être dans l'embarras». De minet ou minette en mignon, de chatte en chat, Cadieu a un problème d'identité, d'identité sociale, d'identité sexuelle [296].

Dans la séquence finale, Sauvageau vient sanctionner le pyromane, qui réduira son chanteur de père à un gardien de nuit et qui, faute d'avoir accès à la maison, à la mère comme objet de valeur, la brûle -- par le dedans : n'est-il pas, inversion des contenus oblige, Eugène Dubois alias Cadieu? -- pour des motifs patriotiques (nationaux ou régionaux) : «J'eus la maison pour pas grand'chose, une haute et grande maison qui d'habitant passée à journalier, ayant perdu son domaine, restait à l'étroit, le long du chemin. Pour la libérer j'y mis le feu. Ce fut un beau spectacle. Toute la paroisse y assista» [296 ("grand'chose" devrait être orthographié "grand-chose"].

-- Qu'à Dieu ne plaise!

13 novembre 2001