Si c'est sa concitoyenne, le narrateur devrait la
nommer; mais, comme dans la plupart des contes de Ferron,
il y a un problème de nomination : autant il y a de
toponymes, moins il y a d'anthroponymes; l'espace (le nom
commun) domine le temps (le nom propre). C'est pourquoi
la (femme à la) charrette est fantôme et qu'il faut
chercher à la nommer, ailleurs, enfin, dans La charrette
[258, note 3 : roman de 1968]. Nommer est un problème de langue,
c'est-à-dire de traduction et de trahison, de tradition et de
révélation, des valeurs...
-- Un ruisseau ["brook"] devient un rousseau : «Bien des
rousseaux nous viennent de là. On francise comme on peut,
par le bas surtout, alors qu'on anglicise par le haut»
[258].
11 novembre 2001
«Cadieu»
[EC : 60, p. 287-296; EI, p. 15-22; BQ, p. 23-33]
«Cadieu» est le seul conte original,
princeps,
de l'EI, en ce sens qu'il n'a jamais paru en revue
auparavant; dans l'espace, il est le troisième dans l'EI;
dans le temps, il semble contemporain d'«Armaguédon»
[1964], qui suit dans l'EC. Avec «Le mariage d'Hercule»,
«Martine», «Suite à Martine», «Mélie et le boeuf», «La Mi-Carême», «Jérôme Salvarsan», «Docteur Barnabé», «Le petit
William» et «Ulysse», c'est l'un des contes où le titre
contient un anthroponyme; c'est le seul identifié par un
patronyme. C'est un conte où la valorisation est
nomination et donc individuation, où l'individualisation
est synonyme d'universalisation, par la structure
axiologique figurative.
Dans la séquence initiale, correspondant aux deux
premiers paragraphes, le narrateur-acteur, Cadieu,
acquiert une certaine compétence, celle d'un fils aîné :
«D'enfants nous fûmes cinq, sept, dix. J'étais l'aîné, le
premier dans l'échelle. Le père se tenait en haut. Chaque
année, je montais d'un échelon, sans parvenir à sa
semelle. Derrière moi s'agrippaient les frères et soeurs,
avides de vieillir». Le seul rival du fils, c'est le père;
sa mère, elle, fait que les enfants prennent leur place
dans «l'échelle absurde», la «grappe pathétique» [287].
Dans cette même séquence apparaît le destinateur, sous la
figure d'un des «quêteux, successeurs des sauvages», dont
il avait été question au tout début du texte [287] :
Sauvageau et «son oeil d'oiseau»; c'est une figure du
diable, lui-même substitut du père. Et Sauvageau pourrait
bien être le véritable géniteur, puisqu'il ne s'amène
qu'après les naissances, réclamant son dû, la mère
espérant que ce soit pour la dernière fois : «Il [le père]
exprimait ainsi le souhait de sa femme [...] et mon père
comprenait qu'il en était encore, qu'il en restait
toujours à l'avant-dernière fois» |288]. C'est donc dire
que Sauvageau pourrait bien être le père (réel ou
imaginaire) de Cadieu...
Au début de la (macro-)séquence centrale, le
sujet prend son élan et commence à travailler, à quinze
ans; sa mère le prend mal, son premier fils étant celui
qu'elle avait fait à son père (à Sauvageau, à un
sauvage?) : «Ma mère me fit des façons. Elle était plus
vieille que moi [...] Je ne compris rien à son regard de
jeune fille, je me demandais ce qu'elle voulait [...]
Elle en perdit ses façons» [288]. Voilà que son garçon est
sur la route de la performance et des valeurs de
l'apprentissage : son «bel habillement» le mène à l'«eau
gazeuse» et à «une eau plus forte»; Thomette Damour est son
adjuvant dans cette quête, dans «l'ahouignahan de sa
jeunesse», qui passe par Montmagny [288, 289]. De l'alcool
au sexe, il n'y a qu'un pas, à Berthier, avec la fille
d'un dévot, ami de Thomette. Cadieu y perd son argent et
il se sent coupable, veut entrer en religion [289]; son
père, le bonhomme, s'y oppose et le remet à sa place :
avec les cochons [290], comme ses frères et soeurs [287].
Les épisodes qui suivent rappellent «Le
secret»,
conte de 1951 [cf. LA SPATIALISATION], «Le pèlerin», conte
de 1955 [cf. L'ACTORIALISATION], et «Bêtes et mari», conte
de 1957 [cf. LA SCHÉMATISATION NARRATIVE]. Il devient un
homme et quitte le comté; il revoit Sauvageau, «la main
sur le coeur, la bouche ouverte, les lèvres noires», avec
qui il a une aventure homosexuelle : dans la grange,
«couché dans le foin, il a meilleure posture» [290], et
qui lui promet des enfants; diable ou démon, Sauvageau
tâte de la sorcellerie : «Il tire de sa poche une poupée
et une alène [...] Il transperce la poupée» [291 ("alène"
devrait être orthographié "alêne")]. C'est ainsi que l'on
fait des enfants...
Dès le début du conte, il y a un
élément de la
structure axiologique figurative qui apparaît; c'est le
feu, qui s'oppose à la maison «des ancêtres, propriété de
mon père, j'y suis né» : «maçonnée pour décourager
l'incendiaire, qui flamba quand même, mais par le dedans,
comme on verra dans ce récit» [287]. La "pyromanie"
continue : l'alcool [288, 289, 291] et le sexe [289];
Cadieu se sent mourir de honte, mais il rencontre un
rougeaud, qui devient «Rougeaud» [291]. Au chantier sur la
Gatineau, Rougeaud devient «irritable, batailleur» [291];
Cadieu l'accompagne chez la putain Blanche, destiné par
le «père Jessé Marlow, notre bourgeois, un fameux
maquignon» [291-292], et il en contracte une maladie
vénérienne (à moins que ce n'ait été avec la fille du
dévot), qui brûle : «Rougeaud est guéri, l'humeur ne
l'emporte plus. En peu de temps nous aurons regagné
l'argent de sa cure. Sur les entrefaites je commence à
éprouver une drôle de sensation : quand je change mon
poisson d'eau, il est inquiet, j'ai mal à l'âme; comme
cela m'arrive de plus en plus souvent, je deviens tout à
fait malheureux» [292].
Cadieu a une autre aventure homosexuelle, avec le
serre-frein : «Entre les arrêts, son âme en peine dans la
lanterne, le serre-frein venait s'asseoir dans mon
voisinage et toussotait. Je feignais de dormir. Une fois
j'ouvris l'oeil et n'eut pas le temps de refermer : par
la petite fente il m'avait happé, parlait et ne me
lâchait plus. Il m'eut bientôt à sa disposition» [292].
Ensuite, il ne peut que rougir : «Je rougis, je n'avais
pourtant pas la maladie à la face» [293]; il rougit
tellement qu'il change de nom : «"Je me nomme Dubois,
répondis-je, Eugène Dubois"»; il s'invente un passé
d'orphelin, reniant donc son père et sa mère mais les
honorant en même temps, les idéalisant : «Des gens
charitables m'ont recueilli. Je mourais de faim et de
froid sur mon petit grabat. Ils m'ont sauvé la vie. Leur
nom : Cadieu. Le père est un gros habitant, la mère est
une vraie sainte. Ils habitent la plus belle maison de
Bellechasse. Bâtiments à l'avenant». Cadieu est un enfant
prodigue : «ingrat, méchant, porté à la luxure, un vrai
pourceau dans un nid d'hirondelles»; de là, la métaphore
de l'éléphant, de la trompe que l'on «trempe dans un jus
de betterave à la potasse» [293].
Sauvageau rapplique auprès de Cadieu et lui
envoie Mithridate, un «quidam», un «baveux» : «Je sus qui
il était. Yeux vifs, paupières lourdes, le nez busqué,
une mèche de cheveux décolorés, il ressemblait à un clown
défroqué, converti à quelque affaire sérieuse, à une
mission difficile, à la fois extravagante et abjecte. Il
me demanda mon nom. Je rougis, je n'avais pourtant pas la
maladie dans la face. Je lui donnai mon alias» [294]
Mithridate aussi a un problème d'identité, de nom; mais
il parle bien, préférant un intime Eugène à un anonyme
Dubois : «Dubois, un nom de troupeau enregistré. Eugène me
parle mieux. Moi, je me nomme Mithridate. Je suis le roi
du Pont. L'eau ne m'intéresse pas, je passe par-dessus le
canal, je bois de la robine. Pour vivre il faut se sentir
mourir, s'empoisonner à la goutte. Le reste n'est que
bagatelle. Je parle en connaissance de cause; j'ai eu une
existence antérieure; je portais un autre nom que je
n'avais pas choisi, un nom honorable de générations
passées et futures; je voyageais du déluge à
l'antéchrist, entre squelettes et embryons; je croyais
rêver. J'ai sauté du train pour vivre» [294]. Mithridate
est encore plus diabolique que Sauvageau; c'est Satan,
c'est Lucifer : il est le maître d'un royaume, «un
personnage dans le Parc, une sorte d'avocat [...] un
agitateur aussi» [295]. Et, avec Mithridate, les larmes se
mêlent à la robine, comme aux piastres [289], et la
robine au sang et au sperme : «Son comportement changea.
Il se mit à boire la robine à grands traits. Il devenait
hagard, désintéressé, silencieux. Puis, un jour, lui qui
m'avait gardé jusque-là en dehors de son royaume, il me
tendit la bouteille. Par curiosité de novice, pour ne pas
lui déplaire, j'y pris quelques gorgées. C'était du feu.
Je lui souris, les larmes aux yeux. Les arbres se mirent
à saigner doucement la chlorophylle, quelqu'un m'enlaça,
je fus entraîné. Par la suite, j'entendis le bruit de
l'eau. C'est tout ce dont je me souviens». Oui, la
religion, le noviciat, de Cadieu, c'est bien
l'homosexualité, comme Sauvageau le lui signifie après
: «Il me dit : "Tu peux partir; ton noviciat est fini"».
Et l'air n'y change rien : «L'air pur me donnait le
vertige» [295]. La dépossession [cf. Boucher, 81-91], c'est
plutôt la castration, mais aussi la transgression.
Honteux, Cadieu change de nom, donne ou garde son
alias, son pseudonyme [294, 295]; au bout de cinq ou six
ans, l'enfant prodigue est devenu prospère, homme
d'affaires, avec «des amis dans le gouvernement». Mais il
est resté innommé ou mal nommé : «Seulement je porte
encore le nom de ma honte. À celui des aïeux, je voudrais
revenir planter l'arbre généalogique, avoir un parapluie
en peau d'ancêtres avec tatouages microfilmés, coeur
saignant et fleur de lys. Il faudrait d'abord que je sois
reconnu par les miens» [295-6].
La (macro-)séquence centrale se termine par une
confrontation avec l'anti-sujet, le père, avec qui il
était en rivalité; celui-ci, jadis chanteur [287, 289],
est devenu sourd : «Le bonhomme est sourd, mais il rumine
encore son cantique», ne (re)connaissant même pas son
fils. Les frères sont partis; restent les petites soeurs
avec «chacune un minet sur les genoux». On le prend pour
«un épouseur»; mais en même temps, sa mère, la «vieille
chatte», lui offre un minet : «Lequel voulez-vous,
Monsieur Dubois? Moi, je commence à être dans l'embarras».
De minet ou minette en mignon, de chatte en chat, Cadieu
a un problème d'identité, d'identité sociale, d'identité
sexuelle [296].
Dans la séquence finale, Sauvageau vient
sanctionner le pyromane, qui réduira son chanteur de père
à un gardien de nuit et qui, faute d'avoir accès à la
maison, à la mère comme objet de valeur, la brûle -- par
le dedans : n'est-il pas, inversion des contenus oblige,
Eugène Dubois alias Cadieu? -- pour des motifs
patriotiques (nationaux ou régionaux) : «J'eus la maison
pour pas grand'chose, une haute et grande maison qui
d'habitant passée à journalier, ayant perdu son domaine,
restait à l'étroit, le long du chemin. Pour la libérer
j'y mis le feu. Ce fut un beau spectacle. Toute la
paroisse y assista» [296 ("grand'chose" devrait être
orthographié "grand-chose"].
-- Qu'à Dieu ne plaise!
13 novembre 2001