L'UNIVERSALISATION

L'identification secondaire

L'identification secondaire est l'identification des acteurs par l'observateur : c'est une identification consciente, transitive; identification sans laquelle il ne peut y avoir nomination et individuation, individualisation et particularisation et, de là et après, universalisation. L'identification primaire (ou spéculaire) est l'identification consciente (ou imaginaire), réflexive, aux acteurs, tandis que l'identification originaire est l'identification inconsciente aux acteurs; c'est dans et par cette dernière identification, identification intransitive en dernière instance, qu'il y a investissement thymique, humeur d'avant toute honneur. L'objet est investi avant même d'être perçu; mais l'investissement originaire n'est pas objectif ou objectal, il est subjectif ou subjectal. C'est à cause de l'investissement (thymique) que les valences (les valeurs des valeurs, les valeurs de l'objet de valeur), qui sont des pulsions, prévalent sur les valeurs et que les valeurs thymiques déterminent (ou conditionnent) les valeurs modales (et/ou cognitives) et les valeurs pragmatiques (ou descriptives). Ce sont souvent ces dernières qui dominent; ce sont les valeurs économiques, les valeurs juridiques, les valeurs politiques (ou militaires, policières, administratives, etc.), les valeurs idéologiques (ou religieuses, morales, littéraires, etc.) et les valeurs scientifiques (ou épistémologiques, philosophiques, psychologiques, etc.). L'identification implique l'idéalisation, donc aussi la subimation, et elle complique l'idéologisation.



«Le chien gris»

[EC : 10, p. 111-115; EI, p. 70-73; BQ, p. 95-100]

«Le chien gris», comme «Mélie et le boeuf» qui le suit dans l'EC, est l'un de la dizaine ou de la douzaine de contes dits "animaliers" par Paquette; non pas seulement ni surtout parce qu'il y a rapports entre l'animal et l'humain, mais rapports entre la nature et la culture, entre la vie et la mort et entre le sociolecte, ou l'univers collectif (ou sociolectal), et l'idiolecte, ou l'univers individuel (ou idiolectal); rapports aussi entre l'interdit -- l'interdit de l'inceste et l'interdit du meurtre, les deux comme interdit du contact (et tabou du sang) -- et la transgression de l'interdit : entre les valeurs d'univers et les valeurs d'absolu.



Peter Bezeau, qui est le héros, n'est cependant pas le sujet du conte; c'est le commis sans nom, représenté, (re)marqué, par son chien gris, figure sous laquelle il est déjà présent, implicitement, dans la séquence initiale : «Nelly faisait rentrer les chiens et s'allait coucher à son tour» [111]; la confrontation à la fin de la séquence centrale, l'épreuve décisive confrontant le seigneur et son commis et dévoilant le lien entre ce dernier et le chien gris, révèle que Nelly ne couchait pas seule...

Le chien gris est une figure fantastique ou merveilleuse : son allure inquiète, il a «les yeux rouges» [111], il a «la souplesse d'une ombre», «ses yeux lancent de telles flammes que le seigneur abaisse son arbre»; c'est «un loup-garou» [112], un «chien gris aux yeux rouges? un loup-garou?» [113]. C'est donc la figure du désir et du diable et donc du père : du père d'une licorne ou d'un monstre [114]? Cette isotopie partielle, fantastique ou merveilleuse, est aussi présente dans le rapport entre les chiens et les barques : «Le seigneur ne se l'est pas fait dire qu'il court déjà vers l'anse, précédé de ses quatre grands chiens noirs, qui aboient dans le vent; des mouettes s'échappent de leurs gueules pour voler vers le quai et se perdre dans l'écume des vagues. Sur l'heure, quatre barques appareillent et gagnent le large» [114].

Les quatre éléments de la nature sont donc présents : le feu (le chien gris aux yeux rouges qui lancent des flammes et le rhum : l'espace infernal de l'étrangeté), l'air (les mouettes qui volent vers le quai : l'espace aérien ou céleste de l'évasion), l'eau (les pêcheurs, les barques, l'écume des vagues, le rhum : l'espace aquatique de l'ivresse) et la terre (les terriens, les quatre grands chiens noirs, la seigneurie, le magasin (et sa cave), la maison (et sa cuisine, la chambre du seigneur et celle de sa fille, où elle s'est accouplée avec le commis et où elle a accouché : l'espace terrestre mais utopique de la naissance), et le cimetière (la tombe : l'espace souterrain du décès).

Au niveau du sociolecte, il y a une opposition principale (globale) entre la non-Culture et la non-Nature, au niveau même du travail, de la production : entre l'agriculture ou la pêche et le commerce, entre la société féodale et la société marchande, entre le seigneur et le commis; Nelly n'est ainsi que le programme d'usage dans le programme de base de «l'habile commis» : «-- Je n'aime pas mes commis; ce sont des ambitieux qui ne songent qu'à me voler ma seigneurie», proclame Peter Bezeau [115]. Il y a une opposition secondaire (partielle) entre la croyance (religieuse, superstitieuse : la papesse, l'homme aux crocs) et la connaissance (médicale, obstétrique : les trois sages femmes); Madame Marie, la superstitieuse sage-femme en chef, est du côté de la croyance et de la connaissance : elle ne veut pas finir «séchée et salée comme une vieille morue» [113].

Au niveau de l'idiolecte, il y a opposition entre la non-Mort et la non-Vie : entre la jeunesse et la vieillesse, entre le futur et le passé. Peter Bezeau est défini par un leitmotiv : «Le seigneur sans ses chiens est un pauvre homme, un vieillard de soixante ans et plus»; «Il a laissé ses chiens dehors; il est de nouveau un pauvre homme, un vieillard de soixante ans et plus»; «Le seigneur n'a pas ses chiens; c'est un pauvre homme, un vieillard de soixante ans et plus, que le malheur de sa fille désespère. Il implore pitié» [113]; «on se rendait compte qu'il était un pauvre homme, un vieillard de soixante ans et plus» [115]. Il est d'abord manipulé par la mort de sa femme, par son veuvage, puis par la bouteille de rhum, qui finit par le tuer : «PETER BEZEAU, seigneur de Grand-Étang, devenu veuf peu après son mariage, avait remplacé sa femme par la bouteille de rhum qu'il buvait chaque soir. D'une année à l'autre, il la vidait plus vite et se couchait plus tôt; ainsi déclinait-il»; «Avec le soir Peter Bezeau vieillissait brusquement; son visage se couvrait de rides, ses yeux devenaient hagards et cireux; l'approche de la nuit le consternait. Il buvait alors sa bouteille. Quand il avait fini, il criait à sa fille d'appeler les chiens, puis, se jetant rond sur son lit, sombrait dans un profond sommeil» [111, en capitales dans le texte]. Au début, c'est sa fille qui lui apporte sa bouteille [112]; à la fin, c'est le commis [115]. Sur l'axe temporel de la destination (destin, destinée), il y a un conflit de générations, entre le passé (le grand-père) et le futur (le petit-fils); sur l'axe spatial de la quête (ou du désir), il y a conflit (présent) entre le seigneur et le commis.

Le seigneur est l'homme du matin, du jour : «dur et farouche», il intimide, grâce à ses quatre grands chiens noirs [111, 113, 115]; mais la nuit est pour lui synonyme de frustration, d'impuissance voire, de sommeil et de mort. Le commis est l'homme de la nuit, du soir [115]; il est l'homme de la naissance d'un fils, qui lui succédera comme le chien gris a succédé aux quatre grands chiens noirs, et de la renaissance de Nelly, qui -- même si elle est ignorante [112] et passive, tellement qu'elle ne donne pas naissance à un fils : «Sur les entrefaites on vient leur apprendre qu'un fils est né à Nelly de la plus heureuse manière» [115, souligné par nous] -- échappe en quelque sorte à l'aliénation, à son père, au nom de son père (à qui ou pour qui elle fait pourtant un enfant), pour un anonyme commis -- anonyme comme le commerce, comme le capital... Le commis est un «jeune homme»; il est «radieux» [114]; il a la jeunesse, l'habilité et la puissance sexuelle : c'est un transgresseur, un fondateur. La jeunesse et la sexualité sont la négation de la Mort, tandis que la vieillesse et l'impuissance sont la négation de la Vie.



Le déclin de Peter Bezeau -- en 1953, il n'a rien du Peter Bezeau de 1964, dans «La corde et la génisse» [cf. LA MODALISATION SÉMIO-NARRATIVE] -- est le déclin de la féodalité, mais aussi le déclin du (nom du) père; c'est le destin de tout (grand-)père : la destinée du commis ne pourra qu'être la même.

-- Tel père, tel fils!

[Pour une analyse approfondie de la discursivisation et de la narrativisation de ce conte, voir : JML. «Énonciation, rythme et passion», dans Action, passion cognition d'après A. J. Greimas sous la direction de Pierre Ouellet. Nuit Blanche Éditeur/PULIM. Montréal-Limoges; 1997 (384 p. : p. 329-345].

19 novembre 2001

«Mélie et le boeuf»

[EC : 11, p. 116-133; EI, p. 25-38; BQ, p. 37-55]

La transgression de l'interdit du meurtre, interdit qui est la règle de l'idiolecte, est rare dans les Contes de Ferron : sauf erreurs ou oublis, il n'y a que «Suite à Martine», «La vache morte du canyon», «Chronique de l'Anse Saint-Roch», «La laine et le crin» et «Les cargos noirs de la guerre» où il y a une telle transgression; peut-être aussi «L'enfant» et «Le paysagiste». Par contre, la transgression de l'interdit de l'inceste, interdit qui est la règle du sociolecte, prend très souvent la forme de la rivalité entre la fille et la mère pour le père ou de la rivalité entre le fils et le père pour la mère, celle-ci étant la plus interdite, l'objet ultime de l'interdiction par le père : l'objet du complexe d'Oedipe. Dans «La vache morte du canyon», il y a inceste entre le père et la fille; dans «Mélie et le boeuf», il y a inceste entre la mère et le fils ou son représentant...



«Ce conte, dont le motif est fréquent dans la littérature folklorique» aurait été inspiré par une version circulant en Gaspésie et intitulé «L'avocat Leboeuf» [116, note 1]. Le titre est donc déjà, comme d'habitude, une présomption d'isotopie et d'actants : «le boeuf» deviendra «Leboeuf» et Mélie -- comme Nelly avait un nom de chienne (ou de "jument" pour son "étalon") -- a bien un nom de vache! Le titre est donc aussi, comme c'est souvent le cas dans ces Contes, un connecteur d'isotopies : de l'isotopie agricole (du bétail, de la bête à cornes) et de l'isotopie sexuelle (du "détail", de la "corne" de la bête)...

L'isotopie agricole du bétail -- et une famille de treize enfants n'est plus un groupe ou une troupe; c'est déjà un troupeau -- est associée au travail, celui de l'accouchement et celui des tâches domestiques et de la ferme; les enfants ont été traités comme des animaux qu'on engraisse : «Elle les a trop bien nourris; farauds sont les garçons, fondantes les filles; rendus à leur grosseur, il n'y a plus moyen de les retenir. À la fin, la vieille Mélie les a tous perdus». À cinquante ans, au temps de sa ménopause, Mélie est frustrée : «Elle reste en appétit, loin de son dû, toute chaleur et frisson comme une bête retenue au milieu de sa course» [116]. Son vieux, malade de la prostate, impuissant, la délaissant pour «les affranchis du village, vieux farfelus de la même engeance, parlementant et faisant la loi», la corpulente Mélie en perd la tête : «Or il arriva que la vieille, privée d'enfants et de mari, nonobstant sa corpulence, se sentit à l'étroit, ne pouvant convenir d'être restreinte à soi. Les humeurs lui montaient à la tête. Elle en eut d'abord la cervelle flottante, puis pensa chavirer». Elle délire, hallucine [117]. Elle est sauvée de «l'irruption de la folie stridente», elle est sortie de sa frustration, donc de l'isotopie sexuelle, par l'isotopie agricole : par une bête qui n'a pas encore ses cornes, par un veau.

Le veau est le substitut de l'enfant que Mélie Caron n'aura plus, de celui qu'elle n'a jamais eu de son propre père. Tout de suite, elle infantilise le veau, qui est déjà doté de caractères phalliques : il a «la queue en l'air», «il monte à sa rencontre», il «lève un museau rond et humide» [117]; puis, elle le materne, elle s'en occupe, elle le protège en tricotant, le tricot ou la broderie étant -- on l'a vu dans «La laine et le crin» [cf. L'ÉVALUATION SÉMIO-NARRATIVE] et dans «Ulysse» [cf. LA MODALISATION SÉMIO-NARRATIVE] -- un substitut de la masturbation. Mais son mari, Jean-Baptiste Caron, fait intervenir le boucher, qui ne manque pas lui non plus d'attributs phalliques, avec son chapeau melon et son couteau dans sa tentative de «couper», de castrer, le veau pour qu'il «se développe mieux». C'est l'occasion pour Mélie de vérifier la différence anatomique : «S'étant assuré qu'il avait toutes ses parties et son petit phallus, sa vieille s'en fut avec lui»; «Voyez monsieur le curé : il a encore toutes ses parties et son petit phallus pointu» [122] -- au risque de passer pour «une échappée d'asile» [119].

À mesure que le veau devient l'objet de désir de sa femme, le bonhomme dépérit, devient un veau coupé : il pisse «goutte à goutte le feu de sa repentance» [117]; il a besoin d'un vase de nuit [120], sa prostate étant l'équivalent de l'utérus stérile de Mélie; il a «la mine basse» et elle continue «à lui baisser». Lui, qui est jaloux d'un veau, voulant le castrer, et qui prend de l'âge, est traité et nourri comme un veau [122]; il connaît «le régime des veaux», les hommes et les animaux étant «tous d'une même nation» [123]. Le régime doit être entendu ici au sens diététique et au sens politique : il y a connexion de la nation et de la langue; il y a opposition du «monde» des «Canadiens» (français) et du monde anglais, qui meugle comme un veau (anglais). L'isotopie politique (nationale, nationaliste) et l'isotopie religieuse (cléricale, catholique) font bon ménage, mangent à la même table, suivent le même régime [123].

C'est ainsi que le curé s'en mêle et voit qu'il faut distraire Mélie et la détacher du veau par des animaux plus domestiques ["d'hommestiques", raille Lacan] : «Des chats, des chiens, des souris, des lapins; des poules même. Je ne dis pas d'introduire des vaches ni des cochons». Jean-Baptiste voit bien en le veau, le fils, un rival : «-- Je dirai la vérité : dans six mois, il sera devenu un taureau. C'est inquiétant, je trouve». Mais le curé rassure le mari inquiet en minimisant la virilité du veau : «-- Justement, il faut l'en empêcher. Après tout c'est un veau anglais : la saillie n'est pas son affaire». Ainsi, Jean-Baptiste, qui a oublié «l'art des petits tapotements» [119], se déclare-t-il «le partisan des veaux» pour amadouer sa vieille [124]. Le curé ne lui avait-il pas conseillé de faire «des mamours au cher petit animal» [123]?

De la religion à l'éducation, de la maison au séminaire, il n'y a qu'un pas à franchir, grâce au représentant du supérieur du Séminaire de Québec : «grand diable d'homme, moitié bedeau, moitié député», qui parle un charabia pris pour du latin [125]. En lui, sont réunies des valeurs sexuelles, religieuses et politiques; c'est un véritable connecteur d'isotopies, avec sa «calèche tirée par trois chevaux» [126]. C'est lui qui transforme le veau, «le postulant», en «petit homme», en lui coupant la queue, en le castrant, en le tuant : «En effet, il n'est pas avec le veau entré dans la grange qu'il en sort, seul, tenant dans ses mains un long objet, lequel il remet à la vieille» [126]; «La mère Mélie tenait la queue dans ses mains, laquelle pendait piteusement» [127]. Ce qui s'est passé dans «la grange de la Fabrique» [126, 127], est une sorte d'initiation, de tentative de liquidation du complexe de castration. Le «petit» de «Mélia» peut maintenant étudier, s'instruire, s'éduquer : devenir un «fameux avocat» [127] -- mais pas un docteur [125]!

Mélie se console avec les autres animaux (isotopie agricole) [127, 128, 129] quand son veau-fils est parti au séminaire (isotopie professionnelle) [127, 128]. Mais l'isotopie sexuelle reprend rapidement le dessus : le veau ayant perdu sa tête de veau, comment sera-t-il possible de le reconnaître, sinon par sa queue? Le veau est devenu un taurillon, un adolescent, comme l'indique le curé : «-- Mère Mélie, dit-il enfin, il existe une chose que de taurillon votre petit aurait porté en toute ingénuité, mais que dans ses fonctions d'avocat il devra dissimuler; c'est par elle, car l'instruction ne la touche pas, racine incorruptible, que vous le reconnaîtrez»; et Jean-Baptiste, de renchérir : «"C'est le phallus, pointu dans le cas du veau devenu taurillon [...] -- De même puisque l'instruction ne le touche pas. Il gardera sa racine tout avocat qu'il soit, facile ainsi à reconnaître» [129; dans l'édition originale de 1954, en revue, il était question -- euphémisme ou rime? -- du "phallu"; cf. aussi, en 1961, «Du prépuce» : LA TEMPORALISATION]. L'isotopie professionnelle du droit ne porte donc pas atteinte à l'isotopie sexuelle de l'organe, dont le cerisier est un autre symbole, un autre signifiant phallique [120, 130]. Le phallus, la racine et la queue sont le même connecteur de l'isotopie agricole (animale) et de l'isotopie sexuelle (humaine).

L'isotopie sexuelle est ainsi la seule isotopie globale du texte : de «la fin d'août», où Mélie avait failli perdre la tête [117], au mois d'août de l'année suivante, lors de la «fameuse foire», «l'Exposition provinciale» de Québec [130]. Mais il y a une autre isotopie partielle qui apparaît dans la séquence centrale : l'isotopie intellectuelle de la poésie. «L'avocat Leboeuf» [127], «Maître Leboeuf, avocat» [230], est un poète, en plus d'être un beau jeune homme : «Elle entre et trouve dans un petit cabinet poussiéreux un jeune homme vêtu de noir, beau comme un archange, triste comme un orphelin, qui après les civilités d'usage, s'enquiert de son nom, prénom et lieu de résidence : Mélie Caron de Sainte-Clothilde». La profession d'avocat lui sert d'alibi; comme poète, il est «une sorte de bête» : c'est une bête qui s'identifie à un poète, un avocat qui s'identifie à une bête. Mélie le reconnaît à sa «belle voix grave», aux paroles qu'il prononce : «À ses mots ne doutant plus qu'il s'agisse de son petit, pauvre cher animal, la vieille Mélie tire de son sac l'objet piteux, qu'elle a conservé, qu'elle laisse pendre à côté d'elle». L'avocat-poète récite un poème (avec rimes et assonances), une sorte d'éloge à la mère et à la ferme, à la terre-mère : -- «De dos la terre est noire et tache la main, mais que le vent passe, elle oublie son chagrin; émue elle se renverse et montre son ventre blanc où l'herbe est douce comme duvet, où chaque brin est un tétin rempli de lait [131, souligné par nous]. Il plagie Saint-Denys-Garneau : «Je suis pris dans une cage d'oiseau. L'oiseau dans sa cage d'os, c'est la mort qui fait son nid»; et il évoque Nelligan : «Naguère, j'espérais me libérer en écrivant, mais les poèmes que je fis alors ne rendaient pas mon cri», sans soute parce que son cri est un meuglement [132].

L'avocat-poète, n'ayant pas eu la bassesse de se marier, est libre, «à la disposition de l'ineffable»; il retrouve alors sa queue, qui n'est plus un «objet pieux» [131] mais un «membre pileux» [132]. Le petit peut donc rejoindre son "père" avec sa "mère" «à l'Hôtel de la Traverse», un hôtel de passe, de passage, de retour de l'humain à l'animal, à la terre. Avec sa queue, Maître Leboeuf peut «brouter» et «reprendre son poil» [132], reprendre du poil de la bête, son apprentissage sexuel étant terminé. Le veau-poète n'a plus besoin de ses vêtements, de culottes, et du (re)vêtement de l'instruction et il peut (re)devenir ce qu'il est, un taureau : «Un jour enfin il put rendre le cri du poète, un mugissement à rendre folles toutes les vaches du comté. Fidèle à sa racine, il avait retrouvé son destin» [132]. Destin individuel ou personnel autant que collectif, universel ou pas.

La règle de l'univers collectif étant transgressée ou, tout au moins, subvertie ou pervertie (par la "bestialité"), c'est l'univers individuel (la sexualité, le désir) qui domine et détermine le conte. La racine est sexuelle : le boeuf pourra, dans «une existence appropriée à sa nature», saillir les vaches et laisser son souvenir dans Bellechasse; elle est aussi agricole : c'est la terre, la nation; mais elle est en outre intellectuelle : «il avait été surnommé l'Érudit». De «fameux avocat», il est devenu «fameux taureau» [132]. C'est donc dire que ni l'isotopie confessionnelle (la religion) ni l'isotopie professionnelle (le droit) ne peuvent triompher de l'isotopie intellectuelle (la poésie) et de l'isotopie sexuelle (l'inceste).

-- «Mère Mélie», «Mé! Mé!», «Meuh, meuh» : Maman!

[Pour une analyse approfondie de la narrativisation de ce conte, voir sur ce même site : Manuel d'études littéraires/Analyse du récit/La syntaxe narrative de surface].

21 novembre 2001

«Retour à Val-d'Or»

[EC : 17, p. 157, 159; EI, p. 11-12; BQ, p. 17-19]

Comme «Servitude», qui suit dans l'EC et dans l'EI, «Retour à Val-d'Or» est l'un des «Six petits contes» [les contes 14 à 19 dans l'EC, qui sont tous débrayés, sauf «La Mi-Carême» : cf. LA VALORISATION]; c'est le premier des dix-sept Contes du pays incertain. L'incertitude est ici celle de l'Abitibi : Val-d'Or, Senneterre ["Saine terre"?], Malartic, Val-d'Or; c'est aussi celle de la folie, mais de quelle folie?



Comme Mélie, l'héroïne du conte n'est plus toute jeune, puisqu'elle a plusieurs enfants et que d'autres sont morts : «il se rappela les autres enfants, trois ou quatre, peut-être cinq, morts en Abitibi, fameux pays» [157]; l'Abitibi, c'est donc la non-Vie pour le mari, mais sa femme veut quand même y retourner. Pour cela, elle l'empêche de travailler et de gagner la vie de la famille; sa folie s'oppose donc au travail, à la non-Nature. Mais, pour elle, la non-Vie, c'est la ville, c'est Montréal : «La femme qui, depuis leur arrivée à Montréal, n'avait osé sortir, terrifiée par la ville» [158]; elle ne peut plus y rester, quitte à abandonner ses enfants à la Vierge Marie, à la non-Culture [159]. Elle souffre d'une névrose ou d'une hystérie d'angoisse.

L'héroïne est belle : «La femme était aussi belle que son mari était laid» [158]; la beauté est pour elle synonyme de non-Mort : d'amour. Elle aime son mari; elle le trouve beau, même s'il est «surtout laid» [157]. Elle séduit et elle est séduite par le parfum : «Elle tenait dans sa main une petite fiole de parfum, achetée quelques années auparavant, une fiole si agréable qu'elle l'avait conservée intacte». Ce parfum est sans doute une drogue, un aphrodisiaque : «La fiole elle déboucha, le parfum elle répandit sur la tête de son mari, sur la sienne, sur celle des enfants; et ce fut soir de fête»; et le mari finit par céder aux paroles de sa femme : «"Tu es beau, je t'aime"» [157, 158].

Mais la femme aime trop son mari, tellement qu'elle en souffre d'insomnie; elle l'aime d'un amour hystérique. L'hystérique cherche un maître sur lequel régner, de l'économie à la politique en passant par la religion et la science : d'abord, le propriétaire; puis, «des curés, des médecins, des échevins» [158]; enfin, son mari, qui hésitait encore, jusqu'à la confrontation [159], à la juger folle comme ses prédécesseurs n'avaient pas manqué de le faire : «Le mari n'en était pas sûr» [158, deux fois dans le même paragraphe]. Il n'y a pas ici de scène hystérique, sauf qu'elle court en rond devant la porte [159]; mais il y a une crise hystérique, qui ne peut se résoudre que par la fuite devant l'angoisse : la femme fuit l'enfermement et le dépaysement de la ville, mais elle retourne à l'aliénation de la campagne -- est-ce chez elle de l'amnésie (l'oubli ou le refoulement des enfants morts là-bas) ou de la nostalgie (le souvenir ou l'obsession de l'enfant mort, de la personne morte à laquelle s'identifie selon Freud, sinon l'insomniaque, tout au moins le somnambule : "Chose est mort")? -- par le recours à la Vierge Marie et le détour d'un taxi, en route pour Val-d'Or ou pour ailleurs...

-- Elle, l'hystérique qui est sensible aux voix, aux «balivernes» et au «boniment» [158], elle, qui est belle et a sans doute un beau regard, est insensible au toucher; c'est-à-dire que, dans le théâtre de l'hystérie, le (con)tact échoue, chute, choit : il est à jamais échu.

23 novembre 2001

«Servitude»

[EC : 18, p. 160-162; EI, p. 13-14; BQ, p. 20-22]

Les principaux sous-codes d'honneur des acteurs identifiés par l'observateur sont la souveraineté et la soumission, la fierté et l'humilité, l'humilité étant moindre que la soumission et la souveraineté étant meilleure que la fierté; mais il y a pis que la soumission, c'est la servitude, surtout quand c'est une «servitude volontaire» [La Boétie]; pis que la servitude, c'est l'esclavage...



Le sujet est fortement marqué dans ce conte : il lui manque un pouce; de là, son surnom, un sobriquet [les sobriquets sont très rares dans ces Contes] : «Monsieur Pas-d'Pouce». Cette marque conjoint l'individuation et la nomination dans l'individualisation d'un «négociant, exportateur de grains et de foin». Le négociant est souverain; l'habitant est soumis : il n'a pas d'argent pour payer les dettes qu'il a contractées auprès de Monsieur Pas-d'Pouce : «Et il avait signé çà et là des papiers sans trop y regarder». Il a fait confiance à la main sur la table la première fois; mais la deuxième fois, la «main fraternelle» ne l'est plus et est cachée dans la poche [160]. Le négociant est déjà du côté de la Culture, du commerce, de la ville; l'habitant est encore du côté de la Nature, de l'agriculture, de la campagne : «Aussi se tient-il plus souvent aux bâtiments qu'à la maison. Ce qu'il les aime alors, ses animaux, ses vaches, ses chevaux. Et ses cochons, et ses moutons, et son chien larmoyant, qui rit quand même! S'il s'écoutait, c'est bien simple, larguant l'amarre des bâtiments, il partirait avec eux au premier déluge venu» [160-1]. L'habitant est au négociant ce que Noé est à Satan!

Mais la souveraineté de Monsieur Pas-d'Pouce n'est pas qu'économique; elle est sexuelle. C'est-à-dire qu'il asservit les filles des habitants qui lui doivent de l'argent : Armande, après «Angèle, Marie, Laure, Valéda, ses servantes établies çà et là dans le comté» [161]. Le négociant fait du commerce et il est de commerce agréable, avec sa «chaîne en or, un ventre avantageux» [160], et sa main sur la table : «Mais cela change tout! Sa main, il la met sur la table, il l'offre, il la donne, sa grosse main populaire»; le manque de pouce est la marque de l'organe et le masque de la castration : «la main lui sort, quatre doigts raides» [161]. Il fait du commerce : il échange les jeunes filles : «Il la garda quatre ou cinq ans. Après quoi, anoblie par son service, elle trouva un bon parti». Il favorise la circulation des femmes; c'est un marieur. Mais il ne renonce pas pour autant à ses privilèges : il ne passe jamais sans s'arrêter chez ses anciennes servantes, «l'hiver, quand les hommes sont aux chantiers» [161]...

Le pouvoir souverain de Monsieur Pas-d'Pouce, sa puissance, est un pouvoir diabolique, démoniaque : «Monsieur Pas-d'Pouce tint parole. Il assista aux noces d'Armande, le ventre avantageux et la main sur la table. C'était pour la famille un grand honneur. Le marié se tenait près de lui, droit comme un cierge, brûlant de gratitude. Les femmes se trémoussaient dès qu'il les regardait. Il était le seigneur de la fête» [161]; c'est ainsi que, «refermant les quatre doigts de sa main, il mit la noce dans sa poche et s'en alla» [162]. L'habitant, lui, s'enfonce dans la soumission : «Quant à l'habitant, il avait cédé la place, ne sachant plus très bien s'il était encore le père d'Armande. On ne remarqua pas son absence» [161].

La servitude d'Armande (et des autres filles de quatorze ans), ce n'est pas seulement d'être économiquement et sexuellement une servante; c'est d'être abandonnée par son père au profit du négociant et du mari. Le père est hors-jeu : «Assis sur la paille, au milieu des animaux taciturnes, il écoutait le bruit sec des cordes et la reprise de l'archet, mais n'entendait pas la musique. On dansa jusqu'à l'aube» [161]. Sa fille a été un enjeu et un jeu, l'objet d'un échange, le négociant réalisant le fantasme pédophile et incestueux de l'habitant; Armande est asservie et assujettie, honteuse : «Tout devint terne. Le violoneux s'arrêta au milieu d'une gigue; il raclait les nerfs, c'était intolérable. Armande se mit à pleurer» [162].

-- Comme dans «Le bouquet de noce» [cf. L'ÉVALUATION SÉMIO-NARRATIVE], la souveraineté (de la Vie) n'a que faire de la servitude (de la Mort)... et d'un «petit coq de misère» [162].

25 novembre 2001

L'identification primaire (et originaire)

«La mort du bonhomme»

[EC : 24, p. 176-178; EI, p. 23-24; BQ, p. 34-36]

Dans ce petit conte aux nombreuses variantes, il y a identification de la mort par une mort, un mort; ce qui est peut-être la seule manière de vivre la mort. Le bonhomme est malade; il est malade de la vie : il est vieux. La vieillesse est du côté de la "belle mort", de la mort naturelle; c'est une sorte de (con)jonction; elle s'oppose à la mort culturelle, au meurtre (homicide, suicide), qui est (dis)jonction, comme la mort (subite ou graduelle) par maladie ou catastrophe (naturelle), qui est non-(dis)jonction, s'oppose à l'accident (culturel), qui est non-(con)jonction. Ainsi le décès (naturel) se distinguerait-il du trépas (culturel), comme la maladie de la vie (la natalité) se distinguerait de la maladie de la mort (la mortalité) au point de vue de la radicale finitude (natale et agonale).



Le bonhomme est à l'agonie -- le ramancheur n'y peut rien et il le voue ainsi au curé : à la mort [176] -- et sa femme est là pour le lui signifier; elle ne l'aime pas : «-- Ah, bonhomme, mon bonhomme, si tu avais toujours été de même, sérieux, propre, tranquille, comme je t'aurais aimé, comme nous aurions été heureux!» [178]. Elle aurait donc voulu aimer un homme mort, pas un homme qui désire, pas un farceur et un buveur sans doute... Les fils s'identifient à leur père, qui est un rival : «L'arrivée de ses garçons avec des mines de faux apôtres le dérangea toutefois dans sa résolution», celle d'être sérieux; mais qui est aussi un modèle : «Les garçons, restés avec leur père, ne perdirent pas un instant : les menottes ils lui ôtèrent». Ils s'identifient à lui, comme les filles s'identifient à leur mère : «Les femmes sont revenues auprès de lui avec des cris de mouettes dans leurs mouchoirs» [177].

Les femmes et le curé, qui se retirent dans la cuisine, sont du côté de la religion : du côté du chapelet et des larmes; les hommes sont du côté du folklore (les traditions, les coutumes, les moeurs), le chapelet étant des menottes : du côté de la boisson et des rires. L'agonie du bonhomme, qui a les poignets liés avec «un grand chapelet», est teintée d'ivresse : «Mal, bien sûr, mais pas assez pour chavirer, tantôt plus haut, tantôt plus bas, prenant encore la houle»; «Les vagues courtes secouaient le vieux; cela dura une heure et plus, puis après la dernière vague, le dernier havre : le bonhomme enfin repose dans son lit; l'os ne le gêne plus; il est guéri, il va mourir» (177]. Il va mourir de la vie; sa mort sera un décès, accès à la mort et non accès de mort (comme dans le trépas)...

Pour les hommes ici, qui vivent leur mort, l'idiolecte prévaut sur le sociolecte; c'est le contraire pour les femmes et pour le non-homme qu'est le curé, qui meurent leur vie. Il faut administrer la mort, la civiliser, la rendre distinguée : «Quand on l'eut mis dans la bière, frais rasé, bien habillé, il avait l'air distingué» [178]. (Pour le curé, qui est «sujet à la nausée» [177] et dans sa distinction, le «pot» du moribond est un «vase», que celui-ci repousse)... Le bonhomme, qui a toujours été un homme mort puisque sa femme ne l'a jamais aimé et qu'elle en a toujours été malheureuse, meurt de sa belle mort et il a droit à «une veillée de corps», où l'observateur ne peut que s'identifier à lui et à ses fils, de retour dans la cuisine dans une "virée".

-- «On avait mis les morts à table» : «Est-ce ainsi que les hommes vivent?» [Léo Ferré].

27 novembre 2001

«L'enfant»

[EC : 29, p. 189-190; EI, p. 56-57; BQ, p. 77-78]

Ce conte de 1957, qui précède «Le paysagiste» et «Les provinces» dans l'EI (dont il est le onzième), ressemble étrangement à «La mort du bonhomme» (qui date de 1956 et est le quatrième conte de l'EI, après «Cadieu»). D'une certaine manière, il en est la (ré)solution : la raison, c'est-à-dire l'identification, de la haine de la femme pour son mari : de la (com)plainte hystérique.



Un homme, encore, est en train de mourir; sa femme s'impatiente. À l'agonie, il ressemble à un phoque. Son agonie est une sorte d'ivresse : «Le plus souvent il se tenait sous l'eau, inconscient, cachant son jeu», replongeant comme un phoque. Sa femme souhaite sa mort et va même jusqu'à la précipiter : «Elle résolut, tant qu'à n'avoir qu'un phoque pour mari, d'être veuve» [189], un phoque ne valant guère mieux qu'une otarie [cf. «L'otarie» : LA SCHÉMATISATION NARRATIVE] : «Le médecin avait laissé des remèdes, qu'on pouvait ne pas donner. Elle les flaira et jugea plus prudent de les continuer; seulement elle força un peu la dose. Une fois qu'elle avait décidément exagéré, la main lui tremblait : "Prends, chéri", dit-elle; le mari détourna la tête, elle n'insista pas» [189-190]. Elle rend le médecin complice de son crime en mentant au sujet de la potion [190].

Ce que la femme reproche au mari, c'est de ne pas avoir été un bon homme : «C'était une bonne femme, bonne épouse aussi longtemps que l'époux avait semblé bon homme». Être bon homme, c'est être puissant, c'est être fécond; pendant longtemps, il semble que sa puissance ait réussi à masquer sa stérilité : «Ensemble ils avaient bâti une maison, fait des économies et couvé bien à leur aise le désir d'avoir des enfants. Ils n'en avaient pas eu, à qui la faute? Elle s'en accusa; ce sont surtout des innocents qui font des aveux. Grâce à quoi elle avait pu supporter durant dix ans et plus les coups de bec d'un coq inutile». L'homonymie avec la langue anglaise doit ici être encore remarquée, soulignée : «Un phoque, un coq mouillé» [190] -- "phoque", "coq"...

La femme n'a pas eu d'enfant; la femme du bonhomme en avait eu et elle n'était pas pour autant plus heureuse [cf. conte précédent]. L'enfant, ce n'est jamais le bon, ce n'est jamais celui qu'il faut : l'enfant idéal, celui qu'une femme fait à son père, celui avec lequel elle pourrait s'identifier totalement, le phallus qu'elle n'a pas mais qu'elle est. Faire équivaloir l'être (le charme, la beauté, le beau regard) à l'avoir (l'organe, l'appendice, le beau morceau), tel est le scénario du théâtralisme de l'hystérique. Un enfant, cela se fantasme, cela se rêve, cela se conçoit : «La femme resta seule avec son mari; elle s'assoupit et rêva qu'elle tenait un enfant dans ses bras. Pendant qu'elle dormait ainsi, le pauvre homme remonta, il avait la vie dure, une bulle d'air creva à la surface de l'eau, il aperçut sa femme, l'enfant et le cierge : sa femme heureuse, l'enfant qui le regardait avec effroi et le cierge à demi consumé». La mort du mari est donc une sorte de renaissance, mais comme enfant et non plus comme mari : «Il n'était sûrement plus le mari» [190]; son "cierge" est consumé et tout est consommé...

-- Pour elle, l'hystérique, avoir ou ne pas avoir d'enfant, être ou ne pas être une femme!

28 novembre 2001

«Le paysagiste»

[EC : 36, p. 207-210; EI, p. 58-61; BQ, p. 79-83]

Pour le narrateur -- qui est ici très partiellement narrateur-raconteur : «notre homme» [207] --, le Québec est un pays qui a ses provinces et non ses régions; la Gaspésie est l'une de ces provinces. C'est donc dire qu'il y a un problème d'identité collective, un problème d'identification qui est aussi un problème d'identité individuelle : le paysage est le visage du pays.



Jérémie, le «nommé Jérémie» [207], est un paresseux et un faible d'esprit, d'une part; d'autre part, il est paysagiste, artiste : c'est un créateur. Il a une grande imagination, une grande capacité d'identification, de projection (imaginaire) et d'introjection (symbolique). En bâillant aux corneilles, il (s')introjecte divers objets, il se les injecte. D'abord, le paysage : «C'était dans cette bonne province de Gaspésie, si théâtrale, où du sol on a fait un tas rejeté en arrière, un tas de montagnes pour s'adosser et n'en pas croire ses yeux; voici ce que l'on voit : le ciel redescendre, la mer monter et ces deux plans à l'horizon se rencontrer, formant un angle variable; dans cet angle l'espace trouver place et bâiller» [207]; le paysage est un panorama. Après ce panoramique et cette leçon de géométrie et avec une «bonne provision d'air» devant lui, «notre homme», devient une barque ou une autre, la barque au moteur Acadia, le soleil, la «mêlée des oiseaux», «un goéland retardataire», une mouette, etc. [207-208]. Dans le fantasme du regard et le regard du fantasme, il ne sait plus qui il est : «repartant aussitôt à la recherche de son identité, et n'en finissant plus de se perdre puis de se retrouver [...] Jérémie se demandait alors de qui il était le jouet, de soi, du soleil ou de Dieu?» [208] : du père?...

Jérémie ne semble pas avoir de mauvais objets à projeter, si ce n'est lui-même, peintre-poète en quête d'un paysage : «tout cela n'est qu'un aspect du paysage que Jérémie d'une saison à l'autre, hiver, été, depuis son enfance, peignait sur le jour, esquisse de quelques heures, reprise le lendemain, le paysage qu'il n'arrivait pas à finir, irritant comme la vie qui n'arrive pas à mourir». Il a pourtant réussi à se faire accepter par les habitants de la Gaspésie, par la non-Nature : «Jérémie avait trente-huit ans. Sa grande réussite avait été de se faire accepter par les siens. Le concordat obligeait ceux-ci à lui donner gîte, vêtement et nourriture» [208]. Il est donc une sorte d'assisté social qui a évité l'asile et la prison : un paresseux qui ne pense pas et un faible d'esprit qui ne travaille pas; il est intraitable : on ne peut pas le traiter et on ne peut pas traiter avec lui. Mais il se débrouille : «Aussi, après faillite des tentatives pour le débauche, Jérémie eut-il son concordat. Les négociations avaient été longues, pour le dédommager du tort qu'elles avaient pu causer à sa réputation, on convint de ne rien lui donner et de tout lui devoir, de subvenir à ses besoins en échange de ses services. Cela équivalait à la reconnaissance de son art» [209].

Sans «une Aphrodite sauvage à odeur de morue», Jérémie ne connaît pas «la vie qui se bande» [208]; c'est ainsi qu'il bâille, bâiller étant l'automatisme de répétition du paresseux : c'est un automatisme qui est une régression ou une fixation au stade oral. Il bâille, il peint, il cause. Il se projette dans le paysage : «Comme il peignait par projection, en direct, pourrait-on dire, suivant à la perfection la réalité qu'il épousait, les badauds étaient déjà renseignés sur son dernier paysage, l'un pour y avoir flâné, l'autre pêché, tous pour l'avoir vu» [209]; les badauds regardent bouche bée, car il n'y a rien à regarder, rien à voir...

Un peu comme Léonard de Vinci, Jérémie multiplie les projets sans résultats; il souffre de procrastination : «Cette participation grandissait l'oeuvre, édifice d'autant plus étonnant qu'il était la cathédrale d'un jour que la mer engloutissait, la nuit édifice d'air et d'eau dont la fluidité périssable était justement la merveille» [209]. Il peint de l'eau et de l'air, une ondée ou du vent, qui laissent indifférents ses «comparses» [208], des «amateurs» [209]. À trente-huit ans, Jérémie n'a rien du prophète biblique. Après avoir souffert d'anorexie, autre symptôme d'une fixation ou d'une régression au stade oral, il est devenu boulimique : «Naguère maigre, mangeant du bout des lèvres, inquiet le jour mais dormant bien la nuit, il avait épaissi, ne se gênait plus pour manger à sa faim et devenait bel homme mais, la nuit, se tourmentait» [210].

L'insomnie due à la frustration sexuelle le traque : «La malice de la nuit le troublait. Ses terreurs dataient du concordat : l'acceptation des siens l'avait banni de soi, mais ne pouvant s'exprimer en eux selon les coutumes de l'espèce, il restait l'âme en peine et ne trouvait repos que sous le soleil. Il dormait peu, mal ou pas du tout; parfois alors il se levait, sortait de la maison et que rencontrait-il?»; il est ainsi victime de la/sa non-Culture. Il est en proie au sentiment de culpabilité, à l'angoisse de castration et à la compulsion de répétition. La terreur de la mort l'assaille : «Des décombres, de noirs amas, le vide, la plainte profonde du vent. Et jusqu'à l'aube il errait sur le rivage, dans les ruines de son oeuvre; une de ces nuits-là, il se noya» [210]. Serait-ce un suicide par noyade et ainsi la transgression de l'interdit du meurtre?...

Le paysagiste a voulu peindre l'ineffable, le sublime; mais la sublimation a échoué, car le paysage n'était que le pays, qu'un pays qui n'a pas d'identité comme lui, sans signature : «Puis le paysage reparut; désormais il se succéda jour après jour, saison après saison. C'était le paysage que Jérémie avait peint jour après jour, saison après saison, depuis des années et dont il laissait provision pour toujours. Personne ne le reconnut. L'artiste avait oublié de signer» [210]. L'artiste n'est donc pas reconnu par le public, par le recensement du public, malgré son grand souci de réalisme : «Tout le long du jour, il bâillait, pris par l'espace qui bâillait plus grand, par les couleurs, les lignes, le mouvement et les harmoniques sonores du tableau. Lorsqu'il faisait beau, il peignait en plein air, autrement derrière un carreau sur une vitre dont il prenait grand soin qu'elle adhérât à l'espace» [209].

-- Le grand paysagiste, narcissique, a-t-il jamais peint autre chose que son bâillement, que le bâillement de sa propre mort?

29 novembre 2001

«Les provinces»

[EC : 39, p. 219-223; EI, p. 62-65; BQ, p. 84-89]

Du conte précédent à celui-ci (qui se suivent dans l'EI, comme il a déjà été mentionné), il y a passage de la géométrie à la géographie, de l'art à la technologie, de l'art du paysagiste à la technologie du cartographe. Mais ce cartographe, peut-être plus artiste que Jérémie, pourrait bien être lui-même un paysagiste un peu niais, qui n'a pas de moi, de prénom comme "Jérémie", mais qui a cependant des parents comme surmoi : «Quand il fut d'âge à gagner sa vie, ses parents le présentèrent au curé». Le cartographe est marqué : «et comme il avait dans le bas des reins un signe en forme de fleur de lys, on se dit qu'il ne serait pas un cartographe comme les autres» [219]; sa marque est politique (nationale, nationaliste : le drapeau et le flambeau du Québec) et sexuelle, la fleur de lys étant un symbole de l'organe génital masculin, comme le "trois" (des Trois-Rivières) : il y a eu déplacement, censure, du devant au derrière...



Du curé, le cartographe est envoyé «au primat de l'Église en ce pays» qu'est «le bon vieux pays du Québec». Il dresse alors sa première carte : la carte des diocèses; c'est une carte ecclésiastique et cosmologique, avec ses couleurs politiques, où il n'y pas de place pour le rouge (du Parti libéral) et où domine le bleu (de l'Union nationale de Duplessis), et avec au-dessus du pays «le ciel, le soleil, la lune et quelques planètes», qui représentent les «palais épiscopaux», ainsi que le chapeau du cardinal qui coiffe le soleil au-dessus de Montréal, un diocèse en noir «pour donner une idée de l'influence sulpicienne». Sa carte est sexualisée, avec le soleil (le père) au-dessus de Montréal et la lune (la mère) au-dessus de Québec. Mais cette carte ne lui vaut pas l'imprimatur de Monseigneur le Primat : «-- Ainsi, Monseigneur, ma carte diocésaine, épiscopale et catholique n'est pas la vraie carte du pays!» [209].

Le dessinateur cherche donc alors la reconnaissance non plus du côté de l'Église mais du côté de l'État : «Le Primat, même si son royaume n'était pas de ce monde, avait de grandes influences dans le Gouvernement; il n'eut pas de peine à y placer le cartographe». La deuxième carte est une carte politique : c'est la carte des comtés du pays. Elle est aussi sexualisée : le soleil porte cette fois une perruque anglaise (allusion à la Couronne d'Angleterre) et la lune porte une cornette de nonne (allusion à l'Église). Les étoiles représentent les États-Unis (leur drapeau, leur flambeau). De la première à la seconde carte, le père (le Primat, le Premier Ministre) est défié [221]. L'anonyme cartographe ne respecte pas la carte des comtés, l'identité québécoise (provinciale ou nationale) ne correspondant pas à l'identité canadienne (fédérale) et le comté étant «la corruption électorale de la cartographie» [222].

Pour sa troisième carte, le dessinateur se retrouve entre l'État et l'Église, du côté de l'Éducation, c'est-à-dire de la non-séparation de l'Église et de l'État : «Le Premier Ministre, même si son royaume était de ce monde, avait de grandes influences sur les Congrégations; il n'eut pas de mal à placer le cartographe chez les Révérends Frères qui sont des experts en géographie». Le Frère, le «Révérend commanditaire», lui demande une troisième carte, celle des régions [222]. Les trois cartes sont des connecteurs d'isotopies, mais surtout la troisième : le pays (concret) a ses régions, ses provinces; l'esprit (abstrait) a aussi ses régions, ses sphères. Cette troisième carte est climatologique, atmosphérique, anatomique, ethnique et sémantique (lexicale, lexicologique, lexicographique) : «"Voilà, dit l'artiste, la carte que vous m'avez proposée; toutes les régions y sont sauf une : le point où l'on s'élève dans certaines sciences, et qu'on appelle région, par exemple les hautes régions de la philosophie; celle-là je ne suis pas parvenu à la représenter, mais toutes les autres, mon Révérend Frère, vous les trouverez sur ma carte"» [222-3]. La leçon de phénoménologie du cartographe est un autre défi au père, au Frère cette fois, qui n'a certes pas l'autorité du Primat ou du Premier Ministre et qui a donc quelque chose de proche, quelque chose du prochain.

Les figures ou les substituts du père se multiplient : les supérieurs du Frère, leur évêque (conseillé par sa bonne), Rome, le Légat et retour au Primat, qui vient sanctionner l'oeuvre du cartographe, celui-ci ayant été manipulé par ses parents et par le curé au début : «Le cartographe baise la bague du Primat qui lui a fait comprendre qu'on oeuvre bien que dans son métier, que lui seul autorise». Son art est un métier, une vocation [222]; c'est son objet de valeur : son idéal du moi, un idéal symbolique; mais, lui, le dessinateur (ou le destinateur) de cartes, est aux prises avec son moi idéal, un idéal imaginaire : «Et il se met à bâtir le pays, province après province, sur de belles cartes enluminées. Il travaille seul. Parfois il se dit qu'il est fou, d'autres fois se prend pour un prophète. Ce n'est qu'un artiste comme les autres» [223].

-- Le dessinateur (le cartographe, le géographe), comme l'architecte et le sculpteur et comme le peintre et le philosophe sans doute, rebâtit le monde; il reconstruit inlassablement, dans un va-et-vient incessant (régressif, compulsif) entre l'oralité et l'analité, le corps (perdu, morcelé après avoir été incorporé, attendu) de la mère : que dire alors du gynécologue et du poète ou du conteur?...

30 novembre 2001