Mais la femme aime trop son mari, tellement
qu'elle en souffre d'insomnie; elle l'aime d'un amour
hystérique. L'hystérique cherche un maître sur lequel
régner, de l'économie à la politique en passant par la
religion et la science : d'abord, le propriétaire; puis,
«des curés, des médecins, des échevins» [158]; enfin, son
mari, qui hésitait encore, jusqu'à la confrontation
[159], à la juger folle comme ses prédécesseurs n'avaient
pas manqué de le faire : «Le mari n'en était pas sûr»
[158, deux fois dans le même paragraphe]. Il n'y a pas
ici de scène hystérique, sauf qu'elle court en rond
devant la porte [159]; mais il y a une crise hystérique,
qui ne peut se résoudre que par la fuite devant
l'angoisse : la femme fuit l'enfermement et le
dépaysement de la ville, mais elle retourne à
l'aliénation de la campagne -- est-ce chez elle de
l'amnésie (l'oubli ou le refoulement des enfants morts
là-bas) ou de la nostalgie (le souvenir ou l'obsession de
l'enfant mort, de la personne morte à laquelle
s'identifie selon Freud, sinon l'insomniaque, tout au
moins le somnambule : "Chose est mort")? -- par le
recours à la Vierge Marie et le détour d'un taxi, en
route pour Val-d'Or ou pour ailleurs...
-- Elle, l'hystérique qui est sensible aux voix, aux
«balivernes» et au «boniment» [158], elle, qui est belle et
a sans doute un beau regard, est insensible au toucher;
c'est-à-dire que, dans le théâtre de l'hystérie, le
(con)tact échoue, chute, choit : il est à jamais échu.
23 novembre 2001
«Servitude»
[EC : 18, p. 160-162; EI, p. 13-14; BQ, p. 20-22]
Les principaux sous-codes d'honneur des acteurs
identifiés par l'observateur sont la souveraineté et la
soumission, la fierté et l'humilité, l'humilité étant
moindre que la soumission et la souveraineté étant
meilleure que la fierté; mais il y a pis que la
soumission, c'est la servitude, surtout quand c'est une
«servitude volontaire» [La Boétie]; pis que la servitude,
c'est l'esclavage...
Le sujet est fortement marqué dans ce conte : il
lui manque un pouce; de là, son surnom, un sobriquet [les
sobriquets sont très rares dans ces Contes] : «Monsieur
Pas-d'Pouce». Cette marque conjoint l'individuation et la
nomination dans l'individualisation d'un «négociant,
exportateur de grains et de foin». Le négociant est
souverain; l'habitant est soumis : il n'a pas d'argent
pour payer les dettes qu'il a contractées auprès de
Monsieur Pas-d'Pouce : «Et il avait signé çà et là des
papiers sans trop y regarder». Il a fait confiance à la
main sur la table la première fois; mais la deuxième
fois, la «main fraternelle» ne l'est plus et est cachée
dans la poche [160]. Le négociant est déjà du côté de la
Culture, du commerce, de la ville; l'habitant est encore
du côté de la Nature, de l'agriculture, de la campagne :
«Aussi se tient-il plus souvent aux bâtiments qu'à la
maison. Ce qu'il les aime alors, ses animaux, ses vaches,
ses chevaux. Et ses cochons, et ses moutons, et son chien
larmoyant, qui rit quand même! S'il s'écoutait, c'est
bien simple, larguant l'amarre des bâtiments, il
partirait avec eux au premier déluge venu» [160-1].
L'habitant est au négociant ce que Noé est à Satan!
Mais la souveraineté de Monsieur Pas-d'Pouce
n'est pas qu'économique; elle est sexuelle. C'est-à-dire
qu'il asservit les filles des habitants qui lui doivent
de l'argent : Armande, après «Angèle, Marie, Laure,
Valéda, ses servantes établies çà et là dans le comté»
[161]. Le négociant fait du commerce et il est de
commerce agréable, avec sa «chaîne en or, un ventre
avantageux» [160], et sa main sur la table : «Mais cela
change tout! Sa main, il la met sur la table, il l'offre,
il la donne, sa grosse main populaire»; le manque de pouce
est la marque de l'organe et le masque de la castration
: «la main lui sort, quatre doigts raides» [161]. Il fait
du commerce : il échange les jeunes filles : «Il la garda
quatre ou cinq ans. Après quoi, anoblie par son service,
elle trouva un bon parti». Il favorise la circulation des
femmes; c'est un marieur. Mais il ne renonce pas pour
autant à ses privilèges : il ne passe jamais sans
s'arrêter chez ses anciennes servantes, «l'hiver, quand
les hommes sont aux chantiers» [161]...
Le pouvoir souverain de Monsieur Pas-d'Pouce, sa
puissance, est un pouvoir diabolique, démoniaque :
«Monsieur Pas-d'Pouce tint parole. Il assista aux noces
d'Armande, le ventre avantageux et la main sur la table.
C'était pour la famille un grand honneur. Le marié se
tenait près de lui, droit comme un cierge, brûlant de
gratitude. Les femmes se trémoussaient dès qu'il les
regardait. Il était le seigneur de la fête» [161]; c'est
ainsi que, «refermant les quatre doigts de sa main, il mit
la noce dans sa poche et s'en alla» [162]. L'habitant,
lui, s'enfonce dans la soumission : «Quant à l'habitant,
il avait cédé la place, ne sachant plus très bien s'il
était encore le père d'Armande. On ne remarqua pas son
absence» [161].
La servitude d'Armande (et des autres filles de
quatorze ans), ce n'est pas seulement d'être
économiquement et sexuellement une servante; c'est d'être
abandonnée par son père au profit du négociant et du
mari. Le père est hors-jeu : «Assis sur la paille, au
milieu des animaux taciturnes, il écoutait le bruit sec
des cordes et la reprise de l'archet, mais n'entendait
pas la musique. On dansa jusqu'à l'aube» [161]. Sa fille
a été un enjeu et un jeu, l'objet d'un échange, le
négociant réalisant le fantasme pédophile et incestueux
de l'habitant; Armande est asservie et assujettie,
honteuse : «Tout devint terne. Le violoneux s'arrêta au
milieu d'une gigue; il raclait les nerfs, c'était
intolérable. Armande se mit à pleurer» [162].
-- Comme dans «Le bouquet de noce» [cf. L'ÉVALUATION
SÉMIO-NARRATIVE], la souveraineté (de la Vie) n'a que
faire de la servitude (de la Mort)... et d'un «petit coq
de misère» [162].
25 novembre 2001
L'identification primaire (et
originaire)
«La mort du
bonhomme»
[EC : 24, p. 176-178; EI, p. 23-24; BQ, p. 34-36]
Dans ce petit conte aux nombreuses variantes, il
y a identification de la mort par une mort, un mort; ce
qui est peut-être la seule manière de vivre la mort. Le
bonhomme est malade; il est malade de la vie : il est
vieux. La vieillesse est du côté de la "belle mort", de
la mort naturelle; c'est une sorte de (con)jonction; elle
s'oppose à la mort culturelle, au meurtre (homicide,
suicide), qui est (dis)jonction, comme la mort (subite ou
graduelle) par maladie ou catastrophe (naturelle), qui
est non-(dis)jonction, s'oppose à l'accident (culturel),
qui est non-(con)jonction. Ainsi le décès (naturel) se
distinguerait-il du trépas (culturel), comme la maladie
de la vie (la natalité) se distinguerait de la maladie de
la mort (la mortalité) au point de vue de la radicale
finitude (natale et agonale).
Le bonhomme est à l'agonie -- le ramancheur n'y
peut rien et il le voue ainsi au curé : à la mort [176]
-- et sa femme est là pour le lui signifier; elle ne
l'aime pas : «-- Ah, bonhomme, mon bonhomme, si tu avais
toujours été de même, sérieux, propre, tranquille, comme
je t'aurais aimé, comme nous aurions été heureux!» [178].
Elle aurait donc voulu aimer un homme mort, pas un homme
qui désire, pas un farceur et un buveur sans doute... Les
fils s'identifient à leur père, qui est un rival :
«L'arrivée de ses garçons avec des mines de faux apôtres
le dérangea toutefois dans sa résolution», celle d'être
sérieux; mais qui est aussi un modèle : «Les garçons,
restés avec leur père, ne perdirent pas un instant : les
menottes ils lui ôtèrent». Ils s'identifient à lui, comme
les filles s'identifient à leur mère : «Les femmes sont
revenues auprès de lui avec des cris de mouettes dans
leurs mouchoirs» [177].
Les femmes et le curé, qui se retirent dans la
cuisine, sont du côté de la religion : du côté du
chapelet et des larmes; les hommes sont du côté du
folklore (les traditions, les coutumes, les moeurs), le
chapelet étant des menottes : du côté de la boisson et
des rires. L'agonie du bonhomme, qui a les poignets liés
avec «un grand chapelet», est teintée d'ivresse : «Mal,
bien sûr, mais pas assez pour chavirer, tantôt plus haut,
tantôt plus bas, prenant encore la houle»; «Les vagues
courtes secouaient le vieux; cela dura une heure et plus,
puis après la dernière vague, le dernier havre : le
bonhomme enfin repose dans son lit; l'os ne le gêne plus;
il est guéri, il va mourir» (177]. Il va mourir de la vie;
sa mort sera un décès, accès à la mort et non accès de
mort (comme dans le trépas)...
Pour les hommes ici, qui vivent leur mort,
l'idiolecte prévaut sur le sociolecte; c'est le contraire
pour les femmes et pour le non-homme qu'est le curé, qui
meurent leur vie. Il faut administrer la mort, la
civiliser, la rendre distinguée : «Quand on l'eut mis dans
la bière, frais rasé, bien habillé, il avait l'air
distingué» [178]. (Pour le curé, qui est «sujet à la
nausée» [177] et dans sa distinction, le «pot» du moribond
est un «vase», que celui-ci repousse)... Le bonhomme, qui
a toujours été un homme mort puisque sa femme ne l'a
jamais aimé et qu'elle en a toujours été malheureuse,
meurt de sa belle mort et il a droit à «une veillée de
corps», où l'observateur ne peut que s'identifier à lui et
à ses fils, de retour dans la cuisine dans une "virée".
-- «On avait mis les morts à table» : «Est-ce ainsi que les
hommes vivent?» [Léo Ferré].
27 novembre 2001
«L'enfant»
[EC : 29, p. 189-190; EI, p. 56-57; BQ, p. 77-78]
Ce conte de 1957, qui précède «Le
paysagiste» et
«Les provinces» dans l'EI (dont il est le onzième),
ressemble étrangement à «La mort du bonhomme» (qui date de
1956 et est le quatrième conte de l'EI, après «Cadieu»).
D'une certaine manière, il en est la (ré)solution : la
raison, c'est-à-dire l'identification, de la haine de la
femme pour son mari : de la (com)plainte hystérique.
Un homme, encore, est en train de mourir; sa
femme s'impatiente. À l'agonie, il ressemble à un phoque.
Son agonie est une sorte d'ivresse : «Le plus souvent il
se tenait sous l'eau, inconscient, cachant son jeu»,
replongeant comme un phoque. Sa femme souhaite sa mort et
va même jusqu'à la précipiter : «Elle résolut, tant qu'à
n'avoir qu'un phoque pour mari, d'être veuve» [189], un
phoque ne valant guère mieux qu'une otarie [cf. «L'otarie»
: LA SCHÉMATISATION NARRATIVE] : «Le médecin avait laissé
des remèdes, qu'on pouvait ne pas donner. Elle les flaira
et jugea plus prudent de les continuer; seulement elle
força un peu la dose. Une fois qu'elle avait décidément
exagéré, la main lui tremblait : "Prends, chéri", dit-elle; le mari détourna la tête, elle n'insista pas» [189-190]. Elle rend le médecin complice de son crime en
mentant au sujet de la potion [190].
Ce que la femme reproche au mari, c'est de ne pas
avoir été un bon homme : «C'était une bonne femme, bonne
épouse aussi longtemps que l'époux avait semblé bon
homme». Être bon homme, c'est être puissant, c'est être
fécond; pendant longtemps, il semble que sa puissance ait
réussi à masquer sa stérilité : «Ensemble ils avaient bâti
une maison, fait des économies et couvé bien à leur aise
le désir d'avoir des enfants. Ils n'en avaient pas eu, à
qui la faute? Elle s'en accusa; ce sont surtout des
innocents qui font des aveux. Grâce à quoi elle avait pu
supporter durant dix ans et plus les coups de bec d'un
coq inutile». L'homonymie avec la langue anglaise doit ici
être encore remarquée, soulignée : «Un phoque, un
coq mouillé»
[190] -- "phoque", "coq"...
La femme n'a pas eu d'enfant; la femme du
bonhomme en avait eu et elle n'était pas pour autant plus
heureuse [cf. conte précédent]. L'enfant, ce n'est jamais
le bon, ce n'est jamais celui qu'il faut : l'enfant
idéal, celui qu'une femme fait à son père, celui avec
lequel elle pourrait s'identifier totalement, le phallus
qu'elle n'a pas mais qu'elle est. Faire équivaloir l'être
(le charme, la beauté, le beau regard) à l'avoir
(l'organe, l'appendice, le beau morceau), tel est le
scénario du théâtralisme de l'hystérique. Un enfant, cela
se fantasme, cela se rêve, cela se conçoit : «La femme
resta seule avec son mari; elle s'assoupit et rêva
qu'elle tenait un enfant dans ses bras. Pendant qu'elle
dormait ainsi, le pauvre homme remonta, il avait la vie
dure, une bulle d'air creva à la surface de l'eau, il
aperçut sa femme, l'enfant et le cierge : sa femme
heureuse, l'enfant qui le regardait avec effroi et le
cierge à demi consumé». La mort du mari est donc une sorte
de renaissance, mais comme enfant et non plus comme mari
: «Il n'était sûrement plus le mari» [190]; son "cierge"
est consumé et tout est consommé...
-- Pour elle, l'hystérique, avoir ou ne pas avoir
d'enfant, être ou ne pas être une femme!
28 novembre 2001
«Le
paysagiste»
[EC : 36, p. 207-210; EI, p. 58-61; BQ, p. 79-83]
Pour le narrateur -- qui est ici très
partiellement narrateur-raconteur : «notre homme» [207] --, le Québec est un pays qui a ses provinces et non ses
régions; la Gaspésie est l'une de ces provinces. C'est
donc dire qu'il y a un problème d'identité collective, un
problème d'identification qui est aussi un problème
d'identité individuelle : le paysage est le visage du
pays.
Jérémie, le «nommé
Jérémie» [207], est un
paresseux et un faible d'esprit, d'une part; d'autre
part, il est paysagiste, artiste : c'est un créateur. Il
a une grande imagination, une grande capacité
d'identification, de projection (imaginaire) et
d'introjection (symbolique). En bâillant aux corneilles,
il (s')introjecte divers objets, il se les injecte.
D'abord, le paysage : «C'était dans cette bonne province
de Gaspésie, si théâtrale, où du sol on a fait un tas
rejeté en arrière, un tas de montagnes pour s'adosser et
n'en pas croire ses yeux; voici ce que l'on voit : le
ciel redescendre, la mer monter et ces deux plans à
l'horizon se rencontrer, formant un angle variable; dans
cet angle l'espace trouver place et bâiller» [207]; le
paysage est un panorama. Après ce panoramique et cette
leçon de géométrie et avec une «bonne provision d'air»
devant lui, «notre homme», devient une barque ou une
autre, la barque au moteur Acadia, le soleil, la «mêlée
des oiseaux», «un goéland retardataire», une mouette, etc.
[207-208]. Dans le fantasme du regard et le regard du
fantasme, il ne sait plus qui il est : «repartant aussitôt
à la recherche de son identité, et n'en finissant plus de
se perdre puis de se retrouver [...] Jérémie se demandait
alors de qui il était le jouet, de soi, du soleil ou de
Dieu?» [208] : du père?...
Jérémie ne semble pas avoir de mauvais
objets à
projeter, si ce n'est lui-même, peintre-poète en quête
d'un paysage : «tout cela n'est qu'un aspect du paysage
que Jérémie d'une saison à l'autre, hiver, été, depuis
son enfance, peignait sur le jour, esquisse de quelques
heures, reprise le lendemain, le paysage qu'il n'arrivait
pas à finir, irritant comme la vie qui n'arrive pas à
mourir». Il a pourtant réussi à se faire accepter par les
habitants de la Gaspésie, par la non-Nature : «Jérémie
avait trente-huit ans. Sa grande réussite avait été de se
faire accepter par les siens. Le concordat obligeait
ceux-ci à lui donner gîte, vêtement et nourriture» [208].
Il est donc une sorte d'assisté social qui a évité
l'asile et la prison : un paresseux qui ne pense pas et
un faible d'esprit qui ne travaille pas; il est
intraitable : on ne peut pas le traiter et on ne peut pas
traiter avec lui. Mais il se débrouille : «Aussi, après
faillite des tentatives pour le débauche, Jérémie eut-il
son concordat. Les négociations avaient été longues, pour
le dédommager du tort qu'elles avaient pu causer à sa
réputation, on convint de ne rien lui donner et de tout
lui devoir, de subvenir à ses besoins en échange de ses
services. Cela équivalait à la reconnaissance de son art»
[209].
Sans «une Aphrodite sauvage à odeur de
morue»,
Jérémie ne connaît pas «la vie qui se bande» [208]; c'est
ainsi qu'il bâille, bâiller étant l'automatisme de
répétition du paresseux : c'est un automatisme qui est
une régression ou une fixation au stade oral. Il bâille,
il peint, il cause. Il se projette dans le paysage :
«Comme il peignait par projection, en direct, pourrait-on
dire, suivant à la perfection la réalité qu'il épousait,
les badauds étaient déjà renseignés sur son dernier
paysage, l'un pour y avoir flâné, l'autre pêché, tous
pour l'avoir vu» [209]; les badauds regardent bouche bée,
car il n'y a rien à regarder, rien à voir...
Un peu comme Léonard de Vinci,
Jérémie multiplie
les projets sans résultats; il souffre de procrastination
: «Cette participation grandissait l'oeuvre, édifice
d'autant plus étonnant qu'il était la cathédrale d'un
jour que la mer engloutissait, la nuit édifice d'air et
d'eau dont la fluidité périssable était justement la
merveille» [209]. Il peint de l'eau et de l'air, une ondée
ou du vent, qui laissent indifférents ses «comparses»
[208], des «amateurs» [209]. À trente-huit ans, Jérémie
n'a rien du prophète biblique. Après avoir souffert
d'anorexie, autre symptôme d'une fixation ou d'une
régression au stade oral, il est devenu boulimique :
«Naguère maigre, mangeant du bout des lèvres, inquiet le
jour mais dormant bien la nuit, il avait épaissi, ne se
gênait plus pour manger à sa faim et devenait bel homme
mais, la nuit, se tourmentait» [210].
L'insomnie due à la frustration sexuelle le
traque : «La malice de la nuit le troublait. Ses terreurs
dataient du concordat : l'acceptation des siens l'avait
banni de soi, mais ne pouvant s'exprimer en eux selon les
coutumes de l'espèce, il restait l'âme en peine et ne
trouvait repos que sous le soleil. Il dormait peu, mal ou
pas du tout; parfois alors il se levait, sortait de la
maison et que rencontrait-il?»; il est ainsi victime de
la/sa non-Culture. Il est en proie au sentiment de
culpabilité, à l'angoisse de castration et à la
compulsion de répétition. La terreur de la mort
l'assaille : «Des décombres, de noirs amas, le vide, la
plainte profonde du vent. Et jusqu'à l'aube il errait sur
le rivage, dans les ruines de son oeuvre; une de ces
nuits-là, il se noya» [210]. Serait-ce un suicide par
noyade et ainsi la transgression de l'interdit du
meurtre?...
Le paysagiste a voulu peindre l'ineffable, le
sublime; mais la sublimation a échoué, car le paysage
n'était que le pays, qu'un pays qui n'a pas d'identité
comme lui, sans signature : «Puis le paysage reparut;
désormais il se succéda jour après jour, saison après
saison. C'était le paysage que Jérémie avait peint jour
après jour, saison après saison, depuis des années et
dont il laissait provision pour toujours. Personne ne le
reconnut. L'artiste avait oublié de signer» [210].
L'artiste n'est donc pas reconnu par le public, par le
recensement du public, malgré son grand souci de réalisme
: «Tout le long du jour, il bâillait, pris par l'espace
qui bâillait plus grand, par les couleurs, les lignes, le
mouvement et les harmoniques sonores du tableau.
Lorsqu'il faisait beau, il peignait en plein air,
autrement derrière un carreau sur une vitre dont il
prenait grand soin qu'elle adhérât à l'espace» [209].
-- Le grand paysagiste, narcissique, a-t-il jamais peint
autre chose que son bâillement, que le bâillement de sa
propre mort?
29 novembre 2001
«Les
provinces»
[EC : 39, p. 219-223; EI, p. 62-65; BQ, p. 84-89]
Du conte précédent à celui-ci (qui se
suivent
dans l'EI, comme il a déjà été
mentionné), il y a passage
de la géométrie à la géographie, de l'art à la
technologie, de l'art du paysagiste à la technologie du
cartographe. Mais ce cartographe, peut-être plus artiste
que Jérémie, pourrait bien être lui-même un paysagiste un
peu niais, qui n'a pas de moi, de prénom comme "Jérémie",
mais qui a cependant des parents comme surmoi : «Quand il
fut d'âge à gagner sa vie, ses parents le présentèrent au
curé». Le cartographe est marqué : «et comme il avait dans
le bas des reins un signe en forme de fleur de lys, on se
dit qu'il ne serait pas un cartographe comme les autres»
[219]; sa marque est politique (nationale, nationaliste
: le drapeau et le flambeau du Québec) et sexuelle, la
fleur de lys étant un symbole de l'organe génital
masculin, comme le "trois" (des Trois-Rivières) : il y a eu
déplacement, censure, du devant au derrière...
Du curé, le cartographe est envoyé «au
primat de
l'Église en ce pays» qu'est «le bon vieux pays du Québec».
Il dresse alors sa première carte : la carte des
diocèses; c'est une carte ecclésiastique et cosmologique,
avec ses couleurs politiques, où il n'y pas de place pour
le rouge (du Parti libéral) et où domine le bleu (de
l'Union nationale de Duplessis), et avec au-dessus du
pays «le ciel, le soleil, la lune et quelques planètes»,
qui représentent les «palais épiscopaux», ainsi que le
chapeau du cardinal qui coiffe le soleil au-dessus de
Montréal, un diocèse en noir «pour donner une idée de
l'influence sulpicienne». Sa carte est sexualisée, avec le
soleil (le père) au-dessus de Montréal et la lune (la
mère) au-dessus de Québec. Mais cette carte ne lui vaut
pas l'imprimatur de Monseigneur le Primat : «-- Ainsi,
Monseigneur, ma carte diocésaine, épiscopale et
catholique n'est pas la vraie carte du pays!» [209].
Le dessinateur cherche donc alors la
reconnaissance non plus du côté de l'Église mais du côté
de l'État : «Le Primat, même si son royaume n'était pas de
ce monde, avait de grandes influences dans le
Gouvernement; il n'eut pas de peine à y placer le
cartographe». La deuxième carte est une carte politique :
c'est la carte des comtés du pays. Elle est aussi
sexualisée : le soleil porte cette fois une perruque
anglaise (allusion à la Couronne d'Angleterre) et la lune
porte une cornette de nonne (allusion à l'Église). Les
étoiles représentent les États-Unis (leur drapeau, leur
flambeau). De la première à la seconde carte, le père (le
Primat, le Premier Ministre) est défié [221]. L'anonyme
cartographe ne respecte pas la carte des comtés,
l'identité québécoise (provinciale ou nationale) ne
correspondant pas à l'identité canadienne (fédérale) et
le comté étant «la corruption électorale de la
cartographie» [222].
Pour sa troisième carte, le dessinateur se
retrouve entre l'État et l'Église, du côté de
l'Éducation, c'est-à-dire de la non-séparation de
l'Église et de l'État : «Le Premier Ministre, même si son
royaume était de ce monde, avait de grandes influences
sur les Congrégations; il n'eut pas de mal à placer le
cartographe chez les Révérends Frères qui sont des
experts en géographie». Le Frère, le «Révérend
commanditaire», lui demande une troisième carte, celle des
régions [222]. Les trois cartes sont des connecteurs
d'isotopies, mais surtout la troisième : le pays
(concret) a ses régions, ses provinces; l'esprit
(abstrait) a aussi ses régions, ses sphères. Cette
troisième carte est climatologique, atmosphérique,
anatomique, ethnique et sémantique (lexicale,
lexicologique, lexicographique) : «"Voilà, dit l'artiste,
la carte que vous m'avez proposée; toutes les régions y
sont sauf une : le point où l'on s'élève dans certaines
sciences, et qu'on appelle région, par exemple les hautes
régions de la philosophie; celle-là je ne suis pas
parvenu à la représenter, mais toutes les autres, mon
Révérend Frère, vous les trouverez sur ma carte"» [222-3].
La leçon de phénoménologie du cartographe est un autre
défi au père, au Frère cette fois, qui n'a certes pas
l'autorité du Primat ou du Premier Ministre et qui a donc
quelque chose de proche, quelque chose du prochain.
Les figures ou les substituts du père se
multiplient : les supérieurs du Frère, leur évêque
(conseillé par sa bonne), Rome, le Légat et retour au
Primat, qui vient sanctionner l'oeuvre du cartographe,
celui-ci ayant été manipulé par ses parents et par le
curé au début : «Le cartographe baise la bague du Primat
qui lui a fait comprendre qu'on oeuvre bien que dans son
métier, que lui seul autorise». Son art est un métier, une
vocation [222]; c'est son objet de valeur : son idéal du
moi, un idéal symbolique; mais, lui, le dessinateur (ou
le destinateur) de cartes, est aux prises avec son moi
idéal, un idéal imaginaire : «Et il se met à bâtir le
pays, province après province, sur de belles cartes
enluminées. Il travaille seul. Parfois il se dit qu'il
est fou, d'autres fois se prend pour un prophète. Ce
n'est qu'un artiste comme les autres» [223].
-- Le dessinateur (le cartographe, le géographe), comme
l'architecte et le sculpteur et comme le peintre et le
philosophe sans doute, rebâtit le monde; il reconstruit
inlassablement, dans un va-et-vient incessant (régressif,
compulsif) entre l'oralité et l'analité, le corps (perdu,
morcelé après avoir été incorporé, attendu) de la mère :
que dire alors du gynécologue et du poète ou du
conteur?...
30 novembre 2001