HÉRODIAS

INCESTE, MEURTRE ET INFESTE

Le titre de ce conte, qui se déroule aussi en trois segments presque d'égale longueur, est le prénom de l'héroïne biblique, évangélique, bien connue; c'est donc l'espace et le temps de l'Antiquité, «à l'orient de la Mer morte» [109]. Le conte est une véritable leçon (en partie erronée) de géographie (visible) et d'histoire (lisible); leçon ponctuée par une rafale ou un déluge de noms propres, par une orgie de liens de parenté ou d'autres alliances (ethniques) [voir à ce sujet la multiplication des notes du rédacteur, au nombre de 130 : p. 139-149].

Le premier acteur (individuel) qui apparaît est «le Tétrarque Hérode-Antipas; suit un acteur collectif : «C'étaient les troupes du roi des Arabes, dont il avait répudié la fille pour prendre Hérodias, mariée à l'un de ses frères, qui vivait en Italie, sans prétention au pouvoir»; viennent ensuite deux acteurs absents, attendus : les Romains et Vitellius, «gouverneur de Syrie». Antipas a donc répudié sa première femme pour épouser sa belle-soeur (mariée à son frère Hérode-Philippe), qui est aussi sa nièce et la soeur d'Agrippa, puisqu'elle est la petite-fille d'Hérode le Grand, qui est le père d'Hérode-Antipas [149-151 : notes 3, 16, 19, 22, 33 et 34]. En plus des Romains et des Arabes, les Juifs et les Parthes sont aussi des acteurs collectifs, de même que «les chefs de ses troupes, les régisseurs de ses campagnes et les principaux de la Galilée» [110]. La séquence initiale, qui est une sorte de "panoramique", où Antipas a acquis sa compétence et où il est en disjonction avec son objet de valeur se termine par un tour d'horizon [110-1]. Il semble déjà être manipulé par Vitellius, qui le fait se ronger d'inquiétudes...

La macro-séquence centrale débute par un triple débrayage, par un cri : «Tout à coup, une voix lointaine, comme échappée des profondeurs de la terre, fit pâlir le Tétrarque» [111]. L'acteur qui entre alors en scène a droit à un parcours figuratif; c'est un adjuvant : Mannaëi, le Samaritain qui déteste les Juifs, qui a souillé leur autel du temple de Jérusalem et qui jette un anathème à Sion. Mannaëi exécute les ordres du Tétrarque auprès de Iaokanann emprisonné, «le même que les Latins appellent saint Jean-Baptiste» et qui semble avoir chargé deux visiteurs d'une mission en Haute-Galilée [111]. «Mais le Tétrarque était las de réfléchir» et son regard se perd à l'horizon; il est envahi par l'environnement : «Tous ces monts autour de lui, comme des étages de grands flots pétrifiés, les gouffres noirs sur le flanc des falaises, l'immensité du ciel bleu, l'éclat violent du jour, la profondeur des abîmes le troublaient; et une désolation l'envahissait au spectacle du désert, qui figure, dans le bouleversement de ses terrains, des amphithéâtres et des palais abattus. Le vent chaud apportait, avec l'odeur du souffle, comme l'exhalaison des villes maudites [Sodome et Gomorrhe], ensevelies plus bas que le rivage sous les eaux pesantes» [113]. La profondeur (de champ) du regard est troublé, brouillé, par l'odeur.

Apparaît Hérodias, qui a droit elle aussi à un portrait et qui annonce une bonne nouvelle à son mari : Agrippa, le frère d'Hérodias, serait en prison pour avoir comploté avec Caïus CONTRE Tibère [113]. Hérodias se vante de ce qu'elle a fait pour Antipas; mais ce n'est pas sans quelque reproche d'avoir abandonné sa fille aussi pour lui : «Après son divorce, elle avait laissé dans Rome cette enfant, espérant bien en avoir d'autres du Tétrarque. Jamais elle n'en parlait. Il se demanda pourquoi son accès de tendresse» [113]. Une fois vieilli (par Hérodias), le Tétrarque a droit à un portrait, comme le père de Julien. La rivalité semble s'être installée entre les deux époux incestueux; couple incestueux justement condamné par Iaokanann, condamnation qui lui a valu la prison. Iaokanann est précieux pour Antipas parce qu'il prêche contre les Juifs de Jérusalem et donc pour le reste des Juifs (de Samarie) qui deviendront les Chrétiens; mais Hérodias semble le détester à cause de la malédiction qu'il a jetée sur elle pour son inceste : «Iaokannan l'empêchait de vivre». Mais il y a surtout ambivalence amour-haine et elle paraît l'admirer : «Contre des légions elle aurait eu de la bravoure. Mais cette force plus pernicieuse que les glaives, et qu'on ne pouvait saisir, était stupéfiante». Autour du prophète, se joue l'ambition d'Hérodias, qui est contre les Juifs et contre les Arabes : «Depuis son enfance, elle nourrissait le rêve d'un grand empire. C'était pour y atteindre que, délaissant son premier époux, elle s'était jointe à celui-là, qui l'avait dupée, pensait-elle» [116]. Aussi ne manque-t-elle pas de reprocher au Tétrarque ses humbles origines et de s'en moquer, au nom de la noblesse d'origine de ses aïeux. Mais Antipas est davantage occupé à regarder une jeune fille sur la plate-forme d'une maison, excité : «Antipas aperçut deux ou trois fois son col délicat, l'angle d'un oeil, le coin d'une petite bouche. Mais il voyait, des hanches à la nuque, toute sa taille qui s'inclinait pour se redresser d'une manière élastique. Il épiait le retour de ce mouvement, et sa respiration devenait plus forte; des flammes s'allumaient dans ses yeux [116]. -- Même fantasme du regard!...

Avec l'arrivée des visiteurs attendus, réapparaît Phanuel, pour prêcher la cause d'Iaokanann et menacer Antipas qui avoue pourtant aimer celui-ci, mais aussi lui annoncer l'arrivée de Vitellius en cette fin de segment. Jusqu'ici les dialogues sont beaucoup plus nombreux que dans les deux premiers contes; ce qui donne lieu à de nombreux embrayages internes qui impriment une teinte théâtrale au conte, où il y a une véritable mise en scène, comme le remarque à juste titre et de manière originale le rédacteur de Biasi [33, 37].

Dans le second segment, se multiplient les acteurs individuels et collectifs autour du Proconsul Vitellius et du Tétrarque Antipas; apparaît Iaokanann, qui insulte et condamne tout le monde; Hérodias est présente, mais en coulisses. L'espace paratopique de la jonction comprend les huit chambres souterraines de la forteresse. Un festin pour l'anniversaire d'Antipas s'annonce; il ne se passe pratiquement rien. Mais on apprend que Mannaëi est le bourreau et que la haine est le sentiment de Vitellius envers Antipas : «De là, une haine profonde, et les retards à fournir les secours» [120]; haine aussi entre Antipas et Hérodias : «Il eut l'idée de recourir à Hérodias. Il la haïssait pourtant. Mais elle lui donnait du courage; et tous les liens n'étaient pas rompus de l'ensorcellement qu'il avait autrefois subi»; elle éprouve pour lui «une indulgence dédaigneuse» [130]. Le Proconsul se méfie du Tétrarque : «Vitellius songea que le prisonnier pouvait s'enfuir; et comme la conduite d'Antipas lui semblait douteuse, il établit des sentinelles aux portes, le long des murs et dans la cour». Phanuel lit dans le ciel «la mort d'un homme considérable, cette nuit même» [129] : il s'agit ici, chose rare dans ces Trois Contes, d'un embrayage au style indirect libre.

Selon Jonathas et selon Aulus, le fils de Vitellius, Antipas n'a pas transgressé l'interdit de l'inceste : «Aulus qui venait de dormir, reparut à ce moment-là. Quand il fut instruit de l'affaire, il approuva le Tétrarque. On ne devait point se gêner pour de pareilles sottises; et il riait beaucoup du blâme des prêtres, et de la fureur de Iaokanann» [128]. Le segment se termine par la réapparition de le jeune fille de la fin du premier segment : «Sous une portière en face, un bras nu s'avança, un bras jeune, charmant et comme tourné dans l'ivoire par Polyclète. D'une façon un peu gauche, et cependant gracieuse, il ramait dans l'air, pour saisir une tunique oubliée sur une escabelle près de la muraille». Le lecteur ne peut plus douter, s'il est instruit de la légende évangélique, qu'il s'agit de Salomé...

Tout au long du deuxième segment, la programmation narrative est minimale : le programme narratif d'Antipas est de séduire ou de convaincre Vitellius à des fins militaires; le contre-programme de Vitellius est de suspecter et de résister. Au début du troisième segment, l'action est focalisée en un espace : «la salle de festin» [131]. Jusqu'ici, l'obsession du nombre trois était moins grave que dans Le Légende : il a été question de «trois pas» [119] et de «trois eunuques» [122]; la salle, elle, a «trois nefs», il y a «[t]trois lits d'ivoire» et il y a trois personnes à la table proconsulaire : Vitellius, Aulus et Antipas au milieu des deux [131]; «"l'Asiatique"», l'enfant très beau dont ne peut plus se passer Aulus, est étalé sur un «triclinium»; Antipas promet «trois couffes de ce baume» à Aulus [132]; il est question de la «troisième heure» dans le récit du miracle par Jacob [133]...

Étant près de la porte et habillé, le Proconsul Vitellius est sur ses gardes [131 et 156, note 81]; mais l'attention est détournée vers Jésus par Jacob, qui annonce le Messie : «un libérateur qui leur apporterait la jouissance de tous les biens et la domination de tous les peuples» [133]; il identifie aussi Élie, le plus grand des prophètes juifs, et Iaokanann [134], pendant qu'Aulus s'empiffre et que l'on festoie [135] ou que l'on s'engueule [136]. Les valeurs associées aux Juifs sont nettement péjoratives; pour Vitellius, ils sont misérables : «Le caractère des Juifs semblait hideux à Vitellius. Leur dieu pouvait bien être Moloch, dont il avait rencontré des autels sur la route; et les sacrifices d'enfants lui revinrent à l'esprit, avec l'histoire de l'homme qu'ils engraissaient mystérieusement. Son coeur de Latin était soulevé de dégoût par leur intolérance, leur rage iconoclaste, leur achoppement de brute. Le Proconsul voulait partir. Aulus s'y refusa» [137].

C'est par la médaille de l'Empereur que présente Antipas et par l'arrivée de Hérodias, qui crie «"Longue vie à César!"», qu'il y a en quelque sorte, après cette "barbarie", retour à la "civilisation" [138]. Tout cela ne pouvait être qu'un prétexte au véritable enjeu du conte : «Mais il arriva du fond de la salle un bourdonnement de surprise et d'admiration. Une jeune fille venait d'entrer. [...] C'était Hérodias, comme autrefois dans sa jeunesse» [138]. Ce ne peut donc qu'être sa fille : «Ce n'était pas une vision. Elle avait fait instruire, loin de Machaerous, Salomé sa fille, que le Tétrarque aimerait; et l'idée était bonne. Elle en était sûre, maintenant!» [139]. La danse de Salomé est triple :«Puis ce fut l'emportement de l'amour qui veut être assouvi. Elle dansa comme les prêtresses des Indes, comme les Nubiennes des cataractes, comme les bacchantes de Lydie» [139, souligné par nous]!

Ne pouvant encore se douter qu'il est de nouveau victime d'un inceste, Antipas promet mer et monde, la moitié de son royaume, à Salomé, qui a conclu sa danse dans la posture d'un scarabée et qui veut la tête de Iaokanann [139-140]; après avoir échoué une fois, Mannaëi, bourreau depuis quarante ans, la lui offre sur un plat; on l'exhibe [141]. C'est ainsi qu'il y a eu épreuve décisive, confrontation entre Antipas et Hérodias représentée par Salomé; le Tétrarque est vaincu : «Ensuite Mannaëi la présenta à Antipas. Des pleurs coulèrent sur les joues du Tétrarque». La séquence centrale se clôt avec les flambeaux qui s'éteignent, avec Antipas prostré et avec Phanuel en prières [141].

Après un blanc, la séquence finale consiste en un triple débrayage : «À l'instant où se levait le soleil, deux hommes, expédiés autrefois par Iaokanann, survinrent, avec la réponse si longtemps espérée» [141-2]. Il y a donc conjonction avec l'objet de valeur : la tête de Jean-Baptiste sur un plat au milieu de la salle de festin -- plat de résistance! C'est par l'Essénien Phanuel qu'il y a sanction et c'est lui qui est donc le destinateur-judicateur final, les deux hommes (la Galilée) étant le destinataire du message ou de la réponse du Christ [p. 151, note 22 et p. 159, note 130]. Hérodias est donc le sujet et Antipas est l'anti-sujet, les deux se disputant Jean-Baptiste : il l'aime, elle le hait mais l'admire; le destinateur de Hérodias est Vitellius ou Rome et le destinateur d'Antipas est Phanuel ou Machaerous; au début, Mannaëi est l'adjuvant du Tétrarque, mais à la fin il est son opposant, son opposant principal étant cependant Salomé, qui apparaît une fois dans chacun des segments, qui se fait attendre, opposant ainsi le retard (et le regard) hystérique à la ponctualité obsessionnelle.

La lourde tête du prophète est un connecteur d'isotopies. Comme tête de Iakonann, elle représente l'interdit de l'inceste et sa transgression par Antipas et Hérodias : c'est l'isotopie sexuelle; comme tête de saint Jean-Baptiste, elle représente le christianisme : c'est l'isotopie religieuse. Ainsi l'Objet de valeur est-il double : c'est la Jouissance et le Messianisme, le messie de la Jouissance et la jouissance du Messie. Le Sujet est l'Hystérie : l'hystérique Hérodias (ou Salomé) cherche un maître à abattre, un maître sur lequel elle peut régner; elle le trouve en Antipas. L'anti-Sujet est l'Obsession (du Maître). Le Destinateur est la Maîtrise (le pouvoir romain depuis César ou le pouvoir juif depuis Hérode le Grand); le Destinataire est la Chrétienté (et/ou l'Art).

La religion (chrétienne) oscille entre l'obsession du Maître et l'hystérie du Disciple; en cela, elle est paranoïaque. En tant que théologie et liturgie, rite ou sacrifice (magie), elle est du côté de l'obsession et du côté de la philosophie et de la politique; mais en tant que prophétie et fiducie, mythe ou mystère (poésie), elle est du côté de l'hystérie et du côté de la mystique et de l'art. C'est ainsi que Hérodias, par la littérature et le théâtre (la mise en scène de l'observateur-voyeur), par la musique et la danse (la mise en pas de Salomé et la mise en pièces d'Antipas qui en résulte), fait de la trilogie des Trois Contes un véritable triptyque!

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La parenté des trois contes, qui ressort aussi du sociolecte et de l'idiolecte où l'Hystérie s'oppose aussi à la Maîtrise, réside finalement dans le tabou du sang, dans la tabou du contact, c'est-à-dire dans l'interdit de l'infeste. L'interdit de l'infeste, quand il interdit le même sang, conduit à l'interdit de l'inceste et, de là, à l'exogamie; quand il interdit (de verser) le sang de l'autre, il conduit à l'interdit du meurtre et, de là, au totémisme. Or, d'un conte à l'autre, les deux interdits sont transgressés, même si à des degrés divers et de diverses manières. Mais, d'un conte à l'autre aussi, le totem pointe la tête : le perroquet-totem de la Fête-Dieu dans Un coeur simple et les animaux-totems de la chasse dans La Légende de saint Julien l'Hospitalier; dans Hérodias, ce sont les noms-totems, les noms des nombreuses tribus ou alliances, et la tête-totem du saint et prophète.

Le Totem, c'est le Père mort; la mort du Totem, c'est l'Art!

11 mars 2002