Jean- Marc Lemelin
HÖLDERLIN :
TRADUCTEUR, INTERPRÈTE, POÈTE, PROPHÈTE ET FOU
ou
DE LA TRADUCTION À L'INTERPRÉTATION
La traduction : théorie et pratique
Table ronde bilingue
Département d'Études françaises et hispaniques
Université Memorial
Saint-Jean, Terre-Neuve
2 avril 1998
(Les deux dernières parties n'ont pas été prononcées)
1°) De toutes les langues avec lesquelles j'ai été en contact dans ma vie, que ce soit par l'étude, la recherche, le voyage ou le voisinage (grec, latin, anglais, allemand, italien, espagnol, catalan, micmac), je n'ai réussi à en maîtriser aucune, tout au moins au niveau de l'expression; je n'ai pas réussi à me détacher de ma langue maternelle...
2°) Je suis un adversaire de l'enseignement de la traduction au niveau qui est le nôtre, parce que les étudiants, après deux ou trois cours de traduction, croient alors qu'ils sont des experts, des spécialistes de la traduction, tandis qu'ils ne sont encore que des amateurs; cela donne des traductions comme :
"hot banana peppers" = "piments chauds aux bananes" (sur une boîte de conserves)...
D'ailleurs, selon Meschonnic, le bilinguisme n'est pas suffisant pour la traduction et il peut parfois être une «gêne à la traduction», un «facteur de non-traduction».
La (théorie de la) traduction est une chose trop sérieuse
pour l'abandonner aux amateurs de la traduction, aux
amateurs de traduction!
I
1°) la théorie de la fidélité, qui conseille pratiquement la traduction "mot à mot" et qui intervient donc au niveau de la phrase; il s'agit ainsi de l'idéologie de la fidélité à la lettre, à la littéralité et à la littérarité, par le «littéralisme»; il y a alors primat de la langue de départ, dans le calque ou l'imitation, dans l'exportation; il y a ici «pur langage» [Benjamin] ou «langage opaque»;
2°) la théorie de la compréhension, qui use parfois de la périphrase et qui intervient surtout au niveau du contexte (linguistique et non linguistique), privilégiant ainsi la matière sur la manière, le fond sur la forme, le quoi sur le comment; il s'agit ici de l'idéologie de la compréhension de l'esprit par la médiation d'une «acte de communication», voire de médiatisation (par l'appareillage de notes qui accompagne la traduction); il y a alors primat de la langue d'arrivée dans ou par l'annexion ou d'autres opérations comme : la «confiance entreprenante» (ou la «volonté confiante»), l'«agression» (ou la «pénétration»), l'«incorporation» (ou l'«incarnation») et l'«accomplissement de réciprocité» (ou la «restitution») [cf. critique de Steiner par Meschonnic dans Pour la poétique V, 191-222]; le transport n'y est pas exportation mais importation et croyance à une certaine transparence, voire à une transparence certaine, du langage, serait-ce dans la «dissimilation» plutôt que dans la dissimulation [Ladmiral];
3°) la théorie de l'adaptation, qui use de la paraphrase
et qui est en fait une démission en face de la
traduction, un aveu d'impuissance ou de trahison, surtout
quand il s'agit de traduction de la poésie (en vers ou
non); il s'agit aussi de l'idéologie de l'adaptation de
la lettre à l'esprit et de la soumission de la fidélité
à la liberté; dans l'aveu de l'intraductibilité, la
traduction n'est alors qu'une introduction.
*
1°) un niveau, celui du discours selon nous, où à l'exemple de Schiller, Hölderlin cherche à rendre l'original grec «avec fidélité mais aussi avec liberté»; cela correspondrait à la position de Ladmiral reprochant à Benjamin et à Heidegger leur littéralisme syntaxier au détriment du sémantisme; à ce niveau, Hölderlin pense qu'il ne faut pas faire violence à la langue, au rythme et aux conventions rhétoriques du grec, le sens et la «force lumineuse» du grec devant cependant apparaître en allemand («confiance nationale», «fidélité libérale»);
2°) le second niveau, celui de la langue, correspondant à la première théorie (celle de la «traduction absolue»), est celui de la «littéralité intransigeante» par la «traduction juxtalinéaire» selon Steiner ou «interlinéaire» selon Benjamin, pour qui il y a «convergence de toutes les langues vers une source primitive où elles vibrent à l'unisson et se transposent les unes dans les autres» : c'est un peu la musique comme origine de la langue, selon Nietzsche; en allemand, cela donne dans la traduction de Hölderlin : atticisation et dislocation de la structure syntaxique, des subordinations et des accords de participe [79]; c'est en somme du grec en allemand (un peu comme Chouraqui, qui calque le français sur l'hébreu, quand il traduit l'Ancien Testament, comme si la connaissance de la langue originale était une garantie de traduction : cela donne de l'hébreu en français);
3°) le troisième niveau, celui de la parole, est un «mode de transfert métaphorique» [79] ou «métamorphique» [234], où le transport d'une langue à l'autre est remplacé par le rapport de l'une à l'autre et leur décentrement [Massignon], dans une sorte de «bilinguisme interne» et de ré-énonciation [Meschonnic].
-- Goethe, Schiller, Schelling et peut-être aussi Hegel
y ont vu la preuve de la folie, de l'effondrement, de
Hölderlin dans les premières années du XIXe siècle...
«L'art grec qui nous est étranger par convenance nationale
et par des fautes dont il s'est toujours tant bien que
mal arrangé, j'espère le présenter au public de manière
plus vivante que d'habitude en faisant davantage
ressortir l'élément oriental qu'il a renié et en
corrigeant son défaut artistique là où il se rencontre
[Remarques, 111, souligné ici]. Il s'agit pour lui,
«l'interprète tardif» ou «l'héritier "hespérien"» [Steiner,
81], d'éviter «l'enthousiasme extatique» et d'atteindre
«la simplicité grecque» [Remarques, 129], que la
perfection du texte de Sophocle refoule, censure
[Steiner, 82].
II
1°) la recherche du "beau style" ou du "style commun", au détriment du «style personnel» de l'auteur comme transgression du "beau style";
2°) le réflexe de synonymisation;
3°) le contournement de la répétition par le recours à la
richesse du vocabulaire.
1°) par la quête de la métaphore existentielle ou phénoménologique, ou de la métamorphose, qui n'est pas une «métaphore visuelle» [130] pour «l'imagination métaphorique» [137];
2°) la traduction est aussi traduction du rythme, du
souffle, de «l'intention musicale», de «la mélodie
captivante» (dans la répétition, par exemple) [137]; cela
l'amène à se préoccuper de la typographie et à parler de
«l'image typographique» de la ligne et du paragraphe -- il
y a deux paragraphes dans le manuscrit du troisième
chapitre du Château de Kafka; dans la traduction de
Vialatte, il y en a quatre-vingt-dix et dans celle de
Lortholary, quatre vingt-quinze... [142] -- et de la
ponctuation, la multiplication des points-virgules -- la
vulgarisation par la "point-virgularisation" en somme --
faisant que la césure étrangle le souffle de Kafka. Cela
se retrouve aussi dans la grosseur des caractères
typographiques : Kafka voulait de grands caractères pour
faciliter la lecture, justement parce qu'il ne
multipliait pas les paragraphes; les petits caractères le
rendent illisible ou lisible seulement comme information
ou document [144]...
«[A]vec des caractères trop accusés, on est facilement tenté de ne voir que les types». «La beauté de l'impression paraît, du moins à mon avis, ne rien y perdre. Les lignes sont ainsi disposées dans un plus ferme équilibre» [Remarques, 119 : lettre de décembre 1803].
Les traits des lettres -- la marque du solide, de la
fermeté -- sont plus remarquables dans l'impression brute
que dans l'impression plus polie : «quand on donne au brut
la préférence, la typographie perd plus en apparence
qu'en réalité». Il faut selon lui conserver à une
typographie plus familière «l'aspect brut de la première
impression» ou lui donner «un coup de poli» à l'impression;
ce polissage n'affaiblit la fermeté qu'en apparence et
que si on ne regarde pas la page bien en face [127-128 :
lettre du 2 avril 1804].
III
-- Pour preuve, ses traductions de l'Ancien ou du Vieux
Testament : sa traduction des cinq premiers versets de la
Genèse [cf. Pour la poétique II, 425-454], de Les cinq
rouleaux (Le Chant des chants -- et non Le Cantique des
cantiques --, Ruth, Comme ou les Lamentations, Paroles du
sage -- et non L'Ecclésiaste -- et Esther) et de Jona
(avec la chute du s final).
Traduire est évidemment relire; a fortiori si on retraduit; mais est-ce un indice à l'effet que la langue s'use et que la traduction, comme mémoire des langues, en abuse? Ou est-ce plutôt à cause de l'aura [Benjamin] dudit original de la langue-source qui est toujours à redécouvrir ou à réinventer, à révéler ou à trahir [cf. la «trahison créatrice» selon Escarpit]? Ou est-ce encore parce que la traduction est une manière d'user, dans les deux sens du terme : l'usage (l'utilisation, la coutume, l'usufruit) et l'usure (la détérioration, l'intérêt), d'user de la langue-cible et de l'user?
-- Ce qui n'est pas une simple affaire de thème et de
version!...
RÉFÉRENCES
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