PRÉFACE
Comme théorie ou métalangue, la grammaire textuelle est
aussi une méthode, un point de vue; celui qui est adopté ici est double :
c'est celui de la sémiotique et de la psychanalyse, qui ont en commun,
avec la phénoménologie, d'être une métapsychologie. Les deux sont plus
disciplinées que disciplinaires; elles sont transdisciplinaires : elles se
chevauchent, se complètent, se supplémentent, se supplantent parfois. Pour
nous, les personnes se prennent pour des personnages; il y a donc lieu de
traiter les personnages comme des personnes; nous sommes de toute façon
dans un univers de discours. Aussi considérons-nous que les personnages
sont plus vivants -- mais moins brillants : moins
lumineux -- que les fantasmagoriques extra-terrestres : nous
n'avons pas encore l'honneur d'être la honte de l'esprit comme le défunt
Carl Sagan!... L'auteur -- que ce soit Jacques Ferron ou n'importe qui
d'autre, une société quelconque ou une quelconque classe sociale -- ne
nous intéresse pas (sauf dans l'introduction, justement pour dire
pourquoi) : aucun auteur -- aucun écrivain, aucun artiste, aucun
savant,
aucun penseur -- n'est à la hauteur de son oeuvre. Ne multiplions
pas inutilement les exemples.
INTRODUCTION
(en collaboration avec Élise Morin)
Jacques Ferron est né, il a vécu et il est
mort,
serions-nous tenté de (mé)dire paraphrasant Heidegger
"biographe" d'Aristote; mais laissons la paraphrase se
déployer en périphrases de l'ordre de l'actorialisation, de
la spatialisation et de la temporalisation, qui structurent
la chronologie d'une biographie.
Jacques Ferron est né à Louiseville, au
Québec, le
20 janvier 1921; il est l'aîné d'une famille de quatre
enfants : deux soeurs (nées en 1922 et en 1928) et un frère
(né en 1926); leur père était notaire. Il a d'abord étudié à
Louiseville; puis, à Trois-Rivières; ensuite, à Montréal, où
il a été renvoyé deux fois du Collège Jean-de-Brébeuf (en
1936 et en 1941). Il a commencé ses études de médecine en
1941 à l'Université Laval, à Québec, et il en obtenu son
diplôme en 1945; il a été engagé dans le Corps médical de
l'armée canadienne de 1943 à 1946. Il a continué de pratiquer
la médecine en Gaspésie (de 1946 à 1948), à Montréal (en
1948) et à Ville-Jacques-Cartier, annexée à Longueuil en 1969
(de 1949 à sa mort). Il a aussi pratiqué comme omnipraticien
à l'hôpital psychiatrique pour enfants du Mont-Providence en
1966-67 et à l'hôpital psychiatrique de Saint-Jean-de-Dieu à
partir de 1970.
Il a épousé Madeleine Therrien à
Nicolet le 22
juillet 1943; de l'union est née en 1947 une fille : Anne
(dite Chaouac) [cf. «La vache morte du canyon»]; le couple
s'est séparé en avril 1949. Il a souffert de la tuberculose
en 1948, à l'époque de la rédaction de «Martine» et de «Suite
à Martine». Il s'est remarié avec une autre Madeleine (prénom
de sa soeur née en 1922), Madeleine Lavallée, le 2 juin 1952;
ils ont eu trois enfants : Marie (1953), Martine (1956) et
Jean-Olivier (1958). Il a voyagé pour la première fois à
l'extérieur du pays (en Pologne) en 1973. Il a emménagé à
Saint-Marc-sur-Richelieu en 1974 et à Saint-Lambert en 1979.
Sa mère (Adrienne Caron) est morte le 5 mars 1931 et son
père (Alpohonse), le 5 mars 1953, exactement vingt-deux ans
après sa femme; il est mort d'une crise cardiaque à Saint-Lambert le 22 avril 1985 : Jacques Ferron avait soixante-quatre ans.
Vie d'homme, vie de mari, vie de père, vie de
médecin, vie aussi
de politicien.
Ferron a commencé à s'impliquer
officiellement dans
la vie politique en 1954, sympathisant d'abord avec les
communistes, puis avec la démocratie sociale en 1958; en
1960, il semble abandonner ses idées communistes pour des
idées socialistes et indépendantistes. Mais il est surtout
connu pour la fondation, avec son frère Paul et quelques
amis, du Parti Rhinocéros en 1963; parti qui est la parodie
de la politique fédérale canadienne. En même temps, il milite
pour le Rassemblement pour l'indépendance nationale en 1966
et adhère au Pari québécois en 1969; lors des événements
d'octobre 1970, il sert d'intermédiaire entre le ministère de
la Justice du Québec et les membres du Front de libération du
Québec (FLQ). Il continue de représenter le Parti Rhinocéros
lors des élections fédérales de 1972, de 1974, de 1979 et de
1980; année où il fonde, avec d'autres hommes de lettres, le
Regroupement des écrivains pour le OUI.
Vie d'écrivain enfin et surtout.
Ferron a commencé à publier alors qu'il
était encore
au collège; il a publié son premier conte en 1942. Il a
publié de nombreux ouvrages : des pièces de théâtre, des
romans, des chroniques et d'autres récits, en plus des
Contes. Écrivain connu et reconnu : par le Prix du Gouverneur
général en 1962, par le Prix Duvernay de la Société Saint-Jean-Baptiste en 1972 et par le Prix David du gouvernement du
Québec en 1977; en 1981, il a reçu le titre de membre
d'honneur de l'Union des écrivains québécois. C'est donc un
écrivain consacré et, pour certains des études ferroniennes,
sacré [EC : «Chronologie», p. 19-25 et p. 359-360]... *
*
Que Jacques Ferron, en sa condition de classe, ait
été médecin et politicien n'est pas sans importance pour
l'ensemble de son oeuvre et pour les Contes : l'écriture est
une expérience; sans être l'expérience de la vie, c'est la
vie de l'expérience : c'est une situation. Il n'y aurait sans
doute pas de médecin comme narrateur-acteur ou comme acteur
sans la condition de médecin de l'auteur; mais ce n'est pas
le médecin ou le politicien qui écrit, c'est l'écrivain,
c'est le conteur, c'est le scripteur : l'aventure de
l'écriture prévaut sur l'écriture de l'aventure; c'est là une
posture (commandant l'étude et l'attitude), bien plus qu'une
(prise de) position.
Les Contes ont été traduits (en
anglais, en hébreu,
en polonais, en russe ou en tchèque) et ils ont beaucoup été
étudiés, de divers points de vue : stylistique, rhétorique,
thématique, mythocritique, sociocritique, psychocritique,
voire sémiotique, l'anthropologie et la mythologie y donnant
parfois la main à l'histoire ou à l'historiographie, à la
géographie ou à la démographie. Le cadre de ces analyses est
national et moral; il est éthique (transcendant), faute
d'être esthétique (transcendantal).
Notre approche est totalement différente et
inédite
: intégralement, radicalement et fondamentalement immanente.
Nous ne sommes pas en quête d'«un pays incertain»,
contrairement à Victor-Lévy Beaulieu [cf. sa préface de
l'édition de poche des Contes] et à divers rédacteurs ou
éditeurs québécois; nous sommes en quête du monde et de la
vie, du monde de la vie et de la vie du monde, par le récit
comme «paysage du monde» [Richir], le récit lui-même, par son
récitatif ou par son phrasé, étant le véritable
«paysagiste»... C'est ainsi que nous nous limitons à un
artefact : l'objet-livre qu'est l'édition critique des Contes
de Ferron. La bibliothèque se trouve donc réduite à la
librairie et la librairie au livre, comme l'encyclopédie
l'est au dictionnaire. C'est pourquoi il ne sera que très
rarement question des études ou des articles consacrés à
l'oeuvre de Ferron; non pas par ignorance ou méconnaissance,
mais par tactique (didactique) et stratégie (pédagogique) :
il s'agit de mettre entre parenthèses une certaine érudition,
celle de la redite et de la (ré)citation ou du vouloir-dire,
au profit d'une érudition certaine, celle du dire -- ou du
mi-dire.
Lire et relire les Contes de Ferron au
début du XXIe
siècle n'est pas la même chose que les avoir lus il y a
vingt-cinq ou cinquante ans : les "cadres"", les "filtres" ou
les "grilles" se sont multipliés; la tradition de la lecture
a enrichi la révélation de l'écriture. Un conte -- comme tout
texte -- qui n'est pas lu et/ou relu n'est plus un texte, car
il est alors fermé; or, il est de l'essence même du texte
d'être ouvert -- de là, sa textualité... Le lecteur
remarquera facilement et rapidement qu'il y a une grande
insistance sur la sexualité; il y opposera sans soute
beaucoup de résistance, mais la consistance du texte de
Ferron qui se poursuit dans les analyses suivantes devrait au
moins éprouver sa résistance; sinon, il pourra toujours
méditer la "désistance" des soixante-et-onze clausules! La
sexualité est l'insistance et l'instance de l'animalité et de
l'oralité, l'oral n'étant pas le parlé, mais la voix (parlée
ou écrite) du récit et du rythme comme syntaxe de la syntaxe,
la rythmique (la plus radicale ou archaïque prosodie) étant
irréductible à une métrique : la parole comme essence du
langage et comme condition d'existence du discours -- comme
signifiance (accentuation, intonation, intensification,
oralisation, prosodisation, ponctuation, scansion,
subjectivation) du sens.
Notre point de vue -- notre style (de vie) ou notre
forme (de vie) souvent offensif et parfois agressif, toujours
inquiétant ou troublant mais jamais offensant (nous
l'espérons) -- est donc celui de l'observateur (du scripteur
au lecteur), du théoricien ou de l'analyste et non du
critique; notre point de vue n'est pas littéraire, mais
littéral, latéral et littoral : il ne s'agit pas de rendre
compte d'une quelconque littérarité, mais de tenir compte de
la littéralité même la plus quelconque. Il ne s'agit pas de
dire le bon mot, le fin mot, le mot de la fin de ces Contes,
mais de pratiquer le mot à mot : d'explorer la lettre de
l'esprit et l'esprit de la lettre et d'exploiter les lignes
et ce qui se dit/lit entre les lignes ou ce qui (se) passe et
ce qui ne (se) passe pas; d'appliquer, d'impliquer,
d'expliquer et de compliquer la lettre et l'esprit de l'être
vivant, de l'être sentant et de l'être parlant : du
"parlêtre" [Lacan] -- et donc de l'être mourant (né-mort)...