LA LÉGENDE DE SAINT JULIEN L'HOSPITALIER
PRÉDATION, TRANSGRESSION ET SOUVERAINETÉ
Alors que "Un coeur simple" est un
titre
simplement nominal avec un article cataphorique initial,
"La Légende de saint Julien l'Hospitalier" est un titre
doublement nominal (nom et complément du nom) avec un
article anaphorique initial. Un coeur simple est une
histoire moderne inconnue; ici, il s'agit d'une légende
médiévale connue : saint ou non, Julien a ou aurait
existé. C'est un titre à la fois générique et spécifique.
Tandis que dans le conte précédent, il y a lien du titre
au texte comme de la simplicité à la servitude de la
servante Félicité, dans ce conte-ci, une des questions
est de voir, dès le titre, quel est le lien entre la
légende (le mythe) et le conte (la fiction) ou quel est
le lien entre la sainteté et l'hospitalité pour le sujet
qu'est Julien. Il faudrait faire aussi le lien entre le
prénom et le "patronyme" qui lui est accolé.
Le conte est divisé en trois segments
d'inégale
longueur, le dernier étant presque deux fois plus court
que le second, qui est un peu plus court que le premier.
Le conte est débrayé, sauf dans le paragraphe final, où
se révèle la présence d'un narrateur-raconteur dans un
déictique (possessif) de (la première) personne : «Et
voilà l'histoire de saint Julien l'Hospitalier, telle à
peu près qu'on la trouve, sur un vitrail d'église, dans
mon pays» [108]. Du titre à l'excipit, la légende y est
donc devenue histoire... Le brouillage en moins et avec
en plus une teinte d'exotisme dans les noms, les marques
stylistiques sont sensiblement les mêmes que dans le
premier conte : construction ternaire et scénario
trinitaire -- trinité ou trilogie oblige!
Dès l'incipit, triplement
débrayé, du premier
segment, apparaissent deux acteurs individuels et
présents et un acteur individuel et encore absent : les
parents de Julien avant sa naissance; apparaissent
ensuite un acteur collectif (absent), les pages, et un
autre acteur individuel (présent), l'archer qui fait le
guet sur la courtine. C'est l'espace d'un château, d'un
domaine seigneurial avec ses deux enceintes; c'est
l'espace de la paix : «On vivait en paix depuis si
longtemps que la herse ne s'abaissait plus; les fossés
étaient pleins d'herbes; des hirondelles faisaient leur
nid dans la fente des créneaux» [79-80]. À cet acteur
zoomorphe, auquel est associée la fertilité (le nid),
s'oppose la stérilité initiale du couple; «le bon
seigneur» n'est pourtant pas impuissant : «Après beaucoup
d'aventures, il avait pris pour femme une demoiselle de
haut lignage»; mais il est peut-être trop occupé avec les
acteurs collectifs : ses vassaux, ses voisins et les
manants -- ou elle, avec ses servantes [80]?...
Le père et la mère de Julien, qui sont
innommés
-- innommables? --, appartiennent à la féodalité; il est
du côté de la guerre et de la chasse (avec sa pelisse de
renard) : les armes, l'oisiveté; elle est du côté de la
fécondité : la production domestique, le travail; avant
que ne lui vienne un fils, dont la naissance est
l'occasion de «grandes réjouissances»; surtout pour le
père qui y fait étalage de sa richesse, qui gaspille en
bon féodal qu'il est : «On y mangea les plus rares épices,
avec des poules grosses comme des moutons; par
divertissement, un nain sortit d'un pâté; et, les
écuelles ne suffisant plus, car la foule augmentait
toujours, on fut obligé de boire dans les oliphants et
dans les casques» [81].
Pour les parents, le fils est un objet de valeur
voué à une rare destinée, à un étrange destin. C'est-à-dire qu'il y a une double destination : il y a le
destinateur pour la mère et il y a le destinateur pour le
père. Pour la mère, dont le portrait (le parcours
figuratif) se réduit à la blancheur de sa peau et à une
fierté sérieuse [80], son fils est destiné à la sainteté
par un ermite, tout au moins en apparence car les
serviteurs n'ont rien vu, voire destiné au martyre : «Elle
entendit les voix des anges; et sa tête retomba sur
l'oreiller, que dominait un os de martyr dans un cadre
d'escarboucles» [81, souligné par nous]; c'est donc une
destinée religieuse, dont elle ne veut pas tirer
d'orgueil : songe ou réalité? Pour le père, sans portrait
et sans nom, son fils est destiné à la gloire et au
bonheur et à la famille d'un empereur, mais dans le sang,
par un mendiant qui disparaît, échappe au regard, comme
l'ermite, après sa prophétie; c'est donc une destinée
impériale, tellement souveraine que «le bon châtelain» a
peur que l'on se moque de lui mais qu'il en tire orgueil
: vision ou ivresse? Les époux ne peuvent alors que se
cacher leur secret, étant donné qu'il n'ont pas le même
investissement thymique au sujet de l'objet de valeur.
Dans cette séquence initiale, les parents de
Julien sont manipulés par leur destinateur respectif;
mais, au sens le plus strict de la manipule ou de la
manie, ils manipulent à leur tour leur fils : «Mais tous
deux chérissaient l'enfant d'un pareil amour; et, le
respectant comme marqué de Dieu, ils eurent pour sa
personne des égards infinis»; ils le gâtent, ils
l'enveloppent, ils l'entourent de trois nourrices; il est
tellement bien soigné qu'il ne pleure pas quand ses dents
poussent, ou bien parce qu'il n'a pas mal, ou bien parce
qu'il endure son mal, ou bien parce qu'il aime avoir mal
: c'est son épreuve qualifiante... C'est ainsi que
Julien, sujet doublement marqué de Dieu et de son air de
petit Jésus (avec la même initiale pour le prénom que
celui-ci), acquiert sa compétence, surtout à partir de
sept ans : le chant par sa mère et l'équitation par son
père; avec l'équitation vient la guerre, le destrier
étant un «cheval de bataille au moyen âge (opposé au
palefroi, cheval de cérémonie)» [Le Petit Robert 1, p.
522, souligné dans le texte] : «L'enfant souriait d'aise,
et ne tarda pas à savoir tout ce qui concerne les
destriers» [82]. Un moine, un adjuvant, l'instruit de la
religion, des mathématiques, des lettres, de la peinture
et de la botanique. Mais ce n'est pas la flore qui
passionne Julie, c'est la faune : 1°) le bestiaire, des
bêtes de somme du piéton-marchand-bonhomme [82] aux bêtes
sauvages; 2°) les gens qui fréquentent le châtelain : les
pèlerins et les «vieux compagnons d'armes» avec lesquels
il festoie : «Julien qui les écoutait, en poussait des
cris; alors son père ne doutait pas qu'il ne fût plus
tard un conquérant». C'est bien à la chasse et à la guerre
que le père destine son fils, alors que c'est à la
religion que le destine toujours sa mère, qui le voit
autrement conquérant : archevêque [83]...
La macro-séquence centrale, lieu de la
performance, commence par un triple débrayage : «Un jour,
pendant la messe, il aperçut, en relevant la tête, une
petite souris blanche qui sortait d'un trou, dans la
muraille» [83]. C'est le début du principal programme
narratif (d'usage) de Julien : tuer! Sa cruauté se
développe, d'abord au dépens de la souris blanche. Quelle
peut bien être la valeur de cette souris? -- Dans la
période da latence qui est alors celle que Julien
traverse, période qui est le temps de l'expiation et du
remords ou du refoulement de la masturbation infantile,
cette souris peut représenter le pénis même de l'enfant
sadique dans le passage de la détumescence à la
tumescence et l'inverse, dans le passage d'un sentiment
dépressif ou régressif à un sentiment agressif ou
maniaque; il y a donc ambivalence entre la tristesse et
la joie, entre l'amour et la haine : «Le dimanche suivant,
l'idée qu'il pourrait la revoir le troubla. Elle revint;
et chaque dimanche il l'attendait, en était importuné,
fus pris de haine contre elle, et résolut de s'en
défaire». La souris vivante est à la souris morte ce que
la tumescence (la masturbation) est à la détumescence
(l'orgasme et la culpabilité qui s'ensuit) : «Au bout de
très longtemps un museau rose parut, puis la souris tout
entière. Il frappa un coup léger, et demeura stupéfait
devant ce petit corps qui ne bougeait plus»; la baguette,
puis le tube formé par un roseau creux, est le substitut
de son membre viril [83].
Le bestiaire se diversifie et se multiplie; la
taille des animaux grandit, comme le rire et la malice de
Julien, qui est comme «un jeune chien» : oisillons [83]
tués par des pois comme des bestioles [84] et gros pigeon
abattu par une pierre avant d'être étranglé : «La
persistance de sa vie irrita l'enfant. Il se mit à
l'étrangler; et les convulsions de l'oiseau faisaient
battre son coeur, l'emplissaient d'une volupté sauvage et
tumultueuse. Au dernier raidissement, il se sentit
défaillir» [84]. Il s'agit très explicitement ici d'un
(fantasme d') orgasme, la strangulation s'étant
substituée à la masturbation.
Une nouvelle micro-séquence débute avec
un
débrayage temporel : «Le soir, pendant le souper, son père
déclara que l'on devait à son âge apprendre la vénerie;
et il alla chercher un vieux cahier d'écriture contenant,
par demandes et réponses, tout le déduit des chasses»
[84]. Selon le rédacteur de Biasi, "déduit" est un
«[t]erme courtois qui désigne ordinairement le
divertissement des plaisirs amoureux» et donne une nuance
érotique à la vénerie [147, note 13]... L'énumération du
bestiaire est poussée jusqu'à la surcharge, jusqu'à la
manie, surtout dans la description de la meute que
compose à Julien son père : le nombre de chiens est à la
mesure ou à la hauteur de leurs noms sonores et des cris
des animaux; même chose pour la fauconnerie [84-85]!
La meute et la fauconnerie, acteurs collectifs,
ont droit à un parcours figuratif qui tranche par rapport
à la mine rose et aux yeux bleus de Julien [82]; est-ce
parce que Julien voit par les yeux des chiens et des
faucons? Le regard de Julien est le regard du prédateur
qui doit s'identifier à sa proie; c'est le regard du
chasseur solitaire, pour qui la chasse est une pratique
masturbatoire (plutôt qu'homosexuelle), prédateur qui
méprise les «commodes artifices» de la chasse sportive et
qui s'identifie à son faucon et à ses chiens : «et quand
le cerf commençait à gémir sous les morsures, il
l'abattait prestement, puis se délectait à la furie des
mâtins qui le dévoraient, coupé en pièces sur sa peau
fumante». Il s'identifie même aux «bêtes farouches» : «Il
devint comme elles. Quand sa mère l'embrassait, il
acceptait froidement son étreinte, paraissant rêver à des
choses profondes»; il se détache de sa mère pour assouvir
son agressivité, sa cruauté, sa bestialité : ours,
taureaux, sangliers, loups [86].
Après un blanc et avec un débrayage
temporel,
débute la prochaine micro-séquence; l'arbalète, les
flèches, l'épée et le fouet ont remplacé le bâton,
l'épieu, la hache et de couteau comme objets d'usage,
comme signifiants phalliques. Il y a gradation dans le
carnage : lapins, coq de bruyère, deux boucs sauvages,
grues, castor à museau noir, chevreuil(s), daim(s),
blaireau(s), paon(s), merles, geais, putois, renards,
hérissons, lynx, une infinité de bêtes. Et Julien de
tuer, d'occire, et de rester insensible au regard des
bêtes : «Elles tournaient autour de lui, tremblantes, avec
un regard plein de douceur et de supplication»; et Julien
de jouir, avant et après son carnage des cerfs : «Il était
en chasse dans un pays quelconque, depuis un temps
indéterminé, par le seul fait de son existence, tout
s'accomplissant avec la facilité que l'on éprouve dans
les rêves [...] L'espoir d'un pareil carnage, pendant
quelques minutes, le suffoqua de plaisir [...] Il
contemplait d'un oeil béant l'énormité du massacre, ne
comprenait pas comment il avait pu le faire» |88-89].
Puis, dans la même micro-séquence, vient le
trio
du cerf, de la biche et de son faon; encore une fois,
Julien reste insensible à leur regard : «Alors sa mère, en
regardant le ciel, brama d'une voix profonde, déchirante,
humaine. Julien exaspéré, d'un coup en plein poitrail,
l'étendit par terre». Mais il doit affronter un premier
opposant, le grand cerf, qui l'épouvante et le brave du
regard avant de le maudire trois fois (encore) : «Le
prodigieux animal s'avança; et les yeux flamboyants,
solennel comme un patriarche et comme un justicier»,
condamne le «coeur féroce» [89]. C'est une nouvelle
prophétie, cette fois par un animal, qui relaie celle du
mendiant au père; et le grand cerf-patriarche est bien la
figure du père -- à tuer! Julien est un transgresseur
d'interdit, un transgresseur du tabou du sang : «Une
goutte de sang tachait la dalle. Il l'essuya bien vite
avec sa manche« [83], «le ciel était rouge comme une nappe
de sang» [89]...
Mais, après le crime, il se sent coupable :
«Julien fut stupéfait, puis accablé d'une fatigue
soudaine; et un dégoût, une tristesse immense l'envahit.
Le front dans les deux mains, il pleura pendant longtemps
[...] la solitude qui l'enveloppait lui sembla toute
menaçante de périls indéfinis [...] poussé par un effroi»
[89]. Il est alors obsédé, tourmenté, par la prédiction
du grand cerf; son ambivalence entre l'amour et la haine,
entre le désir de meurtre et la crainte du châtiment,
entre le sadisme et le masochisme, est à son comble : «et
il avait peur que le Diable de lui en inspirât l'envie».
Dans la dernière micro-séquence du premier
segment, il tombe malade, durant trois mois, d'un «désir
d'amour» que sa mère, son père et «les maîtres mires» ne
peuvent soigner ou guérir. Mais une fois rétabli, il
s'interdit la chasse par une réaction ou un mécanisme de
défense; ce qui ne l'empêche pas, en cette fin de
segment, de faillir tuer son père avec la «grande épée
sarrasine» que celui-ci, en travaillant contre lui-même,
vient de lui donner; il s'évanouit. Lui transgresseur,
est aux prises avec le respect de l'interdit, du tabou du
sang, le fer étant un substitut du sang [cf. Testart et
JML. «L'origine et la fin de l'animal humain», sur ce même
site : Autres études] : «Dès lors, il redouta les armes.
L'aspect d'un fer nu le faisait pâlir. Cette faiblesse
était une désolation pour sa famille» [90]. Sur le conseil
de son adjuvant, le vieux moine, il passe de l'épée à la
javeline et vient près de tuer sa cigogne de mère; cette
fois, il s'enfuit [91].
Nul doute que ce premier segment se
caractérise
par la compulsion de répétition, la compulsion boulimique
et épileptique (le haut mal, le mal sacré) de tuer qui
est celle de Julien pourtant «jeune homme», «gentilhomme»
: tuer des animaux d'abord (rongeurs et oiseaux,
carnivores et herbivores); puis, tout au moins en pensées
ou en fantasmes, des humains. À cette compulsion de
répétition (les orgasmes) de l'acteur correspond la
compulsion de répétition (les tics d'écriture) de
l'observateur : accumulations (armes), énumérations
(bestiaire) et triangulations (triangles, trios,
répétition du nombre trois, qui est un symbole de
l'organe sexuel masculin) -- strangulations du sens et
des sens!
Le second segment commence par un
triple
débrayage, mais par une pronominalisation plutôt que par
une (re)nominalisation comme on pouvait s'y attendre :
entre la fuite et l'aventure, la transition est minimale.
Alors que la séquence initiale est dominée par l'espace
(hétérotopique) du château et que le début de la (macro-)séquence centrale l'est par l'espace (paratopique) de la
chasse, apparaît ici l'espace (aussi paratopique) de
l'aventure. Le parcours figuratif de Julien se précise en
un sommaire : «Le vent tanna sa peau. Ses membres se
durcirent par le contact des armures; et comme il était
très fort, courageux, tempérant, avisé, il obtint sans
peine le commandement d'une compagnie» [91]. Mais son
programme narratif d'usage est toujours le même : tuer et
encore tuer, des cavaliers, à la tête de sa compagnie de
soldats. Cependant, son programme narratif de base n'est
plus le même; c'est-à-dire qu'il tue pour quelque chose
et pour quelqu'un, alors que jusque-là, il n'avait,
semble-t-il, que tué contre (quelque chose, quelqu'un,
tous y compris ou sauf lui-même); son parcours thématique
est devenu celui du protecteur : «Grâce à la faveur
divine, il en réchappa toujours; car il protégeait les
gens d'Église, les orphelins, les veuves et
principalement les vieillards», qu'il a «peur de tuer par
méprise», les vieillards étant évidemment identifiés à ses
parents -- qui ne sont sans doute pas encore si vieux!
Son parcours souverain de conquérant se dessine
et se précise : «Des esclaves en fuites, des manants
révoltés, des bâtards sans fortune, toutes sortes
d'intrépides affluèrent sous son drapeau, et il se
composa une armée [...] Elle grossit. Il devint fameux.
On le recherchait» [91-92]. Julien se compose une nouvelle
compétence dans cette micro-séquence : il combat dans
l'Ancien Monde et il connaît la gloire. Ce qui est
l'ocsasion d'une accumulation ou d'une énumération de
noms propres : fulguration [92]!
C'est par un grammème ("Or") en tête
de
paragraphe et par l'apparition d'une série de nouveaux
acteurs que débute la prochaine micro-séquence :
l'empereur d'Occitanie [l'Andalousie actuelle] (annoncé
par la prophétie du mendiant), sa femme, leur fille et le
calife de Cordoue (qui est le frère de la femme de
l'empereur et qui n'apprécie pas que sa nièce soit «élevée
chrétiennement»), sans parler des Musulmans espagnols, de
la garnison de l'empereur et de l'escorte du calife [92].
C'est une fois de plus la manifestation de la
souveraineté cruelle et bestiale de Julien : «Julien
accourut à son aide, détruisit l'armée des infidèles,
assiégea la ville, tua le calife, coupa sa tête, et la
jeta comme une boule par-dessus les remparts» [92]. Le
sport de la guerre a remplacé le sport de la chasse!
Julien dédaigne l'argent, les richesses et le royaume de
l'empereur; mais il accepte sa fille en mariage. Après
sa propre mère et ses trois nourrices, c'est la première
fois que Julien est proche d'une autre femme : «Julien fut
ébloui d'amour, d'autant plus qu'il avait mené
jusqu'alors une vie très chaste» [93]...
Avec un autre grammême ("Donc) en tête de
paragraphe, une nouvelle micro-séquence se déroule dans
l'espace (paratopique) du palais et, comme d'habitude,
les espaces -- espaces qui sont les proies du regard, du
triple regard (de l'observateur-scripteur, de l'acteur-prédateur et de l'observateur-lecteur) -- sont mieux
décrits (en trois paragraphes) que les acteurs [93].
Julien se retrouve pratiquement dans la même situation
que son père dans son château avant son mariage : il se
repose, il fainéante; il ne fait plus la guerre, mais il
rêve de chasse : d'animaux encore plus exotiques,
d'animaux de la jungle, du désert ou de la neige :
gazelles, autruches, léopards, rhinocéros, aigles, ours
blancs, éléphants, lions, hermines, canards, etc. Mais ce
n'est plus un chasseur parmi les humains; il a une valeur
divine, patriarcale : il est Adam ou Noé; il a le droit
souverain de mort sur les bêtes, mais il s'interdit la
chasse parce qu'elle lui fait craindre le meurtre de ses
parents. L'ambivalence est à son comble : aimer, tuer!
Julien n'est pas distrait par sa femme et par les
jongleurs et les danseuses qu'elle invite, ni par sa
mandoline à trois cordes. Leur amour conjugal semble
idyllique, romantique; il se conduit et pleure comme un
enfant...
Un débrayage temporel lance la
micro-séquence
suivante, qui s'élance par deux débrayages spatiaux
contraires ou inverses : un soir et à la surprise de sa
femme qui redoute «une aventure funeste», le seigneur
Julien vainc son «horrible pensée» et, «[l]a tentation
étant trop forte» ou son envie insupportable, il part à la
chasse à la vue «dans l'ombre comme d'apparences
d'animaux», malgré «l'inconséquence de son humeur»; un page
vient annoncer à la seigneuresse l'arrivée de deux
inconnus, deux vieillards qui sont évidemment les parents
de Julien [95]. Ils sont vieux, s'appuyant sur un bâton,
et ils sont devenus mendiants. Curieusement, c'est vieux
qu'ils ont droit à un portrait : «Ils avaient dû être
beaux dans leur jeunesse. La mère avait encore tous ses
cheveux, dont les bandeaux fins, pareils à des plaques de
neige, pendaient jusqu'au bas de ses joues; et le père,
avec sa taille haute et sa grande barbe, ressemblait à
une statue d'église» [96] : la vieillesse pétrifie!
Après un blanc et avec un débrayage
spatial,
débute l'autre micro-séquence qui, comme le remarque à sa
manière le rédacteur dans son introduction, est l'inverse
symétrique de la micro-séquence du carnage : elle
commence le soir plutôt que le matin. Julien rate un
sanglier et il s'en afflige «comme d'un malheur»; il ne
vient pas à bout d'un loup; il fait fuir les hyènes sans
les tuer; sa lance éclate sur un taureau : «Alors son âme
s'affaissa de honte. Un pouvoir supérieur détruisait sa
force; et, pour s'en retourner chez lui, il rentra dans
la forêt» [97-98]. C'est lui maintenant qui est déjoué ou
regardé : par une fouine, une panthère et un serpent et
par un «choucas monstrueux» et «des yeux d'animaux, des
chats sauvages, des écureuils, des hiboux, des
perroquets, des singes»; il est singé! Ses flèches et ses
pierres ne tuent pas; il suit les animaux qui
l'accompagnent : hyènes, loup, sanglier, taureau,
serpent, panthère, sinon «des porcs-épics, des renards,
des vipères, des chacals et des ours». Julien connaît
l'impuissance, la castration : «Sa soif de carnage le
reprenait; les bêtes manquant, il aurait voulu massacrer
des hommes» [98-99].
Et, justement, les hommes vont venir dès son
retour au palais auprès de «sa chère femme». Victime de
l'obscurité des vitraux -- La Légende n'est-elle pas
peinte sur un vitrail d'église? --, Julien succombe à une
crise de jalousie et il tue ses parents, ayant pris son
père pour un amant de sa femme, la barbe du père pour le
sexe de l'amant. La passion de Julien est animale,
bestiale : «Éclatant d'une colère démesurée, il bondit sur
eux à coups de poignard; et il trépignait, écumait, avec
des hurlements de bête fauve». Et la plainte du grand cerf
vient sanctionner négativement son meurtre : «Incertaine
d'abord, cette voix plaintive, longuement poussée, se
rapprochait, s'enfla, devint cruelle; et il reconnut,
terrifié, le bramement du grand cerf» [100]. Le bramement
est le cri du cerf en rut [Le Petit Robert 1, p. 213];
pourtant, il ne l'était pas puisqu'il était avec sa
femelle et son faon : le rut du cerf, c'est la fureur, la
furie, de Julien...
La valeur qui domine l'atmosphère du crime
est la
rougeur du sang : «Des éclaboussures et des flaques de
sang s'étalaient au milieu de leur peau blanche, sur les
draps du lit, par terre, le long d'un christ d'ivoire
suspendu dans l'alcôve. Le reflet écarlate du vitrail,
alors frappé par le soleil, éclairait ces taches rouges,
et en jetait de plus nombreuses dans tout l'appartement
[...] et il aperçut, entre ses paupières mal fermées, une
prunelle éteinte qui le brûla comme du feu [...] Des
gouttes, suintant du matelas, tombaient une à une sur le
plancher» [100-101]. C'est dans le parricide que Julien
est l'ultime transgresseur du tabou du sang : demi-Oedipe? -- Non, véritable Oedipe, sa femme étant le
substitut de sa mère, qu'il ne semble jamais toucher : «À
la fin du jour, il se présenta devant sa femme; et, d'une
voix différente de la sienne, il lui commanda
premièrement de ne pas lui répondre, de ne pas
l'approcher, de ne pas même le regarder, et qu'elle eût
à suivre, sous peine de damnation, tous ses ordres qui
étaient irrévocables». Échappant à la justice et au regard
des hommes, Julien change de voix et d'habit, laisse ses
sandales en signe d'expiation et de donation de ses biens
à sa femme, qu'il tient cependant responsable de son
meurtre : «Elle avait obéi à la volonté de Dieu, en
occasionnant son crime, et devait prier pour son âme,
puisque désormais il n'existait plus» [100]. Caché sous la
cagoule d'un moine, lors de l'enterrement, qui a lieu «à
trois journées du château» [100, souligné par nous],
Julien en perd son (pré)nom; il n'est alors qu'un pro-nom.
Ce deuxième segment est dominé par
l'ambivalence
entre le sadisme et le masochisme, entre la haine et
l'amour, entre la manie et la dépression, entre le crime
(la guerre, la chasse, le meurtre) et le châtiment
(l'impuissance, la castration, la chasteté). La toile de
fond y est le tabou du sang; tabou ou interdit qui est
transgressé par le souverain Julien. Dans sa
souveraineté, assassin des bêtes qu'il haie (les bêtes
dangereuses qui n'ont pas le tabou du sang : le tabou de
la viande) et de la bête qu'il est (la dangereuse bête
qui a le tabou du sang comme de la fiente), assassin des
enfants qu'il n'aura jamais, Julien est l'égal de Gilles
de Rais!
La transition du segment intermédiaire au
dernier
segment se fait de la même manière qu'après le premier
segment : il y a triple débrayage et il n'y a pas
(re)nominalisation, de l'espace de l'aventure et du
palais à l'espace (topique) de la mendicité (annoncée par
le même état de ses vieux parents) : «Il s'en alla,
mendiant sa vie par le monde» [102]. Après la faute vient
la punition, l'auto-punition masochiste. D'une part,
Julien est par son crime l'ennemi des hommes : cavaliers,
moissonneurs, villageois; d'autre part, il vit comme une
bête traquée : «Repoussé de partout, il évita les hommes;
et il se nourrit de racines, de plantes, de fruits
perdus, et de coquillages qu'il cherchait le long des
grèves» [100]; ne mangeant pas de viande, il respecte
totalement le tabou du sang.
Mais Julien est toujours un orgueilleux et il
méprise les hommes, projetant sur eux sa propre
malédiction, sa bestialité : «Mais l'air bestial des
figures, le tapage des métiers, l'indifférence des propos
glaçaient son coeur». Ce qui ne l'empêche point d'être
rongé par le remords devant «le vitrage des rez-de-chaussée» [102], étant même autrement troublé par les
animaux : «Il contemplait avec des élancements d'amour les
poulains dans les herbages, les oiseaux dans leurs nids,
les insectes sur les fleurs; tous, à son approche,
couraient plus loin, se cachaient effarés, s'envolaient
bien vite». Mais sa transgression du tabou du sang se paie
par le souvenir du sang : «Il rechercha les solitudes.
Mais le vent apportait à son oreille comme des râles
d'agonie; les larmes de la rosée tombant par terre lui
rappelaient d'autres gouttes d'un poids plus lourd. Le
soleil, tous les soirs, étalait du sang dans les nuages;
et chaque nuit, en rêve, son parricide recommençait».
Mais, plus encore, la transgression du tabou du sang se
paie par son propre sang : «Il se fit un cilice avec des
points de fer. Il monta sur les deux genoux toutes les
collines ayant une chapelle à leur sommet» [103].
Comme Job, Julien ne se révolte pourtant pas
contre Dieu et il cherche à mourir par la charité : «Sa
propre personne lui faisait tellement horreur qu'espérant
s'en délivrer il s'aventura dans des périls. Il sauva des
paralytiques des incendies, des enfants du fond des
gouffres. L'abîme le rejetait, les flammes l'épargnaient».
Résolu à se tuer, c'est l'image de son père qui l'en
empêche, l'en épargne [103].
La deuxième micro-séquence de ce
troisième
segment commence par un débrayage spatial : «Ainsi,
portant le poids de son souvenir, il parcourut beaucoup
de pays; et il arriva près d'un fleuve dont la traversée
était dangereuse, à cause de sa violence et parce qu'il
y avait sur les rives une grande étendue de vase.
Personne depuis longtemps n'osait plus passer» [103-4].
Julien va s'y construire un dernier espace : l'espace
(utopique) de la barque et de la cahute : «Une petite
table, un escabeau, un lit de feuilles mortes et trois
coupes d'argile, voilà tout ce qu'était son mobilier»
[104, souligné par nous]. Julien est alors victime de son
hospitalité, des voyageurs brutaux et inhospitaliers avec
leurs bêtes de somme apeurées par leur passeur : c'est
l'épreuve décisive, l'affrontement ou la confrontation
entre le sujet et l'anti-sujet (ou l'opposant), de cette
macro-séquence centrale.
Julien est toujours aux prises avec le tabou du
sang : d'une part, il est victime de sa transgression,
étant la proie des moustiques; d'autre part, il a envie
de viande : «Ensuite, survenaient d'atroces gelées qui
donnaient aux choses la rigidité de la pierre, et
inspiraient un besoin fou de manger de la viande» [104-5].
Mais Julien ne peut pas encore surmonter le remords et la
culpabilité, le souvenir des morts l'emportant sur le
souvenir des vivants. Étant donné que c'est surtout la
mère qui est regrettée, puisque "pauvre mère" est répété
deux fois, est-ce le (souvenir du) père (mort) qui
l'emporte sur (le souvenir de) la mère (vivante) ou
l'inverse?
La (macro-)séquence centrale est
séparée de la
séquence finale (triplement débrayée) par un blanc; pour
la première fois de tout le conte, Julien est enfin
interpellé par son (pré)nom, trois fois, par une voix qui
sonne comme une cloche d'église, la triple «intonation
d'une cloche d'église» [105] rappelant, répétant, le
tintement d'«une cloche au loin» lorsque Julien a été
triplement maudit par le grand cerf [89]. Après l'ermite
et le mendiant de la destination, après le vieux moine de
l'adjuvance, après le père vivant, le père assassiné et
le père d'outre-tombe, voilà un autre vieillard, dont la
voix est redoublé par le regard : un lépreux aux yeux
rouges, mais avec «une majesté de roi», dans la tempête et
les ténèbres de la nuit [105] et dans la noirceur et la
profondeur de la barque; Julien, sous le regard des
«prunelles du lépreux» (comme de la «prunelle éteinte» de
son père), obéissant «à un ordre auquel il ne fallait pas
désobéir» [106]...
Le lépreux, comme il se doit, a droit au parcours
figuratif de la laideur, de la hideur. Julien le traite
d'abord comme une mère traite son enfant : il le nourrit,
il lui donne à boire, il le réchauffe; puis, dans son
lit, il le traite comme un amant traite sa maîtresse ou
son amant, habillé puis déshabillé : il est de plus en
plus proche de lui, sur lui, il l'embrasse de toute sa
personne et ils s'étreignent. La valeur sexuelle,
génitale, de l'étreinte est particulièrement accentuée :
«et il sentait contre sa cuisse la peau du lépreux, plus
froide qu'un serpent et rude comme une lime» [107,
souligné par nous]. C'est le lépreux qui est en position
active : «Alors le lépreux l'étreignit; et ses yeux tout
à coup prirent une clarté d'étoiles; ses cheveux
s'allongèrent comme les rais du soleil; le souffle de ses
narines avait la douceur des roses; un nuage d'encens
s'éleva du foyer, les flots chantaient» [107-8]. Comme
dans Un coeur simple, il y a coenesthésie dans la
séquence finale : toucher, vue, odorat et ouïe. Julien,
lui, est dans la position passive et il en résulte,
épreuve glorifiante, un violent orgasme : «Cependant une
abondance de délices, une joie surhumaine descendait
comme une inondation dans l'âme de Julien pâmé» [108]...
Comme objet de valeur, avec lequel il y a
conjonction du sujet dans la séquence finale, le lépreux
est un connecteur d'isotopies : entre l'isotopie sexuelle
(animale, bestiale, génitale, phallique) et l'isotopie
religieuse (surhumaine, religieuse, christique,
mystique), entre le Diable et Dieu (d'un «petit Jésus» à
«Notre-Seigneur Jésus»). L'isotopie sexuelle est
terrestre, terrienne (comme les animaux de la terre et
comme le bipède qui l'habite et la hante); l'isotopie
religieuse est céleste, chrétienne (comme les oiseaux du
ciel, du «firmament» ou des «espaces bleus» comme les yeux
de Julien).
Le fantasme hystérique ou mystique
(bisexuel) de
Julien est d'avoir pour objet un homme (que ce soit le
Fils de l'Homme ou pas), mais de pour cela s'identifier
de manière passive et masochiste à une femme (que ce soit
la Vierge ou pas); de là, la position passive du
sodomisé, posture qui conduit à l'orgasme. Julien est
incapable de s'identifier au père-rival (haï, méprisé),
au maître sans nom; faute de Nom-du-Père (le père qui
gagne), il ne peut que s'identifier au père-modèle (aimé,
admiré), au père-mère (le père qui perd), de manière
passive. Tous les animaux qu'il tue sont des substituts,
des figures ou des symboles du père-rival (symbolique),
du féodal de la guerre : du prédateur; tous les
vieillards sont des substituts, des figures ou des
symboles du père-modèle (imaginaire), du vassal de la
mendicité : de la proie. La prédation (la chasse,
l'aventure) est la transgression du tabou du sang (qui
est le tabou du contact charnel, menstruel, sexuel) et la
manifestation toute-puissante de la souveraineté de
Julien; mais la sainteté, qui résulte de l'hospitalité
(sacrificielle) qui caractérise le troisième et dernier
segment, est la manifestation -- puissante ou
impuissante, peu importe à la fin -- de la souveraineté
du saint. Au fantasme hystérique ou mystique de l'acteur
correspond le fantasme esthétique et mythique de
l'observateur : le fantasme du regard! Le fantasme du
regard est un mécanisme de défense (le voyeurisme
hystérique ou obsessionnel de la pornographie) contre
l'angoisse ou la menace de castration. Tous les
observateurs sont des voyeurs!
Sur la croix agonique, et comme dans Un coeur
simple, la Folie (l'hystérie) est le Sujet, que
représente Julien; le monde de la Maîtrise, représenté en
partie par ses parents, est l'anti-Sujet; l'Hospitalité,
comme Sainteté (mystique) et comme Sexualité (érotique),
est l'Objet de valeur, représenté par le lépreux (et les
miséreux), ainsi que par la femme (la mère, l'épouse) :
le lépreux est la condensation de l'ermite et du
mendiant, des vieillards et de ce qu'il y a de plus vieux
: Dieu; le Masochisme est le Destinateur, représenté par
l'ermite; le Sadisme est l'anti-Destinateur, représenté
par le mendiant; le Mythe ou la Légende, l'Art (du
vitrail, du conte), est le Destinataire, représenté par
Julien (le prédateur, le transgresseur) et par saint
Julien (le souverain : l'écrivain)...
De l'aphorie du début à l'euphorie
de la fin, la
Folie (la sexualité, la sainteté) y est synonyme de Vie
et de Nature et la Maîtrise y est synonyme de Mort et de
Culture : la culture (aristocratique, bourgeoise) honnie
par le Discours de l'Hystérique!
1er mars 2002