Jean-Marc Lemelin





L'HOMME, LE MONDE ET LE LANGAGE

ou

DE LA DIFFÉRENCE SEXUELLE



Août-septembre 1999



SOMMAIRE

Le point de vue de la biologie

Le point de vue de l'anthropologie

Le point de vue de la sociobiologie

Le point de vue de la métapsychologie

Un dernier point de vue





L'animal non humain est pauvre en monde et en humain; l'humain est riche en monde et en animal : mise ou venue au monde, la bête humaine est au monde; elle est de ce monde. Le monde est l'intersection de l'Univers et de la Terre ou du Monde et du Globe, de l'humanité et de la mondanité, du sociolecte (ou de l'univers collectif) et de l'idiolecte (ou de l'univers individuel), de l'objet et du sujet; c'est aussi la rencontre de la phylogenèse et de l'ontogenèse. Le monde est physique et social : il est pratique. Le monde est à la culture et à la société, ce que la bande (ou le groupe) est à la horde et à la meute; il est ce que l'énonciation est à la signification et à la communication et ce que la parole (ce que personne ne dit) est à la langue (ce qui peut être dit) et au discours (ce que tout le monde dit). C'est donc dire qu'il n'y a de monde que s'il y a l'homme et le langage, voie de l'homme et voix du langage : récit et rythme de l'évolution en même temps qu'évolution du récit et du rythme, sens de la vie (évolution, sélection, segmentation) en même temps que vie du sens (invention, innovation, ponctuation).

LE POINT DE VUE DE LA BIOLOGIE

L'animal non humain [dans la suite de cette étude, il sera question de l'animal tout court et de l'homme, étant bien entendu que l'humain est aussi un animal], même sans langage verbal ou articulé, communique : son langage est celui de la communication. Il y a langage animal; les animaux d'une même espèce communiquent entre eux et même avec les animaux d'autres espèces, jusqu'avec l'espèce humaine. Ainsi parle-t-on -- à tort ou à raison -- de "sociétés animales" : fourmis, termites, cloportes, pucerons, abeilles, guêpes, têtards, vampires, [Jaisson, 1993 (5) (pour les références complètes, voir notre Bibliographie de pragrammatique sur ce même site, surtout 0, 1, 4, 5, 6, 7, 10 et 11; le nombre identifiant la section est indiqué entre parenthèses après l'année)], oiseaux (chanteurs, crieurs ou non chanteurs), cétacés, phoques, souris, colonies de rats, troupeaux d'herbivores, meutes de carnivores et hordes de primates (anthropoïdes ou autres), sans parler des animaux domestiques (des bovins et des ovins aux chats et aux chiens).

La Terre est vieille de presque cinq milliards d'années; la vie, sous la forme du progénote, est apparue il y a plus de trois milliards et demi d'années; les procaryotes (cellules sans noyau : bactéries et algues bleues) ont été la seule forme de vie pendant un milliard d'années; la cellule à noyau (l'eucaryote) s'est formée il y a plus de deux milliards et demi d'années (selon Jochen Brocks d'Australie). Les poissons (l'embranchement des vertébrés) sont vieux de 450 à 550 millions d'années [MA], les batraciens de plus de 375 MA et les reptiles d'environ 350 MA. La classe des mammifères existe depuis plus de 250 MA et l'ordre des primates, sans doute depuis 60 ou 70 MA avec l'extinction des dinosauriens. Les simiens et les hominiens (la superfamille des Hominoïdea) se sont séparés des autres primates il y a, disons, 30 MA; les anthropoïdes et les hominiens se sont séparés des autres simiens, il y a au moins 20 MA; les gorilles, les chimpanzés et les hominiens se sont séparés des orangs-outans il y a plus de 15 MA; les chimpanzés et les hominiens se sont séparés des gorilles il y a, disons, 10 MA; les hominiens (le genre Homo, incluant Australopithecus comme cousin ou ne l'incluant pas et le considérant ainsi comme ancêtre) se sont séparés des chimpanzés entre 10 et 7 ou 5 MA; enfin, les hommes (Homo habilis et puis Homo erectus, distingué ou non d'Homo sapiens) se sont détachés des (autres?) australopithèques il y a de 2 à 4 MA. [Tous ces chiffres sont évidemment approximatifs et ils varient énormément d'un auteur à l'autre, d'un continent à l'autre et d'une méthode de datation à l'autre : paléontologie (qui date plus loin dans le passé) ou horloge moléculaire (plus conservatrice); il s'agit en somme d'un récit fictif mais vraisemblable de l'évolution].

L'homme (Homo sapiens sapiens) serait venu d'Afrique [Coppens, 1983 (11)]; mais son ancêtre pourrait être venu d'Asie ou d'Eurasie, après le choc (provoqué par la dérive des continents) de l'Afrique et de l'Asie il y a 17 MA [Benveniste et Todaro, 1976 (5); Ferembach, 1981 (11); Sakka, 1991 (11)]. Selon la génétique des populations, dont les méthodes de reconstruction (en arbre ou en réseau) de la phylogénie sont très variables, voire contradictoires, la diversité génétique de l'homme pourrait avoir pour origine l'Afrique, l'Asie ou même l'Australie [Darlu, dans Hublin et Tillier, 1991 (11)]; dans ce dernier cas, la génétique est contredite par les données démographiques, ethnographiques et linguistiques. De même, la sortie originaire de l'Afrique est plus contestée que contestable par l'hypothèse de l'évolution multirégionale ou multiraciale de l'homme [Wolpoff; Xinzhi; Smith et Trinkaus; dans Hublin et Tillier, 1991 (11)].

Génétiquement, il y a très peu de différence entre le chimpanzé (incluant ou non le bonobo, encore plus proche) et l'homme : 1.2 % d'ADN [Reichholf, 1991 (5)]. C'est ainsi que les primatologues ont cherché à faire parler les singes; ils leur ont appris des rudiments de la langue des signes, sans jamais cependant réussir à leur faire articuler un seul phonème : un singe ne peut pas parler -- il n'a pas l'appareil phonatoire qu'il faut : la glotte est trop haute dans la gorge -- et il ne parle pas, même si ses performances cognitives sont équivalentes à celles d'un enfant en bas âge (les chiffres varient : de deux ans à cinq ans). Comme d'autres animaux (oiseaux, rongeurs, chats, éléphants), il peut utiliser des outils -- ce qui amène la primatologie à le doter d'une préculture ou d'une protoculture, voire même d'une culture [Pick, dans A. et J. Ducros et Joulian, 1998 (4)]...

Si l'outil n'est plus le propre de l'Homo faber, qui a cependant le privilège ou l'avantage de la technique, c'est-à-dire de la fabrication et de la transmission, il faut bien concéder que l'homme est un animal parlant : il y a homme quand il y a technique et langage (verbal, articulé); un hominien qui ne parle pas -- sauf quand il y a des troubles de langage comme la surdi-mutité, des lésions au cerveau ou un autre handicap -- n'est pas encore un homme. Ainsi, depuis quand l'hominien est-il humain? Il y en a pour qui Homo habilis pouvait parler, selon l'étude des traces de cerveau laissées sur les calottes de crâne fossilisées [Tobias, 1992 et s. d (11)]. Or, pouvoir parler n'est pas parler : dans certains cas, un sourd-muet peut parler mais il ne parle pas; peut-être n'en a-t-il pas le vouloir?... En outre, si Homo habilis parlait, pourquoi son langage n'a-t-il pas contribué davantage au développement de sa technique de taille de la pierre et de fabrication des outils, technique qui n'a guère varié pendant plus d'un MA, soit tout au moins jusqu'au Paléolithique moyen (industrie moustérienne, débitage Levallois). Sans doute n'en parlait-il pas et ne savait-il même pas en parler!

Pour d'autres partisans de l'origine biologique, anatomique (ou morphologique), du langage, cela daterait de 300 ou 400,000 ans avec Homo erectus ou Homo Neanderthalensis : l'hypoglosse, le nerf crânien relié aux muscles de la langue, y serait assez développé pour permettre de parler, selon l'étude du volume du canal hypoglossal de diverses mâchoires supérieures (gorilles, chimpanzés, Homo habilis, Homo erectus, Homo sapiens) [Kay, Cartmill et Balow, 1998 (1)]; sauf que leurs statistiques et leurs tableaux ne sont guère convaincants, le gorille y étant plus proche de l'homme que le chimpanzé : le volume de ce canal est peut-être davantage lié à la vigueur du cri qu'à la rigueur de la parole ou davantage relié à la grosseur de la langue même et donc à la taille du primate... Mais pour certains partisans de cette même origine, l'Homme de Neandertal -- et a fortiori l'australopithèque ou Homo habilis -- n'aurait jamais parlé parce que, comme chez le chimpanzé et l'enfant de moins de deux ans (avant le passage du stade oral au stade anal), la glotte n'est pas descendue chez lui; c'est ainsi qu'il peut respirer et avaler en même temps [Delmas, dans Ferembach, 1981 (11); Laitman, 1986 (1); pour un avis contraire : Wind, dans Ferembach, 1981 (11)].

Nul doute que l'émergence du langage articulé est liée au développement du cerveau et de son enveloppe, le crâne; mais le développement de l'encéphale est lui-même relié à la transformation du bassin, à la modification du pied, au perfectionnement de la station verticale, à la libération de la main, au retrait de la face et à la formation du front. C'est donc dire qu'il ne saurait s'agir de se limiter à une démarche encore digne de la phrénologie, car l'homme ne commence pas par la tête mais plutôt par le gros orteil. L'anatomie, comme l'archéologie, est nécessaire mais insuffisante pour expliquer l'origine du langage; l'anatomie, pas plus que l'industrie, ce n'est pas le destin...

La main se perfectionne grâce à la technique; la technique se perfectionne grâce au geste et à la parole [Leroi-Gourhan, 1943 (4) et 1964-1965 (1)]; mais, pendant très longtemps, la technique stagne, étant sans doute tributaire de la main seule et ainsi de la vue, les yeux accompagnant le travail de la main. Sauf que, comme chacun le sait intuitivement, on n'apprend pas à parler avec les yeux mais avec la bouche et avec les oreilles, celles-ci étant branchées sur le tact et étant le siège de l'équilibre. Il a sans doute fallu marcher debout pendant des centaines de millénaires avant de maîtriser totalement l'équilibre, avant que justement l'oreille interne n'assure cette maîtrise et ce (con)tact; à moins que ce ne soit l'inverse : marcher aiderait à apprendre à mieux voir et à mieux entendre, à mieux savoir et à mieux comprendre. -- N'est-ce pas ce qui arrive chez l'enfant?...

LE POINT DE VUE DE L'ANTHROPOLOGIE

D'un point de vue anthropologique, ethnologique ou sociologique, l'origine du langage ne peut qu'être liée au travail, à la technique de l'outil ou à la technologie, et donc à la division du travail. Dans les sociétés dites primitives, la division du travail est d'abord et avant tout sexuelle : les hommes chassent le gros gibier et les femmes cueillent et chassent le petit gibier (ne pouvant pas faire couler le sang), tout en participant parfois à la chasse dans le rabattage et selon les besoins de la coopération. La chasse fait partie du «procès masculin de production», tandis que la cueillette fait partie du «procès féminin de production» [Testart, 1985 (4)]. Dans ce «communisme primitif» -- communisme qui aurait donc existé au début de l'humanité et non dans le futur, tel que l'escomptait Marx, mais qui n'aurait pas été le paradis --, il n'y a pas exploitation, le producteur ne consommant pas son produit mais le donnant ou le partageant avec les non-producteurs; il n'y a donc pas d'État et de famille (monogame) et le couple (sexuel) n'est pas nécessairement stable et en régime conjugal dans ce système tribal : il n'y a pas de société politique et juridique (civitas) fondée sur la propriété et le territoire, mais seulement une "société civile" (societas) fondée sur les individus et la gens [Morgan, 1971 (4)].

Nul ne sait quand l'homme a commencé à chasser; il a sans aucun doute d'abord été charognard, disputant les proies aux super-prédateurs, usant alors de sa vision, de sa vitesse et de son endurance dans le ramassage . La chasse exigeant de la coopération autant que des armes (et donc des outils pour les fabriquer ou l'outil étant déjà une arme), il est difficile d'imaginer un «procès de travail de la chasse», en ses trois phases (repérage du gibier, approche et mise à mort de la proie), sans langage articulé. Il est vrai que les prédateurs non humains ne parlent pas, mais ils sont autrement mieux pourvus et spécialisés pour les fins de la chasse.

Homo habilis, qui n'a jamais quitté l'Afrique, n'était peut-être pas chasseur; Homo erectus, qui a quitté l'Afrique pour l'Asie et l'Europe, pouvait sans doute chasser, grâce au feu, qu'il a domestiqué il y a 400 000 années, la domestication du feu n'impliquant cependant pas obligatoirement son utilisation pour la cuisine, pour la cuisson de la viande, cuisson sans doute propre à Homo sapiens sapiens [Haudricourt, 1987 (4)]; Homo Neanderthalensis, dont on ne trouve pas de fossiles en Afrique mais en Europe et au Proche-Orient et qui enterrait ses morts, était chasseur -- même si la constitution physique de son épaule et du sommet de sa colonne vertébrale rendait peut-être impossible la projection de la lance (sans doute inventée au Paléolithique supérieur, avant le harpon, le propulseur et l'arc) [Testart, 1985 (4)] --, mais il est disparu il y a 30 ou 35 000 ans; Homo sapiens sapiens, dont on trouve des fossiles en Afrique qui datent d'environ 125 000 ans [Howells, dans Ferembach, 1981 (11)], d'autres (Proto-Cro-Magnons) au Proche-Orient qui datent de 95 000 ans [Vandermeeerch, dans Collectif. L'Homme de Cro-Magnon, 1992 (11)] et les derniers (Cro-Magnons) en Europe depuis 40 ou 50 000 ans, était certainement chasseur. S'il faut parler pour chasser, l'Homme de Neandertal parlait donc, peut-être aussi Homo erectus.

Sauf qu'il vaut mieux aborder le problème autrement : pour parler, il ne suffit pas de chasser et d'avoir développé les capacités intellectuelles nécessaires à cette activité grâce à l'augmentation du volume du cerveau; augmentation elle-même à expliquer : par une mutation génétique, par un changement de régime alimentaire plus riche en phosphore [Reichholf, 1991 (5)], par l'apport du langage pour la transmission des caractères acquis ou par une nouvelle organisation sociale? ou par une combinaison de facteurs?

Toujours dans ces mêmes sociétés de chasseurs-cueilleurs, sociétés sans classes, et toujours selon Testart, les forces de production (la force de travail, les moyens de production, incluant les moyens de travail et l'objet de travail, et les habitudes de travail comme la coopération) sont trop peu développées pour entraver les rapports de production, qui sont déterminants dans tout mode de production. Cependant, les rapports sociaux sont irréductibles aux rapports de production; il existe un «rapport social fondamental» qui redouble ces derniers rapports et qui allie le fétichisme (de la nature) à la dominance (de la culture) : ce sont les «rapports de parenté». La parenté y est fondée sur la règle de l'exogamie et donc sur la prohibition de l'inceste.

Il est maintenant connu et reconnu que d'autres primates pratiquent l'évitement de l'inceste, mais il ne faut pas confondre l'évitement et la prohibition de l'inceste, la prohibition présupposant l'articulation, la profération [Deputte; Langaney et Nadot; dans Ducros et Panoff, 1995 (4)]. L'unité sociale élémentaire des temps primitifs n'était pas la famille, mais le clan ou la gens [Morgan, 1971 (4); R. et L. Makarius, 1961 (4)]. Il n'est pas sûr que cette dernière soit elle-même l'unité primitive. Qu'il y ait eu promiscuité primitive, on peut en douter ou non; mais il n'est pas invraisemblable que l'origine du langage soit liée directement à l'origine de l'exogamie. Contre Chomsky, partisan de la stricte origine génétique de «l'organe du langage», un chomskien lui-même n'est-il pas allé dans le même sens [Milner, 1989 (3)]?

Homo sapiens sapiens est sorti d'Afrique pour peupler la Terre en une centaine de milliers d'années : il chassait et cueillait selon la division sexuelle du travail, il pratiquait l'exogamie et il parlait. Que l'unité sociale ou le groupe minimal soit le clan ou la famille (consanguine, appariée, polygame, patriarcale ou monogame), une société endogame ne serait pas véritablement une société humaine (au sens restreint recherché dans cette étude). Pour des raisons davantage sociales que biologiques, l'Homme de Neandertal aurait pu être victime de l'endogamie... L'exogamie est au monde ce que le débrayage est au langage : la règle qui le fonde et décentre l'homme; l'homme est un animal (dé)brayé dans et vers le monde, la parole étant un débrayage énonciatif initial, radical et fondamental. Le débrayage (la signification, la double ou triple articulation) est synonyme de vie humaine; l'embrayage (la communication) est synonyme de vie animale; le brayage (l'énonciation) est synonyme de vie.

Pour l'anthropologie, l'exogamie, l'interdit de l'inceste et la division sexuelle du travail sont étroitement reliés, voire ont la même origine. C'est-à-dire que la parenté, le langage -- présupposé par la prohibition de l'inceste, ne serait-ce que pour classer ou dresser la liste des termes de parenté -- et la technique (ou le travail) ont en commun d'être à la fois des règles (de l'ordre de la culture) et d'être universelles (de l'ordre de la nature); la parenté régit l'échange des femmes, le langage est échange de messages et la division du travail réglemente l'échange des biens et des services : ce sont donc «des rapports entre les rapports» [Godelier, cité par Guille-Escuret (ici paraphrasé), dans Ducros et Panoff, 1995 (4)]. C'est de cette manière qu'il y a division de la production et de la reproduction sur la base de la sexualité, de la différence sexuelle : «Cela revient à dire que l'interprétation originelle de l'univers par la société, bref l'idéologie humaine initiale, a consisté en une extension de la distinction sexuelle» [Guille-Escuret, même texte (p. 161), souligné par lui].

Distinguant la «psychoculture» (animale) et la «socioculture» (humaine), le même auteur est amené, à partir de Leroi-Gourhan et de Haudricourt -- pour ce dernier, la technologie, «ethnographie matérielle», est «science des forces productives« et «science des activités humaines» : c'est une science humaine [1987 (4)] --, à affirmer que la technique et le langage sont indissociables dans l'évolution sociale de l'espèce humaine, sans qu'il faille confondre l'évolution industrielle (l'industrie ou l'outillage lithique) et l'évolution culturelle (la pensée, le langage) [Demars, dans Hublin et Tillier, 1991 (11)]. Lui aussi, à partir de Lieberman, conclut à une origine récente du langage articulé, la faisant remonter à Homo sapiens sapiens seul et au Paléolithique supérieur, où un triangle vie / technique (geste) /langage (parole) s'instaure [Guille-Escuret, 1994 (4)]; la technique se spécialise avec, dans et par l'art. Si la vie, la technique et le langage sont ainsi associés, il est permis de se demander si Homo sapiens sapiens a diversifié son langage d'abord en Europe; l'Homme de Neandertal restant, quant à lui, prisonnier d'un «protolangage» [Bickerton, 1981 et 1990 (1)]. Ici, c'est la question de l'origine et de la dispersion des langues qui se pose ou celle du développement d'une langue particulière et singulière : du virtuème (analogique, métaphorique) au classème (métonymique, générique, classificatoire) et au sémantème (spécifique, descriptif, digital) au niveau du vocabulaire et du vocabulaire à la grammaire [Bellwood, 1991 (1); Renfrew, 1994 (1); Lemelin, 1994 (0); sur ce même site : La vie].

Le principe classificatoire et hiérarchique de l'homme est donc fondé sur la différence sexuelle ordonnant et coordonnant l'interdit de l'inceste, l'exogamie et la division du travail. S'il y a endogamie et donc promiscuité, cela veut dire qu'il y a interdit de l'infeste (l'infect, l'infectieux, l'impur, l'hostile, l'étranger, l'étrange, l'inquiétant); avec l'exogamie et l'interdit de l'inceste, ce qui est alors tabou, ce n'est plus l'Autre, le différent, mais le Même, l'identique : le «cumul de l'identique» [Héritier, 1994 (4)]. Il est possible aussi que la promiscuité primitive implique l'ignorance du rôle (géniteur) de l'homme dans la fécondation -- peut-être même que c'est le titre ou le statut du père qui y serait ignoré... Mais il y a encore des traces ou des résidus, des restes, de l'interdit de l'infeste jusque dans l'exogamie : il s'agit du «tabou du sang» [R. et L. Makarius, 1961 (4)] ou de «l'idéologie du sang» [Testart, 1985 et 1986 (4); cf. aussi nos propos sur Girard sur ce même site : Manuel d'études littéraires/Analyse du discours/L'antagonique ou l'agonique].

L'exogamie n'est pas simplement sexuelle, régissant non pas surtout les rapports matrimoniaux mais les relations sexuelles; elle est aussi alimentaire : en même temps que des partenaires sexuels sont interdits, des aliments particuliers le sont aussi; on mange ensemble parce qu'on est consanguin et on est consanguin parce qu'on mange ensemble : on ne couche pas avec qui on mange et on ne mange pas avec qui on couche -- la bouche doit être séparée des organes génitaux, surtout ceux de la femme parce qu'ils saignent, et souvent la main gauche est séparée de la bouche, celle-ci étant elle-même parfois objet d'un tabou (dans l'équivalence de la bouche et du vagin), ou la main droite de l'homme ne doit pas toucher le sexe de la femme [R. et L. Makarius, 1961 et 1973 (4)].

C'est donc dire que l'exogamie sexuelle se double du totémisme (exogamie alimentaire) : le totémisme est à l'exogamie ce que le tabou alimentaire (concernant la commensalité) est au tabou sexuel (concernant la consanguinité) et ce que l'idéologie est à l'économie dans le «communisme primitif» [Testart, 1985 (4)]. "Préreligion" ou "protoreligion", le totémisme, qui est aussi un système de classification, fait partie du régime ou du système des interdits; il implique des rites, des cultes et des mythes entourant, entre autres choses, la chasse (l'économie), qui en est l'origine. Il peut même arriver que l'exogamie alimentaire prévale sur l'exogamie sexuelle et qu'elle conduise à une sorte de ségrégation sexuelle qui prime sur la division sexuelle du travail; de là, par exemple, le mythe des communautés amazoniques dans le matriarcat et les légendes des Trobriandais.

Généralement, on ne mange pas les aliments associés au totem, qui est un «accumulateur de tabou», parce que ce serait l'équivalent d'un inceste, «l'aliment totémique» étant considéré comme consanguin : l'aliment n'est pas mangé, non pas parce qu'il est le totem, mais il devient le totem parce qu'il n'est pas mangé. C'est ainsi qu'il y a eu aussi une endogamie alimentaire, où le totem était mangé, tout au moins selon les mythes [R. et L. Makarius, 1961 (4), souligné par eux]. L'endogamie alimentaire est une sorte de cannibalisme, qui est «le transposé alimentaire le plus évident de l'inceste pour une pensée tellement préoccupée par l'alimentation carnée» [Testart, 1991 (4) (p. 189)].

Pour R. et L. Makarius et pour Testart, le tabou du sang, lié à l'exogamie et au totémisme, est à l'origine de la prohibition de l'inceste : la femme du même clan, et donc du même sang ou de la même chair, est tabou; elle l'est d'autant plus quand elle a ses menstruations (et donc qu'elle n'a pas la vie en elle, contrairement à la femme enceinte), quand elle est dépucelée ou quand elle est en couches. Il faut donc éviter le «contact de l'homme avec le sang le plus proche, celui de ses parentes», mais surtout le contact du sang avec le sang [Testart, 1985 (p. 349) (4)]. Mais le sang menstruel, lochial ou virginal n'est pas une matière, une substance dont l'homme aurait peur; il s'agit d'un symbole qui a de nombreux équivalents, par élaboration secondaire, dans le «symbolisme du sang» et selon le danger de la contagion : le sang qui s'écoule (de la chair du gibier, d'une plaie, d'une blessure mortelle ou non), la viande rouge, le rouge, l'ocre, le feu, l'eau, la sève, le vin, le sel, la graisse, la salive, le pus, l'urine, le sperme, le lait, les larmes, les sueurs, les ongles (rognures), les cheveux ou la chevelure, le soleil, la maladie et la mort, mais aussi le rire et le fer ou le cuivre. De la même manière, ceux qui risquent d'être en contact avec le sang ou ses équivalents (comme la mort) peuvent faire l'objet du même tabou : cadavres, personnes en deuil, croque-morts, fossoyeurs, tanneurs, barbiers-chirurgiens-arracheurs de dents, guerriers, meurtriers, chasseurs, pêcheurs, forgerons, griots, jeunes initiés, etc. C'est ainsi que les armes du chasseur ne doivent pas être touchées par une femme qui saigne et qu'elle ne doit pas non plus manger de viande pendant cette période; inconsciemment, il y a une sorte de «physique du sang» : attraction et répulsion de l'énergie, force [Testart, 1985 (4), ici disciple "bâtard" de Bataille]...

Dans un ouvrage subséquent, la «physique du sang» prend une autre forme : il y est toujours question de force, de distance, de concentration; mais le sang y est à la fois substance, symbole et surtout rapport, rapport réflexif. Dans une «axiomatique» de lieux, de graphes et de noeuds, qui ne peut qu'évoquer, voire invoquer, la topologie lacanienne, le tabou ou l'idéologie du sang y est remplacé par la «conjonction de S avec S», la «structure S», le «S de la coupure» (ou de la cassure) : «un facteur d'identité», «un opérateur général permettant de créer de l'identique»; mais cette structure crée aussi de la différence : «Moyen de communion et facteur d'individuation, S est la substance du monde»; «la personne n'existe qu'à travers une individuation de S, une individuation de la substance».

Les «lieux du problème» peuvent prendre trois formes : 1°) «un rapport de soi à soi» (l'interdit contraignant la fille pubère, par exemple); 2°) «un rapport entre deux termes qui sont posés comme identiques par rapport à d'autres termes qui en sont différents» (l'interdit de l'inceste); 3°) un «rapport entre deux êtres qui sont homologues, sans que l'interdiction ici ne renvoie à une quelconque possibilité d'établir une même relation avec d'autres termes» (l'interdit éloignant les femmes menstruées et les chasseurs, les guerriers ou les initiés). «Dans la première forme, il s'agit du même individu. Dans la seconde, d'une classe d'individus différents mais unifiés par un même sang. Dans la troisième, d'individus différents et au sang différent, mais se manifestant de la même façon, par un même écoulement». On assiste donc à une généralisation de «l'équivalence symbolique» : «toutes les substances sont équivalentes» dans «un rapport entre rapports» [Testart, 1991 (4), première partie : «Axiomatique» (p. 17-86)].

Dans une tentative de se démarquer de «cette sémiologie qui a pu développer dans l'orbite du structuralisme français», mais en étant plus proche d'elle qu'il ne le croit, Testart cherche à voir ce qu'il y a à la racine de l'action et du discours, du rite et du mythe et de la cosmogonie et de la mythologie et il n'est pas loin de proposer que c'est justement la parole, la voix comme récit et rythme, le récit comme conjonction (primordiale ou primitive : positive ou négative) et disjonction (précoce ou tardive : positive ou négative); mais la disjonction peut aussi être originelle et originale, voire originaire; le cycle conjonction - disjonction - conjonction est aussi possible. La conjonction est seulement positive pour les dieux (immortels, purs), mais positive et négative pour les humains (mortels, impurs), «[l]'acte de création des hommes» étant «l'acte de naissance des dieux» et le «cumul de S» étant interdit à l'homme, Dieu se réservant ainsi le «monopole légal de la conjonction de S avec S» [Testart, 1991 (4) (p. 261 et 278)].

Testart distingue deux types de conjonction : «Nous appellerons conjonction de type II celle qui consiste à mettre en rapport à travers un même être ou à travers une même substance deux régions ou deux classes de l'univers. Nous appellerons conjonction de type I celle qui consiste en l'union de deux êtres ou en une réunion de deux substances». Et il ajoute : «Tandis que la femme enceinte est par excellence le lieu d'une conjonction de type I, la femme menstruante est par excellence le théâtre d'une conjonction de type II». La conjonction de type II caractérise les «mythes de décloisonnement» de ce qui était séquestré, enfermé, réservé, contenu : «c'est l'aire typique du chamanisme» [Testart, 1991 (4) (p. 121-130)].

Le récit, et donc le mythe, est aussi violation et contre-violation, les deux pouvant être bénéfiques et/ou maléfiques. Qui dit interdits (collectifs) dit violation (individuelle) des interdits. Il y a transgression aussi par le sang : «les héros civilisateurs sont des violateurs de tabou»; ambivalent, à la fois bienfaiteur et malfaiteur, le héros civilisateur, le fondateur de civilisation, est un «transgresseur d'interdits»; le violateur est à la fois le sujet et l'objet du tabou : sa violation est et bénéfique (positive) et maléfique (négative). Mais à la violation répond la contre-violation, c'est-à-dire la sanction. Le sang rachète le sang, dans le «rachat sanglant» par exemple, jusqu'à la vendetta. Ainsi, dans le mythe d'Oedipe, Laïos, par son homosexualité, est-il un violateur puni par un contre-violateur, la Sphinge ravageant le pays, elle-même vaincue par un autre violateur, Oedipe, victime d'un contre-violateur, lui-même se crevant les yeux ou Tirésias [Testart, 1985 (4); pour d'autres interprétations semblables -- mais plus approfondies et aussi en termes de conjonction et de disjonction -- de nombreux mythes de la mythologie sumérienne et babylonienne à la mythologie grecque en passant par la cosmogonie hébraïque ou autre : Testart, 1991 (4), deuxième partie : «La structure du monde selon S» (p. 89-387); pour une autre lecture de «l'énigme du Sphinx», cf. Roheim, 1976 (4)].

(Il y a renversement, dans le contraire, du tabou du sang dans le vampirisme, le sang rendant alors immortel, prétend-on. Par ailleurs, le tabou du sang entourant les menstruations, qui se maintient encore aujourd'hui, est aussi présent dans l'interdiction ou le conseil donné aux athlètes -- chasseurs modernes -- de ne pas voyager avec leur femme ou, ou tout au moins, de ne pas coucher avec elle le jour ou la veille d'un match)...

Selon R. et L. Makarius, l'exogamie serait apparue au Paléolithique supérieur et donc aussi le totémisme. La fin du totémisme, devenu non viable, correspond à la fin du communisme primitif et au début de l'exploitation et de la production par d'autres moyens que la chasse et la cueillette et ainsi par le surtravail; la clan totémique du système tribal est alors remplacé par le lignage; l'exogamie, de restreinte au clan, se généralise en dehors du lignage ou de la famille nucléaire. Les nomades deviennent sédentaires, non pas à cause de la domestication, mais à cause du stockage, grâce à la poterie ou à la céramique, au Mésolithique; les classes sociales s'annoncent et l'État s'énonce et dénonce. La chasse -- la chasse collective, puis la chasse individuelle -- cède la place à la domestication des animaux, à l'élevage, et la cueillette à la domestication des végétaux, à l'agriculture (par les hommes) et à l'horticulture (par les femmes); les éleveurs-pasteurs et les agriculteurs déplacent et remplacent les chasseurs-cueilleurs. Avec le stockage arrivent la guerre (la chasse à l'homme) et, les prisonniers de guerre devenant des esclaves, l'esclavage : les inégalités [Testart, 1982 (4)]...

(Puisqu'il est question de la chasse et de la guerre, il importe de mentionner que les armes se perfectionnent par la distance et par la vitesse, ainsi que par de nouvelles sources d'énergie (poudre à canon, atome). Mais il faut aussi remarquer que les armes de guerre éloignent en même temps et de plus en plus du sang : des armes de choc (bâton, canne, casse-tête, coup-de-poing, maillet, marteau, masse, massue, matraque) ou des armes de main, d'estoc et de taille (poignard, couteau, coutelas, dague, épée, glaive, sabre, stylet, cimeterre, baïonnette) aux armes à feu (arquebuse, canon, carabine, escopette, espingole, fusil, mitraillette, mitrailleuse, mousquet, pistolet, revolver, tromblon) et aux armes chimiques ou bactériologiques en passant par les armes d'hast (angon, épieu, faux, fléau, fourche, framée, francique, hache, hallebarde, lance, pertuisane, pique), par les armes de jet (angon, arbalète, arc, boomerang, fronde, javeline, javelot, sagaie) et par les armes antichars (bazooka, canon) ou autres (grenade, fusée, engin, roquette, bombe). Les armes sont de moins en moins des outils. Enfin, dans la transgression de l'interdit du meurtre, quand ce n'est pas par une arme à feu, c'est par une arme de choc, de main, d'estoc, de taille ou d'hast).

LE POINT DE VUE DE LA SOCIOBIOLOGIE

L'idée de l'évolution a fleuri au XVIIIe siècle, à l'époque des Lumières et de la volonté de progrès; elle a pris la forme d'une théorie transformiste avec Lamarck mais surtout évolutionniste avec Darwin (et Wallace). Cette théorie de l'évolution par sélection naturelle, adaptation à l'environnement et survivance du plus apte a dû être remaniée après la redécouverte des lois de Mendel concernant l'hérédité par Weismann et avec la théorie de la mutation de De Vries et elle a donné lieu au néo-darwinisme, la synthèse néo-darwinienne libérant le darwinisme du lamarckisme [Mayr, 1993 (5); Pichot, 1993 (5)]. La sociobiologie a vu le jour avec Wilson [1979 (5)], qui la présente comme «la nouvelle synthèse».

Pour la sociobiologie, qui a fait ses classes en entomologie, il y a un continuum entre lesdites "sociétés animales" et les sociétés humaines : «coopéron cellulaire», «coopéron multicellulaire» et «coopéron social», puis supra-social des super-colonies d'insectes ou coopéron social et «coopéron culturel», puis supra-social des sociétés humaines [Jaisson, 1993 (5)]. Une société humaine est ainsi un super-organisme qui est soumis aux lois de la biologie, plus particulièrement de la génétique. Tout commence et finit donc avec le gène : le gène est égoïste, il cherche à se reproduire, il pratique l'altruisme par égoïsme; il favorise l'individu et non l'espèce : «La théorie de la parentèle autorise à prédire que la coopération est supérieure entre individus génétiquement proches, pourvu qu'ils soient capables de se reconnaître» (par l'odeur, par exemple) [Jaisson, 1993 (p. 277) (5)].

En outre, pour la sociobiologie, radicalement et résolument anticulturaliste, la prohibition de l'inceste et l'exogamie (modérée) ont des racines biologiques : Wilson y voit «une empreinte précoce d'aversion sexuelle»; les hommes sont naturellement polygames, étant très peu sélectifs, et les femmes, plus sélectives, plutôt monogames; l'homosexualité est une forme d'altruisme, où les non-reproducteurs aident la cause des reproducteurs en ne se reproduisant pas... Dans une tentative de récupération de la psychanalyse, la sociobiologie va jusqu'à expliquer le complexe d'Oedipe, la préférence de la mère pour son premier fils et l'anorexie par une biologie cryptique. Enfin, aux temps primitifs, la femme se prostituait pour de la viande, à la manière de la femelle des anthropoïdes [Badcock, 1990 (5)].

La sociobiologie ne peut s'affirmer qu'en postulant qu'une société est un organisme et qu'un organisme est réductible au génome. Or, elle n'y arrive qu'en assimilant le triangle biologie / psychologie / sociologie au triangle génétique / éthologie / écologie et en réduisant le triangle vie / technique / langage au triangle cellule / organisme / groupe (ou société) [Guille-Escuret, 1989 et 1994 (4)]. De plus, un organisme est irréductible au génome (facteur d'équilibre et de stabilisation), car il est doté d'un métabolisme (facteur de déséquilibre et d'innovation); il n'est pas seulement germen, mais aussi soma [Reichholf, 1993 (5)]. Enfin, il y a déni par la sociobiologie, dans une sorte de néo-darwinisme social à la Spencer, du darwinisme même : dans La descendance de l'homme [1981 (5)], Darwin affirme que l'évolution elle-même crée les voies de l'émancipation de l'homme par rapport à la sélection naturelle et à l'adaptation du plus apte; il s'agit d'une sorte d'«effet réversif» de l'évolution [Tort, 1983 (7)].

LE POINT DE VUE DE LA MÉTAPSYCHOLOGIE

La thèse de Freud -- thèse que certains ont qualifiée de «petit conte», de mythe, de névrose ou de délire -- est bien connue; elle est cons(is)tante et persistante de Totem et tabou [cf. Manuel d'études littéraires/Analyse du discours/L'antagonique ou l'agonique, sur ce même site, pour la présentation et la discussion de cet ouvrage] à Moïse et le monothéisme, en passant par Vue d'ensemble des névroses de transfert, Psychologie des foules et analyse du moi, L'avenir d'une illusion et Malaise dans la civilisation : l'humanité est fondée sur un meurtre commis en commun, sur le meurtre perpétré par la bande de frères contre le père de la horde primitive, le père de l'archihorde, père admiré et envié, adoré et abhorré; après le meurtre, l'ambivalence et le sentiment de culpabilité les ont submergés d'angoisse; en a résultée une période de latence (et de refoulement), le matriarcat, avant l'institution de l'exogamie et du totémisme, le «festin totémique» ou le «repas totémique» constituant la remémoration et la commémoration de ce meurtre primitif, ce parricide, pour le clan ou le groupe totémique.

Mais, contrairement à ce que pense Freud, en partie à la suite de Robertson Smith, le festin ou le repas totémique, comme élément ou transgression du totémisme, ne serait pas un rite ou un rituel de multiplication ou de renouvellement comme le sacrifice, celui-ci étant une «action en structure clivée» et le clivage étant une caractéristique essentielle de la «structure S» en sa «béance originelle» ou en sa «dualité substantielle»; c'est une «structure clivée». Le sacrifice (communiel, expiatoire ou piaculaire, propitiatoire, de sacralisation ou de désacralisation), le «sacrifice sanglant» ou «l'action sacrificielle», où il y a toujours une «mauvaise part» ou une «part impure» -- Bataille ne parlait-il pas déjà de la «part maudite»? --, se distingue de la magie (sympathique) et de la sorcellerie en ce qu'il est rapport ternaire d'identité ou d'identification entre le sacrifiant (le bénéficiaire du sacrifice qui n'est pas nécessairement le sacrificateur) et le sacrifié (la victime), par S, avec le divin et donc avec le sacré (qui se distingue du profane mais qui n'est pas nécessairement synonyme de pur, la transgression (impure) des interdits pouvant tenir du sacré). Le «rite sacrificiel» n'est pas un festin totémique parce que le totémisme «fonctionne par association binaire ou biunivoque» : contrairement au sacrifice, le totémisme n'est pas clivé [Testart, 1991 (4) (p. 251-260 et p. 397-420, surtout note 23, p. 416-417)].

Adoptant, lui, un point de vue kleinien et plutôt ontogénétique que phylogénétique et tout en interprétant autrement Robertson Smith, Roheim considère que «la substance dévorée devait être la mère, le père n'intervenant que dans une identification secondaire» : «le sacrement totémique, c'est l'enfant au sein maternel». Il est vrai que pour cet auteur, «le totémisme constitue une organisation défensive destinée à faire échec à l'angoisse de la séparation». Les rituels sont, par la génitalisation, des garanties symboliques contre la séparation de la mère, contre l'angoisse de séparation (pré-génitale) qui prend la forme d'une angoisse de castration (génitale) dans des rites d'initiation ou de passage comme la circoncision, où le prépuce est l'équivalent du vagin de la mère et le gland l'équivalent de l'enfant, et comme la subincision, où la menstruation est représentée sur et par le pénis même de l'homme, pénis dédoublé en deux moitiés. Le totémisme se caractérise donc par l'ambivalence du rituel qui en est un de destruction et de restitution, de projection et d'introjection; ambivalence due à la réactivation de la scène primitive, c'est-à-dire à l'observation fantasmée du coït parental, fantasme sadomasochiste [Roheim, 1970 (4) (p. 102-115, 192, 284, 286, 311), souligné par lui]...

Avant le meurtre, le père de l'archihorde, l'archipère, s'accapare toutes les femmes; pas selon Freud, mais il est douteux qu'il ait connu le lien de cause à effet entre la copulation et la parturition : les mythes et les légendes entourant les mystères de la vie et l'origine des enfants en sont sans doute la preuve et l'épreuve. Sa puissance ne lui vient donc pas d'être géniteur mais d'être possesseur des femmes et donc d'en jouir, d'en user et abuser selon son bon vouloir et son bon plaisir, celui de l'organe et de l'orgasme. Tout occupé et préoccupé qu'il l'est par toutes ses femmes, il ne peut qu'être un obsessionnel, qu'être obsédé par la performance sexuelle et cynégétique, étant sans doute aussi le leader ou le "conducteur" de la chasse. Ce père ne peut donc qu'être un meneur (le premier parleur? le premier orateur?), un guide, un chef, un "Fuhrer" : étranger à l'amour et dans son narcissisme primaire doublé d'animisme, il est la figure même de l'Un, d'une «continuité absolue». Le meurtre de l'Un est une rupture, une «discontinuité fondatrice», instaurant une «continuité secondaire» avec le narcissisme secondaire et le totémisme [Porte, 1997 (6), d'après Thom]. Mais, comme Lacan l'a montré, le père n'est père que mort, qu'une fois mort (symbolique)...

En supposant que l'archihorde soit une horde d'Homo sapiens sapiens vivant en Afrique il y a 125 000 ou 150 000 années, il s'agit d'une horde endogame (ou plutôt polygame pour l'archipère); s'il n'y a pas encore langage, il y a certes protolangage et il y a technique et division sexuelle du travail. La horde primitive aurait donc précédé le communisme primitif (qui n'existe plus que chez les aborigènes d'Australie et qui est certes venu d'ailleurs il y a 40 000 ans), mais n'aurait pas encore été une véritable société humaine caractérisée par la prohibition de l'inceste et l'exogamie (sexuelle et alimentaire) et par l'interdit du meurtre.

En devenant exogame -- à moins qu'il ne l'ait toujours été et que ce soit son émergence? --, Homo sapiens sapiens est forcé de se déplacer, de s'éloigner; ainsi l'exogamie ou la prohibition de l'inceste -- et non seulement la chasse (la poursuite du gibier), la sécheresse provoquée au sud par les glaciations au nord ou la fuite devant la mouche tsé-tsé (causant la maladie du sommeil) [Reichholf, 1991 (5)] -- est-elle aussi à l'origine du peuplement, de l'émigration... Pour R. et L. Makarius et pour Testart, l'exogamie et le totémisme ont pour origine le tabou ou l'idéologie du sang. Pour les deux premiers, il s'agit d'une peur ou d'une crainte réelle en face d'une substance synonyme de danger au toucher et à la vue; pour le dernier, il s'agit d'un symbole ou d'une structure. Par contre, en mentionnant le tabou entourant les armes du chasseur qui ne doivent pas entrer en contact avec les femmes qui saignent, il semble que Testart rapproche lui-même le tabou du sang du complexe de castration par un déplacement de l'organe viril aux armes. Freud n'a-t-il pas justement suggéré que les organes sexuels (masculins et féminins) et les gestes sexuels (masturbation, copulation) sont à l'origine de la technique, de la fabrication des outils et donc des armes, de la même manière que la masturbation n'est pas étrangère à la domestication du feu, aux procédés d'allumage? Testart, commentant «Le tabou de la virginité» (1918) [Freud, 1969 (10)], est ici plus freudien que Freud : «pourtant quoi de plus simple, dans la perspective psychanalytique, que d'interpréter ces coutumes comme un moyen visant à éviter au mari le contact avec le sang de la vierge, c'est-à-dire comme un moyen destiné à lui éviter une réactivation de son complexe de castration à la vue de l'organe féminin saignant, image vivante de la castration?» [Testart, 1985 (p. 350) (4)]. Le sang de la femme est synonyme de mort pour l'homme [Testart, 1991 (4)]; la peur de la mort dérive cependant de l'angoisse de castration. En outre, il est vraisemblable que le primitif mâle imagine être lui-même responsable des menstruations par la pénétration [Makarius, 1974 (4)]...

Que le complexe de castration soit identifié ou non avec le complexe d'Oedipe il implique l'angoisse de castration chez l'homme et l'envie de pénis chez la femme; il se double de la compulsion de répétition caractéristique des rites et des cultes (donnant lieu à la déroute du principe d'individuation, mais comprenant de nombreux automatismes de répétition en vue, justement, d'éviter le contact, la contagion) et des mythes et des légendes (impliquant la compulsion d'aveu, le retour du refoulé, du refoulé endogame par exemple, de l'interdit de l'infeste). En fait, le complexe de castration s'inscrit dans un "complexe de complexes", le sentiment de la situation, incluant aussi l'angoisse, l'ambivalence et le sentiment de culpabilité, qui seraient tributaires du meurtre fondateur.

Par ailleurs, il est bien connu que lesdites sociétés primitives sont parfois très violentes, bien moins les unes contre les autres -- elles l'étaient sans doute encore moins quand les populations étaient très peu nombreuses et qu'il n'y avait pas de proximité entre elles -- comme les sociétés guerrières modernes, mais davantage en leur sein : les interdits sont cruels et la violation des interdits ou la contre-violation l'est encore plus, des sacrifices aux fêtes. Il y a de nombreuses manifestations sadiques et masochistes : initiations, perforations, infibulations, excisions, circoncisions, subincisions, scarifications et autres mutilations. Or, le sadisme et le masochisme ou le sadomasochisme, qui ne vont pas sans une forte dose de narcissisme ou de fétichisme (pour susciter l'érection mais éviter la reproduction), sont des avatars d'un «au-delà du principe de plaisir» : de la pulsion de mort [...]

Pour la métapsychologie, c'est donc au complexe de castration (le parricide, le complexe d'Oedipe), soit à la différence sexuelle, que revient l'origine de la prohibition de l'inceste et l'exogamie, la rupture ou la coupure passant nécessairement par le langage. Par contre, une anthropologie sociale soucieuse de primatologie oppose au meurtre du père le «sacrifice de la sexualité» ; il ne s'agit pas d'un meurtre mais d'un sacrifice, d'un auto-sacrifice : le sacrifice de la promiscuité sexuelle au sein de la bande, qui n'est ni une horde ni une famille étendue (comme chez les gorilles) mais déjà une société (comme chez les chimpanzés). La division sexuelle du travail, qui a évidemment précédé l'apparition du langage articulé (puisqu'il y a une telle division, rudimentaire, chez d'autres primates), favorise l'établissement d'un lien plus stable entre les sexes [Godelier, dans Godelier et Hassoun, 1996 (4)].

Puis, Godelier cherche à déterminer ce qui a pu amener l'homme à sacrifier la promiscuité et à ainsi instituer la prohibition de l'inceste et l'exogamie. Pour lui, cela est lié à un événement ou «un fait qui fut un non-événement» : la perte de l'oestrus, «liée au développement du cerveau et à la cérébralisation de toutes les fonctions corporelles» [Vincent, 1986 (5)], qui conduit à une «sexualité généralisée», qui sépare la sexualité de la génitalité ou de la «reproduction naturelle»; la sexualité est alors polymorphe et polytrope. Il y a une contradiction entre la «sexualité-reproduction» et la «sexualité-désir», celle-ci devenant dangereuse, devenant une menace pour «la reproduction du lien social», parce qu'elle est a-sociale et «a-tropique». C'est alors que l'homme prend sur lui -- et on pourrait possiblement accuser Godelier de projeter le volontarisme (léninien? stalinien?) sur l'homme primitif -- de se sacrifier pour sauver la société : «il a commencé à produire de la société pour vivre», «pour continuer à vivre en société» [Godelier, même texte (p. 31 et 33), souligné par lui]; il ne s'agit plus d'une adaptation selon l'évolution mais d'une transformation de la nature et de l'homme.

Il y a donc une sorte de «domestication de la sexualité», entre autres, à cause de l'élevage des enfants, qui manquent d'autonomie étant donné leur maturation très tardive. La prohibition de l'inceste et l'exogamie, l'établissement de la parenté (la filiation ou la descendance et l'alliance), sont donc des mécanismes de défense contre une sexualité sauvage due à la perte de l'oestrus... En ce qui concerne le langage articulé, Godelier en voit «des formes plus ou moins développées» avant Homo sapiens grâce à la division du travail; mais il parle de préhistoriens -- qu'il ne nomme pas -- qui en auraient fixé l'apparition à il y a 200 000 ans et il relie l'apparition du langage articulé à celle des rapports de parenté, ceux-ci pouvant être aussi apparus il y a près de 100 000 ans, en même temps que les plus anciennes sépultures actuellement découvertes : on enterre les apparentés ainsi nommés comme tels...

Godelier attribue donc une origine biologique (naturelle, féminine) et ontologique à la prohibition de l'inceste et à l'exogamie. Comme il l'indique lui-même, il est difficile, voire impossible, de déterminer quand a eu lieu la perte de l'oestrus : avec ou avant Homo sapiens (sapiens)? Ne serait-ce pas un autre facteur de différenciation de plus, avec l'exogamie et le langage articulé, entre Homo sapiens sapiens et Homo sapiens neanderthalensis [Stoczkowski, 1994 (4)]? De toute façon, il y a quelque chose que Godelier oublie ou situe mal, il s'agit du fait métapsychologique que la perte de l'oestrus est l'ouverture à l'imaginaire, c'est-à-dire d'abord et avant tout au fantasme (et à l'orgasme féminin, dont la perte de l'oestrus serait une condition), au fantasme hystérique (par le regard) ou obsessionnel (par la voix) de -- par et pour -- la femme. Est-il possible d'imaginer que c'est grâce à la perte de l'oestrus -- et au changement de rythme qui en découle ou à la (nouvelle?) fantasmatique de conversion qui en émerge -- que la femme est la seule femelle qui connaisse, puisse connaître, l'orgasme? [Pour un avis contraire, soit l'orgasme supposé à d'autres primates, cf. de Waal, 1992 (5)].

[Pour trois autres scénarios des origines parallèles, "alternatifs" ou même contraires, cf. Lemelin, 1984 (p. 169-176), 1994 (p. 78-85) et 1996 (p. 68-70) (0)].

UN DERNIER POINT DE VUE

Que ce soit en biologie, en anthropologie, en sociobiologie ou en métapsychologie, il appert que la sexualité, la différence sexuelle, joue le rôle principal dans l'évolution de l'homme et du monde : le langage de l'origine est (à) l'origine du langage; le langage de l'origine, c'est le sexe! La différence sexuelle, qui fait que chaque sujet est lui-même divisé, clivé, a force de loi, fait la loi, est la loi. La différence sexuelle distingue non seulement l'homme de la femme, mais aussi l'humain de l'animal, l'individu de l'espèce et l'ontogenèse (du rêve) de la phylogenèse (du mythe). Le mythe est la survivance de l'espèce, tandis que le rêve est la réminiscence de l'individu. Ainsi ou par exemple, l'obsessionnel, qui est inconsciemment convaincu qu'il a tué son père et qu'il a couché avec sa mère, en rêve; au réveil, il y a passage à l'acte par le crime ou par le récit : entre le fantasme (de la horde originaire ou de la scène originaire) et le rituel, le rêve -- le sommeil -- d'un individu devient le mythe -- la veille -- d'une espèce [...]

Il a été entrevu par Freud et, de concert, par Ferenczi, puis par Roheim, que la psychanalyse est non seulement une métapsychologie mais aussi une métabiologie; Ferenczi va jusqu'à parler de «bio-analyse» [1974 (10)]. Il est vrai que l'on peut les accuser d'être disciples de Lamarck et de Haeckel [Sulloway, 1979 (5)], les deux croyant à l'hérédité des caractères acquis, l'inné (par phylogenèse) ayant lui-même été acquis (par ontogenèse). Mais le langage est bien l'hérédité des caractères acquis; comme la technique, c'est une héritage, c'est une mémoire [Guille-Escuret, 1994 (4)]. C'est parce que la différence sexuelle, liée au langage (articulé), n'est pas seulement une différence sexuée (entre mâle et femelle) qu'elle n'est pas que biologique et qu'elle détermine le destin métabiologique et métapsychologique de l'homme; destinée qui se détache de l'évolution naturelle par sélection et adaptation; c'est par la différence sexuelle, intégrant la sélection sexuelle, qu'il y a évolution "artificielle"... La «troisième blessure narcissique» infligée à l'humanité par Freud, après celle de Copernic et celle de Darwin, permet justement d'intégrer la biologie à la métabiologie et donc à la métapsychologie; contrairement à la sociobiologie qui prétend adapter Freud à Darwin, c'est Darwin qu'il faut adapter à Freud!

La métapsychologie distingue la pulsion de mort et les pulsions de vie, les processus primaires et les processus secondaires, le principe de plaisir et le principe de réalité, l'affect et la représentation, les représentations de choses et les représentations de mots, la condensation et le déplacement, la métaphore et la métonymie. Le dualisme de la représentation ou de la classification repose lui-même sur la dualité des sexes, sur la différence sexuelle. Dans la pensée primitive, il y a un «schème dualiste» entre le masculin (la droite) et le féminin (la gauche), schème qui est lié à l'idéologie du sang et au totémisme, à la parenté et au fétichisme; schème (infrasensible) qui conduit à toutes sortes de classifications et de nomenclatures [R. et L. Makarius, 1961 (4); Testart, 1985 (4)].

Ce schème dualiste correspond à la distinction de la métaphore (paradigmatique, analogique) et de la métonymie (syntagmatique, généalogique) : «Cette classification duelle des schèmes classificatoires par Kant qui, commentant Buffon, affirme immédiatement après sa conviction monogéniste en anthropogénie, est d'une importance presque incalculable, car coextensive à l'histoire de la pensée humaine. Je l'analyserai ici en la traduisant immédiatement sur le plan rhétorique : une classification d'objets selon la ressemblance est du ressort de la métaphore; une classification d'objets selon la souche ou la parenté est du ressort de la métonymie» [Tort, 1989 (p. 17) (7), souligné par lui]. La rhétorique rejoint ici la linguistique et la sémiotique. Guille-Escuret, distinguant la tendance et l'idéologie, y voit «le principe d'opposition sexuelle appliqué à la totalité du monde», «la tendance idéologique à une sexualisation du monde» en divisant et en étendant la division : «La parenté humaine se détache des Primates par une vaste métonymie et l'opposition des sexes se présente comme une immense métaphore, confirmant aussitôt après, comme le dit Tort, que chacun des deux schèmes agit dans l'autre. Le terme même de dualisme unit en lui le duel et son extension. Avec le duel, on peut dire mâle et femelle, noir et blanc, haut et bas; avec l'extension, on en vient à dire oui et non, vrai et faux» [Guille-Escuret, dans Ducros et Panoff, 1995 (p. 162-164) (4), souligné par lui]. -- Et l'on sait, depuis Freud et Lacan, que la métaphore ("l'en-moins") et le métonymie ("l'en-plus") relèvent respectivement des processus primaires que sont la condensation et le déplacement.

Ce principe duel se retrouve aussi dans l'art pariétal, où il est possible d'identifier, à la suite de Leroi-Gourhan [1965 et 1992 (11)] et comme le rappelle Guille-Escuret [dans Ducros et Panoff, 1995 (4)], un principe femelle ou féminin et un principe mâle ou masculin. Sorte d'«écriture avant la lettre», d'archi-écriture (ou d'arché-écriture), l'art pariétal est une écriture chiffrée. Parmi les signes et les figures, il y a un principe mâle de mort et un principe femelle de vie, les deux se rencontrant dans la blessure. Le principe humain (la mortalité, le temps, la finitude) est lui-même adjoint, par la sexualité, à un principe divin (l'immortalité, le non-temps, l'éternité). L'art pariétal, qui est sans doute lié aux initiations plutôt qu'à la magie de la chasse, est certes relié aussi au totémisme et à l'animisme; c'est un langage qui fait figure d'animation, de sacralisation (humanisation ou divinisation) et de sexualisation. La ritualisation y est irréversible extériorisation [cf. aussi nos propos sur Bataille sur ce même site : Manuel d'études littéraires/Analyse du discours / L'événement tragique]...

Mais qui dit différence sexuelle dit aussi perversion, c'est-à-dire détournement de la reproduction et donc de la sexualité, ou plutôt de la génitalité; perversion qui a pour fondement le caractère polymorphe et fétichiste du désir : l'ultime fétichisme est métapsychologique, soit non seulement économique (Marx, Testart], mais aussi dynamique et topique; il prend justement les rapports entre les personnes pour des rapports entre des choses, entre des objets, entre des parties du corps plutôt qu'entre des corps.

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Que par le concept de pulsion de mort la métapsychologie soit aussi une métabiologie amène finalement à questionner le principe d'individuation -- ce qui nous ramène au monde. L'homme ne naît pas individu : l'embryon ou le foetus n'est pas un individu mais un "dividu", comme l'enfant, le névrosé et le primitif. Devenir un individu, c'est vieillir et puis mourir : la (pulsion de) mort -- l'anticipation de la mort par la seule imagination, autrement dit par la parole -- est la signature de l'individu, qui devient alors un «anti-individu» (un morceau, un cadavre). Selon Simondon, le vieillissement est la séparation du corps et de l'âme (qui n'est pas l'esprit).

L'individu a donc une «réalité préindividuelle»; il faut donc apprendre à connaître l'individu à travers l'individuation -- seule ontogénétique, le principe d'individuation étant une «ontogenèse renversée» et l'ontogenèse précédant l'ontologie et la logique -- et non l'inverse; l'individuation fait apparaître «le couple individu-milieu». En physique, l'individu n'est plus un dimension du milieu; en biologie, oui : «le vivant conserve en lui une activité d'individuation permanente»; c'est un agent et un «théâtre d'individuation», une «réalité transductive» (vitale, psychique, psycho-sociale) : «il y a dans le vivant une individuation par l'individu». Chez l'individu, «la tension devient tendance», orientation. Entre les individus, il n'y a que des signaux (spatiaux ou temporels); chez l'individu, il y a des significations (spatio-temporelles), l'espace étant une structure et le temps une fonction. L'individu ne devient sujet, «unité de l'être en tant que vivant individué», que dans le monde; son problème se situe au niveau de l'hétérogénéité des «mondes perceptifs» -- seul problème de l'individu -- et de son «monde affectif» (préindividuel). C'est ainsi que l'individuel ne s'oppose pas au collectif et que le collectif ne se confond pas avec le social; il peut y avoir individuation du groupe, de la foule, de la classe, de la masse; mais l'Univers, pas plus que la Terre, n'est pas un individu -- encore moins un organisme...

Toujours selon Simondon, il faut distinguer le sujet transcendantal et le sujet empirique : «L'être individué est le sujet transcendantal et l'être individualisé est le sujet empirique». Le sujet des a priori est au sujet des a posteriori ce que l'individuation est au monde. La personnalité, comme sexualité et «histoire individuelle événementielle», est «tout ce qui rattache l'individu en tant qu'être individué à l'individu en tant qu'être individualisé», l'individualisation étant de l'ordre du quotidien; celle-ci est continuelle mais n'a lieu qu'une fois, alors que l'individuation est unique et que la personnalisation est discontinue.

Dans le monde de la technique, dans la technologie, le technicien est une «individu pur», la communauté (biologique) -- et non la société (éthique) -- identifiant l'individu avec sa fonction, qui est organique ou technique. Le modèle du premier moteur, c'est l'esclave; l'outil n'a pas d'individualité; l'«être technique» est moins qu'un esclave mais plus qu'un outil. La machine, qui est outil et moteur, ne peut se révolter; elle doit être respectée par l'homme, mais pas le machinisme, forme de despotisme où une «communauté pure» se conduit comme un automate; ayant un rapport immédiat à l'objet, la machine est lien entre la communauté et l'individu et lien au monde [Simondon, 1989 (7), ici largement paraphrasé; Mayaud, 1991 (7)]. Sauf que la machine, riche en humain, est pauvre en monde et en animal...

Mais, s'il y a principe d'individuation, il y a aussi déroute du principe d'individuation, déroute (dionysiaque) chère à Nietzsche et à Bataille. La frontière entre l'individu et l'espèce n'existe pas chez les insectes sociaux; les frontières se brouillent entre l'individu et le milieu ou l'espèce dans le parasitage, la symbiose, la virulence et la contagion; elles se brouillent entre les communautés dans les migrations. Les bienfaits de la déroute du principe d'individuation sont évidents dans la fête, dans l'orgie et dans le coït --n'être plus un ou n'être plus qu'un, n'être plus un qu'en deux ou n'être plus que deux en un --, peut-être aussi à la corrida (où le taureau, figure du père, est victime du violateur, le matador), au cirque et dans d'autres spectacles (musique, danse) ou dans le sport. De la transe du spirite et de l'extase du mystique, autres manifestations de cette déroute, il est difficile de juger de l'effet bénéfique ou maléfique. Une parade, un défilé, une manifestation, une révolte et une émeute peuvent être bénéfiques ou maléfiques : bénéfiques pour les uns et maléfiques pour les autres.

La déroute du principe d'individuation peut aussi avoir de très graves méfaits : la chaîne de montage et, surtout, la guerre, la "guerre propre" ou pure [Virilio et Lotringer, 1983 (4)] -- la guerre nucléaire, où on évite le contact direct avec le sang, la guerre se distinguant alors de ce qu'elle a de commun avec le sport, avec la fécondité et avec la souveraineté : elle se distingue de la chasse -- ou la guerre la plus sale, celle des camps de concentration :

«Mais il n'y a pas d'ambiguïté, nous restons des hommes, nous ne finirons qu'en hommes. La distance qui nous sépare d'une autre espèce reste intacte, elle n'est pas historique. C'est un rêve SS de croire que nous avons pour mission de changer d'espèce, et comme cette mutation se fait trop lentement, ils tuent. Non, cette maladie extraordinaire n'est autre chose qu'un moment culminant de l'histoire des hommes. Et cela peut signifier deux choses : d'abord que l'on fait l'épreuve de la solidité de cette espèce, de sa fixité. Ensuite, que la variété des rapports entre les hommes, leur couleur, leurs coutumes, leur formation en classes masquent une vérité qui paraît éclatante, au bord de la nature, à l'approche de nos limites : il n'y a pas des espèces humaines, il y a une espèce humaine. C'est parce que nous sommes des hommes comme eux que les SS seront en définitive impuissants devant nous. C'est parce qu'ils auront tenté de mettre en cause l'unité de cette espèce qu'ils seront finalement écrasés» [cf. Robert Antelme. L'espèce humaine. Gallimard (Tel # 26). Édition revue et corrigée. Paris; 1957 (308 p.) [p. 229]; ouvrage dont l'édition originale a été publiée dix ans après sa rédaction -- autre scandale éditorial!]...

JML/1er octobre 1999