(Il y a renversement, dans le contraire, du tabou du sang
dans le vampirisme, le sang rendant alors immortel,
prétend-on. Par ailleurs, le tabou du sang entourant les
menstruations, qui se maintient encore aujourd'hui, est
aussi présent dans l'interdiction ou le conseil donné aux
athlètes -- chasseurs modernes -- de ne pas voyager avec
leur femme ou, ou tout au moins, de ne pas coucher avec
elle le jour ou la veille d'un match)...
Selon R. et L. Makarius, l'exogamie serait
apparue au Paléolithique supérieur et donc aussi le
totémisme. La fin du totémisme, devenu non viable,
correspond à la fin du communisme primitif et au début de
l'exploitation et de la production par d'autres moyens
que la chasse et la cueillette et ainsi par le
surtravail; la clan totémique du système tribal est alors
remplacé par le lignage; l'exogamie, de restreinte au
clan, se généralise en dehors du lignage ou de la famille
nucléaire. Les nomades deviennent sédentaires, non pas à
cause de la domestication, mais à cause du stockage,
grâce à la poterie ou à la céramique, au Mésolithique;
les classes sociales s'annoncent et l'État s'énonce et
dénonce. La chasse -- la chasse collective, puis la
chasse individuelle -- cède la place à la domestication
des animaux, à l'élevage, et la cueillette à la
domestication des végétaux, à l'agriculture (par les
hommes) et à l'horticulture (par les femmes); les
éleveurs-pasteurs et les agriculteurs déplacent et
remplacent les chasseurs-cueilleurs. Avec le stockage
arrivent la guerre (la chasse à l'homme) et, les
prisonniers de guerre devenant des esclaves, l'esclavage
: les inégalités [Testart, 1982 (4)]...
(Puisqu'il est question de la chasse et de la guerre, il
importe de mentionner que les armes se perfectionnent par
la distance et par la vitesse, ainsi que par de nouvelles
sources d'énergie (poudre à canon, atome). Mais il faut
aussi remarquer que les armes de guerre éloignent en même
temps et de plus en plus du sang : des armes de choc
(bâton, canne, casse-tête, coup-de-poing, maillet,
marteau, masse, massue, matraque) ou des armes de main,
d'estoc et de taille (poignard, couteau, coutelas, dague,
épée, glaive, sabre, stylet, cimeterre, baïonnette) aux
armes à feu (arquebuse, canon, carabine, escopette,
espingole, fusil, mitraillette, mitrailleuse, mousquet,
pistolet, revolver, tromblon) et aux armes chimiques ou
bactériologiques en passant par les armes d'hast (angon,
épieu, faux, fléau, fourche, framée, francique, hache,
hallebarde, lance, pertuisane, pique), par les armes de
jet (angon, arbalète, arc, boomerang, fronde, javeline,
javelot, sagaie) et par les armes antichars (bazooka,
canon) ou autres (grenade, fusée, engin, roquette,
bombe). Les armes sont de moins en moins des outils.
Enfin, dans la transgression de l'interdit du meurtre,
quand ce n'est pas par une arme à feu, c'est par une arme
de choc, de main, d'estoc, de taille ou d'hast).
LE POINT DE VUE DE LA SOCIOBIOLOGIE
L'idée de l'évolution a fleuri au XVIIIe
siècle,
à l'époque des Lumières et de la volonté de progrès; elle
a pris la forme d'une théorie transformiste avec Lamarck
mais surtout évolutionniste avec Darwin (et Wallace).
Cette théorie de l'évolution par sélection naturelle,
adaptation à l'environnement et survivance du plus apte
a dû être remaniée après la redécouverte des lois de
Mendel concernant l'hérédité par Weismann et avec la
théorie de la mutation de De Vries et elle a
donné lieu au néo-darwinisme, la synthèse
néo-darwinienne libérant le darwinisme du lamarckisme
[Mayr, 1993 (5); Pichot, 1993 (5)]. La sociobiologie a vu le jour avec
Wilson [1979 (5)], qui la présente comme «la nouvelle
synthèse».
Pour la sociobiologie, qui a fait ses classes en
entomologie, il y a un continuum entre lesdites "sociétés
animales" et les sociétés humaines : «coopéron
cellulaire», «coopéron multicellulaire» et «coopéron
social», puis supra-social des super-colonies d'insectes
ou coopéron social et «coopéron culturel», puis supra-social des sociétés humaines [Jaisson, 1993 (5)]. Une
société humaine est ainsi un super-organisme qui est
soumis aux lois de la biologie, plus particulièrement de
la génétique. Tout commence et finit donc avec le gène :
le gène est égoïste, il cherche à se reproduire, il
pratique l'altruisme par égoïsme; il favorise l'individu
et non l'espèce : «La théorie de la parentèle autorise à
prédire que la coopération est supérieure entre individus
génétiquement proches, pourvu qu'ils soient capables de
se reconnaître» (par l'odeur, par exemple) [Jaisson, 1993
(p. 277) (5)].
En outre, pour la sociobiologie, radicalement et
résolument anticulturaliste, la prohibition de l'inceste
et l'exogamie (modérée) ont des racines biologiques :
Wilson y voit «une empreinte précoce d'aversion sexuelle»;
les hommes sont naturellement polygames, étant très peu
sélectifs, et les femmes, plus sélectives, plutôt
monogames; l'homosexualité est une forme d'altruisme, où
les non-reproducteurs aident la cause des reproducteurs
en ne se reproduisant pas... Dans une tentative de
récupération de la psychanalyse, la sociobiologie va
jusqu'à expliquer le complexe d'Oedipe, la préférence de
la mère pour son premier fils et l'anorexie par une
biologie cryptique. Enfin, aux temps primitifs, la femme
se prostituait pour de la viande, à la manière de la femelle des
anthropoïdes [Badcock, 1990 (5)].
La sociobiologie ne peut s'affirmer qu'en
postulant qu'une société est un organisme et qu'un
organisme est réductible au génome. Or, elle n'y arrive
qu'en assimilant le triangle biologie / psychologie /
sociologie au triangle génétique / éthologie / écologie
et en réduisant le triangle vie / technique / langage au
triangle cellule / organisme / groupe (ou société)
[Guille-Escuret, 1989 et 1994 (4)]. De plus, un organisme
est irréductible au génome (facteur d'équilibre et de
stabilisation), car il est doté d'un métabolisme (facteur
de déséquilibre et d'innovation); il n'est pas seulement
germen, mais aussi soma [Reichholf, 1993 (5)]. Enfin, il
y a déni par la sociobiologie, dans une sorte de néo-darwinisme social à la Spencer, du darwinisme même : dans
La descendance de l'homme [1981 (5)], Darwin affirme que
l'évolution elle-même crée les voies de l'émancipation de
l'homme par rapport à la sélection naturelle et à
l'adaptation du plus apte; il s'agit d'une sorte d'«effet
réversif» de l'évolution [Tort, 1983 (7)].
LE POINT DE VUE DE LA MÉTAPSYCHOLOGIE
La thèse de Freud -- thèse que certains ont
qualifiée de «petit conte», de mythe, de névrose ou de
délire -- est bien connue; elle est cons(is)tante et
persistante de Totem et tabou [cf. Manuel d'études
littéraires/Analyse du discours/L'antagonique ou
l'agonique, sur ce même site, pour la présentation et la
discussion de cet ouvrage] à Moïse et le monothéisme, en
passant par Vue d'ensemble des névroses de transfert,
Psychologie des foules et analyse du moi, L'avenir d'une
illusion et Malaise dans la civilisation : l'humanité est
fondée sur un meurtre commis en commun, sur le meurtre
perpétré par la bande de frères contre le père de la horde
primitive, le père de l'archihorde, père admiré et envié,
adoré et abhorré; après le meurtre, l'ambivalence et le
sentiment de culpabilité les ont submergés d'angoisse; en
a résultée une période de latence (et de refoulement), le
matriarcat, avant l'institution de l'exogamie et du
totémisme, le «festin totémique» ou le «repas totémique»
constituant la remémoration et la commémoration de ce
meurtre primitif, ce parricide, pour le clan ou le groupe
totémique.
Mais, contrairement à ce que pense Freud, en partie à
la
suite de Robertson Smith, le festin ou le repas totémique,
comme élément ou transgression du totémisme, ne serait pas
un rite ou un rituel de multiplication ou de
renouvellement comme le sacrifice, celui-ci étant une
«action en structure clivée» et le clivage étant une
caractéristique essentielle de la «structure S» en sa
«béance originelle» ou en sa «dualité substantielle»; c'est
une «structure clivée». Le sacrifice (communiel,
expiatoire ou piaculaire, propitiatoire, de sacralisation
ou de désacralisation), le «sacrifice sanglant» ou
«l'action sacrificielle», où il y a toujours une «mauvaise
part» ou une «part impure» -- Bataille ne parlait-il pas
déjà de la «part maudite»? --, se distingue de la magie
(sympathique) et de la sorcellerie en ce qu'il est rapport
ternaire d'identité ou d'identification entre le
sacrifiant (le bénéficiaire du sacrifice qui n'est pas
nécessairement le sacrificateur) et le sacrifié (la
victime), par S, avec le divin et donc avec le sacré (qui
se distingue du profane mais qui n'est pas nécessairement
synonyme de pur, la transgression (impure) des interdits
pouvant tenir du sacré). Le «rite sacrificiel» n'est pas
un festin totémique parce que le totémisme «fonctionne par
association binaire ou biunivoque» : contrairement au
sacrifice, le totémisme n'est pas clivé [Testart, 1991 (4)
(p. 251-260 et p. 397-420, surtout note 23, p. 416-417)].
Adoptant, lui, un point de vue kleinien et plutôt ontogénétique
que
phylogénétique et tout en interprétant autrement
Robertson Smith, Roheim considère que «la substance dévorée devait être la
mère, le père n'intervenant que dans une identification secondaire» :
«le sacrement totémique, c'est l'enfant au sein maternel». Il est
vrai que pour cet auteur, «le totémisme constitue une organisation
défensive destinée à faire échec à l'angoisse de la séparation». Les
rituels sont, par la génitalisation, des garanties symboliques contre la
séparation de la mère, contre
l'angoisse de séparation (pré-génitale) qui prend la forme d'une angoisse
de castration (génitale) dans des rites d'initiation ou de passage comme
la circoncision, où le prépuce est l'équivalent du vagin de la mère et le
gland l'équivalent de l'enfant, et comme la subincision, où la
menstruation est représentée sur et par le pénis même de l'homme, pénis
dédoublé en deux moitiés. Le totémisme se caractérise donc par
l'ambivalence du rituel qui en est un de destruction et de restitution, de
projection et
d'introjection; ambivalence due à la réactivation de la scène primitive,
c'est-à-dire à l'observation fantasmée du coït parental, fantasme
sadomasochiste [Roheim, 1970 (4) (p. 102-115, 192, 284, 286, 311),
souligné par lui]...
Avant le meurtre, le
père de l'archihorde,
l'archipère, s'accapare toutes les femmes; pas selon
Freud, mais il est douteux qu'il ait connu le lien de
cause à effet entre la copulation et la parturition : les
mythes et les légendes entourant les mystères de la vie
et l'origine des enfants en sont sans doute la preuve et
l'épreuve. Sa puissance ne lui vient donc pas d'être
géniteur mais d'être possesseur des femmes et donc d'en
jouir, d'en user et abuser selon son bon vouloir et son
bon plaisir, celui de l'organe et de l'orgasme. Tout
occupé et préoccupé qu'il l'est par toutes ses femmes, il
ne peut qu'être un obsessionnel, qu'être obsédé par la
performance sexuelle et cynégétique, étant sans doute
aussi le leader ou le "conducteur" de la chasse. Ce père
ne peut donc qu'être un meneur (le premier parleur? le
premier orateur?), un guide, un chef, un "Fuhrer" :
étranger à l'amour et dans son narcissisme primaire doublé
d'animisme, il est la figure même de l'Un, d'une
«continuité absolue». Le meurtre de l'Un est une rupture,
une «discontinuité fondatrice», instaurant une «continuité
secondaire» avec le narcissisme secondaire et le totémisme
[Porte, 1997 (6), d'après Thom]. Mais, comme Lacan l'a
montré, le père n'est père que mort, qu'une fois mort
(symbolique)...
En supposant que l'archihorde soit une horde
d'Homo sapiens sapiens vivant en Afrique il y a 125 000
ou 150 000 années, il s'agit d'une horde endogame (ou
plutôt polygame pour l'archipère); s'il n'y a pas encore
langage, il y a certes protolangage et il y a technique
et division sexuelle du travail. La horde primitive aurait
donc précédé le communisme primitif (qui n'existe plus que
chez les aborigènes d'Australie et qui est certes venu
d'ailleurs il y a 40 000 ans), mais n'aurait pas encore
été une véritable société humaine caractérisée par la
prohibition de l'inceste et l'exogamie (sexuelle et
alimentaire) et par l'interdit du meurtre.
En devenant exogame -- à moins qu'il ne l'ait
toujours été et que ce soit son émergence? --, Homo
sapiens sapiens est forcé de se déplacer, de s'éloigner;
ainsi l'exogamie ou la prohibition de l'inceste -- et non
seulement la chasse (la poursuite du gibier), la
sécheresse provoquée au sud par les glaciations au nord
ou la fuite devant la mouche tsé-tsé (causant la maladie
du sommeil) [Reichholf, 1991 (5)] -- est-elle aussi à
l'origine du peuplement, de l'émigration... Pour R. et L.
Makarius et pour Testart, l'exogamie et le totémisme ont
pour origine le tabou ou l'idéologie du sang. Pour les
deux premiers, il s'agit d'une peur ou d'une crainte
réelle en face d'une substance synonyme de danger au
toucher et à la vue; pour le dernier, il s'agit d'un
symbole ou d'une structure. Par contre, en mentionnant le
tabou entourant les armes du chasseur qui ne doivent pas
entrer en contact avec les femmes qui saignent, il semble
que Testart rapproche lui-même le tabou du sang du
complexe de castration par un déplacement de l'organe
viril aux armes. Freud n'a-t-il pas justement suggéré que
les organes sexuels (masculins et féminins) et les gestes
sexuels (masturbation, copulation) sont à l'origine de la
technique, de la fabrication des outils et donc des armes,
de la même manière que la masturbation n'est pas étrangère
à la domestication du feu, aux procédés d'allumage?
Testart, commentant «Le tabou de la virginité» (1918)
[Freud, 1969 (10)], est ici plus freudien que Freud :
«pourtant quoi de plus simple, dans la perspective
psychanalytique, que d'interpréter ces coutumes comme un
moyen visant à éviter au mari le contact avec le sang de
la vierge, c'est-à-dire comme un moyen destiné à lui
éviter une réactivation de son complexe de castration à
la vue de l'organe féminin saignant, image vivante de la
castration?» [Testart, 1985 (p. 350) (4)]. Le sang de la
femme est synonyme de mort pour l'homme [Testart, 1991
(4)]; la peur de la mort dérive cependant de l'angoisse
de castration. En outre, il est vraisemblable que le
primitif mâle imagine être lui-même responsable des
menstruations par la pénétration [Makarius, 1974 (4)]...
Que le complexe de castration soit identifié ou
non avec le complexe d'Oedipe il implique l'angoisse de
castration chez l'homme et l'envie de pénis chez la femme;
il se double de la compulsion de répétition
caractéristique des rites et des cultes (donnant lieu à
la déroute du principe d'individuation, mais comprenant
de nombreux automatismes de répétition en vue, justement,
d'éviter le contact, la contagion) et des mythes et des
légendes (impliquant la compulsion d'aveu, le retour du
refoulé, du refoulé endogame par exemple, de l'interdit
de l'infeste). En fait, le complexe de castration
s'inscrit dans un "complexe de complexes", le sentiment
de la situation, incluant aussi l'angoisse, l'ambivalence
et le sentiment de culpabilité, qui seraient tributaires
du meurtre fondateur.
Par ailleurs, il est bien connu que lesdites
sociétés primitives sont parfois très violentes, bien
moins les unes contre les autres -- elles l'étaient sans
doute encore moins quand les populations étaient très peu
nombreuses et qu'il n'y avait pas de proximité entre elles
-- comme les sociétés guerrières modernes, mais davantage
en leur sein : les interdits sont cruels et la violation
des interdits ou la contre-violation l'est encore plus,
des sacrifices aux fêtes. Il y a de nombreuses
manifestations sadiques et masochistes : initiations,
perforations, infibulations, excisions, circoncisions, subincisions,
scarifications et autres mutilations. Or, le sadisme et
le masochisme ou le sadomasochisme, qui ne vont pas sans
une forte dose de narcissisme ou de fétichisme (pour susciter
l'érection
mais éviter la reproduction), sont des avatars d'un «au-delà du principe de plaisir» : de la pulsion de mort [...]
Pour la métapsychologie, c'est donc au complexe
de castration (le parricide, le complexe d'Oedipe), soit
à la différence sexuelle, que revient l'origine de la
prohibition de l'inceste et l'exogamie, la rupture ou la
coupure passant nécessairement par le langage. Par contre,
une anthropologie sociale soucieuse de primatologie oppose
au meurtre du père le «sacrifice de la sexualité» ; il ne
s'agit pas d'un meurtre mais d'un sacrifice, d'un auto-sacrifice : le sacrifice de la promiscuité sexuelle au
sein de la bande, qui n'est ni une horde ni une famille
étendue (comme chez les gorilles) mais déjà une société
(comme chez les chimpanzés). La division sexuelle du
travail, qui a évidemment précédé l'apparition du langage
articulé (puisqu'il y a une telle division, rudimentaire,
chez d'autres primates), favorise l'établissement d'un
lien plus stable entre les sexes [Godelier, dans Godelier
et Hassoun, 1996 (4)].
Puis, Godelier cherche à déterminer ce qui a
pu
amener l'homme à sacrifier la promiscuité et à ainsi
instituer la prohibition de l'inceste et l'exogamie. Pour
lui, cela est lié à un événement ou «un fait qui fut un
non-événement» : la perte de l'oestrus, «liée au
développement du cerveau et à la cérébralisation de toutes
les fonctions corporelles» [Vincent, 1986 (5)], qui
conduit à une «sexualité généralisée», qui sépare la
sexualité de la génitalité ou de la «reproduction
naturelle»; la sexualité est alors polymorphe et
polytrope. Il y a une contradiction entre la «sexualité-reproduction» et la «sexualité-désir», celle-ci devenant
dangereuse, devenant une menace pour «la reproduction du
lien social», parce qu'elle est a-sociale et «a-tropique».
C'est alors que l'homme prend sur lui -- et on pourrait
possiblement accuser Godelier de projeter le volontarisme
(léninien? stalinien?) sur l'homme primitif -- de se
sacrifier pour sauver la société : «il a commencé à
produire de la société pour vivre», «pour continuer à
vivre en société» [Godelier, même texte (p. 31 et 33),
souligné par lui]; il ne s'agit plus d'une adaptation
selon l'évolution mais d'une transformation de la nature
et de l'homme.
Il y a donc une sorte de «domestication de la
sexualité», entre autres, à cause de l'élevage des
enfants, qui manquent d'autonomie étant donné leur
maturation très tardive. La prohibition de l'inceste et
l'exogamie, l'établissement de la parenté (la filiation
ou la descendance et l'alliance), sont donc des mécanismes
de défense contre une sexualité sauvage due à la perte de
l'oestrus... En ce qui concerne le langage articulé,
Godelier en voit «des formes plus ou moins développées»
avant Homo sapiens grâce à la division du travail; mais
il parle de préhistoriens -- qu'il ne nomme pas -- qui en
auraient fixé l'apparition à il y a 200 000 ans et il
relie l'apparition du langage articulé à celle des
rapports de parenté, ceux-ci pouvant être aussi apparus
il y a près de 100 000 ans, en même temps que les plus
anciennes sépultures actuellement découvertes : on enterre
les apparentés ainsi nommés comme tels...
Godelier attribue donc une origine biologique
(naturelle, féminine) et ontologique à la prohibition de
l'inceste et à l'exogamie. Comme il l'indique lui-même,
il est difficile, voire impossible, de déterminer quand
a eu lieu la perte de l'oestrus : avec ou avant Homo
sapiens (sapiens)? Ne serait-ce pas un autre facteur de
différenciation de plus, avec l'exogamie et le langage
articulé, entre Homo sapiens sapiens et Homo sapiens
neanderthalensis [Stoczkowski, 1994 (4)]? De toute façon,
il y a quelque chose que Godelier oublie ou situe mal, il
s'agit du fait métapsychologique que la perte de l'oestrus
est l'ouverture à l'imaginaire, c'est-à-dire d'abord et
avant tout au fantasme (et à l'orgasme féminin, dont la
perte de l'oestrus serait une condition), au fantasme
hystérique (par le regard) ou obsessionnel (par la voix)
de -- par et pour -- la femme. Est-il possible d'imaginer
que c'est grâce à la perte de l'oestrus -- et au
changement de rythme qui en découle ou à la (nouvelle?)
fantasmatique de conversion qui en émerge -- que la femme
est la seule femelle qui connaisse, puisse connaître,
l'orgasme? [Pour un avis contraire, soit l'orgasme supposé à d'autres
primates, cf. de Waal, 1992 (5)].
[Pour trois autres scénarios des origines parallèles,
"alternatifs" ou même contraires, cf. Lemelin, 1984 (p.
169-176), 1994 (p. 78-85) et 1996 (p. 68-70) (0)].
UN DERNIER POINT DE VUE
Que ce soit en biologie, en anthropologie, en
sociobiologie ou en métapsychologie, il appert que la
sexualité, la différence sexuelle, joue le rôle principal
dans l'évolution de l'homme et du monde : le langage de
l'origine est (à) l'origine du langage; le langage de
l'origine, c'est le sexe! La différence sexuelle, qui fait
que chaque sujet est lui-même divisé, clivé, a force de
loi, fait la loi, est la loi. La différence sexuelle
distingue non seulement l'homme de la femme, mais aussi
l'humain de l'animal, l'individu de l'espèce et
l'ontogenèse (du rêve) de la phylogenèse (du mythe). Le
mythe est la survivance de l'espèce, tandis que le rêve
est la réminiscence de l'individu. Ainsi ou par exemple,
l'obsessionnel, qui est inconsciemment convaincu qu'il a tué
son père et qu'il a couché avec sa mère, en rêve; au réveil, il y a
passage à l'acte par le crime ou par le récit : entre le fantasme (de la
horde originaire ou de la scène originaire) et le rituel, le rêve -- le
sommeil -- d'un individu
devient le mythe -- la veille -- d'une espèce [...]
Il a été entrevu par Freud et, de concert,
par
Ferenczi, puis par Roheim, que la psychanalyse est non seulement une
métapsychologie mais aussi une métabiologie; Ferenczi va
jusqu'à parler de «bio-analyse» [1974 (10)]. Il est vrai
que l'on peut les accuser d'être disciples de Lamarck et
de Haeckel [Sulloway, 1979 (5)], les deux croyant à
l'hérédité des caractères acquis,
l'inné (par phylogenèse) ayant lui-même été
acquis (par ontogenèse). Mais le langage est bien
l'hérédité des
caractères acquis; comme la technique, c'est une héritage,
c'est une mémoire [Guille-Escuret, 1994 (4)]. C'est parce
que la différence sexuelle, liée au langage (articulé),
n'est pas seulement une différence sexuée (entre mâle et
femelle) qu'elle n'est pas que biologique et qu'elle
détermine le destin métabiologique et métapsychologique
de l'homme; destinée qui se détache de l'évolution
naturelle par sélection et adaptation; c'est par la
différence sexuelle, intégrant la sélection sexuelle,
qu'il y a évolution "artificielle"... La «troisième
blessure narcissique» infligée à l'humanité par Freud,
après celle de Copernic et celle de Darwin, permet
justement d'intégrer la biologie à la métabiologie et donc
à la métapsychologie; contrairement à la sociobiologie qui
prétend adapter Freud à Darwin, c'est Darwin qu'il faut
adapter à Freud!
La métapsychologie distingue la pulsion de mort
et les pulsions de vie, les processus primaires et les
processus secondaires, le principe de plaisir et le
principe de réalité, l'affect et la représentation, les
représentations de choses et les représentations de mots,
la condensation et le déplacement, la métaphore et la
métonymie. Le dualisme de la représentation ou de la
classification repose lui-même sur la dualité des sexes,
sur la différence sexuelle. Dans la pensée primitive, il
y a un «schème dualiste» entre le masculin (la droite) et
le féminin (la gauche), schème qui est lié à l'idéologie
du sang et au totémisme, à la parenté et au fétichisme;
schème (infrasensible) qui conduit à toutes sortes de
classifications et de nomenclatures [R. et L. Makarius,
1961 (4); Testart, 1985 (4)].
Ce schème dualiste correspond à la
distinction de
la métaphore (paradigmatique, analogique) et de la
métonymie (syntagmatique, généalogique) : «Cette
classification duelle des schèmes classificatoires par
Kant qui, commentant Buffon, affirme immédiatement après
sa conviction monogéniste en anthropogénie, est d'une
importance presque incalculable, car coextensive à
l'histoire de la pensée humaine. Je l'analyserai ici en
la traduisant immédiatement sur le plan rhétorique : une
classification d'objets selon la ressemblance est du
ressort de la métaphore; une classification d'objets selon
la souche ou la parenté est du ressort de la métonymie»
[Tort, 1989 (p. 17) (7), souligné par lui]. La rhétorique
rejoint ici la linguistique et la sémiotique. Guille-Escuret, distinguant la tendance et l'idéologie, y voit
«le principe d'opposition sexuelle appliqué à la totalité
du monde», «la tendance idéologique à une sexualisation du
monde» en divisant et en étendant la division : «La
parenté humaine se détache des Primates par une vaste
métonymie et l'opposition des sexes se présente comme une
immense métaphore, confirmant aussitôt après, comme le dit
Tort, que chacun des deux schèmes agit dans l'autre. Le
terme même de dualisme unit en lui le duel et son
extension. Avec le duel, on peut dire mâle et femelle,
noir et blanc, haut et bas; avec l'extension, on en vient
à dire oui et non, vrai et faux» [Guille-Escuret, dans
Ducros et Panoff, 1995 (p. 162-164) (4), souligné par
lui]. -- Et l'on sait, depuis Freud et Lacan, que la
métaphore ("l'en-moins") et le métonymie ("l'en-plus")
relèvent respectivement des processus primaires que sont
la condensation et le déplacement.
Ce principe duel se retrouve aussi dans l'art
pariétal, où il est possible d'identifier, à la suite de
Leroi-Gourhan [1965 et 1992 (11)] et comme le rappelle
Guille-Escuret [dans Ducros et Panoff, 1995 (4)], un
principe femelle ou féminin et un principe mâle ou
masculin. Sorte d'«écriture avant la lettre», d'archi-écriture (ou d'arché-écriture), l'art pariétal est une
écriture chiffrée. Parmi les signes et les figures, il y
a un principe mâle de mort et un principe femelle de vie,
les deux se rencontrant dans la blessure. Le principe
humain (la mortalité, le temps, la finitude) est lui-même
adjoint, par la sexualité, à un principe divin
(l'immortalité, le non-temps, l'éternité). L'art pariétal,
qui est sans doute lié aux initiations plutôt qu'à la
magie de la chasse, est certes relié aussi au totémisme
et à l'animisme; c'est un langage qui fait figure
d'animation, de sacralisation (humanisation ou
divinisation) et de sexualisation. La ritualisation y est
irréversible extériorisation [cf. aussi nos propos sur
Bataille sur ce même site : Manuel d'études
littéraires/Analyse du discours / L'événement tragique]...
Mais qui dit différence sexuelle dit aussi
perversion, c'est-à-dire détournement de la reproduction
et donc de la sexualité, ou plutôt de la génitalité;
perversion qui a pour fondement le caractère polymorphe
et fétichiste du désir : l'ultime fétichisme est
métapsychologique, soit non seulement économique (Marx,
Testart], mais aussi dynamique et topique; il prend
justement les rapports entre les personnes pour des
rapports entre des choses, entre des objets, entre des
parties du corps plutôt qu'entre des corps.
*
Que par le concept de pulsion de mort la
métapsychologie soit aussi une métabiologie amène
finalement à questionner le principe d'individuation --
ce qui nous ramène au monde. L'homme ne naît pas individu
: l'embryon ou le foetus n'est pas un individu mais un
"dividu", comme l'enfant, le névrosé et le primitif.
Devenir un individu, c'est vieillir et puis mourir : la
(pulsion de) mort -- l'anticipation de la mort par la
seule imagination, autrement dit par la parole -- est la
signature de l'individu, qui devient alors un «anti-individu» (un morceau, un cadavre). Selon Simondon, le
vieillissement est la séparation du corps et de l'âme (qui
n'est pas l'esprit).
L'individu a donc une «réalité
préindividuelle»;
il faut donc apprendre à connaître l'individu à travers
l'individuation -- seule ontogénétique, le principe
d'individuation étant une «ontogenèse renversée» et
l'ontogenèse précédant l'ontologie et la logique -- et non
l'inverse; l'individuation fait apparaître «le couple
individu-milieu». En physique, l'individu n'est plus un
dimension du milieu; en biologie, oui : «le vivant
conserve en lui une activité d'individuation permanente»;
c'est un agent et un «théâtre d'individuation», une
«réalité transductive» (vitale, psychique, psycho-sociale)
: «il y a dans le vivant une individuation par
l'individu». Chez l'individu, «la tension devient
tendance», orientation. Entre les individus, il n'y a que
des signaux (spatiaux ou temporels); chez l'individu, il
y a des significations (spatio-temporelles), l'espace
étant une structure et le temps une fonction. L'individu
ne devient sujet, «unité de l'être en tant que vivant
individué», que dans le monde; son problème se situe au
niveau de l'hétérogénéité des «mondes perceptifs» -- seul
problème de l'individu -- et de son «monde affectif»
(préindividuel). C'est ainsi que l'individuel ne s'oppose
pas au collectif et que le collectif ne se confond pas
avec le social; il peut y avoir individuation du groupe,
de la foule, de la classe, de la masse; mais l'Univers,
pas plus que la Terre, n'est pas un individu -- encore
moins un organisme...
Toujours selon Simondon, il faut distinguer le
sujet transcendantal et le sujet empirique : «L'être
individué est le sujet transcendantal et l'être
individualisé est le sujet empirique». Le sujet des a
priori est au sujet des a posteriori ce que
l'individuation est au monde. La personnalité, comme
sexualité et «histoire individuelle événementielle», est
«tout ce qui rattache l'individu en tant qu'être individué
à l'individu en tant qu'être individualisé»,
l'individualisation étant de l'ordre du quotidien; celle-ci est continuelle mais n'a lieu qu'une fois, alors que
l'individuation est unique et que la personnalisation est
discontinue.
Dans le monde de la technique, dans la
technologie, le technicien est une «individu pur», la
communauté (biologique) -- et non la société (éthique) --
identifiant l'individu avec sa fonction, qui est organique
ou technique. Le modèle du premier moteur, c'est
l'esclave; l'outil n'a pas d'individualité; l'«être
technique» est moins qu'un esclave mais plus qu'un outil.
La machine, qui est outil et moteur, ne peut se révolter;
elle doit être respectée par l'homme, mais pas le
machinisme, forme de despotisme où une «communauté pure»
se conduit comme un automate; ayant un rapport immédiat
à l'objet, la machine est lien entre la communauté et
l'individu et lien au monde [Simondon, 1989 (7), ici
largement paraphrasé; Mayaud, 1991 (7)]. Sauf que la
machine, riche en humain, est pauvre en monde et en
animal...
Mais, s'il y a principe d'individuation, il y a
aussi déroute du principe d'individuation, déroute
(dionysiaque) chère à Nietzsche et à Bataille. La
frontière entre l'individu et l'espèce n'existe pas chez
les insectes sociaux; les frontières se brouillent entre
l'individu et le milieu ou l'espèce dans le parasitage,
la symbiose, la virulence et la contagion; elles se
brouillent entre les communautés dans les migrations. Les
bienfaits de la déroute du principe d'individuation sont
évidents dans la fête, dans l'orgie et dans le coït --n'être plus un ou n'être plus qu'un, n'être plus un qu'en
deux ou n'être plus que deux en un --, peut-être aussi à
la corrida (où le taureau, figure du père, est victime du
violateur, le matador), au cirque et dans d'autres
spectacles (musique, danse) ou dans le sport. De la transe
du spirite et de l'extase du mystique, autres
manifestations de cette déroute, il est difficile de juger
de l'effet bénéfique ou maléfique. Une parade, un défilé,
une manifestation, une révolte et une émeute peuvent être
bénéfiques ou maléfiques : bénéfiques pour les uns et
maléfiques pour les autres.
La déroute du principe d'individuation peut aussi
avoir de très graves méfaits : la chaîne de montage et,
surtout, la guerre, la "guerre propre" ou pure [Virilio
et Lotringer, 1983 (4)] -- la guerre nucléaire, où on
évite le contact direct avec le sang, la guerre se
distinguant alors de ce qu'elle a de commun avec le sport,
avec la fécondité et avec la souveraineté : elle se
distingue de la chasse -- ou la guerre la plus sale, celle
des camps de concentration :
«Mais il n'y a pas d'ambiguïté, nous restons des hommes,
nous ne finirons qu'en hommes. La distance qui nous sépare
d'une autre espèce reste intacte, elle n'est pas
historique. C'est un rêve SS de croire que nous avons pour
mission de changer d'espèce, et comme cette mutation se
fait trop lentement, ils tuent. Non, cette maladie
extraordinaire n'est autre chose qu'un moment culminant
de l'histoire des hommes. Et cela peut signifier deux
choses : d'abord que l'on fait l'épreuve de la solidité
de cette espèce, de sa fixité. Ensuite, que la variété des
rapports entre les hommes, leur couleur, leurs coutumes,
leur formation en classes masquent une vérité qui paraît
éclatante, au bord de la nature, à l'approche de nos
limites : il n'y a pas des espèces humaines, il y a une
espèce humaine. C'est parce que nous sommes des hommes
comme eux que les SS seront en définitive impuissants
devant nous. C'est parce qu'ils auront tenté de mettre en
cause l'unité de cette espèce qu'ils seront finalement
écrasés» [cf. Robert Antelme. L'espèce humaine. Gallimard
(Tel # 26). Édition revue et corrigée. Paris; 1957 (308
p.) [p. 229]; ouvrage dont l'édition originale a été
publiée dix ans après sa rédaction -- autre scandale
éditorial!]...
JML/1er octobre 1999