Philosophie et littérature

 

 

La construction

 

 

        Philosophie et littérature ! Philosophie ou littérature ? Monisme ou dualisme, binarisme ou triadisme, idéalisme ou réalisme, spiritualisme ou matérialisme, déisme ou humanisme, rationalisme ou empirisme, formalisme ou fonctionnalisme, romantisme ou naturalisme, surréalisme ou existentialisme, structuralisme ou postmodernisme. Depuis l’Antiquité grecque, la philosophie a entretenu, comme avec la politique et l’art, des rapports ambigus ou ambivalents avec la littérature et parfois des rapports duels (spéculaires ou spectaculaires), même avant que la littérature n’existe comme telle en tant que discipline des belles-lettres ou comme art du langage ou art de la grammaire ; car, chez les Grecs, il y a l’art du vers, qui est la poésie (souvent accompagnée de musique), surtout avec la tragédie, et il y a l’art de la prose, qui est l’éloquence ou l’art oratoire, l’éloquence étant tributaire de la dialectique et de la rhétorique et donc de la politique, tandis que la poésie est tributaire de la poétique. La dialectique, comme art du dialogue, et l’esthétique, comme théorie (de la beauté) de l’art, servent de médiation entre la philosophie et la littérature (la poésie, la tragédie). Socrate avait le démon de la musique ; Platon aurait écrit des tragédies en plus de ses Dialogues…

 

        Mais le questionnement de Platon et d’Aristote sur la poésie n’est pas que philosophique ou littéraire ; il est déjà linguistique, grammatical : Platon fait souvent de la grammaire dans ses Dialogues, de même qu’Aristote dans sa Poétique ; la rhétorique est une grammaire avant la lettre. Par ailleurs, les tragédies d’Eschyle, de Sophocle et d’Euripide sont porteuses d’une métaphysique, soit d’une onto-théologie, et d’une éthique ou d’une politique. Le réalisme platonicien des idées, qui n’est pas un idéalisme, est déjà une profonde interrogation sur ce qu’est et deviendra la fiction, qu’il ne faut pas confondre avec la littérature, puisqu’il y a beaucoup de fiction – au cinéma, de plus en plus, par exemple – qui n’est pas de la littérature et beaucoup de littérature qui n’est pas de la fiction, surtout avant la Révolution française, c’est-à-dire avant que la bourgeoisie n’accède au pouvoir politique et idéologique et n’y demeure.

 

        L’habitude d’opposer Héraclite et Parménide, Platon et Aristote ou Augustin et Thomas d’Aquin est un travers académique et littéraire qui existe de longue date ; c’est la stratégie de la position et de l’opposition, de la thèse et de l’antithèse ; et la synthèse n’est jamais qu’une nouvelle thèse qui appelle son antithèse. D’art du dialogue et du débat, la dialectique est devenue la philosophie du combat et du conflit ; il est vrai qu’il y a toujours une part de conversion dans la conversation, de polémique dans la politique – de « polemos » dans la « polis ». Il en est ainsi de l’essence même du « logos ».

 

    Chez les Romains, le rhétoricien Longin est un sémioticien qui s’ignore ; Cicéron est un orateur qui philosophe. La tradition théologienne du Moyen-Âge n’est guère propice à la réflexion philosophique sur la littérature ; même si elle s’interroge sur la logique et donc sur le langage, mais de manière scolastique. A la Renaissance, en Italie puis en France, il y a certes un renouveau de la pensée philosophique sur l’art et la littérature : Montaigne est sans doute le premier écrivain philosophe français ; il y a une philosophie explicite chez Rabelais. Cependant, c’est une pensée plutôt éthique ou morale qu’esthétique ou grammaticale, bien que le matériau linguistique rabelaisien soit inépuisable.

 

    A l’ère du classicisme, la philosophie se rapproche de la science (physique), mais elle n’arrive pas encore à se détacher de la littérature : tous les manuels d’études littéraires de France font une place au Discours de la méthode de Descartes et aux Pensées de Pascal, la situation de ces deux penseurs étant particulièrement significative. Descartes cherche à se démarquer de la scolastique ; c’est un érudit qui ne cite guère ses sources ; d’une part c’est un héritier de l’idéal scientifique et optimiste de Rabelais et c’est ainsi un physicien et un mathématicien, d’autre part, encore prisonnier de la morale religieuse, c’est un métaphysicien. Pour certains (philosophes), c’est un idéaliste ; pour d’autres (biologistes), c’est un rationaliste ; pour quelques linguistes, c’est un formaliste qui conduit à Chomsky. De Kant à Henry, de Spinoza à Hegel, de Husserl à Heidegger ou de Sartre à Merleau-Ponty et de la philosophie à la phénoménologie, les interprétations de la pensée cartésienne sont on ne peut plus nombreuses et éminemment contradictoires, quand elles ne sont pas carrément erronées ou franchement malhonnêtes : ce n’est pas le même Descartes pour les Français, les Allemands et les Anglo-Saxons !

 

    Pascal, lui, est plutôt l’héritier du scepticisme pessimiste de Montaigne ; mais il est lui aussi déchiré entre la science et la religion, comme entre le catholicisme et le jansénisme : c’est un penseur, c’est un savant, c’est un écrivain – peut-être le plus grand écrivain de toute la littérature française, tout au moins de la littérature qui n’est pas de la fiction… Descartes et Pascal ! Descartes ou Pascal ? Alors que Spinoza demeure cartésien dans son éthique géométrique, malgré Damasio, Pascal ne l’a sans doute jamais été, n’a pas cru en Descartes et en son idéal scientifique ; mais c’est un savant et un voyant, pas un croyant – de là , le pari et les deux infinis, arguments que  n’a pas du tout compris Voltaire.

       

    Alors que Descartes et Pascal sont des philosophes écrivains, des philosophes qui écrivent, Voltaire, Montesquieu, Rousseau et Diderot sont davantage des écrivains philosophes, des écrivains qui philosophent. Ces derniers ne sont pas déchirés entre la science et la religion ou la littérature ; ils savent les séparer, d’un ouvrage à l’autre, ou les concilier, dans un même ouvrage (comme le fait aussi Sade, surtout dans La philosophie dans le boudoir : « Français, encore un effort si vous voulez être républicains ! ») [voir JML : « La philosophie à coups de boutoir ». Moebius # 41 : ‘’Le rituel’’. Montréal ; automne 1989 (156 p. : p. 119-126)]. L’Encyclopédie est un monument philosophique et littéraire, scientifique et technique. Les ouvrages fictionnels de Voltaire sont à la fois littéraires et philosophiques, politiques et idéologiques ; il en est de même de ceux de Montesquieu et de Diderot, tandis que les ouvrages dits politiques ou juridiques de Rousseau ne sont pas exempts de fiction et que ses autres ouvrages sont empreints d’autobiographie.

 

La destruction

 

        Après la Révolution française, c’est en Allemagne que se retrouve resituée la problématique des rapports entre la philosophie et la littérature, avec la (con)fusion de l’idéalisme (philosophique) et du romantisme (littéraire). Avec et depuis Kant et Fichte et si on excepte Kierkegaard, la philosophie n’a plus d’intentions et de prétentions littéraires ; mais la littérature a encore des intentions et des prétentions philosophiques, de Goethe à Hölderlin. Comme le vent a soufflé de l’Italie vers la France à la Renaissance, il a soufflé de l’Allemagne vers l’Europe au XIXème siècle. Le romantisme de Goethe et Schiller est en quelque sorte la version littéraire de l’idéalisme philosophique de Hegel et Schelling : « idéalisme absolu », selon Nancy et Lacoue-Labarthe à la suite des frères Schlegel. C’est ce romantisme qui influencera Chateaubriand, Hugo et même Baudelaire, avant que le positivisme ne s’impose en France dans la seconde moitié du siècle avec le réalisme, contre lequel réagira à son tour le symbolisme.

 

        L’esthétique de Hegel consacre le pouvoir de la poésie sur les autres genres littéraires, parce que c’est le genre le plus spirituel, le plus éloigné de la matière, comme la vue et l’ouïe le sont de l’odorat, du goût et du toucher et comme la distance l’est du contact ou du toucher ; ce qui a pour effet d’effacer ou d’inverser la flèche de la (sur)détermination, pour les organes des sens, qui devrait être celle-ci :

 

vue ---------- ouïe

­

odorat

goût

tact

 

oeil ---------- oreille

­

nez

bouche/langue

main (pouce)/peau/membrane

 

Mais c’est en même temps la consécration du pouvoir de la philosophie, du Savoir ou de l’Esprit absolu, sur la littérature, sur l’art et la religion. Même si, comme Kierkegaard, Hegel est un grand admirateur de la tragédie grecque, il finira, comme Schelling, par plaider en faveur de la supériorité du drame romantique ; il sera en cela imité par Hugo, lui grand admirateur de Shakespeare.

 

        Comme Wagner l’a tenté pour les beaux-arts, Hölderlin a cherché à concilier ou à réconcilier la philosophie et les belles-lettres ou la Grèce et la Germanie, à faire plus grec que la langue grecque mais en allemand [voir : JML Autres études/La traduction : Hölderlin sur ce même site]. Dé(cons)truire la littérature par la philosophie et la philosophie par la littérature est cependant surtout l’œuvre de Nietzsche, qui a su voir l’origine philosophique de la tragédie et l’origine tragique de la philosophie. Lecteur de Sade et de Dostoïevski, Nietzsche est le philosophe de l’art, du théâtre et de la musique, celle-ci étant selon lui l’origine du langage [voir JML Manuel d’études littéraires/Analyse du discours : Le discours tragique sur ce même site].

 

        La philosophie allemande connaîtra ensuite deux destinées : la destinée de la phénoménologie, de l’interprétation herméneutique à la déconstruction grammatologique ou grammatique, et la destinée de la philosophie de l’esprit, du langage et de l’action. La philosophie analytique du langage, inspirée de Wittgenstein ou d’Austin et Searle, assimile la littérature aux formes de vie, aux jeux de langage ou aux actes de discours (la lecture, la pragmatique, la communication : « speech acts »), en négligeant ainsi la langue (l’écriture, la grammaire, la signification) et la parole (la signature, la grammatique, l’énonciation), faute d’une « philosophie synthétique » du langage, dont sont en quête des écrivains comme Borgès, Jabès et Blanchot, encore davantage que Kafka et Musil.

 

        Que la philosophie de l’action se confonde ou non avec une pragmatique, elle a connu un destin parallèle au matérialisme dialectique et au matérialisme historique du marxisme, de Marx et Engels eux-mêmes à Habermas et Jamieson. La philosophie de l’action politise la philosophie et la littérature ; en ce sens, l’existentialisme de Sartre est une philosophie de l’action, philosophie qu’il voulait ou pensait marxiste : toute l’œuvre littéraire (romanesque, théâtrale ou autre) de Sartre est imprégnée de cette philosophie de l’action ou de l’engagement… Le destin de la philosophie de l’esprit ou de la raison se perpétue surtout dans les pays anglo-saxons, dans une tradition plus logique que linguistique, plus psychologique qu’anthropologique (ethnologique, sociologique), et pas du tout littéraire.

 

        Si on considère la triple articulation de la subjectivité :

 

sensibilité ---------- entendement

­

imagination

 

action ---------- raison

­

passion

 

il faut bien constater que la part de l’imagination ou de la passion revient au romantisme, au symbolisme et au surréalisme ; tandis que la part de l’entendement ou de la raison revient à l’humanisme, au classicisme et au réalisme et que la part de la sensibilité ou de l’action reviendrait bien au matérialisme, à l’existentialisme et au situationnisme, malgré les tentatives ou les entreprises spectaculaires du dadaïsme, du surréalisme et du lettrisme […]

 

La déconstruction

 

        Il est un philosophe qui a tenté de réunir les deux destinées de la philosophie allemande, ainsi que la psychanalyse et la sémiotique, dans une herméneutique : c’est Ricoeur. Héritière de la philologie, l’herméneutique est une théorie de l’interprétation des textes, des textes sacrés ou des textes (con)sacrés littéraires. Cette herméneutique est donc indissociable d’une esthétique et d’une éthique et, sans doute, d’une morale et d’une religion. Inspiré Par Gadamer, lui-même très (pré)occupé par Heidegger, Ricoeur a multiplié les ouvrages de conciliation ou de réconciliation dans un esprit phénoménologique et analytique ou grammatical ; sa trilogie sur le temps et le récit en fait foi. Mais il est sans doute encore plus proche de la phénoménologie de l’esprit hégélienne que de la phénoménologie husserlienne, parler de phénoménologie (ou d’onto-théologie) heideggérienne étant plus ou moins un abus de langage.

 

        Les autres phénoménologues qui se sont directement ou indirectement confrontés avec la littérature sont surtout Maldiney, Loreau, Merleau-Ponty, Garelli et Richir. Ce dernier cherche à aborder la littérature et le langage par la phénoménologie plutôt que par la linguistique ou la sémiotique ; pour Husserl et contre Heidegger et dans l’ignorance ou la méconnaissance de Michel Henry, il insiste sur la chair et le corps et sur la passion et l’imagination. Comme Badiou, Henry est lui aussi écrivain ; mais il ne semble pas y avoir de liens entre ses romans et sa « phénoménologie matérielle »…

 

        Ayant beaucoup fréquenté l’œuvre de Husserl, de Heidegger et de Levinas, Derrida vient donc de la phénoménologie ; mais il s’en est vite détaché, dans sa critique du phonocentrisme, du logocentrisme et puis du phallogocentrisme. Ainsi la grammatologie n’est-elle pas une herméneutique ; la déconstruction derridienne, héritière infidèle de la destruction heideggérienne, n’est pas une conception du monde, même si elle peut devenir une forme ou un style de vie : de l’art (littérature, peinture, sculpture, architecture, photographie, cinéma, théâtre, danse) à la mode et au cirque [voir JML La puissance du sens  (p. 86-87), Le sujet : « Rousseau et Derrida : l’oralité et la textualité » (p. 91-104) et Manuel d’études littéraires/Théorie de la littérature (C 6)]…

 

        Nonobstant la cryptoanalyse ou la scriptoanalyse de Finas et l’archipsychanalyse de Torok et Abraham, c’est Laruelle qui est bien  le (non-)philosophe qui a poussé le plus loin la déconstruction ou la destruction de la philosophie et de la littérature qui s’en inspire. Sa « non-philosophie », qui a pour matériau la philosophie, va plus loin que la grammatologie, « le déclin de l’écriture » venant après le déclin de la voix au profit de l’écriture ; elle se donne une « herméneutique mineure », qui n’est pas une théorie de l’interprétation mais une théorie de la production, du sens comme production [voir JML La puissance du sens (p.78-80 et 87) et Du récit/Le petit principe : « La pensée de Laruelle » (p. 21-39); mais cette pensée a connu depuis 1986 deux ou trois épisodes de reformulation ou de refondation non-philosophique].

 

La reconstruction (philosophique ou autre)

 

        Alors que la déconstruction questionne les rapports entre la philosophie et la littérature, entre la science et l’idéologie et entre la théorie ou l’histoire et la fiction, il y a reconstruction de nouveaux rapports entre la philosophie et la littérature ou entre la théorie et la pratique (et les théoriciens sont souvent ici des écrivains aussi), que ce soit ou non sous l’impact de la politique (communisme, anarchisme, féminisme, postmodernisme et diverses réactions contre le racisme et le sexisme) : économie générale de Bataille, archéologie et généalogie de Foucault, narratique de Faye, rhizomatique de Deleuze-Guattari, énergétique de Lyotard, textanalyse de Cixous, sémanalyse de Kristeva et rythmique de Meschonnic. Il ne faudrait pas non plus oublier la théorie du désir mimétique de Girard, dont il ne sera point question ici parce que moins philosophique qu’anthropologique [voir JML Manuel d’études littéraires/Analyse du discours : Le discours tragique].

 

        Parfois auteur de romans réputés érotiques ou pornographiques, selon le point de vue moral ou légal, Bataille est le philosophe de la souveraineté et de la transgression dans une économie générale de la vie comme énergie. Comme chez Klossowski et Blanchot, l’art, dont la littérature, a à faire avec la mort et le meurtre, avec le crime et le sacrifice, avec le supplice : avec le mal. Celui-ci est de l’ordre de la transgression et donc du sacré, qui est associé à la fête et au luxe, au divin (qui n’est pas le religieux) ; tandis que le travail est du ressort du profane, des mortels, des hommes. L’économie générale de Bataille est en partie fondée sur les trois fonctions idéologiques selon Dumézil : la souveraineté, la guerre et la fécondité du travail. La littérature assure la souveraineté des paroles ; la guerre règle l’échange des biens, de la richesse, de l’argent, quand une économie politique, restreinte, n’y arrive plus ; la fécondité, du mariage à la prostitution, du travail manuel au travail sexuel, de l’interdit de l’inceste à l’exogamie, de l’organe à l’orgasme ; cette « petite mort », résulte de l’échange des personnes, plus particulièrement des femmes, dans l’érotisme ou la gêne ou dans la violence [voir JML Manuel d’études littéraires/Analyse du discours : Le discours tragique].

 

        Préfacier des Œuvres complètes de Bataille, et auteur d’une monographie sur Roussel, Foucault s’est d’abord fait connaître par son archéologie du savoir et des « contre-sciences » : économie politique, psychanalyse et linguistique ; il s’est penché sur la folie et le crime, sur la clinique et la prison. Le discours y est alors défini comme archive ou document, comme chez Faye. Mais son analyse du discours a évolué vers une généalogie (nietzschéenne), qui n’est pas une histoire documentaire comme l’histoire événementielle mais une histoire monumentale, où les documents ne sont pas seulement écrits mais vécus : ce sont des monuments ou des édifices, des « formations discursives ». L’œuvre de Foucault s’achève donc dans une véritable « généalogie du savoir », où la textualité déborde le texte comme la sexualité le sexe. La postérité de Foucault confond malheureusement le bio-pouvoir (à combattre) et une bio-politique (dont on se réclame) [voir JML Manuel d’études littéraires/ Analyse du discours : Le discours tragique].

 

        D’abord romancier de la « narration nouvelle », Faye en appelle à une « troisième Critique », après la critique de la raison par Kant et la critique de l’économie politique par Marx ; il s’agit d’une critique de la sémantique à partir de Chomsky en vue d’une science unique de l’histoire, par l’intermédiaire d’une narratique générale ou générative. Cette narratique n’est pas une narratologie du discours ou de l’histoire selon Genette ; elle a pour objet le récit lui-même, qui déborde l’écriture et la littérature et qui est l’histoire elle-même comme sujet (discipline) et objet (événement). Le récit est langage, est grammaire du sens.

 

        Avant de collaborer avec Guattari, Deleuze a écrit sur Proust, sur Carroll, sur Sacher-Masoch, su la peinture de Bacon et le cinéma. Dans son examen philocritique de la « littérature pornologique » de Sade et M&soch, il a justement cherché à distinguer le masochisme et le sadisme, en examinant plus particulièrement l’œuvre de Masoch. Alors qu’il arrive à la psychanalyse de fusionner les deux dans les symptômes du sadomasochisme, il en distingue les syndromes (les futurs « réseaux » ou les futures « machines »). Deleuze définit la littérature romanesque de Masoch comme étant le syndrome du froid et du cruel. La littérature sadienne se situerait du côté de l’instituteur et de la démonstration, de la « fonction démonstrative » propre à la description et à la répétition ; tandis que la littérature masochienne se situerait davantage du côté de l’éducateur et de la persuasion, de la « fonction dialectique » propice à l’attente et à l’entente. Sade cultive les institutions en vue de la possession et de la destruction ; Masoch est en quête de relations ou de contrats, de lois, et il privilégie l’alliance ou le pacte. Plus proche du spinozisme, Sade fait appel à la négation : c’est l’arme de la raison ; pour Masoch, la dénégation est l’arme de l’imagination et cela le reprocherait curieusement ou paradoxalement du spinozisme…

 

        L’apathie du libertin et le sang-froid du « pornologiste » (ou du pornologue ?) s’opposent à l’enthousiasme du pornographe (ou du pornocrate ?), soit dans la monotonie de Sade, soit dans le suspens de Masoch. Sade favorise l’accélération, précipitation, l’éjaculation précoce ; y agissent la condensation, la réitération et la mécanique de l’accumulation obscène ; le « suspens esthétique et dramatique » est tributaire, de l’obséquiosité, du figement, de la scène de théâtre érotique, du coït interrompu, chez Masoch. L’apathie s’oppose au sentiment ; la froideur s’oppose à la sensualité, au profit de la sentimentalité.

 

        Sade est le disciple du père pervers élevé au dessus de la loi et de l’alliance incestueuse du père et de la fille, le lecteur de Sade s’identifiant au bourreau. Masoch est l’apôtre de la mère perverse (plus orale que primitive ou utérine ou qu’oedipienne ou amante) ; dans son théâtre, le père est battu et il y a élévation de la mère au rang du père : il y a alliance, alliance tout aussi incestueuse et porteuse de mort, entre la mère (orale) et le fils, le lecteur de Masoch s’identifiant à la victime. Le masochisme est inséparable du fétichisme et du narcissisme, ainsi que de l’imaginaire du phantasme élevé au rang de rituel, de rite plutôt que de mythe. Chez Sade, il y a donc inflation du père et négation de la mère ; chez Masoch, il y a dénégation, dans le suspens(if) fétichiste, de la mère mais annihilation du père (battu). Le figure sadienne est androgyne (entre les deux sexes) ; la figure masochienne est hermaphrodite (des deux sexes).

 

        Contrairement à la psychanalyse de Freud et de Reik, Deleuze associe le sadisme à un surmoi trop fort ou à une idéal du moi (maniaque) propre à l’identification et le masochisme à un moi plus fort ou à un moi idéal (mélancolique) propre à l’idéalisation, comme il relie l’ironie au premier et l’humour, qui serait le triomphe du moi sur le surmoi ou du fils sur le père, au second. Dans son fantasme, le sadique croit ne pas rêver même quand il rêve ; le masochiste rêve même quand il ne rêve pas. Le sadique est un pseudo-masochiste et le masochiste est un pseudo-sadique, le premier se situant du côté de la quantité et le second de la qualité ; mais les deux pervers vont et viennent de la désexualisation (du sexe) à la resexualisation (de la pensée).

 

        Philosophiquement et politiquement, Sade est un matérialiste et un anarchiste et il prône l’antityrannie jusque que dans son opposition fondamentale à la peine de mort ; c’est un athée inconditionnel et un ennemi de Dieu. Masoch est un « suprasensualiste », qui s’identifie à Caïn, le fils préféré d’Êve, et en appelle à une nouvelle christologie dont il serait le martyr. Sade naturalise le conflit ; Masoch culturalise le contrat. Finalement, l’esthétisme original et formel de Masoch s’oppose à l’antiesthétisme radical et matériel de Sade ; mais Deleuze soumet les deux à « l’instinct de mort », instinct qu’il distingue de la pulsion, des pulsions de vie et de la pulsion de mort [pour les paragraphes qui précèdent, voir Deleuze Présentation de Sacher Masoch : « Le froid et le cruel »]…

 

        Deleuze était philosophe et Guattari était psychanalyste ; les deux se sont associés pour fonder la schizo-analyse, qui conduit à une politique ou à une pragmatique : à une rhizomatique, dont le fondement est une théorie machinique du désir. Le désir est énergie,  force, puissance, « volonté de puissance » ; il est production et énonciation du sens. Pas plus que l’énonciation n’est la signification, le sens n’est pas expression ou représentation ; il n’est pas duel ou arborescent ; il n’est pas être mais devenir, pas arbre mais herbe : rhizome, réseau de racines, et non plus syndrome ou rameau de symptômes… De là, Deleuze et Guattari s’en remettent à une « littérature mineure », qui est l’écriture de l’écrivain comme homme politique ou « homme-machine ».  En empruntant au schéma tétraglossique de Gobard, les caractéristiques de la littérature mineure, qui n’est pas la littérature d’une langue mineure (ou dominée), mais « l’exercice mineur » qu’une minorité fait dans une langue majeure, sont : 1°) la déterritorialisation de la langue ; 2°)  le dépassement de l’individuel sur l’immédiat politique ; 3) l’agencement collectif d’énonciation.

 

        Lyotard partage la théorie machinique du désir de Deleuze-Garrati, théorie héritée de Spinoza et de Nietzsche ; mais il la double d’une pragmatique générale et d’une esthétique, qui emprunte à Adorno, dans une énergétique libidinale, pulsionnelle, ou une « agonistique générale ». Pour lui, l’oeuvre artistique ne se manifeste pas par ses intentions mais par ses intensités ; c’est un « dispositif pulsionnel », qu’il s’agit de démonter et de remonter par une « lecture intensive », en quête de ce qui est caché : non pas le signifié mais le signifiant profond, qui est féminin ou « païen », le postmodernisme rejoignant ainsi le féminisme.

 

        C’est pourtant le signifié qui intéresse une féministe comme Cixous dans sa textanalyse, qui se faufile entre la psychanalyse freudienne et la psychanalyse lacanienne, en privilégiant l’Imaginaire plutôt que le Symbolique ; son entreprise est donc en quelque sorte l’envers de celle de Finas. La théorie et la pratique de Cixous s’opposent au primat du signifiant ou du phallus selon Lacan, qui est taxé de logocentrisme ou de phallogocentrisme ; il y a quête du corps (maternel) et du sexe (féminin) par l’écriture, qui est le « langage majeur », par le fantasme et la fantaisie, par l’image (regardée) et non par le regard(ant).

 

        Kristeva ne se réclame pas du féminisme ; elle a cherché dans sa sémanalyse à se démarquer à la fois de la psychanalyse et de la sémiotique comme théorie de la signification, celle-ci étant davantage procès que système, signifiance et non signe : « pratique signifiante », où la production de la signification est inséparable de la pratique d’un sujet et donc de l’énonciation ; ce que Fontanille et Zilberberg nomment « praxis énonciative ». La reformulation du projet sémiotique par Kristeva prend la forme de la distinction du phéno-texte et du géno-texte, du symbolique et du sémiotique et de l’intertextualité (dialogisme, polyphonie) plutôt que de la textualité. Dans le langage poétique, qui est à la fois poésie et fiction, il y a transgression ou effraction du symbolique par le sémiotique et il y a affirmation de la différence sexuelle, plus particulièrement dans et par le rythme, qui est pulsionnel : rythme de la signifiance et de la jouissance d’un « sujet en procès », entre la perversion et la subversion, entre le fétichisme et la transgression de l’interdit de l’inceste et au risque de la folie. Ainsi l’écriture est-elle « l’acte différentiel par excellence ».

 

        Alors que Kristeva est aussi romancière, Meschonnic est aussi poète et il est lui aussi très (pré)occupé par le rythme, mais d’une manière très différente, dans sa poétique-politique, dans sa « poélitique » ou sa rythmique. Il procède à une critique de la théorie de la représentation et de la théorie de la traduction ; il en appelle à une « épistémologie de l’écriture ». Il refuse de séparer la forme et le sens et il considère que c’est l’œuvre qui fait le style et non l’inverse. Alors que Kristeva insiste beaucoup sur le rapport entre l’écriture et le sujet, Meschonnic insiste davantage sur le rapport entre l’écriture et l’histoire ; il oppose une « lecture-écriture » à la « lecture-littérature », comme il distingue la langue et la littérature, qui sont de l’ordre du sémiotique, tandis que le discours et l’écriture le sont du sémantique ; la distinction du sémiotique et du sémantique venant de Benveniste. L’écriture est la transformation de la signifiance : elle est « énonciation d’énonciation » et « inconscient du langage »

[Pour Kristeva et Meschonnic, voir JML Kristeva/Meschonnic ; la théorie de l’écriture et/ou la théorie de la littérature (Mémoire de maîtrise ès Arts en Études françaises. Université de Sherbrooke ; 1979, 156 + XXXIII p.) ; pour toute la reconstruction, voir JML La puissance du sens (p. 69-70, 74-75, 77-78 et 80-84)].

        

JML/15 mars 2005