POST-SCRIPTUM

Vingt-cinq ans de fréquentation(s)!

Lorsque je suis revenu à la vie universitaire, en 1975, après avoir pratiqué l'écriture fictionnelle et avoir fait l'école buissonnière -- l'école de la vie : vie de lectures et d'expédients -- pendant quelques années, j'ai suivi deux ans plus tard un cours de critique littéraire sur les Contes de Jacques Ferron, il y a maintenant presque vingt-cinq ans : c'était l'été 1977. L'enseignant -- un dénommé Paradis, plus jeune que moi -- était un ancien camarade d'école primaire, avec qui j'avais échangé des cartes de hockey une quinzaine d'années auparavant. Lui, n'avait pas perdu son temps; mais il a rapidement abandonné la carrière universitaire et je ne sais pas ce qu'il est devenu. Moi, j'ignorais totalement que j'étais revenu à l'université pour y demeurer depuis; je ne croyais pas avoir la vocation ou la mission professorale, cette profession me semblant alors une confession : une congrégation et une corporation...

Mon travail du trimestre -- devoir écrit à l'encre bleue et que j'ai conservé dans son cahier bleu -- en était un de «critique dialectique», de «criticologie», et portait sur «Mélie et le boeuf» : la mode et le monde n'étaient-ils pas alors encore au matérialisme dialectique et au matérialisme historique? Le commentaire à l'encre verte de mon ex-camarade était encourageant : «Cela fait du bien de lire un bon travail après s'être tapé une série de plagiats de Jean-Pierre Boucher et de Jean-Marcel Paquette. Donc, excellent travail, intéressant et intelligent : A». -- Telle était donc déjà ma destination!... Il y était beaucoup question de la situation ou de la condition de classe de Ferron : de sa fonction et de sa position de classe, de son étude et de son attitude de classe; c'est-à-dire qu'il était beaucoup question de l'auteur (individuel et collectif), à la suite d'un article de la revue Stratégie; lutte idéologique 8, sans doute attribuable au collectif de rédaction, dont faisaient alors partie, entre autres, François Charron et Gaétan Saint-Pierre : «Littérature et Politique I (présentation)» précédait «Pratiques littéraires : rapports artistique/politique/linguistique» [Longueuil; printemps 1974 (96 p. : p. 4-6 et p. 7-39)]; à la suite aussi du numéro 5 de la revue Champs d'application [Montréal; automne 1975]. -- Obscures revues, comme bien d'autres; revues obscures, comme les mêmes!

Je ne m'intéressais alors qu'aux conditions externes, aux conditions objectives de production et de reproduction de la littérature : aux questions objectives (le procès sans sujet) et aux questions subjectives (le procès du sujet); je croyais donc au hors-texte : la littérature se limitait à la transcendance sociale ou socio-historique. Je négligeais donc les conditions internes, mais j'entrevoyais déjà des conditions subjectives en des questions objectives (le sujet sans procès) et des questions subjectives (le sujet en procès); je croyais à l'inter-texte, auquel je ne crois plus guère. Mais ma «critique dialectique» de «Mélie et le boeuf», du conte lui-même et en lui-même, était déjà immanente : grammaticale, même si pas encore sémiotique. Il m'a fallu contourner la sémiologie, coupable de psychologie ou de sociologie, pour me tourner vers la sémiotique après un détour par la linguistique; mais je ne me suis jamais pour autant détourné de la philosophie, même pour me tourner vers la psychanalyse.

Mon analyse de «Mélie et le boeuf» n'a guère varié depuis; elle s'est étoffée, elle s'est nuancée, elle s'est adaptée et a adopté un autre ton, qui n'est plus celui du militantisme, de la militance. Je crois, avec Le spectacle de la littérature et La signature du spectacle, qui datent de 1984, avoir achevé la déconstruction de la transcendance de la littérature. Déjà, avec Le pouvoir de la grammaire (avec la collaboration d'O'Neil Coulombe), dans «La signature d'Angéline de Montbrun ou Le nom propre défiguré; approche littorale, radicale et intégrale d'une grammaire (opération scripto-lectorale» et dans «La lettre de la signature; énonciation et ponctuation : Notes pour une théorie de la voix», qui date aussi de 1984, la problématique s'était déplacée de la littérature (l'archi-texte) à l'écriture et à la lecture (ou au texte), de la littérature à la signature : de l'archi-texte à l'archétexte, du discours à la parole ou du regard à la voix; de même et encore davantage, en 1985, dans La puissance du sens. Le sens, en 1994, témoigne de ce trajet théorique (et historique) qui a été le mien, de cette trajectoire de recherche, de ce dispositif de réflexion propice à la découverte (et à la surprise).



Vingt-cinq ans, donc, de fréquentation des Contes de Ferron : je les ai étudiés et enseignés; je les ais lus et relus pour les analyser et publier ou diffuser ces analyses. Je ne suis ni écrivain ni critique littéraire; je suis un (re)lecteur et un professeur : je suis un penseur -- un généraliste, mais un spécialiste du XXIe siècle! La profession m'a parfois nui, nui à la vocation que je n'avais peut-être pas étant donné mon rapport marginal à l'institution; j'ai connu l'exil, sans doute à cause de ma personnalité et de mon caractère : certains n'ont dit-ils pas dit ou écrit que j'avais une trop forte personnalité, que j'avais mauvais caractère et que j'étais même caractériel?...

Cependant, je crois toujours qu'une entreprise intellectuelle, celle de l'interprétation du sens, doit être à l'abri des conflits personnels et des tractations professionnelles, confessionnelles ou institutionnelles. Cela ne veut pas dire qu'il faille se retirer dans une tour d'ivoire, mais qu'il faut éviter les nains qui cherchent toujours à cracher au visage des géants mais qui ne peuvent jamais que leur cracher sur les pieds -- comme a essayé de le faire un certain professeur, d'une université certaine ("virtuelle"), à propos de Ferron lui-même, le jour où j'ai prononcé ma conférence sur les noms propres de ses Contes [cf. la première analyse de ce dossier] : Ferron était dépassé, son temps était passé, avait trépassé avec lui; rien de moins! C'était, de triste mémoire, le 3 juin 1997. J'ai aussi entendu de pareilles sornettes à propos des plus grands réalisateurs : Eisenstein, Visconti, Welles. C'est pourquoi j'ai fini par démissionner de toutes ces associations...



Que ces soixante-et-onze analyses

soient donc reçues comme un hommage à la mémoire

du plus grand conteur qu'ait connu la littérature de langue française,

tout au moins en Amérique,

et d'un des plus grands écrivains de tous les temps,

et pas seulement de langue française.

Que les étudiants qui m'ont permis

de leur enseigner les Contes de Jacques Ferron et de les analyser

soient aussi salués et remerciés ici.

JML