Enseigner le français dans une université anglophone
du Canada est peut-être devenu un acte politique, en ces
temps où certains voudraient faire du français une langue
étrangère ou une langue moderne parmi d'autres; c'est
sans doute un acte de résistance; résistance à
l'unilinguisme, mais aussi à la mondialisation du marché
et à la globalisation de la culture ainsi qu'à la
standardisation, à l'uniformisation et à la médiatisation
de la connaissance. Cette médiatisation comporte [tel que
déjà indiqué -- pour le paragraphe suivant aussi -- dans
La vie/Histoire sur ce même site], semble-t-il, deux
leurres :
1°) la noocratie, qui ferait qu'il serait alors plus
facile, par la technologie, de transformer le robot en
humain et où il y aurait humanisation du robot dans
l'intelligence artificielle; il y aurait en somme
intellectualisation du travail manuel (ou sa
disparition);
2°) la robocratie, qui ferait qu'il serait alors plus
facile, par la technocratie, de transformer l'humain en
robot et où il y aurait robotisation de l'humain dans
l'artifice intelligent; il y aurait en somme
manualisation du travail intellectuel (ou sa
banalisation).
Pour la transmission de la connaissance, il importe
donc encore de chercher à maintenir une relation
pédagogique (directe et immédiate), ayant pour centre la
classe, la bibliothèque et le campus et étant fondée sur
le transfert; relation qui est tributaire d'une tradition
critique qui passe par le symbole, par le symbolique, par
l'Idéal du moi : par le Je, par le jeu du je. Mais il
faut aussi tenter de concilier ce maintien avec le
soutien d'une relation technologique (indirecte et
médiate); relation qui en appelle à une révélation
hypothétique qui ferait de chaque étudiant un autodidacte
par le miracle de l'image, de l'imaginaire, du Moi idéal.
Il s'agit évidemment des autoroutes de l'information, de
l'ordinateur, de la machine, de l'automate. Or, il est
dans la définition même de l'automate, selon Gilbert
Simondon, d'être communautaire et donc de ne pas se
révolter. Par contre et au contraire, dans le machinisme,
dans le culte de la machine, il y a un désir déréglé de
commander en dominant, voire en détruisant, toujours
selon Simondon, qui ajoute que la machine ne peut pas
plus être le maître que l'esclave de l'homme, car elle ne
lui est pas étrangère : il y a un déterminisme technique,
comme il y a un déterminisme symbolique.
L'enseignement -- et la recherche -- qu'il importe de
promouvoir doit s'inscrire dans le sillon de la déroute
des sciences humaines en tant que sciences particulières
et dans le projet d'une science générale de l'homme : dans
le trajet de programmes transdisciplinaires qui ont pour
tronc commun l'étude de l'être humain dans son animalité
(biologique, physiologique) et dans son oralité (socio-historique, métapsychologique), dans sa phylogenèse et
dans son ontogenèse. Dans de tels programmes, où les
facultés des Arts ne se distinguent plus des facultés des
Sciences -- le cerveau a bien deux hémisphères, non? --,
il y a alliance entre l'enseignement et la recherche,
entre l'apprentissage et la spécialisation, entre
l'acquisition et la découverte, entre l'invention et la
réflexion et entre l'éducation et la pensée.
Enfin, une telle science générale, qui est aussi une
science du sens et du sujet, méprise la différence de
classe; mais elle respecte la différence de génération et
la différence sexuelle ainsi que la différence culturelle,
c'est-à-dire d'abord et avant tout la différence
linguistique : non pas surtout la différence de l'accent
dans une même langue mais l'accent de la différence d'une
langue à l'autre. À la traîne d'Ogden et Cie, il y en a
qui croient que la machine à traduire ou que
l'unilinguisme mondial est la solution à tous les
problèmes de l'humanité; ce serait au contraire la fin de
l'humanité : l'équivalent d'un pool génétique sans
différence; alors que c'est la différence qui est source
de succès, sauf pour les pantins de la parthénogénèse,
pour les promoteurs du clonage et pour les prophètes de
la reproduction par indifférenciation sexuelle -- autres
fins de l'humanité!
Comme Lévi-Strauss nous le rappelle, l'homme n'était pas
là au début et il ne sera pas là à la fin; mais rien ne
nous empêche de résister encore quelques siècles, voire
quelques millénaires...
JML/15 février 1999