POSTFACE-MANIFESTE





Études littéraires ou études culturelles?

En cette postface en forme de manifeste et donc de polémique et en cette ère qualifiée de postmoderne par l'obscurantisme, il convient toujours d'être «absolument moderne», selon le bon mot de Rimbaud déjà cité en préface; mais peut-être que nous ne l'avons encore jamais été!... C'est-à-dire qu'il ne saurait s'agir de s'abriter derrière le paravent de la soi-disant postmodernité ou de se réclamer d'un quelconque postmodernisme qui n'a jamais réussi à définir ce qu'aurait été le modernisme en art, en littérature, en philosophie ou en science; pas plus qu'un pseudo-poststructuralisme n'est parvenu à isoler un structuralisme unique ou unitaire. Ce qui échappe à la posthistoire, c'est la préhistoire -- qui sait, peut-être que pour être (post)moderne, il faut être ou avoir été prémoderne ou «non-moderne» [Laruelle]?...

Il n'y a pas d'autre point de vue que la méthode; il n'y a pas d'autre méthode que la théorie. Si jamais il y avait eu fin des «grands récits», il n'y aurait jamais eu fin du récit lui-même : la fin du récit n'est jamais que le récit de la fin (que le récit ne se lise qu'à partir de la fin ou non), de la même manière que la prétention à la fin des idéologies n'est qu'une des idéologies de la fin... Le (grand) récit est la vie et la vie est le (grand) récit; le récit, comme le rythme, est la voie de la voix. L'écrit est récit et le récit est écrit -- pour une fois qu'une anagramme est autre chose qu'un jeu d'yeux!

Pour le discours qui a cherché ici à se faire entendre, pour cette parole en quête d'écoute, les études littéraires n'ont pas pour objet la littérature entendue comme ensemble d'oeuvres reconnues comme littéraires à différentes époques, selon divers critères définissant la fonction ou la valeur littéraire; elles n'ont pas pour objet le corpus ou l'histoire littéraire. Elles ont pour objet le texte comme discours et récit, comme langue et parole, comme langage. Or, il n'y a pas de texte sans lecture; s'il y a fermeture du texte par l'écriture, c'est par la lecture qu'il y a ouverture du texte : un texte est clos -- comme on dit : l'incident est clos -- quand il n'est plus lu. La lecture est le sens (selon toutes les acceptions du terme) de l'écriture. La non-clôture est à la fois révélation et tradition. C'est pourquoi le sujet de l'énonciation est autant le lecteur comme dernier scripteur que le scripteur comme premier lecteur; c'est le dernier autant que le premier observateur.

Il est vrai cependant que, pour fin d'analyse en études littéraires, il est nécessaire de procéder à la ponctuation du corpus, c'est-à-dire à sa démarcation ou à sa délimitation, à sa segmentation et à sa justification, à sa titraison. Comme déjà mentionné, les critères sont variables; mais ils sont irréductibles aux (archi)genres rhétoriques ou aux périodes historiques, bien que les deux séries ne soient pas impertinentes. Le récit est l'archigenre (ou l'architexte), le discours est l'archirécit, la parole est l'archidiscours. C'est donc dire que la pragrammatique ne reconnaît ou ne connaît pas les canons littéraires; elle se contente de les connaître...

Pour des étudiants en situation d'apprentissage, que ce soit de la langue-source ou de la langue-cible, l'apprentissage de la littérature est d'abord et avant tout un apprentissage de la langue, un apprentissage linguistique, c'est-à-dire grammatical : avant d'interpréter, il faut comprendre la grammaire; pour comprendre, il faut apprendre à lire. Et lire, c'est lier -- autre anagramme hautement significative! Ainsi la lecture, consistant à lier et à relier (des lettres, des syllabes, des mots, des phrases, des paragraphes ou des strophes, des chapitres, des parties et un tout), étant donc liaison et oralisation, est-elle une religion au sens étymologique du terme (pour le rappeler ici : 1085, «monastère»; lat. religio «attention scrupuleuse, vénération», de relegere «recueillir, rassembler» [de legere «ramasser», et fig. «lire»], ou de religare «relier», selon Le Petit Robert 1). Ce n'est pas pour rien qu'il n'y a pas de religion sans texte, que celui-ci se définisse comme culture ou industrie selon la paléontologie, comme art ou technique, comme écriture ou lecture, comme graphie ou typographie...

La lecture comme "religio" est donc irréductible à ladite méthode globale; c'est une méthode à la fois globale et locale : un étudiant qui ne sait pas lire ne sait pas écrire, ne sait pas reconnaître ou tracer des lettres, ne sait pas (re)lier des syllabes -- de là, la nécessité de l'écriture courante. Et on lit ou on apprend à lire, comme on parle ou on apprend à parler, davantage avec les oreilles qu'avec les yeux; c'est pourquoi la transcription phonologique, surtout en situation d'apprentissage d'une langue seconde, est plus qu'un alphabet et une calligraphie et c'est un exercice supérieur à n'importe quelle traduction -- a fortiori s'il s'agit de version. C'est ainsi que l'enseignement de la littérature en traduction n'a aucune pertinence théorique, didactique, pédagogique ou académique; c'est une stratégie ou une tactique administrative dictée par des impératifs économiques et guidée par des décisions politiques favorisant l'unilinguisme. C'est un avatar de l'enseignement de la littérature comparée, mais en situation d'apprentissage et non de spécialisation; enseignement par lequel il y a dénégation de l'opacité linguistique de la littérature et dénégation de sa dimension technique (ou esthétique), dénégation aussi de l'opacité (pra)grammatique du langage, et maintien ou soutien du mythe de la littérature universelle, dont l'envers est le mythe de la littérature nationale.

Parmi les (p)artisans d'un tel enseignement ou de tels enseignements, qui prétendrait qu'un étudiant qui sait lire a besoin d'un professeur pour lire un roman traduit dans sa langue maternelle? -- Il est pourtant vrai que les étudiants ont aussi beaucoup de difficultés à décoder, à analyser, à étudier les textes de leur propre littérature. Mais il s'agit encore là d'une question de méthode : non pas qui on enseigne ni même quoi mais comment. Pour parler en termes de canons et en concédant que ce n'est peut-être même plus parfois la langue maternelle de qui que ce soit : comment enseigne-t-on Eschyle ou Sophocle? Virgile ou Ovide? Cervantès ou Quevedo? Goethe ou Hölderlin? Dostoïevski ou Tolstoï? Pirandello ou Svevo? Corneille ou Racine? Rousseau ou Diderot? Hugo ou Vigny? Baudelaire ou Rimbaud? Lautréamont ou Mallarmé? Flaubert ou Proust? Sartre ou Duras? Grandbois ou Saint-Denys Garneau? Ferron ou Miron? Aquin ou Brossard?

Il faut donc cesser de penser en termes de spécialisation, en termes d'idéal, et faire de la grammaire avant toute chose. Les temps ne sont plus à l'érudition : les étudiants de cette fin de millénaire ne sont pas les enfants des lettres, ce sont les enfants des images; il n'y a plus d'étudiants qui lisent un millier ni même des centaines ou des dizaines de livres; il y en a qui réussissent à faire un baccalauréat sans en avoir lu un seul au complet. Il n'est pas nécessaire de lire le texte s'il leur suffit de piger ou de piquer à gauche et à droite, dans un dictionnaire ou une encyclopédie, dans une revue ou sur un site WWW. À ceux qui continuent de pratiquer la dissertation, direct rejeton de l'ancienne rhétorique (générale), il est bon de rappeler que les idées viennent avec, sinon après, la grammaire : qui ne connaît pas les règles ne peut pas les transgresser, car c'est de l'ignorance; il faut des contraintes pour construire ou produire du sens, il faut de la méthode, il faut de la discipline -- et il convient d'être plus discipliné que disciplinaire!

Dans les départements d'études françaises des universités anglophones du Canada, l'enseignement des études littéraires est en perte de vitesse, d'une part parce qu'il y a une baisse importante de la clientèle étudiante (dénatalité, vieillissement, émigration, coupures des budgets, hausses des frais de scolarité, désenchantement par rapport aux facultés des Arts et des Sciences au profit des écoles professionnelles, politique fédéraliste, nationaliste ou régionaliste, chômage, misère, découragement, désespoir, etc.), d'autre part parce que les étudiants délaissent les cours de littérature. À cela il est possible de proposer de multiples raisons :

1°) il n'y a pas assez de place pour les cours de littérature dans les programmes;

2°) les étudiants ne sont pas intéressés par l'histoire littéraire;

3°) la littérature est enseignée de manière trop traditionnelle : thématique et stylistique ou philologie;

4°) ces cours sont considérés comme plus ou trop difficiles;

5°) il y a trop de place pour les autres types de cours comme la traduction et la civilisation.

Le débat est ouvert et il ne sera peut-être jamais clos : en quoi les cours de traduction contribuent-ils à l'apprentissage d'une langue seconde? Ne faut-il pas plutôt les réserver à sa spécialisation? Comment peut-on d'un côté encourager l'immersion et d'autre part pratiquer la traduction? Si on se laisse guider par le principe de l'immersion des programmes autant que par les programmes d'immersion, la traduction, surtout la traduction littéraire, devrait être réservée à des programmes comme les certificats ou tout simplement être rayée des programmes universitaires. Comment peut-on espérer offrir une formation en traduction ou prétendre former des traducteurs quand les étudiants ne maîtrisent pas plus la langue-source que la langue-cible? quand on prétend à l'école secondaire que l'enseignement de la grammaire tient de l'élitisme, alors que tout le monde sait que la maîtrise de la langue est un atout indispensable pour le pouvoir de l'élite intellectuelle ou autre? Pour être capable d'embrayer vers une langue seconde, il faut être capable de débrayer de sa langue maternelle... La plupart des étudiants ne deviendront même pas des traducteurs amateurs, encore moins des traducteurs professionnels, ceux-ci étant au fait de la langue de départ et de la langue d'arrivée. -- Avis aux amateurs de (la) traduction!

Alors que la traduction contribue à la fossilisation du français ou à son anglicisation dans une interlangue ou une non-langue (en traduction commerciale), la civilisation risque de participer à la folklorisation de la ou d'une culture. Qu'est-ce que la civilisation? Qu'est-ce qu'une civilisation? On a l'habitude d'opposer, de manière évolutive ou progressive, la civilisation à la barbarie (presque civilisée mais encore sauvage) et à la sauvagerie (pas du tout civilisée); la civilisation est alors un procès : «Le fait de se civiliser» propose Mirabeau en 1756, selon Le Petit Robert 1; en 1732, c'était un «acte de justice». Mais la civilisation est aussi un état : «ensemble des caractères communs aux vastes sociétés les plus évoluées; ensemble des acquisitions des sociétés humaines», en 1828 selon le même bon dictionnaire. Ici, la civilisation ne semble pas avoir beaucoup à faire avec la société civile, avec le droit civil ou avec le code civil, dont il n'est sans doute guère question dans les cours de civilisation traditionnels, ou renouvelés dans lesdites études culturelles. Par ailleurs, le civil, ce qui est «[r]elatif à l'ensemble des citoyens», s'oppose au militaire et au religieux; pourtant les guerriers et les clercs ont bien été de grands civilisateurs...

Une civilisation est un «[e]nsemble de phénomènes sociaux (religieux, moraux, esthétiques, scientifiques, techniques) communs à une grande société ou à un groupe de sociétés» [dixit Robert]. En ce sens, y a-t-il une civilisation nord-américaine? américaine? amérindienne, canadienne? canadienne-anglaise? canadienne-française? québécoise? acadienne? franco-canadienne? franco-albertaine? franco-manitobaine? franco-ontarienne? franco-terre-neuvienne? En quoi cette civilisation échapperait-elle à l'aire de civilisation européenne?... Dans les études culturelles, il y a place pour tout : idéologies de toutes sortes, histoire, anthropologie, ethnologie, sociologie, technique, science, économie, politique, religion, philosophie, art, littérature, chanson, musique, cinéma, télévision, presse, artisanat, folklore, légendes, croyances, goûts, us, coutumes, manières de table, recettes de cuisine, modes, fêtes, cérémonies, cérémonials, rituels, rites, mythes et cultes. Ce fourre-tout est donc le repaire et le (point de) repère des sciences humaines, ainsi que l'indice de leur faillite; en outre, c'est un produit de la globalisation de la culture : les études culturelles dérivent des affaires culturelles! Adorno et Benjamin auraient dit : de l'industrie culturelle.

Nonobstant l'idée que le "progrès" dans la civilisation se paie d'un «malaise dans la civilisation» [Freud], pour enseigner la civilisation ou pour renseigner sur une civilisation, pour civiliser, il est d'une part nécessaire d'endoctriner, tout au moins jusqu'au point de la croyance et de la confiance, et d'autre part de vulgariser; ce sont là les deux faces de la folklorisation de la culture, si celle-ci est entendue comme : «Ensemble des aspects intellectuels d'une civilisation» [Robert, souligné ici]. Aussi les études culturelles sont-elles l'index d'une chute ou d'une déroute : celle de l'intellectuel, surtout celle du penseur; déclin qui correspond à l'avachissement de l'Université à la Communauté (dont elle dérive étymologiquement), l'alma mater n'étant plus que mater ou qu'alma...

Mais par rapport à la nature, la culture est aussi : «Développement de certaines facultés de l'esprit par des exercices intellectuels appropriés», «Ensemble des connaissances acquises qui permettent de développer, le sens critique, le goût, le jugement» et «Ensemble des formes acquises de comportement, dans les sociétés humaines» [Robert, souligné ici]. D'un côté, il est de plus en plus douteux que le système d'éducation actuel soit un instrument de ce type de culture et il semble qu'il soit plutôt synonyme d'enculturation ou d'acculturation et de nivellement par le bas (à l'américaine). D'un autre côté cependant, cette conception spirituelle de la culture ne peut peut-être plus être soutenue jusqu'au bout : certains primatologues n'hésitent pas à parler de culture («protoculture» ou «préculture») pour les anthropoïdes (paninés), ne la réservant donc pas aux seuls homininés parmi les hominidés et encore moins au seul Homo (sapiens) [cf. La culture est-elle naturelle? Histoire, Épistémologie et Applications récentes du Concept de Culture. Sous la direction d'Albert Ducros, Jacqueline Ducros et Frédéric Joulian. Éditions Errance (Collection des Hesperides). Paris; 1998 (240 p.)]. -- C'est pourquoi il n'est sans doute pas possible de définir finalement l'homme par la culture, par l'esprit ou par la morale, pas plus que par (l'usage de) l'outil : l'être humain est un animal parlant, bien plus qu'un animal social, qu'un «animal culturel» [Picq : «Comment la culture a pu naître des contraintes de la nature?» (dans l'ouvrage cité ci-haut, p. 163-177 : 166), pour qui cependant la culture est naturelle ou a une origine naturelle; pour un point de vue radicalement opposé, voir Guille-Escuret : «Des conditions évolutives aux divergences culturelles : les pense-bêtes et la discontinuité» (même ouvrage, p. 189-198)], qu'un «animal rationnel» [Descartes] ou qu'un «animal politique» [Aristote]; la bête humaine parle! -- c'est une bête parlante.

Étant donné l'importance de l'animalité et de l'oralité du langage (articulé), il est maintenant possible de revenir aux études littéraires et à la grammaire en études françaises.

De la grammaire avant toute chose et pour cela préfère la paire : la langue et la littérature! mais quelle grammaire? -- Dans les départements d'études françaises des universités anglophones, les manuels dont il est fait usage sont fondamentalement des grammaires à base morphologique ou morpho-syntaxique; ce sont des grammaires normatives et correctives dont le fondement linguistique est douteux ou suspect. Ces manuels devraient être remplacés par des grammaires descriptives et explicatives dans le cadre d'une linguistique de l'énonciation : pour enseigner la langue, il faut au moins connaître la métalangue, qu'il faut à un moment donné transmettre aux étudiants.

On a l'habitude de dire que dans les cours de langue, il est nécessaire d'enseigner les quatre aptitudes : parler et comprendre, écrire et lire. Il est sans doute possible d'aller plus loin : pour un enseignement intégré, il ne devrait pas y avoir de différence qualitative entre les cours de langue et les cours de linguistique, entre les cours de littérature et les cours de civilisation; ce devraient être des cours de grammaire : grammaire de la phrase, grammaire du paragraphe, grammaire du texte tel que défini ci-haut, c'est-à-dire comme langage; pour l'acquisition du vocabulaire : usage d'un dictionnaire unilingue français, dérivation morphologique, lecture et immersion. La grammaire, c'est-à-dire surtout la syntaxe et la sémantique, est d'abord et avant tout une affaire de fonctions et de jonctions; prévalent donc les particules de la parole comme les déterminants, les pronoms, les adverbes et les joncteurs et les catégories de la langue comme la prédication, la topicalisation, la focalisation, la transitivité, la valence, etc. C'est ainsi que la grammaire (textuelle), comme méthode ou spécialité et comme discipline alliant la manière et la matière, est la base de l'étude la langue et de la littérature.

Enseigner le français dans une université anglophone du Canada est peut-être devenu un acte politique, en ces temps où certains voudraient faire du français une langue étrangère ou une langue moderne parmi d'autres; c'est sans doute un acte de résistance; résistance à l'unilinguisme, mais aussi à la mondialisation du marché et à la globalisation de la culture ainsi qu'à la standardisation, à l'uniformisation et à la médiatisation de la connaissance. Cette médiatisation comporte [tel que déjà indiqué -- pour le paragraphe suivant aussi -- dans La vie/Histoire sur ce même site], semble-t-il, deux leurres :

1°) la noocratie, qui ferait qu'il serait alors plus facile, par la technologie, de transformer le robot en humain et où il y aurait humanisation du robot dans l'intelligence artificielle; il y aurait en somme intellectualisation du travail manuel (ou sa disparition);

2°) la robocratie, qui ferait qu'il serait alors plus facile, par la technocratie, de transformer l'humain en robot et où il y aurait robotisation de l'humain dans l'artifice intelligent; il y aurait en somme manualisation du travail intellectuel (ou sa banalisation).

Pour la transmission de la connaissance, il importe donc encore de chercher à maintenir une relation pédagogique (directe et immédiate), ayant pour centre la classe, la bibliothèque et le campus et étant fondée sur le transfert; relation qui est tributaire d'une tradition critique qui passe par le symbole, par le symbolique, par l'Idéal du moi : par le Je, par le jeu du je. Mais il faut aussi tenter de concilier ce maintien avec le soutien d'une relation technologique (indirecte et médiate); relation qui en appelle à une révélation hypothétique qui ferait de chaque étudiant un autodidacte par le miracle de l'image, de l'imaginaire, du Moi idéal. Il s'agit évidemment des autoroutes de l'information, de l'ordinateur, de la machine, de l'automate. Or, il est dans la définition même de l'automate, selon Gilbert Simondon, d'être communautaire et donc de ne pas se révolter. Par contre et au contraire, dans le machinisme, dans le culte de la machine, il y a un désir déréglé de commander en dominant, voire en détruisant, toujours selon Simondon, qui ajoute que la machine ne peut pas plus être le maître que l'esclave de l'homme, car elle ne lui est pas étrangère : il y a un déterminisme technique, comme il y a un déterminisme symbolique.

L'enseignement -- et la recherche -- qu'il importe de promouvoir doit s'inscrire dans le sillon de la déroute des sciences humaines en tant que sciences particulières et dans le projet d'une science générale de l'homme : dans le trajet de programmes transdisciplinaires qui ont pour tronc commun l'étude de l'être humain dans son animalité (biologique, physiologique) et dans son oralité (socio-historique, métapsychologique), dans sa phylogenèse et dans son ontogenèse. Dans de tels programmes, où les facultés des Arts ne se distinguent plus des facultés des Sciences -- le cerveau a bien deux hémisphères, non? --, il y a alliance entre l'enseignement et la recherche, entre l'apprentissage et la spécialisation, entre l'acquisition et la découverte, entre l'invention et la réflexion et entre l'éducation et la pensée.

Enfin, une telle science générale, qui est aussi une science du sens et du sujet, méprise la différence de classe; mais elle respecte la différence de génération et la différence sexuelle ainsi que la différence culturelle, c'est-à-dire d'abord et avant tout la différence linguistique : non pas surtout la différence de l'accent dans une même langue mais l'accent de la différence d'une langue à l'autre. À la traîne d'Ogden et Cie, il y en a qui croient que la machine à traduire ou que l'unilinguisme mondial est la solution à tous les problèmes de l'humanité; ce serait au contraire la fin de l'humanité : l'équivalent d'un pool génétique sans différence; alors que c'est la différence qui est source de succès, sauf pour les pantins de la parthénogénèse, pour les promoteurs du clonage et pour les prophètes de la reproduction par indifférenciation sexuelle -- autres fins de l'humanité!

Comme Lévi-Strauss nous le rappelle, l'homme n'était pas là au début et il ne sera pas là à la fin; mais rien ne nous empêche de résister encore quelques siècles, voire quelques millénaires...

JML/15 février 1999