Jean-Marc Lemelin
POUR/QUOI ENSEIGNER ET ÉTUDIER LA LITTÉRATURE?
Intervention lors de la table ronde bilingue
du département d'Études françaises et hispaniques
POURQUOI ÉTUDIER LA LITTÉRATURE?
Université Memorial
Saint-Jean, Terre-Neuve
13 mars 2002
("Pourquoi", en un mot, implique une cause : une
cause qui a un effet ou une conséquence ou une cause à
défendre, la "bonne cause"; "pour quoi", en deux mots,
implique un but -- il faut sans doute ici avoir les deux
sens, le double sens, en tête; de là, la barre oblique).
Pour/quoi enseigner et étudier la
littérature ou
autre chose à l'Université? Pour/quoi enseigner, alors
que l'enseignement est bien un métier ou une tâche
impossible? Il serait peut-être nécessaire de
circonscrire un peu mieux la question et la formuler
ainsi : pour/quoi enseigner la littérature de langue
française dans une université anglophone du Canada ou de
l'Amérique du Nord? La réponse la plus immédiate, mais
aussi la plus banale ou la plus triviale, est simple :
parce que les professeurs aiment enseigner ce qu'ils
aiment, parce qu'ils aiment enseigner la littérature,
parce qu'ils aiment la littérature. Mais pour/quoi
aiment-ils la littérature? Pour/quoi croient-ils en son
pouvoir [cf. Sartre et Cie. Que peut la littérature?
Débat de la revue communiste Clarté en 1965]?
C'est là toute l'histoire de l'humanisme :
humanisme pour lequel la littérature est une discipline
parmi les lettres et les humanités, comme l'histoire et
la philosophie; humanisme qui est l'histoire de la
métaphysique [Heidegger]. Pour l'humanisme -- y inclus
autant le socialisme ou le communisme que
l'existentialisme --, la littérature vaut d'être
enseignée et étudiée parce qu'elle est manifestation de
l'art, parce qu'elle est reflet de la réalité, parce
qu'elle est expression de la liberté, parce qu'elle est
révolte contre l'aliénation, parce qu'elle est refus de
la mort, etc. Mais il faudrait pour cela s'entendre sur
: «Qu'est-ce que l'art?» et «Qu'est-ce que la littérature?»
Surtout que depuis la Révolution française, on a tendance
à identifier la littérature (française) à la fiction, à
l'écriture fictionnelle (narrative, descriptive),
délaissant ainsi l'écriture conceptuelle (informative,
argumentative).
"Pour/quoi enseigner et étudier la
littérature?",
cela veut aussi dire : pour/quoi l'écriture? pour/quoi la
lecture? pour/quoi le livre? à l'ère de la toile
d'Internet. Du surréalisme au situationnisme, qui dit
littérature ou art dit spectacle : l'art ou la
littérature est de l'ordre de la représentation, de la
représentation du spectacle et du spectacle de la
représentation, dans «la société du spectacle» [Debord].
Je ne pense pas que ce soit de ce côté, par exemple du
côté de la vie des hommes de lettres ou du côté de la
psychologie, de la sociologie et de l'idéologie, qu'il
faille chercher un quelconque mérite de la littérature
qui lui vaudrait d'être enseignée et étudiée. Je ne crois
pas non plus que ce soit du côté des sciences humaines en
général, car ce sont des sciences fondées sur la
dénégation de la différence sexuelle au profit de la
différence sociale ou socio-historique.
Je pense qu'il faut plutôt chercher du côté de
l'affect et du sens comme monde et langage, le langage
étant ici entendu comme parole (verbe, voix), langue et
discours et comme rythme et récit; récit comme sens de la
vie et vie du sens. Ce qui m'importe et m'intéresse dans
la littérature, c'est le langage : c'est la langue comme
théorie de l'Univers et la grammaire comme théorie de la
langue, comme métalangue (linguistique, sémiotique).
C'est pourquoi il n'y a pas d'autre démiurge que la
langue; il n'y a pas d'autre Dieu que la grammaire -- et
les traducteurs sont des prophètes ou des hérétiques!
La formule de Nietzsche que j'avais mise en exergue
de mon premier livre en 1984, Le pouvoir de la grammaire
: «Nous ne nous sommes toujours pas débarrassés de Dieu
puisque nous croyons encore à la grammaire» doit être
contredite : «La seule manière de se débarrasser de Dieu,
c'est de croire en la grammaire» ou «Nous nous sommes
débarrassés de Dieu en croyant à la grammaire»... La
littérature est elle-même déjà la théorie de la
grammaire. Les écrivains sont les plus aguerris des
grammairiens (ou des sémioticiens) : ce sont des
grammairiens qui s'ignorent -- à raison, avec raison!
C'est pour/quoi il faut enseigner et étudier la
littérature, la langue, la grammaire. Pour moi, il n'y a
pas de différence entre l'enseignement de la langue et
l'enseignement de la littérature : on passe seulement de
la grammaire de la phrase à la grammaire du texte. Mais
cela ne règle pas pour autant la question du quoi et la
question du comment; par contre, insister sur la langue
en littérature rend obsolète l'enseignement de la
littérature comparée et l'enseignement -- je ne dis pas
l'étude ou la lecture; au contraire, car c'est par la
lecture que s'améliore l'écriture -- de la littérature en
traduction, tout au moins pour les étudiants dont la langue-cible (ou la
langue d'arrivée) n'est pas la même que la
littérature-cible (traduite de la langue de départ)...
Je ne crois pas qu'il y ait lieu de prétendre que
la littérature change le monde; elle l'interprète, comme
la philosophie ou la science, autrement; mais
l'interprétation (du sens) change bien un peu la vie (du
monde).
Enseigner ou étudier la littérature,
enseigner ou
étudier tout court, pour combattre la pire des trois
passions fondamentales selon Lacan : l'ignorance; les
deux autres étant l'amour et la haine. C'est pourquoi il
y autant de résistance à la littérature et à
l'enseignement ou à l'étude : c'est pourquoi il doit y
avoir insistance sur l'instance du langage. Enseigner et
étudier la littérature pour éviter que l'école ne
continue à se soumettre la culture; culture que l'école
veut immédiate, rapide, parcellaire et passe-partout;
école où la domestication, le dressage ou la discipline
tiennent lieu d'enseignement ou d'étude : dans
l'idéologie pédophile de l'enfant-étudiant-roi, il y a
infantilisation de l'étudiant, à qui on demande d'aimer
ou de haïr -- aimer avec un "h" -- les enseignants comme
ses parents, et il y a hystérisation de l'enseignant, à
qui on demande d'aimer les étudiants comme ses enfants;
école, donc, où la mesure de la discipline, le
discipliné, est contrecarrée ou condamnée par la
discipline de la mesure, le disciplinaire. C'est ainsi
qu'il faut enseigner et étudier la littérature pour que,
au contraire et dans la démesure, la culture se soumette
l'école. Enseigner et étudier aussi pour déshumaniser la
nature et renaturaliser l'homme [cf. Bernard Edelman.
Nietzsche; un continent perdu].
Moins d'esprit, de conscience, de raison; plus de
corps (les organes des sens), de chair, de coeur : plus
d'âme (le sens des organes), c'est-à-dire d'énergie (ou
de désir), de force (ou de plaisir), de puissance (ou de
jouissance) -- et moins de pouvoir!
JML/22 février 2002
(83e anniversaire de la naissance de Pierre Lemelin, mort
le 23 avril 1989)