RÉCAPITULATION ET RÉPÉTITION

Cette récapitulation étant une répétition générale (au sens théâtral) et une répétition particulière (au sens didactique), les rappels et les redites ne manqueront pas d'apparaître d'une singulière section ou d'une section singulière à l'autre : après le professeur vient le répétiteur, avec le maître vient l'élève...



«La vache morte du canyon»

[EC : 7, p. 68-100; EI, p. 74-98; BQ, p. 101-135]



PONCTUATION ET DISCURSIVISATION



La titraison et la segmentation

Dernier des «Contes du pays incertain», ce conte est le plus long de tous; il est divisé en trois segments (publiés d'abord séparément en 1953), le troisième étant presque aussi long que les deux premiers ensemble, qui pourraient donc être regroupés en un seul segment. Il serait inspiré «d'un récit oral circulant en Gaspésie vers les années 1925» et intitulé «Le ranch maudit» [68, note 1]. Par le titre, il doit être rapproché de «Le chien gris» (de 1953 aussi et qui le précède dans l'EI) et de «Mélie et le boeuf» (de 1954 et qui suit «Le chien gris» dans l'EC). Le titre est trompeur, décevant (au sens ou on parle d'un lancer décevant ou d'une balle décevante au baseball) : canyon il y a bien, vache morte il y a bien plus; la personne, l'espace et le temps y sont présents, mais il y manque, quelque chose, l'essentiel : ce qui noue et dénoue les trois et qui a quelque chose de grand, d'une sorte de Grand Canyon.



C'est un conte débrayé et qui est donc raconté par un narrateur-conteur, sauf une exception qui sera signalé au passage. Si la segmentation est grammaticale plutôt qu'éditoriale, la séquence initiale, qui commence par un triple débrayage (actantiel, spatial et temporel), se termine avec la réplique «-- Oui, son père» [69]. François Laterrière a acquis sa compétence; il n'est plus un enfant : «cinquième fils d'Esdras Laterrière», il «était de bonne race; quand il eut seize ans, il en paraissait vingt» [68]. Il est le cadet de la famille, mais il n'est pas le benjamin semble-t-il : «Enfant préféré de ses parents» [Le Petit Robert 1, p. 176]. Il vit une situation de disjonction (curieusement euphorique) : il veut être habitant «pour ne pas laisser se perdre l'héritage des ancêtres». En situation de manque, de perte ou de dette, c'est le curé qui lui a destiné, désigné et assigné cet objet de valeur; il est ainsi en conflit avec son père et l'aîné de la famille [69]. Cette séquence initiale pourrait être intitulée : "L'héritage des ancêtres» ou "Saint-Justin de Maskinongé".



La macro-séquence centrale débute par un débrayage spatial : «Le bonhomme ne veut pas en savoir davantage; il attelle sur la barouche et vas-y la grise, on descend au presbytère». Sous prétexte de payer sa dîme, le bonhomme négocie avec le curé au profit de son fils aîné, plaide sa cause; cette micro-séquence se termine par un autre débrayage spatial, le retour à la maison, et pourrait être intitulée "L'héritage du cadet" (1) [69-70]. La micro-séquence suivante commence par un débrayage actantiel, temporel et spatial; dans une sorte de transition, les verbes passent du présent au passé simple, qu'il y avait au début [68] mais pas depuis le milieu [69] de la séquence initiale : c'est "Le voyage" (2), du Trompe-Souris à Calgary en passant par Toronto, Winnipeg et Régina; un an avait passé dans la séquence initiale; il a fallu deux ans à François pour parvenir à Calgary : il a donc maintenant dix-neuf ou vingt ans.

Suit une longue micro-séquence : l'arrivée de François Laterrière à Calgary, l'entrée à la taverne, le départ de Timire, le commis, la découverte que le tavernier, Siméon Désilets, est son oncle, le frère de sa mère, Victoria Désilets, la promesse de Siméon au Tchiffe au sujet de la fille de celui-ci, Églantine, le mirage du canyon, le mariage de François et d'Églantine, la noce, la beuverie du Tchiffe, la génisse, l'équipage [71-78]. La narration commence au passé simple [71-72], continue au présent [72-75], se poursuit au passé simple [75-77] et se termine au présent [77-78]. Le Tchiffe a été manipulé par Siméon, qui lui a promis un envoyé de Dieu pour sa fille, et par «les curés volants du bon Dieu» [72-74]. L'oncle tavernier manipule aussi, roule, son neveu; il y a de quoi rire et trinquer : «Puis il rentre, se glisse deux verres sous le menton, l'un parce qu'il est content, l'autre parce qu'il est content de se voir content» [78]. Cette micro-séquence pourrait être intitulée : "L'héritage de l'oncle tavernier" (3).

La prochaine micro-séquence correspond au début du deuxième segment et commence par un autre débrayage spatial : François, sa femme Églantine, sa génisse et son équipage quittent Calgary; la montagne remplace la plaine : les montagnes parlent [78]; au canyon, la génisse devient une taure qui parle à Églantine et est en mal de taureau : «Paroles énigmatiques qu'un mois durant la taure rumina. Au bout du mois elle voulut en savoir davantage. Églantine de l'instruire. Dès lors la taure, l'oreille folle, la tête au bout du col, vécut dans l'attente; elle oublia de brouter son dû; au milieu du foin juteux la faim se mit à la ronger et elle se lamentait, c'en était une pitié». Il faut donc retourner à Calgary pour en ramener «un petit boeuf» [79]; mais entretemps, et au présent [79-80], le Tchiffe, revenu de la chasse, donne son argent au tavernier, sensé être son meilleur ami [73], pour qu'il le saoule; il finit par se venger : par le piquer, le poignarder. Trois mois passent à Calgary, pour les funérailles de l'oncle et pour le procès et la pendaison du beau-père [80]. Cette micro-séquence pourrait être intitulée : "L'héritage du Tchiffe" (4).

La cinquième micro-séquence met en scène «la petite vache» victime de la sécheresse (sauterelles, faucons, vautours, volatiles, rapaces), tellement maigre «qu'on aurait dit qu'elle avait mis la peau de sa grande soeur», mais qui est sauvée par la pluie [80-82, avec des verbes d'abord au passé simple puis au présent]. Avec le retour de François et d'Églantine [82, avec des verbes au passé simple], elle peut rencontrer «le veau mâle», «un gentil animal»; mais elle se dit et se vit [du verbe "vivre" au présent et non "voir" au passé simple] morte. Le petit boeuf ne réussit donc pas à la saillir et cela le pousse à assaillir Églantine enceinte et à l'éventrer; François tue le boeuf et trouve une petite fille dans le sang [83-85, avec l'alternance passé simple/présent/passé simple/présent/passé simple]. Cette micro-séquence, au centre de la macro-séquence centrale, pourrait être intitulée, cyniquement, "L'accouchement réussi" ou "L'accouplement raté" (5)... C'est la dernière micro-séquence de cette première série (A) de la macro-séquence centrale; série qui serait intitulée "L'échec de l'héritier du canyon".



Le dernier paragraphe du second segment est la transition entre la première série et la deuxième série (B) : il y a un débrayage spatial et temporel. La maison, qui est une «réplique parfaite de la demeure ancestrale», est un connecteur entre la vie (la mère, la terre-mère) et la mort (le père, la vache morte), entre l'attente (l'idéal) et la nostalgie (l'illusion) [85].



La première micro-séquence de la seconde série correspond au début du troisième et dernier segment et elle commence (ou continue) avec un débrayage spatial et temporel : la fuite du canyon et le retour à Calgary; malgré le «choeur des ancêtres», il retrouve «la taverne de feu son oncle Siméon Désilets». Biouti Rose, l'Irlandaise dont il avait déjà été question [74] et qui est la veuve, et Timire en ont pris la relève. Elle reconnaît son neveu au chapelet de son défunt, le met au lit, le refuse à une servante parce qu'il est malade, changé, et elle fait baptiser la fille par Timire avec «du petit blanc» et la prénomme Chaouac [85-87, du passé simple au passé simple en passant par le présent].

Biouti Rose raconte son itinéraire de prostituée : Dublin, Australie, Chine, Russie, ports de l'Est du Canada, Yukon et Calgary au Farouest; mariée à Siméon pendant cinq ans, elle ne partage pas les mêmes valeurs que lui et elle a transformé la taverne en bordel, en «touristeroume» [86, au féminin dans ce paragraphe narré] : «Un petit touristeroume de rien du tout : dix chambres, quatre servantes» [90, au masculin, ici rapporté dans la réplique de Biouti Rose comme dans celle de François qui la précède, et comme il se doit selon le rédacteur Paquette (86, note 13), mais pas selon le narrateur-conteur et pas selon nous]. L'une d'entre elles allaite le bébé et son sein rappelle à François le sein de la mère : d'Églantine ou de sa propre mère [88]?

Biouti Rose, infidèle aux principes de son mari, est revenue à son ancien métier : «J'emploie les servantes au soin des chambres; le tracas leur laisse des loisirs, je ne demande pas à quoi elles les occupent; c'est leur affaire. Moi, je perçois le loyer des chambres» [90]. Les servantes, ayant du lait, ont donné naissance à des enfants, qu'elles ont sans doute abandonnés; mais l'allaitement est un moyen de contraception : «une servante n'a pas de lait sans avoir au préalable éprouvé certain malheur. Sur ce malheur je ferme les yeux et je me dis que le lait empêchera la répétition. C'est ma troisième raison : nous aurons de quoi nourrir ta fille, tu nous la prêtes, nous l'élèverons et garde tes génuflexions pour d'autres : ta fille nous le rendra» [91]. La prostitution, l'infidélité à la morale de l'oncle et, finalement, l'allaitement sont les trois raisons qui font que la tante a intérêt à prendre la fille de son neveu [88], qui n'est évidemment pas sa nièce mais qu'elle présente ainsi aux servantes lors du "baptême" : «-- Voici, leur dit la veuve, l'enfant que je vous avais promis. C'est ma nièce. Elle se nomme Chaouac» [87, souligné par nous]; lapsus : François, le père, est donc une sorte de frère... L'adoption de Chaouac facilitera la tâche de Timire qui n'aura plus besoin de chercher des «enfants goulus» mais bavards et de craindre d'être pendu; François, reniant plus ou moins son curé-destinateur, finit par approuver [92; 85-87 : le temps de la narration est le passé simple; 87-88 : présent et passé simple; 88-91 : présent; : 91-92 : passé simple]. Cette micro-séquence pourrait s'intituler "L'allaitement" [6).

La séquence suivante commence par un embrayage temporel (avec un verbe au présent) et un débrayage spatial de la chambre de la touristeroume au ranch : «Il s'embauche sur un ranche» où il a des vaches à garder [92]. Mais un taureau s'interpose : «Sur le ranche rien ne l'inquiète. C'est là pourtant qu'une mauvaise rencontre l'attend. Un jour il se trouve face à face, non avec Satan, mais avec un taureau blanc, bête sans subtilité, qui néanmoins aura sur son âme la plus fâcheuse influence»; la confrontation a lieu au passé simple : il venge une autre fois Églantine -- une mère? la mère? sa mère -- en le tuant, le taureau étant, comme Satan, une figure du père, un substitut du rival : «Il admettait pour sa part qu'il les détestait, puisque avant tout l'un d'eux l'avait chassé du canyon, où était sa mission [sa maison?], où vivait Églantine, où les ancêtres et ses enfants eussent concerté son bonheur; mais il refusait pour la leur [mission] un sentiment pareil. Pourtant les taureaux y avaient droit, car ils n'incriminaient pas leur frère du canyon; au contraire, ils rejetaient le trépas sur la faute de la vache morte, et sur François la fureur bovine que, prétendaient-ils, il aurait pu empêcher en la [la fureur bovine : le taureau-frère] privant de son organe. Bref, comme toujours il en est, on avait des deux côtés d'excellentes raisons pour se faire la guerre. Et la guerre continua». Il y a donc guerre entre les vaches et les taureaux, entre les mères et les pères et entre les pères et les fils : guerre des sexes et guerre des générations, d'un ranch à l'autre, du ranch au rodéo. François Laterrière change de nom; selon l'ordre de «Jessé Crochu, du Rodéo de Calgary», il anglicise son nom [93-94, au passé simple] Cette micro-séquence pourrait donc être intitulée "Le ranch maudit" ou "Frank Laterreur" [7).

La micro-séquence suivante est introduite par un débrayage actantiel et spatial («Edmontonne») et un embrayage temporel (qui dure du début à la fin) : «À quelque temps de là, M. de Saint-Justin [92 : Monsieur de Saint-Justin, le curé de Maskinongé] s'amène à Calgary en tournée d'apostolat. Un académicien l'accompagne, front étrette, face fouineuse; c'est Ramulot, le fameux historien» [94 : «Nom parodié de l'historien Robert Rumilly», selon la note 19 du rédacteur]. Il y a confrontation entre Frank et Ramulot autour d'une fleur de lis. Cette micro-séquence pourrait être intitulée "Le champion" (8).

La prochaine micro-séquence est un véritable mini-récit [96-97 au passé simple; 98-99 : au présent, au passé composé et au passé simple, avec la prégnance de la description à l'imparfait] où se confondent le passé et l'avenir : «Telle fut la rencontre à Calgary de François Laterrière et de son curé. Ils se revirent à Saint-Justin vingt-cinq ans plus tard; ils avaient quelque peu vieilli, mais cette fois, ayant repris, qui sa soutane, qui son vrai nom, se reconnurent» [96]. Malgré le curé qui cherche à le sanctionner, Laterière a échoué dans sa mission; il refuse cette sanction et, dans sa limousine noire, il se confronte aux ancêtres et au père; c'est donc l'épreuve décisive qui marque la fin de cette micro-séquence et de cette deuxième série de la macro-séquence centrale. François rejette Trompe-Souris, la paroisse québécoise dont il a été chassé : «Car il faisait partie de ce surplus humain dont la paroisse québécoise se débarrasse continuellement pour conserver sa face traditionnelle, ce masque qu'on montre aux étrangers, qu'on exploite et qu'on vend, cette grimace de putain austère». La patrie est devenue un ennemi, ne l'a jamais aimé : «Trente ans plus tard, dans sa grosse limousine noire, quittant le village une deuxième fois, il n'avait plus d'illusion; aucune larme ne l'aveuglait. Il savait qu'on ne l'avait jamais aimé. Il savait aussi qu'une patrie qui se préfère à ses enfants, qui n'hésite pas, pour s'en débarrasser, à les chasser au loin, dans les villes, dans les mines, partout en Amérique, sans souci de leur sort, par souci de ses vieilles nippes, que cette patrie ne mérite pas qu'on l'aime. Et il était peut-être plus triste que la première fois» [99]. Cette micro-séquence pourrait ainsi s'intituler "Le fiasco"; quant à la deuxième série de la macro-séquence, elle serait intitulée "L'échec de l'héritier du village" et toute la séquence centrale, "L'exil".



La séquence finale correspond au dernier paragraphe du conte; la sanction y est négative : c'est le désespoir. Après «l'échec de sa mission, sans gouvernement» et après avoir ramassé «l'argent du Diable», il ne se trouve en conjonction (étrangement dysphorique) qu'avec son canyon, «le visage de la Patrie» recréé [99], et sa vache morte : «Il retourna dans son canyon invraisemblable et absurde, qui était le lieu d'Amérique où il se sentait le moins en exil» [99-100, au passé simple]. Cette séquence finale pourrait être intitulée "L'héritage ou l'hérédité de l'habitant" ou "Trompe-Souris".

Synthèse de la segmentation

I) Séquence initiale : "L"héritage des ancêtres" ou "Saint-Justin de Maskinongé" [p. 68-69]

II) Macro-séquence centrale : "L'exil" [p. 69-99]

A) Première série : "L'échec de l'héritier du canyon" [p. 69-85]

1) "L"héritage du cadet" [p. 69-70]

2) "Le voyage" [p. 70-71]

3) "L'héritage de l'oncle tavernier" [p. 71-78]

4) "L'héritage du Tchiffe" [p. 78-80]

5) "L'accouchement réussi" ou "L'accouplement raté" [p. 80-85]

B) Deuxième série : "L'échec de l'héritier du village" [p. 85-99]

6) "L'allaitement" [p. 85-92]

7) "Le ranch maudit" ou "Frank Laterreur" [p. 92-94]

8) "Le champion" [p. 94-96]

9) "Le fiasco" [p. 96-99]

III) Séquence finale : "L'héritage ou l'hérédité de l'habitant" ou "Trompe-Souris" [p.99-100]



L'actorialisation

Il y a conflit entre un acteur collectif, les ancêtres, et un acteur individuel, François Laterrière; les autres acteurs individuels gravitent autour de ce dernier; d'abord ceux qui sont présents, agents et anthropomorphes : son père : Esdras Laterrière, le curé (ou Monsieur de Saint-Justin), l'oncle de François : Siméon Désilets, sa tante : Biouti Rose, Timire : le commis de la taverne, le Tchiffe, la fille du Tchiffe : Églantine, Chaouac : la fille de François et d'Églantine, Jessé Crochu et Ramulot; la mère de François et la soeur de Siméon : Victoria Désilets, et le frère aîné de François sont des acteurs absents, patients et anthropomorphes. Les quatre servantes et leurs clients à Calgary, de même que les clients de Chaouac à Montréal, sont des acteurs collectifs, agents et anthropomorphes; d'autres aussi, secondaires. La génisse qui devient la vache morte du canyon est un acteur individuel, présent et patient et le petit boeuf qui tue Églantine est un acteur individuel, présent et agent; les deux sont non anthropomorphes, sauf par la personnification : la métamorphose; les taureaux que tue Frank Laterreur sont un acteur collectif, présent, agent et non anthropomorphe aussi.

Le père de François, son grand-père, «comme tous les Laterrière du comté de Maskinongé» [72, 76, 98], ainsi que Ramulot, appartiennent en outre à l'acteur collectif que sont les ancêtres, auxquels sont associés aussi le «Comité de la Survivance de l'Agonie Française en Amérique» [94 : «Parodie du nom du Conseil de la Vie française en Amérique», selon la note 21 du rédacteur] et «L'Académie» [95], de même que les parents des enfants en révolte contre Timire autour des «servantes laitières» [91], sans parler des «curés volants du bon Dieu», ces esprits qui ont poussé le Tchiffe à son sombre destin [73].



La spatialisation

L'espace est mondial, international et national : du rang du Trompe-Souris, à Saint-Justin de Maskinongé, au canyon, en passant par Montréal, Toronto, Winnipeg, Régina et Calgary; de Dublin à Calgary en passant par des espaces périphériques comme l'Autralie, la Chine, la Russie, et le Yukon; les ports de l'Est du Canada, où la tante tenancière a entrepris où poursuivi sa carrière [88], et Crête-de-Coq [72] ou Saint-Ursule de Maskinongé», d'où est venu l'oncle tavernier à Calgary [89]; «Edmontonne» et «l'Urope» : espaces "absents"[94]. Les espaces les plus concentriques sont : Trompe-Souris et Calgary, le bordel de Calgary et le bordel de Montréal, la maison du village où «François est en train de mettre la chicane» [69] et la maison du canyon avec son grenier et sa lucarne [85, 98-99, 100].

Le Farouest, son canyon et ses ranches sont l'espace ouvert (et centrifuge par rapport au rang du Trompe-Souris, à la paroisse, au village) par excellence; le comté de Maskinongé est un espace mi-ouvert mi-fermé (ou mi-public et mi-privé), comme le rodéo, la taverne, et les deux bordels; malgré sa lucarne, la maison est un espace fermé (et centripète) qui est le symbole, la figure ou le substitut de la mère-patrie, de la terre-mère, de la matrice, de l'utérus, de la femme (mère, putain ou vierge) : de l'«inaccessible Trompe-Souris» [100] -- une souris, ça trompe! C'est donc, parmi les espaces partiels, l'espace utopique de la conjonction avec une impasse, d'un côté ou de l'autre de l'Amérique... L'espace hétérotopique d'acquisition de la compétence, par le sujet qu'est François, est le rang du Trompe-Souris dans le village de Saint-Justin de Maskinongé (représenté par le curé jusque dans son patronyme), là où il était en rivalité avec son frère et son père pour sa mère; l'espace paratopique de sa performance, ce sont toutes les villes où il a séjourné (et qui l'éloignent de sa mère et de la terre de son père ou de son frère), le canyon (où il se rapproche de sa femme, s'en approche) et les deux bordels (qui le rapprochent des autres femmes : des servantes à sa fille en passant par sa tante).



La temporalisation

La fiction dure dix-sept ans et quelques mois au Trompe-Souris; deux ou trois ans du Trompe-Souris à Calgary; deux ou trois ans avant la naissance de Chaouac au canyon : «Un an passe» [83]; six ans à la touristeroume de Calgary pour le «dénommé Frank Laterreur» : «Ta fille a six ans, dit-elle, tu n'as plus qu'à la mettre au couvent»; neuf ans de Calgary à Montréal : «Chaouac atteignait la quinzaine» [97]; vingt-cinq ans du coup de pied au cul de Ramulot au retour à Saint-Justin [96] et trente ans entre le premier et le second départ de Trompe-Souris [99] : il y a donc une dizaine d'années passées dans la «petite touristeroume» à Montréal, pour «François Laterrière, ex-Frank Laterreur, champion déchu qui ne valait plus son poids de viande, lors quitta Calgary, emmenant sa Chaouac, petite flamme claire, sa seule ardeur» [97]... À la fin de l'histoire, François Laterrière a donc quarante-sept ans et sa fille, environ vingt-cinq. Par contre, si on tient compte de l'axe temporel de la destination (destin, destinée), il faut remonter au temps des ancêtres, temps plus ancien, antique, archaïque...



L'aspectualisation

De l'aspectualisation de la personne et de l'espace il a déjà été question jusqu'ici; l'aspectualisation du temps concerne d'abord et avant tout l'usage du passé simple ou du présent de l'indicatif comme temps de la narration, comme temps de commandement, appuyé par l'imparfait (comme temps de la description) et par le plus-que-parfait (comme temps de l'avant-narration). Le passé simple (le documentaire) éloigne, le présent (le commentaire) rapproche, le passé composé s'en approche. Le passé simple est le temps des ancêtres et le présent (de l'indicatif) est le temps de l'héritier. Le présent est à la fois temporel et spatial; c'est le temps du présent (du dialogue et du style direct, de la conversation et de la conversion) et de la présence (contre l'absence); mais un présent, immédiat, est aussi un cadeau, une offrande, un bienfait : un don -- ici, un don de langue : de l'anglais au français, de 1953 à 2001...



FIGURATIVISATION ET THÉMATISATION



La figuration

Dans ces Contes, le portrait se limite généralement au sexe, à l'âge et au métier ou à la profession de l'acteur : différence de sexes, différence de générations, différence de classes sociales. François, fils d'habitant, a seize ans au début du conte et, à quarante-sept ans, il roule carrosse, «grosse limousine noire» [98, 99, 100], comme un premier ministre -- pimp! Mais il ne manque pas de caractère : «de bonne race» [68], «honorable cultivateur», pas «un mauvais garçon» le «gars» du père [70], le «gars du Trompe-Souris», «content», confiant ou confident [71, 88], «envoyé de Dieu» [72, 73, 74], résolu [76], «dédaigneux et magnifique» [77], «un héros», «notre héros» qui parle comme un curé [77, seule trace du narrateur-raconteur]. Mais il a surtout du tempérament : «ébahi» [78], «furieux d'être veuf», «déjà troublé par la mort d'Églantine et l'échec de sa mission», «ahuri» [85], ahurissement dont il revient pour de la décontenance [88], offusqué par la fornication et «emporté injustement» [89-90], épouvanté [91], déchiré et tourmenté par sa conscience [92].

Son attitude envers les autres est ambiguë ou ambivalente : «Il accepta la chambre et refusa l'emploi, heureux de dormir près de Chaouac mais nullement enclin à se laisser souffler dans le nez par les buveurs de bière -- non qu'il méprisait ceux-ci; ils étaient des frères, des exilés comme lui et pour la plupart de même origine. La Taverne en effet est le seul lieu en Amérique où un Canadien peut parler son français librement». Cependant, François est un solitaire : «Mais François Laterrière n'aimait pas la conversation. C'était un garçon sérieux que les balivernes ennuyaient et qui savait que sur le principal tout a été dit il y a longtemps par des personnes autorisées, en particulier par Monsieur de Saint-Justin. Aussi préférait-il le grand air» [92].

Il est quiet jusqu'à sa rencontre avec le taureau blanc où il devient enragé, furieux, haineux; il a le sentiment de sa mission [93]; il est courageux et simple. Après les taureaux, du taureau blanc au taureau noir [94], du ranch au rodéo, c'est Ramulot qui paie les frais de la colère et de la fureur, de l'horreur, de Frank Laterreur : «Mais Ramulot ne veut pas attendre; il a fait demi-tour, il s'élance, il court et tout va bien dans sa fuite jusqu'au moment où, bien aplliquée, une terrible botte l'atteint, qui lui relève le train inférieur, lui rabat d'autant le supérieur, de sorte qu'il continue dans l'air, Icare à la face fouineuse, vers le prochain tas de fumier; dans ce cas il pique du front étrette, y entre et si avant que François, dégoûté, abandonne la partie». Le terrible Frank, le toréador, est dégoûté par un «crotté» [96]. Du dégoût et de la terreur, il passe à la ruse : le champion du rodéo devient le champion du lit, après les deux congédiements des ranches [94] et avant la faillite du bordel et deux autres congédiments. C'est alors la déchéance : le métier de boucher, le milieu du bandit et le monde du souteneur [97]. Mais la fortune lui sourit, comme la prospérité à Cadieu [cf. «Cadieu» : LA VALORISATION] : riche, il a gardé sa foi et sa langue, selon le curé qui l'approuve; mais de cette approbation, François se sent triste et indigne; sa tristesse tourne au désespoir [99, 100].



À part François Laterrière, le seul acteur dont le parcours figuratif est plus ou moins élaboré est Biouti Rose, qui a beaucoup de caractère et de tempérament : «et puis il y a Biouti Rose, mon Irlandaise; tu la connais : elle te cracherait l'enfer à la face si elle connaissait ta proposition», dit son mari au Tchiffe dans le premier segment [74]. Mais son parcours est interrompu jusqu'au début du troisième segment, où elle éprouve de la pitié pour son neveu qu'elle n'a pas encore reconnu [86]. La patronne est curieuse, intéressée [85], attentionnée et (bien?) intentionnée [86]; elle est autoritaire, mais sereine [87]; elle est compassive [87]; mais d'«humeur vagabonde», elle a été conduit à la prostitution : «elle n'a pas toujours été une personne posée» [87]. Son mari le tavernier, l'oncle de François, Simon Désilets, a eu assez de poigne pour qu'elle devienne posée pendant cinq ans [89]. Ne partageant pas «certains préjugés» de son mari, elle a perdu ses moeurs et a été infidèle aux principes de celui-ci et elle a parti bordel [89]. Maquerelle, elle est comptable et se méfie des belles gueules, qui l'inquiètent [91]. Elle est compréhensive, habile et intelligente [90].

Son attitude envers la religion et la morale est satirique : «-- Imbécile, triple imbécile, ce n'est pas avec de la bière qu'on baptise un enfant! Tu n'as donc pas de religion!», crie-t-elle à Timire lors du baptême de Chaouac [87]; «tu ne penseras plus à me faire des génuflexions», dit-elle à son neveu [88]; «garde tes génuflexions pour d'autres» [91]. Elle prétend avoir des moeurs [90] : «j'ai des moeurs mais je ne suis pas curé» [92]. Elle est bonne conseillère [94]; mais, surtout, «nonobstant son âge et ses moeurs», elle est l'une des maîtresses de son neveu [97]...



L'iconisation

L'iconisation renforce la figuration par l'ancrage historique et l'illusion énoncive (ou référentielle) qu'elle provoque ou occasionne; les indices sont redoublés par les icônes et les symboles, par la symbolique de l'onomastique : par les toponymes et les anthroponymes. Certains toponymes peuvent être motivés; c'est-à-dire qu'ils sont significatifs par leur simple signifiant dans le conte. "Trompe-Souris" : tromperie, illusion, erreur; "Saint-Justin" [nom d'un martyr du IIe siècle] est aussi le nom du curé du village, curé qui est le destinateur de François; "Farouest" et "Edmontonne" ["Edmon tonne"], par la francisation de l'éloignement. Il en est de même des anthroponymes. "François" : Français, France, franc; "Laterrière" : de la terre, de la tanière; "Laterreur" : la terreur; "Esdras" : prénom traditionnel de la vieille campagne québécoise, comme le patronyme "Désilets"; "Timire" : diminutif pour un commis; "Jessé Crochu" : pour quelqu'un de plus ou moins "croche", de malhonnête; comme Jesse James; "Ramulot" : "rat mulot", pour quelqu'un de détestable et de méprisable; "Tchiffe" : par la francisation de l'anglais et de l'autochtone; "Biouti Rose" : par la francisation de la beauté; "Églantine" : autre prénom traditionnel, vieilli et presque péjoratif; "Chaouac" : pour un nom amérindien qui sonne comme une onomatopée, un cri, un vagissement [85]; "Victoria" : victoire : «Je l'ai : Victoria!» [72]...



La configuration

Les thèmes sont nombreux, mais ils peuvent être regroupés en deux séries de thématisation : une thématisation collective et traditionnelle ou habituelle et une thématisation individuelle et inhabituelle. La première série comprend : la famille, la foi, la langue et le pays (la paroisse et la patrie); c'est un pays incertain. La deuxième série comprend : l'ivrognerie (des Blancs venus du Québec, et donc de l'Europe, et du Tchiffe, dont les ancêtres sont venus d'Asie) et la sexualité (la prostitution et la maternité, l'accouplement et la grossesse, l'accouchement ou l'enfantemant et l'allaitement); c'est un certain pays. La soif de bière et de lait -- la bière étant au lait (et au petit blanc) ce que l'oncle est à la tante ou ce que le père est à la mère -- est le connecteur entre l'ivrognerie (la taverne) et la sexualité (la touristeroume); mais c'est aussi une soif d'idéal, une quête, une soif qui (ré)unit ainsi les deux séries.

De là, les parcours thématiques peuvent être rassemblés en deux principales configurations thématiques : celle de l'exilé qu'est François Laterrière et celle de la prostituée qu'est Biouti Rose (et que sont les «servantes laitières»). Mais il y en a une troisième qui court-circuite les deux; justement par la soif : la configuration thématique des taureaux et des vaches, du bétail -- faute de buffalos [76-77]; c'est un pays certain... C'est ainsi qu'il y a diverses configurations discursives (micro-récits ou mini-récits) conduisant à différents rôles configuratifs : le voyage d'un exilé [70-71], la taverne d'un tavernier [71-78], le canyon d'une génisse [78-79, 80-84], la chasse d'un ivrogne [79-80]; la touristeroume d'une femme de tavernier [85-92]; le ranch ou le rodéo (l'arène) d'un cow-boy [92-97] et la limousine d'un habitant [96-100].



Des figures et des thèmes, des rangs et des rôles : là, des routes; des idées et des valeurs, des programmes et des parcours : ici, des déroutes. Des cours et des concours, des discours et des récits : des rythmes!



NARRATIVISATION



La programmation narrative

Un ensemble de programmes narratifs qui s'emmêlent et s'enchaînent -- une chaîne narrative comme le schéma narratif canonique de la peine (effort ou labeur, ouvrage ou travail, chagrin et châtiment), dont il a déjà été question (de manière implicite ou explicite) au niveau de la segmentation et de la discursivisation, mais qui est un élément ou un aspect de la programmation et de la schématisation -- conduit à un parcours narratif, c'est-à-dire à un actant. La programmation narrative implique des moyens et des fins, des usages et des échanges en vue d'objectifs; mais il y a des obstacles entre les tireurs (les acteurs) et les cibles. Quelques acteurs ne sont que des programmes d'usage dans les programmes de base d'autres acteurs.



Le «monsieur premier venu» repoussant le Farouest jusqu'à Calgary n'est pas un acteur, pas plus que le «monsieur second venu» [70-71] et que l'indicateur du canyon [78]; si ce sont des acteurs, ce ne sont que des figurants, peut-être moins que le vicaire «pas métis pour un sou» qui unit François et Églantine [73], mais comme le bourreau responsable de la pendaison du Tchiffe [80] et comme les spectateurs du Rodéo de Cagary [94] ou comme les clients de la taverne ou de la touristerome (à Calgary ou à Montréal) ou ceux de Biouti Rose avant Calgary... Timire n'est qu'un programme d'usage, servir les clients de la taverne, dans le programme de base de Siméon Désilets qui est de gagner sa vie [72]; il n'est qu'un programme d'usage aussi, trouver des enfants pour téter les servantes laitières et ainsi les rendre infécondes pendant le temps de l'allaitement, dans le programme de base de la veuve de Siméon qui est d'éviter la fécondation de ses servantes par ses clients et d'ainsi administrer son bordel [85, 87, 88, 91, 92]. L'aîné des fils Laterrière, sans prénom, n'est lui-même qu'un programme d'usage dans un des programmes de base de son père qui est d'éviter «la chicane dans la maison».

Restent : l'historien Ramulot, le curé Monsieur de Saint-Justin (et les autres curés ou esprits), le père Esdras Latterière (et les ancêtres qu'il représente), le cinquième fils François Laterrière, l'oncle Siméon Désilets et la tante Biouti Rose, le père Tchiffe, sa fille Églantine et sa petite-fille Chaouac, les quatre servantes, les taureaux et la vache morte du canyon.

Ramulot est le représentant de l'Académie et de l'académisme, de l'histoire ou du passé; sa marque est la fleur de lis, fleur dont on marque les veaux au Farouest [95]; son affrontement ou sa confrontation avec Frank Laterreur consiste donc à savoir qui, des deux, est le veau : c'est Ramulot, qui se fait botter le derrière; Frank est le taureau, comme le capitaine Bove [cf. «La corde et la génisse» : LA MODALISATION SÉMIO-NARRATIVE]. Monsieur de Saint-Justin est à mi-chemin entre Madeleine de Verchères [77] et La Vérendrye [78] : il a un pied dans le village de Saint-Justin de Maskinongé et un pied dans le Farouest; c'est ainsi qu'il peut être le destinateur -- initial et final, même si la sanction échoue -- de François Laterrière : son programme narratif est celui de la colonisation et de l'émigration, ici deux formes de manipulation. Les autres curés sont aussi des manipulateurs, du Tchiffe directement et indirectement de François [73]. Esdras Latterière s'accapare de la "trouvaille" du curé et il manipule ainsi, lui aussi, le cadet de ses fils, son «gars» [68] et le «gars» de Siméon [71], son «garçon François» [69] qui «n'est pas un mauvais garçon»; son cinquième fils est quand même un adversaire, un rival qui pourrait s'établir «à ses dépens» et aux dépens de ses ancêtres, de tous les Laterrière [70], sauf qu'il fait déjà partie de «ce surplus humain» [99]...



Le parcours narratif de François Laterrière est évidemment le plus important et le plus signifiant du conte, le plus significatif : c'est celui qui, pour être «un habitant» selon l'idée du curé [69, 70] et pour devenir «un honorable cultivateur» selon l'avis du même [70], doit s'exiler; c'est son principal programme narratif d'usage. Il multiplie donc les programmes narratifs (d'usage) : écouter [69-71], partir et voyager [71-72], arriver [71], boire [71], se confier ou se confesser [71-72], parlementer [73-75], se marier et faire la noce pendant huit jours [75-6], chercher des vaches [76-77], se contenter d'une génisse [77], trouver le canyon et en redescendre un an plus tard [78], descendre à Calgary pour chercher un petit boeuf [79] et pour assister -- ce qui «n'avait pas été prévu dans l'itinéraire» [80] -- aux funérailles de son oncle et au procès et à la pendaison de son beau-père [79-80], retourner au canyon [82], se quereller avec sa femme [83] avant de l'engrosser et de construire «une maison de style québécois» pour son éventuelle famille [84-85], tuer le boeuf et quitter ou fuir le canyon avec sa fille [85], retourner à la taverne de son oncle et boire [85], se coucher très changé [86], raconter [88], s'indigner [89] et s'emporter [90] ou s'épouvanter [91], finir par approuver [92], dormir auprès de Chaouac [92], s'embaucher sur un ranch [93], combattre les taureaux, d'abord sur les ranches et ensuite dans l'arène, et changer de nom [93-94], battre Ramulot [95-96], servir les servantes et sa tante lors d'une noce de quatre ans et en faire faillite [97], quitter le Farouest, devenir boucher, bandit et souteneur, s'enrichir [97] après avoir «roulé fort bas» [100], retourner à Saint-Justin raconter à son curé ce qui précède [96] et lui dire qu'il a échoué [98], prendre congé du curé et de la paroisse québécoise et se souvenir [99], retourner à Montréal et vendre sa touristeroume [99], revenir à son canyon [100].

Dans sa narration déjà, François avait récapitulé et esquissé la suite. Il a fini par ressembler aux taureaux : «Il était arrivé que le dénommé Frank Laterreur, à force de se mesurer à des taureaux, avait fini par leur rassembler» [97]. Il a fini par ressembler à son père -- père de cinq fils (et de combien de filles?) -- et par coucher avec «les servantes laitières» [91, 96] : «il profita de ce qu'elles étaient les nourrices de sa fille pour s'immiscer peu à peu dans leur intimité, tant à la fin que la clientèle cessa de recevoir les soins auxquels on l'avait habituée»; il sert aussi sa tante, comme un taureau sert les vaches : «mais Biouti Rose n'y pensait pas, car elle était, nonobstant son âge et ses moeurs, aussi bien servie que les servantes» [97]. Il a alors été congédié par Jessé Crochu -- il l'avait déjà été deux fois sur les ranches [94] -- parce qu'il a perdu sa haine des taureaux, qui ne le détestaient plus, et puis par Biouti Rose, quand Chaouac a eu six ans, donc après quatre ans de noce et deux ans de débâcle ou de débandade. Il a quitté Calgary avec sa fille; il est devenu boucher à Régina puis à Winnipeg -- n'est-ce pas encore là sa haine du boeuf, du taureau? -- et «gagnestère» à Toronto; il s'est retrouvé à Montréal où il a parti «une petite touristeroume», même si sa fille était encore mineure : Chaouac avait quinze ans, mais elle était instruite et belle. Ils ont ainsi fait fortune en transgressant en quelque sorte l'interdit de l'inceste, tout au moins par clients (ou personnages) interposés; la transgression de l'interdit du meurtre (des taureaux, du père) avait plutôt conduit à la faillite [97]...



Siméon Désilets s'est lui aussi exilé du même comté, mais pas pour devenir habitant : pour devenir tavernier pour les exilés; sa taverne est son gagne-pain; son commis et sa femme l'aident dans cette tâche; le Tchiffe aussi, en y buvant l'argent de sa pelleterie : «un rouleau de piastres gros comme une cuisse de fille» [79]. Mais l'imprévu, c'était qu'il en mourrait [80]... Sa femme n'en meurt pas, elle; elle vit de sa mort en partant bordel, comme elle a vécu des fruits de la prostitution avant son mariage; c'est une "veuve joyeuse" qui se sert de ses servantes, de son commis, de son neveu et de la fille de celui-ci. Elle est «quitte envers le défunt Siméon» [97] -- mais, malgré sa promesse aux servantes [87], elle est sans enfant!

Le chef a eu une fille, a continué à chasser et à boire après son programme narratif de base qui était de marier celle-ci à un Blanc; il a commis un meurtre et a été puni : destin de l'autochtone, destin chtonien. La fille du chef, dont le programme narratif de base n'était vraisemblablement que d'enfanter une métisse, a épousé un Québécois [75], s'est inquiétée de l'humeur de son père [77], a quitté Calgary avec son mari vers le canyon [78], a éduqué la génisse [79], s'est alourdie et est devenue «ambassadrice» [84] avant d'en mourir en accouchant : «belle Églantine» [85]. Quant à la petite-fille du même chef -- une fois baptisée au petit blanc : au petit Blanc! --, son programme narratif d'usage a été de téter, de survivre ainsi, et ensuite, à quinze ans, belle comme sa mère, de se prostituer, elle qui avait été destinée au couvent par sa grand-tante congédiant son père [97]. Il semble que son programme narratif de base soit de servir son père, de servir sa cause : n'est-elle pas «sa seule ardeur»?...

Du destin de Chaouac après la vente de la touristeroume par son père il n'est pas question dans la version définitive (critique) du conte; mais, dans la version originale, il y a une variante qui avait déjà été supprimée dans l'édition intégrale, sans doute parce qu'un peu trop parlante; elle se lisait ainsi, avant les deux dernières phrases du texte : «Cette limousine aussi il la vendit. Bientôt il fut libre d'aller à sa guise. Il retourna dans le Farouest. // Chaouac, sa fille, épousa un Tchiffe, lequel, en ayant contre les Blancs, la battit comme du blé; elle rendit tôt son froment. Quant à lui, François Laterrière, fils d'Esdras et cousin de tous les Laterrière du comté de Maskinongé, il vécut encore quelques années» [100, en italiques dans la variante]. C'est donc dire que la fille a été punie à cause de son père et de son grand-père; «fillette infortunée» finalement [89], elle a rendu l'âme avant son souteneur de père : avant François Laterrière, fils d'Esdras!

Entre les femmes et les vaches, il y a les quatre servantes laitières : allaiter est leur programme d'usage, leur programme de base étant de servir les clients de la touristeroume de dix chambres [90], puis de satisfaire François Laterreur [97].



Parmi les taureaux, se distinguent le petit boeuf, le taureau blanc et le taureau noir représentatif de toutes les bêtes que Laterreur combat et tue. Le programme narratif de base du petit boeuf, de veau devenu animal requis, est de servir la génisse devenue vache afin d'engendrer un troupeau; mais il n'a pas le programme de base qu'il faut et il échoue [83] et se brouille avec elle [84]. Il se venge en tuant l'ambassadrice Églantine et en est mortellement puni par François [85]. Après les vaches rêvées ou souhaitées [76] et les vaches gardées [92], viennent les taureaux : le taureau blanc, qui est très certainement une figure du père [93], les boeufs [93], «dix boeufs en une semaine» et d'autres dans un autre ranch et dans l'arène [94]. Laterreur se métamorphose en taureau : «Et, tiquant du cou comme un taureau, il avance à sa rencontre» [95]; il finit par leur rassembler et par ne plus les détester [97].

La programmation narrative de la vache morte tient de la stratégie ou de la métamorphose narrative, parce que "La vache morte du canyon" est le titre du conte et parce que c'en est le leitmotiv [85, 98-9, 100]. Son programme narratif de base est paradoxalement de mourir, même quand elle est encore une génisse et une taure [78], souffrant en quelque sorte d'anorexie à la puberté [79]. Elle aussi a soif et son squelette se détache d'elle, mais elle «se sent mieux morte que vive, libérée des besoins qu'elle ne pouvait satisfaire et qui la harcelaient [80-81]. Elle n'a plus faim ni soif : «elle veut simplement mirer dans l'eau le spectre qu'anime sa joie» [82]; elle est bien morte, prétend-elle, son squelette au bord de la fontaine en étant, pour ainsi dire, la preuve vivante [83]. Après avoir repoussé le veau qui la dégoûte, elle tente de le séduire, sans succès parce que «carne refroidie» [84]. Il ne lui reste plus qu'à monter au grenier de la maison et à regarder et beugler, dans l'attente du «maître» promis par le curé bénissant sa maison [99]...

Cette personnification de la vache prend la forme de l'apprentissage sexuel d'une jeune fille et d'un jeune garçon. Au début, elle est encore une enfant : «Avec le printemps cette génisse était devenue une taure; elle n'y prit garde et continua de paître; son profit cependant était moindre; elle croissait au ralenti. Vint l'été; elle ne crût plus et s'étonna» [78]. Après une phase d'éducation ou d'instruction par Églantine, il y a une période de latence (de mort : de frigidité?) : et de pudeur : «À quoi la vache resta froide» [82]; «Un an passe, Le veau, devenu l'animal requis, commence à lever les yeux vers la vache. Un jour, enhardi, ce sont les pattes qu'il lève, mais il n'a pas de chance : la vache, qui se méfiait, l'a vu se dresser; elle fait un saut de travers; voilà le boeuf par terre»; puis, vient le dégoût [83]. Le «pauvre garçon» qui ne voulait que la servir n'est quand même pas nécrophile; mais il souffre de sa défaillance, de sa castration : «Et son amour, sans exutoire, retourne contre lui; il se sent la tête grosse, il a l'oeil brouillé de sang; il voudrait se moudre les os contre le roc; le canyon retentit de ses mugissements. Tant à la fin que la petite vache a pitié de lui» [83-4]. Elle fait preuve de séduction : «-- Après tout, lui dit-elle, même si je suis morte, cela ne m'empêche pas d'en manger un brin ici, d'en boire une goutte là. Pourquoi n'en serait-il pas de même pour la bagatelle? Va, mon pauvre, ne sois plus malheureux, ne te gêne pas, use de moi comme tu voudras : cela m'est égal»; mais il ne veut pas d'une «carne refroidie» [84].

Ils se chicanent, comme Églantine et François auparavant : «Elle le traita de sauvage; il la traita de sauvagesse. Bref, ils se chicanèrent» [83]. Ils se brouillent à cause de leur tempérament, de la différence sexuelle : «L'amour est le ménage de la vie et de la mort; il est assez naturel qu'une des parties ait les humeurs plus froides que l'autre» [84], la libido n'étant que masculine (active, voire agressive) selon Freud... Jusque-là, il semble qu'Églantine était encore vierge ou, tout au moins, pas encore engrossée : «Pendant ce temps François ne restait pas oisif; après avoir parlé pour ne rien dire (ce qui lui fit la voix) il trouva le mot requis; et ce fut ainsi que la vertu de la race, d'abord inopérante, un jour porta fruit. Églantine, mystérieusement touchée, s'alourdissait en souriant» [84]. C'est-à-dire qu'il est devenu «l'animal requis» pour servir sa femme, «la vache requise» [77]. Le parallèle entre François et Églantine d'une part et entre le taurillon et la taure d'autre part est complet -- moins la consommation du "mariage"...

Églantine va alors «du petit boeuf à la petite vache, de la petite vache au petit boeuf»; elle est narcissique, la grossesse étant une psychose réussie [cf. Green] : «Cet échec d'ailleurs ne la touchait guère, ayant réuni en elle-même l'accord des humeurs contraires» [84]. Malgré son prénom, la fille du Tchiffe, «une sorte d'Iroquois» [73], est sans doute aussi la fille d'une Blanche; ce qui expliquerait le désir de son père de la marier à un Blanc (qui lui donnerait son nom), les «humeurs contraires» étant donc sexuelles, linguistiques et ethniques. Pendant ce temps, François construit un nid, une maison où le présent (la femme, la mère) réunira le passé (les ancêtres, le père) et l'avenir (l'héritier, le fils). Mais le petit boeuf, frustré, las de "se masturber", est attiré par la «ventripotente» Églantine, «ambassadrice» et il la "viole" : «Il ne répond pas, continue d'avancer. Églantine, devinant son projet, pousse des cris perçants. Cet émoi prouve à l'animal qu'elle est bien vivante; frustré par une vache morte, il n'en demande pas davantage. La morphologie de l'une et de l'autre parties ne se prête pas à leur rencontre. La belle Églantine en meurt. François, accouru sur les lieux et furieux d'être veuf, tue le boeuf; puis il s'écroule sur les deux cadavres. Lorsqu'il revient à lui, il entend des vagissements; c'est une petite fille, qui se débat dans le sang de sa mère et du monstre» [85]. Le taureau ne s'accouple, ne forme un couple, que dans la mort; mais sa «morphologie», son "orgasme", précipite un accouchement...



La schématisation narrative

La schématisation narrative, déja esquissée jusqu'ici, a comme centre la vache morte du canyon : c'est l'objet de valeur. François Laterrière est évidemment le sujet; sa marque, ce sont ses (quinze paires de) souliers de beu [75, 77, 99], qui lui ont permis d'arriver au Farouest et de combattre les boeufs, mais qu'il a remplacés ou déplacés par des bottes : «Elle le débotta, le mit au lit» [86], «une terrible botte l'atteint» [96]. Esdras Laterrière, représentant de l'héritage des ancêtres, est l'anti-sujet; les taureaux en sont le substitut, la figure, le symbole ou le signifiant phallique : le taureau n'est-il pas l'incarnation du père dans la corrida, comme le Père Noël est la réincarnation du Père mort, avec la substitution -- la transsubstantiation, la transvaluation -- de l'arbre (de Noël) à la croix (de Pâques)?...

Le curé est le destinateur de François, alors que les Laterrière (dont l'aîné des fils) sont le destinateur d'Esdras (qui est aussi le destinateur de son fils aîné) : François ne se dissocie-t-il pas de la lignée en changeant de nom? Les deux premiers patrons de François et Ramulot sont l'opposant du sujet; Jessé Crochu est d'abord son adjuvant, puis son opposant lorsqu'il le congédie. Son oncle et le commis de la taverne sont aussi du côté de l'adjuvant. Le destinataire, tout au moins dans l'édition originale [cf. variante], est le Tchiffe (le père et le mari de Chaouac), la compulsion de répétition ne pouvant mener qu'à la compulsion d'aveu, qu'à la punition.



Restent les femmes!

Pour cela, il faut passer des acteurs aux actants : la vache morte est un connecteur d'actants. D'une part, elle représente le Pays : la patrie et la paroisse, le pays incertain, un pays tellement incertain qu'il se meurt, que la nation est à l'agonie, malgré, à cause ou grâce au «Comité de Survivance de l'Agonie Française en Amérique»; la famille, la foi et la langue s'effilochent. D'autre part, la vache morte représente la Femme : la Vierge (Églantine, Chaouac), la Putain (Biouti Rose, les servantes, Chaouac) et la Mère (Victoria, Églantine, les servantes). Biouti Rose est littéralement le substitut de la mère de François, non pas Georgiana ou Valéda [72] mais Victoria Désilets : «la meilleure fille du monde!», s'écrie son tavernier de frère [74]. C'est Biouti Rose qui prend soin de son neveu, qui le débotte, qui traite la fille de celui-ci comme sa nièce, alors qu'elle ne l'est pas, et qui couche avec lui; qui fait donc mieux que sa mère : «-- Non, répondit Biouti Rose, ce n'est pas pour toi, pour moi ni pour personne; il n'a pas une cenne et il est malade : sa mère elle-même n'en voudrait pas» [86, souligné par nous]. Et, sa fille n'est-elle pas la sienne [88]? Non seulement donc y a-t-il inceste entre le père et la fille, mais aussi entre le fils et la mère... Le Sujet est l'Exil et l'anti-Sujet est l'Héritage ou la Tradition; l'Adjuvant est la Débrouille, le débrouillage, la débrouillardise, le système D, tandis que l'Opposant est l'Embrouille, l'embrouillage, l'embrouillami. Le Destinataire est le Métissage (politique, ethnique, linguistique), jusque dans la langue du conte : le «frenchifrança» [94] -- l'anglais et le français dans le québécois...



L'évaluation et la modalisation sémio-narrative

Le protagoniste, François Laterrière, est évidemment le sujet de faire, sujet qui est porteur d'une morale et d'une philosophie et qui est pris dans le filet de la stratégie narrative. Il est mû et motivé par un croire-devoir-être et un croire-pouvoir-être un habitant au niveau de sa compétence épistémique, dont découlent ou dérivent un croire-devoir-faire et un croire-pouvoir- faire constitutifs de son éthique, de sa performance éthique (et épique) : émigrer, s'exiler. La syntaxe du croire, le credo, est le pivot narratif du suspense, de la charge sémantique et de la décharge syntaxique. Il n'y a pas de suspense sans croyance au contact -- c'est là tout le tact de l'observateur -- et sans confiance au contrat, sans liturgie et sans fiducie. Le suspense est la trajectoire narrative, le projet narratif et le trajet narratif, de la stratégie narrative.

Dans son faire pragmatique, François n'a pas la capacité d'agir sur les choses; opération qui lui est impossible dans le rang du Trompe-Souris; il n'y a pas le faire-être. Il doit donc s'en remettre au faire-faire de la manipulation; mais son intervention ne peut avoir lieu qu'au loin car l'antagoniste, Esdras Laterrière, l'en empêche dans le faire-ne pas faire de l'empêchement. François est lui-même victime de la manipulation : de la tromperie (du curé), de la flatterie (de son père) et de la ruse (de son oncle et de sa tante); il connaît le mensonge et l'illusion, guidé ou trompé en cela par son destinateur de curé qui croit encore à «la conquête du Farouest par les nôtres» -- en quelques photos [98]! Pourtant, il ne manque pas de savoir-faire (pragmatique); ce qui lui manque, c'est un faire-savoir (cognitif) : la parole. Il n'est pas une personne autorisée à parler comme Monsieur de Saint-Justin [92]; il n'a pas souvent «le mot requis», il n'aime pas parler : il n'a pas l'autorité, la souveraineté, de la parole, même s'il s'est fait la voix... Lui revient le travail : la fécondité et la productivité. Il est ainsi le jouet du faire persuasif, du faire-croire et du faire-paraître-vrai, que maîtrisent le curé, son père (mais moins), son oncle et sa tante.

Au début, son sous-code d'honneur est la fierté, la fierté ou la dignité de l'habitant; sous-code qu'il partage sans doute avec son père et avec son frère. Puis il connaît l'humilité dans son canyon et, ensuite, une quelconque souveraineté d'un bordel à l'autre; il finit dans la soumission, la servitude, le déshonneur, la honte, l'indignité. Son vouloir-faire et son pouvoir-faire l'ont conduit au fiasco : son falloir n'a plus de valoir. À cause de son coeur d'habitant, il a été la proie du choeur des ancêtres [85]. On lui avait promis la liberté et l'indépendance, la souveraineté; il n'a connu que la domination (sur l'axe de la puissance) et que l'obéissance (sur l'axe du pouvoir), que l'impuissance -- sauf sexuellement...



AXIOLOGISATION



L'idéologisation

Nul doute que, lors de la parution de la version originale du conte en 1953 et de la version définitive (à quelques variantes près) dans les Contes du pays incertain en 1962 et dans l'édition intégrale des Contes en 1968, François Laterrièree a pû être identifié comme la figure ou le symbole du Québec, d'un Québec qui a jadis cherché à conquérir l'Amérique (du Nord), mais qui a échoué dans sa mission et qui ne réussit pas à faire un pays d'une nation et est ainsi au bord de la démission. L'opposition entre le Canadien (français) et l'Anglais est patente; c'est là l'idéologie nationaliste, voire régionaliste, et la politique nationale et populaire. Cependant, ce type d'idéologisation -- de révolutionnaire (mais François est plutôt un révolté) peut-être devenue réactionnaire -- est contrecarré par le métissage (linguistique et ethnique) : métissage entre le Tchiffe et la mère d'Églantine, entre Biouti Rose et Siméon Désilets, entre François et Églantine, entre François et Biouti Rose, entre François et Chaouac, entre Chaouac et l'autre Tchiffe (en 1953). De cette manière, l'autochtonie dispose de l'idéologie!



La valorisation

Parmi les valeurs pragmatiques (ou descriptives, sensibles : "saveur", "senteur", "odeur", etc.), les valeurs idéologiques (la foi, la morale, la religion, la littérature, le folklore), les valeurs politiques -- valeurs qui culminent dans l'épisode du "rat mulot", un surmulot : «Rat commun qui s'est répandu en Europe et en Amérique au XVIIIe s. [Le Petit Robert 1, p.1896] (sic!) -- et les valeurs juridiques (le mariage de François, le procès et la pendaison du Tchiffe, la faillite de Frank) sont déterminées par les valeurs linguistiques et les valeurs économiques. Celles-ci tournent autour du travail et donc de l'argent. Le travail (comme productivité et fécondité, comme production et reproduction) est relié ici à la transgression de l'interdit : de l'interdit du meurtre, combattre et tuer les taureaux équivalant à un parricide, et de l'interdit de l'inceste (neveu/tante : fils/mère, père/fille), inceste qui passe par la prostitution : «la fornication» [89-90]. La prostitution s'oppose à l'échange direct des personnes, en faisant intervenir des biens, la marchandise-argent permettant d'accéder aux marchandises-corps ou aux corps-marchandises. Mais les alliances matrimoniales et les régimes matrimoniaux font aussi intervenir les biens sous forme de dot ou de don, voire de reconnaissance de dette. D'une manière, la prostitution est à l'inceste ce que la guerre (pour ou contre, avec ou sans le terrorisme) est au meurtre : c'est la perversion ou la subversion de l'interdit...

Les valeurs modales (et/ou cognitives), qui sont déjà des affects jusque dans la volonté, sont conditionnées par les valeurs thymiques, par l'humeur. Deux types d'humeur dominent le conte : l'humeur physique ou sexuelle et l'humeur psychique ou personnelle. L'humeur sexuelle, c'est le désir actif (ou agressif) et positif des hommes et des femmes, le "désir" du petit boeuf, le désir de François contre/pour les taureaux; c'est aussi le non-désir passif (ou dépressif) et négatif de la petite vache; c'est enfin le désir (possessif ou non) des clients des prostituées. L'humeur personnelle (la "mauvaise humeur" de l'acteur et du narrateur ou de l'observateur), c'est le pessimisme viscéral, contrairement à l'optimisme sentimental de «Mélie et le boeuf» [cf. L'UNIVERSALISATION : L'identification secondaire]; c'est la dysphorie qu'il y a dès le début de la séquence centrale et qui triomphe dans la séquence finale : l'agonie de la valeur?



L'universalisation

L'Objet de valeur est traversé et travaillé, transi [de "transe", "agonie", "mort"], par les valeurs (d'échange, d'usage ou d'usure), par la répétition des valeurs (pragmatiques, modales ou thymiques) et par les valences (les valeurs de la valeur) : par les isotopies et par les axiologies.

Les deux principales isotopies sont l'agriculture (qui est l'isotopie dominante) et la sexualité (qui est l'isotopie déterminante). L'isotopie agricole, agraire ou chtonienne est une isotopie anthropologique (économique, juridique, politique, idéologique et sociale ou socio-historique); elle rend compte de la décadence de la campagne québécoise -- il n'y a plus assez de vaches -- et de la déchéance de la paroisse québécoise et ainsi de l'exode vers d'autres campagnes; mais, en fait, il s'agit de l'exode rural : c'est la ville qui en bénéficie. L'isotopie sexuelle est métapsychologique (économique, dynamique et topique); elle met en scène la famille et les rapports de rivalité entre le père et le fils pour la mère : en un mot, le conflit de générations et le complexe de castration tributaires de la différence sexuelle. La sexualité est à l'agriculture ce que le froment est au blé; de là, les rites agraires ou chtoniens de fécondation, de fécondité et de fertilité -- et, de là aussi, «[d]ans le langage mystique, le froment des élus, ce qu'il y a de plus saint dans la doctrine + Se dit aussi des âmes les plus pures, les plus saintes» [Bélisle, p. 538, en italiques dans le texte]...

Victoria Désilets est mère, Églantine est mère, les servantes sont mères; mais Biouti Rose et Chaouac ne le sont pas : avec elles, s'arrête la fécondité, limitées qu'elles sont à la prostitution. La maternité implique l'accouplement, la grossesse (la gravidité) et l'accouchement (l'enfantement) mais, ici, surtout l'allaitement : le lait, et donc les servantes laitières, est le connecteur d'isotopies entre l'agriculture (donc la production) et la sexualité (dont la prostitution). L'isotopie liquide du lait, de la bière et du petit blanc -- et l'oncle tavernier n'avait-il pas promis au Tchiffe «un beau gars de Maskinongé, pas sauvage et blanc comme du lait» [74, souligné par nous]? -- est la régression au stade oral (le lait) ou cannibale (la carne) : Chaouac -- et donc François, fixé au sein [88] et qui a pleuré quand il a quitté sa mère [99] -- a remplacé les «enfants goulus» auprès des servantes laitières (mieux servies par François, un «cow-boy» [92, 94], que par Timire), justement à cause des mères taries : Biouti Rose ou Victoria Désilets, qui n'a plus de lait pour son cinquième fils, pour le cadet qui devrait être son benjamin. La vache morte du canyon -- la "vache maudite", la "maudite vache" -- est une vache tarie parce que vierge; mais c'est aussi la mère tarie et la terre tarie : le foin que la ferme n'a plus pour ses vaches et pour ses fils et ses filles, les enfants de la paroisse et de la patrie [99]. -- Pourtant, Esdras et ses ancêtres, comme les parents des enfants goulus, veillent au tarissement : au jaillissement des larmes...



L'agriculture se situe du côté de l'univers sociolectal ou collectif; c'est la transformation de la Nature, la non-Nature. Mais c'est une transformation qui ne suffit plus à nourrir les habitants de la campagne et qui ne parvient pas à les garder; aussi y a-t-il exil : non-Culture. La sexualité se situe du côté de l'univers idiolectal ou individuel; habituellement, c'est, comme maternité, la négation de la Mort : la non-Mort; tandis que la sexualité, comme prostitution, est la négation de la Vie : la non-Vie. Sauf que la prostitution est investie ici positivement; il faut donc inverser les valeurs et les contenus et associer de manière complémentaire la maternité (Victoria, la mère, la terre) à la Mort et la prostitution (les servantes laitières, les putains, Chaouac) à la Vie. La prostitution est à l'exil, au «canyon invraisemblable et absurde», ce que la maternité est à l'agriculture, à l'«inaccessible Trompe-Souris»... Parce qu'il y a transgression de l'interdit du meurtre et de l'interdit de l'inceste, l'idiolecte triomphe du sociolecte, les valeurs d'absolu des valeurs d'univers, avec les plus graves conséquences pour la destinée d'une société, d'une formation sociale en déperdition.

D'un point de vue métapsychologique plutôt qu'anthropologique, le sociolecte est l'équivalent du surmoi (l'autorité, la censure, la destination) et de l'idéal du moi (la conscience, l'auto-censure, la médiation); alors que l'idiolecte est l'équivalent du moi (idéal) et du ça. Le sociolecte promeut un idéal symbolique : ici, l'héritage du père et des ancêtres qui est l'idéal de François, l'hérédité de l'héritier; l'idiolecte ne peut renoncer à un idéal imaginaire : la limousine d'un premier ministre, et à un imaginaire idéal (spéculaire ou duel) : le sein de la mère (ou de la terre); il n'y a pas d'idéal imaginaire : un "moi-toi", mais il y a un imaginaire idéal : un "soi" [les lexèmes en italiques sont des adjectifs qualifiant des substantifs]...

Le principe de réalité (symbolique), qui est un aménagement du principe de plaisir (réel), est l'ennemi du moi idéal et l'arbitre du sociolecte; mais il y a un au-delà ou un en-deçà du principe de plaisir : le sentiment de culpabilité, la compulsion de répétition, la pulsion de mort... C'est pourquoi et ainsi que le sujet agoniste (agonique, agonal), François Laterrière, a finalement comme objet de valeur lui-même, Frank Laterreur, le tueur; sa quête d'identité n'est pas surtout nationale ou globale, idéale -- l'idéalisation échoue autant que l'idéologisation -- mais autrement radicale ou fondamentale, plus générale : c'est -- en ex-il -- la quête (oedipienne) de chacun!



Qui n'est pas exilé a sans doute de la difficulté à s'identifier à un exilé : soit par investissement ou désinvestissement, soit par surinvestissement ou sous-investissement, soit par contre-investissement des valences. Mais François Laterrière, alias Frank Laterreur, reniant ainsi le nom de ses ancêtres (et n'étant plus ainsi un cultivateur, un fermier, un paysan), est un habitant exilé, avec des habits (user des souliers de beu : son frère), des habitudes (tuer des taureaux : son père) et des habitus (coucher avec des "vaches" : sa mère); c'est un habitant de la Terre, un être vivant qui habite, qui aime et qui hait, qui haime. L'habitant a besoin de s'abriter, d'un abri où vivre, d'une maison où retourner; mais souvent il se trompe de porte quand il revient et, parfois, il repart vers un "Grand Canyon"...

-- Ainsi va la vie, dit-on, non sans «quelques difficultés de narration» [97, 98]!

18 décembre 2001