La syntaxe fondamentale est celle des
catégories,
alors que la syntaxe narrative profonde est celle des
modalités, qui sont des jugements ou des sentiments à
propos des catégories; les catégories et les modalités
sont des valeurs, donc des affects (thymiques), dont les
dimensions (cognitive et pragmatique) de la sémiotique
discursive sont les représentations. Au niveau
syntaxique, la structure élémentaire de la signification
constitue en système les univers sémantiques dans leur
ensemble :
1°) C'est un réseau relationnel, la relation pouvant être
différence ou ressemblance, altérité ou identité, entre
au moins deux valeurs-termes (ou sèmes) de l'axe
paradigmatique (du ou... ou) et de l'axe syntagmatique
(du et... et) conduisant à la signification.
2°) C'est une typologie des relations élémentaires :
a) La contradiction est la relation qui
existe entre
deux termes de la catégorie binaire assertion/négation,
l'assertion n'étant pas synonyme de l'affirmation, mais
étant le contradictoire de la négation : c'est un des
deux termes de la catégorie transformation conduisant
au faire. La négation est l'opération qui établit la
relation de contradiction, donc de disjonction, entre un
terme rendu absent et son contradictoire qui acquiert
ainsi une existence; elle ne se confond pas avec la
privation ni avec l'opposition : le binarisme n'est pas
un simple dualisme. Les termes deviennent des points
d'intersection menant à des étiquettes, quand il y a
lexicalisation.
b) La complémentarité est la relation entre un
subcontraire et un contraire par présupposition
particulière (singulière ou unilatérale) ou implication
(non-contrariété) et donc conjonction.
c) La contrariété, contradiction particulière, est la
relation de présupposition réciproque des termes, où la
présence de l'un présuppose la présence de l'autre et où
l'absence de l'un présuppose l'absence de l'autre; le
terme contradictoire de l'un implique le contraire de
l'autre. La contrariété est constitutive de la catégorie
sémantique (ou de la non-contradiction). La
subcontrariété est une relation entre deux subcontraires.
3°) C'est le carré sémiotique, entendu comme la
représentation visuelle de l'articulation logique d'une
catégorie sémantique quelconque. Se distinguent, dans le
carré sémiotique, les axes (des contraires et des
subcontraires), les schémas (positif et négatif) et les
deixis (positive et négative). Il y a schéma positif
quand le terme premier des contradictoires appartient à
la deixis positive; il y a schéma négatif quand le terme
premier est situé sur la deixis négative. La deixis est
la dimension fondamentale du carré sémiotique qui réunit
un contraire avec le contradictoire de l'autre contraire
par la relation d'implication. Les deixis (la dénégation)
conditionnent les schémas (la négation), qui commandent
les axes (l'assertion). Les deux relations de contrariété
(des contraires et des subcontraires) conduisent à une
contradiction et les deux relations de complémentarité
(des deixis) conduisent à une contrariété; il y a alors
des métatermes contradictoires, comme la vérité et la
fausseté, et des métatermes contraires, comme le secret
et le mensonge (ou l'illusion). Un terme complexe peut
réunir deux contraires et un terme neutre peut réunir
deux termes subcontraires ou se situer entre les deux.
La syntaxe fondamentale est faite de rythmes, de
tensions, de rétentions, de "missions" (missives,
émissives, rémissives, permissives, etc.) : le
tempo et
le momentum y sont la modulation de la vitesse (de la
lenteur à la rapidité, de la décélération à
l'accélération), où le temps s'abolit dans l'espace et où
l'espace s'aliène le temps : affaire de jets et de
rejets, de coups et d'éclats [cf. Zilberberg].
APPLICATION OU ILLUSTRATION
(En collaboration avec Danielle Conway)
Denys Arcand
[Cinéaste québécois né en 1941]
Jésus de Montréal
Canada; 1989.
Un film est un texte et donc un récit; mais il
est d'abord un film par sa substance de l'expression, qui
allie le langage verbal (la bande-son) et le langage non
verbal (la bande-image). Mais la bande sonore n'est pas
que verbale : aux paroles, s'ajoutent les bruits et la
musique (intradiégétique ou extradiégétique); entre les
deux bandes, il doit y avoir synchronisation ou
postsynchronisation. À cause des intertitres et de la
musique qui l'accompagnait à ses tous débuts, le cinéma
n'a jamais été muet; il a toujours été sonore, voire
verbal, ne serait-ce que par le générique, que celui-ci
soit au début ou non, le générique faisant évidemment
partie du film. Comme le théâtre et l'opéra, le cinéma
est un art syncrétique.
Nous considérons Jésus de
Montréal comme le
deuxième volet d'une trilogie, entre Le déclin de
l'empire américain et Joyeux calvaire. Au niveau de
l'énoncé même, l'unité spatiale est la même : Montréal;
au niveau de l'énonciation énoncée, il y a spatialisation
par une syntaxe plutôt horizontale dans le premier volet
et plutôt verticale dans les deux autres; la syntaxe de
Jésus de Montréal est plutôt ascendante, tandis que celle
de Joyeux calvaire est davantage descendante. Cela n'a
rien pour surprendre, étant donné que les hauteurs du
Mont-Royal, du Golgotha, de celui-là ont été remplacées
par le calvaire de la rue, la rue du calvaire des
vagabonds ou des itinérants de celui-ci, les deux
partageant les profondeurs du métro de Montréal. Il
serait aussi facile de montrer que cette spatialisation
a quelque chose de catholique dans les trois, chacun
ayant son ciel, son purgatoire et son enfer; il ne
manquerait que les limbes!
Jésus de Montréal est un film sur
le Christ, plus
particulièrement sur la Passion du Christ; mais c'est
aussi un film de passion, de cette passion pour le
cinéma, pour le théâtre, pour l'opéra, pour la musique et
pour l'art en général : la Passion est une tragédie et la
tragédie est une passion. Le prologue consiste en une
mise en abyme de l'ensemble par la mise en scène d'un
extrait de pièce de théâtre tirée des Frères Karamazov de
Dostoïevski et la mise en scène de la Passion sur le
Mont-Royal constitue l'essentiel de l'intrigue ou de
l'action; la musique est aussi omniprésente. C'est en
outre un film sur Montréal, tel que le titre l'annonce :
"Jésus de Montréal", et non "Jésus de Nazareth". C'est
enfin un film sur la religion et sur le mythe : il
apparaît très tôt -- dès le titre, dès l'affiche -- que
s'affrontent le Sacré (Jésus) et le Profane (Montréal)
et, sans doute au sein du Sacré, l'art et la religion, ou
tout au moins une conception cléricale ou ecclésiastique
de la religion. Mais il n'apparaît guère que le film ne
soit une réflexion sur la chrétienté, sur le
christianisme : par exemple, le caractère divin
(immortel) du Christ n'est pas affirmé et ressort surtout
son caractère humain (mortel).
La deixis du Sacré ou du Divin (le spirituel) est
associée à l'art (le théâtre, la tragédie) et à la
religion; la deixis du Profane ou du Mondain (le
matériel) est associée au capital et au commerce. Mais,
en même temps que l'art doit se compromettre avec la
religion, il doit aussi négocier avec le commerce : avec
la publicité -- qui a peut-être encore quelque chose de
religieux ou qui est peut-être même d'essence religieuse
(tout au moins au sens étymologique de "religio", qui
vient de "religere" : "recueillir", "rassembler", de
"legere" : "ramasser", "lire", et de "religare" :
"relier", selon Le Petit Robert 1) -- et les médias.
C'est ainsi que s'interpose entre la pièce de théâtre et
le film l'affiche : les affiches qu'il y a dans le film
et l'affiche du film [cf. section suivante]; le cinéma,
a fortiori, ne peut se passer de la publicité, étant
donné l'énorme mise de fonds, à moins de se condamner ou
de se réduire à la simple propagande. En somme, le cinéma
est un art paradoxal; c'est sans doute pour cela que "le
septième art", art de l'espace et du temps ou art du
mouvement, a mis si longtemps à se voir reconnaître comme
art. En d'autres mots, il n'y a pas d'art sans
profanation.
Étant affaire de rythme et de tempo, de
rapidité
et de lenteur, de vitesse et de pause, la syntaxe
fondamentale d'in film est nettement tributaire des
mouvements de la caméra et du montage, bien plus que de
la vitesse de l'action profilmique. La vitesse de la
syntaxe, que ce soit en termes d'accélération ou de
décélération ou non, ne se mesure pas à la rapidité ou à
la lenteur de l'action filmée, mais à la passion
filmante. Cela veut dire que la pellicule -- a fortiori
celle de la bande-image -- ne suffit pas pour imprégner
un rythme à un film : le rythme n'est pas enfermé dans la
boîte noire et il implique tout le ciné : le dispositif
spectaculaire de représentation et le processus
spéculaire d'identification (secondaire et primaire). Le
rythme, comme syntaxe de la syntaxe ou comme syntaxe
fondamentale, concilie ou réconcilie le verbal et le non-verbal, ainsi que la lumière et la musique. La syntaxe
est celle de la manière et de la matière, du dessin et de
la couleur, de l'éclat et de la diffusion, de l'intensité
et de l'extensité. Cela ne peut pas être simplement
l'effet de cadrage et d'éclairage, ni non plus de la
segmentation ou de la ponctuation par les divers types de
coupes : la cadence n'est pas seulement un effet
technique; elle n'est pas qu'une affaire d'énonciation
énoncée mais aussi et surtout d'énonciation présupposée
-- de thymie!
Dans le générique initial et le
générique final
de Jésus de Montréal, les mouvements de la caméra
(plongée, contre-plongée, travelling, gros plan, etc.)
sont redoublés par le choix des couleurs, par l'éclairage
et surtout par la musique, dont le rôle ne saurait être
minimisé : la musique n'est pas un simple accompagnement
au cinéma et plus particulièrement dans ce film; elle est
le tempo du rythme. Du générique initial au générique
final, il y a eu inversion des contenus : nous sommes
passés de l'euphorie à la dysphorie, de l'espoir ou de
l'espérance au désespoir et à la déchéance, de l'ethos au
pathos. En outre, nous sommes passés de la rapidité à la
lenteur : les mouvements sont beaucoup plus lents et
dramatiques dans cette séquence finale que ceux produits
lors de l'autre interprétation du Stabat Mater. Du sommet
du Mont-Royal aux entrailles de la ville de Montréal, la
juxtaposition du Sacré et du Profane, qui est manifeste
à travers tout le film, est ici bouclée par le générique.
Au début, le rythme est plutôt lent; puis il
s'accélère jusqu'à la précipitation quand débute la cohue
sur le Mont-Royal et jusqu'au transport des organes de
Daniel Coulombe. La chute de la croix fait figure de
césure et elle a pour effet d'accélérer le récit; elle a
pour pendant la pendaison fictive ou fictionnelle de
Pascal Berger, qui n'a pas pu être un "berger pascal"
comme le Seigneur mais plutôt un traître comme Judas...
En fait, le mouvement est inversé de manière à ce que
l'humanisation de Jésus-Christ, surtout dans la
préparation de la mise en scène de la Passion (quête de
comédiens-apôtres et recherche de données historiques ou
biographiques), cède la place ou se redouble de la
christianisation du protagoniste; au Sacré-Coeur est
substitué le coeur sacré, celui de l'amour et du don
d'organes, celui consacré de l'affiche.
Il y a deux symboles ou deux signifiants très
marqués dans le film : le coeur et la croix; la Passion
n'est-elle pas aussi le Chemin de la croix en même temps
que le coeur -- la passion, l'amour -- est le chemin de
la vie et le chemin vers la mort, ce qui aide à vivre
étant aussi ce qui aide à mourir? Il est vrai cependant
que Daniel survit, revit, ressuscite dans ou avec les
deux acteurs qui bénéficient de la transplantation de ses
yeux (la vue, la vision, la visée, le regard, l'oeil de
la caméra, les yeux du spectateur) et de son coeur...
Mais, si on considère que le coeur peut aussi être une
métaphore du symbole ou du signifiant marqué par
excellence qu'est le phallus, une métaphore phallique, la
transplantation est ainsi une transmission symbolique et
généalogique. De même et en outre, si se crever les yeux,
comme Oedipe, est un substitut de la castration, une
castration nécessairement symbolique, le don de cet
organe peut apparaître comme étant une négation ou une
dénégation de la castration et ainsi du phallus comme loi
symbolique. C'est donc une donation paradoxale ou
contradictoire, ambivalente ou ambiguë.
-- Donner ses yeux n'est pas donner son coeur, comme donner son corps
n'est pas (se) donner!
EXERCICE OU EXPOSÉ
Faites l'analyse sémiotique du film Le déclin de
l'empire américain (1986) de Denys Arcand.
H) LA SÉMANTIQUE
FONDAMENTALE
Au niveau de la sémantique fondamentale, il y a
investissement et information des contenus; les
catégories sémantiques que sont les sèmes, comme unités
minimales de la signification, constituent des micro-univers sémantiques qui sont générateurs de discours;
c'est l'univers de la profondeur générant un univers de
discours où il y a référence au monde naturel par le
langage naturel et qui est la surface de l'univers. Un
micro-univers sémantique est à la fois un univers
sémantique, c'est-à-dire une totalité de signification
(ou une vision du monde) et un système de valeurs, et un
ensemble d'universaux sémantiques qui sont
indéfinissables et qui se retrouvent au niveau des
structures axiologiques élémentaires comme l'idiolecte et
le sociolecte.
Avant d'être sémique ou axiologique et avant
d'être cognitive et pragmatique, la structure élémentaire
de la signification est thymique, accidentellement
phorique au niveau syntaxique (et a-syntaxique) et
essentiellement pathique au niveau sémantique (et a-sémantique). La thymie n'est pas l'univers de la
réceptivité (par la sensibilité et l'entendement, par la
réception et la perception, par l'intuition et
l'aperception) mais celui de la proprioceptivité (par
l'imagination).
La proprioceptivité est
un "système" ou un
"schéma" de tractions et de pulsions, d'attractions et de
répulsions, d'impulsions et de compulsions, de
prémonitions et de réminiscences. La phorie est le
(trans)port (d'ordre nodal) du sens, par des apports
(d'ordre tensif ou missif) jusqu'à des supports (d'ordre
modal) : elle est tropique, comme la pulsion, et
strophique. La pathie est l'être -- l'aspect : l'eidos --
de la passion; c'en est la morphie ou l'amorphie et la
polymorphie, dont résulte l'anthropomorphie. La pathie --
le pathos sans ethos (mais il n'y a pas d'ethos sans
pathos) -- est ce qui fait que la passion est l'affect
(d'avant toute affection) de l'âme : c'est le passionner
qu'il y a à la racine du passionnel (pathémique), du
passionné (pathématique) et du passionnant (pathétique).
La proprioceptivité est la
disposibilité de la
passion comme passibilité (susceptibilité et
responsabilité) et comme passivité (patience et paresse);
elle est à la fois impassibilité du Destinateur et
impossibilité de l'Objet de valeur. L'impassibilité peut
être source d'indifférence ou d'enthousiasme et de
curiosité, voire d'étonnement et d'admiration;
l'impossibilité résulte de l'impuissance et de l'angoisse
ou de l'inquiétude. La proprioceptivité -- l'in-sensibilité de l'imagination -- est à la fois l'ennui (la
question) et un ennui (une réponse à l'ennui : un
problème à résoudre); elle est source, voire synonyme, du
sublime : de la finitude natale et agonale, de la
radicale finitude.
La proprioceptivité, comme identification
primaire (au sens métapsychologique du terme), est un
ensemble de pré-conditions et de pré-opérations
antéprédicatives, les deux principales étant la
schématisation et la proprioception : il y a
schématisation de l'imagination à la raison en passant
par la sensibilité et l'entendement; il y a
proprioception de la préhension à la prédation en passant
par la (loco)motion et la reptation. La proprioception
(le sens intime), qui n'est pas l'intermédiaire ou la
médiation mais la racine de l'intéroception (le sens
interne) et de l'extéroception (les sens externes), est
le caractère identificatoire (originaire et imaginaire,
spéculaire et spectaculaire) de la subjectivité, de
l'affectivité du subjectus (sujet "sauvage" ou "barbare",
sujet imaginaire : proto-actant ou pré-individu) et du
subjectum (sujet "classique" ou "romantique", sujet
symbolique : actant ou archi-actant), du sujet
carnavalesque et grotesque (grivois) et du sujet
chevaleresque et romanesque (courtois).
L'identification, donc l'imaginaire, est
essentiellement allusoire et illusoire, ainsi qu'oratoire
(orale et temporale). Dans le «lacet de prédation», le
prédateur est sa proie; non seulement il l'identifie,
mais il s'identifie à elle. La prédation alimentaire et
sexuelle est la génitivité de la générativité; c'est la
génération de la subjectivité : il y a génération,
reproduction, parce qu'il y a prédation.
Ainsi, l'agonistique de la passion est-elle
l'ontogenèse du parcours génératif, alors que la
schématique de l'imagination en est la phylogenèse. C'est
cela l'instance ab quo, mais ce n'est plus une "instance"
(sauf "en dernière instance"); c'est une insistance,
l'insistance de la pulsion, de la pulsation du fantasme
: c'est un réceptacle ou une réserve, une chora un cà,
qui est un (res)sentir pur, un pur se sentir
conditionnant l'intéroceptivité (du temps, du temps du
valoir et du valoir du temps) et l'extéroceptivité (de
l'espace, de l'espace du savoir et du savoir de
l'espace).
La passion pousse l'imagination, pousse à
l'imagination. La rationalisation, jusque dans les
ratiocinations, est la résistance de la raison à
l'imagination et de l'entendement à la sensibilité. La
détresse (cognitive ou pragmatique, dans la solitude par
exemple, que ce soit une solitude due à la séparation, à
l'éloignement, à l'exil ou à autre chose) est la dérive
du désarroi (thymique). Le désarroi ne va pas sans une
certaine stupidité -- "stupide" voulant d'abord dire
"engourdi", "paralysé", "frappé de stupeur" -- et il est
la pétrification d'une résistance sans sublimation. La
stupeur est le caractère le plus primaire, le plus
primitif, de la passion : il n'y a de sujet, de subjectus
que depuis la stupeur, que stupéfié; la stupéfaction est
encore plus profonde, abyssale, que la pétrification.
Cette stupeur, c'est l'apathie et l'amorphie des
particules : la pulsion de mort; c'est la finitude du né-mort; c'est ce que l'on appelle parfois : génie, bêtise,
idiotie, folie. La stupeur est l'ennui d'avant toute
identité et toute différence et même d'avant toute
indifférence : c'est la paresse de l'âme...
En somme, la sémantique fondamentale n'est pas
encore axiologique -- c'est la sémantique narrative qui
l'est -- et elle est plutôt taxinomique ("taxique",
"ceptive"). En Occident, la taxinomie est véridictoire
(théorique) et elle cherche à devenir une axiologie
thymique (une morale politique ou une politique morale);
en Orient, la taxinomie est thymique (poétique) et elle
cherche à devenir une axiologie véridictoire (un droit
religieux ou une religion juridique). En ce sens,
l'Orient serait encore la stupeur (esthétique et éthique)
de l'Occident!
APPLICATION OU ILLUSTRATION
(En collaboration avec Danielle Conway)
Affiche du film
Jésus de Montréal
L'affiche, comme le générique, est la
rencontre
de la transcendance du cinéma et de l'immanence du film.
Cette affiche ne peut avoir été produite et reproduite
qu'après le Festival de films de Cannes de 1989,
puisqu'il y est mentionné, tout en haut et en premier
lieu, que le film a remporté le PRIX DU JURY CANNES 89;
mention qui se retrouve entre deux palmes de couleur
noire, même couleur que les caractères typographiques
(qui sont tous en capitales, sauf le titre, mais de
différentes grosseurs) de toute l'affiche. Au niveau de
la transcendance, elle conjoint le cinématographe et la
cinématographie. Par le cinématographe, nous entendons
l'appareillage de production cinématique, c'est-à-dire
une technologie de pointe qui a son histoire et son
évolution depuis maintenant plus de cent ans : pour
réaliser un film, il faut une matière brute transformée
en matière première (la pellicule), il faut des matériaux
et du matériel, des instruments et des appareils, il faut
des décors et de l'équipement. Sur l'affiche, le
cinématographe est ici plutôt présupposé, sauf par
l'indication «Dolby Stereo dans certaines salles»; tandis
qu'il est véritablement supposé, proposé et posé dans le
générique final, comme c'est le cas habituellement.
La cinématographie comprend l'appareil de
production cinématographique, l'institution
cinématographique et le processus de réalisation
filmique. Pour fabriquer des décors, pour acheter et
faire fonctionner de l'équipement, pour payer des
techniciens, des comédiens et un metteur en scène, il
faut de l'argent; c'est le travail des producteurs d'en
trouver. Les noms des deux producteurs, Roger Frappier et
Pierre Gendron, sont de la même grosseur typographique
que les noms des comédiens et ils se retrouvent dans la
partie inférieure de l'affiche, qui fait environ un mètre
de hauteur par soixante centimètres de largeur; les
producteurs associés, dont les noms apparaisent en plus
petits caractères, sont : Gérard Mital, Jacques-Éric
Strauss et Doris Girard. Produit par Frappier et
Gendron, l'ordre des noms étant ici probablement
alphabétique plutôt qu'honorifique, le film est cependant
présenté par «Max-Films Productions-Gérard Mital
Productions en association avec l'Office national du film
du Canada». Mais à la production et à la présentation
s'ajoute la «participation financière de Téléfilm Canada,
La Société générale des Industries culturelles-Québec, La
Société de Radio-Télévision du Québec, Super-Écran
(Premier choix : TVEC Inc.) pour le Canada et de la
SOFICA Sofinergie et le Ministère de la Culture et de la
Communication (C.N.C.) pour la France». Le film est
distribué par Max-Films Distribution. Tout cela est
indiqué en plus petites capitales au bas de l'affiche;
cela veut donc dire que cette participation est moins
importante que la production et la présentation; par
contre, le nom du distributeur se trouve accentué par la
dimension des caractères typographiques et par
l'occurrence de «Max-Films» à trois reprises. Remarquons
la collaboration du Québec, du Canada et de la France
autour de Montréal...
Dans toutes ces indications est déjà
présente
l'institution cinématographique : le cinéma est
technologie, industrie, commerce et institution; par
exemple, pendant longtemps, l'Office national du film a
été le principal appareil d'institution cinématographique
au Canada. C'est une institution technique et artistique,
un langage et un art dont la marque de commerce est sans
doute le "star system" et le mythe de l'auteur : après le
titre du film, le nom du réalisateur est ce qu'il y a de
plus gros : «un film de Denys Arcand», juste sous le
titre. Après les noms des producteurs, qui apparaissent
de nouveau plus loin mais en plus petits caractères,
viennent les noms de sept comédiens; mais là, l'ordre
alphabétique n'est pas respecté : Lothaire Bluteau
Catherine Wilkening, Johanne-Marie Tremblay, Rémy Girard
[sur la première ligne], Robert Lepage, Gilles Pelletier
et Yves Jacques [sur la ligne suivante]. Il est donc déjà
suggéré que le nom du comédien qui apparaît en premier
est susceptible d'être le nom de celui qui incarnera le
Sujet-protagoniste; or, après avoir vu le film, nous
sommes en mesure de conclure que le nom qui apparaît en
second est celui de celle qui incarne l'acteur
représentant l'Objet de valeur, celui de l'avant-dernier
est le nom du comédien incarnant l'acteur représentant le
Destinateur et celui du dernier est le nom du comédien
incarnant l'acteur correspondant à l'anti-Destinataire;
les trois autres noms sont ceux des comédiens jouant les
rôles des acteurs associés à l'Adjuvant.
Le but de l'affiche est évidemment publicitaire;
c'est la promotion du film, sans doute par le
distributeur (associé à Filmtonic?). Mais il y a aussi un
impératif qui est celui de l'information et de la
salutation : il faut rendre à César -- à l'institution,
à la cinématographie, au mythe du cinéma -- ce qui
revient à César. C'est ainsi que le processus de
réalisation filmique, incluant l'équipe de réalisation et
le processus en son ensemble (synopsis, scénario,
découpage, tournage, régie, montage et mixage), est aussi
souligné. Le scénario et la réalisation sont évidemment
de Denys Arcand, dont le nom est cette fois de la même
grosseur que ceux de l'équipe de réalisation (mais au
centre et seul sur la troisième ligne) : c'est le côté
bicéphale du cinéaste, à la fois auteur-artiste et
réalisateur-technicien; la photo est de Guy Dufaux, le
montage d'Isabelle Dedieu, la direction artistique de
François Séguin, le son (et le mixage?) de Patrick
Rousseau et Marcel Pothier, la musique originale est
d'Yves Laferrière et les costumes sont de Louise Jobin.
La boucle de la transcendance se trouve ainsi et ici
bouclée.
Mais l'essentiel de cette affiche aux lettres
noires sur fond blanc se trouve au niveau de l'immanence
du ciné(ma), de l'immanence d'un film de fiction, d'un
film qui est un film, un texte et un récit. Contre
l'illusion sociologique ou énoncive (dénotative,
référentielle) qui identifie le film et le monde et
contre l'illusion psychologique ou énonciative
(connotative) qui identifie le film et le moi, deux
illusions qui considèrent que l'auteur (individuel ou
collectif : le cinéaste ou l'équipe de réalisation) est
(à) l'origine, nous postulons que c'est l'observateur-informateur, celui-ci étant entendu comme un point
d'indifférence entre le réalisateur et le spectateur,
point d'indifférence correspondant à la position
d'énonciation, à la position ou à la posture du sujet de
l'énonciation (présupposée) -- à ne pas confondre avec
l'énonciateur!
Au centre de l'affiche, il y a une illustration
en rouge vif au-dessus du titre en très gros caractères
encore plus gras. Alors que toutes les autres lignes de
caractères sont en majuscules, la ligne du titre, à part
l'initiale de "Jésus" et celle de "Montréal", est en
minuscules; en une quasi-abréviation, quatre lettres se
démarquent de l'ensemble par leur hauteur : J, d, M et
l; au é de Jésus correspond, à une lettre près, le é de
Montréal. L'affiche n'est évidemment pas la même avant
d'avoir vu le film et après. Avant, c'est une annonce,
une présomption d'isotopie : c'est le dessin de style
automatiste du contour d'un coeur entouré de quatorze
traits. Après avoir vu le film, il est possible d'en
conclure aux quatorze stations -- deux fois sept
comédiens? -- du Chemin de la croix.
Le choix de couleurs est significatif, le rouge
étant depuis longtemps associé à la passion (et à la
Passion), à l'amour, au désir, à la sexualité et à la
création/fertilité. Le rouge est la couleur des émotions
et des actions intenses et violentes. Ironiquement lié à
la vie et à la mort, à la Passion et au feu de l'enfer,
au coeur et au sang, le rouge suggère plusieurs thèmes
souvent contradictoires. La prédominance du rouge est
aussi remarquable dans les images de la Passion prises
par Dufaux lors du tournage du film : la Passion
rougeoie, de l'ocre au rouge, selon Arcand.
Le symbole du coeur partage certaines des
significations du rouge : l'amour, la passion/Passion et
le courage. Le coeur rayonnant de l'affiche évoque aussi
certains symboles chrétiens comme le Sacré-coeur, symbole
de sacrifice et de pureté. L'on y retrouve le message des
Évangiles selon Matthieu, «Car là où est votre trésor, là
aussi est votre coeur», qui est au centre du film. Cet
axiome anti-matérialiste constitue un des thèmes
fondamentaux du texte. Même la forme du coeur, simple et
un peu maladroite comme le dessin d'un enfant, est
significative. Jésus avertit ses disciples qu'ils doivent
devenir purs comme les enfants : «Si vous ne changez pas
et ne changez pas comme les enfants, vous n'entrerez pas
dans le royaume des Cieux», écrit encore Matthieu.
D'un point de vue biologique et linguistique, le coeur
(de
"cor", "cordis") est relié au corps (de "cors", "corpus")
et -- le lecteur nous pardonnera cet écart de langage --
au cul (de "culis"), celui que vend pour la publicité
l'acteur incarnant l'Objet de valeur au début du film.
La confusion entre le coeur et le corps est symptomatique
de plusieurs aspects du film qui sont juxtaposés : l'âme
et le corps, l'amour et le sexe, le spirituel et le
matériel. Mais il y a plus. Ce coeur, en son contour,
ressemble à une étreinte, à deux bras et à deux mains qui
se joignent ou se rejoignent, comme quand quelqu'un
entoure un autre de ses bras mais par derrière, la courbe
supérieure et intérieure du coeur faisant alors figure de
tête, comme ont pu déjà le suggérer certains films
d'animation sophistiqués réalisés à l'Office national du
film il y a plusieurs années. En outre, cette
illustration d'un coeur troué est fortement marqué
sexuellement : on peut y voir un fessier, un derrière,
autant qu'un sexe de femme ouvrant sur la copulation et
la fécondation, sur la fécondité et la fertilité.
Mais c'est un coeur rayonnant et ces rayons en
font un soleil, la source de la lumière et de la vie sur
Terre et le symbole du père. Dans l'union du coeur et des
stations-rayons, dans la réunion du trou blanc comme
manque et du contour rouge comme marque, il y a le masque
du Père, du Nom-du-Père : du phallus, dont il a été
question dans la section précédente. Avec ou entre le
coeur et le titre, se noue une étreinte, une alliance où
la divinité (imaginaire) du Christ se voit relayée par
l'humanité (symbolique) de Jésus, sans doute par
l'intermédiaire du mythe (réel) du meurtre du père, du
père-mort fait homme-dieu, du Seigneur : «Créer des
valeurs, c'est le véritable droit du seigneur», disait
Nietzsche...
Par rapport aux caractères typographiques, le
fond blanc fait figure de page blanche; c'est le rouge
qui fait passer du livre au film, de la littérature au
cinéma, de la religion à l'art, du mythe au mystère. Le
blanc peut aussi représenter la pureté et la virginité.
Comme la colombe blanche que son nom évoque, le héros-protagoniste est presque aussi pur d'esprit que le
personnage qu'il incarne. Ce n'est pas par pur hasard que
Daniel Co(u)lombe porte le plus souvent une chemise
blanche, même lorsqu'il ne joue pas le rôle de Jésus. Le
blanc est aussi associé à la clarté et à la lumière.
Longtemps symbole du sacré et de la bonté pour la
chrétienté, Jésus se proclame «la lumière du monde» et il
guérit les aveugles. Par le don de ses yeux après sa mort
cérébrale, Daniel "guérit" une Italienne, qui sanglote
justement les mots «La luce!». En somme et enfin, la
lumière est aux yeux ce que le phallus est au coeur, dans
une sorte de schéma en croix.
-- Aimer, c'est donner ce qu'on a pas, proclame Lacan!
[Étant donné que nos deux dernières analyses n'ont pas pu
rendre justice -- en si peu de pages et plutôt sous forme
de synthèse, tout en en citant littéralement (et sans
guillemets) quelques passages -- au travail de Danielle Conway, nous nous
permettons de renvoyer à son étude plus complète et plus
complexe du film et de l'affiche : Jésus de Montréal : le
sacré et le profane ou La rencontre de l'art et des
médias. Mémoire de maîtrise en Études françaises.
Département d'Études françaises et hispaniques,
Université Memorial, Saint-Jean, Terre-Neuve; 1998 (VII + 108 p.)].
EXERCICE OU EXPOSÉ
Faites l'analyse sémiotique d'une affiche ou
d'une annonce publicitaire (télévisuelle ou autre), d'un
clip-vidéo ou d'un tableau (peinture).