G) LA SYNTAXE FONDAMENTALE

La sémiotique fondamentale est virtuelle, latente ou inconsciente; elles est réalisable et non réalisée : elle est potentielle. Elle est l'instance de la thymie, alors que la sémiotique narrative est celle de la dulie [douleia : "servitude"] (la liturgie du destinateur et la fiducie du destinataire) et que la sémiotique discursive est celle de la latrie, de l'"idolâtrie", de l'"idéolâtrie". La thymie est phorie (syntaxique et a-syntaxique) et pathie (sémantique et a-sémantique); elle est plus grammatique (narratique et rythmique) que grammaticale, davantage "psychotique" (psychique) que sémiotique.

La syntaxe fondamentale est la structure syntaxique élémentaire présupposant la sémantique fondamentale qu'elle transforme : la structure élémentaire de la signification (la proprioceptivité) se trouve alors projetée sur le carré sémiotique; cette projection est le modèle constitutionnel (syntaxique et sémantique), l'instance la plus abstraite du parcours génératif. Le modèle constitutionnel permet la dérivation et la déduction ou l'intégration et la construction des éléments de la grammaire du texte. C'est à la fois, dans son aspect morphologique ou taxinomique, un modèle d'organisation ou d'élaboration de la signification, par la structure relationnelle qu'est le carré sémiotique, et, dans son aspect syntaxique, un modèle de production : c'est un alphabet et une algèbre, celle-ci permettant, par des algorithmes et des règles, des opérations de combinaison et de hiérarchisation. Comme modèle d'articulation et comme procédure de description et de découverte pouvant intervenir à n'importe quel niveau du parcours génératif, le modèle constitutionnel est antérieur à la manifestation et donc à la lexicalisation, qui peut avoir lieu ou non.

La syntaxe fondamentale est celle des catégories, alors que la syntaxe narrative profonde est celle des modalités, qui sont des jugements ou des sentiments à propos des catégories; les catégories et les modalités sont des valeurs, donc des affects (thymiques), dont les dimensions (cognitive et pragmatique) de la sémiotique discursive sont les représentations. Au niveau syntaxique, la structure élémentaire de la signification constitue en système les univers sémantiques dans leur ensemble :

1°) C'est un réseau relationnel, la relation pouvant être différence ou ressemblance, altérité ou identité, entre au moins deux valeurs-termes (ou sèmes) de l'axe paradigmatique (du ou... ou) et de l'axe syntagmatique (du et... et) conduisant à la signification.

2°) C'est une typologie des relations élémentaires :

a) La contradiction est la relation qui existe entre deux termes de la catégorie binaire assertion/négation, l'assertion n'étant pas synonyme de l'affirmation, mais étant le contradictoire de la négation : c'est un des deux termes de la catégorie transformation conduisant au faire. La négation est l'opération qui établit la relation de contradiction, donc de disjonction, entre un terme rendu absent et son contradictoire qui acquiert ainsi une existence; elle ne se confond pas avec la privation ni avec l'opposition : le binarisme n'est pas un simple dualisme. Les termes deviennent des points d'intersection menant à des étiquettes, quand il y a lexicalisation.

b) La complémentarité est la relation entre un subcontraire et un contraire par présupposition particulière (singulière ou unilatérale) ou implication (non-contrariété) et donc conjonction.

c) La contrariété, contradiction particulière, est la relation de présupposition réciproque des termes, où la présence de l'un présuppose la présence de l'autre et où l'absence de l'un présuppose l'absence de l'autre; le terme contradictoire de l'un implique le contraire de l'autre. La contrariété est constitutive de la catégorie sémantique (ou de la non-contradiction). La subcontrariété est une relation entre deux subcontraires.

3°) C'est le carré sémiotique, entendu comme la représentation visuelle de l'articulation logique d'une catégorie sémantique quelconque. Se distinguent, dans le carré sémiotique, les axes (des contraires et des subcontraires), les schémas (positif et négatif) et les deixis (positive et négative). Il y a schéma positif quand le terme premier des contradictoires appartient à la deixis positive; il y a schéma négatif quand le terme premier est situé sur la deixis négative. La deixis est la dimension fondamentale du carré sémiotique qui réunit un contraire avec le contradictoire de l'autre contraire par la relation d'implication. Les deixis (la dénégation) conditionnent les schémas (la négation), qui commandent les axes (l'assertion). Les deux relations de contrariété (des contraires et des subcontraires) conduisent à une contradiction et les deux relations de complémentarité (des deixis) conduisent à une contrariété; il y a alors des métatermes contradictoires, comme la vérité et la fausseté, et des métatermes contraires, comme le secret et le mensonge (ou l'illusion). Un terme complexe peut réunir deux contraires et un terme neutre peut réunir deux termes subcontraires ou se situer entre les deux.

La syntaxe fondamentale est faite de rythmes, de tensions, de rétentions, de "missions" (missives, émissives, rémissives, permissives, etc.) : le tempo et le momentum y sont la modulation de la vitesse (de la lenteur à la rapidité, de la décélération à l'accélération), où le temps s'abolit dans l'espace et où l'espace s'aliène le temps : affaire de jets et de rejets, de coups et d'éclats [cf. Zilberberg].

APPLICATION OU ILLUSTRATION

(En collaboration avec Danielle Conway)

Denys Arcand

[Cinéaste québécois né en 1941]

Jésus de Montréal

Canada; 1989.

Un film est un texte et donc un récit; mais il est d'abord un film par sa substance de l'expression, qui allie le langage verbal (la bande-son) et le langage non verbal (la bande-image). Mais la bande sonore n'est pas que verbale : aux paroles, s'ajoutent les bruits et la musique (intradiégétique ou extradiégétique); entre les deux bandes, il doit y avoir synchronisation ou postsynchronisation. À cause des intertitres et de la musique qui l'accompagnait à ses tous débuts, le cinéma n'a jamais été muet; il a toujours été sonore, voire verbal, ne serait-ce que par le générique, que celui-ci soit au début ou non, le générique faisant évidemment partie du film. Comme le théâtre et l'opéra, le cinéma est un art syncrétique.

Nous considérons Jésus de Montréal comme le deuxième volet d'une trilogie, entre Le déclin de l'empire américain et Joyeux calvaire. Au niveau de l'énoncé même, l'unité spatiale est la même : Montréal; au niveau de l'énonciation énoncée, il y a spatialisation par une syntaxe plutôt horizontale dans le premier volet et plutôt verticale dans les deux autres; la syntaxe de Jésus de Montréal est plutôt ascendante, tandis que celle de Joyeux calvaire est davantage descendante. Cela n'a rien pour surprendre, étant donné que les hauteurs du Mont-Royal, du Golgotha, de celui-là ont été remplacées par le calvaire de la rue, la rue du calvaire des vagabonds ou des itinérants de celui-ci, les deux partageant les profondeurs du métro de Montréal. Il serait aussi facile de montrer que cette spatialisation a quelque chose de catholique dans les trois, chacun ayant son ciel, son purgatoire et son enfer; il ne manquerait que les limbes!

Jésus de Montréal est un film sur le Christ, plus particulièrement sur la Passion du Christ; mais c'est aussi un film de passion, de cette passion pour le cinéma, pour le théâtre, pour l'opéra, pour la musique et pour l'art en général : la Passion est une tragédie et la tragédie est une passion. Le prologue consiste en une mise en abyme de l'ensemble par la mise en scène d'un extrait de pièce de théâtre tirée des Frères Karamazov de Dostoïevski et la mise en scène de la Passion sur le Mont-Royal constitue l'essentiel de l'intrigue ou de l'action; la musique est aussi omniprésente. C'est en outre un film sur Montréal, tel que le titre l'annonce : "Jésus de Montréal", et non "Jésus de Nazareth". C'est enfin un film sur la religion et sur le mythe : il apparaît très tôt -- dès le titre, dès l'affiche -- que s'affrontent le Sacré (Jésus) et le Profane (Montréal) et, sans doute au sein du Sacré, l'art et la religion, ou tout au moins une conception cléricale ou ecclésiastique de la religion. Mais il n'apparaît guère que le film ne soit une réflexion sur la chrétienté, sur le christianisme : par exemple, le caractère divin (immortel) du Christ n'est pas affirmé et ressort surtout son caractère humain (mortel).

La deixis du Sacré ou du Divin (le spirituel) est associée à l'art (le théâtre, la tragédie) et à la religion; la deixis du Profane ou du Mondain (le matériel) est associée au capital et au commerce. Mais, en même temps que l'art doit se compromettre avec la religion, il doit aussi négocier avec le commerce : avec la publicité -- qui a peut-être encore quelque chose de religieux ou qui est peut-être même d'essence religieuse (tout au moins au sens étymologique de "religio", qui vient de "religere" : "recueillir", "rassembler", de "legere" : "ramasser", "lire", et de "religare" : "relier", selon Le Petit Robert 1) -- et les médias. C'est ainsi que s'interpose entre la pièce de théâtre et le film l'affiche : les affiches qu'il y a dans le film et l'affiche du film [cf. section suivante]; le cinéma, a fortiori, ne peut se passer de la publicité, étant donné l'énorme mise de fonds, à moins de se condamner ou de se réduire à la simple propagande. En somme, le cinéma est un art paradoxal; c'est sans doute pour cela que "le septième art", art de l'espace et du temps ou art du mouvement, a mis si longtemps à se voir reconnaître comme art. En d'autres mots, il n'y a pas d'art sans profanation.

Étant affaire de rythme et de tempo, de rapidité et de lenteur, de vitesse et de pause, la syntaxe fondamentale d'in film est nettement tributaire des mouvements de la caméra et du montage, bien plus que de la vitesse de l'action profilmique. La vitesse de la syntaxe, que ce soit en termes d'accélération ou de décélération ou non, ne se mesure pas à la rapidité ou à la lenteur de l'action filmée, mais à la passion filmante. Cela veut dire que la pellicule -- a fortiori celle de la bande-image -- ne suffit pas pour imprégner un rythme à un film : le rythme n'est pas enfermé dans la boîte noire et il implique tout le ciné : le dispositif spectaculaire de représentation et le processus spéculaire d'identification (secondaire et primaire). Le rythme, comme syntaxe de la syntaxe ou comme syntaxe fondamentale, concilie ou réconcilie le verbal et le non-verbal, ainsi que la lumière et la musique. La syntaxe est celle de la manière et de la matière, du dessin et de la couleur, de l'éclat et de la diffusion, de l'intensité et de l'extensité. Cela ne peut pas être simplement l'effet de cadrage et d'éclairage, ni non plus de la segmentation ou de la ponctuation par les divers types de coupes : la cadence n'est pas seulement un effet technique; elle n'est pas qu'une affaire d'énonciation énoncée mais aussi et surtout d'énonciation présupposée -- de thymie!

Dans le générique initial et le générique final de Jésus de Montréal, les mouvements de la caméra (plongée, contre-plongée, travelling, gros plan, etc.) sont redoublés par le choix des couleurs, par l'éclairage et surtout par la musique, dont le rôle ne saurait être minimisé : la musique n'est pas un simple accompagnement au cinéma et plus particulièrement dans ce film; elle est le tempo du rythme. Du générique initial au générique final, il y a eu inversion des contenus : nous sommes passés de l'euphorie à la dysphorie, de l'espoir ou de l'espérance au désespoir et à la déchéance, de l'ethos au pathos. En outre, nous sommes passés de la rapidité à la lenteur : les mouvements sont beaucoup plus lents et dramatiques dans cette séquence finale que ceux produits lors de l'autre interprétation du Stabat Mater. Du sommet du Mont-Royal aux entrailles de la ville de Montréal, la juxtaposition du Sacré et du Profane, qui est manifeste à travers tout le film, est ici bouclée par le générique.

Au début, le rythme est plutôt lent; puis il s'accélère jusqu'à la précipitation quand débute la cohue sur le Mont-Royal et jusqu'au transport des organes de Daniel Coulombe. La chute de la croix fait figure de césure et elle a pour effet d'accélérer le récit; elle a pour pendant la pendaison fictive ou fictionnelle de Pascal Berger, qui n'a pas pu être un "berger pascal" comme le Seigneur mais plutôt un traître comme Judas... En fait, le mouvement est inversé de manière à ce que l'humanisation de Jésus-Christ, surtout dans la préparation de la mise en scène de la Passion (quête de comédiens-apôtres et recherche de données historiques ou biographiques), cède la place ou se redouble de la christianisation du protagoniste; au Sacré-Coeur est substitué le coeur sacré, celui de l'amour et du don d'organes, celui consacré de l'affiche.

Il y a deux symboles ou deux signifiants très marqués dans le film : le coeur et la croix; la Passion n'est-elle pas aussi le Chemin de la croix en même temps que le coeur -- la passion, l'amour -- est le chemin de la vie et le chemin vers la mort, ce qui aide à vivre étant aussi ce qui aide à mourir? Il est vrai cependant que Daniel survit, revit, ressuscite dans ou avec les deux acteurs qui bénéficient de la transplantation de ses yeux (la vue, la vision, la visée, le regard, l'oeil de la caméra, les yeux du spectateur) et de son coeur... Mais, si on considère que le coeur peut aussi être une métaphore du symbole ou du signifiant marqué par excellence qu'est le phallus, une métaphore phallique, la transplantation est ainsi une transmission symbolique et généalogique. De même et en outre, si se crever les yeux, comme Oedipe, est un substitut de la castration, une castration nécessairement symbolique, le don de cet organe peut apparaître comme étant une négation ou une dénégation de la castration et ainsi du phallus comme loi symbolique. C'est donc une donation paradoxale ou contradictoire, ambivalente ou ambiguë.

-- Donner ses yeux n'est pas donner son coeur, comme donner son corps n'est pas (se) donner!

EXERCICE OU EXPOSÉ

Faites l'analyse sémiotique du film Le déclin de l'empire américain (1986) de Denys Arcand.

H) LA SÉMANTIQUE FONDAMENTALE

Au niveau de la sémantique fondamentale, il y a investissement et information des contenus; les catégories sémantiques que sont les sèmes, comme unités minimales de la signification, constituent des micro-univers sémantiques qui sont générateurs de discours; c'est l'univers de la profondeur générant un univers de discours où il y a référence au monde naturel par le langage naturel et qui est la surface de l'univers. Un micro-univers sémantique est à la fois un univers sémantique, c'est-à-dire une totalité de signification (ou une vision du monde) et un système de valeurs, et un ensemble d'universaux sémantiques qui sont indéfinissables et qui se retrouvent au niveau des structures axiologiques élémentaires comme l'idiolecte et le sociolecte.

Avant d'être sémique ou axiologique et avant d'être cognitive et pragmatique, la structure élémentaire de la signification est thymique, accidentellement phorique au niveau syntaxique (et a-syntaxique) et essentiellement pathique au niveau sémantique (et a-sémantique). La thymie n'est pas l'univers de la réceptivité (par la sensibilité et l'entendement, par la réception et la perception, par l'intuition et l'aperception) mais celui de la proprioceptivité (par l'imagination).

La proprioceptivité est un "système" ou un "schéma" de tractions et de pulsions, d'attractions et de répulsions, d'impulsions et de compulsions, de prémonitions et de réminiscences. La phorie est le (trans)port (d'ordre nodal) du sens, par des apports (d'ordre tensif ou missif) jusqu'à des supports (d'ordre modal) : elle est tropique, comme la pulsion, et strophique. La pathie est l'être -- l'aspect : l'eidos -- de la passion; c'en est la morphie ou l'amorphie et la polymorphie, dont résulte l'anthropomorphie. La pathie -- le pathos sans ethos (mais il n'y a pas d'ethos sans pathos) -- est ce qui fait que la passion est l'affect (d'avant toute affection) de l'âme : c'est le passionner qu'il y a à la racine du passionnel (pathémique), du passionné (pathématique) et du passionnant (pathétique).

La proprioceptivité est la disposibilité de la passion comme passibilité (susceptibilité et responsabilité) et comme passivité (patience et paresse); elle est à la fois impassibilité du Destinateur et impossibilité de l'Objet de valeur. L'impassibilité peut être source d'indifférence ou d'enthousiasme et de curiosité, voire d'étonnement et d'admiration; l'impossibilité résulte de l'impuissance et de l'angoisse ou de l'inquiétude. La proprioceptivité -- l'in-sensibilité de l'imagination -- est à la fois l'ennui (la question) et un ennui (une réponse à l'ennui : un problème à résoudre); elle est source, voire synonyme, du sublime : de la finitude natale et agonale, de la radicale finitude.

La proprioceptivité, comme identification primaire (au sens métapsychologique du terme), est un ensemble de pré-conditions et de pré-opérations antéprédicatives, les deux principales étant la schématisation et la proprioception : il y a schématisation de l'imagination à la raison en passant par la sensibilité et l'entendement; il y a proprioception de la préhension à la prédation en passant par la (loco)motion et la reptation. La proprioception (le sens intime), qui n'est pas l'intermédiaire ou la médiation mais la racine de l'intéroception (le sens interne) et de l'extéroception (les sens externes), est le caractère identificatoire (originaire et imaginaire, spéculaire et spectaculaire) de la subjectivité, de l'affectivité du subjectus (sujet "sauvage" ou "barbare", sujet imaginaire : proto-actant ou pré-individu) et du subjectum (sujet "classique" ou "romantique", sujet symbolique : actant ou archi-actant), du sujet carnavalesque et grotesque (grivois) et du sujet chevaleresque et romanesque (courtois).

L'identification, donc l'imaginaire, est essentiellement allusoire et illusoire, ainsi qu'oratoire (orale et temporale). Dans le «lacet de prédation», le prédateur est sa proie; non seulement il l'identifie, mais il s'identifie à elle. La prédation alimentaire et sexuelle est la génitivité de la générativité; c'est la génération de la subjectivité : il y a génération, reproduction, parce qu'il y a prédation.

Ainsi, l'agonistique de la passion est-elle l'ontogenèse du parcours génératif, alors que la schématique de l'imagination en est la phylogenèse. C'est cela l'instance ab quo, mais ce n'est plus une "instance" (sauf "en dernière instance"); c'est une insistance, l'insistance de la pulsion, de la pulsation du fantasme : c'est un réceptacle ou une réserve, une chora un , qui est un (res)sentir pur, un pur se sentir conditionnant l'intéroceptivité (du temps, du temps du valoir et du valoir du temps) et l'extéroceptivité (de l'espace, de l'espace du savoir et du savoir de l'espace).

La passion pousse l'imagination, pousse à l'imagination. La rationalisation, jusque dans les ratiocinations, est la résistance de la raison à l'imagination et de l'entendement à la sensibilité. La détresse (cognitive ou pragmatique, dans la solitude par exemple, que ce soit une solitude due à la séparation, à l'éloignement, à l'exil ou à autre chose) est la dérive du désarroi (thymique). Le désarroi ne va pas sans une certaine stupidité -- "stupide" voulant d'abord dire "engourdi", "paralysé", "frappé de stupeur" -- et il est la pétrification d'une résistance sans sublimation. La stupeur est le caractère le plus primaire, le plus primitif, de la passion : il n'y a de sujet, de subjectus que depuis la stupeur, que stupéfié; la stupéfaction est encore plus profonde, abyssale, que la pétrification. Cette stupeur, c'est l'apathie et l'amorphie des particules : la pulsion de mort; c'est la finitude du né-mort; c'est ce que l'on appelle parfois : génie, bêtise, idiotie, folie. La stupeur est l'ennui d'avant toute identité et toute différence et même d'avant toute indifférence : c'est la paresse de l'âme...

En somme, la sémantique fondamentale n'est pas encore axiologique -- c'est la sémantique narrative qui l'est -- et elle est plutôt taxinomique ("taxique", "ceptive"). En Occident, la taxinomie est véridictoire (théorique) et elle cherche à devenir une axiologie thymique (une morale politique ou une politique morale); en Orient, la taxinomie est thymique (poétique) et elle cherche à devenir une axiologie véridictoire (un droit religieux ou une religion juridique). En ce sens, l'Orient serait encore la stupeur (esthétique et éthique) de l'Occident!

APPLICATION OU ILLUSTRATION

(En collaboration avec Danielle Conway)

Affiche du film

Jésus de Montréal



L'affiche, comme le générique, est la rencontre de la transcendance du cinéma et de l'immanence du film. Cette affiche ne peut avoir été produite et reproduite qu'après le Festival de films de Cannes de 1989, puisqu'il y est mentionné, tout en haut et en premier lieu, que le film a remporté le PRIX DU JURY CANNES 89; mention qui se retrouve entre deux palmes de couleur noire, même couleur que les caractères typographiques (qui sont tous en capitales, sauf le titre, mais de différentes grosseurs) de toute l'affiche. Au niveau de la transcendance, elle conjoint le cinématographe et la cinématographie. Par le cinématographe, nous entendons l'appareillage de production cinématique, c'est-à-dire une technologie de pointe qui a son histoire et son évolution depuis maintenant plus de cent ans : pour réaliser un film, il faut une matière brute transformée en matière première (la pellicule), il faut des matériaux et du matériel, des instruments et des appareils, il faut des décors et de l'équipement. Sur l'affiche, le cinématographe est ici plutôt présupposé, sauf par l'indication «Dolby Stereo dans certaines salles»; tandis qu'il est véritablement supposé, proposé et posé dans le générique final, comme c'est le cas habituellement.

La cinématographie comprend l'appareil de production cinématographique, l'institution cinématographique et le processus de réalisation filmique. Pour fabriquer des décors, pour acheter et faire fonctionner de l'équipement, pour payer des techniciens, des comédiens et un metteur en scène, il faut de l'argent; c'est le travail des producteurs d'en trouver. Les noms des deux producteurs, Roger Frappier et Pierre Gendron, sont de la même grosseur typographique que les noms des comédiens et ils se retrouvent dans la partie inférieure de l'affiche, qui fait environ un mètre de hauteur par soixante centimètres de largeur; les producteurs associés, dont les noms apparaisent en plus petits caractères, sont : Gérard Mital, Jacques-Éric Strauss et Doris Girard. Produit par Frappier et Gendron, l'ordre des noms étant ici probablement alphabétique plutôt qu'honorifique, le film est cependant présenté par «Max-Films Productions-Gérard Mital Productions en association avec l'Office national du film du Canada». Mais à la production et à la présentation s'ajoute la «participation financière de Téléfilm Canada, La Société générale des Industries culturelles-Québec, La Société de Radio-Télévision du Québec, Super-Écran (Premier choix : TVEC Inc.) pour le Canada et de la SOFICA Sofinergie et le Ministère de la Culture et de la Communication (C.N.C.) pour la France». Le film est distribué par Max-Films Distribution. Tout cela est indiqué en plus petites capitales au bas de l'affiche; cela veut donc dire que cette participation est moins importante que la production et la présentation; par contre, le nom du distributeur se trouve accentué par la dimension des caractères typographiques et par l'occurrence de «Max-Films» à trois reprises. Remarquons la collaboration du Québec, du Canada et de la France autour de Montréal...

Dans toutes ces indications est déjà présente l'institution cinématographique : le cinéma est technologie, industrie, commerce et institution; par exemple, pendant longtemps, l'Office national du film a été le principal appareil d'institution cinématographique au Canada. C'est une institution technique et artistique, un langage et un art dont la marque de commerce est sans doute le "star system" et le mythe de l'auteur : après le titre du film, le nom du réalisateur est ce qu'il y a de plus gros : «un film de Denys Arcand», juste sous le titre. Après les noms des producteurs, qui apparaissent de nouveau plus loin mais en plus petits caractères, viennent les noms de sept comédiens; mais là, l'ordre alphabétique n'est pas respecté : Lothaire Bluteau Catherine Wilkening, Johanne-Marie Tremblay, Rémy Girard [sur la première ligne], Robert Lepage, Gilles Pelletier et Yves Jacques [sur la ligne suivante]. Il est donc déjà suggéré que le nom du comédien qui apparaît en premier est susceptible d'être le nom de celui qui incarnera le Sujet-protagoniste; or, après avoir vu le film, nous sommes en mesure de conclure que le nom qui apparaît en second est celui de celle qui incarne l'acteur représentant l'Objet de valeur, celui de l'avant-dernier est le nom du comédien incarnant l'acteur représentant le Destinateur et celui du dernier est le nom du comédien incarnant l'acteur correspondant à l'anti-Destinataire; les trois autres noms sont ceux des comédiens jouant les rôles des acteurs associés à l'Adjuvant.

Le but de l'affiche est évidemment publicitaire; c'est la promotion du film, sans doute par le distributeur (associé à Filmtonic?). Mais il y a aussi un impératif qui est celui de l'information et de la salutation : il faut rendre à César -- à l'institution, à la cinématographie, au mythe du cinéma -- ce qui revient à César. C'est ainsi que le processus de réalisation filmique, incluant l'équipe de réalisation et le processus en son ensemble (synopsis, scénario, découpage, tournage, régie, montage et mixage), est aussi souligné. Le scénario et la réalisation sont évidemment de Denys Arcand, dont le nom est cette fois de la même grosseur que ceux de l'équipe de réalisation (mais au centre et seul sur la troisième ligne) : c'est le côté bicéphale du cinéaste, à la fois auteur-artiste et réalisateur-technicien; la photo est de Guy Dufaux, le montage d'Isabelle Dedieu, la direction artistique de François Séguin, le son (et le mixage?) de Patrick Rousseau et Marcel Pothier, la musique originale est d'Yves Laferrière et les costumes sont de Louise Jobin. La boucle de la transcendance se trouve ainsi et ici bouclée.

Mais l'essentiel de cette affiche aux lettres noires sur fond blanc se trouve au niveau de l'immanence du ciné(ma), de l'immanence d'un film de fiction, d'un film qui est un film, un texte et un récit. Contre l'illusion sociologique ou énoncive (dénotative, référentielle) qui identifie le film et le monde et contre l'illusion psychologique ou énonciative (connotative) qui identifie le film et le moi, deux illusions qui considèrent que l'auteur (individuel ou collectif : le cinéaste ou l'équipe de réalisation) est (à) l'origine, nous postulons que c'est l'observateur-informateur, celui-ci étant entendu comme un point d'indifférence entre le réalisateur et le spectateur, point d'indifférence correspondant à la position d'énonciation, à la position ou à la posture du sujet de l'énonciation (présupposée) -- à ne pas confondre avec l'énonciateur!

Au centre de l'affiche, il y a une illustration en rouge vif au-dessus du titre en très gros caractères encore plus gras. Alors que toutes les autres lignes de caractères sont en majuscules, la ligne du titre, à part l'initiale de "Jésus" et celle de "Montréal", est en minuscules; en une quasi-abréviation, quatre lettres se démarquent de l'ensemble par leur hauteur : J, d, M et l; au é de Jésus correspond, à une lettre près, le é de Montréal. L'affiche n'est évidemment pas la même avant d'avoir vu le film et après. Avant, c'est une annonce, une présomption d'isotopie : c'est le dessin de style automatiste du contour d'un coeur entouré de quatorze traits. Après avoir vu le film, il est possible d'en conclure aux quatorze stations -- deux fois sept comédiens? -- du Chemin de la croix.

Le choix de couleurs est significatif, le rouge étant depuis longtemps associé à la passion (et à la Passion), à l'amour, au désir, à la sexualité et à la création/fertilité. Le rouge est la couleur des émotions et des actions intenses et violentes. Ironiquement lié à la vie et à la mort, à la Passion et au feu de l'enfer, au coeur et au sang, le rouge suggère plusieurs thèmes souvent contradictoires. La prédominance du rouge est aussi remarquable dans les images de la Passion prises par Dufaux lors du tournage du film : la Passion rougeoie, de l'ocre au rouge, selon Arcand.

Le symbole du coeur partage certaines des significations du rouge : l'amour, la passion/Passion et le courage. Le coeur rayonnant de l'affiche évoque aussi certains symboles chrétiens comme le Sacré-coeur, symbole de sacrifice et de pureté. L'on y retrouve le message des Évangiles selon Matthieu, «Car là où est votre trésor, là aussi est votre coeur», qui est au centre du film. Cet axiome anti-matérialiste constitue un des thèmes fondamentaux du texte. Même la forme du coeur, simple et un peu maladroite comme le dessin d'un enfant, est significative. Jésus avertit ses disciples qu'ils doivent devenir purs comme les enfants : «Si vous ne changez pas et ne changez pas comme les enfants, vous n'entrerez pas dans le royaume des Cieux», écrit encore Matthieu.

D'un point de vue biologique et linguistique, le coeur (de "cor", "cordis") est relié au corps (de "cors", "corpus") et -- le lecteur nous pardonnera cet écart de langage -- au cul (de "culis"), celui que vend pour la publicité l'acteur incarnant l'Objet de valeur au début du film. La confusion entre le coeur et le corps est symptomatique de plusieurs aspects du film qui sont juxtaposés : l'âme et le corps, l'amour et le sexe, le spirituel et le matériel. Mais il y a plus. Ce coeur, en son contour, ressemble à une étreinte, à deux bras et à deux mains qui se joignent ou se rejoignent, comme quand quelqu'un entoure un autre de ses bras mais par derrière, la courbe supérieure et intérieure du coeur faisant alors figure de tête, comme ont pu déjà le suggérer certains films d'animation sophistiqués réalisés à l'Office national du film il y a plusieurs années. En outre, cette illustration d'un coeur troué est fortement marqué sexuellement : on peut y voir un fessier, un derrière, autant qu'un sexe de femme ouvrant sur la copulation et la fécondation, sur la fécondité et la fertilité.

Mais c'est un coeur rayonnant et ces rayons en font un soleil, la source de la lumière et de la vie sur Terre et le symbole du père. Dans l'union du coeur et des stations-rayons, dans la réunion du trou blanc comme manque et du contour rouge comme marque, il y a le masque du Père, du Nom-du-Père : du phallus, dont il a été question dans la section précédente. Avec ou entre le coeur et le titre, se noue une étreinte, une alliance où la divinité (imaginaire) du Christ se voit relayée par l'humanité (symbolique) de Jésus, sans doute par l'intermédiaire du mythe (réel) du meurtre du père, du père-mort fait homme-dieu, du Seigneur : «Créer des valeurs, c'est le véritable droit du seigneur», disait Nietzsche...

Par rapport aux caractères typographiques, le fond blanc fait figure de page blanche; c'est le rouge qui fait passer du livre au film, de la littérature au cinéma, de la religion à l'art, du mythe au mystère. Le blanc peut aussi représenter la pureté et la virginité. Comme la colombe blanche que son nom évoque, le héros-protagoniste est presque aussi pur d'esprit que le personnage qu'il incarne. Ce n'est pas par pur hasard que Daniel Co(u)lombe porte le plus souvent une chemise blanche, même lorsqu'il ne joue pas le rôle de Jésus. Le blanc est aussi associé à la clarté et à la lumière. Longtemps symbole du sacré et de la bonté pour la chrétienté, Jésus se proclame «la lumière du monde» et il guérit les aveugles. Par le don de ses yeux après sa mort cérébrale, Daniel "guérit" une Italienne, qui sanglote justement les mots «La luce!». En somme et enfin, la lumière est aux yeux ce que le phallus est au coeur, dans une sorte de schéma en croix.

-- Aimer, c'est donner ce qu'on a pas, proclame Lacan!

[Étant donné que nos deux dernières analyses n'ont pas pu rendre justice -- en si peu de pages et plutôt sous forme de synthèse, tout en en citant littéralement (et sans guillemets) quelques passages -- au travail de Danielle Conway, nous nous permettons de renvoyer à son étude plus complète et plus complexe du film et de l'affiche : Jésus de Montréal : le sacré et le profane ou La rencontre de l'art et des médias. Mémoire de maîtrise en Études françaises. Département d'Études françaises et hispaniques, Université Memorial, Saint-Jean, Terre-Neuve; 1998 (VII + 108 p.)].



EXERCICE OU EXPOSÉ





Faites l'analyse sémiotique d'une affiche ou d'une annonce publicitaire (télévisuelle ou autre), d'un clip-vidéo ou d'un tableau (peinture).