INTRODUCTION : LE PARCOURS GÉNÉRATIF



Le récit, (archi)texte, est la grammaire du sens, c'est-à-dire son mode ou son procès de signification impliquant un système de production. L'analyse du récit est le projet et le trajet de la grammaire du texte; cette grammaire est à la fois linguistique et sémiotique. Le récit ne se confond ni avec un genre -- la fiction ou la prose romanesque par exemple -- ni avec le discours (logos) ou l'histoire (muthos), qu'il inclut cependant. La narrativité -- et non la simple narration -- est l'essence du récit; elle est à la fois mimèsis (imitation de la réalité par l'art poétique) et diègèsis (narration des mythes et histoire des héros et des chefs, qui sont à l'image des dieux chez les Grecs et selon Platon, pour qui cependant seule la poésie narrative, le récit diégétique d'un Homère, est représentative; alors que pour Aristote, la poésie représentative est mimétique).

En fait, le récit est représentation avec ou sans imitation; il est narration et monstration. À la source de la mimèsis (la représentation), il y a la poiêsis (la réflexion, la production, la duction), qui a elle-même pour racine la phusis (la présentation du monde par le langage, le langage comme affect avant toute représentation, l'auto-réflexion). [C'est ainsi qu'il ne faut pas confondre non plus, dans une suite de glissements propres à la traduction : la poiêsis et le poétique, le poétique et la poésie, la poésie et le poème, le poème et le vers, ainsi que la diègèsis et l'épique, l'épique et l'épopée, le roman et la prose ou la mimèsis et le lyrique, le lyrique et le lyrisme].

Chez les Formalistes russes, la narration, c'est le sujet ou le thème (l'anecdote); tandis que la monstration, c'est la fable ou le motif comme dessin et dessein (l'intrigue). Chez Benveniste, le discours se distingue du récit historique. Chez Weinrich, le commentaire (le «monde commenté») se distingue du récit (le «monde raconté», le documentaire en quelque sorte). Chez Genette, le discours, qui est le (discours du) récit et qui inclut la narration, se distingue de l'histoire, qui est la diégèse. Chez Ricardou, la narration (incluant la description) se distingue de la fiction. Chez Barthes, la narration des actions se distingue des fonctions.

Pour la sémiotique de Greimas et Cie, qui sera ici largement exploitée et citée (sans guillemets, la plupart du temps) [cf. Sémiotique; dictionnaire raisonné de la théorie du langage : tomes 1 et 2], le récit est l'immanence du texte, qui est donc à la fois parcours et discours, narrativité et discursivité : c'est un parcours discursif stratifié et hiérarchisé selon le parcours génératif, par lequel il y a conversion de la surface par la profondeur et convocation de la profondeur par la surface. La conversion est à la convocation ce que la dérivation est à l'intégration; il n'y a accès à la conversion (de l'origine ou de la racine) que par sa convocation : ce qui (s')intègre (se) dérive... Le parcours génératif de la signification est l'engendrement -- le générateur et non le géniteur -- du sens.

Ainsi le texte est-il structuré ou organisé à deux niveaux et selon deux composantes (syntaxique et sémantique) :

1°) au niveau discursif de la forme de l'expression, se distinguent, au sein de la sémiotique discursive de la manifestation, la syntaxe discursive (la discursivisation) et la sémantique discursive (la thématisation et la figurativisation);

2°) au niveau narratif de la forme du contenu, se distinguent, au sein de la grammaire sémio-narrative, la syntaxe narrative et la sémantique narrative, ainsi que la syntaxe fondamentale et la sémantique fondamentale.

C'est par le parcours génératif qu'il y a calcul du texte, programmation textuelle, textualisation -- de l'instance ab quo à l'instance ad quem -- des structures sémio-narratives (profondes), qui sont des structures virtuelles (fondamentales) et des structures actualisantes ou actualisées, par les structures discursives (superficielles), qui sont des structures réalisantes ou réalisées. La textualisation est à la fois linéarisation, c'est-à-dire linéarité et élasticité, et ponctuation, c'est-à-dire clôture (ouverture et fermeture) du corpus. L'élasticité peut être condensation ou expansion (dénomination ou définition, périphrase ou paraphrase, coordination ou subordination, glose ou scolie, etc.). Alors que l'énoncé est la condensation du discours, le discours est l'expansion de l'énoncé.

La grammaire du texte est à la fois la structure du texte (l'épilangue) et l'analyse du texte (la métalangue). L'épilangue est à la métalangue ce que l'élaboration du rêve (du contenu latent, absent, inconscient au contenu manifeste, patent, présent, conscient) est à l'interprétation du rêve (du contenu manifeste au contenu latent). L'objet de la grammaire du texte ou de l'analyse textuelle n'est pas la spécificité des textes particuliers ou singuliers mais leur textualité : ce qui fait qu'un texte est un texte. Pas plus qu'il n'y a de langue, de langage, de pensée sans grammaire, sans épilangue, il n'y a pas d'analyse sans grammaire, sans métalangue; mais ce n'est pas un métalangage.



A) LA SYNTAXE DISCURSIVE



Toute analyse de texte commence par la ponctuation, qui est à la fois démarcation, segmentation et titraison [cf. deuxième partie, section A] et qui équivaut à un arrêt du parcours génératif; elle se poursuit par la syntaxe discursive, qui est l'étude de l'énonciation énoncée, soit des procédures de mise en discours des structures sémio-narratives, c'est-à-dire de la discursivisation comme mise en oeuvre des opérations de brayage. Le brayage peut être débrayage ou embrayage; l'embrayage présuppose le débrayage, qui est une des opérations fondamentales du langage articulé, un des aspects constitutifs de l'acte de langage humain. Le débrayage, qui domine le récit traditionnel, est l'opération par laquelle l'instance de l'énonciation disjoint ou projette hors d'elle certains termes liés à sa structure de base pour constituer ainsi les éléments fondateurs de l'énoncé-discours. L'embrayage, qui domine le récit moderne, est la mise en discours de la "vie intérieure" et il est l'effet de retour à l'énonciation et la (dé)négation de l'énoncé par la suspension de l'opposition entre l'énoncé et l'énonciation (énoncée); il provoque un effet d'identification entre le sujet (énoncif ou énonciatif) de l'énoncé et le sujet de l'énonciation -- les deux ne se confondant pas avec l'énonciateur ou avec l'énonciataire (co-énonciateur) -- ou entre l'auteur et le scripteur, le scripteur et le narrateur, le narrateur et l'acteur.

Il y a identification des marqueurs des opérations ou des procédures de mise en discours par le repérage grammatical, qui peut être anaphorique (contextuel) ou déictique (situationnel). Les anaphores sont les marques du site de l'énoncé, alors que les déictiques sont les traces de la situation de l'énonciation, qui inclut cependant le site de l'énoncé (comme le manifesté ou le présupposé inclut le présupposant). Le débrayage est objectivation (dé-monstration) par l'anaphorisation; l'embrayage est subjectivation par la déictisation; la métaphorisation est transfert de l'un à l'autre : symbolisation.

Le brayage peut être actantiel, temporel ou spatial. Le débrayage actantiel consiste à substituer la troisième personne -- qui n'est pas la non-personne mais la personne délocutive [cf. Joly] -- aux deux premières personnes, qui sont dans un rapport interlocutif; les actants de l'énoncé (acteurs) prennent alors le dessus sur les actants de l'énonciation (énonciateur et énonciataire, narrateur et narrataire). Le débrayage actantiel peut être énonciatif, dans le passage du discours indirect au discours direct ou dans un dialogue (impliquant un interlocuteur et un interlocutaire ou un locuteur et un allocutaire) où il y a référentialisation ou mise en abyme (débrayages internes), ou énoncif, quand il y a installation de sujets pragmatiques (agents ou patients) et de sujets cognitifs (observateurs ou informateurs); dans un débrayage cognitif, il y a un écart de connaissance entre l'énonciateur (qui sait) et le narrateur (qui voit et dit) ou entre ces deux-là et les acteurs (qui agissent ou subissent). Le débrayage temporel consiste à passer du maintenant énonciatif au non-maintenant, à l'alors énoncif, soit par des adverbes de temps ou des dates, soit par l'utilisation des temps verbaux du passé. De même, le débrayage spatial fait passer de l'ici énonciatif au non-ici, à l'ailleurs énoncif, soit par des adverbes ou des prépositions d'espace soit par des verbes de mouvement.

L'embrayage actantiel, qui est l'inverse du débrayage actantiel, est un simulacre par lequel l'illusion énonciative du sujet remplace l'illusion référentielle ou énoncive de l'objet; il y a alors (dé)négation du il au profit du tu ou du je ou du non-je au profit du je : le passage du je au tu est un (dé)brayage, tandis que le passage du tu au je est un (em)brayage. Il y a à la fois visée de l'instance de l'énonciation (énoncée) et impossibilité de l'atteindre (comme présupposée). L'embrayage actantiel peut lui aussi être énonciatif (un je ou un tu) ou énoncif (un il cachant un je) et il a un effet de dé-référentialisation. Le monologue intérieur est un embrayage interne. L'embrayage temporel, qui est l'inverse du débrayage temporel, conduit à l'illusion de l'identification de la temporalité de l'énoncé avec la temporalité de l'énonciation; c'est parfois le rôle de l'imparfait ou du présent de l'indicatif. L'embrayage spatial est aussi l'inverse du débrayage spatial. Le discours indirect libre est une forme de brouillage entre le débrayage et l'embrayage ou entre l'énoncif et l'énonciatif.

(On peut se demander si un comédien débraie pour être un autre ou embraie pour être lui-même).

L'actorialisation, la temporalisation et la spatialisation sont les mécanismes de la discursivisation. L'actorialisation est le devenir-acteur d'un rôle actantiel (fonctionnel, syntagmatique) et d'un rôle thématique (paradigmatique) réunis, la distribution actorielle pouvant alors être psychologisante, et impliquer une distribution actantielle et thématique très variée, ou sociologisante, et impliquer plusieurs acteurs différents et autonomes. La distribution des rôles actoriels -- rédactionnels dans le cas d'un récit écrit -- exclut l'auteur, qui n'est pas un rôle rédactionnel mais un rôle publicitaire et commercial ou éditorial. La temporalisation comprend la localisation temporelle; qui est le cadre des structures narratives impliqué par le temps de la fiction ou de l'action, et la programmation temporelle, qui soumet la chronologie à la logique. De la même manière, la spatialisation comprend la localisation spatiale et la programmation spatiale.

La localisation spatio-temporelle est l'inscription des programmes narratifs à l'intérieur d'unités spatiales et temporelles données par le débrayage; il peut y avoir des positions (statiques) par des énoncés d'état ou des passages d'un espace à un autre ou d'un intervalle temporel à un autre, par des verbes de mouvement, par des indications concernant l'origine et la destination, par le faire et le devenir, par l'aller et le venir. La localisation spatiale (discursive) implique des catégories sémantiques (des noms communs d'espace) et un débrayage spatial qui conduit à la construction d'un système de références qui permet de situer spatialement les actions; se distinguent l'espace énoncif d'ailleurs et l'espace énonciatif d'ici. L'espace de référence, le centre, peut donc être considéré comme étant la position spatiale zéro selon la catégorie topologique "quadridimensionnelle" : l'horizontalité, la verticalité, la prospectivité (devant/derrière) et la proximité (proche/lointain, centripète/centrifuge). La direction (d'un point de départ à un point d'arrivée) et l'orientation (selon la gauche et la droite ou selon les points cardinaux) interviennent dans l'étalement spatial linéaire où des parcours narratifs assurent la circulation des objets de valeur dans les espaces partiels [cf. deuxième partie : section G], qui se définissent par rapport au lieu originel de l'ici (énonciatif) et par rapport au lieu original de l'ailleurs (énoncif), l'espace de référence correspondant au temps zéro du récit, et qui définissent la spatialité (narrative).

La localisation temporelle, (discursive) est la construction d'un système de références qui permet de situer temporellement les actions par un double débrayage temporel, les deux positions temporelles zéro étant le temps (énoncif) d'alors et le temps (énonciatif) de maintenant, mais sous le patronage de la catégorie topologique (qui est logique et non chronologique); c'est la catégorie de la concomitance (la simultanéité) et de la non-concomitance (l'antériorité et la postériorité, la rétrospective et la prospective) qui définit les positions temporelles et donc la temporalité (narrative). Le temps de la narration et de la description peut être antérieur au temps de la fiction ou de l'action (le temps d'alors), dans un récit prophétique ou prémonitoire (apocalyptique) ou dans la science-fiction par exemple. La concomitance peut s'accompagner de l'emboîtement temporel (une période de durée variable incluse dans une autre) ou spatial (un espace inclus dans un autre); c'est le cas de la focalisation concentrique ou centripète, du focus comme foyer central.

La programmation spatio-temporelle contribue à la conversion des structures narratives en structures discursives. La programmation spatiale est une procédure qui consiste, à la suite de la localisation spatiale des actions, à organiser l'enchaînement syntagmatique des espaces partiels; apparaissent des comportements programmés et des espaces segmentés en vue de l'optimisation (l'efficacité dans la simplicité), où des actions stéréotypées s'inscrivent dans une organisation spatiale qui est un espace-cliché. La programmation temporelle est la conversion des présuppositions logiques en consécutions chronologiques pseudo-causales, de la simplicité à la complexité, du moyen à la fin ou à l'objectif, du projectile à la cible. Il y a alors périodisation, segmentation de la durée (linéaire ou cyclique), soit par la montre soit par le calendrier, en vue de procès duratifs, de la durativité, qui peut être continue (en un seul procès) ou discontinue et impliquer alors la répétition (ou l'itération). L'itération peut être itérativité (répétition des grandeurs identiques sur un même niveau de dérivation) ou récursivité (répétition des mêmes grandeurs mais à des niveaux différents); la récursivité n'est pas la récurrence (des isotopies). La récursivité fait apparaître des motifs, des variables; l'itérativité fait apparaître des mobiles, des invariants.

La narratologie est essentiellement une syntaxe discursive dans son étude du temps, du mode, de la voix, de la narration, de la focalisation, de la mise en perspective (qui s'oppose à l'occultation) et du point de vue (qui peut être source d'univocité ou d'équivocité, d'ambiguïté ou de désambiguïsation); mais contrairement à la sémiotique, l'aspectualisation (discursive) de la personne, de l'espace et du temps lui échappe : l'aspect (fondamental) de la voix, de la figure, du temps y est réduit à l'aspectualité (narrative) du regard, du visage, de l'espace...



APPLICATION OU ILLUSTRATION

Comte de Lautréamont

(pseudonyme d'Isidore Ducasse)

[Écrivain français ou uruguayen : 1846-1870]

Les Chants de Maldoror

(1869)

Librairie générale française. (Le Livre de Poche classique # 4496]
Paris; 1992 (384 p.) [p. 25-233].




Les Chants de Maldoror sont composés de six chants; chacun des chants est divisé en très longues strophes, numérotées par le rédacteur Patrick Besnier [10, note 2]. Le Chant premier -- publié dans une version passablement différente en 1868 [23, Note sur la présente édition; 285, 356-7, 375] et reproduit dans ce même volume [287-318], sans numérotation mais avec la même manière de séparer les strophes par un trait -- comprend quatorze strophes; le Chant deuxième, seize; le troisième, cinq; le quatrième, huit; le cinquième, sept; le sixième et dernier, deux strophes numérotées en chiffres arabes entre crochets, comme dans les cinq premiers, suivis de huit paragraphes (ou chapitres) numérotées en chiffres romains. Il y a donc soixante strophes et paragraphes. Chacun des chants se termine par une mention en petites majuscules indiquant la fin du chant, mais avec l'inversion du déterminant numéral ordinal par rapport au titre courant de chacun des chants : fin du premier chant par exemple.

Pour cette illustration, nous allons presque nous limiter au Chant premier pour l'analyse du brayage -- en nous démarquant sensiblement du Dictionnaire de Greimas et Courtés, ne considérant pas le récit à la première personne comme un débrayage énonciatif (par le sujet de l'énonciation) mais comme un embrayage énonciatif (par le sujet de l'énoncé) : il y a débrayage énonciatif initial par le sujet de l'énonciation -- et au Chant sixième pour l'analyse de la localisation spatio-temporelle et de la programmation spatio-temporelle; il sera aussi question de l'actorialisation de Maldoror, ici le sujet pragmatique et cognitif par excellence et quadruple sujet (divisé) de l'énoncé dans une distribution actorielle nettement ou carrément psychologisante. Le sujet de l'énoncé peut être énonciatif (dans l'énonciation énoncée, qui fait partie de l'énoncé) ou énoncif (dans l'énoncé sans être dans l'énonciation énoncée). Sont distingués, pour cette analyse-ci, trois sujets énonciatifs : le narrateur-scripteur (ou chanteur), qui parle de l'écriture ou de son ouvrage; le narrateur-raconteur, qui est présent dans l'énoncé (contrairement au narrateur-conteur) et qui raconte les actions des autres et plus particulièrement de Maldoror; le narrateur-acteur, qui est présent dans l'énoncé et qui raconte ses propres actions. Maldoror est aussi un sujet énoncif : un acteur- le maître du mal, selon la stratégie du chantre du mal...

Dès le titre, il y a débrayage énonciatif initial par le sujet de l'énonciation = X, qui n'est ni le scripteur ni le lecteur mais un point d'indifférence entre les deux, point qui se situe au lieu même du texte, au milieu du titre : ce sont les chants de Maldoror, les strophes chantées par un je qui est et n'est pas moi. Cependant le titre ne nous dit pas grand-chose sur le texte; il nous donne plutôt un titre de genre poétique ou musical : «Les Chants», dont l'auteur serait «Maldoror», qui n'évoque, par homonymie, que "mal d'aurore". Mais Maldoror n'est ni l'auteur ni le narrateur de ces chants; il en est l'acteur : le héros. Dès la première strophe, après un débrayage (énoncif) actantiel introduisant le lecteur, celui-ci est interpellé, (dé)brayé, par un narrateur-scripteur (ou chanteur), sujet énonciatif, qui identifie «ces pages sombres»; il y a là un embrayage spatial vers «ce livre» lui-même. Par contre, les tout premiers mots du texte, «Plût au ciel», présupposent un embrayage énonciatif marqué par l'exclamation. Suivent des débrayages (énoncifs) actantiels : un fils, la face maternelle, les grues frileuses, la grue la plus vieille; mais l'embrayage (énonciatif) temporel est maintenu. Est intercalé, entre parenthèses, un embrayage actantiel, [27]. Le lecteur est à nouveau interpellé au début de la deuxième strophe et il y est référé au «commencement de cet ouvrage». Au début de la troisième strophe, apparaît pour la première fois dans le texte le nom de Maldoror : il y a d'abord un embrayage (énonciatif) actantiel, spatial et temporel suivi d'un débrayage (énoncif) actantiel et temporel introduisant l'acteur Maldoror, sujet énoncif, jeté «resolûment [sic] dans la carrière du mal» [28-29]. Subtilement, ce débrayage devient un embrayage (énonciatif) actantiel vers la deuxième personne, un (dé)brayage, suivi d'un autre débrayage (énoncif) vers la troisième personne et d'un embrayage spatial : «Humains, avez-vous entendu? [que Maldoror est cruel] il ose le redire avec cette plume qui tremble!» [29], où il y a donc confusion du narrateur-scripteur (énonciatif) et de l'acteur (énoncif) en Maldoror.

Dans la quatrième strophe, l'embrayage (énonciatif) reprend après un débrayage (énoncif); curieusement, le narrateur-chanteur y passe du "je" au "on" et au "il" : «ou, parce qu'on [Maldoror] est cruel, ne peut-on pas avoir du génie?», qui s'oppose à «On [le(s) lecteur(s)] en verra la preuve dans mes paroles; il ne tient qu'à vous de m'écouter, si vous le voulez bien...» Vient à la fin de la strophe, un embrayage (énoncif) actantiel : «Celui qui chante [le narrateur-chanteur] ne prétend pas que ses cavatines soient une chose inconnue; au contraire, il se loue de ce que les pensées hautaines et méchantes de son héros [Maldoror] soient dans tous les hommes» [29]. C'est dire qu'il n'y a pas ici parfaite confusion du narrateur-chanteur et de l'acteur-héros dans le sujet de l'énoncé : le sujet énonciatif n'est pas le sujet énoncif.

Dans la cinquième strophe, le narrateur-scripteur se transforme en narrateur-raconteur, autre sujet énonciatif, par un débrayage temporel (un verbe au passé composé); puis, par un nouveau débrayage temporel (du passé composé au passé simple), le narrateur-raconteur devient un véritable narrateur-acteur, autre sujet énonciatif [30], avant de redevenir un narrateur-raconteur qui s'en prend à Dieu, créateur du monstre humain [31]. Dans la sixième strophe, il ne faut pas prendre l'apparition d'un "On" comme étant un débrayage; c'est plutôt un embrayage (énoncif) actantiel qui cache un "nous" ou un "je" et qui interpelle l'homme pour lui parler du goût du sang et des larmes [31]. Embrayage (énonciatif) actantiel il y a avec un "tu" qui cache un "je" et où le narrateur-raconteur continue de dominer jusque dans l'adresse à l'adolescent, vouvoyé avant d'être tutoyé après une tirade sur le bien et le mal [32] et avant une description sado-masochiste et un retour au narrateur-scripteur [33].

La septième strophe, strophe du pacte avec la prostitution, par un débrayage temporel, redonne la parole au narrateur-raconteur, puis au narrateur-acteur; abondent les débrayages spatiaux : montagne, six églises, lac, cône renversé; elle se termine sur les mots du narrateur-raconteur : «ce n'est que le soupir aigu de la prostitution, uni avec les gémissements graves du Montévidéen» [34]. La huitième strophe débute par un débrayage (énoncif) temporel, spatial et actantiel; puis il y a un embrayage (énonciatif) actantiel. Une série de débrayages (énoncifs) actantiels et spatiaux sont produits par la multiplication des "comme" et des "contre" [35-36], à la suite desquels le narrateur-acteur reprend le dessus, victime de la laideur que lui a infligée l'Être suprême [36-37] : on croirait entendre chanter Maldoror...

La neuvième strophe, célèbre pour l'hymne ou le salut au vieil océan, commence par la prise de parole du narrateur-chanteur, qui va «déclamer à grande voix la strophe sérieuse et froide que vous allez entendre» [37; la première version parlait «d'entonner le chant sérieux et froid» : 297]. L'adresse au vieil océan, opposé à l'homme, implique un (dé)brayage actantiel et spatial par le narrateur-raconteur; «j'aime cette comparaison» est un embrayage (énonciatif) actantiel de la part du narrateur-scripteur [38]. Après les adieux au vieil océan, «aux vagues de cristal», réapparaît à la fin le narrateur-acteur dans un embrayage spatio-temporel : c'est «le moment de revenir parmi les hommes» [43].

Le narrateur-scripteur, au «visage d'hyène», amorce la dixième strophe [44]; puis le narrateur-raconteur nous présente un bestiaire, dans une série de débrayages (énoncifs) qui conduisent à un embrayage (énoncif) actantiel : le narrateur-acteur, qui est le plus méchant des hommes, «l'ennemi commun» [45].

Moins que dans la première version [305-318] mais de manière quand même évidente, les deux prochaines strophes constituent en quelque sorte deux petites pièces de théâtre dominées par les dialogues, après un débrayage (énoncif) actantiel et spatial mais un embrayage temporel (un verbe au présent de l'indicatif). Cependant, un débrayage (énoncif) actantiel et spatial nous présente Maldoror, observateur du «tableau» ou du «spectacle», qui s'adresse à lui-même, comme en aparté : «Éloigne-toi, Maldoror, de ce foyer paisible; ta place n'est pas ici» [46]; il s'agit alors d'un embrayage interne équivalent à un monologue intérieur, à moins que ce soit un véritable monologue externe. Le regard d'un autre spectateur est dirigé par un embrayage (énonciatif) actantiel et spatial vers le corps du fils. Alors que dans la première version, la voix de Maldoror était mise en scène et indiquée comme telle par les didascalies, ici il y a un leitmotiv : «J'entends dans le lointain des cris prolongés de la douleur la plus poignante» [46-48] qu'il est très difficile de traiter. Est-ce un embrayage de la part du narrateur-acteur ou de la part du narrateur-raconteur? -- Dans la première version, ce sont les didascalies, donc un débrayage (énoncif) qui jouent le rôle du leitmotiv [306-307]. Entre le troisième et le quatrième leitmotiv, nous est livré par le père le surnom de Maldoror : «le vampire» [47, en italiques dans le texte]. Une fois qu'«[o]n entend plus les gémissements» [48] -- ce qui nous amène à penser qu'il s'agit bien de la voix du narrateur-raconteur, ici débrayée --, une voix, qui ne peut être celle que de Maldoror, entreprend de séduire l'enfant, en alternance avec les voix du père et du fils. Le principal agent de la séduction -- séduction ici ratée, au théâtre, mais réussie dans le petit roman du Chant sixième --, les petites filles, doit sa place à un débrayage (énoncif) actantiel [49]; la vengeance de Maldoror contre «ce fils aimant, dont les chastes lèvres s'entrouvent à peine aux baisers de l'aurore de la vie» [nous soulignons] s'exerce dans un «cri d'ironie immense» [50]. La parole revient finalement au narrateur-raconteur, d'abord par un embrayage (énonciatif), ou un (dé)brayage semblable, puis par un débrayage (énoncif) actantiel saluant le pouvoir de Maldoror, qui n'est cependant que pronommé [51]. Le débrayage (énoncif) actantiel continue au début de la douzième strophe et s'accompagne d'un débrayage spatio-temporel [51]; la corde de trois cent mètres annonce le câble de la fin du Chant sixième [paragraphe VIII]. Suit le dialogue entre Maldoror et le fossoyeur, avec un débrayage (énoncif) quand Maldoror s'effondre [55]. Remarquons, à la même page, un embrayage (énonciatif) actantiel ou un (dé)brayage singulier dans une réplique de Maldoror : «Fanal de Maldoror, où guides-tu ses pas?», le fanal étant le fossoyeur -- la mort...

Dans la treizième strophe, Maldoror est présenté comme le frère de la sangsue, dans ou par un débrayage (énoncif) actantiel et spatial, et il se met à haranguer l'homme -- un peu comme le Zarathoustra de Nietzsche, une vingtaine d'années plus tard -- et le crapaud. Après un débrayage (énoncif) actantiel, le crapaud s'adresse à son tour à Maldoror, dont l'actorialisation se précise : maître-fantôme, malade, malheureux, épave pourrie, sceptique, habitant des cités, d'essence divine, orgueilleux, homme ou plus qu'homme?

La quatorzième et dernière strophe du chant débute par un embrayage (énonciatif) actantiel et spatial par le narrateur-chanteur. Un débrayage (énoncif) annonce que «[l]a fin du dix-neuvième siècle verra son poète». Interpellé, (dé)brayé, le jeune homme aura «un ami dans le vampire» : fusion ici avec Maldoror [59].

Au commencement de Chant deuxième, il y a un embrayage (énonciatif) actantiel ou spatial par le narrateur-chanteur à cause du déterminant démonstratif : «ce premier chant de Maldoror», redoublé par un débrayage temporel (un verbe au passé composé et un autre au passé simple) [61]. Ensuite, le narrateur-raconteur s'en prend à «l'homme, à la figure de crapaud». La deuxième strophe est lancée par la plume du narrateur-scripteur aux prises avec le mal d'écrire sa pensée [63-65].

Il en est de même au début du Chant sixième, où est annoncé le roman dans une sorte de «préface hybride» ou de manifeste qui présage les Poésies et qui se taxe de poésie, les cinq premiers écrits ayant été «le frontispice», l'explication préalable d'une «poétique future» et la «partie analytique» devant succéder à la «partie synthétique» de l'oeuvre qui «est complète et suffisamment paraphrasée» [202]. La deuxième strophe qui précède le «petit roman de trente pages» [203] est embrayée de la même façon; Maldoror -- qui n'est pas considéré comme étant un des «trois personnages nommés plus haut» : «l'homme, le Créateur et moi-même» [201]; ce qui a pour effet d'amplifier l'identification de Maldoror et du narrateur comme Sujet et contre l'anti-Sujet, qui est Dieu et sa créature -- y est réintroduit par un embrayage (énonciatif par le possessif mais énoncif par le nom et le passé simple du verbe) : «Notre héros s'aperçut qu'en fréquentant les cavernes...» Son rôle actantiel de maître du mal se perpétue, tandis que son rôle thématique s'affine : habitant des cavernes (et non plus des cités), rôdeur recherché par la police, génie, grillon, voyageur, poétique Rocambole, bandit [203-204]. Par un embrayage (énonciatif) et un débrayage spatio-temporel, par le narrateur-raconteur, il y a identification de ce dernier et de Maldoror contre les «fourmis humanitaires» [204].

La fin de la strophe est prise en main par le porte-plume du narrateur-scripteur en train de se transformer en romancier et déjà en train de trahir la fin de son roman [205], dont nous allons maintenant analyser brièvement la localisation spatio-temporelle et la programmation spatio-temporelle.

Le petit roman du Chant sixième, bien plus qu'un feuilleton, est un véritable traité de mécanique biologique et un traité de mathématique à la fois géométrique et géographique (Paris). C'est ainsi que l'espace domine le temps et la personne qui s'y active. Contrairement à l'analyse du brayage qui précède, nous n'allons pas suivre le texte paragraphe par paragraphe. Le «roman» est programmé par l'espace utopique : le pont du Carrousel, déjà énoncé et annoncé à la fin de la deuxième strophe, la place Vendôme et finalement le dôme du Panthéon, où il y aura rencontre ou conjonction de Maldoror et de Mervyn, du prédateur et de sa proie, du Sujet et de l'Objet de valeur. Les rues de Paris sont le lieu de l'acquisition de la compétence par le prédateur, dont le mouvement est celui de la poursuite, de la filature, et elles constituent donc l'espace paratopique. Par rapport au centre (le sofa de la maison de Mervyn, près de la rue Lafayette à Paris) [208, 210], Madrid, Saint-Pétersbourg et Pékin sont des espaces hétérotopiques.

Remarquons tout de suite qu'il y a aspectualisation de l'espace par l'obscurité et par la lumière : l'obscurité y est le lieu du silence et de la fermeture, voire de l'enfermement (retrait) ou du rapprochement (enfoncement) et de l'isolement (solitude), alors que la lumière est le lieu du bruit et de l'ouverture, de l'éloignement; l'obscurité est terrestre (basse), tandis que la lumière est céleste (haute) sur l'axe de la verticalité. L'axe de l'horizontalité est soumis à la prospectivité : Maldoror est généralement derrière, puisqu'il guette, caché, allant et venant, reculant et avançant; Mervyn sillonne, arpente, traverse, franchit, fuit, s'enfuit, se sauve, circule. Sa famille l'entoure, l'enveloppe, entoure sa tête [210]; son père (maître et commodore) est vertical, sa mère (esclave) est accroupie ou agenouillée, la demoiselle s'incline. Maldoror est une hyène qui longe et escalade les murs et les grilles, il bondit et s'éloigne à pas de loups [211]; c'est un super-prédateur mais un protecteur [222] de taille herculéenne [223]; il a des lèvres de bronze [222], de jaspe [223], de saphir [225], de soufre [230]; c'est le corsaire aux cheveux d'or [220]; ce n'est pas un malfaiteur à la tête échevelée ou un voleur [211] mais un renégat [229] au bras tatoué [231], un forçat évadé [232], un sauvage civilisé [232]. Mervyn dès qu'il devient programmé par la missive -- signé de trois astérisques, comme la première version du Chant premier [356] et d'une tache de sang -- lui fixant un rendez-vous, hésite : ouvre ou ferme, s'appuie et se relève, tombe, court; mais il se trouve capable aussi des mêmes mouvements que Maldoror.

Dans le paragraphe V, Maldoror se trouve un allié dans la personne d'un fou, Agohne [331, note 18 : En mathématiques, agone signifie «dépourvu d'angles» selon le rédacteur; il nous semble plutôt qu'il s'agit d'agôn (en grec) : "agonie", "angoisse", "lutte"]. Dans le paragraphe VI, apparaît l'archange, le crabe tourteau représentant l'anti-Sujet, qui ne peut arriver à la hauteur (du bâton) de Maldoror et qui périt par l'eau.

Une force centripète, prédatrice, rapproche Maldoror de Mervyn, comme la ligne est attirée par le cercle et le bâton par le trou ou la crevasse. Agohne, lui, passe du chenil, ou presque, à un riche appartement du troisième étage [222]. Mervyn, sortie de la matrice de sa mère qui devient «la fille de neige [231, en italiques dans le texte], est enfermé dans un sac avant d'être projeté plus tard sur le dôme du Panthéon par la force centrifuge, explosive, de Maldoror, à qui convient non seulement l'envol -- il se métamorphose en cygne noir [211, 226] -- mais la hauteur, la grandeur de la hauteur.

D'ailleurs, la force centrifuge, excentrique, de Maldoror est omniprésente dans tous les chants (cf., par exemple, la huitième et dernière strophe du Chant quatrième : 266-268]. Au piétinement de tout le dernier chant, à un va-et-vient quasi masturbatoire [pour preuve, cf. la cinquième strophe du Chant cinquième : 183-187, surtout 186, le passage sur la turgescence] d'objets et d'organes souvent annoncés en excipit des paragraphes (bâton lancé, poignards, revolver, corde avec anneau, poutre, queue de poisson, queue de comète, bec du coq qui perce ou fend, rayon de lumière qui pénètre la chambre noire) [208, 216, 218, 299-233], succède finalement une "éjaculation" monstre ou «la corde étreint, en partie, de ses replis la paroi supérieure de l'immense coupole» [232-3] : il y a enfin conjonction fantasmatique du dôme-phallus de Maldoror et du corps de Mervyn; alliance scellée par l'anneau de fer du noeud coulant [232]... -- Ainsi, Mervyn, l'auteur de cette «lettre coupable» [216], est-il condamné à mort et puni, la «narration du chiffonnier de Clignancourt» n'étant pas parvenue à temps pour empêcher la trame de cette fiction [218, 223, 230].



EXERCICE OU EXPOSÉ

Faites l'analyse du brayage, de la programmation spatio-temporelle ou de l'actorialisation des Poésies I ou des Poésies II d'Isidore Ducasse.



B) LA SÉMANTIQUE DISCURSIVE

La sémantique discursive est l'analyse de la surface du texte produite ou introduite par la syntaxe discursive; elle est l'ensemble des procédures de figurativisation et de thématisation. La figurativisation est l'investissement sémantique d'un objet sémantique qui permet de reconnaître cet objet comme étant une figure sémiotique (et non rhétorique); une figure peut être une image (abstraite) ou un visage (concret), une idée ou une chose. Les deux principaux mécanismes de la figurativisation sont l'iconisation et la figuration. L'iconisation est la prise en charge des figures déjà constituées par des investissements particularisants ou singularisants qui conduisent à l'illusion référentielle (énoncive) : les figures deviennent alors des images du monde, des icônes; est produit l'effet de sens "réalité" ou "vérité" : la vraisemblance. C'est l'onomastique qui y contribue le plus par l'introduction d'anthroponymes (par l'actorialisation), de toponymes (par la spatialisation) et de chrononymes (par la temporalisation); il y a alors transition des noms génériques (noms communs) aux noms spécifiques : noms propres, indices spatio-temporels, datations, etc., qui conduisent à un ancrage historique comme simulacre d'un référent externe. La figuration est la mise en place des figures sémiotiques ou la conversion des thèmes en figures; dans l'ordre de la conversion, elle précède donc l'iconisation, qui est plus superficielle. L'iconisation est à la figuration ce que l'icône est à la figure, ce que l'indice est au symbole, ce que l'ostention est à l'ostentation, ce que la monstration (de l'index concret) est à la démonstration (de l'index abstrait).

Par la figurativisation, il y a installation d'un parcours figuratif, qui est un enchaînement répétitif de figures, «un enchaînement isotope de figures, corrélatif à un thème donné» et constituant un champ lexical [cf. deuxième partie, section C]. Un seul thème peut être manifesté par plusieurs figures; qui sont en quelque sorte des variantes, qui peuvent être combinatoires (contextuelles : liées) ou libres (stylistiques) : des variétés (d'une même variante) ou des variations (d'une même variété).

La thématisation est plus profonde que la figurativisation, le thème étant la «dissémination le long des programmes et parcours narratifs des valeurs déjà actualisées (c'est-à-dire en jonction avec les sujets) par la sémantique narrative»; un ensemble de thèmes constituent un champ sémantique [cf. deuxième partie, section C]. Par la thématisation, il y a installation d'un parcours thématique, qui est la «manifestation isotope mais disséminé d'un thème, réductible à un rôle thématique» conduisant à l'«étalement syntagmatique d'investissements thématiques partiels, concernant les différents actants et circonstants de ce parcours». Le parcours thématique couplé au sémantisme, à un investissement ou à une charge sémantique, constitue un rôle thématique, qui est la formulation actantielle de thèmes ou de parcours thématiques : un parcours, une action (un verbe), est alors résumé par un acteur (un nom). Le rôle thématique est la réduction d'une configuration discursive à un seul parcours figuratif et, au delà, à un agent, ainsi que la détermination de la position de cette configuration dans le parcours de l'acteur donnant lieu à une configuration thématique. Une configuration discursive étant un micro-récit autonome, que l'on peut extraire, analyser comme tel et intégrer dans une unité plus large, c'est un ensemble de motifs impliquant invariants et variables, archétypes et stéréotypes, clichés ou lieux communs. Une configuration discursive peut être figurative ou thématique et elle contribue à la distribution des rôles configuratifs (à la fois thématiques et actantiels) doublés d'isotopies [cf. sémantique narrative].

En résumé, la thématisation est donc une procédure qui, prenant en charge les valeurs (de la sémantique fondamentale) déjà actualisées, les dissémine en quelque sorte, de manière plus ou moins diffuse ou concentrée, sous forme de thèmes dans les programmes et parcours narratifs, ouvrant ainsi la voie à leur éventuelle figurativisation. C'est une procédure de conversion sémantique qui permet de formuler différemment, de manière toujours abstraite, une même valeur. Aussi, une valeur comme "liberté" peut être prise en charge par un thème comme l'évasion spatiale, un voyage, ou l'évasion temporelle, l'enfance ou le passé et l'avenir; la loterie peut être considérée comme une forme d'évasion spatiale et temporelle... C'est à ce niveau qu'intervient la métaphorisation, la figure rhétorique étant une rencontre singulière, inattendue, imprévue, voire imprévisible, de figures sémiotiques.



APPLICATION OU ILLUSTRATION

Arthur Rimbaud

[Poète français : 1854-1891]

Une saison en enfer

(1873) (retrouvé en 1901 et distribué en 1914)

Gallimard nrf (Poésie)
Paris; 1973 [1965] (304 p.) [p. 121-152].




Une saison en enfer est un recueil de poèmes en prose et de poèmes en vers; sauf un poème sans titre de trois quatrains [143-4], les poèmes en vers ont été écrits auparavant, mais ils ont été récrits et modifiés. Après une sorte de préface (précédée de cinq astérisques), il y a sept poèmes ou séries de poèmes, suivis d'une sorte de postface. MAUVAIS SANG comprend huit poèmes en prose séparés par un trait; NUIT DE L'ENFER est un seul poème en prose; DÉLIRES comprend deux parties : I VIERGE FOLLE, suivi d'un trait et de L'ÉPOUX INFERNAL, II ALCHIMIE DU VERBE, où il y a un poème en prose suivi de deux poèmes en vers sans titre, d'un poème en prose, qui précède un poème en vers, CHANSON DE LA PLUS HAUTE TOUR, un poème en prose, un poème en vers, FAIM, le poème en vers inconnu jusque-là, un très court poème en prose, un poème en vers sans titre, un autre très court poème en prose, un poème en vers sans titre, un poème en prose, un poème en vers sans titre et une phrase d'une ligne : quatorze morceaux dans cette série; L'IMPOSSIBLE, L'ÉCLAIR, MATIN et ADIEU (celui-ci séparé de la "postface" par un trait) sont quatre poèmes en prose. Il y a donc vingt-huit morceaux (2 X 14) en tout, que nous pouvons considérer et traiter comme des micro-récits. Le recueil est daté à la fin : Avril-août 1873.

Dans la "préface", l'iconisation est réduite à un anthroponyme : Satan [124]. Tel qu'annoncé par le titre, le principal parcours figuratif est celui de la (con)damnation, un thème dont les figures sont les suivantes : amère, injuriée, armé, justice, sorcières, misère, haine, s'évanouir, étrangler, bête féroce, bourreaux, périssant, mordre, fusils, fléaux, étouffer, sang, malheur, allongé, crime, folie, affreux, idiot, dernier couac [en italiques dans le texte], hyène, démon, mort, égoïsme, péchés capitaux, conjure, irritée, lâchetés, absence, hideux, damné [dernier mot du morceau]. Il y a un parcours figuratif secondaire et contraire, qui est celui de la célébration : vie, festin, coeurs, vins, Beauté, trésor, espérance humaine et joie (mais niées), dieu, bons tours, rire (mais négatif), clef du festin ancien, appétit, charité, inspiration, couronna, appétits, aimez.

MAUVAIS SANG -- un peu comme on dit : "mauvaise graine" -- est embrayé sur le ton de la confession; il y a beaucoup d'anthroponymes et de toponymes évangéliques. Le parcours figuratif de la (con)damnation continue et se développe en un véritable parcours thématique qui est celui de la faute (péché, tare), avec une insistance sur la paresse -- un péché capital -- dans le premier morceau. Dans le deuxième morceau, un rôle thématique se dégage, celui du chrétien, l'individu de race inférieure parce qu'incapable d'être païen. Un nouveau parcours figuratif se dessine, celui de la science. Remarquons, au passage et au niveau de la syntaxe discursive, la transition du "je" au "on" et au "nous", avant un retour au "je" [126]. Dans le troisième morceau, nous avons encore le même parcours thématique; un nouveau parcours figuratif se développe, celui de l'évasion spatiale par le voyage et par les substances toxiques et prometteuses de salut. Le quatrième morceau voit le parcours thématique de la faute se transformer en rôle thématique, celui du pécheur ou du vicieux, la luxure étant un autre péché capital; rôle qui s'accompagne du parcours figuratif déjà esquissé de la bêtise (du devenir-bête, au sens animal et humain du terme, du devenir-brute ou du devenir brut).

Dans le morceau suivant, l'évasion est prise en charge par un rôle thématique, celui du voyageur (ou du vagabond), orphelin et seul, maudit et ennemi du peuple et de la patrie. La bêtise se transforme aussi en un rôle thématique, de bête à nègre [128], du royaume de Cham [129]. Dans le sixième morceau, le parcours thématique de la faute se développe en repentir, avec une quête de punition par le suicide en guise d'adieu; mais le rôle de repentant ne va pas jusqu'à celui d'un véritable pénitent, sauf peut-être dans une promesse de pénitence [130]. L'avant-dernier morceau se développe en un parcours thématique déjà annoncé; c'est l'innocence (de l'enfant ou de l'accusé?), mais pas dans le «bonheur établi» [130] à cause de la faiblesse et de la paresse et parce que «la vie est la farce à mener par tous» [131]. Dans le dernier morceau, frappe la punition, non sans quelque ironie de la part de l'acteur souffrant -- "suicidé de la société"?...

NUIT DE L'ENFER , en résonnance avec le titre du «livre nègre», transforme le feu -- présent dès le début de MAUVAIS SANG [124] et surtout à la fin [131], mais aussi ailleurs [126, 128, 129] -- en véritable parcours figuratif : enfer oblige! L'enfer, ce n'est pas les autres, c'est moi qui «ai avalé une fameuse gorgée de poison» [131] : la gourmandise se manifeste en somme par l'abus des substances toxiques, par la toxicomanie. Il y a un retour à ou de la damnation, dont la cause est le catéchisme, l'enfer ne pouvant pas «attaquer les païens» [132]. Le feu est la source de la soif (gourmandise). L'innocence et la soif de justice et de vérité sont attribuées à l'enfance, au passé, à la Sainte-Vierge, non sans quelque orgueil. La damnation prend la forme d'un véritable anéantissement dans l'hallucination : «Un crime, vite, que je tombe au néant, de par la loi humaine», «La peau de ma tête se dessèche», «Je sens le roussi, c'est certain» [132], «Je ne suis plus au monde», «Extase, cauchemar, sommeil dans un lit de flammes» [133].

Mais, tout à coup, le parcours figuratif de la célébration réapparaît, annoncé par le désir de perfection (l'envie) et l'orgueil et après la confrontation de Satan (Ferdinand) et de Jésus, du feu et de l'eau : «Je vais dévoiler tous les mystères», «Je suis maître en fantasmagories», «J'ai tous les talents», «Je ferai de l'or, des remèdes» [133] : y a-t-il ici une rencontre de l'avarice et de la gourmandise? Il y a en somme fusion du rôle thématique du voyant (la poésie) et du rôle thématique du sauveur (la foi), sauveur des travailleurs par exemple.

Cependant, c'est l'anéantissement qui contraint les paroles suivantes : «Ma vie ne fut que folies douces, c'est regrettable», «Décidément, nous sommes hors du monde», «Plus aucun son. Mon tact a disparu», «Suis-je las!» [133], «Je meurs de lassitude«, «C'est le tombeau, je m'en vais aux vers -- homonymie!? [cf. aussi 151 : «des vers pleins les cheveux et les aisselles et encore de plus gros vers dans le coeur»] --, horreur de l'horreur!» [134]. Pourtant, il y a une relève, un sursaut du damné, mais avec le feu, dans une association du poison et du baiser, du châtiment et de la faute [134] : le damné est l'acteur qui est à la fois voyant et sauveur, poète (selon la loi du langage) et prophète (selon le langage de la foi).

La prochaine et dernière série que nous allons examiner -- et que nous allons traiter comme une configuration discursive à part entière -- est introduite par un triple débrayage à la fois énonciatif (qui parle?) et énoncif (de qui parle-t-il?) : du titre du livre au titre de la série, DÉLIRES; du titre de la série au titre de la partie : I VIERGE FOLLE; du titre de la partie à un sous-titre : L'ÉPOUX INFERNAL. Un quatrième embrayage énonciatif à la première personne du pluriel débraie et donne la parole à un «compagnon d'enfer» : on s'attendrait donc à entendre la confession d'un compagnon, l'Époux infernal; or, c'est de lui dont il est question et c'est donc la Vierge folle (embrayée) qui parle, dans une très forte identification du damné de l'enfer, l'Époux infernal, et du Seigneur du ciel, le divin Époux, l'Époux étant donc un rôle configuratif.

Au début, la confession se rythme selon le parcours figuratif de l'humilité -- et non plus l'orgueil -- nécessaire pour implorer et obtenir le pardon, et de la piété pour inspirer la pitié. D'esclave de l'Époux infernal qui la bat, la Vierge folle aspire à devenir la servante soumise au divin Époux; de là à ici, la principale configuration discursive est celle de la domination par le démon du désir, par la luxure, et la principale configuration thématique est celle de la folie du Démon (l'Époux infernal), qui «n'est pas un homme», et de «la pauvre âme» [135, en italiques dans le texte], veuve et prisonnière. La domination est ici associée à l'amour ou à la haine des femmes, car «l'amour est à réinventer, on le sait», de même qu'à la «race lointaine» déjà évoquée dans MAUVAIS SANG; mais les ancêtres gaulois [124] ont cédé la place aux Scandinaves [135], les deux étant toutefois de la même engeance brute et brutale. Mais le Démon n'est pas dépourvu de bonté et de charité, ayant aussi un côté de mère ou de petite fille; alors que la figure du démon est souvent plutôt associée à la figure du père... Remarquons cette continuelle ambiguïté du paresseux envers le travail : "ne jamais travailler par solidarité avec les travailleurs" est un motif qui fait figure de leitmotiv.

Le désir est aussi désir d'évasion (centrifuge) et d'intimité (centripète) : changer la vie [136, en italiques dans le texte], désir de soumettre et d'être soumis(e), non sans quelque colère et au prix de multiples chagrins, de l'égarement, où le désir rencontre la folie, au creux même de la sexualité : «à côté de son corps endormi» [136], «ses baisers et ses étreintes amies», «pénétrante caresse», «bras sous ton cou, ni mon coeur pour t'y reposer, ni cette bouche sur tes yeux» [137], ainsi que dans la crainte de la séparation et de la mort (la castration ultime), mais sans jalousie [138]. Mais la folie (centripète, centrée et concentrée sur l'Époux infernal) devient désir d'évasion (centrifuge, quelque peu décentrée ou se déplaçant avec le centre) : «nous voyagerons, nous chasserons dans les déserts, nous dormirons sur les pavés des villes inconnues, sans soins, sans peines» [138]. Aussitôt, «la vie d'aventures qui existe dans les livres d'enfant», l'Époux infernal ne peut la donner à la Vierge folle, qui songe à s'adresser à Dieu [138], avant de s'abandonner à la soumission, de se soumettre dans la folie aux tristesses, aux railleries et aux rires du sauvage «petit ami» aux «manières de jeune mère, de soeur aimée» [139].

Après la confession par la Vierge folle, il y a un embrayage (énonciatif) qui consiste en un jugement (énoncif) : «Drôle de ménage!», qui est une sorte d'absolution. Le rôle configuratif qui se dégage de la confession est alors le ménage : entre la vie domestique et la vie commune, entre la Vierge folle et l'Époux infernal, entre une épouse et un époux, entre une maîtresse et un amant, entre un enfant et sa mère, entre le côté féminin et le côté masculin d'un même individu, entre l'hétérosexualité et l'homosexualité, entre le féminisme et la misogynie, entre l'âme et le corps, entre le bien et le mal.

Résumons la suite du recueil ainsi :

DÉLIRES II, ALCHIMIE DU VERBE débute par «À moi. L'histoire d'une de mes folies», comme si c'était un "Au secours!" et comme si c'était au tour de l'Époux infernal de se confesser; mais cette confession ne concerne pas la Vierge folle mais le parcours de la voyance, de la poésie et de la folie, qui se voit reniée en deux phrases finales : «Cela s'est passé. Je sais aujourd'hui saluer la beauté» [146]; la condamnation triomphe de la célébration.

L'IMPOSSIBLE met en scène et en oeuvre le parcours de la raison capable d'évaluer la fin de l'Orient et l'impossibilité d'être et de ne pas être en Occident [147]; l'impossible, c'est d'allier une sagesse orientale et une paresse occidentale «depuis cette déclaration de la science, le christianisme» [148]. De l'Orient, «la patrie primitive» [148], l'évasion est bien loin -- et «la science ne va pas assez vite pour nous!»...

L'ÉCLAIR confronte le parcours thématique du travail, celui de la paresse et celui du devoir : «J'ai mon devoir» [149] [cf. 137 : «Puis il faut que j'en guide d'autres : c'est mon devoir. Quoique ce ne soit guère ragoûtant..., chère âme»] -- au risque de perdre l'éternité, comme il est rappelé à la «chère pauvre âme» [150].

MATIN substitue la jeunesse à l'enfance de L'IMPOSSIBLE, mais c'est le parcours de la faiblesse : «Je ne sais plus parler» [150, en italiques dans le texte], devant un idéal utopique de «travail nouveau», de «sagesse nouvelle», de «fuite des tyrans et des démons», de «Noël sur la terre» -- et pour des esclaves [150].

ADIEU sonne le début de l'automne, après la fin de «la relation de mon enfer» [150]; le terme "relation" peut être ici entendu à la fois comme narration et comme liaison. L'enfer est donc associé à l'été et au soleil, au feu. S'y déroule le parcours de la misère, où le ciel est «taché de feu et de boue» [151]. Mais il y a pis que l'automne, il y a l'hiver, non pas la saison de la mort mais du comfort [151, sic]. L'automne -- l'automne de la vie déjà et l'automne du recueil -- est quand même la saison de la défaite, de l'échec de l'artiste et du (ra)conteur, qui est «rendu au sol, avec un devoir à chercher» : «paysan» [151-2) et non plus voyant. Le rôle thématique qui s'affirme est celui du repenti plein de regrets et de remords et qui demande pardon -- mais à qui, si ce n'est (pas) à Dieu?

La "postface", que plusieurs ont considéré comme étant le dernier mot de Rimbaud et son testament (religieux), sa profession de foi (catholique), nous semble plutôt être la réconciliation de la (con)damnation et de la célébration dans le parcours de la consolation : «Oui, l'heure nouvelle est au moins très-sévère [sic], même si la victoire est acquise. Certes, c'en est fini, après avoir vu «l'enfer des femmes», du «drôle de ménage», des «vieilles amours mensongères et des «couples menteurs» (et donc de la Vierge folle et de l'Époux infernal); c'en est fini de la luxure, mais c'est dans la solitude et sans secours, sans «main amie» et avec encore l'idée de la vengeance du damné (la colère) contre les damnés. «[P]osséder la vérité dans une âme et un corps [152, derniers mots du texte et en italiques], c'est aussi posséder la santé (mentale et physique) : c'est la fin des «grincements de dents«, des «sifflements de feu», des «soupirs empestés», des «souvenirs immondes», des «derniers regrets», des «jalousies» (la jalousie étant une forme d'envie). À Dieu, la justice; aux hommes, la bataille : à chacun son rôle thématique et configuratif, à chacun son combat.

-- Et quand l'aurore et la veille succèdent à une «dure nuit» (l'obscurité et la lumière, la terre et le feu de l'enfer) et que la vigueur et la tendresse ou la patience ont triomphé de la paresse, point d'autre cantique -- par le condamné à vie : le (con)damné à vivre, le damné d'une saison en enfer -- que celui-ci :

«Il faut être absolument moderne»...



EXERCICE OU EXPOSÉ

Faites l'analyse de la figurativisation et de la thématisation de quelques poèmes, excepté «Aube« et «Métropolitain», des Illuminations d'Arthur Rimbaud.



C) LA SYNTAXE NARRATIVE DE SURFACE


Les structures actualisantes ou actualisées de la forme du contenu, c'est-à-dire la sémiotique narrative, ne sont ni latentes ni patentes; elles sont plus discrètes que secrètes et elles sont (re)construites par l'analyse. La syntaxe narrative, qui est l'actualisation de la syntaxe fondamentale et la transformation de la sémantique narrative, comprend trois sous-composantes :

1°) la syntaxe narrative de surface,

2°) la syntaxe narrative intermédiaire,

3°) la syntaxe narrative profonde.

La syntaxe narrative de surface est dite anthropomorphe; c'est la plus développée de toutes les composantes de la sémiotique et plus particulièrement de la grammaire sémio-narrative.

La fonction est l'énoncé élémentaire de la syntaxe narrative. L'énoncé narratif est une «relation-fonction entre au moins deux actants» syntaxiques : le sujet qui accomplit (ou subit) l'acte et l'objet (du prédicat) qui le subit. Tout énoncé narratif implique un énoncé d'état (la base) à propos du sujet ou de l'objet, de leur compétence, et un énoncé de faire (le prédicat) à propos de la performance du sujet ou de l'objet; mais un énoncé d'état peut déjà impliquer ou être un énoncé de faire, s'il est le résultat d'un procès syntaxique ou s'il est lui-même un procès par son aspect lexical ["Aktionsart"], par exemple avec certains noms qui se terminent en "ment" ou en "tion". Toute fonction est un énoncé narratif.

Dès qu'un énoncé d'état est régi -- la rection est présupposée par la direction -- par un énoncé de faire et donc qu'il y a des actants syntaxiques [indiqués par une minuscule], il y a un programme narratif, qui est un changement d'état par le don, le manque, l'épreuve, la duplication (le double, le masque), l'expansion, la dérivation ou la complexification; il y a ainsi transformation ou programmation de la compétence par la performance. Un ensemble de programmes narratifs constituent un parcours narratif, quand interviennent des rôles actantiels (paradigmatiques) définis par une position syntaxique et un investissement modal (ou morphologique) qui transforment un sujet d'état en être sémiotique doué d'un vouloir-faire, d'un savoir-faire et d'un pouvoir-faire; le statut actantiel (l'être) conditionne le rôle actantiel (le faire). Les rôles actantiels sont des modèles, des paradigmes de tempérament ou de comportement ou des positions; ils se distinguent des rôles thématiques en ce qu'ils impliquent un "progrès narratif". L'ensemble des rôles actantiels d'un parcours narratif équivaut à un actant fonctionnel (syntagmatique) [indiqué par une majuscule] inscrit dans un schéma narratif par une stratégie narrative.

Les principaux actants (fonctionnels) -- qui sont les actants de la signification (ou de l'énoncé, qui inclut l'énonciation énoncée), comprenant les sujets énonciatifs et les sujets énoncifs, par rapport aux actants de la communication -- sont le Sujet et l'anti-Sujet (le faux héros), le Destinateur (ou l'anti-Destinateur) et le Destinataire, ainsi que l'Objet de valeur [cf. deuxième partie, section F]. Les actants secondaires sont l'Adjuvant (l'Auxiliant ou l'auxiliaire positif : l'aide ou le donateur) et l'Opposant (l'Auxiliant ou l'auxiliaire négatif : le traître ou l'agresseur), le Bénéficiaire (qui est un Destinataire particulier), l'Obstacle et l'Instrument (qui sont tous les deux matériels).

L'actant (fonctionnel) peut être individuel, duel ou collectif; ce peut être un personnage, un objet, une chose, une idée ou un concept; ce peut être un ou plusieurs acteurs. Un acteur n'est pas non plus nécessairement un personnage; il peut aussi être individuel ou collectif, figuratif (anthropomorphe ou zoomorphe) ou non figuratif (thématique). L'acteur est à la fois narratif (au niveau syntaxique du rôle actantiel) et discursif (au niveau sémantique du rôle thématique). Si un actant équivaut à un seul acteur, le récit sera plutôt objectif; si un acteur équivaut à plusieurs actants, le récit sera davantage subjectif, comme dans Les Chants de Maldoror pour Maldoror.

Le Sujet et l'anti-Sujet, le Destinateur et l'anti-Destinateur, l'Adjuvant et l'Opposant sont des agents; tandis que l'Objet de valeur et le Destinataire sont des patients. L'axe (téléologique) du pouvoir réunit le Sujet et l'Objet, l'axe (étiologique) du savoir unit le Destinateur et le Destinataire en passant par l'Objet et l'axe du vouloir oppose l'Adjuvant et l'Opposant, dans le modèle (des actants fonctionnels) ou le schéma actantiel, qui est une extrapolation de la structure narrative... Le parcours narratif de l'actant-Sujet va de la compétence à la performance et il implique un vouloir, un savoir et un pouvoir; sa quête (de l'objet de désir) est immanente et active; alors que le parcours narratif du Destinateur -- que ce soit le Destinateur-manipulateur ou mandateur (initial) ou le Destinateur-judicateur (final) -- est transcendant et que celui de l'Objet de valeur, des valeurs à établir ou à rétablir, est passif ou patient.

Le Sujet (ou l'anti-Sujet) est l'actant dont la nature dépend de la fonction dans laquelle il s'inscrit et qui le met, comme sujet d'état (logique, grammatical), en jonction avec des objets de valeur; cela l'amène, comme sujet de faire (pragmatique ou somatique et cognitif, parlant ou connaissant), à des transformations. Le Destinateur (ou l'anti-Destinateur) est l'actant défini par le pouvoir préétabli et non par le pouvoir en exercice; premier dans le temps de la fiction (ou de l'histoire) et appartenant à l'univers transcendant, il communique les valeurs, destine, désigne et assigne l'Objet de valeur -- qu'il peut investir positivement ou négativement -- et il en fixe la valeur (de la valeur); il manipule (Destinateur-manipulateur) et il sanctionne (Destinateur-judicateur); il peut être l'agent individuel de la vengeance ou l'agent collectif de la justice. Dernier dans l'espace de la narration (ou du discours), le Destinataire est celui à qui est destiné l'Objet de valeur et celui qui profite de la quête du Sujet; c'est souvent le Sujet lui-même, qui est alors un archi-actant, confirmant ainsi le triomphe, la gloire ou la fortune (la richesse ou la chance) du Destinateur.

Les objets syntaxiques étant définis par des positions actantielles susceptibles de recevoir des investissements, soit des projets des sujets (quand ce sont des objets de faire) soit de leurs déterminations (quand ce sont des objets d'état), l'Objet de valeur est le lieu d'investissement de valeurs; il appartient à la fois à l'univers immanent (par le Sujet) et à l'univers transcendant (par le Destinateur) : il est lieu et lien, (mi)lieu...

L'Adjuvant n'est pas le sujet de faire, mais il est doté d'un pouvoir-faire individualisé qui lui permet d'apporter son aide dans la réalisation du programme narratif du sujet de faire; c'est un acteur. L'Opposant n'est pas non plus le sujet de faire; il est doté, par rapport au Sujet, d'un non-pouvoir-faire individualisé qui entrave la réalisation du programme narratif du sujet de faire; c'est un acteur autonome. L'Adjuvant du Sujet est l'Opposant de l'anti-Sujet et l'Opposant du Sujet est l'Adjuvant de l'anti-Sujet. L'Adjuvant peut se transformer, dans la trahison, en Opposant; l'Opposant peut se transformer, dans l'adhésion (la conversion au sens religieux ou politique du terme), en Adjuvant.

[Pour une typologie des acteurs : cf. Claude Bremond, «Les rôles narratifs principaux» dans Logique du récit, p. 129-308, où sont distingués les patients (victimes ou bénéficiaires) et les agents, qui peuvent être volontaires ou involontaires; s'ils sont volontaires, ils peuvent être en acte (actuels) ou éventuels (virtuels), dans les diverses «sphères d'action» selon Propp, Morphologie du conte].

Entre le schéma actantiel et la "croix agonique" [cf. infra], pourrait être proposé le carré actantiel suivant, carré qui tourne autour de l'Objet et qui serait donc plutôt un cercle (ou une "danse carrée") :

pour // sans / contre // avec

SUJET // ANTI-DESTINATEUR / ANTI-SUJET // DESTINATEUR

ou

ACTANT // NÉGACTANT / ANTACTANT // NÉGANTACTANT

[C'est ainsi que sera désormais schématisé ici le carré sémiotique :



terme contraire // terme contradictoire / terme contraire // terme contradictoire

Les termes centraux sont complémentaires entre eux, de même que les termes extrêmes, la lecture s'effectuant sur le carré du haut à gauche au bas à droite, du bas à droite au haut à droite et du haut à droite au bas à gauche].

Alors que le schéma actantiel constitue en quelque sorte le squelette de la syntaxe narrative (de surface), le schéma narratif canonique en est la chair et la chaire. Le schéma narratif (canonique) structure et organise la quête ou le parcours narratif du Sujet (ou de l'anti-Sujet); c'est l'épreuve de la peine, du défaut à la punition en passant par la faute, la peine étant à la fois effort, chagrin et châtiment : elle est tourment; c'est le parcours qui va de la manipulation à la sanction en passant par l'action; c'est le caractère cyclique, cyclothymique, voire maniaco-dépressif, du récit. L'épreuve s'oppose au don; c'est la figure discursive de transfert des objets de valeur qui caractérise le faire du Sujet-héros-protagoniste en quête de l'Objet de valeur, dans l'appropriation ou dans la dépossession (de l'anti-Sujet). L'épreuve est la rencontre de la structure contractuelle et de la structure conflictuelle du récit, donnant lieu à la confrontation, à la domination et à sa conséquence : l'acquisition ou la privation.

Il existe trois épreuves principales : l'épreuve qualifiante, l'épreuve décisive et l'épreuve glorifiante; les deux premières se situent sur la dimension pragmatique du récit et la dernière, sur sa dimension cognitive.

1°) L'épreuve qualifiante caractérise la situation initiale du récit, lorsqu'il y a une rupture du contrat qui enclenche le récit : la rupture de l'ordre crée une situation de manque (ou de disjonction du Sujet et de l'Objet), de désordre, qui doit être comblée par la quête ou la mission -- quête qui présuppose le désir et dont le but est la liquidation du manque -- du Sujet. Elle est le lieu de l'acquisition de la compétence du Sujet au milieu de la manipulation par le Destinateur initial et elle est parfois présupposée, c'est-à-dire absente du temps de la fiction et de l'espace de la narration (ou de la clôture du texte). Elle implique un savoir-faire et un pouvoir-faire et les moyens (instruments, outils) d'un programme narratif d'usage, ainsi que l'intervention de l'Adjuvant.

2°) L'épreuve décisive caractérise la situation centrale du récit, centre qui n'est pas nécessairement le milieu (séparant deux moitiés) mais le noyau. Elle est le lieu de la performance, de l'action (décision et exécution), du Sujet et parfois de la confrontation de l'Adjuvant et de l'Opposant ou du Sujet et de l'anti-Sujet. Elle implique les fins (objectifs et cibles) d'un programme narratif de base visant la conjonction du Sujet et de l'Objet de valeur(s), de l'Objet de la quête ou du désir).

3°) L'épreuve glorifiante caractérise la situation finale du récit et elle implique la défaite de l'Opposant et/ou de l'anti-Sujet. Elle est le lieu de la sanction de l'action ou de la quête du Sujet par le Destinateur final, qui réapparaît ou dont l'apparition du Destinataire tient lieu. Lorsque l'épreuve décisive s'est effectuée sur le mode du secret, un pouvoir-faire-savoir (l'aveu ou la révélation par la dénonciation) vient figurativiser par la marque (objet, signe, cicatrice, balafre, blessure, handicap, infirmité, etc.) la reconnaissance du Sujet comme tel. Il y a alors conjonction du Sujet et de l'Objet de valeur, liquidation du manque ou de l'aliénation et parfois réalisation du héros dans un espace utopique et solitaire, après un combat donnant la victoire au Sujet (ou du protagoniste) sur l'anti-Sujet (ou l'antagoniste), qui se trouve ainsi dépossédé, dépourvu ou privé de l'Objet de valeur.

La stratégie narrative est l'instance supérieure du schéma narratif parce qu'elle commande les parcours narratifs du Destinateur-manipulateur, du Sujet et du Destinateur-judicateur. C'est par elle qu'il y a programmation (construction, circulation ou destruction) des objets de valeur, instauration des sujets délégués ("sous-contracteurs" chargés de l'exécution des programmes secondaires ou annexes) et manipulation qui fait qu'il arrive que l'anti-Sujet réalise malgré lui les programmes narratifs du Sujet.

La stratégie narrative implique des jeux et des paradoxes, des mises et des enjeux, des contrats et des conflits, des contraintes et des contacts qui caractérisent la structure de confrontation de toute communication. Cette structure polémique est à la fois une structure contractuelle ("le contrat social" selon Rousseau) et une structure conflictuelle ("la lutte des classes" selon Marx). Le contrat (paradigmatique) est à la fois communication phatique (contrat implicite), où il y a tension ou attente (dans la méfiance ou la bienveillance) et détente, et contrainte, où il y a proposition (mandement) et engagement (acceptation). Le contrat unilatéral ou réciproque (bilatéral) lie le Destinateur (initial) et le Sujet dans un échange où il y a transfert des objets de valeur; s'y instaure un contrat fiduciaire, un climat de confiance avec un dire-vrai du côté du Destinateur et un croire-dire-vrai du côté du Sujet. Le contrat peut aussi être sanction : rétribution pragmatique ou reconnaissance cognitive du Sujet par le Destinateur (final); la rétribution peut être positive : c'est la récompense (un salaire, un cadeau, un prix), ou négative : c'est la punition; la punition peut être individuelle : c'est la vengeance, ou collective : c'est la justice. Enfin, le contrat peut être véridiction de la valeur (de la valeur) de l'objet, sur le mode de l'évidence, de la certitude, de la persuasion ou de l'interprétation; c'est alors un contrat (énoncif) pragmatique ou un contrat (énonciatif) cognitif permettant de vérifier la valeur de vérité autant que la valeur de la valeur, la valence.

Le conflit est contact : prise de contact et mise en contact. Il est ce par quoi il y a deux parcours narratifs, à deux directions opposés (Destinateur et Sujet, anti-Destinateur et anti-Sujet), mais avec un même Objet de valeur recherché et désiré, pour lui-même ou pour en déposséder ou en priver l'autre, l'Objet de valeur prenant de la valeur (de la valeur) lorsque valorisé justement par le modèle ou le rival qui s'en approche; la dévalorisation, la mésestimation, la sous-estimation, par le Sujet peut facilement succéder à la valorisation, à la survalorisation ou à la surestimation de l'Objet [cf. Freud et Girard].

Le schéma actantiel et le schéma narratif canonique, commandés par la stratégie narrative, constituent donc un schéma polémique, un schéma antagonique mettant en scène le protagoniste ou le héros -- celui qui réussit à survivre souvent, selon Canetti -- et l'antagoniste, tous les deux aux prises avec une quête respective, non pas analogue (semblable) mais homologue (équivalente), et où le désir de (par) la quête ne s'épuise que dans la quête du (pour le) désir, le désir de la loi dans la loi du désir.

Mais de manière encore plus fondamentale ou radicale, le schéma antagonique est agonique : angoisse et agonie, autant que lutte. Le récit est agonique en ceci que le Sujet n'est pas sujet du monde mais sujet au monde : il n'est pas sujet de l'Objet mais à l'Objet. Dans le schéma agonique, en croix ou en signe de croix, le Sujet est sujet à la passion de l'Objet, au pathos; passion qui est à la fois passibilité (susceptibilité et responsabilité) et passivité (patience et paresse), avant toute possibilité. Dans ou par la "croix agonique", qui est un véritable chemin de la croix, la passion de l'Objet prévaut sur le Sujet de la passion. Le Sujet et l'anti-Sujet (se) débattent et combattent : c'est là leur agir, leur faillir ou leur réagir (en vue de réussir), mais c'est surtout leur subir; ils sont sous le régir, la régie, du Destinateur-manipulateur et dans le pâtir, l'envie, de l'Objet : ils pâtissent de l'Objet, par et pour l'Objet -- qu'ils manquent inévitablement, parce que l'Objet est le manque même, le trou de l'origine, l'origine du trou [cf. l'objet a selon Lacan], qu'ils ne peuvent que marquer ou masquer : c'est là l'agonistique de la passion, la passion natale et agonale, la radicale finitude, qui (dé)borde tout le parcours génératif... Le succès ou l'échec du Sujet n'est jamais que la réussite de l'Objet; l'Objet de la jouissance est la souffrance du Sujet, qui n'a accès qu'à la jouissance de l'Objet, c'est-à-dire par l'Objet : cela s'appelle parfois "joie" ou "plaisir". De toute manière, l'objet de Désir, l'objet pour de Désir, n'est jamais que le désir de l'Objet, le désir par l'Objet, et donc par le Destinateur puisque destiné et désigné ou assigné par lui : l'objet a, qui est la vérité même du désir du Sujet, son "manque à gagner" -- son narcissisme [...]

Se dégagent donc en somme de la syntaxe anthropomorphe ou s'y engagent une schématique de l'imagination (dans les programmes et les parcours narratifs, dans le schéma actantiel et le schéma narratif canonique) et une agonistique de la passion (dans le même schéma narratif et la stratégie narrative, dans le schéma antagonique et la "croix agonique"). En d'autres mots, les parcours de l'action (pragmatique) et de la raison (cognitive) du Sujet et de l'anti-Sujet, le parcours de la manipulation du Destinateur initial et le parcours de la sanction du Destinateur final sont soumis au (par)cours de la passion et de l'imagination de l'Objet : c'est par et pour l'Objet qu'agissent, c'est-à-dire désirent, le Sujet et l'anti-Sujet. Mais une fois acquis ou conquis par le Sujet (au profit du Destinataire), l'Objet perd de sa valeur; l'Objet n'a de valeur que dans la quête, la requête et l'enquête ou la conquête du Sujet : l'Objet de valeur n'a de valeur que valorisé, évalué, désiré; c'est pourquoi et ainsi qu'il circule : il n'a pas de valeur en soi. Le Sujet triomphe de l'anti-Sujet; ce triomphe vérifie ou valide la valeur de l'Objet, mais surtout l'échange ou en change : transports et transferts de sens!



APPLICATION OU ILLUSTRATION

Jacques Ferron

[Écrivain québécois : 1921-1985]

«Mélie et le boeuf»

(Contes du pays incertain)

(1962)

Contes
Bibliothèque québécoise.
Montréal; 1993 [1968] (312 p.) [p. 37-55].




«Mélie et le boeuf» est le cinquième des dix-sept Contes du pays incertain et des quarante-quatre Contes. Remarquons qu'au début, il y a une réplique qui est séparée du paragraphe précédent et du paragraphe suivant par un blanc; le paragraphe suivant est aussi séparé du prochain [38] : il n'y a pas de découpage (typographique?) semblable dans tout le conte. Dans la première séquence [37-38], qui est une sorte de sommaire ou de résumé, ressort la compétence de Mélie Caron, celle d'être mère, d'enfanter; cependant ce programme narratif est terminé après le treizième enfant et il est relayé par celui qui est de les élever, mais qui s'achève aussitôt après leur départ. Jean-Baptiste Caron, son mari, est aussi compétent dans l'art d'engendrer, mais il est moins performant : après avoir arrêté Mélie de faire des enfants et donc de lui en faire, et une fois les enfants partis, son programme narratif est celui de jouir de sa liberté, de se comporter comme un rentier : il passe d'un espace centripète, la maison, à un espace centrifuge, le village. Mais son âge, son défaut, le conduit à une faute, trinquer à l'occasion, dont il doit subir la punition : «pisser goutte à goutte le feu de sa repentance». Un nouveau programme narratif, soigner son vieux, s'offre à Mélie; il est interrompu illico par la guérison de son mari [c'est la réplique séparée par deux blancs], instruit par quarante ans de ménage, «vigilant» : le «cours des eaux» est rétabli. Chacun des deux acteurs a déjà subi son épreuve qualifiante : Mélie a été capable d'être mère, Jean-Baptiste est capable de se passer de Mélie; la maison est l'espace paratopique des deux.

La seconde séquence, introduite par le conjoncteur "or" [38, autre paragraphe séparé par deux blancs], est une séquence transitoire décrivant le manque de Mélie, son enfermement, ses humeurs et ses chaleurs (sa ménopause), voire son délire à la fin d'août : un programme narratif, tuer les mouches (le tue-mouches étant un moyen, un Instrument), allait la rendre folle, quand un meuglement est venu la sauver, la sortir de cet espace doublement centripète de la cuisine.

Par un débrayage spatial, l'espace du dehors vient remplacer l'espace du dedans dans une troisième séquence [38]; c'est un espace ouvert et diurne dominé par l'axe de la verticalité : «un cerisier se dresse», «éclairs de soleil», «la queue en l'air, par petits bonds maladroits, il monte à sa rencontre», «la clôture», «la vieille se penche; le veau lève un museau rond et humide». L'axe de l'horizontalité est davantage végétal et minéral qu'animal : «plus bas s'étendent un jardin puis un pré jusqu'à la rivière». Mais il nous faut souligner que l'espace humain du jardin est encore séparé de l'espace animal du pré par une clôture. Tous ces éléments de sémiotique discursive nous éclairent sur le programme narratif d'usage de Mélie qui s'annonce : s'occuper du veau, à la suite d'un programme narratif commun à Mélie et au veau, se rencontrer : Mélie a traversé le jardin et le veau l'a aperçue. Ces trois séquences constituent la situation initiale : trois parcours narratifs, dont deux opposés, s'y mettent en marche, en branle.

La quatrième séquence [39-40], introduite par un débrayage temporel, donne lieu à une décision et à l'exécution d'une action et à une deuxième confrontation entre Mélie et Jean-Baptiste, qui se voit dépourvu de la compétence de s'occuper du veau; mais d'une manière, cela l'arrange, cela lui enlève une performance et c'est bon pour la compétence d'un vieux (paresseux?). Le parapluie noir est un outil, un Instrument, dans le programme narratif d'usage de Mélie, le tricot aussi (dans le clos -- elle a donc traversé, sauté, la clôture -- et non plus dans la maison). Un nouveau programme narratif se dessine pour Jean-Baptiste, le bonhomme marié à une «échappée d'asile« [40, nous soulignons], celui d'éviter que sa vieille ne devienne la fable du village et donc de l'espace qu'il a investi; de là, la décision de vendre le veau, le désagrément ayant succédé à la surprise. Mais auparavant, sa compétence de mâle, de mari, a encore été ébranlée, diminuée, questionnée au niveau de la stratégie narrative.

Une cinquième séquence [40-44] renferme un programme narratif de base, guérir Mélie, et un programme narratif d'usage, vendre le veau; pour cela, il faut à Jean-Baptiste un acteur pour lui venir en aide : le boucher au tablier blanc et au chapeau melon, avec qui il conclut un contrat. Pour Mélie, réapparaît le cerisier, à la fois comme Instrument et comme Obstacle; elle se trouve manipulée par le paysage, par la proximité du pré et de la rivière. Notons la transition du vase de nuit, l'Instrument du vieux, au songe, du voile au rideau et à la coulisse; soulignons aussi que Mélie trotte -- comme une jument qui aurait son nom [41-42] -- malgré sa corpulence... Elle se lance rapidement dans un nouveau programme narratif : retrouver son veau et son vieux (en partie grâce au curé qui lui sert d'informateur); pour cela, il lui faut à son tour investir l'espace du village et plus particulièrement la boucherie, qui donne lieu à une nouvelle confrontation de Mélie et de Jean-Baptiste. Il y a une nette opposition entre la compétence du veau, qui continue de circuler et d'avoir le museau rond et humide et qui «a encore toutes ses parties et son petit phallus pointu» et celle du vieux, qui est maigre, a la mine basse et est jaloux d'un veau [43]; c'est un conflit de générations, un conflit entre la jeunesse et la vieillesse, entre la virilité et l'impuissance. Il y a un premier élément d'anthropomorphisation du veau : «lui mettre des culottes».

La sixième séquence [44-49] débute par un débrayage spatial impliquant le curé et un débrayage temporel impliquant le bonhomme, qui a la mine encore plus basse et est plié en deux et faible un mois plus tard, victime qu'il est de la zoomorphisation que lui fait subir Mélie : le régime végétal de la boëtte et de l'herbe qu'aime le veau plutôt que le régime animal qu'aime le vieux. La stratégie narrative s'y déplace de l'espace de la campagne et du village vers celui de la langue et de la nation par l'anglicisation et la paganisation du veau et par le fait qu'il est passé du pré et de l'étable à la maison -- nous sommes à la fin de septembre. Un nouveau contrat, cette fois, entre le curé et le bonhomme, est conclu en vue d'un stratagème : envoyer le veau au séminaire (programme de base); pour cela, Jean-Baptiste doit user de ruse, faire semblant, introduire des animaux domestiques dans la maison (programme d'usage) [45-46]. Ce qu'il s'agit surtout de contrer, c'est un avenir inquiétant : c'est que le veau ne devienne un taureau auprès de Mélie; il faut lui substituer un professionnel. Jean-Baptiste est donc soumis au programme ou au projet narratif du curé. Entre le coeur et la raison, entre le taureau et le professionnel, Mélie est manipulée, entre autres choses par la langue : que son veau parle et s'exprime plus clairement qu'en meuglant; mais -- stratégie narrative oblige -- elle garde une carte dans son jeu : que l'animal redevienne un taureau. Un programme narratif s'enclenche pour le veau : devenir un avocat; mais pour cela, doit intervenir le représentant du supérieur du Séminaire de Québec une semaine après. Cet acteur a des traits religieux (bedeau) et politiques (député), sacrés et profanes; il parle "latin" et sait manier l'instruction : son espace est celui de la grange de la Fabrique, véritable espace hétérotopique pour Mélie, puisque lieu de transformation du veau-postulant en séminariste et qui y perd sa queue et son poil en gagnant la station verticale et des vêtements : l'anthropomorphisation est complète, ou presque; elle s'achève avec un anthroponyme : l'avocat Leboeuf [49]

Dans la séquence suivante [49-61], «la mère Mélie» (qui avait été appelée «Madame Mélie» par le boucher et «Mélia» par le représentant) a la tête basse et la queue entre les jambes. Mais après la tristesse et l'envie de mourir, le curé inquiet la trouve occupée à un nouveau programme narratif : prendre soin des autres bêtes; il savoure alors sa «machination»[50]; Mélie lui donne à manger : elle aime nourrir. Puis, nous avons droit à un long débrayage spatial et temporel qui éclaire la compétence maternelle de Mélie; l'espace du village est identifié par un toponyme : Sainte-Clotilde de Bellechasse [50]. Mélie se questionne sur la compétence, sur l'anatomie, du veau devenu taurillon et du taurillon devenu avocat; c'est Jean-Baptiste qui l'informe sur la «racine incorruptible», dont lui avait déjà parlé le curé et que l'instruction ne touche pas et qui échappe à la théologie [51].

La huitième séquence [51] débute par un sommaire temporel : une année passe et nous nous retrouvons en août. À l'annonce de la foire de Québec, Jean-Baptiste Caron est entraîné dans un dernier programme narratif, qui le conduira à réaliser le véritable programme narratif de Mélie Caron : voir l'Exposition provinciale avant de mourir pour Jean-Baptiste veut dire voir Maître Leboeuf pour Mélie; leurs espaces divergent : lui, manipulé par la soif (sa faute du début), vers l'Hôtel de la Traverse, elle vers le cabinet poussiéreux de l'avocat, espace utopique qui sera le lieu de l'épreuve décisive, de la conjonction de Mélie et du boeuf. Mais la rezoomorphisation du veau passe par un alibi : l'avocat est un poète qui se cache pour ne pas qu'on le prenne pour une bête. Le nom de Mélie Caron conduit à un débrayage spatial, l'espace passé du pré et de la rivière, et amène l'avocat à la poésie de Nelligan et de Saint-Denys Garneau. Pour retrouver son poil, l'avocat-poète a besoin de l'«herbe douce comme duvet, où chaque brin est un téton gorgé de lait» [53]; «il aurait grand besoin de brouter» [54]... La situation centrale comprend donc cinq séquences.

La séquence finale [54-55] permet à l'avocat poète, qui est libre, de reprendre son membre pileux, qui est un véritable lien, un véritable cordon ombilical, entre lui et Mélie et qui est la marque les reliant, les conjoignant. On y constate la défaite du «bonhomme gêné» qui «baisse les yeux». Maître Leboeuf reprend du poil de la bête et il perd sa belle instruction, mais il trouve «le cri du poète, un mugissement -- ce n'est plus un simple meuglement mais un meuglement et un rugissement -- à rendre folles toutes les vaches du comté» [55, nous soulignons]. L'épreuve glorifiante est consommée; la boucle -- la queue -- est bouclée : la racine a retrouvé son destin. En situation finale, la vieille Mélie, aussi "folle" que les vaches du comté, a enfin son taureau, surnommé l'Érudit [59] : il peut devenir Sujet, sous la destination, «les yeux émerveillé», de sa "mère"...

Ainsi, le père en prend pour son compte dans ce conte, dont nous allons maintenant tenter de dégager le schéma antagonique et la "croix agonique". À première vue, Mélie est l'acteur qui représente le Sujet, Jean-Baptiste est l'acteur qui représente l'anti-Sujet et le veau est l'acteur qui représente l'Objet de valeur; la famille est l'acteur qui représente le Destinateur et les affranchis du village constituent un acteur collectif qui représente l'anti-Destinateur; le boucher, le curé et le représentant du supérieur sont trois acteurs qui représentent l'Adjuvant de l'anti-Sujet et le cerisier (qui est un symbole phallique) est l'acteur qui représente l'Adjuvant du Sujet; les vaches sont l'acteur collectif qui représente le Destinataire.

Mais le veau est un acteur très complexe et il a son propre parcours subjectif : de veau, il est devenu taurillon; d'animal, il est redevenu animal, mais par l'intermédiaire de l'espace paratopique de la poésie, le Séminaire de Québec et la profession d'avocat n'ayant jamais été qu'un espace hétérotopique l'éloignant de son espace utopique, le pré. Du meuglement [38] au mugissement [55), il y a eu inversion des contenus. En outre et par ailleurs, Mélie n'est pas sans faire l'objet d'un conflit entre le veau et le vieux et d'avoir ainsi de la valeur, la valeur d'une mère plus que d'une femme; elle ne manque pas non plus de circuler.

Cependant, guidé et orienté ou contraint par le titre du conte, nous proposerons que la Maternité (comme enfantement et maternage) est le Sujet, que la Paternité est l'anti-Sujet et que la Virilité (ou le Phallus) est l'Objet de valeur. Le Phallus a ici une double signification : le phallus du boeuf et le phallus de Maître Leboeuf (et donc son nom), dans un transfert ou un transport d'objets de valeur qui va du museau rond et humide au petit phallus pointu en passant par le tue-mouches, le couteau et la queue du veau (objet piteux, membre pileux), sans parler du chapeau du boucher et de celui du curé. C'est de son sac, sorte de symbole de l'utérus, que la vieille Mélie sort l'objet piteux (la détumescence) avant de tendre le membre pileux (la tumescence) au petit : c'est un nouvel accouchement pour Mélie et une nouvelle naissance pour l'avocat. Ce qui manque à Mélie, c'est le phallus que le veau avait et que Maître Leboeuf a, mais qu'elle est pour lui et qu'elle n'est plus pour son bonhomme, qui a oublié depuis longtemps «l'art des petites tapotements» [40]...

La Famille est, par la négative et par la manipulation, le Destinateur de la Maternité : les treize enfants que Mélie a eues, mais qui l'ont quittée l'un après l'autre; la Famille s'élargit jusqu'à inclure la nation [44] mais aussi la langue et la religion, ainsi que la nature, celle des animaux domestiques cependant, pas des animaux sauvages, qui sont associés au manque et aux diables [38]. Ainsi, par son «Mé! Mé! -- où il y a fusion du meuglement et de la première syllabe du prénom de Mélie -- on revient à la terre!», le curé n'est pas sans représenter alors le Destinateur-judicateur, saluant et reconnaissant le retour et le destin de ce qui est «fidèle à sa racine», à l'origine. La Famille destine l'Enfant-phallus, l'Objet de valeur, à la Société, qui est donc le Destinataire; mais c'est une société de femmes (les vaches du comté). Cet Enfant, le petit, le veau devenu avocat, est un poète, le cri du poète étant à la fois sexuel ou bestial -- c'est un mugissement -- et sensuel -- c'est une belle voix grave --; sauf que Leboeuf est poète sous un alibi, celui d'avocat, et donc sur le mode du secret, pour ne pas que les hommes, la société des hommes, ne le prennent pour une bête -- qu'il est!

La Vieillesse, à laquelle est associée la Tradition (l'éducation, l'instruction), est l'anti-Destinateur; elle est synonyme de maladie et d'impuissance, de castration réelle. C'est la société des affranchis du village : c'est le patriarcat, qui s'oppose au matriarcat et qui, dans ce conte, lui cède la place : le bonhomme n'est plus un homme quand il n'est plus un bon père et un bon mari; il devient un père mort, rien que symbolique (ni imaginaire ni réel, ni fantasmatique ni fantastique, seulement fantomatique...) Mais cette Vieillesse, c'est aussi celle du «pays incertain», des Canadiens qui «parlent comme du monde faute de savoir l'anglais» et «faute de savoir meugler» : faute de savoir se révolter quand les Anglais prennent leur place [44], et ce, sans doute, au nom même de leur langue et de leur religion, de leur foi et de leur loi.

Mais à la Vieillesse -- et à la vermine [50-51] -- n'échappera pas non plus Mélie, à l'étroit dans sa corpulence [38]; elle doit, elle aussi, porter sa croix, elle qui ne vit plus que pour les animaux et maintenant qu'elle a «les yeux émerveillé» et qu'elle n'est donc plus «en appétit» [51]. Mélie est le symptôme de la prostate de Jean-Baptiste, qui est le fantasme de la matrice de Mélie... Les enfants sont partis, la vieille n'est plus mère, elle est presque veuve et elle est en somme redevenue vierge : elle pourrait mourir, ne manquant plus de rien, ne manquant plus de manque, mais n'ayant pas l'avantage du cerisier, du «mauvais domestique» qui peut faire signe aux oiseaux -- aux enfants -- de revenir... -- Ne manquer de rien, n'est-ce pas ne manquer à personne, pas même à sens enfants?



{Pour une analyse, un peu plus discursive, d'un autre conte de Jacques Ferron, «Le chien gris», cf. Jean-Marc Lemelin, «Énonciation, rythme et passion», dans Action, passion, cognition d'après A. J. Greimas sous la direction de Pierre Ouellet. Nuit Blanche Éditeur et Presses de l'Université de Limoges. Montréal-Limoges; 1997 (384 p.) [p. 329-345]}.



EXERCICE OU EXPOSÉ

Faites l'analyse de la syntaxe narrative de surface d'un des Contes de Jacques Ferron suivants : «Cadieu», «La vache morte du canyon», «Martine», «Suite à Martine», «Armaguédon» ou «Chronique de l'Anse Saint-Roch.



D) LA SYNTAXE NARRATIVE INTERMÉDIAIRE


La syntaxe narrative intermédiaire est d'abord et avant tout la syntaxe du croire, qui implique un jugement épistémique engageant le sujet de faire mais aussi le lecteur comme sujet et destinataire (ou énonciataire). Cette modalisation par le croire, ce credo, peut être considéré comme étant le pivot narratif, la trajectoire narrative, le projet narratif du sujet et son trajet, qui est lié à la liturgie du récit, au rituel ou au cérémonial de la lecture. La liturgie est plus profonde que la fiducie, que le contrat fiduciaire, parce que ce n'est pas un contrat de confiance mais la croyance en un contact, par un contrat implicite favorisant un climat de confiance ["fiance" : foi; fidélité] et donc le suspense comme attente et détente, comme attention et tension, comme charge (sémantique) et décharge (syntaxique).

Le sujet de faire est constitué par l'action mais aussi par la raison : il est porteur d'une morale et d'une philosophie, donc d'une éthique, concernant le croire-devoir-faire et le croire-pouvoir-faire, et d'une épistémique, concernant le croire-devoir-être et le croire-pouvoir-être. Entre le savoir et le faire, se constitue ou se construit, intervient, l'observateur (focalisateur ou spectateur, témoin ou participant).

Se distinguent d'abord le faire pragmatique et le faire cognitif. Le faire pragmatique est un faire-être ou un faire-faire; le faire-être, c'est l'opération, c'est-à-dire l'action de l'humain sur la chose, la transformation de la chose par l'humain : c'est la technique (de l'outil à l'ordinateur en passant par la machine); le faire-faire, c'est la manipulation, c'est-à-dire l'action de l'humain sur l'humain. Consciente ou inconsciente, volontaire ou involontaire, la manipulation peut être intervention (faire-faire) ou empêchement (faire-ne pas faire), non-intervention (ne pas faire-faire) dans l'abstention ou laisser-faire (ne pas faire-ne pas faire) dans l'absence :

faire-faire // ne pas faire-faire / faire-ne pas faire // ne pas faire-ne pas faire

INTERVENTION // ABSTENTION / EMPÊCHEMENT // ABSENCE

La manipulation peut prendre la forme de la provocation, de l'intimidation, de la séduction, de la tentation, du mensonge, de la tromperie, de la flatterie et de la ruse (sous la forme de la récupération ou du noyautage mais pas seulement); elle peut aller jusqu'à la trahison, dans la complicité ou le complot. À partir du pouvoir-faire, s'y mettent en place et en jeu des sous-codes d'honneur : celui de la souveraineté, qui est à la fois liberté et indépendance; celui de la soumission, qui est à la fois obéissance et impuissance; celui de la fierté, qui est à la fois liberté et obéissance; celui de l'humilité, qui est à la fois indépendance et impuissance:

SOUVERAINETÉ // HUMILITÉ / SOUMISSION // FIERTÉ

Le faire cognitif (à valeurs modales) peut être un faire communicatif (faire-savoir) ou un faire narratif. Le faire communicatif peut lui-même être un faire informatif ou un faire rhétorique. Au sein du faire informatif, se distinguent un faire émissif et un faire réceptif, qui peut être passif (comme entendre et voir) ou actif (comme écouter et regarder); l'information passe autant par la description que par la narration. Au sein du faire rhétorique, se distinguent un faire persuasif et un faire interprétatif. La persuasion (faire-croire et faire paraître-vrai), qui ne peut se passer de l'argumentation, a comme objectif la conviction, la conversion -- même si on prêche toujours un converti -- et elle contribue à la manipulation ainsi qu'à la communication du savoir; elle présuppose l'acceptation d'un contrat qui est déterminé par la foi, par la loi du croire (en la religion ou en la science, en la vérité), mettant en jeu la catégorie modale de la certitude (en la rectitude).

Le faire narratif est taxinomique et comparatif en même temps que programmatique. Il met en oeuvre l'intelligence syntagmatique de l'observateur, c'est-à-dire l'articulation de sa mémoire et de son savoir : se souvenir ou se rappeler pour être capable d'appeler et d'interpeller, de conter ou de raconter, mais aussi son intelligence paradigmatique, qui est un réservoir de paradigmes et de patrimoines, une réserve de palmarès et de pedigrees : un dictionnaire de noms propres constituant la compétence de l'observateur ou instituant sa performance de lecteur dans le geste et la geste de la textualisation.



APPLICATION OU ILLUSTRATION

Guy de Maupassant

[Écrivain français : 1850-1893]

Le rosier de Madame Hussson

(1888)

Albin Michel (Le Livre de Poche # 955).
Paris; 1984 (192 p.)




Ce recueil comprend quatorze nouvelles à peu près de la même longueur, sauf la première qui est deux fois plus longue que les autres et qui donne son titre à l'ensemble. La nouvelle, contrairement au conte, n'a rien de merveilleux ou de fantastique; elle a quelque chose de franchement journalistique qui tient du fait divers, du petit fait parmi d'autres, de l'anecdote à l'intrigue simple et rapide ou du feuilleton.

Dans chacune de ces nouvelles et au niveau du faire pragmatique, le faire-être ne joue qu'un très petit rôle, sauf si on considère manger et boire comme étant une opération. Il n'est pas insignifiant de faire remarquer qu'Isidore, le rosier de Madame Husson, «aidait sa mère dans son commerce et passait ses jours à éplucher des fruits ou des légumes, assis sur une chaise devant la porte» [21], étant donc ainsi un des rares "opérateurs" du recueil, avec ceux qui exercent un métier plutôt qu'une profession, et il est considéré comme un idiot, le travail manuel étant dévalorisé, voire ridiculisé, ici et là.

Par contre, la manipulation est omniprésente : par exemple, Albert Marembot manipule Raoul Aubertin par son éloge de Gisors et par sa légende du rosier de Mme Husson [19] et la vieille bonne Françoise manipule Mme Husson en lui parlant d'Isidore [21]; le narrateur-acteur de «L'échec» manipule la femme d'un capitaine, avant d'être manipulé à son tour, dans le jeu anonyme de la séduction; de même, la narratrice-actrice de «Enragée?» est manipulée par Geneviève, sa mère et son mari, qui ne l'ont pas informée de la chose sexuelle, et par la nouvelle de la mort (par la rage) d'une jeune femme mordue par un petit chien [52] et comme elle manipule le pharmacien par le mensonge [54], avant d'être à nouveau manipulée par un médecin : par homonymie externe, il y a passage du «nouveau nez» au nouveau-né par l'opération d'un déplacement, d'une métonymie, du nez de la jeune mariée au pénis du mari [55].

Généralement, la manipulation passe par la séduction et aussi par la ruse; elle est surtout intervention ou empêchement, mais parfois laisser-faire : en se laissant faire Rosier, Isidore manipule tout le monde; de même, mais de manière plus individualisée, la femme du capitaine, la Martine, la fille dans son odyssée et Césarine. En gros, la manipulation se joue dans la tromperie (l'adultère), dans ou hors du mariage, et la plupart du temps, le manipulateur est lui-même manipulé, souvent par lui-même, par sa passion ou sa raison qui défaille, par ses intentions ou ses prétentions, par ses préjugés et ses idées bien arrêtées, sur les femmes surtout. Le scénario de la manipulation est grossièrement celui de la prostitution, où celle qui est manipulée (au sens manuel du terme) manipule ou manoeuvre à son tour, pour l'argent ou pour autre chose; c'est le cas dans : «Un échec», «Le modèle», «La baronne», «L'assassin», «La confession», «Divorce», «L'odyssée d'une fille» et «La fenêtre».

Dans «Le modèle», domine un sous-code d'honneur, celui de la fierté : un homme a épousé une femme infirme parce qu'elle lui a prouvé son amour : il l'avait provoquée, elle s'est précipitée par la fenêtre et elle a perdu l'usage de ses deux jambes. Mais ce sous-code d'honneur ne se met en place, pour l'homme, qu'après que la femme-modèle n'a elle-même manifesté de la fierté : libre, elle a obéi à son amour, trop fière pour accepter d'être traitée comme une fille, comme une putain; lui, libre, a quand même obéi à son remords ou à ses promesses passées. Il y a soumission dans «Une vente» et humilité dans «Divorce» seulement; il n'y a jamais souveraineté et c'est loin de nous étonner.

Mais qu'en est-il du respect, dans «L'assassin»? Jean-Nicolas Lougère, assassin de son patron, était fière de sa mère, de sa première femme et de la seconde, qui le trompait sans qu'il le sache; quand il l'apprend, il tue celui qui vient de le lui apprendre. Dans sa plaidoirie, son avocat fait valoir le respect de celui qui a obéi à sa fierté. Mais le respect est aussi humilité : Lougère était un employé modèle, indépendant mais impuissant; il est humble jusqu'avant le meurtre, où il parle haut [89] : il n'est donc pas soumis, obéissant et impuissant, jusqu'à la fin, même s'il a été honnête jusque-là. Le respect serait donc fierté et humilité : liberté et obéissance, indépendance et impuissance; ce serait un sous-code d'honneur complexe ou neutre (entre la fierté et l'humilité), comme la dignité.

Par ailleurs, il y a un anti-code d'honneur, le contraire même de l'honneur, qui est à l'oeuvre d'une nouvelle à l'autre : c'est la honte : honte sur les habitants de Gisors; honte sur le séducteur rabroué; honte sur la jeune mariée qui confond le plaisir sexuel et la rage; honte sur Jean Summer, le peintre qui a épousé son modèle devenu infirme; honte sur les clients de la baronne; honte sur la femme Brument, victime de son mari et de son compère; honte sur la deuxième femme de Lougère; honte sur la Martine qui s'est mariée pour la fortune plutôt que par amour; honte sur la maréchal des logis Varajou qui se trompe de porte et dont la honte rejaillit sur son beau-frère; honte sur le capitaine Hector-Marie de Fontenne dont l'adultère ne provoque que le rire; honte sur l'ancien notaire qui a épousé une femme riche, mais qui ignore qu'elle est mère de quatre enfants; honte sur Mme de Chantever qui dit avouer qu'elle a trompé son premier mari; honte sur les «vieux singes» de la fille sans nom; honte sur M. de Brives qui s'est trompé de paire de fesses.

Passons maintenant au faire cognitif, au faire communicatif; commençons par le faire informatif. Comme c'est souvent le cas chez Maupassant, il y a topicalisation (spatio-temporelle) par un premier narrateur et focalisation (actantielle) par un second. La plupart des informations nous sont fournies sur le mode de la narration de faits ou d'aventures, qui sont souvent racontés par un narrateur-acteur, parfois lui-même débrayé (par rapport à un narrateur-conteur) et qui débraie pour parler des autres : Albert Marembot dans «Le rosier de Madame Husson», l'un des deux hommes et ami de Jean Summer dans «Le modèle», le marchand sans nom dans «La baronne», l'avocat dans «L'assassin»; parfois, c'est pour parler de lui-même : la jeune mariée dans «Enragée?», Mme Brument et Cornu dans «Une vente», la jeune prostituée dans «L'odyssée d'une fille». Dans «Un échec» et dans «La revanche», le narrateur-acteur, le séducteur, ne débraie pas mais embraie; dans «La Martine», dans «Une soirée» et dans «La confession», il y a débrayage dès le début par un narrateur-conteur, à qui il arrive ailleurs de débrayer au profit d'un autre narrateur : «Le modèle», «Une vente», «L'assassin» et «Divorce». La bonne Françoise est l'informatrice idéale [19-21]; le garçon de café de Vannes est aussi un informateur [106-107]; le plus informateur de tous est le patron moribond de «L'assassin». Les informations qui ne sont pas fournies par un narrateur-informateur le sont par un narrateur-descripteur. Les descriptions comprennent des portraits physiques et mentaux d'hommes et de femmes plutôt stéréotypés, des espaces ébauchés comme la chambre du notaire [124] et des paysages de villes, de villages ou de campagnes (de la Normandie) ou, moins souvent, des atmosphères. Le faire émissif domine largement le faire réceptif, qui est plutôt passif qu'actif; il est actif par contre dans le «Je suis tout oreilles» de Laurine [117].

Au niveau du faire rhétorique, le dosage est mieux équilibré entre la persuasion et l'interprétation. Le faire persuasif consiste d'abord et avant tout en un jugement sur les femmes et le mariage, sur l'amour et le désir, sauf dans «Le rosier de Madame Husson», où Gisors et la Normandie, ainsi que la nourriture et la vertu, font l'objet de commentaires élogieux. Que ce soit par un narrateur-conteur ou par un narrateur-acteur, nous avons droit à une psychologie pré-psychanalytique de l'amour et du désir -- ce n'est pas le cas d'autres textes de Maupassant [cf. Pierre Bayard, Maupassant, juste avant Freud] -- et à un étalage de misogynie un peu simpliste et manichéenne : la femme qui trompe, la maîtresse qui est fidèle, l'amour qui dure sans mariage, le mariage qui dure sans amour [39-40, 59-60, 69, 111-112, 134-135, 143-144, 157-158]. C'est l'avocat de «L'assassin» qui fait évidemment preuve du plus d'habilité dans le faire persuasif, puisqu'il convainc le jury de l'innocence du prévenu; mais bien piètre performance du «sac des arguments» de l'ami de Jean Summer [64]...

Le faire interprétatif est plus subtil et plus nuancé, plus problématique aussi : Isidore est-il vraiment idiot [22]? a-t-il été victime d'un accident? [30]? Dans «Un échec», le titre annonce que le séducteur ne réussira pas et donc qu'il interprète mal celle qu'il cherche à séduire, qu'il n'est pas un devin même s'il croit deviner [37-38] et même si elle fait semblant [43-44]; à la fin, il pense avoir l'air bête [45]. «Enragée?» donne lieu à un véritable délire d'interprétation de la part de la jeune mariée lors de l'épisode de son dépucelage, avec un transfert du nez qui saigne [49] à l'infâme secret et à une femme mordue par un chien [52]; de là, retour aux souffrances du nez [52-54] jusqu'à la confusion de l'orgasme et de la crise de rage avant la fin des douleurs [55-56].

Tout «Le modèle» est une vaste et tragique erreur d'interprétation. «La baronne» est traversé par deux faire interprétatifs : celui de l'ami de Boisrené envers le marchand et celui de ces trois-là envers la baronne Samoris; l'ambiguïté est levée à la fin : elle se prostitue et elle prostitue sans doute sa fille de quinze ans, Mlle Isabelle, qui peut «laisser entrer dans sa chapelle» [72, entre guillemets révélateurs dans le texte] et qui veut guider les clients elle-même dans sa chapelle où le Christ de la Renaissance est couché sur un lit de velours noir, la chapelle étant à la fois un «boudoir pieux» sentant l'encens, les fleurs et le parfum et le (dé)pucelage de l'adolescente.

Dans «Une vente», l'interprétation n'est qu'un calcul entre un éleveur de porcs marié et un cabaretier veuf. «L'assassin» se caractérise par un défaut d'interprétation de la part du mari cocu de sa deuxième femme, qu'il imaginait semblable à la première et à sa mère. Le geste de la Martine est jugé vilain [97] après qu'elle s'est promise à un autre [95], mais le mari ne s'y trompe pas -- ou peut-être [99]? «Une soirée» se dénoue sur une interprétation erronée d'une information [107], l'erreur étant due à l'ivresse; on peut croire un instant que ce n'est pas Varajou qui s'est trompé d'adresse, mais Padoie, son beau-frère, qui est au bordel [109-112].

«La confession» est sans doute la nouvelle où le faire interprétatif est le plus significatif : Laurine d'Estelle est douée et rieuse; elle est souvent prise d'un fou rire [11-113]. Elle rit même lorsqu'elle apprend que son mari l'a trompée avec une actrice [118-119]. Est-ce parce qu'elle ne pensait pas son mari, qui est tout le contraire d'elle [112], capable d'un tel acte -- d'un acte sans importance? -- ou bien est-ce parce qu'elle l'a elle-même trompé quand «elle profitait de ces pieuses occupations pour demeurer dehors du matin au soir» [112] ou «le temps des grandes manoeuvres» [115]? Ce rire, «au milieu du récit de quelque acte de bienfaisance», ce «fou rire», ce «rire nerveux» au «souvenir d'une drôle de chose» [112-113], c'est celui d'une Parisienne précoce avec «toutes les ruses de la femme» [111] et un «petit air d'ironie» [112] : est-ce d'elle-même qu'elle rit et non de son Marie [116]? Qu'est-ce qu'une «crise malheureuse de gaieté» [118] suivie d'un «délire de gaieté» [119]? Est-ce le rire d'une femme infidèle et menteuse ou d'une femme trompée?

«Divorce» est une interprétation de notaire-comptable doublé d'un sentimental qui imagine un passé glorieux à Mlle Chantefrise [126-127] et qui se trompe de passé et de sentiment : le nom même de sa femme n'augurait pas trop bien... «La revanche» présuppose un défaut d'interprétation : M. de Garelle a-t-il été cocu ou non avant de divorcer d'une femme qu'il convainc après de devenir sa maîtresse avec une grande maîtrise du faire persuasif? Que Mme de Chantever l'avoue [140] ne semble convaincre que lui et ravive son amour de jaloux. Pourquoi le narrateur, qui feint d'être marié [148], de «L'odyssée d'une fille» a-t-il tort de ne pas monter avec elle : est-ce parce qu'il a appris que celle qu'il juge «pauvre fille» [155] a des douleurs dont elle n'a pas su se guérir [153] ou la croit-il plus fanée [148] que bonne au lit? ou est-il sincère dans son évaluation de la misère humaine [147]? «La fenêtre» se clôt sur une méprise, sur une stupide mésinterprétation, sur une erreur de fessier, la brune étant prise pour la blonde, Mme de Jadelle pour Césarine, sa femme de chambre; mais la verveine [164] n'était pas la lavande [162] et la méprise n'a d'égal que le mépris qui en résulte et qui nomme le coupable : M. de Brives...

Le récit se lit du début à la fin, mais il se relit de la fin au début : la (re)lecture est rétrospective et le faire narratif y contribue de manière privilégiée. Lorsque nous lisons «Le rosier de Madame Hussson», nous sommes d'abord interpellés par le nom de Gisors [11], une ville de quelque part qui rappelle quelqu'un à Raoul Aubertin [12]; de fil en aiguille, le nom d'un général [15] conduit à sa statue [17]; un ivrogne surnommé le rosier de Madame Husson [19] nous ramène au titre et annonce le destin de buveur d'Isidore [27-28, 31-32], qui finira par mourir d'une crise de délirium tremens [32]; les Anglais, eux, sont tous des Rosiers [33].

Par les présentateurs ou par les adverbes et les conjoncteurs, par les verbes déclaratifs et par les changements de narrateurs ou de modes de narration, chaque nouvelle suit sa trajectoire narrative, ponctuée par un «cristi» -- plus un «sacristi» [123] et un «cristi de cristi» dans «Divorce» -- et de prolepses (annonces : amorces ou leurres) et d'analepses (retours en arrière). «Un échec» trahit son destin dès le titre; «Enragée?» tient à un point d'interrogation et à un narrataire complice de la comédie ou du drame. «Une vente» ne laisse dans l'ombre que ce qui est à vendre, à quel prix et comment le mesurer. «L'assassin» est une longue analepse transformant un coupable en innocent -- et non pas un présumé innocent tant que pas reconnu coupable -- grâce au verbe et à la verve d'un jeune avocat : l'assassin n'était pas un assassin, même pas un meurtrier ou, tout au moins, pas un criminel.

«La Martine» est une nouvelle plutôt imprévisible : comment deviner que Benoist, tombé amoureux du derrière de la Martine [91], de Victoire-Adélaïde Martin de son vrai nom [96], abandonné d'elle pour Vallin, finirait par l'aider à accoucher d'une fille qui aurait pu -- ou dû -- être la sienne et pour redevenir l'ami du mari, un camarade depuis l'enfance [96]? «Une soirée» se joue en une perte de mémoire d'un instant. Dès le titre de «La confession», nous nous attendons à un aveu et donc à un secret; mais il n'y a pas de secret pour nous et lorsqu'il est révélé à Laurine, ne vient pas le pardon ou l'absolution mais le rire. «Divorce», sous la maîtrise et le jugement, la sentence finale, de Maître Bontran [132], se trahit dans des points de suspension : «voulez-vous permettre à votre futur... notaire, de vous offrir à dîner, ce soir?» [128].

«La revanche» est presque prévisible à cause de la mise en scène théâtrale et de l'escalade des dénominations : plaisanterie, gageure, insolence [137], service, galanteries, brutalités, torts [138], ou des performatifs : je l'avoue, je le jure, etc.; remarquons la chute des prénoms des deux interlocuteurs autour d'une didascalie, d'une indication en petites minuscules : «Une voix dans l'escalier appelant Mathilde» [144]. «L'odyssée d'une fille» est sous le signe du souvenir d'une pauvre fille qui, elle-même, se souvient. «La fenêtre» est contenue dans une réplique : «Monsieur, à part qu'elle est noire, madame est faite tout comme moi» [162]; après que le narrataire a été identifié comme étant une femme [163], qui connaît Mme de Jadelle [157] et Césarine [159], nous arrivons «à l'endroit délicat» de la fenêtre et de la moitié sur laquelle M. de Brives se trompe et mérite le sort des palefreniers qui ne savent pas prendre soin de la bête que monte le fessier, «la face secrète», de Mme de Jadelle [163]...

Dans la plupart des nouvelles, c'est l'épistémique qui commande l'éthique du sujet de faire : le croire-être du séducteur, par exemple, concerne sa personne et son opinion sur les femmes et il détermine la marche à suivre, le comportement ou l'attitude à adopter. Le notaire de «Divorce», cependant, est porté par l'éthique du parvenu; Mme de Jadelle, par celle qui méprise le sexe [1589]; Benoist, par celle de la sage-femme. Se trompant sur l'être de sa seconde femme, Lougère est poussé, dans son croire-devoir-faire, au meurtre. Joséphine, le modèle devenu infirme, croit être aimée et croit que le peintre veut se marier; de là, elle croit qu'elle doit se tuer; lui, croit qu'elle ne le peut pas. Croyant être atteinte de la rage, la jeune mariée "enragée" croit devoir et pouvoir mettre en oeuvre une guérison -- impossible évidemment. Tout le monde se trompe sur Isidore, même lui : on le croyait dévot et chaste, ce charretier meurt pochard.

-- Partout le mensonge et le secret, la fausseté et la tromperie, jamais de vérité, si ce n'est celle qui fait rire, ou pleurer.



EXPOSÉ OU EXERCICE

Faites l'analyse de la syntaxe intermédiaire de Boule de suif (1880), de La Maison Tellier (1881), de Miss Harriet (1884) ou de Le Horla (1887) de Guy de Maupassant.


E) LA SYNTAXE NARRATIVE PROFONDE



La syntaxe narrative profonde est le niveau ou l'instance de l'actualisation de la syntaxe fondamentale et de la transformation de la sémantique narrative (et donc des isotopies et des axiologies). Elle concerne d'abord et avant tout les modalités, qui sont des affects et qui proviennent de l'aspect et par lesquelles viennent les émotions et les sentiments. Une modalité ou une catégorie modale est une relation entre une structure modale (une syntaxe ou une algèbre) et une valeur modale (une taxinomie ou une topologie) qui peuvent conduire ou aboutir à un terme : à une dénomination, à une appellation : à une étiquette.

Une modalité modifie et modèle le prédicat. La modalisation est la production d'un énoncé dit modal, d'état ou de faire, surdéterminant un énoncé descriptif, d'état (ou de jonction du sujet et de l'objet) ou de faire (ou de transformation). La compétence, l'état ou l'acte en puissance, est l'être modalisant le faire; la performance, l'acte ou l'action, est le faire modalisant l'être; la véridiction est l'être modalisant l'être; la factitivité est le faire modalisant le faire. Il existe donc deux grandes classes de modalisations : celles de l'être et celles du faire, qui conduisent à une première classification des modalités. Les modalités endotaxiques (ou simples) relient des sujets identiques, alors que les modalités exotaxiques (ou translatives) relient des sujets distincts. Les modalités endotaxiques virtualisantes sont celles du vouloir, les actualisantes sont celles du savoir et les réalisantes sont celles de l'être proprement dit; les modalités exotaxiques virtualisantes sont celles du devoir, les actualisantes sont celles du pouvoir et les réalisantes sont celles du faire proprement dit.

Par exemple, la nécessité est le devoir-être; c'est le contraire de l'impossibilité : c'est la catégorie modale aléthique; la prescription est le devoir-faire; c'est le contraire de l'interdiction, les deux étant une injonction (ou une obligation) : c'est la catégorie modale déontique. L'énoncé modal régit l'énoncé d'état. Les structures et les valeurs modales sont les prédicats de l'énoncé modal.

Les modalités aléthiques sont celles où il y a surdétermination de l'énoncé d'état par un énoncé modal ayant pour prédicat le devoir :

devoir-être // ne pas devoir être / devoir ne pas être // ne pas devoir ne pas être

NÉCESSITÉ // CONTINGENCE / IMPOSSIBILITÉ // POSSIBILITÉ

Les modalités déontiques sont celles où il y surdétermination de l'énoncé de faire par un énoncé modal ayant aussi pour prédicat le devoir :

devoir-faire // ne pas devoir faire / devoir ne pas faire // ne pas devoir ne pas faire

PRESCRIPTION // FACULTATIVITÉ / INTERDICTION // PERMISSIBILITÉ

Les modalités déontiques affectent le sujet dans sa compétence modale et font partie de sa définition; elles ne régissent pas l'univers du Destinateur et son axiologie.

Les modalités épistémiques sont celles où il y a surdétermination d'un énoncé d'état ayant pour prédicat un être déjà modalisé et elles sont de la compétence du Destinateur final ou de l'énonciataire et donc de l'ordre de la sanction. Au faire-croire de l'énonciateur, qui est un faire persuasif, correspond ou répond le croire de l'énonciataire qui, par un faire interprétatif, est conduit à un jugement épistémique, à un credo [cf. section précédente] portant sur des énoncés d'état : l'être et le non-être, le paraître et le non-paraître. La certitude est la catégorie modale épistémique :

croire-être // ne pas croire être / croire ne pas être // ne pas croire ne pas être

CERTITUDE // INCERTITUDE / IMPROBABILITÉ // PROBABILITÉ

Les modalités épistémiques n'excluent pas la contradiction : l'opposition possible / impossible n'est pas une contradiction qui exclut tout tiers; elles ne dépendent pas seulement du faire interprétatif (ou du savoir) mais aussi, sinon surtout, du vouloir-croire et du pouvoir-croire.

Les modalités véridictoires sont celles où il y a surdétermination d'un énoncé d'état par un autre énoncé d'état ayant pour prédicat la relation de jonction, un acteur étant un sujet d'état et un sujet modal. L'être (de l'être) est la catégorie modale véridictoire et c'est une forme débrayée du savoir-être :

être // non-être / paraître // non-paraître

L'être et le non-être sont de l'ordre de l'immanence; le paraître et le non-paraître sont de l'ordre de la manifestation (ou de la transcendance). La vérité est ce qui est et paraît; la fausseté (par la tromperie ou l'illusion ou par l'erreur) est ce qui ne paraît pas et n'est pas; le mensonge est ce qui paraît mais n'est pas; le secret est ce qui ne paraît pas mais est. La véridiction consiste donc à statuer sur l'existence de l'immanence à partir de la transcendance de la manifestation, à statuer sur l'être de l'être; c'est une inférence impliquant une ontologie et mettant en scène le "jeu de la vérité" : dire-vrai / croire-vrai. Un contrat de véridiction met en oeuvre des effets de sens et des effets de vérité : des effets de sens "vérité"...

Par ailleurs, il existe deux catégories modales volitives, celles du vouloir, qui est un préalable virtuel comme le devoir :

vouloir-être // ne pas vouloir être / vouloir ne pas être / ne pas vouloir ne pas être

vouloir-faire // ne pas vouloir faire / vouloir ne pas faire // ne pas vouloir ne pas faire

Il y a des affinités sémantiques entre le vouloir-faire (du Destinateur), le devoir-faire (du Sujet) et le pouvoir-faire (de l'Adjuvant). La logique volitive (ou boulestique) n'est pas encore capable de fournir des termes aux relations, des valeurs aux structures. C'est sans doute à la psychanalyse de prendre ici le relais pour distinguer, le désir et la volonté, la volition et l'intention, la négation et la dénégation, le déni et le désaveu, le rejet et le refus, etc.

Il y a aussi deux catégories modales "potentielles", celles du pouvoir, qui est un concept peut-être indéfinissable avec des déterminations arbitraires :

pouvoir-être // ne pas pouvoir être / pouvoir ne pas être // ne pas pouvoir ne pas être

POSSIBILITÉ // IMPOSSIBILITÉ / CONTINGENCE // NÉCESSITÉ

pouvoir-faire // ne pas pouvoir faire / pouvoir ne pas faire // ne pas pouvoir ne pas faire

LIBERTÉ // IMPUISSANCE / INDÉPENDANCE // OBÉISSANCE

[cf. section précédente pour les codes d'honneur]. Il y a des affinités sémantiques entre le devoir-être et le pouvoir-être, ce dernier étant l'inversion des termes isotopes.

Le savoir peut être un savoir sur un objet de savoir à dimension pragmatique, où l'activité cognitive est un faire, ou un savoir sur un objet en circulation à dimension cognitive, où l'état de savoir est un être. Le savoir-faire, nécessaire à la manipulation, rend possible l'activité cognitive et il appartient donc à une compétence cognitive; le savoir-être, nécessaire à la sanction, valide ou reconnaît le savoir sur les objets et il appartient ainsi à une compétence épistémique à l'oeuvre dans la syntaxe narrative intermédiaire, où il n'y a pas de faire-savoir sans savoir-faire, de faire sans savoir.



APPLICATION OU ILLUSTRATION

Denis Diderot

[Écrivain français : 1713-1784]

Jacques le fataliste et son maître

(1796)

Librairie Générale française (Le Livre de Poche # 403).
Paris; 1982 (384 p.)




Jacques le fataliste et son maître est, dit-on, un ouvrage hétéroclite ou hétérogène -- ce qui nous semble très facile de démontrer. Nous chercherons donc plutôt -- chose beaucoup plus difficile -- à montrer en quoi c'est un texte homogène et cohérent, calculé sans être unifié : la textualité n'est pas ladite unité d'une oeuvre.

Au niveau de la syntaxe discursive, nous sommes en mesure d'identifier quatre principales voix narratrices (un peu comme pour Les Chants de Maldoror) :

1°) celle d'un narrateur-scripteur, qui interpelle et apostrophe le lecteur et qui contrôle la stratégie narrative;

2°) celle d'un narrateur-raconteur, qui relate les aventures et les mésaventures de Jacques et de son maître;

3°) celle d'un narrateur-acteur singulier, qui se distingue du premier en ce qu'il joue un rôle dans l'action, par exemple dans l'épisode du poète de Pondichéry [50-52] ou dans celui de Gousse [78-81, 100-103, 109-113];

4°) celle des nombreux narrateurs-acteurs particuliers, surtout : Jacques, son maître, l'hôtesse et le marquis des Arcis.

Il y a de multiples embrayages et débrayages, le débrayage le plus complexe étant celui donnant lieu, encadré par une histoire de chiens, au récit de la vengeance de Mme de La Pommeraye et du mariage saugrenu [116] ou singulier [124] du marquis des Arcis : du domestique de ce dernier à la servante de l'hôtesse, de cette servante au mari de l'hôtesse et du mari à sa femme [108].

Au niveau de la sémantique discursive, se dégagent diverses configurations discursives, des «contes plus ou moins autonomes : le caractère du capitaine de Jacques et de l'ami du capitaine, le début des amours de Jacques, la venue des chirurgiens, l'affaire Gousse, le cheval du bourreau, l'amour des chiens, la vengeance de Mme de La Pommeraye, la débauche du père Hudson, le dépucelage et le faux dépucelage de Jacques, le mal de gorge de Jacques donnant lieu au récit des amours du maître, l'emplâtre de Desglands, la "fin" des amours de Jacques, les trois paragraphes présentés par l'éditeur des «mémoires» [316].

Au niveau de la syntaxe narrative anthropomorphe, nous avons droit à une série d'emboîtements ou d'enchâssements et de bouts à bout ou de collages qui renvoient l'un à l'autre par des analepses et des prolepses. L'apparition d'un narrateur ou d'un acteur est souvent la disparition ou la réapparition d'un autre, dans un enchaînement et un déchaînement de péripéties, où celles qui semblent secondaires sont finalement tout aussi importantes que celles qui semblent principales : le vol de la montre ou du cheval du maître, la querelle de Jacques et de son maître à la fin du récit de l'hôtesse ou le mal de gorge de Jacques.

Au niveau énoncif, il apparaît que Jacques et son maître constituent un acteur duel qui représente le Sujet, les deux étant pourvus de marques distinctives respectives : le maître a un valet, il a son Jacques, il n'a pas de nom, il a sa montre, sa tabatière et son cheval; Jacques a son maître, il boîte, il a sa gourde, son chapeau et son cheval; les deux changent de cheval ou en échangent; le maître, supposé silencieux ou muet, finit par être aussi bavard que son valet qui a perdu sa voix, comme aux temps du bâillon. «Rival préféré de son maître» [17], Jacques est peut-être aussi fait cocu par lui [320]; ils sont liés par l'amitié et l'intimité, comme le sont leurs chevaux [29, 298], le cheval du maître étant le symbole de Jacques [297] et le laboureur ne se trompant pas deux fois de cheval. Dans Jacques le fataliste, le baiseur (de la main) est souvent le baisé [318] : paradoxes et quiproquos!... Le grand rouleau du capitaine est l'acteur qui représente le Destinateur initial et final. Denise et le fils du maître, dont il n'est pas le père mais dont il tue le père naturel [315], sont les acteurs qui représentent l'Objet de valeur. [Il faudrait cependant s'attarder de manière plus attentive aux différentes configurations discursives pour dégager des schémas actantiels plus précis et plus complexes, plus nuancés aussi].

Mais au niveau énonciatif, il semble que le Sujet, représenté par le narrateur-scripteur et le narrateur-raconteur, ce soit la Maîtrise, la maîtrise et le contrôle de la narration; le Destinateur, c'est la philosophie des Lumières; l'Objet de valeur, c'est le Dialogue entre la libre pensée (le libertinage) et le fatalisme (le bavardage) [...]

Au niveau de la syntaxe narrative intermédiaire, domine le faire de Jacques : son savoir-faire mais surtout son faire-savoir, son faire persuasif et son faire interprétatif, l'interprétation étant parfois poussée jusqu'à l'interprêtrise; le faire narratif est cependant contrôlé par le narrateur-scripteur. Quand au faire pragmatique, il est dirigé par le faire-faire : par la manipulation sous forme de secret et de mensonge, de vérité et de fausseté, de tromperie et d'adultère, de ruse et de rage, de complicité et de complot ou de flatterie (du maître par le chevalier de Saint-Ouin, le père tué, par exemple). Mais tout cela, sous la mainmise d'un faire-croire de la part du narrateur-scripteur, d'un vrai faire-croire (dans le jeu de la vérité) et d'un faire-croire vrai ou vraisemblable (dans le jeu de la fiction). Le faire-croire a comme envers un croire-faire, qui nous amène aux modalités, l'objet premier de cette illustration, où il sera aussi question des sous-codes d'honneur.

Au début du texte, se multiplient les divers types de modalités; mais, à mesure que nous avançons, elles deviennent de moins en moins nombreuses et de plus en plus répétitives. L'incipit du texte -- texte qui dénie partout son caractère romanesque, ce qui a pour effet de l'amplifier -- est l'explication du joncteur du titre et une première hypothèse à propos du fatalisme, la fatalité étant en quelque sorte la rencontre du hasard -- autre nom ou nom commun de la contingence -- et de la nécessité; ou est-ce à la fois la contingence et la possibilité? Le débat ou le combat se trouve donc immédiatement situé au niveau aléthique : la nécessité (la relation de cause à effet) est-elle le destin ou le destin (le grand rouleau écrit là-haut : la prédestination) est-elle la nécessité?

Toujours au début [cf. aussi 247], c'est un empêchement pour Jacques (manipulé par le mauvais vin du cabaretier), conduisant à l'intervention de son père, qui décide de son avenir boiteux (militaire et valet), de sa généalogie [190] et de «son tour de tête fataliste» [201]. À la fin, il y a une véridiction exemplaire par un jugement sur les «mémoires» [315-316].

Tout au long du texte, cependant, la contradiction nécessité / contingence se voit relayée par la contradiction impossibilité / possibilité; c'est-à-dire qu'il est toujours possible, selon le narrateur-scripteur, qu'il arrive ou qu'il soit arrivé autre chose, ou qu'il n'arrive rien : à la fatalité donc s'oppose le choix, le libre arbitre. Mais pas selon l'acteur Jacques, pour qui il est impossible que le grand rouleau ne se trompe : arrive ce qui devait arriver, ce qui n'est pas arrivé ne pouvait pas arriver, parce que ce n'était pas un monde possible (à la Leibniz), parce que ce n'était pas écrit sur le grand rouleau, le registre d'en haut [21-24, exemplaires entre nombreuses autres pages].

Étant donné que, pour Jacques, ce qui est est nécessaire et ce qui n'est pas est impossible, il y a chez lui confusion entre l'aléthique et le déontique : le devoir-faire (d'en bas) n'est jamais que le devoir-être (d'en haut); c'en est la réécriture, un peu comme la littérature est l'écriture et la lecture des «contes d'amour» [204]. Ainsi, son destin n'est-il pas celui des poètes mais des philosophes et des prophètes [89-90]. À cause de sa blessure au genou, c'est aussi un destin de boiteux depuis vingt ans, destin décidé par les chirurgiens et déjà énoncé par un chirurgien en mal de démonstration [15] : plus qu'à une balle, cela tient à une «portion de vêtement» [28], à un «corps étranger» [307], à une «très petite pièce de drap de (s)a culotte [308]...

Pour ce qui en est des modalités volitives ou boulestiques, nous pouvons remarquer que Jacques et son maître sont mûs par le vouloir, mais pas par le même : le vouloir du maître est lent et paresseux ou passif, c'est un ne-pas-vouloir-être, un destin d'aristocrate; le vouloir de Jacques est rapide et vaillant ou actif, c'est un vouloir-faire véritable, mû qu'il est par le vouloir-faire du Destinateur, comme le capitaine. Ce vouloir-faire, ce destin de paysan ou de valet, présuppose un vouloir-être : être (un) Jacques, la marionnette du destin, qui est le maître des maîtres.

Après de nombreuses interruptions de Jacques et au rythme des fréquentes interruptions des gens de sa maison [132], qui ont impatienté Jacques lui-même [en italiques et entre parenthèses dans le texte, comme en aparté], l'hôtesse, dont le sous-code d'honneur est la fierté [121-2, 125, 132, 134-142], amorce le récit de Mme de la Pommeraye, qui nous intéressera ici pour illustrer les modalités du vouloir et du pouvoir. Motivée par un vouloir-faire on ne peut plus agressif, à titre de Destinateur, la Pommeraye met en oeuvre, à titre de Sujet, un devoir-faire : d'abord s'assurer qu'elle n'est plus aimée [127], ensuite se venger [142]. Mais c'est une vengeance à la fois sadique (contre le marquis) et masochiste (contre elle-même ou pour toutes les femmes séduites). Son pouvoir-faire est illimité, quasi souverain; veuve, elle est libre et indépendante, elle est riche; sa seule faiblesse, l'élément de sa compétence qui limite sa performance, est sans doute d'être aigrie par un premier mariage malheureux, on ne sait pas pourquoi : a-t-elle déjà été trompée? -- Ce qui ferait que sa vengeance viserait autant son mari que l'ancien ami de son mari, le marquis [126].

Le pouvoir de Mme de La Pommeraye s'exerce d'abord et avant tout sur les d'Aisnon, qui sont impuissantes et obéissantes; leur sous-code d'honneur est la soumission absolue [148]; elle doivent même reprendre leur nom de famille [147] : Duquênoi [165]. À côté de son pouvoir-faire, celui du confesseur, l'ami du petit abbé, dont s'était entichée Mlle d'Aisnon [143] et que le marquis s'est rallié [166], fait piètre figure [166-168] Mais la puissance de La Pommeraye est vaincue par la faiblesse et l'humilité [175-6, 177-179] de Mlle d'Aisnon, non sans que Mme d'Aisnon n'ait eu à en souffrir du couvent et de la mort [177]... Tandis que le maître se charge, comme un critique d'art dramatique, de questionner la sincérité de la conduite de la fille [180] et qu'il est approuvé par Jacques [181], c'est au narrateur-scripteur que revient de justifier le comportement déontique, et de la fille, et de Mme de La Pommeraye, l'une victime et soumise, l'autre despotique : la vengeance de la marquise a le mérite d'être désintéressée et d'avoir pour Destinataire toutes les femmes honnêtes et trompées par l'homme commun [182-184]...

La puissance est sans doute le maximum de compétence et le maximum de performance : elle est encore plus grande chez le père Hudson que chez Mme de La Pommeraye. Comme le père de la horde primitive, Hudson est l'exception qui fonde la règle; c'est-à-dire que la loi (collective) qu'il impose à tous, il la soumet à son désir (individuel). Aussi est-il craint et haï, chacun cherchant sa perte [206-207], mais sans succès, même par les commissaires-vérificateurs, dont Richard, le secrétaire du marquis des Arcis [209], sauf peut-être dans un tableau peint par Jacques [219-220] mais contredit par le narrateur-scripteur [266]. Que serait devenu l'enfant de l'abbé Hudson et de la dame de La Pommeraye, est-il alors demandé au lecteur [220]?

Par ailleurs, il y a aussi [191-198, à un endroit stratégique : entre le récit de l'hôtesse ayant pour objet la vengeance de La Pommeraye contre le marquis des Arcis et le récit de celui-ci ayant pour objet la débauche du père Hudson], une lutte de pouvoir entre Jacques et son maître, qui veut que son serviteur descende. Après le jugement de l'hôtesse, il y a une véritable inversion de pouvoir : «Jacques mène son maître» [197, en italiques dans le texte]. Mais Jacques a déjà commencé à perdre la voix : sa voix rauque annonce un mal de gorge [186], il a besoin de tisane [187, 190], il tousse [223], il est réduit au silence après le récit de son dépucelage et de son faux pucelage [252]; c'est le maître qui prend la relève et, de souffleur [107], devient bavard : l'inversion de pouvoir (du titre à la chose) implique une inversion de savoir (de la chose au titre).

Le savoir de Jacques lui vient d'abord et avant tout de son capitaine et du grand rouleau, du grand livre qui est écrit là haut [198]; c'est un savoir pragmatique, basé sur son expérience des objets de savoir (les états d'âme comme les amours), mais c'est surtout un savoir cognitif, basé sur sa connaissance des objets en circulation (les états de choses décrits ou écrits sur le grand rouleau). Jacques, ce «diable d'homme», est un véritable devin; son maître croit seulement deviner et il se trompe presque toujours, un peu comme le lecteur qui cherche à anticiper la suite des événements. Mais Jacques, ici cartésien, admet quand même qu'il y a un écart -- un retard du bavardage? -- entre sa pensée et son dire, entre ses idées et ses mots [30].

Sans son Jacques, sans sa montre et sans sa tabatière, son maître est un automate [38]; ayant commandé dans la cavalerie, contrairement à Jacques qui a servi dans l'infanterie, il croit s'y connaître en chevaux : il est vrai qu'il prend la précaution d'en changer avec Jacques, car «en fait de chevaux tous les hommes sont maquignons» [53]. Nous saurons bientôt que c'est le cheval du bourreau et que le maître interprète mal les fourches patibulaires, confondant le destin du cheval et celui de son valet [57, 72-73, 89]; mais au sujet du mariage du marquis des Arcis, il devine juste [171]. Jacques, lui-même, admet que «faute de savoir ce qui est écrit là-haut on ne sait pas ce qu'on veut ni ce qu'on fait» et on confond la raison et la fantaisie [23]. Les deux ne savent pas où ils vont, mais ils savent où ils veulent aller [25]. Par ailleurs, la prédiction, savoir-dire, n'est pas la prévision, savoir-voir; ce serait plutôt savoir-entendre, si on en juge par la prédiction du silencieux grand-père de Jacques [135].

Croire faire, c'est croire ne pas être victime du faire-faire, c'est croire agir de son propre gré, selon sa volonté; alors que, selon Jacques, «nous agissons la plupart du temps sans le vouloir», marionnette ou polichinelle de la manipulation par le destin ou du maître par Jacques [313], après leur accolade finale [312]. Croire faire, c'est donc en somme croire être : croire être libre et indépendant, croire choisir, croire être maître de la nécessité. Cette croyance est confirmée par le narrateur-scripteur qui prouve à Jacques «qu'il n'était pas écrit, comme il le croyait, qu'il serait toujours interrompu et que son maître ne le serait jamais» [279]. C'est justement dans l'interruption -- interruption de Jacques par son maître ou l'inverse [273], interruptions de l'hôtesse par Jacques ou par les gens de la maison, interruptions répétées par le narrateur-scripteur s'adressant au lecteur -- que le fatalisme se trouve subverti ou perverti, converti en croyance en la liberté. En ce sens, Jacques le fataliste et son maître est un "coït" (une fatalité) interrompu et un "coït" (une liberté) ininterrompu...

En fait, la croyance en la nécessité de la destinée ou en la destinée de la nécessité n'a rien de la certitude, tout au moins du côté du maître, qui est une sorte d'agnostique devant la prière de jacques [188-9] et qui n'est certain que de ceci : il n'est pas le maître de Jacques; c'est le grand rouleau, où «tout a été écrit à la fois» [19], qui l'est. Jacques croit au grand rouleau de son capitaine, comme il croit en la mort de celui-ci ou comme il l'invente; il consulte le destin, qu'il écoute comme d'autres écoutent des voix intérieures (dites divines ou diaboliques mais délirantes); le destin lui parle [60]. La probabilité est affaire d'apparence, de semblance; l'improbabilité est affaire de superstition ou de préjugé.

En somme, il y a une sorte de «principe d'incertitude» [325, selon les commentateurs Jacques et Anne-Marie Chouillet, pourtant partout ailleurs et surtout dans leurs notes victimes de l'illusion référentielle] qui guide les pas de Jacques et de son maître; principe d'incertitude manié par le narrateur-scripteur engagé dans un procès de confrontation de la nécessité et de la liberté, de la vérité et de la fausseté, du secret et du mensonge, de l'histoire et de la fable [25, 78]. Mais il n'y a pas de croyance, de foi, sans doute, le doute étant un croire-faux, c'est à dire un vouloir-ne-pas-croire [73], qu'il ne faut pas confondre avec un ne-pas-vouloir-croire, l'incrédulité, ou avec un croire-ne-pas-vouloir plus ou moins aboulique. Alors que le doute est athée, l'incrédulité est agnostique. Pour croire être, il n'est pas nécessaire de savoir être, de voir ou d'y être, il suffit de croire en un faire-valoir, un semblant, comme le fait le maître de Jacques, ou en un valoir-faire, un lieutenant : un tenant-lieu, comme le prêtre ou l'Église pour Dieu ou comme l'habit pour le moine, comme Jacques pour son capitaine et comme le lecteur du grand rouleau pour le grand rouleau!

Au grand rouleau, nous voici, puisque c'est là que s'y joue l'être de l'être et que c'est le jeu des modalités véridictoires, de la véridiction (avec ou sans vérification), qui consiste à faire passer la démonstration, la vérité, la certitude en la rectitude, pour la monstration même de l'être, la vérité étant synonyme, pour Jacques et non pour Platon, de bonheur ou de malheur et non de justice; mais le grand rouleau n'est que vérité. Quant à l'auteur du grand rouleau, il y a peu à en dire et cela ne sert à rien [24]. La vraisemblance apparaît comme étant une vérité doublée de plaisir [28], car la vérité seule peut être «souvent froide, commune et plate» [50]. De la vérité et de la fausseté, il en est que comme des femmes [34-35] et du paradoxe (du comédien?). On prend «le vrai pour le faux, le faux pour le vrai» [79], comme on confond le bien et le mal, car «[n]ous marchons dans la nuit au-dessous de ce qui est écrit là-haut» [99].

La quête de la vérité est une quête éthique ou politique pour Jacques, qui veut se «rendre parfaitement maître» de lui-même [99], être son propre maître ou être monsieur Jacques [125,319] -- ce qui est impossible, puisque chacun a son maître [62] et même si «chacun a son chien» [199-200] : «nous sommes peu maîtres de nos destinées» [138], nous sommes condamnés à vouloir savoir [156]. Dès le début, Jacques se demandait s'il pouvait être lui et un autre [19]...

Mais le grand rouleau ne se récrit pas et Jacques ne peut recommencer et se répéter [135-6]; l'histoire ne se répète pas, mais elle se récrit : le narrateur-scripteur récrit ce qu'il tient de Jacques et qui est donc son maître [202-204]; sauf qu'il est surtout écrit que Jacques ne finirait pas l'histoire de ses amours [305-306], même si on peut douter qu'il y en ait eu bien d'autres... La pure vérité même n'est pas pure [213]; il n'y a d'évidence que la conjecture [252-3]. Que la nécessité soit une loi (de la Providence), certes, qu'elle n'ait pas de loi aussi [255]; mais il y en a d'autres qui gouvernent l'univers des croyances et des raisons, des actions et des passions, la principale étant le bon vouloir, soit la disponibilité d'une bonne volonté qui se double de franchise, autre sorte de sous-code d'honneur qui guide la narration, mais à quoi s'oppose la traîtrise de l'action, qui est de l'ordre de l'incroyable. C'est le bon vouloir, par exemple, du petit enfant valétudinaire et fils naturel de Desglands [287-289].

Dans un monde moderne (cartésien) -- monde où la morale est médecine et la médecine morale et où la loi de la nature est sadienne ou darwinienne, ne songeant qu'à soi et les «cousins» étant des «chirurgiens ailés» [293-294] sans doute plus habiles (parce que mieux adaptés) que le chirurgien en mal de démonstration --, ce qui est doit être : la véridiction vérifie l'aléthique et qui sait si Jacques ne vaudra pas Jean-Jacques à la dernière ligne de la page du grand rouleau [294]? La liberté du maître, elle, est au risque de la folie et de la manie [295]. Qui est maître de vouloir, quand il y a vouloir sans faire et faire sans vouloir [296]?

-- Tout cela pour dire que le langage du maître (la liberté, a libre pensée, le libertinage) n'a d'équivalent, dans Jacques le fataliste et son maître, que le maître du langage (la nécessité, la fatalité, la destinée), mais que ce maître -- pas celui de Jacques -- est un valet, un serviteur, un Jacques qui n'a de maître que le grand rouleau; ce grand rouleau, c'est le langage, qui n'a pas de maître et qui est le maître à m'être et en malêtre [Lacan].



EXERCICE OU EXPOSÉ

Faites l'analyse de la syntaxe narrative profonde de Poussière sur la ville (1953) d'André Langevin [romancier québécois né en 1927].



F) LA SÉMANTIQUE NARRATIVE



La sémantique narrative est l'actualisation de la structure axiologique virtuelle ou élémentaire qu'est la sémantique fondamentale; elle est actualisante et actualisée. Son mode de génération conduit à l'articulation du "monde du sens commun" en un univers sémantique partiel, un micro-univers individuel ou collectif. La sémantique narrative correspond à une ontologie, à une pré-éthique qui actualise les valeurs animées ou anthropomorphes (thymiques, cognitives ou pragmatiques); c'est un système axiologique, une taxinomie axiologisée. Elle concerne les valeurs (modales ou non) qui peuvent être organisées en procès (ou chaînes) ou en systèmes (ou axes) : une isotopie est un procès de valeurs qui se répètent du narratif au discursif (idéologique, terminologique); une axiologie est un système de valeurs qui structurent un micro-univers sémantique.

C'est par les isotopies qu'il y a passage d'un micro-univers sémantique à un univers de discours et que sont assurées la cohérence et la cohésion de celui-ci. Une isotopie est l'itérativité, ou la répétition, le long d'une chaîne syntagmatique de sèmes contextuels (ou récurrents), au niveau du classème ou du sémantème; c'est l'itération de catégories sémiques qui subsument les contraires ou l'itération des quatre termes du carré sémiotique (qui sont isotopes). Une isotopie syntaxique (récurrente) alliée à une isotopie sémantique, assurant une lecture uniforme ou unique qui résout les ambiguïtés des lectures partielles, conduiront à une isotopie actorielle par anaphorisation (ou métaphorisation). Les isotopies partielles sont celles qui apparaissent dans une partie du texte, mais peuvent disparaître si on considère l'ensemble du texte; les isotopies globales sont celles qui se maintiennent quel que soit l'extension du discours.

Au niveau de la récurrence des catégories sémiques, il est possible d'identifier des isotopies figuratives (ou sémiologiques : concrètes), qui sous-tendent les configurations discursives, et les isotopies thématiques (ou sémantiques : abstraites), à un niveau plus profond du parcours génératif. Il peut ou non y avoir correspondance entre les deux : plusieurs isotopies figuratives peuvent correspondre à une seule isotopie thématique, par exemple dans la parabole.

Ainsi y a-t-il lieu de parler de pluri-isotopie réunissant plusieurs isotopies figuratives et plusieurs isotopies sémantiques par des connecteurs d'isotopies, qui peuvent être métaphoriques (du thématique au figuratif), où ce qui est dit de la deuxième isotopie se dit de la première mais pas l'inverse, ou antéphrastiques, où la deuxième isotopie est constituée par les termes contraires à la première. Un connecteur peut être antécédent et indiquer le début d'une nouvelle lecture ou subséquent et diriger la rétro-lecture en un retour en arrière à partir de la fin, la logique du récit allant de l'aval à l'amont, de la chute à la source. Aussi y a-t-il souvent bi-isotopie, c'est-à-dire comanifestation d'isotopies dans une comparaison, isotopie complexe de caractère paradigmatique sur la chaîne syntagmatique et ce, selon la "grille de lecture" de l'énonciataire assurant l'homogénéité du texte et sa désambiguïsation. Plusieurs lectures, parfois incompatibles, seront alors possibles. [En sémiotique poétique, il y a généralisation du concept d'isotopie jusqu'à la forme de l'expression : symétries, alternances, consonances, dissonances, transformations par la récurrence de "faisceaux phémiques"].

Pour définir les axiologies, il faut définir la valeur sémiotique, qui est à la fois linguistique et économique : c'est un sème pris à l'intérieur d'une catégorie sémantique et représentable à l'aide du carré sémiotique. Les valeurs virtuelles (paradigmatiques), constituant les axiologies comme modes d'existence paradigmatique des systèmes de valeurs, se transforment en valeurs actualisées (syntagmatiques) lorsqu'il y a investissement thymique du sujet, investissement qui peut être euphorique ou dysphorique; les valeurs actualisées sont des valeurs investies dans l'objet au moment où l'objet est en disjonction par rapport au sujet.

L'axiologisation est donc la transformation, par les isotopies, des axiologies (en profondeur) en idéologies (à la surface); idéologies qui sont des valeurs investies dans des modèles et qui impliquent une prise en charge des valeurs par un sujet individuel ou collectif qui est modalisé par le vouloir-être et le vouloir-faire. Il est dans la potentialité des procès sémiotiques qu'il y ait investissements dans les actants-objets; il y aura alors idéologisation, c'est-à-dire transformation des valeurs actualisées en valeurs réalisées, qui sont des valeurs investies dans l'objet au moment où le sujet est en conjonction avec l'objet de valeur. La réalisation peut être transitive : c'est l'attribution; elle peut être réfléchie : c'est l'appropriation. La fin de la quête équivaut à la fin de l'idéologie, qui est une quête permanente de valeurs; mais si l'idéologie du héros (par le héros) a une fin, le héros de l'idéologie (pour l'idéologie) n'en a pas.

Il existe deux grandes classes de valeurs :

1°) les valeurs descriptives (ou pragmatiques), qui concernent les objets consommables et thésaurisables (les états de chose) et les plaisirs (les états d'âme); vont alors se distinguer des valeurs subjectives (essentielles), celles de l'être, et des valeurs objectives (accidentelles), celles de l'avoir;

2°) les valeurs modales, dont il a déjà été question avec les modalités et la modalisation.

Se distinguent aussi les valeurs de base identifiant les fins, les objectifs et les cibles, les valeurs d'usage désignant des moyens, des instruments, des outils, des ustensiles, et les valeurs d'échange comme le contrat fiduciaire -- la monnaie, l'étalon, la mesure -- réglant l'échange, c'est-à-dire la transformation des valeurs et la circulation des objets de valeur du discours narratif. À cela, s'ajouteraient des valeurs d'usure investies dans les rapports des sujets et des objets et impliquant l'intérêt, non seulement comme profit ou bénéfice mais aussi comme gain ou perte d'intérêt, surestimation ou sous-estimation, surévaluation ou sous-évaluation, spéculation plus que thésaurisation...

Les deux structures axiologiques élémentaires sont le sociolecte, l'univers collectif de la transcendance et de la reproduction, et l'idiolecte, l'univers individuel de l'immanence et de la finitude; la structure axiologique figurative concerne les quatre éléments de la nature [cf. deuxième partie, section E]. Selon Simondon, la culture, c'est-à-dire l'univers collectif, a évolué de l'abstraction à la concrétisation, de la pensée magique à la pensée esthétique; elle s'est alors développée comme technique de l'objet (ou comme travail et industrie) et comme religion du sujet (ou comme mythe et culte). La science est le mode théorique de la technique, dont le mode pratique est la technologie; l'éthique est le mode pratique de la religion, dont le mode théorique est la théologie. Avec la pensée philosophique, adviennent l'idéologie, la politique, la morale et le droit [cf. Du mode d'existence des objets techniques, p. 159 et ss.]. Selon Leroi-Gourhan, il y a eu extériorisation de l'humain par la technique [cf. Le geste et la parole].



APPLICATION OU ILLUSTRATION

Jean Anouilh

[Dramaturge français : 1910-1987]

Antigone

(1944)

(Nouvelles pièces noires)
La Table Ronde/Didier.
Paris; 1964 [1946] (96 p.) [p. 21-92].




Une pièce de théâtre est aussi un récit. Lorsqu'elle est vue et entendue, regardée et écoutée, elle est à la fois verbale et non verbale et il faut alors tenir compte aussi du décor, de la scénographie, du jeu des comédiens et de la mise en scène [cf. Jean-Marc Lemelin. La signature du spectacle, p. 71-83]. Étant donné que nous analysons le texte lu d'Antigone (inspirée de la pièce de Sophocle), il nous faudra nous limiter aux didascalies (en italiques) et aux dialogues (en caractères romains et parfois en caractères gras, mais il nous est impossible de déterminer s'ils sont de l'auteur ou du rédacteur-commentateur, Raymond Laubreaux : ils ne semblent pas concerner le ton de la voix des comédiens; c'est pourquoi nous soupçonnons Laubreaux).

La pièce n'est pas divisée en actes et en scènes; mais selon l'apparition ou la disparition d'un personnage, il y a vingt scènes, épisodes ou séquences (en 1799 lignes). Les dix premières scènes occupent environ la moitié de la pièce; la onzième, celle de la confrontation d'Antigone et de Créon, est de beaucoup la plus longue : près du tiers de la pièce; il y a accélération dans les neuf dernières scènes, qui n'occupent qu'un peu plus d'un sixième de toute la pièce.

Les personnages présents sur scène sont : Antigone, Créon, Ismène, Hémon, la nourrice d'Antigone, le page de Créon (presque muet jusqu'à la fin), Eurydice (présente seulement dans le Prologue et muette), les trois gardes (Jonas, Durand et Boudousse), le Prologue, le Messager et le choeur. Il y a en outre beaucoup de personnages absents : Polynice, Étéocle, Jocaste, Laïos, Oedipe, la relève, la chienne Douce, les dieux, etc. Il y a très peu d'accessoires qui sont mentionnés par les didascalies ou par les dialogues : le bol, qui est le lien entre Antigone et sa nourrice (qui est elle-même le lien entre Jocaste et Antigone), entre ses vingt ans et son enfance [36]; les menottes, qui annoncent le destin d'Antigone [50]; la petite pelle de Polynice, qui a gravé son nom sur le manche et qui est "enterré" par elle [46, 53]; l'anneau en or qu'Antigone donne au garde [85, 87]. D'autres objets sont seulement mentionnés, comme la première poupée d'Antigone, cadeau de Créon [57], et comme la grande fleur de papier que Polynice avait donnée à Antigone, quand elle avait douze ans ou moins [68-69].

Il y a une série d'isotopies, qui fonctionnent parfois en couples opposées : la laideur (d'Antigone, qui est noire) et la beauté (d'Ismène, qui est blonde); la saleté et la propreté; l'obscurité ou la froideur (du trou) et la lumière ou la chaleur (d'une petite hauteur sous le soleil de midi) [52]; la voix (d'Antigone) et le regard (de Créon), «leur unique regard» [30]; le refus de comprendre (le non d'Antigone) et la volonté de comprendre (le oui de Créon). En outre, Antigone est traversée par deux isotopies zoomorphes : maigre, c'est un oiseau (une colombe, une mésange, une tourterelle) et elle a justement laissé «un passage d'oiseau» auprès du cadavre de Polynice [46] qu'elle a voulu épargner des vautours [45]; ayant un «sale caractère» , elle devient une hyène [50], avant de devenir une diablesse [53] et de redevenir «un petit gibier pris» [59]. Elle est aussi une «petite peste», une «petite furie» [60, 62]...

Au niveau de la structure axiologique figurative, il y a une association entre la saleté de la terre et l'odeur de l'air (la puanteur du cadavre de Polynice répandue par le vent), entre l'espace terrestre et l'espace aérien. L'eau et le feu sont présents dans le sang et dans le passé de buveurs et de militaires des deux frères d'Antigone, Polynice et Étéocle, qui se sont embrassés et embrochés et dont les cadavres ont pu être interchangés [70] -- ce qui a pour effet d'anéantir ou d'annuler tout simplement, ironie du sort, le geste d'Antigone.

Créon est le représentant et le défenseur du sociolecte; il a pris partie pour la survie de l'espèce, pour l'ordre, pour le pouvoir et pour le bonheur; c'est un ouvrier : il fait son ouvrage, sa besogne, son métier; il fait respecter les règles : l'interdit. Il est roi, chef, père et oncle; mais quand Antigone commence à le tutoyer, il n'est plus qu'un cuisinier [74-76]. Il s'associe à la communauté de l'héritage et du rang ou de l'alliance plutôt que du sang ou de la filiation. C'est parce qu'Oedipe a transgressé l'interdit de l'inceste qu'il l'a fondé en Créon, son beau-frère, la communauté triomphant ainsi de la parenté et le drame (de Créon) de la tragédie (d'Antigone). Mais Créon est lui aussi promis à la mort [90], comme Eurydice, sa femme [91].

Hémon, son fils, refuse de voir en lui autre chose qu'un père imaginaire, qu'un père qu'il s'est imaginé : un père-modèle qu'il admire comme un enfant et qu'il ne peut regarder en face comme un père symbolique [81]. Hémon n'a pas su se détacher de sa parenté : de Créon (qui est le frère de Jocaste, mère et femme d'Oedipe) et d'Antigone (qui est donc sa cousine, comme Ismène, à qui il était promis avant de choisir Antigone); il n'accepte pas que son père soit le roi (rival) et le maître. Ainsi retrouve-t-il ou partage-t-il le destin ou le retour matriciel de sa cousine, en s'éventrant au fond du trou, après avoir craché au visage de Créon [90].

Antigone est étrange; elle est orgueilleuse comme son père; elle refuse d'être une fille [32]; elle a envie d'un fils avec Hémon, d'un fils qu'elle ferait en somme à Oedipe. Au regard du maître, elle oppose la voix -- et la voie -- de l'hystérique. Au début, elle prend partie pour l'univers des Divins, pour les rites, pour le culte des morts; manipulée par les dieux [le Prologue comme Destinateur], elle est alors victime du sociolecte. Mais lentement -- et c'est là sa victoire, à elle -- elle se fait le défenseur de l'idiolecte : elle affirme le pouvoir du désir, le pouvoir de la finitude et le pouvoir de la mort; elle oppose la loi du désir au désir de la loi, l'individu à l'espèce, le choix minoritaire au bonheur majoritaire, la résistance ou la foi à la collaboration ou à la loi, l'éthique (du choeur) à la politique (de Créon et de ses gardes). Mais il y a quelque chose de commun à Antigone et à Créon : la fatalité et la jeunesse du page, qui ne devrait pas grandir.

Nous pouvons nous demander ce qui pousse inconsciemment Antigone à se porter à la défense du cadavre de son frère, même s'il ne l'aimait pas et même si c'est une crapule, qu'il a frappé son père et qu'il a comploté pour le tuer. Il est vrai qu'elle est manipulée par la liturgie imposée par les dieux, par les rites, comme nous l'avons dit, et qu'elle n'apprend la vérité sur ses frères qu'après être passée à l'acte. Nous devons revenir à son père : Oedipe n'est pas seulement le père d'Antigone, d'Ismène, de Polynice et d'Étéocle; il est aussi leur demi-frère, puisqu'ils ont la même mère (Jocaste). En outre, il est une sorte de dieu, puisqu'il a transgressé l'interdit des hommes, ou tout au moins un demi-dieu.

Sans doute qu'Antigone est d'abord et avant tout manipulée par le destin d'Oedipe, qui s'est crevé les yeux et n'a donc plus le regard (symbolique) du oui; ainsi Antigone a-t-elle la voix (imaginaire) du non : elle suit la voie tragique, la destinée, de son père et de son demi-frère; aussi Polynice est-il le substitut réel d'Oedipe : c'est le frère qui tue le père pour prendre sa place, celle de l'origine, du trou de l'origine, de la voix et de la voie du non-regard... Dans la virginité et la mort, Antigone reste davantage la soeur d'Oedipe que sa fille; dans la fraternité, elle demeure fidèle à la mémoire (la légende, le mythe et le culte, le complexe : l'interdit) d'Oedipe. Ayant le même défaut tragique que lui, l'orgueil, elle endosse sa faute et elle en est la punition : elle est le contraire de sa mère, puisqu'elle n'est ni mère ni épouse, alors que Jocaste avait été deux fois épouse et cinq fois mère. Antigone ne deviendra jamais une vraie femme : elle restera une petite fille, en quête d'origine et à la conquête d'un maître, qu'elle peut refuser, rejeter ou sur lequel elle aurait pu régner.

En somme, pour Créon, l'univers individuel est synonyme de désordre imaginaire (la transgression), alors que l'univers collectif est synonyme d'ordre symbolique (l'interdit, le rang, la communauté, l'héritage de l'alliance, la loi, le roi : le oui); pour Antigone, l'univers collectif est synonyme de désordre symbolique (le bonheur des «cuisiniers»), tandis que l'univers individuel est synonyme d'ordre imaginaire (l'origine, le sang, la parenté, l'hérédité de la filiation, la foi, le moi : le non). Pour Antigone, seuls les Divins sont réels parce qu'ils sont immortels, éternels; pour Créon, les Mortels sont condamnés à vivre [79], à vivre cette vie qu'Antigone a refusée, choisissant la mort.

Antigone a pris partie pour la Nature (le Ciel), Créon pour la Culture (la Terre); Créon a pris partie pour la Vie (telle qu'il la conçoit, dans la fatalité et la solidarité), Antigone pour la Mort (telle qu'elle la conçoit, dans la peur et la solitude). Pour Créon, la Vie, c'est la Mort; pour Antigone, la Mort, c'est la Vie. Créon s'en tient au régime du Fils, à la religion du Fils (qui a tué le Père et a ainsi rétabli l'Interdit); Antigone revient au régime du Père (qui a fondé, institué ou établi l'Interdit en le transgressant); sauf que ce Père est aussi son Frère, donc lui-même un Fils.

-- Il faut que meurent les pères pour que vivent les fils!



EXERCICE OU EXPOSÉ

Faites l'analyse de la sémantique narrative de À toi pour toujours, ta Marie-Lou (1971) de Michel Tremblay [dramaturge québécois né en 1942].



G) LA SYNTAXE FONDAMENTALE



La sémiotique fondamentale est virtuelle, latente ou inconsciente; elles est réalisable et non réalisée : elle est potentielle. Elle est l'instance de la thymie, alors que la sémiotique narrative est celle de la dulie [douleia : "servitude"] (la liturgie du destinateur et la fiducie du destinataire) et que la sémiotique discursive est celle de la latrie, de l'"idolâtrie", de l'"idéolâtrie". La thymie est phorie (syntaxique et a-syntaxique) et pathie (sémantique et a-sémantique); elle est plus grammatique (narratique et rythmique) que grammaticale, davantage "psychotique" (psychique) que sémiotique.

La syntaxe fondamentale est la structure syntaxique élémentaire présupposant la sémantique fondamentale qu'elle transforme : la structure élémentaire de la signification (la proprioceptivité) se trouve alors projetée sur le carré sémiotique; cette projection est le modèle constitutionnel (syntaxique et sémantique), l'instance la plus abstraite du parcours génératif. Le modèle constitutionnel permet la dérivation et la déduction ou l'intégration et la construction des éléments de la grammaire du texte. C'est à la fois, dans son aspect morphologique ou taxinomique, un modèle d'organisation ou d'élaboration de la signification, par la structure relationnelle qu'est le carré sémiotique, et, dans son aspect syntaxique, un modèle de production : c'est un alphabet et une algèbre, celle-ci permettant, par des algorithmes et des règles, des opérations de combinaison et de hiérarchisation. Comme modèle d'articulation et comme procédure de description et de découverte pouvant intervenir à n'importe quel niveau du parcours génératif, le modèle constitutionnel est antérieur à la manifestation et donc à la lexicalisation, qui peut avoir lieu ou non.

La syntaxe fondamentale est celle des catégories, alors que la syntaxe narrative profonde est celle des modalités, qui sont des jugements ou des sentiments à propos des catégories; les catégories et les modalités sont des valeurs, donc des affects (thymiques), dont les dimensions (cognitives et pragmatique) de la sémiotique discursive sont les représentations. Au niveau syntaxique, la structure élémentaire de la signification constitue en système les univers sémantiques dans leur ensemble :

1°) C'est un réseau relationnel, la relation pouvant être différence ou ressemblance, altérité ou identité, entre au moins deux valeurs-termes (ou sèmes) de l'axe paradigmatique (du ou... ou) et de l'axe syntagmatique (du et... et) conduisant à la signification.

2°) C'est une typologie des relations élémentaires :

a) La contradiction est la relation qui existe entre deux termes de la catégorie binaire assertion/négation, l'assertion n'étant pas synonyme de l'affirmation, mais étant le contradictoire de la négation : c'est un des deux termes de la catégorie transformation conduisant au faire. La négation est l'opération qui établit la relation de contradiction, donc de disjonction, entre un terme rendu absent et son contradictoire qui acquiert ainsi une existence; elle ne se confond pas avec la privation ni avec l'opposition : le binarisme n'est pas un simple dualisme. Les termes deviennent des points d'intersection menant à des étiquettes, quand il y a lexicalisation.

b) La complémentarité est la relation entre un subcontraire et un contraire par présupposition particulière (singulière ou unilatérale) ou implication (non-contrariété) et donc conjonction.

c) La contrariété, contradiction particulière, est la relation de présupposition réciproque des termes, où la présence de l'un présuppose la présence de l'autre et où l'absence de l'un présuppose l'absence de l'autre; le terme contradictoire de l'un implique le contraire de l'autre. La contrariété est constitutive de la catégorie sémantique (ou de la non-contradiction). La subcontrariété est une relation entre deux subcontraires.

3°) C'est le carré sémiotique, entendu comme la représentation visuelle de l'articulation logique d'une catégorie sémantique quelconque. Se distinguent, dans le carré sémiotique, les axes (des contraires et des subcontraires), les schémas (positif et négatif) et les deixis (positive et négative). Il y a schéma positif quand le terme premier des contradictoires appartient à la deixis positive; il y a schéma négatif quand le terme premier est situé sur la deixis négative. La deixis est la dimension fondamentale du carré sémiotique qui réunit un contraire avec le contradictoire de l'autre contraire par la relation d'implication. Les deixis (la dénégation) conditionnent les schémas (la négation), qui commandent les axes (l'assertion). Les deux relations de contrariété (des contraires et des subcontraires) conduisent à une contradiction et les deux relations de complémentarité (des deixis) conduisent à une contrariété; il y a alors des métatermes contradictoires, comme la vérité et la fausseté, et des métatermes contraires, comme le secret et le mensonge. Un terme complexe peut réunir deux contraires et un terme neutre peut réunir deux termes subcontraires ou se situer entre les deux.

La syntaxe fondamentale est faite de rythmes, de tensions, de rétentions, de "missions" (missives, émissives, rémissives, permissives, etc.) : le tempo et le momentum y sont la modulation de la vitesse (de la lenteur à la rapidité, de la décélération à l'accélération), où le temps s'abolit dans l'espace et où l'espace s'aliène le temps : affaire de jets et de rejets, de coups et d'éclats [cf. Zilberberg].



APPLICATION OU ILLUSTRATION

Denys Arcand

[Cinéaste québécois né en 1941]

Jésus de Montréal

Canada; 1989.

[À venir à l'automne 1998 en collaboration avec Danielle Conway]



EXERCICE OU EXPOSÉ

Faites l'analyse sémiotique du film Le déclin de l'empire américain (1986) de Denys Arcand.



H) LA SÉMANTIQUE FONDAMENTALE



Au niveau de la sémantique fondamentale, il y a investissement et information des contenus; les catégories sémantiques que sont les sèmes, comme unités minimales de la signification, constituent des micro-univers sémantiques qui sont générateurs de discours; c'est l'univers de la profondeur générant un univers de discours où il y a référence au monde naturel par le langage naturel et qui est la surface de l'univers. Un micro-univers sémantique est à la fois un univers sémantique, c'est-à-dire une totalité de signification (ou une vision du monde) et un système de valeurs, et un ensemble d'universaux sémantiques qui sont indéfinissables et qui se retrouvent au niveau des structures axiologiques élémentaires comme l'idiolecte et le sociolecte.

Avant d'être sémique ou axiologique et avant d'être cognitive et pragmatique, la structure élémentaire de la signification est thymique, accidentellement phorique au niveau syntaxique (et a-syntaxique) et essentiellement pathique au niveau sémantique (et a-sémantique). La thymie n'est pas l'univers de la réceptivité (par la sensibilité et l'entendement, par la réception et la perception, par l'intuition et l'aperception) mais celui de la proprioceptivité (par l'imagination).

La proprioceptivité est un "système" ou un "schéma" de tractions et de pulsions, d'attractions et de répulsions, d'impulsions et de compulsions, de prémonitions et de réminiscences. La phorie est le (trans)port (d'ordre nodal) du sens, par des apports (d'ordre tensif ou missif) jusqu'à des supports (d'ordre modal) : elle est tropique et strophique. La pathie est l'être -- l'aspect : l'eidos -- de la passion; c'en est la morphie ou l'amorphie et la polymorphie, dont résulte l'anthropomorphie. La pathie -- le pathos sans ethos (mais il n'y a pas d'ethos sans pathos) -- est ce qui fait que la passion est l'affect (d'avant toute affection) de l'âme : c'est le passionner qu'il y a à la racine du passionnel (pathémique), du passionné (pathématique) et du passionnant (pathétique).

La proprioceptivité est la disposibilité de la passion comme passibilité (susceptibilité et responsabilité) et comme passivité (patience et paresse); elle est à la fois impassibilité du Destinateur et impossibilité de l'Objet de valeur. L'impassibilité peut être source d'indifférence ou d'enthousiasme et de curiosité; l'impossibilité résulte de l'impuissance et de l'angoisse ou de l'inquiétude. La proprioceptivité -- l'in-sensibilité de l'imagination -- est à la fois l'ennui (la question) et un ennui (une réponse à l'ennui : un problème à résoudre); elle est source, voire synonyme, du sublime : de la finitude natale et agonale, de la radicale finitude.

La proprioceptivité, comme identification primaire (au sens métapsychologique du terme), est un ensemble de pré-conditions et de pré-opérations antéprédicatives, les deux principales étant la schématisation et la proprioception : il y a schématisation de l'imagination à la raison en passant par la sensibilité et l'entendement; il y a proprioception de la préhension à la prédation en passant par la (loco)motion à la reptation. La proprioception (le sens intime), qui n'est pas l'intermédiaire ou la médiation mais la racine de l'intéroception (le sens interne) et de l'extéroception (les sens externes), est le caractère identificatoire (originaire et imaginaire, spéculaire et spectaculaire) de la subjectivité, de l'affectivité du subjectus (sujet "sauvage" ou "barbare", sujet imaginaire : proto-actant ou pré-individu) et du subjectum (sujet "classique" ou "romantique", sujet symbolique : actant ou archi-actant), du sujet carnavalesque et grotesque (grivois) et du sujet chevaleresque et romanesque (courtois).

L'identification, donc l'imaginaire, est essentiellement allusoire et illusoire, ainsi qu'oratoire (orale et temporale). Dans le «lacet de prédation», le prédateur est sa proie; non seulement il l'identifie, mais il s'identifie à elle. La prédation alimentaire et sexuelle est la génitivité de la générativité; c'est la génération de la subjectivité : il y a génération, reproduction, parce qu'il y a prédation.

Ainsi, l'agonistique de la passion est-elle l'ontogenèse du parcours génératif, alors que la schématique de l'imagination en est la phylogenèse. C'est cela l'instance ab quo, mais ce n'est plus une "instance" (sauf "en dernière instance"); c'est une insistance, l'insistance de la pulsion, de la pulsation du fantasme : c'est un réceptacle ou une réserve, une chora un , qui est un (res)sentir pur, un pur se sentir conditionnant l'intéroceptivité (du temps, du temps du valoir et du valoir du temps) et l'extéroceptivité (de l'espace, de l'espace du savoir et du savoir de l'espace).

La passion pousse l'imagination, pousse à l'imagination. La rationalisation, jusque dans les ratiocinations, est la résistance de la raison à l'imagination et de l'entendement à la sensibilité. La détresse (cognitive ou pragmatique, dans la solitude par exemple, que ce soit une solitude due à la séparation, à l'éloignement, à l'exil ou à autre chose) est la dérive du désarroi (thymique). Le désarroi ne va pas sans une certaine stupidité -- "stupide" voulant d'abord dire "engourdi", "paralysé", "frappé de stupeur" -- et il est la pétrification d'une résistance sans sublimation. La stupeur est le caractère le plus primaire, le plus primitif, de la passion : il n'y a de sujet, de subjectus que depuis la stupeur, que stupéfié; la stupéfaction est encore plus profonde, abyssale, que la pétrification. Cette stupeur, c'est l'apathie et l'amorphie des particules : la pulsion de mort; c'est la finitude du né-mort; c'est ce que l'on appelle parfois : génie, bêtise, idiotie, folie. La stupeur est l'ennui d'avant toute identité et toute différence et même d'avant toute indifférence : c'est la paresse de l'âme...

En somme, la sémantique fondamentale n'est pas encore axiologique -- c'est la sémantique narrative qui l'est -- et elle est plutôt taxinomique ("taxique", "ceptive"). En Occident, la taxinomie est véridictoire (théorique) et elle cherche à devenir une axiologie thymique (une morale politique ou une politique morale); en Orient, la taxinomie est thymique (poétique) et elle cherche à devenir une axiologie véridictoire (un droit religieux ou une religion juridique). En ce sens, l'Orient serait encore la stupeur (esthétique et éthique) de l'Occident!



APPLICATION OU ILLUSTRATION

Affiche du film

Jésus de Montréal

[À venir à l'automne 1998]



EXERCICE OU EXPOSÉ

Faites l'analyse sémiotique d'une affiche ou d'une annonce publicitaire (télévisuelle ou autre), d'un clip-vidéo ou d'un tableau (peinture).



CONCLUSION : LE COURS GÉNITIF



Ce qui vaut pour l'analysé (a posteriori) vaut pour l'analysant (a priori) : ce qui est découvert ou paraît en dernier est ce qui apparaît ou émerge en premier. De la sémiotique narrative se dégagent une agonistique de la passion et une schématique de l'imagination, qui sont aussi engagés ou étayées dans la sémiotique discursive et qui sont ancrés dans la sémiotique fondamentale. Alors que le parcours génératif est la grammaire de la signification (signification de l'action et action de la raison), le cours génitif est la grammatique du sens (signature de la passion et passion de l'imagination). Le sens borde et déborde la signification qui le barde; il est à la fois énonciation, signification et communication; la signifiance en est l'articulation.

Au niveau de la sémiotique discursive, domine la syntaxe, qui conditionne la sémantique; au niveau de la sémiotique narrative, la syntaxe et la sémantique importent autant l'une que l'autre; au niveau de la sémiotique fondamentale, la distinction entre la syntaxe et la sémantique s'efface. Tandis que la sémiotique discursive est pathétique ou pathématique et que les passions y sont des thèmes ou des figures réalisées, la sémiotique narrative est pathémique et les passions y sont des pathèmes anthropomorphes et actualisées; la sémiotique fondamentale, elle, est pathique et la passion n'y est pas représentée : elle est irreprésentable ou imprésentable, si ce n'est sous forme de schèmes par la «faculté de présentation» ou la «faculté de l'âme» qu'est l'imagination selon l'esthétique transcendantale (de Kant à Heidegger), qui est une esthétique du sublime et de l'empathie, de l'enthousiasme et de la sollicitude (comme communauté ou partage du sens commun).

Alors que le parcours génératif est l'économie algébrique et géométrique de la grammaire, le cours génitif en est la topologie : les réseaux de la deixis qui traversent et travaillent les niveaux de la semiosis; ce sont les reliefs (qui travestissent ou transissent les motifs, les scénarios, les archétypes et les stéréotypes), ainsi que les mobiles cachés des mythes thématisés ou figurés. Le parcours génératif, c'est ce qui (se) passe; le cours génitif, c'est ce qui ne (se) passe pas : le cours génitif est au parcours génératif ce que la narraticité - le temps de la voix et du rythme, la voix et le rythme du temps -- est à la narrativité et à la discursivité. Le carré sémiotique lui-même est encadré ou ouvert par le Quadriparti des Divins et des Mortels, du Ciel et de la Terre [cf. Heidegger].

Le cours génitif est aussi un supplément de grammaire qui questionne la clôture du texte, la diction par la duction, l'induction et la déduction ou l'abduction par la transduction [cf. Simondon et Garelli]. Le parcours génératif est verbalisation et prédication; le cours génitif est adverbalisation et antéprédication. Au niveau discursif, les objets thématiques deviennent des noms; au niveau narratif, dominent les verbes; au niveau fondamental, les sujets se vident de leurs représentations et de leurs identifications secondaires : place alors aux particules de la parole plutôt qu'aux parties du discours, place à l'a(na)phorique -- à la métonymie -- plutôt qu'à la métaphore.

Guidée par le même principe d'immanence que la sémiotique, le même principe scientifique, la grammatique permet de voir que si la sémiotique ne peut pas être débordée "par le haut", par l'histoire et le discours -- malgré ce que prétendent la pragmatique et l'herméneutique, la rhétorique et la stylistique, l'éthique et l'esthétique transcendantes -- elle peut l'être "par le bas", par le récit comme voix et rythme; et là, c'est la métapsychologie (phénoménologique ou psychanalytique) qui assure la relève et qui creuse les «profondeurs de l'âme» au moyen d'une anthropique de l'imaginaire (incluant la schématique de l'imagination et l'agonistique de la passion) et d'une mystique de la subjectivité, au moyen donc d'une esthétique immanente ou transcendantale, qui échappe à toute esthétique transcendante et à toute éthique, mais à quoi aucune éthique n'échappe, et dont le principe pourrait être résumé ainsi :

plus l'écart se creuse entre l'énonciation énoncée et l'énoncé, soit parce que l'énoncé est trop vaste ou trop mince, soit parce que l'énonciation énoncée est trop vague ou trop mince, moins il y a valeur esthétique (il y a une simple éthique transcendante); plus l'énonciation énoncée tend à se confondre avec l'énoncé, plus il y a valeur esthétique (transcendantale).

Ce principe (présupposé) est celui de l'ambivalence éthique/esthétique, dont dépendent la valence elle-même, c'est-à-dire la valeur de la valeur qui est propre à l'axiologie et qui est commandée par la proprioceptivité, et l'évaluation, c'est-à-dire les jugements de valeur qui sont propres à l'idéologie. La valeur scientifique du jugement esthétique est au risque d'un jugement idéologique de valeur éthique.