Jean-Marc Lemelin



LA REFONTE DE LA SÉMIOTIQUE



Jacques Fontanille et Claude Zilberberg.

Tension et signification.

Mardaga (Philosophie et langage).

Belgique; 1998 (256 p.)



Juin 1998 et janvier 1999



SOMMAIRE

L'évolution de la sémiotique

Le dispositif : le carré, le réseau, l'arc et le schéma

L'existence : les modes, les régimes et les styles

Le devenir : la modulation et la modalisation

Le mouvement : la présence et la substance

La phénoménologie, l'ontologie et la (méta)physique



[M]ais il reste, pour le regard sémiotique, un horizon infranchissable, celui qui sépare le «monde du sens» du «monde de l'être» [Sémiotique des passions, 324].



Comment rendre compte d'un ouvrage qui, d'un projet de dictionnaire, s'est transformé en traité [6]? Comment rendre justice à un traité dont chacun des essais mériterait à lui seul un compte rendu, tellement l'entreprise et l'effort de conceptualisation et de lexicalisation sont grands? -- Le risque est sans doute de répéter ou de récrire l'ouvrage! À moins de procéder à une lecture transversale... Le titre, comme présomption d'isotopie, indique une première avenue : la signification a déjà été associée à la communication, à l'action, à la cognition, à la passion et à l'énonciation; voilà qu'elle l'est maintenant à la tension : cette notion ou ce concept est recteur dans cette tentative de refondation ou de reformulation du projet ou du regard sémiotique. La quatrième page de couverture rapproche le travail de Fontanille et Zilberberg de celui de Guillaume : en effet, la sémiotique tensive, qui ne s'opposerait pas à la sémiotique structurale, ne manque pas d'exploiter les acquis de la psychomécanique ou de la psycho-systématique guillaumienne; est aussi convoquée la linguistique de l'énonciation de Benveniste, lui aussi exploité ou exploré. Il s'agit pourtant d'apposer une approche du graduel, du continu, du dynamique et de l'affectif à une approche du discontinu, du binaire, du statique et du narratif. Un autre domaine est arpenté : «celui du discours en acte, de l'énonciation vivante, celui de la présence sensible à l'autre et au monde, celui des émotions et des passions». L'ouvrage serait donc situé dans le sillage de Sémiotique des passions; il en serait le sillon didactique et donc descriptif.

L'examen de la table des matières informe à la fois sur le contenu et sur l'expression. Après un avant-propos, les titres des chapitres sont les suivants : Valence, Valeur(1), Carré sémiotique(2), Schéma, Présence, Devenir, Praxis énonciative, Forme de vie, Modalité, Fiducie, Émotion, Passion. Selon la quatrième de couverture et selon l'index [247-248], qui est précédé d'une bibliographie des ouvrages et articles cités [241-245](3), il s'agit de notions(4). Chacun des douze chapitres ou essais est organisé a peu près selon le même modèle ou selon les mêmes rubriques : Recension, Définitions paradigmatiques (parfois étendues et restreintes), Définitions syntagmatiques (souvent étendues et restreintes)(5) et Confrontations(6). Les chapitres sont organisées comme des entrées de dictionnaire : définitions(7), corrélats, synonymes et antonymes, exemples [6]; l'ordre des essais est thématique ou systématique.

Par rapport aux entrées du Dictionnaire (1 et 2) et par rapport à l'index de Sémiotique des passions (SP) voici ce qui, par rapport à Tension et signification (TS), était déjà présent auparavant (X) ou ne l'était pas (0) :

TS SP 2 1

Valence X 0 0

Valeur X X X

Catégorie X X 0

Carré 0 X X

Schéma X X X

Présence 0 0 0

Devenir X X 0

Praxis énonc. X 0 0

Forme de vie 0 0 0

Modalité 0 X X

Fiducie 0 X X

Émotion X X 0

Passion X X 0



L'ÉVOLUTION DE LA SÉMIOTIQUE



Bien entendu, un devenir linéaire peut être reconnu à tort comme circulaire : c'est le cas chaque fois que la nouveauté est prématurément interprétée en fonction des codes que son surgissement invalide [119].



Sans ici tenir compte de la théorie du signe qu'est la sémiologie et qui est aussi vieille que la philosophie, la théorie de la signification qu'est la sémiotique a connu quatre phases ou stades dans son évolution :

1°) une phase de fondation, par la linguistique de Saussure, par la glossématique de Hjelmslev et par la sémantique structurale de Greimas;

2°) une phase de consolidation, marquée par la collaboration de Greimas et Courtés et leurs publications, plus particulièrement le tome 1 du Dictionnaire en 1979;

3°) une phase de confrontation aboutissant au tome 2 du Dictionnaire en 1986;

4°) une phase de refondation ou de refonte, amorcée dès la publication de l'Essai sur les modalités tensives de Zilberberg en 1981, continuée par Sémiotique des passions en 1991 et poursuivie, voire achevée, dans Tension et signification.

Au sein de la sémiotique générale, encore à construire, la sémiotique tensive se définit comme étant une sémiotique discursive [6]; sauf qu'elle n'apparaît pas comme étant une sémiotique de surface, une sémiotique de l'expression, puisque sa syntaxe en est une de l'expression et du contenu [85] et la «syntaxe tensive» est immanente [82]; en outre, elle «a affaire à des "conglomérats", des "dispositifs" associant des grandeurs hétérogènes, dont la cohérence n'est pas fournie par le parcours génératif» [8]. Elle n'est donc pas la manifestante de la manifestée que serait la grammaire sémio-narrative du contenu; par rapport à celle-ci, elle serait plutôt englobante. Son point de vue est celui de la complexité, de la tensivité, de l'affectivité et de la perception; il ne prétend pas se substituer à la sémiotique dite classique ni créer de paradigme (un nouveau système), mais imposer une nouvelle manière, un nouveau régime, un nouveau style ou entraîner une mutation [75]. Vraisemblablement, en renouant avec ses «origines transdisciplinaires» et en explorant une grande diversité de domaines [6], l'objectif est d'en arriver à une typologie des discours : «Dès lors, une typologie des discours devrait s'efforcer de reconnaître dans un discours-objet le jeu de ses composantes respectivement heuristique (connaître), ésotérique (savoir) et fiduciaire (croire)» [199].

Cette sémiotique du discours est aussi une sémiotique de la culture qui a pour base une typologie des valeurs : les «valeurs d'absolu» et les «valeurs d'univers» qui, du point de vue figuratif(8), se distinguent selon leur dominante (la visée en intensité pour les premières et la saisie en extensité pour les secondes) [33]. La sémiotique se définit alors à peu près comme l'organon des sciences humaines : «La sémiotique devrait occuper à l'égard des sciences humaines la place que la langue, selon Hjelmslev, occupe vis-à-vis des autres systèmes sémiotiques, et qui repose sur sa capacité d'assurer la traductibilité entre les autres systèmes»; elle leur propose donc, comme théorie de la signification, un métalangage. La sémiotique discursive est une sémiotique de la complexité (Brøndal) et de la dépendance (Hjelmslev), une sémiotique de la valence, par rapport à une sémiotique de la différence et de la valeur (Saussure) et à une sémiotique de l'opposition (Jakobson, Lévi-Strauss). Elle est aussi inséparable de la sémiotique des passions, qui ne vient pas après la sémiotique de l'action [75] : «Dès lors, la sémiotique des passions n'apparaît plus comme un complément de la sémiotique de l'action : elle l'englobe et la comprend, sous son propre point de vue» [223].



LE DISPOSITIF : LE CARRÉ, LE RÉSEAU, L'ARC ET LE SCHÉMA



Cet ordre n'est pas seulement chronologique : il permet de rendre compte du devenir de la sémiotique elle-même si l'on admet, hypothèse assurément lourde, que l'évolution théorique conduit progressivement à dégager les présupposés sous-jacents» [76].



Le carré sémiotique, comme modèle constitutionnel de la structure élémentaire de la signification, a été pendant longtemps le plus puissant instrument méthodologique de la sémiotique; mais maintenant que la forme se voit débordée par la substance, le parcours génératif par le «complexe tensif» ou par le dispositif, il se voit relégué au second rang par le réseau, système dont l'opérateur est la commutation et qui est réglé par les dimensions (ou les profondeurs), tandis que la hiérarchie l'est par la subdivision; le réseau ou la complexité a des effets jusque dans le point de vue [59]. Ce ne sont pas les termes dits de première génération (les termes simples) qui génèrent les termes dits de seconde génération (les termes complexe et neutre); ce sont ceux-ci qui engendrent ceux-là : «Le progrès, si progrès il y a, va de l'illusion de la simplicité vers la reconnaissance de la complexité» [49], celle-ci étant «une manifestation de la tensivité» [8]. En outre, lors même de la projection des catégories sur le carré sémiotique, s'il est bien entendu que la contradiction (les schémas) détermine la contrariété ou la présupposition réciproque (les axes), il est maintenant proposé que l'implication (les deixis) conditionne la contradiction et donc la négation, qui n'est pas première : «En un mot, la négation est conditionnée, peut-être même analysable, de sorte qu'il est douteux qu'elle soit primitive» [62]; «si la contradiction caractérise la dissociation du réseau et si l'implication garantit l'existence et la cohérence du réseau, c'est-à-dire la présupposition réciproque des deux "demi-réseaux", alors l'implication doit avoir priorité sur la contradiction» [54]. De même, la concession présuppose elle aussi l'implication «dans la mesure où elle la contredit» [56].

Ainsi y a-t-il introduction d'un nouveau schématisme, schématisme transcendantal (ou immanent) ou «schématisme élémentaire» [78], dans la théorie sémiotique : avant les schémas (les termes contradictoires), avant le schéma narratif ou pathémique, avant le schéma ou le modèle actantiel, il y a le «schéma tensif» figuré par l'«arc de corrélation» ou de dépendance, qui est une sorte d'arc de schématisation comme profondeur du carré sémiotique : «mais il est clair ici que, conçue comme productrice d'un "schéma", la négation est identifiée à une opération de tri dont l'objectif est de délimiter la zone d'une catégorie : la schématisation aurait donc, en ce sens, quelque chose à voir avec la sommation» [71]. L'arc consiste en une «corrélation converse» (conjonction : et... et...) ou en une «corrélation inverse» (disjonction : ou... ou...) [19], chacune étant l'orientation d'une dimension du réseau [56-57]; «il n'y a pas de passage continu possible entre les deux arcs de corrélation» [58]. À la corrélation converse correspond le «schéma ascendant», qui va du déploiement à la sommation; à la corrélation inverse correspond le «schéma décadent», qui va de la sommation à la résolution (ou au déploiement) [81-82] : «le schéma ascendant [...] met en oeuvre la corrélation converse des valences, et le schéma décadent [est] fondé sur leur corrélation inverse» [85].

La variation ou l'orientation par rapport à un «centre déictique» [14] a lieu selon «le principe des corrélations converses ou inverses entre gradients» [6], chaque dimension étant un gradient et chaque grandeur étant «une position dans un gradient» [56]. Les gradients du dispositif ou du schéma tensif, qui «sont mis en perspective par la visée ou par la saisie d'un sujet perceptif» [14], s'ordonnent ici selon deux principales catégories : l'intensité et l'extensité (l'étendue, la quantité), qui peuvent être parfois les fonctifs d'une fonction comme la tonicité (tonique ou forte/atone ou faible) [14]. Aux «gradients d'intensité» et aux «gradients d'extensité», s'ajoutent la profondeur et la valence, c'est-à-dire la valeur de la valeur ou l'«analytique de la valeur» [38]. La valence, qui «appartient encore à la substance» [20] est graduelle, tonique, tensive; la valeur, plus ou moins de l'ordre de la catégorie (dont l'extensité définit les frontières) ou plutôt de l'ordre de la catégorisation ou de la discrétisation, est une fonction qui associe deux valences [16]. Les valences peuvent être subjectales, déterminant alors «les conditions de l'accès à la valeur pour le sujet, ainsi que la valeur de la jonction», ou objectales, déterminant «dans la morphologie des figures objets, ce qui les rend propres à accueillir un investissement axiologique, notamment, leur structure méréologique». Une fois les limites converties en frontières d'une catégorie, il y a discrétisation en contradictions, en contrariétés ou en complémentarités [23-24]. Les quatre valences de l'«espace tensif» en devenir sont donc : l'intensité et l'extensité, la relation à l'objet et la relation à autrui [26].

Comme schème, le schéma est une sorte de médiation entre la tensivité et la phorie, entre l'intensité et l'extensité, entre le sensible et l'intelligible, entre la substance et la forme, entre le système et le procès, entre le concept et l'image [72, 77]. Au niveau du plan de l'expression, le schéma conjugue des constituants (les phonèmes, les syllabes) et des exposants (les accents intenses et les modulations extenses), les «morphèmes nominaux étant eux-mêmes des «morphèmes intenses» et les «morphèmes verbaux» des «morphèmes extenses»; au niveau du plan du contenu, les deux dimensions ou les deux fonctifs sont la sommation (intense), qui est «la présentification d'une relation in absentia» ou une demande, et la résolution (extense). La sommation (sensible) est à la résolution (intelligible) ce que le concept est à la diversité, ce que la compréhension est à l'extension (restreinte ou étendue), ce que la jonction est au déploiement sans fin du schéma narratif canonique. La «dimension schématique» est à la «dimension tensive» ce que le procès est à l'événement, ce que l'éclat est à la résonance, ce que le survenir est au devenir [77-78].

Le «schéma des schémas», qui ne peut qu'être spécifique [86], ou le «schéma tensif canonique» faisant de la structure une «entité autonome et déformable de dépendances internes», la description de la forme étant la «gardienne de la structure» [79], a ses propriétés : (i) il appartient à l'espace tensif; (ii) il affecte le tempo, la durée et la spatialité; (iii) la sommation est donation, «donation d'objet ou donation de sens», tandis que la résolution est affaire de savoir-faire et de pouvoir-faire; (iv) «le schéma canonique est donc bien la transition grammaticale en vertu de laquelle le sensible rappelle l'intelligible qu'il a lui-même suspendu». C'est un «chemin entre la sommation et la résolution»; la passion (le «subir sommatif») pouvant alors être convertie en action (l'«agir résolutif»), l'affect en projet : «le schéma canonique mérite assez le titre de savoir-vivre ou d'art de vivre élémentaire» [87-88]...

Par ailleurs, les «phases d'un schéma affectif élémentaire reposant sur des valeurs à la fois antagonistes et solidaires» sont : l'émotion «définie par le régime de la soudaineté», du point de vue de la phorie ou au niveau du complexe phorique; l'émotion correspondant à la «syncope de la durativité», du point de vue aspectuel; la surprise due à la «prépondérance des valences d'inhibition sur les valences d'impulsion», du point de vue modal ou au niveau du complexe modal [213].



L'EXISTENCE : LES MODES, LES RÉGIMES ET LES STYLES



Chacune de ces hypothèses prise séparément apparaît comme l'ajout d'une simple touche ne remettant pas en cause l'économie globale du projet sémiotique mais, ramassées ensemble, elles confèrent à la sémiotique une "physionomie" sensiblement différente de celle qui d'abord prévalut [110].



Plutôt que de se définir par rapport à l'essence, l'existence (ou le phénomène) se définit en termes de présence et/ou d'absence. Pour rendre compte de l'ensemble du champ discursif, il importe de tenir compte des catégories de l'intensité et de l'extensité, «au titre de la présence sentie et perçue», et des «modes d'existence» (ou des «modalités existentielles»), «au titre des degrés de présence» [6]. L'absence et la présence précèdent la catégorisation, mais elles l'annoncent. L'«existence sémiotique» n'est présence que si «cette existence est un objet de savoir pour un sujet cognitif» [92]. Depuis Sémiotique des passions, il y a quatre modes d'existence : la virtualisation, l'actualisation, la potentialisation et la réalisation; mais par rapport au même ouvrage [SP : 56, 114, 127, 141, 145, 146], la jonction est remaniée [TS : 42, 111 : note 11], voire remplacée : «Il nous semble pourtant que la catégorie présence/absence, dès lors qu'elle reçoit, comme ici, une définition discursive et tensive, se substitue aisément, et non sans profit, à celle de la jonction, dont les opérations logico-narratives qui la constituent restent, de fait, bien éloignées des questions inhérentes à l'existence, notamment la densité de présence et la tonicité perceptive»; sauf si elle est traitée comme «grandeur complexe», associant les «avatars de l'intentionnalité» et les «aléas de la capture» : la visée et la saisie [97-98]. Il demeure pourtant que la virtualisation n'est plus de l'ordre de la non-conjonction mais de la disjonction, que l'actualisation n'est plus de l'ordre de la disjonction mais de la non-disjonction et que la potentialisation n'est plus de l'ordre de la non-disjonction mais de la non-conjonction.

Ainsi, les «modes d'existence de la valeur» ou les «grands types de valeur» permettent «d'articuler les modulations de la présence et de l'absence des valeurs». Les valeurs d'absolu sont virtualisantes (disjonctives), les valeurs d'univers sont réalisantes (conjonctives), les valeurs mélioratives sont actualisantes (non-disjonctives), les valeurs péjoratives sont potentialisantes (non-conjonctives) [42-43]. Les modes d'existence instituent aussi les «régimes de valence» : le régime de participation-expansion (conjonction) et le régime d'exclusion-concentration (disjonction), qui peuvent être (ré)conciliés par des "sous-régimes" : celui de la mélioration («faire participer des exclus») et celui de la péjoration («exclure des participants»); il s'agit de «modérer les excès, sans doute corrélés, de la participation et de l'exclusion» [20]. L'opérateur du régime de la participation (converse, détensive) est le mélange et celui de l'exclusion (inverse, contensive) est le tri; se distinguent ainsi une «sémiotique du tri», à programme de base discontinu contrant la circulation des valeurs, et une «sémiotique du mélange», à programme de base continu favorisant le commerce des valeurs [21-22], ainsi qu'une «deixis du tri» et une «deixis du mélange» au niveau des objets [27].

Ainsi a été rendue possible une typologie des valeurs, une typologie des régimes de valeurs, les valeurs d'absolu se définissant par la fermeture (intensive) et le tri (extensif) et les valeurs d'univers par l'ouverture (intensive) et le mélange (extensif) [38-39]; la visée est ouverture (intentionnalité), tandis que la saisie est fermeture (capture) [96, 98]. Il pourra y avoir moralisation des régimes de valeurs, c'est-à-dire évaluation ou jugements de valeurs (points de vue comme préférence pour une valence), par la banalisation ou la raréfaction (en régime de valeurs d'absolu) ou par la marginalisation ou la généralisation (en régime de valeurs d'univers) [41]. C'est ainsi que la sémiotique tensive, qui pourrait être considérée en partie comme une esthétique transcendantale, serait en mesure de permettre d'identifier diverses éthiques, par exemple une «éthique de conviction» (réglée ou réglementée par le tri) ou une «éthique de responsabilité» (réglée ou réglementée par le mélange) [40]. En outre, les régimes de valeurs, ou la «syntaxe des types de valeurs», qui présupposent les régimes de valence, sont présupposés par les axiologies (les valeurs organisées en système, les systèmes de valeurs); ils sont même en mesure de prévoir la vie et la mort des axiologies [42-43].

Par rapport à la sémantique du prototype (Kleiber) et depuis les régimes de valence, peuvent être définis des «styles catégoriels» selon les «modulations tensives (extensives et intensives)», selon la «dominante intensive» (la sommation) ou selon la «dominante extensive» (la résolution); la sommation et la résolution engendrent le carré sémiotique, celui-ci pouvant être dérivé du réseau. Vont alors se distinguer un «terme de base» et des «airs de famille» [69]. Il existe aussi des «styles tensifs élémentaires», comme «une culture délibérée, parfois cynique, de l'excès» [82], de même que des «styles de présence» du sujet et de l'objet pouvant conduire à une typologie des sujets et à une typologie des objets [103-108, 160].

La forme de vie elle-même, comme schéma de schémas, aura son propre style : «le "style" d'une forme de vie est à la fois le condensé, la manifestation et la garantie de cohérence des différents niveaux d'articulation qui le sous-tendent» [152]; les formes de vie -- comme le mythe, selon Cassirer [152] -- imposent des «styles de comportement» et des «philosophies du quotidien» [152-155] et un système de «passions élémentaires» leur est sous-jacent : bonheur, nostalgie, ennui et attente [162-163]. Les formes de vie sont même liées aux figures de style, le style étant «corrélation de corrélations» et «motivation iconique et esthétique de l'intentionnalité» [166]. La forme de vie est en quelque sorte le «style du contenu» et ce concept ou cette notion devrait rendre possible une typologie des «styles de vie» qui serait irréductible à la sociologie des «rôles sociaux» et qui serait une «esthétique du sens de la vie» [166-167] ou des «styles sémiotiques» : «On appellera "style sémiotique" l'ensemble des traits aspectuels, existentiels et tensifs qui accompagnent les modalités dans les dispositifs figés, pour que ces traits soient récurrents et caractéristiques d'une passion-effet de sens»; c'est une «modulation cohérente appliquée au processus passionnel et identifiable, au long du parcours du sujet, sous la forme de phénomènes rythmiques, aspectuels et quantitatifs, entre autres» [194-195]. Quant au «style tensif», il est rythme, scansion et pulsation [212]; le «style affectif», lui, se caractérise «par la phase qu'il élit dans le dispositif et par la décision, implicite ou explicite, de se maintenir dans le régime affectif initial ou, au contraire, de laisser les attracteurs opérer la déconcentration prochaine» [217].



LE DEVENIR : LA MODULATION ET LA MODALISATION



Derrière chaque aspectualisation ou modalisation linguistique, toute l'histoire, la mémoire et le devenir des rapports agonistiques se dessinent en filigrane [186].



Les quatre modes ou «degrés d'existence» -- le virtuel, l'actuel, le potentiel, le réel [131] -- sont en même temps liés à la prédication et à la modalisation et donc au devenir; «modulations de la présence et de l'absence» [97], ce sont des modalités ou des «modalisations existentielles» qui «procurent une syntaxe canonique, qui croise deux parcours, comme dans le carré sémiotique» : l'inanité mène de la présence à l'absence (la vacuité), pendant que le manque mène de l'absence à la présence (la plénitude); ici il y a gain de «densité existentielle» et là perte, selon l'intensité ou l'annulation de la visée ([99]. Commandée par la modulation, la première modalisation, celle des «relations entre le sujet et l'objets tensifs», est existentielle et elle (co)ordonne la «deixis de la présence» (plénitude réalisante et manque actualisant) et la «deixis de l'absence» (vacuité virtualisante et inanité potentialisante) [97-98]. Selon la variation de tonicité (tonique/atone), le «statut du contenu manifeste» sera actualisé ou réalisé; celui du contenu latent sera potentialisé ou virtualisé [132]. Il y a donc deux zones de valeurs fortes (ou toniques) et deux zones de valeurs faibles (ou atones) ou «quatre grandes zones typiques» dont les «opérations typiques» sont : l'amplification et l'atténuation (converses), la sommation et la résolution (inverses); ce sont en somme des opérations de typification [133].

Il existe, par ordre d'importance et vu «un primat de la tensivité» (intensité/extensité), trois sortes de prédication : la «prédication tensive», la «prédication existentielle» («corrélée aux modes d'existence») et la «prédication différentielle et qualificative» («ouverte sur l'analyse sémique») [76]; sans doute que les procédures que sont la «prédication implicative» et la «prédication concessive» sont deux types de prédication existentielle [6]. Dans l'ordre du devenir, «la prédication s'applique à un "espace tensif" organisé autour d'un centre déictique». Il y a «trois classes prédicatives dans la dépendance des trois axes énonciatifs de la prédication : (i) l'intensité, aboutissant à la tension entre tonicité et atonie; (ii) l'existence, aboutissant à la tension entre absence et présence; (iii) l'extension, aboutissant notamment à la tension entre ouverture et fermeture»; l'existence présuppose les deux autres, de même que les «valeurs intensives du sensible» et les «valeurs extensives de la perception» commandent les «valeurs existentielles». Les trois prédications sont générales, en ce qu'elles appartiennent aux deux plans [114-115]. Dans le plan du contenu (seul envisagé) et au niveau de la «tension prédicative», la «prédication intensive (ou "prosodique")» est associée au rapport entre l'événement et l'état; la «prédication extensive» concerne la spatialité et donc le rapport entre l'exclusivité et l'universalité; la «prédication existentielle» est affaire de temporalité et de mnésie et elle porte sur la polarité de la passéification et de la présentification(9). Le devenir est une classe qui contrôle «trois sous-classes» : le devenir de la phorie, le devenir de l'étendue et le devenir de la mnésie, le «triptyque de la prédication» présupposant celui de l'énonciation, qui est déterminée par «un domaine tensif-perceptif, organisé à partir de la deixis, et articulable selon l'intensité, l'extensité et l'existence». Les trois opérations qui suivent sont : l'orientation, la séquentialisation et la segmentation [115-116].

Par ailleurs et à partir des régimes ou styles aspectuels, qui font que l'aspectualisation commande la modalisation ou qu'elles sont du même rang, il y a un bref examen de la discursivité et l'ébauche d'une typologie des genres ou des «types discursifs» : le récit (intensif) ou «tout discours de type narratif», la loi (extensive) ou «tout discours de type normatif», le mythe (existentiel) selon Cassirer plutôt que selon Lévi-Strauss et Greimas [123-125].

Si on entend que l'énonciation est la «strate première» [122], il demeure pourtant qu'elle est «une médiation entre l'actualisé (en discours) et le réalisé (dans le monde naturel»); la praxis énonciative ou l'énonciation proprement dite n'est cependant pas l'énonciation énoncée seule [128] : elle engage des opérations, elle dégage des produits et elle s'engage dans les modes d'existence; elle est convocation, activation-sélection (ou actualisation), potentialisation (mise en mémoire par l'usage et retour au système) et, enfin, virtualisation ou réalisation. Par rapport au virtuel, «pur présupposé systémique du discours» et «mémoire de la collectivité», le virtualisé résultant de la «déliaison d'un praxème» concerne la «mémoire des opérations de discours», les deux mémoires constituant la «mémoire de la praxis énonciative». Dans le «réseau définitionnel des modalités de la praxis» et selon la visée (ouverte) ou la saisie (fermée), le virtualisé (les structures et les catégories) et le potentialisé (les praxèmes) sont latents : c'est le langage en puissance, en système ou en schéma; l'actualisé (les régimes sélectionnés) et le réalisé (les occurrences) sont manifestes : c'est le langage en acte, en procès ou en usage. Se dégagerait ainsi une troisième dimension, comme «profondeur des modes d'existence», à côté de la dimension paradigmatique et de la dimension syntagmatique : la dimension de la praxis énonciative, une dimension praxématique(10)? C'est sur cette «profondeur énonciative» que «se mettent en place les figures de rhétorique et les figures de style, et, d'une manière générale, toutes les figures de discours reposant sur la compétition entre au moins deux contenus, deux dimensions ou deux régimes, en vue de la manifestation» [129-131].

Dans le domaine de l'itération ou de la circulation de la forme et sous la «condition intersubjective» ou de la «sanction intersubjective», divers syntagmes sont rendus disponibles par la praxis énonciative : adoption intégration et reconnaissance obsolescence, en corrélation converse et pour la régulation de la valeur d'échange des «formes de la communication»; formation - usure et diffusion - resémantisation, en corrélation inverse et pour la régulation de la valeur d'usage des formes [133-135] : «Ces quatre parcours pouvant être suivis dans les deux sens, on dispose de huit transformations possibles caractérisant la syntaxe de la praxis énonciative» [136]. Se distinguent aussi des «opérations intensives» qui peuvent être ascendantes (vers la réalisation : émergence ou apparition d'une forme) ou décadentes (vers la virtualisation : déclin ou disparition d'une forme). L'apparition d'une forme corrélée à la disparition d'une autre constitue une révolution; l'émergence corrélée au déclin constitue une distorsion; l'émergence conjuguée à la disparition est un remaniement sémiotique; l'apparition conjuguée au déclin est une fluctuation sémiotique. Les quatre premières transformations sont élémentaires et les quatre dernières sont tensives, se situant au niveau des valences et non des valeurs sémantiques. Quant aux «opérations extensives», il y en aurait une quarantaine, de seuil en seuil et en série [137-139].

Le remaniement des modes d'existence ou des modalisations existentielles conduit nécessairement à une nouvelle organisation des modalités, qui ne doivent pas être traitées de manière simplement morpho-syntaxique. La «théorie modale» a une «dimension épistémologique» (le «parcours modal» étant homologue au parcours des «modes d'existence sémiotique») et une «dimension méthodologique» (les procédures : confrontations selon Greimas, «établissement des dimensions, des isotopies et des suites modales» selon Coquet). Dans le traitement des modalités, il faut faire intervenir la présupposition (rétrospective), ainsi que l'implication et la concession (prospectives), celle-ci étant «une alternative à l'implication, quand le lien entre compétence et performance n'est plus nécessaire, mais impossible ou contingent» [176]; alors que l'implication (converse) est de l'ordre du devenir (la punition, par exemple), la concession (inverse) est de l'ordre du survenir (le pardon, par exemple); les deux sont des «opérateurs discursifs de la schématisation» [177].

Les «agencements modaux» pourront prendre la forme de «suites modales» (arrangement séquentiel), de «dispositifs modaux» (combinaison) ou de «rôles modaux» («identité modale transitoire du sujet») [178]. Des modulations tensives (ouvrante, clôturante, cursive ou ponctualisante) du devenir, proviennent «les premières articulations préfigurant les modalités», qui rendront possibles autant une typologie des valeurs modales qu'une typologie des valeurs descriptives (mythiques, ludiques, techniques, pratiques selon Floch) (179-181]. Ce qu'il importe de retenir ici, c'est que la quête d'identité, la quête des valeurs, prévaut sur la quête des objets de valeur(11). Dans un «complexe modal tensif», la modulation ouvrante du vouloir peut être relayée par la modulation cursive du pouvoir (soutenant «le cours du devenir») pour assurer «la continuité du parcours». En fait ou en fin de compte, c'est toute la syntaxe qui est modale ou inter-modale [183]...

Dans une confrontation avec la linguistique, la modalisation est classée «parmi les opérations qui caractérisent la visée énonciative : l'aspectualisation, la perspective ou topicalisation, la diathèse et la modalité» [183]. La «visée perspective» et la «visée diathésique» modulent le «flux d'attention» du sujet d'énonciation comme «instance perceptive» (la direction ou le point de vue, mais surtout l'intensité et le tempo de la visée, qui sont «les modulations du flux d'attention»). La «visée modale» et la «visée aspectuelle» sont «des visées médiates, partielles, et indirectes sur le procès» et elles reposent davantage sur l'imperfection. Tandis que «l'aspectualisation renonce à traiter le procès comme un entier», la modalisation repose sur «une potentialisation du procès»; mais l'aspectualité et la modalité semblent supposer le même «dispositif conflictuel sous-jacent» [184-185].

La potentialisation est un «défaut d'actualisation» (Guillaume), qui «implique, eu égard au procès, une structure tensive et agoniste, et, eu égard à l'énonciation, une polyphonie». Ainsi la modalisation et l'aspectualisation mettent-elles en oeuvre ou à l'épreuve des «forces antagonistes» (cohésives ou dispersives) et des «forces agonistes», en «écho à la conception sémio-cognitive de la structure dite agonale», et la modalisation entière se voit définie comme «résistance à l'actualisation» et ouverture sur l'imaginaire [185-186]. C'est le propre de l'énonciation, comme modulation, de déictiser et de modaliser l'énoncé [187]. Le défaut d'actualisation est «une des "imperfections" qui fondent l'intentionnalité sémiotique» : «l'imperfection de la prédication a pour corrélat une demande de plénitude, une tension vers la complétude ou la perfection» [188]...

Associant le croire à la non-disjonction et donc au «mode potentialisé», qui est la «première étape de la construction de la compétence», il est alors possible de refondre le tableau ou le réseau des modalités endogènes (ou endotaxiques) et exogènes (ou exotaxiques), réseau où le potentialisé (les croyances, par rapport aux rites, aux habitudes ou aux stéréotypes) précède le virtualisé (les motivations), l'actualisé (les aptitudes) et le réalisé (les effectuations). Au niveau du potentialisé, il s'agit d'assumer ou d'adhérer : l'assomption, comme autonomie, est endogène selon sa «portée prédicative» et ouvrante du point de vue tensif; l'adhésion, comme hétéronomie, est exogène et clôturante. Les modes d'existence engendrent «la table maximale des modalités simples»; ces modalisations existentielles sont des «proto-modalisations», qui modalisent la présence, pendant que la «modulation tensive» schématise les «configurations passionnelles». Pour «une théorie discursive des modalités» aussi sensible à l'usage qu'au schéma, au procès qu'au système, les modalités sont au style sémiotique ce que les constituants de la syntaxe modale sont aux exposants selon Hjelmslev [189-195]. En fin de compte, les modalités «modulent le retard imposé à un procès dont la réalisation est suspendue» et «elles mesurent les différences de potentiels, et notamment les tensions existentielles, entre les phases du procès discursif» [237].

Avec la fiducie, les modalités du croire (et du faire-croire) agissent non seulement au niveau de la croyance mais aussi de la confiance, de la "fiance"(12) ou de la foi. Une «scission proto-actantielle» conduit à l'altérité (sujet/objet) ou à l'ipséité (sujet/sujet). La croyance est affaire d'altérité; la confiance est affaire d'ipséité ou de «relation intersubjective». Selon la portée, il y a trois régimes de la fiducie : un régime neutre ou atone (à portée subjective, n'engageant que le seul sujet), un régime différencié ou tonique : un à portée objective (la croyance) et un à portée intersubjective (la confiance). À partir de la croyance (certitude, nihilisme, scepticisme, conviction) et de la confiance, qui aurait pour vis-à-vis la crainte, on aboutit aux «structures élémentaires thymiques» (ou «nerveuses») : inquiétude, sérénité, fermeté, peur, où l'agitation circule entre les rôles pathémiques et où l'inquiétude et la fermeté sont des «états extrêmes». La croyance et la confiance peuvent aussi recevoir des définitions syntagmatiques, où le «parcours fiduciaire» est susceptible d'être construit en termes pragmatiques de «force illocutoire» et d'«effet perlocutoire» [197-202].

Il y a aussi des définitions syntagmatiques canoniques de la croyance et de la confiance, où s'articulent des «grandes catégories fiduciaires» réglées par le mandement et la demande : la promesse est un mandement à tension vers la conjonction; la menace est un mandement à tension vers la disjonction; la prière, où le programme d'usage n'est pas l'offrande mais «l'efficience de la parole», est une demande (directe) à tension vers la conjonction; le sacrifice, qui est «une renonciation qui devient condition de l'offrande», est une demande (indirecte) à tension vers la disjonction : «Dans le cas de la promesse-menace, telles que Brandt les envisage, un destinateur manipule un destinataire en vue de réduire une disjonction et d'aboutir à une conjonction. Dans le cas du sacrifice, c'est l'inverse qui se produit dans la mesure où une disjonction rendue irréversible - le sacrifice(13) - permet au destinataire d'obtenir en retour que le destinateur accepte lui aussi de se disjoindre de l'offrande»; dans le second cas, donc, c'est le destinataire qui manipule. Le mandement et la demande sont inverses, selon «la force d'une condition - celle créée par l'implication - et celle de la confiance»; avec le mandement, la condition est plus forte, mais avec la demande, la foi est plus intense. En vertu d'un «seuil de crédibilité», il pourra y avoir inversion des «progressivités des stratégies» [202-204]. Enfin, le croire est a relier à une «complexité de type aspectuel», la fiabilité, la «fiabilité passionnelle» («persévérance passionnelle», «permanence passionnelle») pouvant être éprouvée par des «crises aspectuelles» (du côté de l'objet) et des «crises fiduciaires» (du côté du sujet); la fiabilité est en quelque sorte la fiducie de la fidélité [204-206]...

Enfin, le terme générique n'est pas le devenir, qui est une «forme spécifique» même s'il est «la "loi d'airain" de la corrélation tensive qui fait sens» [42], mais l'advenir comme processus : le survenir ou le coup, le devenir ou le procès, l'être ou l'état [118]. Le «devenir étendu» peut être linéaire ou circulaire : le schéma narratif canonique (contenu présupposé - contenu inversé - contenu posé), de linéaire, devient circulaire si le présupposé et le posé coïncident; les devenirs de restauration sont circulaires, tandis que les devenirs d'instauration sont linéaires [119]. Sont aussi envisagés, en termes d'aspectualisation, voire d'aspect : le provenir et le parvenir, le prévenir et l'intervenir -- mais pas le venir (cher à Derrida) [120-122]...



LE MOUVEMENT : LA PRÉSENCE ET LA SUBSTANCE



S'il fallait une preuve supplémentaire du fait qu'une discipline en voie de constitution a pour objets véritables ceux-là même qu'elle commence par exclure de ses préoccupations, le sort réservé à l'émotion apporterait cette preuve» [209].



En rejetant la coupure entre morphologie, sémantique et syntaxe [7-8] et en généralisant la syntaxe, en associant la valence (manifestée) à la substance et la valeur (manifestante) à la forme et en quadrillant l'existence par le devenir, en redécouvrant la présence, la sémiotique tensive et discursive s'avère être une sémiotique du mouvement : «L'immersion de la structure dans l'espace tensif permet d'échapper à ce dilemme [celui de la structure et de l'affect] : l'espace tensif n'est pas un espace de tout repos, même si une sémiotique du repos - esquissée notamment par G. Bachelard dans La dialectique de la durée - est fondée autant qu'une autre à faire valoir ses droits. L'espace tensif est un espace inquiet, et la passion comme toile de fond de l'existence l'atteste» [122-123]. En cette sémiotique du mouvement, la méréologie et la phénoménologie s'entraînent l'une et l'autre.

Dans l'espace tensif, la phorie n'est pas polarisée et elle caractérise les réactions aux tensions du corps propre du «sujet tensif» (ou sensible); la polarisation euphorie/dysphorie vient après, avec le «sujet sémio-narratif» [21]. Qui dit phorie dit syntaxe, qui dit syntaxe dit devenir : devenir de l'intensité (éclats, modulation, tempo, rythme) et devenir de l'extensité (agencements méréologiques des parties et des totalités, des unités et des pluralités), «devenir sensible du sujet» et «devenir sensible de l'objet» [22-23]. Les «quatre figures de la quantité» sont l'unité (ou la nullité) et la totalité au niveau du tri, l'universalité et la diversité au niveau du mélange [24]. Les valences sont "mouvementées" : qu'elles soient inverses ou converses, inquiètes ou tranquilles, une «valence de mouvement» pouvant affronter une «valence d'inertie», une «valence dispersive», une «valence cohésive» [33].

L'un (ou l'unique) est une intensité sans extensité; l'universel est une extensité sans intensité. Sous l'action des «opérateurs principaux» de distension, le tri et la fermeture (se) donnent la concentration et le mélange et l'ouverture (se) donnent l'expansion, la «syntaxe canonique» ayant alors la forme d'un cycle :

tri - fermeture - ouverture - mélange - tri

La «dynamique syntaxique» se voit complétée par l'inclusion de la direction et de la limite en plus de la distension [35-36]. Les valences d'intensité modulent «des énergies en conflits» et les valences d'extensité (ou les «valences quantitatives») modulent «les propriétés méréologiques de la perception» [36]. Au niveau même des opérations extensives, qui «concernent autant la perception des états de choses (unitaires, partiels, holistiques) que l'énonciation, puisque le débrayage est lui-même pluralisant, et l'embrayage homogénéisant», il y a disposition de seuils entre les «degrés extrêmes de l'extensité» : «nullité - unité - dualité - pluralité»; puis «globalité - totalité (totus)» ou «généralité - universalité (omnis)» [135]. Il y a totalisation par le mélange et partition par le tri; la totalisation peut être fusion (tonique) ou addition (atone) et la partition peut être distinction (tonique) ou soustraction (atone) [157].

La méréologie semble présupposer une psychologie cognitive (comme le gestaltisme) autant qu'une géométrie, une (méta)psychologie ou une phénoménologie du regard qui privilégie l'espace sur le temps ou qui les homologue. Mais c'est avec la notion de présence (et donc d'existence) ou de «champ de présence» selon Merleau-Ponty que l'apport phénoménologique est ici le plus évident. Cette notion phénoménologique «repose sur une interprétation du couple présence/absence en termes d'opérations (apparition/disparition) par lesquels les "étants" sensibles se détachent de, puis retournent à l'"être" sous-jacent». Elle a l'avantage ou l'intérêt de tenir «dans le fait que la présence y est définie en termes déictiques, c'est-à-dire en somme, à partir d'une sorte de présent(14) linguistique; en outre, pour la phénoménologie elle-même, la présence est le premier mode d'existence de la signification, dont la plénitude serait toujours à conquérir». Pour Hjelmslev, la présence est un indéfinissable, comme la nécessité, la condition, la fonction, le fonctif, la description, l'objet, la dépendance et l'homogénéité; une interdéfinition est donc recherchée [91-92].

La présence est mise en accord avec «l'instance trinitaire de l'énonciation : actant, espace, temps» à partir de la présupposition réciproque du champ de présence comme «domaine spatio-temporel où s'exerce la perception» et «les entrées, les séjours, les sorties et les retours qui, à la fois lui doivent sa valeur et lui donnent corps». Au niveau de l'actant, deux orientations sont possibles : «soit vers le sujet, soit vers l'objet, sans atteinte pour la jonction sujet-objet». Dans le premier cas, il s'agit de l'étonnement, «présence réalisée» qui peut être virtualisé en habitude; dans le second cas, il s'agit du nouveau et de l'ancien : «La sémiotique ne prétend à rien d'autre qu'à comprendre la prévalence de ces "vécus de signification" (Cassirer); par rapport au champ de présence, l'étonnement et la nouveauté sont porteurs d'une valeur d'irruption, l'habitude et l'ancienneté d'une valeur de séjour» [92-93].

Au niveau de l'espace, «la catégorie tensive de premier rang est bien évidemment la profondeur», qui n'est pas une dimension selon Merleau-Ponty mais «l'expérience de la réversibilité des dimensions» : son «articulation sémiotique minimale» est le proche (réalisé) et le lointain (virtualisé); c'est donc une articulation en termes de proximité (centripète ou centrifuge). Au niveau du temps, la mnésie, «version dépsychologisée de la mémoire, est à la temporalité ce que la profondeur est à la spatialité»; son articulation est l'actuel (réalisé) et le révolu (virtualisé), qui est la «forme intensive du passé» [93-94].

Le champ de présence est déterminé par un centre déictique et par des horizons d'apparition et de disparition constituant les premières modalisations et aspectualisations. La «profondeur spatio-temporelle» donne à la présence une étendue et un devenir, le champ de présence étant ainsi modulé plutôt que découpé [95]. Selon la «tonicité perceptive» c'est-à-dire la visée et la saisie, il y a aura plénitude (par visée et saisie toniques), manque (par visée tonique mais saisie atone), inanité (par visée atone mais saisie tonique) ou vacuité (par visée et saisie atones) [96]. De là, «le simulacre sémiotique, la sémiosis même, résulterait à cet égard d'un compromis entre les deux modulations extrêmes que sont, d'un côté, le trop de présence du monde naturel (le "plein" de l'expression, la plénitude sensible des tensions) et, de l'autre, le trop d'absence du monde intérieur (le vide de contenu, l'absence d'articulations). Entre ces deux extrêmes, la signification se nourrit de tous les degrés de la modulation réciproque de la présence et de l'absence» -- mais le non-sens guette, menace [98]...

La «présence vive» ou la «présence perceptive» est le produit de «tensions maximales» et elle est confrontée avec la phorie, qui est «le principe syntaxique de l'espace tensif» , qui est divisible, élastique, susceptible d'être étendue, de devenir, et qui est «pur vécu» : sentir : «De ce point de vue, la présence est le corrélat perceptif d'une grandeur purement sensible, identifiable à la "lebendige Strömung der Gegenwart"(15) selon Husserl, au "flux insaisissable" selon Cassirer» [99]. À partir de la «deixis de l'indivision» et de la «deixis de la division» et au niveau de l'actantialité, il apparaît que la présence vive (réalisée) est l'éclatant (intense), dont la morphologie est celle de l'un (extense) ou du singulier; la morphologie du distribué (intense) est le divisé (extense), la scission engendrant le divisé, «voire le discret et le sériel» au niveau du potentialisé; au niveau du virtualisé, le diffus (intense) a comme morphologie le nombreux (extense), la pluralisation étant «la morphologie la plus détendue» et résultant de «[l]a diffusion maximale de la scission»; il y a «reconstitution de l'intensité» (ainsi actualisée) avec le concentré (intense), dont la morphologie est le massif (extense) [99-101]. Au niveau de la temporalité, vont se distinguer la «deixis de l'impatience» (imminent/avancé) et la «deixis de la patience» (futur/retardé) en temps ascendant, la «deixis de la permanence» (récent/réminiscent) et la «deixis de la précarité» (ancien/oublié) en temps décadent. Au niveau de la spatialité; se distinguent la «deixis de l'intégration» (proche/lointain) et la «deixis de l'expulsion» (lointain/étranger) [101-102].

Pour aborder la substance (et donc encore la valence comme substance), il est nécessaire de revenir à la catégorie : «pour Hjelmslev, l'aboutissement de la théorie du langage - mais non des "prolégomènes" de cette même théorie - équivaut à une "science des catégories", récusant la distinction traditionnelle entre syntaxe et morphologie» [45]. Hjelmslev distingue aussi un «système sublogique» qui serait à la base du «système prélogique» et du «système logique». Dans les termes mêmes de la métaphysique d'Aristote, «le traitement du carré sémiotique est subordonné à celui de la catégorie comme celui de l'espèce à celui du genre» [46]. Chez Aristote, il y a dix catégories(16); chez Kant, il y a quatre dimensions (quantité, qualité, relation et modalité), chacune admettant trois cas [47].

La catégorie, donc la substance, se trouve ici plutôt traitée en rapport avec la sémantique du prototype comme «théorie psycho-linguistique de la catégorie» [47, 67]; il est ainsi tenté de contrer la «transcendance des catégories» qu'un Petitot semble admettre [72]. Mais c'est surtout un traitement syntaxique de la «chaîne du discours» par les exposants («variations d'intensité dans la chaîne») et par les constituants («l'étendue de la chaîne»). Sous la contrainte de l'isomorphisme des deux plans, il est proposé que la consistance est au contenu ce que la prosodie (accents et modulations) est à l'expression : la consistance est la «clef de voûte du réseau de dépendances, de complexités et de tensions»; c'est «l'association de l'éclat et de l'étendue». La syntaxe discursive comprendra alors une «syntaxe de la constituance» et une «syntaxe de la consistance» [85], la «consistance méréologique» ayant aussi ses imperfections [188]...

Ainsi, la «syntaxe de la passion» sera-t-elle elle-même traitée en termes d'exposants («dispositifs tensifs») et de constituants («dispositifs modaux») et donc par la syntaxe de la consistance, tributaire de la «schématisation tensive» (alternance entre le schéma ascendant et le schéma décadent), et par la syntaxe de la constituance [231-232]; la consistance (sensible) est tensive, tandis que la constituance (intelligible) est modale, la «cohérence du parcours» dépendant de la «cohésion sensible» [235]. Les «profils prosodiques de la consistance» sont liés à la «dimension sensible», alors que la constituance («la syntaxe modale restreinte et étendue») concerne la «dimension intelligible» [237]. Par rapport à la syntaxe discursive, qui est une syntaxe étendue, la syntaxe inter-modale est restreinte [232]. C'est donc tout le modèle phonologique de la glossématique qui se trouve projeté ou généralisé, homologué de la manière suivante :

constituants (ou composants) : exposants :: «constituants phonématiques» : «profil prosodique» et «modulations syllabiques» :: syntaxe modale : styles sémiotiques :: «strate modale» : «strate phorique» :: strate présupposante : strate présupposée = constituance : consistance [237, 239].



LA PHÉNOMÉNOLOGIE, L'ONTOLOGIE ET LA (MÉTA)PHYSIQUE



[L]'universalisation d'une forme pourrait même - et la remarque vaut pour les théories soi-disant universelles - être définie comme la mise entre parenthèses de la praxis qui l'a produite [145].



La sémiotique utilise massivement la phénoménologie, surtout dans les années 1990, mais elle persiste à résister à l'ontologie, à se tenir à la limite de l'horizon ontique de l'étant. Il est vrai que la «science des catégories» n'est pas une ontologie, si celle-ci est entendue comme «science de l'être en tant qu'être», car l'être n'est pas une catégorie, n'est pas un genre : l'être n'est pas, n'est pas un éta(n)t; ou l'être a plusieurs genres, se dit ou se décline en plusieurs genres; il y a multiplicité des sens de l'être(17). Mais l'essence n'est pas non plus la substance ou la subsistance, sauf pour la tradition aristotélicienne. Déjà le vieux Platon était accusé de parricide pour avoir contesté l'énoncé de Parménide à l'effet que l'être est (l')un, en proposant qu'il y a autre chose que de l'un dans l'être et qu'il y a du non-être dans l'un, que l'être ou l'un se divise ou se scinde; Aristote, par la multiplicité des sens de l'être ou par la quadrature de l'être, consommait le "crime"...

Que la phénoménologie soit une ontologie -- cela ne fait aucun doute pour Heidegger et Derrida -- ou non, il demeure, que ce soit à cause ou grâce à la phénoménologie, de la psychomécanique ou de la glossématique, que les catégories de la sémiotique, qui fonctionnent par couples, sont à peu près toutes celles de la métaphysique : sensible/intelligible, substance (ou matière)/forme, absence/présence, genre/espèce, intensité/extensité (essence/étendue, existence ou devenir), matière/énergie (ou l'inverse), visée/saisie, (acte en) puissance/(puissance en) acte, sujet/prédicat, expression/contenu, etc.; le «sublogique» de Hjelmslev est bien proche de l'ontologique... Il ne saurait s'agir de dénier ou de renier l'énorme travail conceptuel et l'esprit de refonte(18) ici en jeu, mais de voir que Fontanille et Zilberberg ont peut-être réussi là où Aristote et Husserl ont échoué : à fonder une véritable métaphysique scientifique ou une «philosophie comme science rigoureuse», voire une science du général et du particulier, de la règle et de l'exception; tout cela, s'il est bien entendu que la métaphysique est bien une physique : une science du mouvement. La définition de la valence est chimique, donc physique, en plus d'être linguistique (Tesnière) et psychologique et de devenir sémiotique. La valence est un sorte de «Premier Mobile», mais sans «Premier Moteur» immobile...

Par ailleurs, la sémiotique présuppose une «doctrine des facultés»; mais contrairement à la philosophie transcendantale et à la phénoménologie et en accord avec les sciences cognitives, il n'y a que deux facultés : la sensibilité et l'entendement (incluant l'imagination), ou l'imagination n'est qu'une médiation entre l'intuition et la perception. Or, en conformité avec la définition même du schème selon Kant, le schème précédant l'image avant de la lier au concept et étant le produit -- le monogramme d'avant tout diagramme -- de l'imagination pure a priori [89 : note 2], l'imagination n'est pas médiate mais immédiate : l'immédiateté de l'imagination(19), celle-ci étant à la fois ou en même temps auto-affection et anticipation de la mort, est le sentiment de la situation qui précède toute intuition et toute perception et qui tempère la présence(20). Le sentiment de la situation est la quatrième dimension ou le volume de la deixis, sa ponctuation : la ponctuation de la personne, de l'espace et du temps -- le "il y a" ou "il en est ainsi", sans lequel il n'y a pas de "je-ici-maintenant", sans lequel il n'y a pas de sémiosis.

La marginalisation ou le statut sémiotique de l'imagination a pour effet de dénier ou de barrer le fantasme, qui opère pourtant jusque dans la véridiction, celle-ci étant sans doute la nécessaire illusion transcendantale [cf. Richir]. De plus, il en résulte, de manière latérale, une individuation, voire une individualisation, du sujet(21) Cela ne veut pas dire qu'il n'y a pas d'indications contraires : «Dans les manifestations discursives du sentir, tout indique que le sujet connaît un changement de régime modal, sinon de rection : au lieu de régir et d'informer l'objet, au lieu de l'infléchir, le sujet subit l'objet». «Saisir ou être saisi, telle est la question» [75]. Le sujet peut être «passible» selon Hénault [76]; en fait, il l'est d'abord : il est subjectus avant d'être subjectum. En outre, «la subjectivité est susceptible d'être décrite comme un rapport tensif à soi-même entre "ego" et "alter ego", la tension interne constitutive de la subjectivité (et de l'"empathie", selon Kant) {103]. Encore, après l'identification de Socrate à un «sujet détaché», il est fait appel au témoignage de Nietzsche, qui distingue le dionysiaque (intensif) et l'apollinien (extensif); le principe d'individuation (apollinien) se trouve alors appelé le nombreux, la «nature morcelée en individus»; ensuite, il est question de la mise en échec de ce principe par l'ivresse et l'harmonie universelle, là ou l'homme «se sent dieu» [106]; il peut aussi y avoir «effet d'individuation de l'actant collectif comme de l'actant singulier» [159]. Enfin et par ailleurs, le métalangage est au langage-objet ce que la division est à l'indivision [109].

Il demeure pourtant que le sujet (de l'énonciation) se voit parfois identifié à l'émetteur et l'objet au récepteur, attribuant ainsi la subjectivité à l'individu dans son action ou son efficience (108]. Ailleurs, lors d'une sorte de tentative d'homologation de l'énonciation selon Benveniste et de l'énonciation selon Greimas et lorsqu'il est question de la référence comme «souvenir d'une unité perdue de l'indicible», pour expliquer que «la référence énonciative est pour Greimas inhérente au débrayage, c'est-à-dire indépendante de l'allocution», une raison, qualifiée de simple, est donnée : «le sujet d'énonciation greimassien est un actant unique, qui se scinde en deux acteurs, l'énonciateur et l'énonciataire, qu'au moment de la manifestation, indépendamment du débrayage lui-même» [149]. -- Est-ce que cela veut dire que la scission a lieu plus tôt ou ailleurs, que ce n'est pas indépendamment du débrayage ou que le sujet d'énonciation n'est pas un actant unique(22)?...

L'imagination est à la raison ce que la passion est à l'action; cela veut dire qu'elle concerne aussi la passion et donc l'énonciation; non pas l'énonciation de la subjectivité, car la subjectivité comme pur affect -- et non comme représentation, par une «syntaxe des affects» par exemple [216] ou par une «grammaire affective» [218] --, ne s'énonce pas : elle s'affecte! La sémiotique traite de la passion -- des passions plutôt -- à côté de l'émotion, de l'inclination et du sentiment [213]; le sujet sensible est celui de l'émotion, le sujet attiré est celui de l'inclination, le sujet tendre est celui du sentiment et le sujet passionné est celui de la passion [218]. Se distinguent aussi les «passions d'absolu» (comme la jalousie) et les «passions d'univers» (comme l'amour du prochain); puis, selon le «type axiologique», les «passions ponctuelles» et les «passions propagatives et habituelles» (ou les penchants), les «passions maniaques» (ou les manies, à «objet unique, fixe et exclusif») et les «passions labiles» (ou les propensions, à objets multiples) [228](23). Or, la passion (psychique, psycho-somatique), comme passibilité et passivité, n'est pas du même ordre (sensible) que l'émotion (psychologique); elle est d'ordre -- du désordre plutôt, de la désorientation -- "infrasensible"; en ce sens, du passionné au passionnant, le passionnel est la trajectoire thymique (la flèche de l'arc) de la vie; c'est son aspect comme eidos et pathos : c'est un "calvaire" -- une Passion(24)!

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Pour finir, il est nécessaire d'évaluer les rapports entre la sémiotique discursive et la sémiotique narrative ou la grammaire sémio-narrative. La force de la sémiotique a été, tout au moins pendant longtemps, d'être une grammaire et non pas, par exemple, une logique; la phénoménologie et l'épistémologie font peut-être oublier ou négliger cette grammaire. Malgré ce qui est dit en avant-propos -- à l'effet que le point de vue «ne prétend pas se substituer à la sémiotique "classique", où il prend sa source, et dont le carré sémiotique et le schéma narratif canonique sont les "étendards", même si le livre «s'efforce de mettre en regard un certain nombre de propositions théoriques et méthodologiques touchant de près ou de loin à la sémiotique tensive, à la sémiotique des passions et à la sémiotique du continu» [5] --, on a parfois l'impression que l'on a jeté le bébé (le récit) avec l'eau du bain (le schéma narratif canonique).

La force de Greimas a justement été de montrer que le récit -- comme l'être, en somme -- n'est pas un genre ou une espèce, que la narrativité dépasse et déborde les genres, que le récit est narrativité et discursivité, qu'il est en quelque sorte la grammaire du sens : curieusement et contrairement à la logique, le récit est l'essence (la poussée) de la syntaxe, voire de la phorie. Il ne s'agit pas ici de sauver le modèle proppien du schéma narratif canonique ou de lui en substituer un autre, puisque c'est déjà fait avec le schéma pathémique canonique. Si Rastier a raison de proposer que la notion de genre est «l'un des points de passage obligés de la discursivité», cela ne fait pas du récit «un genre parmi d'autres» [123], à moins bien entendu de confondre le récit et un récit comme le roman, la nouvelle ou le conte -- à moins de céder à l'oubli de l'être, c'est-à-dire du temps(25). Selon Fontanille et Zilberberg, Greimas serait victime d'un paralogisme : «rendre compte d'une grandeur générique en faisant appel aux singularités d'une grandeur spécifique»; si le récit est confondu avec un récit comme le conte, qui est «un avatar du mythe» selon Propp, le récit n'est évidemment alors qu'une «grandeur spécifique» ne pouvant rendre compte du mythe comme «grandeur générique», puisqu'il y a plus dans le mythe que dans le récit-conte [124-125] : «Cette réduction du mythe au récit permet, jusqu'à un certain point, de comprendre que la sémiotique ait éprouvé quelque embarras pour traiter de la présence puisque précisément, pour une tradition importante de l'anthropologie, le mythe avait justement affaire à la présence!» [109]... Il en est de même si la narrativité est identifiée au schéma narratif canonique (ou à l'inversion des contenus), si la «narrativité proppienne» est rabattue sur la «narrativité en général» et si cette narrativité fait de la sémiotique un «narrativité généralisée» incapable de rendre compte de la diversité : unisson versus polyphonie [152]. -- Même si l'objectif est une typologie des discours et si l'analyse porte sur une grande diversité de discours partiels et partiaux, l'analyse du discours en général ou l'analyse d'un discours particulier (a fortiori si concentré en une oeuvre ou en un ouvrage singulier), une analyse prétendant à la puissance ou au brio, est-elle pensable sans analyse du récit, sans grammaire du texte?

En fait, tout cela est dû à une série de confusions ou de glissements conceptuels ou terminologiques au XXe siècle : Saussure confond la parole (le parler) et le discours (le logos) par rapport à la langue; Guillaume et Benveniste substituent avec raison le couple langue/discours au couple langue/parole; par ailleurs, Benveniste distingue le récit (le récit historique, l'histoire) et le discours; Genette fait du discours selon Benveniste le «discours du récit» et il l'oppose à l'histoire (la diégèse); Culioli distingue le contexte et la situation; Hjelmslev, lui, opte plutôt pour les couples schéma/usage et système/procès. Or, le récit est justement la condition de possibilité du passage -- le temps de passage et le passage du temps : le «temps opératif» -- d'une catégorie à l'autre. Ce qui est impensable si on confond le récit et les structures narratives et si prime l'espace : «les structures narratives, tant profondes que superficielles, condensent les structures discursives, dans l'exacte mesure où celles-ci étendent et transposent celles-là, en concordance avec l'axiome hjelmslevien selon lequel le contenu sémantique est tributaire de son étendue» [152].

Toute conception du récit présuppose, non pas une conception de la langue (comme système ou schéma ou comme idiome ou parler), mais une conception du langage et une conception de la parole. Il n'y a pas de «possibilité de cette expulsion initiale du langage» rêvée par Hjelmslev et tel qu'il est fait remarquer à juste titre [74], parce que le langage est une ontologie : l'être du langage est le langage de l'être(26), s'il est bien entendu que l'être n'est pas suprasensible ou transcendant mais "infrasensible" ou radicalement immanent et éminent (insigne)(27). La parole, elle, est pensée et poésie; elle est le dire ou le dict de l'être ou du langage : alors que la langue est la plus puissante des théories, la parole est la plus puissante des poésies -- entente, écoute, silence, mystère...

Une telle conception du langage implique aussi une conception du sacré (le religieux et le divin) : du mythe et du rite, du culte et de l'office, de la fiducie et de la liturgie; conception ou théorie qu'il ne s'agit pas de présenter ici, mais dont il convient de dire quelques mots. Après Nietzsche, Lévi-Strauss «jette un pont entre le mythe et la musique, jusque-là jugés étrangers l'un à l'autre» [86]; mais Nietzsche était allé plus loin en rapprochant le mythe, la musique et la parole dans une commune émergence de la langue. Otto et Steiner ont emboîté le pas et proposé que le nom (les noms divins), le nom propre, est le mythe, le mythe étant donc le récit du nom propre ou le nom propre du récit et le nom propre étant le non-concept à la racine ou à la source des concepts. -- Sous l'égide de Mnémosyne, fille d'Ouranos et soeur de Kronos, déesse de la Mémoire et mère des neuf Muses, le récit de la généalogie ou la généalogie du récit, indéfiniment, (se) décline(28) [...]

Pour revenir directement à Tension et signification, il convient de faire remarquer finalement -- sans nullement prétendre que le mot de la fin soit le fin mot de l'histoire -- que l'économie de la théorie n'hypothèque en rien son élégance et que la rigueur y est synonyme de vigueur dans la fondation ou la refonte. Cependant, il est dans la définition même du fondateur -- le fondateur de cité (et non le continuateur de la Cité) -- de faire violence, d'être le violent, d'être une sorte de "parricide" -- par l'expulsion du Destinateur! S'il a fallu plus de vingt siècles et un penseur, Heidegger, pour montrer que l'éternité de l'être selon Parménide et l'éternité du devenir selon Héraclite ne s'opposaient pas, s'il a fallu le même penseur pour montrer que Platon et Aristote ne s'opposaient pas plus que Platon et Nietzsche, peut-être qu'il faudra encore quelques décennies ou quelques siècles -- si la pensée ne s'éteint pas! -- pour qu'un esprit puisse démontrer que les oppositions s'estompent même entre Kant ou Hegel et Husserl -- et entre Cassirer et Heidegger.



NOTES :

1. Ces deux premières notions ont fait l'objet d'une pré-publication : Jacques Fontanille et Claude Zilberberg. Valence/valeur précédé de «Pour une sémiotique tensive, les gradients du sens» par Pierre Ouellet. Nouveaux Actes Sémiotiques # 46-47. Presses universitaires de Limoges. Limoges; 1976 (76 p.). Leur pré-publication en revue et en une version plus longue, impliquant adresses et connexités, leur confère sans aucun doute une importance plus grande. Pour un compte rendu exhaustif, mais autrement orienté, de ces deux essais, voir JML. «Les états de la sémiotique» sur ce même site : Autres études. Il faut signaler qu'une malencontreuse erreur s'est glissée de la pré-publication à la publication : au haut de la page 16 et en conformité avec les pages 13-15, il faut lire Littré à la place de Robert et Robert à la place de Littré. En outre, à la page 105, deuxième paragraphe (cinquième ligne) et en conformité avec le carré sémiotique qui suit, il faudrait lire «concentré» à la place de «contracté», ce dernier terme faisant l'objet du carré sémiotique précédent, page 104. Par ailleurs, il y est fait un usage particulier des caractères gras et des caractères italiques, ainsi que des guillemets; usage qui ne semble pas toujours systématique. Dans ce qui suit, les caractères italiques ou gras entre guillemets seront toujours ceux des deux auteurs; les guillemets «français», dans une citation entre guillemets, seront remplacés par les guillemets "américains"; en dehors des citations entre guillemets, les caractères gras ou italiques, ainsi que les majuscules, ne seront pas nécessairement respectés et, en dehors des inter-titres, l'usage sera limité à l'italique; il pourra alors arriver que la citation commence avant les guillemets. En outre, la formalisation sera évitée, ainsi que les carrés, réseaux et autres tableaux ou schémas, qui seront plutôt (re)formulés. Enfin, les références à l'ouvrage sont indiquées entre crochets et, contrairement à l'usage canonique, elles précèdent le signe de ponctuation, comme les appels de note.

2. En fait, il s'agit de Catégorie - Carré sémiotique [45-70].

3. Les auteurs précisent : «il ne s'agit pas seulement de sacrifier à un des rites du discours universitaire, qui est un genre parmi d'autres, mais de manifester clairement l'immersion de nos propositions dans le réseau des acquis antérieurs, proches ou apparement éloignés» [9].

4. Il y aurait donc douze notions, mais l'avant-propos parle de «dix concepts envisagés» [6] : est-ce insignifiant (coquille?) ou est-ce que cela veut dire que deux des notions ne seraient pas des concepts?

5. Les définitions syntagmatiques étendues «s'appliquent au discours en son entier» et les définitions syntagmatiques restreintes «concernent seulement un ou plusieurs segments» [7].

6. Le chapitre sur Catégorie - Carré sémiotique commence par un Préalable expliquant le rapprochement des deux notions; les Confrontations du chapitre sur Émotion sont renvoyées [218] à celles du chapitre sur Passion [235-240]

7. Les définitions étant à la fois paradigmatiques et syntagmatiques, il y a remise en question à juste titre de la définition du paradigme; «authentique obstruction épistémologique, [que] de poser la relation paradigmatique comme le point de départ d'une catégorie, alors qu'elle n'en est que l'aboutissement» : «La saisie paradigmatique de la valence a pour objet de rétablir ou de préciser ler lien entre la définition et le paradigme» [13].

8. Le point de vue figural est celui des «catégories attestées à la fois dans le plan du contenu et dans celui de l'expression»; le point de vue figuratif est celui des «catégories attestées dans le seul plan du contenu» [33].

9. Greimas «mettait l'accent sur la présentification et avantageait la prédication existentielle au détriment des deux autres» [117].

10. Trois dimensions à ne pas confondre avec les dimensions -- et encore moins les catégories -- thymique, cognitive et pragmatique. Par ailleurs, il faudrait rapprocher la dimension "praxématique" du discours réalisé et les dimensions tensive et schématique; dans ce rapprochement, y aurait-il substitution des dimensions tensive/schématique/praxématique aux dimensions thymique/cognitive/pragmatique?

11. Mais il demeure pourtant que la quête d'identité peut passer, déguisée par une quête d'objet, que l'objet soit finalement le sujet du manque ou de la perte, le sujet natal ou agonal...

12. «État de l'âme qui se fie; engagement» en ancien français [Le Petit Robert 1].

13. Il est tentant alors de glisser du sacrifice comme offrande au sacrifice comme renoncement.

14. Il y a un avantage notable à considérer le présent non seulement de manière temporelle (l'absence du perdu) et de manière spatiale (la présence du vécu), mais aussi de manière actantielle et événementielle : le présent comme offrande -- comme don (non économique) ou donation de sens... Voir Jean-Luc Marion. Étant donné; essai d'une phénoménologie de la donation. PUF (Épiméthée). Paris; 1997 (456 p.)

15. Le courant, le flot ou le flux vivace du présent : le présent-vivant.

16. Dans la liste des catégories d'Aristote, la tradition -- dont la citation de Destutt de Tracy est significative ou symptomatique -- a fini par substituer la substance (substantia) à l'essence (ousia) par des glissements de traduction impliquant aussi la force (dunamis), l'énergie (energeia), l'entéléchie (entelekheia) et le "suppôt" (hypokeimenon). De toute façon, l'ousia (l'essence, l'étance, l'étantité) y a préséance sur la parousia (la présence, le déploiement téléologique et l''achèvement eschatologique de l'essence); le «guidage téléologique» de Ricoeur ne semble pas être autre chose [53].

17. Aristote est d'ailleurs cité à ce sujet [236]. Voir aussi Martin Heidegger. Aristote, Métaphysique 0 1-3 : De l'essence et de la réalité de la force. Gallimard nrf (Bibliothèque de philosophie : Oeuvres de Martin Heidegger; Sections I, II, III : Cours 1931). Paris; 1991 [1981] (2 + 238 p.) et Pierre Aubenque. Le problème de l'être chez Aristote; essai sur la problématique aristotélicienne. PUF (Bibliothèque de philosophie contemporaine : Histoire de la philosophie et philosophie générale). Paris; 1966 [1962] (VIII + 552 p.) [par exemple, note 4, p. 152]. Il faut aussi mentionner que pour Aristote, la première passion est l'étonnement, et qu'il traite aussi de la colère comme «désir de rendre offense» : cf. Pierre Aubenque. «Sur la définition aristotélicienne de la colère». Revue philosophique de la France et de l'Étranger. PUF. Paris; 1957 - 82e année : tome CXLVII (4 + 576 p.) [p. 300-317].

18. Pour un cheminement parallèle, mais plutôt en termes de sémiotique littéraire, voir Jacques Geninasca. La parole littéraire. PUF (Formes sémiotiques). Paris; 1997 (VIII + 296 p.), plus particulièrement la Postface de Pierre Sadoulet, où les deux problématiques sont comparées ou confrontées [p. 283-293].

19. Cette immédiateté fait que l'imagination est la racine commune des deux souches de la connaissance que sont la sensibilité et l'entendement, comme la proprioceptivité l'est du cognitif et du pragmatique. Peut-être même que ces dimensions pourraient être elles-mêmes apparentées aux fonctions (souveraineté, force, fécondité) et aux échanges (paroles, biens, personnes)... C'est toute la conception du corps qui est ici soulevée, du corps en rapport avec les corpuscules, mais surtout en rapport avec la chair, le coeur, l'âme, l'esprit -- et ici, le dernier Husserl semble être allé plus loin que Merleau-Ponty; voir aussi les travaux de Michel Henry, de Marc Richir, de Jacques Garelli et de Didier Franck --, soit du corps propre comme «corps originaire» selon Maine de Biran : voir «Les états de la sémiotique».

20. Le sentiment de la situation a peut-être son corrélat ou son pendant métapsychologique dans le sentiment d'inquiétante étrangeté et donc dans le sentiment inconscient de culpabilité et il est en rapport avec l'angoisse ou l'ennui, dont il est difficile d'imaginer le contraire comme étant le bonheur [163].

21. Dans la typologie diverse -- typologie basée plutôt sur l'émotion comme «unité élémentaire du sensible» que sur la passion [209] -- des sujets : contracté ou détaché, mobilisé ou distendu [104], concentré ou détaché, mobilisé ou distendu [105], visant ou visé, saisissant ou saisi, dans les formes de vie que sont la quête et la fuite, la domination et l'aliénation [160], il y a cependant un sujet qui semble échapper au principe d'individuation : le sujet concentré comme sujet exalté ou extatique, comme sujet grisé -- ou enthousiasmé [123]. Pourtant, la division, la scission, y est patente et la déroute du principe d'individuation, peut-être latente.

22. En fin de compte, toute la question est de savoir si la subjectivité est celle du sujet ou s'il est permis de penser qu'elle n'est ni individuelle ni collectivve et qu'elle n'est pas non plus l'intersubjectivité, mais justement remise en question, dans et par l'affectivité, de cette (in)division [cf. M. Henry et François Laruelle].

23. Pour une autre typologie des passions, voir Sémiotique des passions [223], dont il est discuté, par rapport à Bataille, dans «Les états de la sémiotique».

24. Pour couper court : d'un point de vue métapsychologique (psychanalytique) et sous réserve de plus amples développements, la passion se voit traitée par le fantasme et la pulsion : la valence est le corrélat sémiotique de la pulsion ou la pulsion est le corrélat psychanalytique de la valence. C'est ainsi qu'il faudrait considérer surtout la pulsion de mort, "anorganique" par rapport à l'inorganique et à l'organique, et confronter tensivité et "atensivité", proprioceptivité et "aproprioceptivité"; pour cela, il serait nécessaire d'analyser la passion aussi comme susceptibilité et responsabilité, comme patience et paresse : comme "disposibilité" et non comme intentionnalité. La sémiotique ne serait pas alors seulement une science du mouvement mais aussi une science du repos. .

25. Ce primat de l'espace se trouve aussi dans l'analyse du discours de Foucault, jusque dans ses cours : «Il faut défendre la société»; Cours du Collège de France (1975-1976). Gallimard/Seuil (Hautes Études). Paris; (XII + 292 p.); voir aussi Frances Fortier. Les stratégies textuelles de Michel Foucault; un enjeu de véridiction. Nuit Blanche Éditeur. Montréal; 1997 (324 p.). Mais il y a le retour du temps par le détour du devenir, qui semble cependant être la spatialisation du temps, son espacement; il faudrait examiner aussi la démarche inverse : la temporalisation de l'espace, de l'espace tensif, sa temporisation ou sa "temporation".

26. Et ici les chiasmes et les entrelacs pourraient se multiplier : monde de l'être et être du monde, mouvement du devenir et devenir du mouvement, sens de la vie et vie du sens, sens de l'être et être du sens, etc.

27. Pour une confrontation magistrale de la théorie du langage de la phénoménologie et de celle de la pensée de l'être, voir l'ouvrage d'un traducteur de Husserl : Arion L. Kelkel. La légende de l'être; langage et poésie chez Heidegger. Librairie philosophique J. Vrin. Paris; 1980 (640 p.); voir aussi Reuben Guilead. Être et liberté; une étude sur le dernier Heidegger. Préface de Paul Ricoeur. Nauwelaerts/Beatrice-Nauwelaerts. Louvain-Paris; 1965 (184 p.)

28. Pour une discusssion plus approfondie de Steiner et Otto, à partir de Nierzsche et Heidegger, voir JML. Manuel d'études littéraires/Analyse du discours/L'antagonique ou l'agonique sur ce même site.