POST-SCRIPTUM





Qu'est-ce qui cloche?

Robert Barsky. Introduction à la théorie littéraire. Avec la collaboration [traduction] de Dominique Fortier. Préface de Marc Angenot. Presses de l'Université du Québec. Sainte-Foy; 1997 (XVIII + 262 p. avec 23 illustrations de Kinny Kreiswirth).

Dans cet ouvrage de grand format et au magnifique frontispice (de Richard Hodgson) qui pourrait s'intituler «Les mots de la tribu» ou «[L]'amour des lettres» [VIII], où le texte court seulement sur les deux tiers de la page, il y a, outre la préface d'Angenot, un avant-propos, une introduction (Qu'est-ce que la théorie littéraire?) et une conclusion (Les nouvelles avenues en théorie littéraire) qui encadrent onze chapitres : Le formalisme, Le dialogisme, Le marxisme, Le [sic] New Criticism, Le structuralisme et la sémiotique, La narratologie, Les théories de la réception, La psychocritique et la psychanalyse des textes, La déconstruction, La sociocritique, Le féminisme. Une bibliographie, des notes biographiques, un index onomastique et un index thématique complètent le tout.

L'ouvrage, qui a le grand mérite de plaider la cause de la théorie littéraire et l'avantage d'être bien présenté et agrémenté de caricatures en guise d'illustrations et d'être le fruit d'un seul auteur (cependant ici traduit), est construit, d'un chapitre à l'autre, selon le même modèle : Qui? Quand? Où? Quoi? Comment? Pourquoi (sauf pour le chapitre sur le féminisme -- on se demande pourquoi) À quoi? Qu'est-ce qui cloche? S'interdisant la «métathéorie», cette introduction à la théorie littéraire est plutôt une introduction à l'histoire de la théorie littéraire et elle s'inspire largement de Culler, Eagleton et Norris [XVII, 240].

D'un strict point de vue historique, donc, et sans mentionner les nombreuses fautes (comme «approche à») ou coquilles et les innombrables redites, il est nécessaire -- au risque de la polémique (que nous nous étions interdite en préface (mais pas en postface), à l'époque oł n'était sans doute pas encore parue cette introduction -- de relever et de corriger plusieurs erreurs, inexactitudes ou faussetés, sans parler des potins et des ragots, et ce justement parce que l'ouvrage a de louables visées didactiques, de la part d'un jeune chercheur, envers les étudiants «des niveaux collégial et universitaire» [XV] :

. p. 53 : Qui a jamais dit que Barthes avait été le mentor de Kristeva?

. p. 70 : Léon Tolstoï n'a jamais écrit de «romans réalistes anglais».

. p. 80 : Zima s'est intéressé à autre chose qu'aux romans réalistes, puisqu'il a écrit sur Proust et Musil, entre autres.

. p. 82 : Il n'est pas nécessaire d'avoir lu Kant et Fichte pour bien comprendre le marxisme; Hegel évidemment, mais peut-être aussi Feuerbach, Smith ou Ricardo.

. p. 89 : Les étudiants et les professeurs du Québec n'ont jamais été «tout à fait en accord avec le postulat des New Critics selon lequel il n'est nullement nécessaire de disposer d'une formation en philosophie, en philologie (ou, de manière plus générale, dans le domaine des humanités) pour entreprendre et mener à bien des études littéraires», puisqu'ils les ont toujours ignorés ou méconnus.

. p. 102 : Greimas n'est pas Russe mais Lithuanien [118].

. p. 103 : Goldmann n'est pas structuraliste au sens où l'auteur l'entend mais au sens de Piaget; Genette ne se dirait pas linguiste; Foucault ne se serait pas dit philosophe, car il a plaidé pour la «non-philosophie» lors de sa première leçon au Collège de France [cf. L'ordre du discours et sa présentation dans ce manuel : Analyse du discours/L'antagonique ou l'agonique].

. p. 118 : Todorov est bien d'origine slave [34], mais il ne peut pas être à la fois Russe comme Lotman et Bulgare comme Kristeva (à la même page).

. p. 127 : Même si Ulysse de Joyce s'étalait «sur une période de vingt-quatre heures» -- c'est plutôt entre dix-huit et vingt-quatre --, «la lecture à haute voix du texte lui-même» ne s'étalerait pas «également sur vingt-quatre heures», puisque sa durée est variable d'un lecteur à l'autre, voire d'une lecture à l'autre -- qui a pu entendre Pierre Guyotat "gueuler" son Livre serait à même de le confirmer!

. p. 132. Il faut méconnaître la narratologie et la revue Poétique pour affirmer ce qui suit : «La narratologie s'applique à un corpus particulier composé essentiellement de romans des XIXe et XXe siècles».

. p. 197 : L'entreprise de Meschonnic n'est pas la sociocritique mais une poétique de l'écriture et de la traduction et celle de Grivel (et de Zima) est plutôt une socio-sémiotique.

. p. 199 : Où se cache l'inspiration sociocritique chez Melançon et Thérien?

. p. 214 : Kristeva ne peut être associée au féminisme que par la négative.

Friand, fervent ou féru de nationalités, si l'on en juge par cet ouvrage, l'auteur multiplie des anecdotes dignes du commérage ou du journalisme, voire du "jaunisme" : anecdotes inoffensives au sujet de Jakobson [31, 33], de Bakhtine [48], d'Adorno [73] et d'Eco [140]; anecdotes offensives ou offensantes (libelles diffamatoires?) contre Freud [158, 166, 167], contre Lacan [167], contre Heidegger [181], contre Derrida [180, 181, 195] et contre de Man [182, 194]; anecdotes défensives pour Chomsky. Il faut tout un tour de force pour attribuer en introduction une place au panthéon des «précurseurs directs» de la théorie littéraire à Chomsky et reléguer en conclusion Bourdieu [234-235]!...

Est-ce de l'ignorance, du fanatisme, de la fumisterie ou de la mauvaise foi qui se cache derrière la longue tirade suivante : «On s'attend à ce que Noam Chomsky soit aux générations futures ce que Galilée, Descartes, Newton, Mozart ou Picasso sont à la nôtre. Auteur de plus de soixante-dix ouvrages dans différents domaines (linguistique, politique, sociologie, etc.), il est l'être vivant le plus souvent cité. Chomsky est également un anarchiste et un activiste : il dut passer de longues nuits d'interrogatoire sous garde à vue, on le menaça de poursuites judiciaires et d'emprisonnement. Il s'est même retrouvé sur la «liste des ennemis» de Richard Nixon. Sa femme Carol décida alors de se remettre à ses études en linguistique de manière à être plus en mesure d'assurer la survie de la famille si son mari, objet de cabales de toutes sortes, en venait à ne plus pouvoir travailler» [27; voir aussi 31 et 33 pour l'anecdote concernant Jakobson et 201 pour l'anecdote confrontant Foucault et Chomsky]? Puisque toutes les anecdotes sous les caricatures sont en italiques, faut-il mettre cela sur le compte de ce que dénonce lui-même l'auteur : «Si un argument est lourdement appuyé par des caractères gras, italiques ou MAJUSCULES, on est en droit de se demander si les idées qu'il [l'auteur d'un texte] exprime ne manquent pas de force» [11, souligné par RB]?...

Le lecteur curieux pourra s'étonner des notes biographiques; mais il sera très certainement surpris de retrouver dans la bibliographie des ouvrages de poétique ou de narratologie en sémiotique [243-244] et surtout de ne pas retrouver, pour le marxisme [242] ou la sociocritique [246] : La théorie du roman de Lukacs et Le dieu caché de Goldmann, ainsi qu'au moins un ouvrage d'Escarpit, ou, pour le dialogisme : Poétique de Céline de Godard. Par contre, il y est au moins rectifié que Lévi-Strauss est le co-auteur, avec Jakobson, de l'analyse «Les Chats de Baudelaire» [241]; ce qui avait été omis auparavant [38-40].

Parlons théorie maintenant :

. p. 60 : Si le dialogisme n'est qu'«un dialogue libre et sans contrainte, refusant toute idée de censure, de calcul ou de honte», qu'est-ce qui distingue le roman dialogique de Dostoïevski de la plus banale des conversations grivoises ou mondaines?

. p. 75 : Il est inexact de dire que «Les yeux des pauvres», l'un des petits poèmes en prose du recueil Le spleen de Paris de Baudelaire, ne contient «ni métaphore ni métonymie»; en voici plusieurs : «deux âmes», «les nappes étincelantes des miroirs», «les nymphes et les déesses», «amollit le coeur», «la chanson avait raison», «famille d'yeux», «je plongeais dans vos yeux», «vos yeux verts, habités par le Caprice et inspirés par la Lune», etc.; tout le poème est une métaphore lumineuse du regard associant les yeux et les miroirs : regard de la pauvreté (double génitif) mais aussi pauvreté du regard, misère de la pensée...

. p. 101 : La sémiotique n'est «la science qui étudie les signes» que pour Peirce -- autre «précurseur direct» [26-27] -- et que pour la sémiologie, qui n'est pas quelquefois la sémiotique appliquée aux oeuvres littéraires [105]; la sémiotique greimassienne est une théorie de la signification ou de la représentation, une théorie de la production et de la construction du sens. Le structuralisme ne peut pas non plus être «une application de la théorie sémiotique», parce que beaucoup desdits -- à tort ou à raison -- structuralistes n'ont jamais fait de sémiotique.

. p. 107 : Le lexème n'est pas une combinaison de sèmes; un ensemble ou un faisceau de sèmes constituent un sémème (immanent) correspondant à un lexème (manifeste).

. p. 110 et 115 : Les exemples de classèmes n'en sont pas; ce sont des sémantèmes.

. p. 111 : La non-ignorance n'est pas le savoir, parce qu'elle peut être l'impression, l'intuition, le soupçon, la suspicion, la "petite idée", etc.

. p. 112 : On ne peut avancer que la sémiotique se concentre «uniquement sur l'action» que si on la limite à Sémantique structurale de Greimas et à son Maupassant et que si on ignore la sémiotique depuis Sémiotique des passions de Greimas et Fontanille (ouvrage qui n'apparaît d'ailleurs pas dans la bibliographie, pas plus que le Dictionnaire de Greimas et Courtés).

. p. 115 : La même chose à propos de l'intentionnalité, surtout quand la sémiotique se fait de plus en plus phénoménologique.

. p. 130 : Le mode ou la point de vue selon Genette comprend la distance narrative (ou l'attitude de locution selon Weinrich) et la perspective narrative; la voix est au mode ce que la visée est à la vision.

. p. 161 : L'hystérie est bien une névrose [163].

. p. 163 : Le moi ne procède pas du principe de réalité mais du conflit entre le principe de réalité et du principe de plaisir.

. p. 180 : En quoi et comment Heidegger a-t-il «radicalement remis en question la pensée rationnelle»?

. p. 223 : Le phallus n'a jamais été conceptualisé comme signifié premier mais comme signifiant premier.

En général, il est ignoré que la sémiotique (greimassienne) a davantage pour fondement la glossématique de Hjelmslev que la linguistique de Saussure; il n'est pas compris non plus que la narratologie est une poétique (rhétorique) de la prose; il est aussi passé sous silence que le formalisme ne se définit pas seulement par la vague notion de littérarité chère à Jakobson mais aussi par le concept de fonction littéraire (variable selon l'espace, le temps et la personne, c'est-à-dire selon la deixis); concept élaboré par Tynianov. De plus, il n'y a pas lieu, dans le cadre des théories de la réception ou ailleurs, de confondre le narrataire et le lecteur.

Semble-t-il davantage favorable au dialogisme, au marxisme, aux théories de la réception et à la sociocritique, à laquelle l'auteur s'identifie [198] (comme son préfacier [199-202]) mais qu'il critique [211-212], et plutôt défavorable au formalisme, au structuralisme, à la sémiotique et à la déconstruction, l'ouvrage cherche, en son souci pédagogique, à orienter l'étudiant pour ses futures analyses dans les sections : Quoi? Comment? Pourquoi? À quoi? Dans la plus grande confusion, sont alors abordés divers textes : Baudelaire, Dostoïevski, Guérin, Allais, Yourcenar, Brossard, Prudhomme et Balzac. Le lecteur serait en droit de s'attendre à un minimum d'imitation des méthodes d'analyse, un minimum de mimétisme; en fait, il est réduit à entendre, d'un chapitre à l'autre, paraphrase après paraphrase par la même voix monologique. Toujours d'un point de vue pédagogique, il est malaisé de voir comment l'étudiant peut s'y retrouver, surtout dans le chapitre sur la narratologie, dans une terminologie qui n'est pas toujours explicitée malgré l'intention et la prétention de l'auteur en avant-propos [XVI] et malgré les deux index. Peut-être aurait-il été bon justement de souligner en italiques les concepts à retenir?

En quête de l'intéressant, de l'important, du marquant et du frappant, l'auteur manque le signifiant et le significatif, confondant les mots et les signes, le texte et l'oeuvre. Ce qui cloche essentiellement est la définition de la théorie et de la science, la confusion de la critique (particulière) et de la théorie (générale). Une théorie littéraire qui n'est pas capable de rendre compte de n'importe quelle sorte de texte -- ou tout au moins d'en discuter -- est encore de la critique littéraire. Une théorie qui n'a pas d'intention ou de prétention scientifique, philosophique ou métapsychologique n'est pas une théorie; c'est une idéologie -- serait-elle correcte politiquement! Certes, on pourra toujours répondre, à tort ou à raison : Et pourquoi pas?...

Il semble même qu'il y ait résistance à la théorie et à la science; ainsi, parlant du travail de Greimas : «Ces deux textes sont malheureusement plutôt rébarbatifs, remplis de formules scientifiques, de diagrammes énigmatiques et d'obscure terminologie» [114]. De la bouche d'un chomskien, ces propos ne peuvent qu'étonner et détonner. Peut-être s'agit-il justement de ce parti pris générativiste, dont les critères de scientificité sont la prévisibilité et l'invariabilité [43] et la vérification par ordinateur [116, 139], qui cloche? Pourtant, il est sans doute possible d'homologuer la grammaire générative et la glossématique (à la suite de Greimas) ou la psychomécanique (à la suite d'un ancien professeur de linguistique maintenant converti à Culioli).

En somme, l'ouvrage de Barsky ne répond pas aux questions qu'il pose dans l'introduction ou la conclusion, dans «ce qui cloche» [154 surtout] ou ailleurs. Davantage préoccupé, semble-t-il, de dénoncer ce qui serait, comme la déconstruction, passé de mode [180], l'auteur est plutôt occupé par la rumeur ou l'humeur de la mode et par la mode de la rumeur, sur le mode du cancan -- ce qui n'est pas sans porter préjudice au préfacier et à l'éditeur de ce livre...

JML/19 octobre 1999