Jean-Marc Lemelin



SÉMIOTIQUE ET PSYCHANALYSE :

PSYCHANALYSE OU SÉMIOTIQUE?



La sémiotique comme théorie de la signification se distingue ou se démarque de la simple sémiologie comme théorie du signe (ou des systèmes de signes) de la même manière que la philosophie de Platon et d'Aristote dispose de la philosophie des Stoïciens, c'est-à-dire comme la grammaire dispose du dictionnaire; la lexicologie et la lexicographie, seraient-elles essentiellement sémantiques, n'auront jamais la puissance d'une grammaire car elles n'ont pas de syntaxe. Pour le meilleur et pour le pire, la sémiotique est la fille de la philosophie : d'Aristote et de Descartes à la phénoménologie de Husserl et de Merleau-Ponty, de Kant à la philosophie des formes symboliques de Cassirer; c'est une fille qui n'a pas osé s'aventurer sur le chemin de la déconstruction de la phénoménologie comme, à la suite de Heiddeger ou non, l'ont fait et le font encore Richir avec sa méditation phénoménologique, Marion avec sa théologie négative, Henry avec sa phénoménologie matérielle et sa philosophie de la vie, Derrida avec sa grammatologie et Laruelle avec sa non-philosophie (qui a ses racines dans Spinoza, Nietzsche et Deleuze). La sémiotique s'est donc cantonnée à une métapsychologie particulière et singulière : la phénoménologie.

Mais la sémiotique (greimassienne) est davantage la soeur de la linguistique : de Saussure, de Hjelmslev et de Chomsky. Jadis, Greimas avait proposé d'homologuer la glossématique et la grammaire générative; un ancien professeur de linguistique, à l'Université de Sherbrooke au Québec il y a vingt-cinq ans, Jean-Marcel Léard, avait réussi, lui, avant de se convertir à Culioli, à homologuer les deux avec la psychomécanique guillaumienne. D'autres linguistiques ont aussi été explorées et exploitées : la poétique de Jakobson, la linguistique de l'énonciation de Benveniste, la théorie des opérations énonciatives de Culioli, la systématique de Joly et la praxématique de Lafont.

L'autre métapsychologie, la psychanalyse freudienne, est moins tributaire de la philosophie; mais Henry a bien montré, sinon démontré, dans La généalogie de la psychanalyse, ce que Freud devait à Schopenhauer; Freud s'était lui-même interdit la lecture de Nietzsche, craignant une trop grande proximité [cf. Assoun : Freud et Nietzsche]. La psychanalyse lacanienne est beaucoup plus ferrée en philosophie, de Platon et Descartes à Hegel et Heidegger [cf. Lacoue-Labarthe et Nancy : Le titre de la lettre; Derrida : La carte postale et bien d'autres ouvrages; Juranville : Lacan et la philosophie]. Mais la psychanalyse de Lacan, comme la sémiotique de Greimas, a beaucoup fréquenté la linguistique : de Saussure et de Jakobson surtout; mais elle a préféré le pragmaticisme de Peirce, une sémiotique sans syntaxe, une sémiologie, à une véritable sémiotique.

Il demeure cependant une référence commune à Lacan et à Greimas : l'ethnologie de Lévi-Strauss; tous les trois contre Sartre. Lévi-Strauss, lecteur de Propp et de Jakobson, a conduit la sémiotique greimassienne à identifier le conte (qui est un genre ou un sous-genre) et le récit (qui n'est pas un genre ou qui est l'archi-genre ou l'archi-texte); c'est ainsi que la sémiotique post-greimassienne de Fontanille et Zilberberg a été amenée à négliger le récit (identifié à un genre) au profit du discours (promu au rang d'archi-récit). L'ethnologie de Lévi-Strauss n'est sans doute pas la plus puissante anthropologie dans l'entreprise ou la tâche de penser le déterminisme symbolique, qui est le lot de l'espèce humaine; Raoul et Laura Makarius et Testart, qu'ils ont inspirés mais qui sont tombés dans l'oubli, mériteraient d'être revisités, visités par la sémiotique, comme l'anthropologie dogmatique de Legendre d'ailleurs. Il en est de même pour le déterminisme technique, car la sémiotique ignore ou oublie encore Leroi-Gourhan, Simondon et, surtout, Debord; en outre, elle ne se donne pas la peine de négocier ou de discuter avec la biologie -- comme Freud, lui, l'a toujours fait --, laissant Darwin et le néo-darwinisme triompher comme dernier des grands récits -- grand récit que Lyotard a complètement refoulé --, tout au moins dans le monde anglo-saxon.

Sémiotique discursive

Au niveau de la sémiotique discursive (encore au sens de la topique de Greimas et du Dictionnaire et donc distincte de la sémiotique du discours), la figurativisation est la physionomie du récit; c'est donc une sorte d'anatomie, de physiologie, au niveau théorique ou technique; au niveau pratique ou technologique, c'est de la peinture ou de la photographie, mais pas encore du cinéma. Le parcours figuratif a quelque chose de statique, de stationnaire, qui ne cadre guère avec la dynamique métapsychologique de la psychanalyse, sauf au niveau rhétorique : la rhétorique (ou la poétique) du visage, du portrait, du décor ou du paysage n'est pas étrangère à la rhétorique du rêve, de la rêverie, de la fantaisie ou du fantasme, toute faite de déplacements et de condensations ou de transferts; rhétorique qui n'est pas une linguistique -- Benveniste a eu raison d'insister... La thématisation est la mise en scène et en place d'une sociologie ou d'une psychologie; or, celle-ci se distingue de la métapsychologie par son manque d'économie : elle n'a pas d'économie de la valeur et, encore moins de la valeur de la valeur qu'est la valence. Mais il demeure que le parcours thématique est quand même dynamique : physique; sauf que la psychologie, surtout dans ses intentions morales et ses prétentions éthiques, à cause donc de son humanisme, sera toujours une métaphysique!

Au niveau de la syntaxe discursive, de la discursivisation ou de la mise en discours comme mise en scène, comme théâtre ou cinéma, de la praxis énonciative, il y a une (pré)occupation commune à la sémiotique et à la psychanalyse; c'est la deixis, celle-ci ne devant pas être confondue avec la simple énonciation énoncée [cf. Parret; Danon-Boileau : Le sujet de l'énonciation et La deixis; JML : «Deixis et pathos» dans Oeuvre de chair]. Le débrayage énonciatif est un acte initial et fondamental: il fonde l'espèce parlante, l'homme étant le seul animal capable de débrayer, de référer; il est capable de séparer les mots et les choses [cf. Legendre]. Cette opération est rendue possible par la parole, distincte du discours, comme essence du langage, comme faculté de langage; la parole, c'est-à-dire l'énonciation, est à la racine de la langue (ou de la signification : la grammaire) et du discours (ou de la communication) en ce qu'elle est constitutive du sujet, en ce qu'elle soude le biologique et le social, en ce qu'elle fond l'objectif et le subjectif.

L'actorialisation est le devenir-acteur de l'individu entendu comme personne ou chose, comme personnage humain ou autrement animal; le brayage actantiel est l'opération ou la procédure permettant au sujet de se distinguer des autres sujets et du monde, mais d'une illusion à l'autre : de l'illusion énoncive (ou référentielle) à l'illusion énonciative (ou sui-référentielle); le sujet ne peut pas être son propre (point de) repère; il n'y a repérage que par rapport à l'espace et au temps, que par rapport au brayage spatial et temporel ou spatio-temporel. Dans la localisation ou la programmation spatio-temporelle, les espaces partiels jouent un rôle particulièrement important : les espaces hétérotopiques éloignent le sujet de l'objet, qui sont donc en disjonction; par rapport à un espace zéro, un centre fictif, ce sont des espaces centrifuges qui peuvent troubler ou traumatiser le sujet (agoraphobe). L'espace paratopique est un espace centripète où la proximité du sujet de l'objet est angoissante pour le sujet (claustrophobe). L'espace utopique, lieu de la conjonction du sujet et de l'objet, est source d'ennui ou d'enthousiasme, de déception ou d'extase pour le sujet (phobique ou hystérique). Les espaces hétérotopiques sont aux espaces topiques (paratopique et utopique) ce que l'étendue de l'espace est à la tension du temps, ce que l'extensité (l'extensité de l'espace et l'espace de l'extensité) est à l'intensité (l'intensité du temps et le temps de l'intensité).

Grammaire sémio-narrative

Au niveau de la grammaire sémio-narrative, la sémiotique et la psychanalyse ont le même objet, c'est-à-dire les actants, plus particulièrement le sujet lui-même; mais elles n'ont pas la même méthode d'analyse ou d'étude, le même point de vue. Pour la sémiotique, le sujet, dans l'actance de sa quête, est le sujet de l'objet : c'est le "subjectum" (cartésien, classique); c'est le sujet de l'action. Pour la psychanalyse, le sujet, dans son désir, est sujet à l'objet : c'est le "subjectus" (pascalien, romantique); c'est le sujet à la passion. Dans le schéma narratif canonique (les trois épreuves : l'épreuve de la peine), la passion joue un plus grand rôle que l'action, de la manipulation à la sanction; d'une manière ou d'une autre, il y a sujétion : le sujet est asservi au destinateur (la loi, l'interdit) ou assujetti à un autre sujet; ce qui amène la sémiotique à insister, à juste titre, sur le schéma actantiel, qui est plutôt un schéma antagonique, dans la structure polémique (contractuelle et conflictuelle, politique et militaire, guerrière, cyclothymique) du récit. Pour la psychanalyse, un schéma agonique prévaut sur le schéma antagonique : dans la lutte et l'angoisse, le sujet est à l'agonie : sujet au (dé)périr, c'est un agoniste avant d'être un protagoniste ou un antagoniste; il est sujet à la mort et donc davantage au temps qu'à l'espace. Derrière l'objet, se profile, dans sa quête ou son désir d'identité, le sujet lui-même : S-O-S!

Il demeure que la sémiotique et la psychanalyse ont la même conception du désir, de la dialectique du désir et de la loi qui implique à son origine le manque, le défaut ou la perte; pour les deux, et à la suite de Platon et de Hegel, le désir n'est pas mimétique (Aristote, Jung, Girard), le désir mimétique n'étant rien ou étant plutôt faible, ou machinique (Spinoza, Nietzsche, Adler, Deleuze-Guattari, Laruelle), le désir machinique étant très fort, tout-puissant, souverain... La sémiotique et la psychanalyse analysent les comportements et les sentiments d'une manière qui n'est pas sociologique ou psychologique, par exemple au niveau des sous-codes d'honneur, dont la liste devrait cependant être allongée pour inclure la dignité (ou l'indignation) et la servitude, le respect (l'admiration ou la pitié) et le mépris, etc. Pour Lapierre, dans Essai sur le fondement du pouvoir politique, la puissance est le rapport entre la domination et la soumission; le pouvoir est le rapport entre le commandement et l'obéissance... En outre, pour la psychanalyse, on ne saurait ignorer ou négliger l'anti-code d'honneur par excellence : la honte, c'est-à-dire l'ambivalence entre la pudeur ou la peur et la fureur (de dire, de faire, de vivre); la honte est l'horreur du (pour le) et la terreur (par le) sentiment de culpabilité...

Les modalités, qui sont des affects, les (semi-) auxiliaires de l'affect, rapprochent aussi la sémiotique et la psychanalyse, surtout les modalités du croire (assumer/adhérer) et du vouloir, le vouloir-faire du destinateur (de l'ordre établi, à établir ou à rétablir) déterminant ou commandant le devoir-faire du sujet, devoir-faire auquel échappe le destinateur, et le pouvoir-faire de l'adjuvant. Le croire, le credo, est le pivot narratif du projet et du trajet narratif, de la trajectoire narrative, de la stratégie narrative. L'éthique n'est jamais qu'un croire-devoir-faire et un croire-pouvoir-faire; tandis que l'épistémique est un croire-devoir-être et un croire-pouvoir-être.

La sémiotique ne dispose pas de valeurs (sémantiques) modales pour définir les structures (syntaxiques) modales du vouloir; la psychanalyse est en mesure de venir à la rescousse, au niveau même du carré sémiotique : il y a ici projection du contraire positif au sous-contraire contradictoire et négatif, de celui-ci au contraire négatif et de ce contraire au sous-contraire contradictoire positif comme à l'habitude.

Les modalités volitives (ou "boulestiques") du vouloir-être sont, sous la pression ou le contrôle de la libido d'une part et de la loi ou de l'interdit d'autre part : le désir comme pulsion, le retrait comme "désistance", le refoulement ou le déni comme compulsion et le loisir ou le choix comme tendance; la curiosité (le vouloir-voir) est à la fois désir et loisir, tandis que la réserve (le vouloir ne pas voir) est à la fois refoulement et retrait. Les modalités volitives du vouloir-faire sont la volonté comme impulsion, le refus comme résistance, le rejet comme répulsion et l'acceptation comme "bon vouloir"; l'ambition est à la fois volonté (de changer les règles) et acceptation (des règles du jeu), tandis que l'abandon est à la fois rejet et refus : désaveu?

Alors que le besoin est le devoir-avoir, la demande est le vouloir-avoir; l'aboulie (ou l'anorexie) est le non-vouloir. S'il y avait des "modalités" de l'avoir, du vouloir-avoir, ce pourraient être celles-ci : la demande, la répugnance (la nausée, le dégoût, la "déclination"), le renoncement et l'appétit (l'appétence, le goût, l'inclination); l'envie (la boulimie) est à la fois demande et appétit, alors que le mépris (ou le détachement) est à la fois renoncement et répugnance. Par ailleurs, à la racine du croire, il y a le vouloir-croire; c'est pourquoi il est plus facile de ne pas croire parce qu'il faut le vouloir et donc parier (Pascal). Dans la philosophie nietzschéenne, la volonté de puissance comme instinct de vie est une sorte de vouloir-vouloir.

La sémantique narrative -- une pré-éthique sans être une pro-éthique -- est une véritable ontologie, une théorie de l'être et donc du monde; mais ce n'est sans doute pas encore une théorie de la vie, même si la vie est un récit et même si le récit, c'est (la mémoire de) la vie. C'est le monde de l'axiologisation, c'est-à-dire de la transformation des axiologies comme systèmes de valeurs implicites (les catégories) en idéologies comme systèmes d'idées explicites (les vocables); c'est la transformation du monde du sens commun en univers de discours, en texte, en référence au Texte. Alors que les catégories ou les valeurs (schèmes, images) sont virtuelles, les notions (au sens de Culioli) ou les concepts sont potentiels, les thèmes ou les idées sont actuels et les figures ou les termes (étiquettes finales), sont réels. Par les isotopies, qui sont des répétitions de valeurs, l'axiologisation est idéologisation, valorisation et universalisation.

L'idéologisation consiste en la prise en charge des valeurs actuelles -- l'air du temps ou l'air de famille : la mode, le mode du monde, le monde du mode (sans style) -- par un sujet individuel (par exemple, Hitler ou un autre Führer ou chef) ou collectif (par exemple, les nazis ou les terroristes, un quelconque parti ou une secte quelconque). Ce sujet est actif; c'est un sujet possible, c'est-à-dire en insistance de faire; conscient, c'est le sujet de l'action et donc de l'antagonisme : c'est le "subjectum" (obsessionnel, paranoïaque). C'est le sujet de la conjonction, de la réalisation, parfois transitive (altruiste) dans l'attribution, souvent réfléchie (égoïste) dans l'appropriation. À l'ombre de la représentation (figurative ou "défigurative", démocratique ou bureaucratique, politique ou militaire), ce sujet vise à transformer l'objectivité du monde en effectivité de la vie : en style de vie. Son monde est celui du ressentir, du ressentiment; son advenir passe par le survenir (la surprise, le coup d'État ou d'éclat, l'éclat, l'attentat) et le parvenir (la patience, la persévérance, voire la tempérance); c'est le devenir ou le venir de la présence, de la patence. Dans la nostalgie (de l'Aryen) ou dans l'ennui (du Yankee), le "subjectum" a l'entendement de son côté; comme tout autre sujet, le souffrir et le jouir lui arrivent de temps à autre, mais il se complaît dans l'agir et le réagir; il se satisfait du régir comme émotion -- émotion subtile, fertile pour les uns, stérile pour les autres...

Entre la valorisation et l'idéologisation, il y a évaluation, c'est-à-dire investissement thymique de l'objet par le sujet, qui se dote alors d'un comportement ou feint une attitude (faute d'aptitudes), adopte un sous-code d'honneur ou un anti-code d'honneur (surtout dans la névrose ou la perversion), qui est celui du prévenir : imaginer mais éviter le pire, prédire la suite, protéger ses arrières, pallier à la situation, parier sur l'issue ou l'impasse; vivre une journée, une semaine, un mois, une année, une vie à l'avance... C'est l'éthique du journaliste!

Mais l'objet, dans la disjonction du croire et dans le croire en la conjonction, est investi avant d'être perçu, disait Freud; c'est-à-dire que la passion, la passivité, détermine l'action, l'activité, comme les plaisirs (les états d'âme) déterminent les objets (les états de chose) : dans la valorisation, les valeurs modales (thymiques, cognitives) déterminent les valeurs descriptives (pragmatiques), les valeurs subjectives (essentielles) justifient ou légitiment les valeurs objectives (accidentelles) : l'économie est une pathologie! C'est l'économie (l'épargne, la dépense) du sentiment, du sentir, là où le subir et le pâtir, le (dé)faillir, font office de souffrir et de jouir. Le sujet passif, passible (susceptible, responsable sans être coupable), disponible et disposé, inconscient, vit dans l'agonisme; il est sujet à la vie et à la mort; il est tendu et attendu, suspendu ou détenu, par l'attente et l'espoir. Dans l'absence et la latence, à l'agonie avant de naître, né-mort, le "subjectus" est en instance d'être; son advenir, dans le devenir et le venir, est celui du souvenir et du provenir, de l'origine -- impossible, impassible...

Les valeurs d'échange, impliquant le contrat ou le conflit, concernent les personnes, les biens et les paroles et elles recouvrent ainsi les trois grandes fonctions indo-européennes : la troisième fonction (thymique, économique), qui est celle de la fécondité, c'est-à-dire de la production (ou du travail) et de la reproduction; la deuxième fonction (pragmatique, politique), qui est celle de la guerre; la première fonction (cognitive, idéologique), qui est celle de la souveraineté et qui ne peut être exercée que par ceux qui prennent la parole, qui ont pris la parole des/aux autres. Les deux premières fonctions peuvent être dominantes; la troisième est déterminante : primaire, primitive, primordiale... Mais les valeurs d'échange, qui prévalent sur les valeurs d'usage (et les valeurs de base), s'usent : ce sont en somme ou en fin de compte des valeurs d'usure, au sens où l'intérêt y prime; l'intérêt au sens du bénéfice et du profit, mais surtout au sens du gain ou de la perte d'intérêt. C'est-à-dire que dans la (con)jonction, il y a surestimation ou sous-estimation de l'objet, idéalisation ou rabaissement de l'objet; dans la conjonction, il y a perte de valeur de l'objet, à cause de l'angoisse ou de l'ennui. De là, la répétition, l'éternel retour du même ou de l'autre, la compulsion de répétition propre au sentiment de culpabilité; compulsion qui est à la fois automatisme de répétition (tabagisme, alcoolisme, toxicomanie, manie, obsession, perversion) et compulsion d'aveu dans la sanction, l'ancrage du sentiment important davantage que l'étayage de la culpabilité.

Il y a universalisation des isotopies et donc des idéologies au sein même des structures axiologiques : la structure axiologique figurative et les deux structures axiologiques élémentaires. La structure axiologique figurative des quatre éléments de la nature, soit l'eau (l'hiver, le nord), la terre (le printemps, l'est), le feu (l'été, le sud) et l'air (l'automne, l'ouest), a beaucoup été explorée et explorée, il y a déjà quelques dizaines d'années, par une certaine psychocritique en mal de matière ou par la psychanalyse jungienne. Il ne semble pas que la sémiotique et la psychanalyse freudienne et lacanienne aient beaucoup à dire et à faire avec cette structure : d'abord, parce qu'elle n'est que figurative; ensuite, parce qu'elle ne concerne que le règne minéral; et enfin, parce que ce règne y est réduit à la matière atomique, alors que la plus grande partie de l'énergie de l'univers n'est pas atomique : le "discours de l'univers" n'est pas qu'atomique...

Par contre, il n'en est pas de même des deux micro-univers sémantiques que sont les structures axiologiques élémentaires et qui (co)ordonnent l'univers du discours : l'univers collectif ou le sociolecte et l'univers individuel ou l'idiolecte. Les deux univers préoccupent et occupent autant la psychanalyse que la sémiotique, autant la métapsychologie que la philosophie; autant la (méta)biologie que l'anthropologie. Déjà Kant, en 1784, dans Idée d'une histoire universelle du point de vue cosmopolitique [texte édité et traduit en français par Stéphane Piobetta], avait défini les deux univers et leur antagonisme essentiel au sein de la société : «Le moyen dont la nature se sert pour mener à bien le développement de toutes les dispositions de l'humanité est leur antagonisme au sein de la Société, pour autant que celui-ci est cependant en fin de compte la cause d'une ordonnance régulière de cette Société». L'antagonisme est «l'insociable sociabilité des hommes, c'est-à-dire leur inclination à entrer en société, inclination qui est cependant doublée d'une répulsion généralisée à le faire, menaçant constamment de désagréger cette société». Ainsi le sociolecte est-il association et l'idiolecte, résistance à cette association, inclination à la solitude et à la paresse...

Le sociolecte est l'univers de la transcendance et de la reproduction; la valeur sociolectale est Nature/Culture. Il est ainsi structuré surtout par l'espace et il est organisé par la survie de l'espèce, c'est-à-dire par la différence sociale (socio-historique : économique, politique et idéologique). Dans le sociolecte, il y a conservation collective par la (re)production individuelle; les valeurs (mimétiques) d'univers prévalent. La règle du sociolecte est l'interdit de l'inceste : le tabou et le totem, le mythe et le rite, le cérémonial et le rituel, la liturgie (du destinateur) et la fiducie (du destinataire), la croyance et la confiance, le sacrifice et le culte (de dulie, de latrie). Le principe de réalité y domine : c'est la loi qui commande le désir; les pulsions de moi (ou de conservation) y font que la génération conduit à la prédation (alimentaire, sexuelle). Le sociolecte est donc l'univers de la parenté (ou de la communauté) par le sang ou le rang, par la filiation ou l'alliance. Son équivalent (méta)biologique est la phylogenèse.

L'idiolecte est l'univers de l'immanence et de la finitude; la valeur idiolectale est Vie/Mort. Il est ainsi structuré surtout par le temps et il est organisé par le sexe de l'individu, c'est-à-dire par la différence sexuelle. Dans l'idiolecte, il y a (re)production collective par la conservation individuelle; les valeurs (machiniques) d'absolu y prévalent. La règle de l'idiolecte est l'interdit du meurtre. Le principe de plaisir y domine : c'est le désir qui commande la loi. Les pulsions sexuelles, dont la pulsion de mort comme pulsion de destruction, y font que la prédation conduit à la génération. C'est donc l'univers de la sexualité. Son équivalent (méta)biologique est l'ontogenèse.

La famille et le milieu concentrent les deux univers; le droit est l'arbitre entre les deux. La guerre est la transgression légalisée de l'interdit du meurtre; légalisation au profit du sociolecte et au détriment de l'idiolecte. L'avarice, faisant entrave à la circulation ou à l'échange des biens, et la jalousie (comme guerre personnelle), faisant entrave à la circulation ou à l'échange des personnes, équivalent à la transgression de l'interdit de l'inceste...

Sémiotique tensive

La subjectivité n'est pas l'intersubjectivité, l'intentionnalité; elle est l'affectivité, l'auto-affection : l'angoisse ou l'ennui, l'inquiétude ou l'enthousiasme. C'est pourquoi la sémiotique tensive (ou fondamentale), capable de passer des valeurs d'usage aux valeurs d'échange, des valeurs d'échange aux valeurs d'usure, des valeurs aux valences, est une métapsychologie comme la psychanalyse. Dans la sémiotique tensive, la syntaxe et la sémantique ne se distinguent plus. La refonte de la sémiotique (fondamentale), amorcée par Sémiotique des passions et continuée par Tension et signification, passe d'abord et avant tout par le redoublement du carré sémiotique comme structure élémentaire et modèle constitutionnel de la signification par les réseaux et les arcs de la tension et donc par la domination des valences sur les valeurs (ou les catégories); elle passe aussi par la redéfinition des modes d'existence ou des simulacres existentiels de la présence.

La définition des simulacres existentiels dans Sémiotique des passions [p. 56, 141-142, 145, 148] est désormais insoutenable, tel que Tension et signification l'a démontré [p. 42, 98-99-100, 104, 111 (note 11), 137, 163]. Cependant, il semble que la démonstration ne soit pas incontournable, qu'elle puisse être contournée ou détournée. C'est-dire que la projection des modes d'existence -- projection grandement exploitée dans JML : La signature du spectacle, La puissance du sens, De la pragrammatique, Le petit principe/Le grand princeps et Oeuvre de chair -- sur le carré sémiotique n'a pas besoin de passer par l'implication des complémentaires, par les deixis, avec la concession ou la sommation, où les degrés (quantitatifs) priment sur les catégories (qualitatives) ou le graduel (continu) sur le catégorique (discontinu). En outre, si, tel que la sémiotique et la psychanalyse le prônent, le manque est à l'origine et que la virtualisation est disjonction, c'est la potentialisation qui est non-disjonction et l'actualisation qui est non-conjonction, tout au moins dans la conversion. Ainsi en est-il des modes du verbe en français : de la disjonction à la conjonction en passant par la non-disjonction et la non-conjonction. L'infinitif est le mo(d)de virtuel (et infini) de la disjonction; le subjonctif est le mo(n)de potentiel (et indéfini) de la non-disjonction; l'impératif est le mo(d)de actuel (et défini : défectif) de la non-conjonction; l'indicatif est le mo(n)de réel (et fini) de la conjonction. Le participe se situerait à la croisée des contradictoires, au noeud de la bande de Moebius qu'est devenu ici le carré sémiotique : mo(n)de temporel par rapport au mo(n)de spirituel ou éternel : transfini?...

La sémiotique tensive est la sémiotique de la thymie : de la phorie, de l'extensivité, et de la pathie, de l'intensité; c'est une théorie de la vie (formes de vie, styles de vie, rythmes de vie et autres postures). De la voix, de la visée en temps, à la modalité et au mode, à la saisie en espace, il y a modulation de la vitesse : syntaxe de la syntaxe, rythme -- tempo ou momentum... La sémiotique (tensive) et la psychanalyse se rencontrent encore au niveau de la proprioceptivité (thymique), qui conditionne l'intéroceptivité (cognitive) et l'extéroceptivité (pragmatique), qui conditionne la réceptivité propre au sens interne (aperception, intuition, entendement) et aux sens externes (perception, réception, sensibilité); c'est le sens intime (auto-affection, imagination).

C'est par le verbe (la valence du Verbe), par la parole, par les particules de la parole, par une grammatique de la parole (et de l'énonciation) plutôt que par une grammaire de la langue (et de la signification), qu'il y a proprioception : traction ou pulsion, attraction ou répulsion, prémonitions ou réminiscences, propensions et protensions ou tensions; la proprioception est la racine commune de l'intéroception et de l'extéroception, comme l'imagination l'est de l'entendement et de la sensibilité. Aussi la métapsychologie est-elle, de la passion à l'action et de l'imagination à la raison, une théorie des facultés : chair, corps, coeur, âme, esprit (conscience, raison)...

De l'intransitivité de l'être à la transitivité de l'avoir, la proprioceptivité est le réservoir ou la réserve des valences, des valeurs des valeurs, des pulsions, des compulsions; c'est donc le règne de l'investissement et du contre-investissement thymique qui conditionnent le faire : le comportement, le sentiment, l'assentiment, le jugement. L'affect précède la représentation, les catégories et les dimensions procèdent des affects et les schémas des schèmes; le pathos -- de la pathie à la phorie : de la "tropie" et de la "strophie" à la "morphie" ou l'"amorphie" et à la "polymorphie" ou l'"anthropomorphie" -- ordonne l'eidos (l'aspect) et l'ethos. "Disposibilité" de la passion, (être de la passion et passion de l'être) et insensibilité de l'imagination, la proprioceptivité est la signature du sens : du sens de la vie et de la vie du sens, du récit de la vie et de la vie du récit, du sens du récit et du récit du sens -- le (trans)port nodal du sens par des (r)apports d'ordre tensif ou missif et des supports d'ordre modal.

Le monde naturel, comme le langage naturel, est un univers de discours; il n'y a pas de monde pour l'animal qui ne parle pas, c'est-à-dire qui n'a pas de conception ou de vision du monde (implicite ou explicite) et qui est incapable de coupler la proprioception et la schématisation, qui sont des pré-conditions ou des pré-opérations anté-prédicatives mais aussi pro-prédicatives, justement parce qu'il est incapable de débrayage... Mais la vie n'est pas (que) le monde [cf. Henry]. La vie -- la passion comme passivité, mais aussi comme activité -- est passibilité et impassibilité, possibilité (enthousiasme, curiosité, générosité) et impossibilité (angoisse, inquiétude, impuissance), susceptibilité et responsabilité, patience et paresse.

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Entre l'impassible Destinateur (le Maître, le Paranoïaque) et l'impossible Objet de valeur (le Phobique), le Sujet (l'Hystérique, le Maniaco-dépressif, le Schizophrène) ou l'anti-Sujet (l'Obsessionnel) ne peut compter sur l'Adjuvant (l'Universitaire) dans sa quête de vérité; mais peut-il compter sur l'Analyste : philosophe? sémioticien? psychanalyste? L'Analyste lui-même (l'Interprète qui n'est pas un "interprêtre"), capable de jouer du (contre-)transfert, peut-il échapper à l'emprise et la maîtrise du savoir, au Discours de la maîtrise? Comment peut-il passer de la disjonction (le ça, le réel : l'impossible, l'Un) à la conjonction (le surmoi, le symbolique : l'impassible, l'Autre) sans culbuter, sans buter contre la non-disjonction (le moi idéal, l'imaginaire : le possible, le Même) et la non-conjonction (l'idéal du moi, le semi-symbolique : le passible, le Multiple ou le Différent) [cf. JML : «Le sujet à la (con)science» dans Oeuvre de chair, p. 27-31; pages ici corrigées]? Pour cela, il lui faudrait, non seulement une schématique de l'imagination et une agonistique de la passion, mais aussi une anthropique de l'imaginaire et une "mystique" de la subjectivité; "mystique" où le sublime est synonyme de radicale finitude, de finitude natale et agonale...

-- Une autre grammaire, une grammaire génitive et proprioceptive plutôt que générative ou cognitive : grammatique? Une autre métapsychologie, une métapsychologie métabiologique : pragrammatique?

Pour les références complètes des ouvrages dont il est ici question, cf. JML :

www.ucs.mun.ca/~lemelin/Bibliographie de pragrammatique.

Comment la sémiotique et la psychanalyse peuvent-elles collaborer?

Doivent-elles le faire ou persister à élaborer et à s'élaborer en se boudant ou en feignant de s'ignorer?

Où convergent-elles et où divergent-elles?

Quand s'excluent-elles?

JML/octobre 2001

À suivre