CONCLUSION

 

Les grands récits

 

         Le squelette ou l’armature de la vie est la triple articulation du sens, c’est-à-dire l’articulation de l’homme, du langage et du monde. Il n’y a pas de civilisation sans cette triple articulation humaine, langagière et mondaine. L’homme a été envisagé ici d’un point de vue géologique et paléontologique ou paléoanthropologique, d’un point de vue géographique et démographique et d’un point de vue esthétique. L’art ou le langage pariétal est la manifestation duelle du principe femelle de vie et du principe mâle de mort, sous l’instance du tabou du sang et du complexe de castration et avec l’insistance de la pulsion de mort.

 

         La définition de l’homme qui en ressort est celle de l’animal parlant ou du parlêtre et elle permet de réduire – au sens phénoménologique du terme – le processus de l’hominisation du genre Homo à l’espèce sapiens, qui est apparue en Afrique il y a environ 150 000 années et qui a peuplé toute la Terre, il y a de 75 000 à 25 000 ans, avant de se promener dans l’espace aérien puis céleste, depuis le premier spoutnik en 1957 jusqu’au robot de 2004 !

– Il est curieux et fâcheux de remarquer qu’alors que l’homme est capable d’aller dans l’espace, il est encore incapable de prévoir un tremblement de terre…

 

         Le premier grand récit qui s’est dessiné et décliné est celui de la biologie, de la biologie de l’évolution comme science de la matière ou de la nature vivante, de l’animé, de l’anima ou de l’âme. Mais nous avons souvent eu l’occasion de nous démarquer de la théorie néo-darwinienne de l’évolution, en insistant sur la triple articulation (du sens) de la vie et sur l’évolution comme ponctuation de l’Univers, la ponctuation pouvant être graduelle, lente et continue ou saccadée, rapide et discontinue, contrairement à ce que prône le néo-darwinisme jusqu’avec la sociobiologie.

 

         Un autre grand récit dont il a été beaucoup question est celui de l’histoire, même si nous sommes surtout attardés à la préhistoire. C’est avec le matérialisme historique du marxisme  que l’histoire peut prétendre à la science, même si c’est une doctrine autant qu’une discipline. Même s’il n’y a jamais eu de communisme, sauf un « communisme primitif » [Testart] à l’aube de l’humanité, le socialisme n’ayant jamais été qu’un mode d’accès du féodalisme au capitalisme : quand l’impérialisme n’en a plus eu besoin, il l’a battu et abattu comme le mur de Berlin ! Il demeure cependant que la lutte des classes sociales ne s’est pas évanouie ou évaporée, n’a pas disparu avec la mondialisation ou la globalisation, qui n’est jamais que l’occidentalisation du sixième de l’humanité ou du tiers si l’on inclut la Chine : l’occidentalisation, c’est l’uniformisation et la normalisation, c’est la standardisation de et par la mode (de la société du spectacle à la haute couture, de l’exhibitionnisme masochiste au voyeurisme sadique). Le capital continue d’exploiter le travail et les rapports sociaux sont encore des rapports de production et de reproduction et des rapports de pouvoir, en même temps que les valeurs d’usage s’usent dans les valeurs d’échange (l’argent comme marchandise-étalon) et les valeurs d’échange dans les valeurs d’usure (la fiducie, la spéculation, la bourse) et que le « travail vivant » (la main-d’œuvre, la force de travail) s’épuise ou est remplacé par le « travail mort » (les machines, les ordinateurs). En même temps que l’ « État d’exception » devient la règle, les démocraties deviennent plus gouvernementales que parlementaires, abolissant ainsi la séparation des pouvoirs exécutif, législatif et juridique.

- Pas plus que Hegel et malgré Lénine, Staline, Mao, Hoxha et Pol Pot, Marx n’est un chien crevé !

 

         Le langage, en ses origines ou son origine, croise l’évolution de la langue, les langues du monde et le monde des langues naturelles et maternelles : les noms propres sont des non-concepts (des pictogrammes), les non-concepts sont des nombres (des idéogrammes) et les idéogrammes peuvent être déchiffrés par chacun dans sa propre langue maternelle : ce sont des chiffres (des psychogrammes), comme les notes d’une partition de musique ou comme le calendrier et le système métrique…

 

         Dans l’étude générale du langage, qui est l’objet de nombre de disciplines, de domaines, de courants et d’écoles, la linguistique se fonde avec la rupture du structuralisme et du comparatisme ou de la phonologie et de la phonétique. La linguistique générale ne peut pas ignorer le rapport entre le langage et le corps ou les « trois corps » (la corporation, l’incorporation et l’incarnation du « corps propre »). Qui dit (triple) corps dit latéralisation du cerveau (et de la main) et troubles de langage ; mais qui dit corps dit aussi manipulations génériques et génétiques du « corps impropre »…

 

     L’analyse particulière et singulière du langage s’attarde sur la triple articulation de l’énonciation (grammatique), de la signification (linguistique et sémiotique) et de la communication (pragmatique) et sur les opérations fondamentales de la deixis et sur  leurs marqueurs, qui sont des grammèmes, soit des embrayeurs (déictiques et phatèmes), soit des débrayeurs (anaphores). L’embrayage étant dans la définition même de l’animal, voire du vivant, c’est le débrayage qui définit l’humain : alors que le genre humain (Homo), comme espèce animale, est embrayé, l’individu humain (sapiens) est débrayé ; et dans l’évolution de l’enfant, il y a passage ou transition de l’embrayage au débrayage, du présent à l’absent, de l’être à l’avoir ou du sujet à l’objet. De la signification ressortent l’isomorphisme – la langue est une forme et non une substance - et de la communication, l’acte de langage comme continuité de la parole au discours par la discontinuité de la langue et le dialogue comme structure-canon.

 

         Le troisième grand récit qui s’énonce est donc celui de la grammaire, de la grammatique (narratique et rythmique) à la pragmatique, de la linguistique à la sémiotique : c’est le récit de la structure et la culture du récit, la littérature (et la philosophie) se définissant ainsi comme l’art du récit, l’art de la grammaire, l’art du langage. Aussi y a-t-il, en plus de la triple articulation du sens (de la vie) et de la triple articulation du langage, une triple grammaire :

 

JML

Trois grammaires explicatives

grammaire cognitive ----– grammaire générative

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grammaire proprioceptive

(lexis ou mimesis) ----- (semiosis)

­

(deixis)

 

         La psychanalyse est le quatrième et dernier grand récit : le récit théorique et scientifique de l’origine de l’homme, de l’origine du langage et de l’origine du monde (dont le moi fait partie), et l’articulation de la nature, de la structure et de la culture. Le « noyau dur » de la psychanalyse, plus précisément de la métapsychologie (économique), est la théorie des pulsions et plus particulièrement de la pulsion de mort, qui conditionne la métabiologie. Dans le rapport entre l’âme, la chair et le cœur, y a-t-il lieu d’associer la pulsion de mort avec l’éternel retour ou avec la volonté de puissance ? Chez Nietzsche, à partir de Schopenhauer, le principe apollinien de l’éternel retour et de l’individuation se distingue du principe dionysien de la volonté de puissance et de la désindividuation. Le principe de désindividuation peut avoir lieu de l’un à l’infini (la masse, la foule, le peuple, la nation, la fête, le sport) ou de la dualité à l’unité (l’accouplement ou l’accouplement qui mène à l’accouchement). La pulsion de mort, qui est déliaison, dégradation, catabolisme, peut-elle se situer en même temps du côté des pulsions sexuelles, du principe femelle de vie, du principe de plaisir et de la volonté de puissance ou de l’éternel retour ? Comment la prédation ou l’agression (individuelle) peut-elle être auto-conservation ou génération (collective) ?  En quoi la pulsion de mort peut-elle être au service de l’individu et de l’espèce, des valeurs d’absolu et des valeurs d’univers ?

 

         De même, il faut se demander quel est le rôle de la pulsion de mort dans les « maladies de l’âme et du cœur », des (psycho)névroses aux névroses, des névroses de transfert aux transfert des névroses, en passant ou non par les « états-limites », des troubles d’embrayage aux troubles de débrayage . Sous l’ins(is)tance du ça, du moi ou du surmoi et dans les destins des pulsions, le je est immergé ou submergé dans la névrose ou il est schizé ou trop émergé (‘’rémergé’’) dans la psychose.

 

*

 

         S’il y a un cinquième « grand récit », nous ne le connaissons pas et il ne nous connaît pas ; cela ne veut pas dire qu’il n’y en a pas ou qu’il n’y en aura pas : il y en a peut-être un qui s’annonce et s’énonce déjà du côté de la (bio)technologie : de l’internet et du clonage… Certains parlent de la fin de la civilisation, dans une impossibilité de dépassement de la démocratie, et donc de la fin de l’humanité par les « crimes contre l’humanité » et par les guerres de toutes sortes ou par l’ennui des ennuis ou les ennuis de l’ennui. Mais il y a quand même empire et emprise du récit : ou du récit débrayé, du calendrier à l’annuaire jusque dans le voyage touristique comme devenir-espace du capital et devenir-temps du travail ; ou du récit embrayé, jusque qu’avec le téléphone portable (talisman, scapulaire, porte-bonheur, grigri, fétiche, amulette), qui maintient l’embrayage de l’adolescent pour ou contre, avec ou sans ses parents - dans la synchronisation d’un double embrayage spatial : être à deux endroits à la fois, la conversation redoublant la marche (le déploiement musculaire, qui est un substitut de la masturbation)…

 

         Cependant et finalement, il n’y a pas d’archirécit ou de métarécit, pas plus qu’il n’y a de « métalangage » ; mais il y a peut-être un archérécit, la littérature (orale), de la mythologie au journalisme, ou l’écriture (pariétale), ou un mégarécit, le cinéma. S’il y avait un archirécit, ce serait le Livre ou le Texte [cf. Legendre et Sibony].  Mais l’archirécit, le premier et le dernier récit, ce n’est jamais que le récit lui-même comme sens de la vie et comme « malaise dans la civilisation » et civilisation du malaise et du malêtre : cyclothymie !

- De là, en corrélation avec les quatre Discours [voir « Le monde »], les quatre grands récits ou (archi)récits :

 

BIOLOGIE    (PRÉ)HISTOIRE

 

X

 

PSYCHANALYSE    GRAMMAIRE

 

JML/5 février 2004