L’HOMME

 

L’ÉVOLUTION

 

La géologie

 

         Les temps géologiques sont incommensurables : il n’y a pas d’âge pour les galaxies, comme la Voie lactée, et pour le Soleil ; la Terre est vieille de quatre ou cinq milliards d’années ; la vie végétale y est apparue il y a de trois à quatre milliards d’années et il y a eu deux milliards d’années de bactéries et d’algues (procaryotes) ; la cellule à noyau (eucaryote) est vieille de deux ou trois milliards d’années : il y a eu cent millions d’espèces depuis l’apparition de la vie végétale ; la vie animale existe depuis un milliard d’années ; pendant des centaines de millions d’années [MA], il n’y a pas de fossiles : c’est le non-temps du Précambrien (ou de l’Archéen) et de l’Infracambrien.

 

         Les ères se divisent en périodes (ou en systèmes), qui se divisent elles-mêmes en âges (ou en étages ou stages). L’ère paléozoïque ou primaire comprend le Cambrien, l’Ordovicien et le Silurien, puis le Dévonien, le Carboniférien et le Permien. L’ère mésozoïque ou secondaire comprend le Triasique, le Jurassique, où il y a séparation de la Terre (Pangée) en deux : Gondwana dans l’hémisphère austral et Laurasie au nord), et le Crétacique. L’ère cénozoïque ou tertiaire (et quaternaire) comprend le Paléogène (Eocène et Oligocène) et le Néogène (Miocène et Pliocène). L’ère quaternaire comprend le Pléistocène et l’Holocène. L’ère primaire a une durée de 600 MA et elle voit l’apparition de la chaîne calédonienne (du Silurien au Dévonien (du Carboniférien au Permo-Triasique) et de la chaîne hercynienne  ; l’ère secondaire a une durée de 150 MA et elle voit l’apparition de la chaîne alpine (Pyrénées) et des bassins maritimes en France ; l’ère tertiaire a une durée de 70 MA et elle voit l’apparition des chaînes des montagnes, des volcans, des océans, des lagunes, des lacs et de la dérive des continents : le choc de l’Afrique avec l’Asie a provoqué la formation de l’Himalaya et l’Australie s’est séparée de l’hémisphère austral il y a 45 MA avec ses marsupiaux. L’ère quaternaire est l’ère des glaciations et de l’apparition de l’homme.

 

         À l’ère primaire, sont apparus les invertébrés : les crustacés (arthropodes) et les vers il y a 540 MA au Cambrien, et les premiers vertébrés : les poissons sans mâchoire il y a 530 MA, les poissons à mâchoire il y a 380 MA, les poissons terrestres (dipneustes), les batraciens (ou les amphibiens), et les insectes il y a 350 MA, alors que la vie végétale avait conquis la Terre il y a 430 MA. Il y a environ 1,5 million d’espèces d’insectes déjà  découvertes et il y en a peut-être encore 3 ou 4 millions à découvrir : ils constituent 80% du règne animal.

 

         Les reptiles (crocodiliens, ophidiens, sauriens et chéloniens) sont apparus il y a 350 MA et les dinosaures ont dominé la Terre pendant presque 200 MA (du Trias et du Jurassique au Crétacé, soit d’il y a 245 MA à 65 MA). Les reptiles mammaliens, les mammifères carnivores et les herbivores sont vieux de 320 MA. Il y a 240 MA, 95% des espèces vivantes se sont éteintes et 75% avec les dinosaures ; il y a eu sept extinctions de grande amplitude depuis l’ère primaire.

 

         Les reptiles volants ont pris leur envol il y a 200 MA, en même temps que sont apparus les dinosaures à plumes ; les « vrais mammifères » se distinguent il y a 180 MA et les oiseaux il y a 150 MA. Les cétacés (baleines), il y a de 55 à 40 MA, sont contemporains des chevaux, il y a 50 MA. Les primates se séparent des mammifères il y a au moins 50 MA et les anciens singes (simiens) des (grands) singes actuels il y a 35 MA : c’est l’époque de la « Grande Coupure ». La séparation des Pongidés (orangs-outans) et des Hominidés (anthropoïdes) a eu lieu il y a quelque 20 MA ; les chimpanzés et les Homininés se sont séparés des gorilles il y a 10 MA ; les Paninés (chimpanzés) et les Homininés se sont divisés un peu plus tard. Les australopithèques sont apparus il y a 5 MA [cf. Pascal Pick : La plus belle histoire des animaux].

 

L’hominisation

   

         L’hominisation a précédé l’humanisation, c’est-à-dire la civilisation. Les animaux appartiennent à la nature ; chez les oiseaux peut-être et certainement chez les mammifères, il y a un début de structure, une (infra)structure propre à l’homéothermie (et au rêve ou, tout au moins, au sommeil paradoxal); les mammifères sont déjà  continents. Avec les Hominidés, vient un début de culture, de culture élargie ou au sens large, avec la technique et l’habitude de l’outil, même s’il n’est pas fabriqué ; avec les Homininés (ou les hominiens), advient une culture restreinte ou au sens restreint, avec la technologie (ou l’industrie de l’outil) et l’habitat ; avec l’Homo sapiens, survient la culture stricte ou au sens strict, avec la technocratie (de la chasse) et l’habitus. Puis, la culture devient une (super)structure, avec le totem et le tabou, le rite et le mythe, le folklore et la morale, l’art et la religion, le mythologie et la philosophie, l’idéologie et la science, avant qu’une superstructure étatique ou juridico-politique ne vienne recouvrir et redoubler une infrastructure économique ou économico-militaire dans les sociétés de classes sinon dominées, certes déterminées, par l’économie de production, par un mode de production et de reproduction d’une formation sociale [cf. Marx].

 

        Avec l’agriculture et l’élevage, ainsi que le stockage, sont venues les sociétés de classes, mais aussi les guerres – qui existent déjà dans les sociétés primitives, c’est-à-dire sans État - et les épidémies, les « armes » et les « germes » de la « kleptocratie » [Diamond]. Mais pour qu’il y ait État, il n’a pas fallu nécessairement la famille ou la parenté et la propriété privée [Rousseau, Engels] : il y a eu des royautés (africaines ou autres) qui ne s’appuyaient pas sur la parenté ou la propriété privée ; il a fallu l’esclavage (sans parenté ou identité, pour les dettes ou pour ou par la guerre), l’accompagnement funéraire (de l’esclave avec le maître) et les fidélités personnelles (qui résultent de la richesse engendrée par le stockage contre les pauvres) : « la servitude volontaire » [Testart]. La servitude est le contraire du service et elle est pire que le servage et l’esclavage ; elle est une forme d’asservissement ou d’assujettissement par la tyrannie, le despotisme ou la dictature… Le pouvoir a précédé l’État et son origine n’est pas qu’économique (la propriété privée ou collective, la division sexuelle ou sociale) du travail) ; elle est sociale : généalogique et non génétique.

 

         Les animaux sont aux prises avec le besoin ; leur enjeu réel est la survie individuelle et collective par la sélection naturelle ; les oiseaux accèdent au jeu et au rêve. Chez certains mammifères s’ajoute le rictus ; chez les primates, le rire ; chez les Hominoïdes (Pongidés et Hominidés), le sourire. Les Hominidés vont jusqu’à la demande – ils quémandent, quêtent - et donc jusqu’à l’imaginaire ; les chimpanzés sont capables d’imagerie, de fantaisie et de tromperie : ils ne pensent pas – ils ne raisonnent et ne déraisonnent pas -, mais ils ont de l’esprit ; les Homininés poussent sans doute la fantaisie jusqu’à la rêverie. Avec l’Homo sapiens, le jeu se transforme en joute et la fantaisie en fantasme ; il y a accès au désir et ainsi au symbolique ; avec le fantasme (re)viennent l’angoisse et le symptôme, la perversion et la folie, la névrose et la psychose : l’humanisation est à ce prix ! L’homme passe de la sexualité au sexe, qui peut être sexualité sans reproduction mais non reproduction sans sexualité. L’homme est le monstre du monde ; il parle le langage de l’im-monde : alors que les autres animaux sont « pauvres en monde » [Heidegger], l’homme est au monde…

 

         Les animaux sont doués de facultés, d’une âme [‘’anima ‘’ : « souffle »] qui leur permet la réception et la perception ; ils ont la faculté de proprioception (qui inclut la « nociception », c’est-à-dire la douleur, sinon la souffrance); les insectes sociaux sont mus par l’instinct (mémoire, programme et plan) ; les vertébrés ont un intellect, un organe de recognition. Pendant que les facultés se maintiennent, des capacités se développent, plus particulièrement la capacité de l’extéroception : les mammifères, les cétacés et les primates ont une intelligence indéniable qui les rend capables de cognition ; la conscience ou la réflexion n’est pas étrangère aux Pongidés . Les propriétés des Hominidés retiennent et détiennent les facultés et les capacités et elles incluent l’intéroception : les Paninés (le genre Pan) ont de l’esprit et ils sont capables de conception ; les Homininés (les hominiens : les australopithèques, les paranthropes et le genre Homo) parviennent à la pensée, à l’intuition, à un système de représentatio nprimaire (représentation de choses, iconicité, non-arbitraire, gestualité, embrayage, présence du référent dans l’espace) ou à un protolangage [cf. Bickerton]. Mais c’est le langage (et l’inconscient qui l’accompagne), en sa triple articulation, ou un système de représentation secondaire (représentation de mots, conventionnalité, arbitraire, oralité, débrayage, absence du référent dans l’espace et le temps) qui ouvre la voie et la voix à l’introspection : les humains (l’espèce sapiens) parlent ; en l’Homo sapiens sont réunies l’animalité (le corps), la gestualité (la main) et l’oralité (la parole)  [cf. Leroi-Gourhan].

 

         Qui dit animalité ou corps dit anatomie. Les primates sont capables de suspension et de brachiation ; ils ont des ongles et parfois une queue. Les Hominoïdes, sans queue, connaissent la station debout, mais leur bipédie ne va plus loin qu’une démarche ; il y a chez eux réorientation stéréoscopique de la vision. La bipédie des Hominidés va jusqu’à la marche. Il y a sans doute modification du bassin chez les Homininés et donc amélioration de la marche, mais complication de l’accouchement ; on sait que l’Homme de Néandertal n’aimait pas l’eau et le poisson semble-t-il, si on en juge par les résultats des fouilles de la grotte du Lazaret, à Nice ; mais il est possible que d’autres hominiens aient maîtrisé la nage… Avec le genre Homo, la bipédie permet la course et certes aussi la nage et le lancer ; la modification du bassin conduit à la transformation du gros orteil et donc du pied ; il y a redressement complet de la colonne vertébrale, libération et spécialisation de la main (et du geste), assise du cou, retrait de la face au profit du front, séparation de la bouche et du nez (et donc du goût et de l’odorat), formation du menton et reformation du crâne vers l’arrière et, de là, augmentation du volume du cerveau et réorganisation de l’oreille interne, assurant le lien entre le tact ou le toucher et l’équilibre. La bipédie de l’Homo sapiens pousse la course jusqu’à l’athlétisme et la natation, jusqu’à la gymnastique et l’acrobatie, jusqu’à la danse et la virtuosité ; il y a chez lui diminution de la dentition, perfectionnement de la bouche et de la langue et descente du larynx : oralité – langage articulé.

 

         L’oralité de l’homme ne saurait s’expliquer par la seule augmentation du volume du cerveau : c’est un effet (de la viande, de la chair) et non une cause. À part la bipédie et le cerveau, il y a d’autres mécanismes qui ont contribué à l’émergence du langage articulé : en plus de la descente du larynx – qu’il y a eu ou non chez l’Homo neanderthalensis – et de la réorganisation de l’oreille interne – ce n’est pas la même disposition des canaux semi-circulaires chez ce dernier -, il y a d’abord le mode de refroidissement du corps par la transpiration qui conduit au retrait de la pilosité, à la fin du halètement et à la régulation de la respiration permettant le contrôle du souffle et donc de l’inspiration et de l’expiration nécessaires à l’articulation. En outre, on ne parle pas avec les yeux et pas seulement avec la bouche, la langue et le larynx, mais aussi avec les oreilles : l’oreille est un détecteur sonore mais aussi un émetteur ; elle détecte sur une gamme d’intensité de douze ordres de grandeur ; elle entend des sons qui ne sont pas émis ; elle détecte mieux que son bruit propre et elle est sujette à la fatigue ; elle est dynamique, selon le physicien Jacques Prost. Selon Tobias, l’Homo habilis avait la capacité de parler selon les traces laissées sur son crâne ; mais les aires de Broca et de Wernicke sont aussi développées chez le chimpanzé ; or, il ne parle nullement. Comme ci-haut souligné, une faculté n’est pas une capacité et une capacité n’est pas une propriété… Cela n’empêche pas que la latéralisation du cerveau est une condition nécessaire, mais insuffisante, de l’apparition de l’articulation ; c’est ainsi que l’étude de la « gaucherie », qui est certes un caractère dérivé, est pleine d’enseignements […]

 

De l’hominisation à l’humanisation

 

         La paléontologie, qui est la science des fossiles, et la paléoanthropologie, qui est la science des fossiles humains, distinguent, à partir de l’anatomie des Homininés (ou des hominiens), une quinzaine d’espèces venus d’Afrique, surtout d’Afrique orientale depuis six ou sept MA ; Pick en ajoute un autre en 2002 : Toumaï (« espoir de vie », l’Homme du Tchad en Afrique centrale : Sahelanthropus tchadensis), qui daterait de sept MA [Au commencement était l’homme ; de Toumaï à Cro-Magon] !

 

         Les australopithèques et les paranthropes ont connu une économie de prédation davantage axée sur le charognage que sur la chasse ; c’étaient des collecteurs plutôt que des chasseurs. C’est sans doute chez eux, dont la bipédie se perfectionne par le bassin, que l’odorat perd sa fonction première, primale ou primitive. Il y a de trois à quatre MA, Australopithecus anamensis et Australopithecus afarensis (Lucy) se détachent d’Ardipithecus ramidus par leur anatomie ou leur morphologie ; ils manient déjà un outil en pierre rudimentaire, le ‘’chopper’’. Si la chasse leur est encore accessoire, ce n’est pas le cas de la cueillette, qui est tributaire du goût.

 

         Pour en arriver au genre Homo des anthropes, il faut suspendre le règne des australopithèques et des paranthropes il y a environ 2,4 MA avec Homo habilis et surtout Homo rudolfensis au Paléolithique ancien ; plus tard, au temps des migrations hors de l’Afrique, avec Homo ergaster et Homo erectus/heidelbergensis. Chez ceux-ci, il y a moins de dimorphisme sexuel, la main accentue sa dextérité, les outils étant taillés par des droitiers, le toucher jouant donc un aussi grand rôle que la bouche (mâchoire , dentition) et que le cerveau. Il y a 700 000 ans, avec Homo antecessor, et il y a 400 000 ans et après, avec Homo neanderthalensis et Homo soloensis (en Indochine), la taille de l’outil évolue grandement avec la technique Levallois ; c’est la culture du biface, de la domestication du feu, du cannibalisme et de l’évolution de la course et du lancer. C’est l’ère de la vue ; mais c’est peut-être à ce moment-là qu’il y a perte de la visibilité de l’oestrus et ménopause chez l’hominienne.

 

         L’Homme de Néandertal, qui ne parlait sans doute  pas (que ce soit à cause de la non-descente du larynx, d’une oreille interne autrement organisée ou d’une respiration obstruée), enterrait pourtant ses morts, il y a 100 000 ou 90 000 années au Proche-Orient ; mais c’est peut-être au contact de l’Homo sapiens. Il était aussi cannibale. Il ne nageait pas et il avait des problèmes à lancer par-dessus à cause de son épaule [cf. Testart]: il n’aurait probablement pas pu être un lanceur de baseball, étant autant incapable d’une balle courbe (avec la main en supination) que d’une balle rapide (avec la main en pronation)… Il a atteint sa pleine morphologie il y a environ 120 000 années ; mais il y a des caractéristiques néandertaliennes qui datent de 175 000 années (au Proche-Orient), de moins de 400 000 années (en Allemagne et en Grèce), de 400 000 années (dans les Pyrénées orientales) et peut-être de 780 000 années (en Espagne : Homo antecessor ?)

 

         L’Homo sapiens – il n’y a plus lieu de parler de l’Homo sapiens sapiens, car l’Homo neanderthalensis est une autre espèce et non une sous-espèce (hybride ou non) – est justement la réduction du genre (embrayé) à l’espèce (embrayée et débrayée). Il est apparu en Afrique de l’Est ou du Sud il n’y a pas plus de 200 000 ans et il en est venu il y a 150 ou 125 000 ans : il parlait ; il courait, nageait, chassait et échangeait ; il enterrait ses morts et respectait des interdits. Avec lui, paraissent la religion et l’art, l’oralité : la primauté de l’ouïe, c’est-à-dire de la voix. Il apparaît avec le langage, avec un langage articulé et un système de représentation secondaire.

 

         On a souvent l’habitude de définir l’homme par l’outil, par la technique ou l’industrie ou par le travail ; c’est ainsi que l’on parle de l’Homo habilis ou de l’Homo faber. Or, s’il est seul à en fabriquer, il n’est pas le seul à en utiliser : il y a des rongeurs et des singes qui le font ; des animaux domestiques aussi (chats, chiens, chevaux, éléphants, ceux-ci étant plutôt dressés ou domptés que domestiqués). Cependant, il est le seul à douer les outils et les armes – ce sont parfois les mêmes – d’un caractère symbolique, rituel, cultuel et culturel :  l'outil est son ouvrage et son œuvre, même si la technique de l’outil est restée presque invariable pendant 2 MA ! Il en est de même de l’habitat, de l’abri, du foyer et de bien d’autres choses (cendres, ocre, sang, etc.)

 

         On a aussi défini l’homme par la culture. Or, il y a d’autres primates doués d’une culture, d’une protoculture ou d’une préculture ; c’est-à-dire qu’ils sont capables d’apprentissage et de transmission : ils y a des macaques qui apprennent à laver les pommes de terre avant de les manger ; les chimpanzés apprennent à chasser les termites et à casser les noix.               

 

         On n’a pas manqué non plus de caractériser l’homme par la conscience ou par l’intelligence plutôt que par l’instinct. Mais il est bien difficile de dénier la conscience aux singes surtout aux chimpanzés, si proches de nous par leur ADN. Leur organisation sociale, comme celle du babouin, est beaucoup trop complexe pour ne pas impliquer la conscience. Et, avec une bonne dose d’anthropomorphisme ou de zoophilie, comment la dénier à nos animaux domestiques - « d‘hommestiques », disait Lacan -, domestiqués comme les chiens ?…

 

         On a enfin caractérisé l’homme par l’esprit : ce que certains appellent l’« âme », même si le grand Aristote lui-même déniait l’âme aux femmes. Là encore, cela ne tient pas, car il y a une « théorie de l’esprit » chez les chimpanzés, qui sont capables de concevoir ce que les autres chimpanzés conçoivent, qui sont capables de négociation, de persuasion, de dissimulation, de désinformation, de manipulation et donc de ruse politique. L’homme n’est pas « l’animal politique » ou « l’animal mimétique » -- le « zoon politikon » d’Aristote – et il n’est pas non plus « l’animal social », puisqu’il y a des sociétés animales déjà chez les insectes sociaux : abeilles, fourmis et termites ; il y a des animaux qui communiquent, qui se communiquent de l’information. Il n’est pas plus l’animal spirituel ou religieux, parce qu’il y a bien des hommes sans religion !…

 

         L’homme – l’humain : l’Homo sapiens : les hommes et les femmes – est et a été le seul animal à parler ; il se définit donc par la faculté, la capacité et la propriété du langage : par la parole, qu’elle soit ou non réalisée ; elle ne l’est pas chez les sourds-muets et chez d’autres victimes de troubles de langage. L’homme est l’animal parlant, la bête parlante, l’être parlant : le parlêtre, tel que nous invitent et incitent à le nommer Heidegger et Lacan ! Qui dit parole dit articulation et non seulement vocalisation, langage articulé. Le langage n’est pas qu’évolution de l’homme ; il est ponctuation de l’Univers par l’homme. L’évolution n’est pas surtout un phénomène de sélection par adaptation, mais de ponctuation de l’adaptation ; ce qui veut dire que l’évolution n’est pas toujours continue, graduelle et lente ; elle peut être discontinue, ponctuée ou saccadée et rapide.

 

LA PRÉHISTOIRE

 

         La préhistoire est beaucoup plus longue que l’histoire et elle est d’autant plus déterminante pour l’homme que le linguistique ne s’y distingue pas encore du génétique et que le politique y est minimal. Le Paléolithique, c’est-à-dire l’âge de la pierre taillée ou ancienne, a duré plus de deux MA, au Pléistocène (inférieur, moyen et supérieur) ; tandis que le Mésolithique n’a duré que 6000 années, à la fin des glaciations (du Pléistocène supérieur à l’Holocène) et le Néolithique, l’âge de la pierre polie et puis des métaux, pas plus, à l’Holocène.

 

L’industrie ou l’économie

 

         L’industrie du Paléolithique inférieur est l’oldowayen à percussion dure, puis l’abbelivien et l’acheuléen ; celle du Paléolithique moyen est le moustérien à technique Levallois. Les industries du Paléolithique supérieur, où il y a accélération, sont beaucoup plus nombreuses : gravettien ou aurignacien à percussion tendre, châtelperronien, solutréen et magdalénien ; l’azilien est une transition du Paléolithique au Mésolithique.

 

         Le Paléolithique se caractérise par une économie de prédation, de la chasse à la cueillette, en passant par la pêche mais moins ; c’est l’ère du nomadisme. Le Mésolithique de la fin des glaciations voit l’apparition du stockage, des sociétés de classes, de l’État et de la sélection artificielle ; il y a domestication des plantes et des animaux : la cueillette conduit à l’horticulture et à l’agriculture et la chasse conduit à l’élevage ; c’est le début de la céramique et de l’économie de production. Le Néolithique pousse l’économie de production jusqu’à l’économie de reproduction, avec la poterie et le modelage ; les âges du cuivre, du bronze et du fer conduisent à la sédentarisation.

 

Le peuplement

 

         Le peuplement d’un continent et donc de la Terre est toujours plus ancien d’une découverte à l’autre ; c’est une preuve de plus que l’homme descend de l’homme et non du singe : l’Homo sapiens vient de l’Homo – même s’il y en a qui voudraient que le chimpanzé fasse partie du même genre que l’homme, comme Diamond qui considère que ce dernier n’est que « le troisième chimpanzé » : humanisation intégrale de l’animal en même temps qu’animalisation intégrale de l’homme [cf. Agamben]… L’Homo habilis n’a vraisemblablement jamais quitté l’Afrique, où il est apparu il y a plus de deux MA ; il marchait debout et il fabriquait des outils, mais il ne parlait certainement pas, sinon seulement avec des sons comme les autres primates, dans une sorte de prélangage. L’Homo erectus a quitté l’Afrique il y a entre 1,5 MA et 1 MA, pour aller en Asie, en Océanie et en Europe, à Terra Amata par exemple il y a 400 000 années ; il a domestiqué le feu il y a quelque 500 000 années ; il vocalisait un protolangage (qui est animalité sans oralité). L’Homo neanderthalensis est apparu seulement en Europe et en Asie (Proche et Moyen-Orient), il y a 200 000 années, peut-être seulement 120 000, même s’il a des ancêtres ou des antécédents de presque 800 000 années ; doué d’un (proto)langage non articulé ou articulé [cf. Arsuaga], ce chasseur réputé est pourtant disparu il y a 30 000 ou 25 000 années, refoulé dans le sud de l’Espagne, en Andalousie, pour des raisons encore inexpliquées, voire inexplicables – sinon par son mutisme…

 

         L’Homo sapiens - l’homme moderne, l’homme tout court - est apparu en Afrique de l’Est ou du Sud, il y a entre 200 000 et 150 000 années ; il en est sorti pour peupler l’Asie, l’Europe, l’Océanie et l’Amérique et donc toute la Terre. Doté du langage et du débrayage, il est l’animal débrayé ; il est le seul animal à la fois embrayé et débrayé. L’homme ne possède pas le langage ; c’est le langage qui possède l’homme [Heidegger] !

 

         Le peuplement de l’Océanie a commencé avant la séparation de l’Australie du continent, il y a 45 000 années ; on a retrouvé des traces de peuplement en 1996 datant d’au moins 100 000 années, alors que les dates les plus anciennes jusque-là indiquaient 60 ou 70 000 années, mais rien n’est encore prouvé une fois pour toutes.

 

         Pour le peuplement de l’Amérique, les dates les plus conservatrices sont de 12 000 années pour Diamond, juste avant la fin des glaciations, alors que le détroit de Behring était encore émergé ; les dates les plus audacieuses et les plus invraisemblables sont de 100 000 années ; il y a une date possible entre 20 000 et 18 000 années, mais la date la plus probable est de 30 000 à 40 000 années ; nonobstant les vestiges et les fossiles immergés depuis la fonte des glaces, on a retrouvé des traces au Brésil qui datent de 30 ou 35 000 années et au Chili d’environ 25 000 années. Sans même tenir compte du fait qu’il y a pu y avoir accès au continent américain par d'’autres voies que le détroit de Behring, qui a pu lui-même être habité par des Asiatiques de l’Est ou même des Européens, il a certes fallu des milliers d’années pour aller de l’extrême nord à l’extrême sud, de l’Alaska au Chili. La séparation de l’Australie a pu pousser l’émigration vers le nord ; mais les populations amérindiennes ne semblent pas apparentés génétiquement et linguistiquement avec le populations aborigènes d’Australie. Il y a donc encore beaucoup de travail à faire en linguistique et en génétique des populations pour régler l’énorme problème du peuplement.

 

L’ART PALÉOLITHIQUE OU LE LANGAGE PARIÉTAL

 

    La civilisation (au sens large) est l’articulation de la culture, de la technique e t du travail. Le travail transforme la nature ; ou, tout au moins, au temps de l’économie de prédation, il l’utilise, il s’en sert : la chasse et la cueillette profitent de la nature et elles profitent à l’homme. La technique évolue et ponctue l’Univers : l’outil, l’arme, l’industrie, le minerai, le pétrole, la vapeur, l’électricité, le transport, la poste, le télégraphe, le téléphone, la radio, la télévision, la presse, l’ordinateur, les navettes spatiales, etc. Il y a en outre le développement de la médecine jusqu’aux manipulations génériques et aux manipulations génétiques, jusqu’au clonage. - Mais le clonage n’est pas une question ou un problème génétique (morphologique, anatomique, physiologique) ; c’est une question ou un problème généalogique

 

         Dans les temps préhistoriques, qui dit culture dit totem et tabou, règles et interdits : la magie y tient lieu de science et la mythologie y tient lieu de philosophie ; l’art et la religion y sont inséparables : l’art est religieux, cultuel, et la religion est artistique, esthétique. Ce sera encore le cas au Moyen-Âge, à la Renaissance et encore plus tard, dans les églises et les cimetières, d’une peinture à l’autre, d’une sculpture à l’autre ou d’une sépulture à l’autre. L’art et la religion sont sans doute apparus en même temps ; mais si l’Homme de Neandertal avait un art, il ne nous en reste plus de traces autres que dans ses sépultures ; peut-être qu’il gravait et sculptait le bois, mais le bois ne se conserve pas. L’Homo sapiens a sans aucun doute aussi gravé et sculpté le bois, mais nous n’en avons pas non plus de traces. Ce qui reste date d’environ 75 000 années en Afrique (coquillages transformés en bijoux ou en parures) et  de 50 000 ans en Europe, c’est-à-dire de la fin du paléolithique moyen, où il y une véritable « explosion créatrice » avec l’Homme de Cro-Magnon : alors que jusque-là, l’évolution culturelle, la ponctuation culturelle, n’avait surtout concerné que l’outil, l’habitat et la domestication du feu, la pierre va devenir une hache, la branche va devenir un arc (qui est inconnu des aborigènes d’Australie) et va apparaître l’art préhistorique, l’art paléolithique.

 

         L’art paléolithique comprend l’art mobilier et l’art immobilier. L’art mobilier (ou mobile) comprend les outils et les armes ornés, les parures, les sculptures comme les statuettes et les ornements des sépultures. L’art immobilier (ou immobile) peut être rupestre (extérieur), dans des abris sous roche ou sur des rochers, et il peut être pariétal (intérieur) : c’est l’art des gravures et des peintures dans les cavernes. Le modelage se situe entre l’art mobilier et l’art immobilier. Il y a de l’art paléolithique sur les cinq continents ; l’art rupestre est très développé en Australie, en Afrique, en Europe et en Amérique ; l’art pariétal est surtout développé en Europe, plus particulièrement dans la région franco-cantabrique, au sud de la France et au nord de l’Espagne, autour des Pyrénées, où il y a de environ 300 grottes ornées : la caverne est l’environnement de la grotte ; la grotte est l’aménagement de la caverne en sanctuaire.

 

         L’art pariétal a été découvert à la fin du XIXe siècle en Espagne, à Altamira. Il a fallu plusieurs années pour que les préhistoriens en reconnaissent l’ancienneté ; le surréaliste André Breton refusait d’y croire et il a même été l’auteur d’un acte de vandalisme à Lascaux pour en vérifier l’authenticité… L’art pariétal a débuté au périgordien ou à l’aurignacien (avec la grotte de Chauvet en Ardèche, France, qui est la plus ancienne et une des dernières grottes découvertes) et il s’est éteint à la fin du magdalénien – il y avait atteint son apogée au début - et à la fin des glaciations. À la rencontre de l’Âge de pierre, de l’Âge de glace et de l’Âge du renne, l’art pariétal est l’art des cavernes. La symbolique sexuelle de la caverne ne saurait être ignorée ou sous-estimée : la caverne est synonyme de mère, de femme, d’organes génitaux féminins ; il y a opposition entre l’obscurité, l’intérieur et le visage animal de la mère d’un côté et la lumière, l’extérieur et le paysage végétal du père de l’autre, paysage toujours absent des représentations paléolithiques. La grotte préhistorique est la caverne du mythe, le mythe de l’origine étant l’origine du mythe [cf. Lévi-Strauss] : c’est un sanctuaire.

 

         Parmi les représentations du dispositif pariétal, se distinguent les figures et les signes. Les figures (ou les pictogrammes) sont zoomorphes (images) ou anthropomorphes (visages ou masques, monstres, fantômes, hybrides, mains, pieds, sexes),), mais beaucoup moins souvent ; les images sont très stylisées. Les signes (ou les idéogrammes) sont beaucoup plus nombreux que les figures ; ils sont génériques (ponctués, linéaires ou angulaires) ou spécifiques (construits) ; les signes spécifiques sont des signaux ethniques ou des « marqueurs collectifs » [Leroi-Gourhan, Vialou], voire linguistiques aussi. Entre les figures et les signes, il y a des tracés indéterminés (structurés ou non, schématisés ou non : ponctuations, macaronis, méandres, zigzags, etc.). Pour Anati, ces tracés sont des psychogrammes, de l’ordre de l’affect plutôt que de la représentation [cf. JML : « Le rythme de l’énoncé et le rythme de l’énonciation dans l’art rupestre [pariétal] paléolithique », Le sujet (p. 131-145) et Anati : Aux origines de l’art]…

 

         Il est plus facile de décrire l’art pariétal des sanctuaires que de l’expliquer ; mais il faut bien garder en tête que l’art (pariétal) et la religion sont étroitement reliés et qu’ils sont liés à la nature. Celle-ci est structurée par la symétrie, par la dualité et l’unité du corps, par l’animalité et la gestualité du corps : nous avons tous, sauf infirmité ou handicap, deux yeux, deux narines, deux oreilles, deux joues, deux mains (avec cinq doigts), deux bras, deux pieds (avec cinq orteils), deux jambes, deux poumons, deux reins, deux fesses, deux mamelons, deux testicules ou deux ovaires ; mais nous n’avons qu’une bouche, qu’un nez, qu’un anus, qu’un pénis ou un clitoris, qu’un tube digestif, qu’un estomac, qu’un intestin, qu’un nombril, qu’un foie, qu’un cœur et qu’un cerveau (avec ses deux hémisphères cependant). C’est ainsi qu’il y a un principe duel  de classement ou de classification, comme Tort l’a déjà retrouvé chez Kant : un principe métaphorique, qui fonctionne à la ressemblance ou à l’association et à la condensation, et un principe métonymique, qui fonctionne à la proximité ou au rapprochement et au déplacement (la partie pour le tout). C'est grâce au principe métonymique que l’on peut faire de la dérivation ou de l’intégration lexicale et c’est grâce qu principe métaphorique que l’on peut faire de la dérivation morphologique.

 

         Le principe duel de l’art pariétal distingue sans opposer :

1°) l’inanimé de la paroi minérale et l’animé de la représentation surtout animale, le végétal étant très rarement représenté ;

2°) le figuratif et l’abstrait ou les figures et les signes ;

3°) les animaux et les humains ;

4°) parmi les animaux, surtout les bisons et les chevaux en Espagne et en France, mais pas seulement (Chauvet, Cosquer) ;

5°) les hommes et les femmes ;

6°) les mortels et les divins.

Ce principe duel est donc sexuel, selon Leroi-Gourhan et Anati et selon nous.

 

         Se distinguent ainsi le principe de vie et le principe de mort. Le principe de vie est le principe des femmes, de la mère, de l’accouchement, de la blessure et des figures; le principe de mort est le principe des hommes, du père, de l’accouplement, de l’arme et des signes : la femme donne la vie, alors que l’homme donne la mort. C’est le prix de la différence sexuelle, c’est-à-dire du complexe de castration. L’art (pariétal) et la religion forment un couple duel comme l’hystérie et l’obsession et comme le principe duel (femelle-vie et mâle-mort). Ce couple ou ce principe est lié à la névrose et à la folie, au désir et au délire.

 

         Il y a aussi dualité du monde souterrain des Divins ou des esprits et du monde terrestre, de la nuit et du jour, de l’obscurité et de la lumière, de la droite et de la gauche, du haut et du bas, de la verticalité et de l’horizontalité, du noir (charbon) et du rouge (ocre), etc. Selon Clottes et Lewis-Williams, c’est le « chamane » qui est le maître de passage ou d’accès d’un côté à l’autre, l’art pariétal s’expliquant donc par le chamanisme…

 

         L’art pariétal n’est donc pas un jeu (l’art pour l’art), ni non plus la magie de la fécondité, de la chasse et de la destruction selon Breuil (où il semble bien y avoir une correspondance avec les trois fonctions idéologiques, si on considère que la chasse est l’ancêtre de la guerre et que la destruction est le pouvoir de la souveraineté). Mais il est très certainement lié à des pratiques magiques, rituelles, divinatoires ou thérapeutiques (par la transe et l’extase, dues ou non à l’usage des hallucinogènes), lors de cérémonies d’initiation. C’est un langage avant d’être un art, une écriture avant la lettre, une langue chiffrée, une langue de chiffres ou de signes. S’y affrontent et s’y répètent – jusqu’à la compulsion de répétition – (le principe de) la vie et (le principe de) la mort, la fête et le sacrifice, le délice et le supplice, le profane et le sacré, les mortels et les divins, les dieux étant justement représentés par des animaux ; les humains aussi, parfois, le père étant souvent représenté par un animal ou par le diable (le sorcier ou le « diable cornu » de la grotte des Trois-Frères). Tandis que la préhistoire oppose l’animalité-divinité à l’humanité, l’histoire opposera l’humanité-divinité à l’animalité…

 

         L’art pariétal se répète, de la préhistoire à l’histoire, dans le sacrifice et dans la tragédie et au cinéma : dans le spectacle […]

 

JML/29 janvier 2004