INTRODUCTION
Qu’est-ce que la civilisation ?
De la préhistoire à l’histoire
La triple
articulation du sens (de la vie)
Dans la plupart des cours de civilisation, la civilisation est
une notion idéologique plutôt qu’un concept scientifique, une notion et non pas un concept. C’est de manière idéologique
que nous avons l’habitude d’opposer les « sociétés civilisées » aux
« sociétés primitives » ; ‘‘civilisation’’ est alors synonyme de
‘‘développement’’, de ‘‘progrès’’ ; c’est de la même manière que l’on sépare
les « sociétés développées » (avancées) et les « sociétés
sous-développées » (arriérées).
Il importe d’abord de distinguer la civilisation et une (ou des) civilisation(s). Partons de l’étymologie :
‘‘civilisation’’ vient de ‘‘civiliser’’ ou ‘’civilisé’’, qui vient de
‘‘civil’’, de ‘‘civilis’’ en latin, qui vient de ‘‘civis’’ : ‘‘citoyen’’.
C’est ainsi que l’on oppose le « civil » et le
« militaire » (on parle alors de « guerre civile »), le
« civil » et le « politique » (la « société
civile » se distingue de la « société politique » ou de l’État,
chez Hegel par exemple), le « civil » et le « criminel »
(le « droit civil » n’est pas le « droit criminel » ;
il y a le « Code civil » de Napoléon, les « droits civils »
et la « partie civile »), le « civil » et le
« religieux » (un « mariage civil » n’est pas un
« mariage religieux » et il y a l’ « année civile »,
le « jour civil », l’ « état civil », le
« service civil » et la « mort civile ») ; mais le
« civil » est en outre associé au « civique » (qui vient
aussi de ‘’civis ‘’), au « civisme » et à la
« civilité » : à la politesse, aux bonnes manières, à
« l’instruction civique » - à ce qui se fait
« civilement »… Comme processus,
la civilisation est à la fois un procès
(l’acte ou le fait de civiliser) et un résultat
(un état ou un produit de l’acte ou du fait).
Certains, comme l’anthropologue ou l’ethnologue américain Lewis
Morgan, distinguent « civilisation », « barbarie » et
« sauvagerie » : il y aurait évolution ou progrès de la
sauvagerie à la civilisation en passant par la barbarie ; c’est donc
dénier la civilisation aux « sociétés sauvages » (primitives) et aux
« sociétés barbares » (autres que grecques ou romaines) – nous ne
retiendrons donc pas cette définition, que retient pourtant le philosophe
Mattéi. Depuis des millénaires, il y a eu de nombreuses civilisations, nombre
de civilisations bien avant l’histoire écrite ou l’invention de la graphie il y
a quelques 5000 ans ; mais il ne faut pas confondre la graphie et l’écriture : l’écriture, comme « trace » ou
« gramme » ou comme « archiécriture », a précédé la
graphie… On a l’habitude de parler de
« civilisation chinoise », de « civilisation japonaise »,
de « civilisation indienne », de « civilisation
égyptienne », de « civilisation mésopotamienne », de
« civilisation grecque », de « civilisation romaine », de «
civilisation byzantine », de « civilisation ottomane », de
« civilisation italienne » (depuis Dante et la Renaissance), de
« civilisation française » (depuis 1000 ans, mais surtout depuis le
XVIIIe siècle et la Révolution bourgeoise de 1789), de « civilisation
précolombienne » (en Amérique, au Mexique), etc. Mais pourrait-on parler
de « civilisation américaine », de « civilisation
canadienne », de « civilisation canadienne-anglaise », de
« civilisation canadienne-française », de « civilisation
acadienne » ou de « civilisation québécoise » ?…
Pour en arriver ou essayer d’en arriver à un
concept scientifique de civilisation, nous allons nous inspirer de deux
spécialistes de la civilisation dont les Occidentaux sont issus : la civilisation indo-européenne ; nous parlons des linguistes et spécialistes de la
mythologie indo-européenne, Émile Benveniste et Georges Dumézil. Selon
certains, comme Maria Gimbutas, André Martinet et Jared Diamond, les
Indo-Européens sont venus des steppes du nord de la Mer Noire il y a 6000 ans,
après la domestication du cheval, et c’étaient des conquérants, des
envahisseurs, des guerriers ; selon d’autres, comme Colin Renfrew (dont
nous endossons la position), ils sont venus d’Anatolie centrale en Turquie il y
a 9000 ans, et c’étaient des agriculteurs qui se sont établis en Grèce et dans
les Balkans, l’Europe centrale, l’Allemagne et la Pologne il y a de 8500 à 7500
ans et dans toute l’Europe occidentale il y a 6500 ans. Il y a pu aussi y avoir
deux rameaux, simultanés ou consécutifs, de diffusion - ce qui
concilierait les deux hypothèses…
Chez les Indo-Européens, Benveniste distingue trois classes sociales : les
prêtres, les guerriers et les agriculteurs ; à ces trois classes sociales,
Dumézil associe trois fonctions
idéologiques : la souveraineté (première fonction), la guerre
(deuxième fonction) et la fécondité (troisième fonction) ; de ces trois
fonctions découlent sans doute les trois
ordres politiques ou les trois États en France : le Clergé, la
Noblesse et le Tiers État – et pourquoi pas la Sainte Trinité : le Père, le Fils et le Saint-Esprit ?…
Benveniste et Dumézil ne semblent pas soupçonner, contrairement à Jean-Joseph
Goux, que cette hiérarchie est héritée des trois
principes de l’âme selon Platon : le principe intelligible (ou
rationnel), le principe irascible et le principe concupiscible. En inversant la
hiérarchie des trois principes, des trois fonctions et des trois classes, il y
aurait les trois facultés de l’âme selon
Kant : l’imagination, la sensibilité et l’entendement ; chez Hegel,
de la même manière, les trois moments du
Savoir absolu sont : la
Famille ou la Société civile, l’État ou le Droit et la Religion ou la
Philosophie ; de même, chez l’anti-hégélien Kierkegaard, il y a les trois stades de développement de l’esprit
moral : le stade esthétique, le stade éthique et le stade religieux.
Et les trois étapes de l’évolution
humaine selon Morgan (sauvagerie, barbarie et civilisation) correspondent
aux trois principes, aux trois facultés, aux trois moments, aux trois stades,
aux trois classes sociales et aux trois fonctions.
La fécondité correspond
au matin ou à l’enfance et elle est synonyme de travail : de la production
économique et donc de la différence sociale et de la division sociale du
travail, ainsi que de la reproduction sexuelle et donc de la différence
sexuelle et de la division sexuelle du travail : ne dit-on pas d’une femme
qui accouche qu’elle est en travail ?… La fécondité est surtout la fonction
thymique. La guerre correspond au
midi ou à l’âge adulte et elle est synonyme de lutte, de rapt, de vol et de
viol ; c’est donc surtout la fonction
pragmatique, même si elle doit aussi être thymique. La souveraineté correspond au soir ou à la vieillesse et elle est
synonyme de pouvoir ou de domination ; c’est surtout la fonction cognitive, même si elle doit
aussi être pragmatique et thymique : il n’y a pas de souveraineté sans
guerre et sans fécondité et il n’y a pas de guerre sans fécondité ; c’est
donc la fécondité qui est la véritable première fonction, dans la
correspondance des trois dimensions
sémiotiques selon Greimas, qui associe cependant la dimension thymique à la
guerre et la dimension pragmatique à la fécondité, et des trois fonctions selon
Dumézil. Ces trois fonctions et ces trois dimensions peuvent être reliées à
l’économie, à la politique et à l’idéologie (Marx) et au travail, à la
technique et au capital (Marx, Simondon, Hottois). Les « trois cercles du
pouvoir » selon Testart ne sont pas indo-européens ; mais les
« trois fonctions idéologiques » semblent en dériver ou y
correspondre : « réfugiés » et « endettés »
(fécondité), « mercenaires » et « clients » (guerre),
« esclaves de la couronne », « morts d’accompagnement »,
« amis jurés » du roi et roi lui-même (souveraineté) [Testart. L’origine de l’État, (p. 72)]…
Dans l’économie de prédation (sexuelle et alimentaire), où la
chasse précède la guerre, il y a reproduction par la sexualité et production
par le travail ; il y a déjà échange,
circulation : échange des personnes (et des services) , échange des biens
et échange des paroles, selon Lévi-Stauss. La fécondité concerne surtout l’échange des personnes, plus
particulièrement des femmes : dans la soumission ou l’humilité, la force
de travail, c’est le peuple, la population et, plus tard, la classe des gens
d’affaires ou des artisans. La guerre concerne surtout l’échange des biens : dans la fierté, les militaires ou l’armée
constituent le corps des auxiliaires ou des gardiens de la Cité. La guerre
dérive de la chasse et le sport en dérive : la guerre empêche le sport,
mais le sport n’empêche pas la guerre ; cependant, plus il y a de
sport(s), moins il y a de guerre, car le sport soulage la tension sexuelle
(surtout anale), comme l’exercice physique, la marche et la danse. La guerre
est la transgression de l’interdit du meurtre par l’univers collectif… La
souveraineté concerne surtout l’échange
des paroles et donc des modalités de la pensée (falloir, devoir,
vouloir, pouvoir, savoir et
croire) : dans l’économie de production, c’est la fonction exercée par le
Clergé ou l’État ou par la classe délibérante des sages et des philosophes [cf.
Platon : La République].
La prostitution est
l’échange des personnes et des biens, l’argent étant le suprême bien, la marchandise des marchandises, la
marchandise-étalon) ; la domination est
l’échange des biens et des paroles, surtout lors d’une élection ; la séduction (ou la négociation) est
l’ échange des paroles et des personnes, avec un échange de regards…
L’inceste et la jalousie s’opposent à l’échange des personnes ; l’avarice
s’oppose à l’échange des biens ; l’ignorance et l’intolérance de la guerre
ou du terrorisme s’opposent à l’échange des paroles !
Le tableau suivant est la récapitulation de ce qui précède :
PLATON
Trois principes de l’âme
principe irascible ----- principe intelligible
principe concupiscible
KANT
Trois facultés de l’âme
sensibilité ----– entendement
imagination
HEGEL
Trois moments du Savoir absolu
État –---- Art/Religion
Famille
Droit –---- Philosophie
Société civile
KIERKEGAARD
Trois stades de développement
de l’esprit moral
stade éthique –---- stade religieux
stade esthétique
MORGAN
Trois étapes de l’évolution
humaine
barbarie –---- civilisation
sauvagerie
BENVENISTE
Trois classes sociales
(indo-européennes)
guerriers ----– prêtres
agriculteurs
DUMÉZIL
Trois fonctions idéologiques
guerre –---- souveraineté
fécondité
(2e fonction) – (1e fonction)
(3e fonction)
GREIMAS
Trois dimensions sémiotiques
dimension pragmatique ----– dimension cognitive
dimension thymique
MARX
Trois instances d’une
formation sociale
politique ----– idéologie
économie
MARX/SIMONDON/HOTTOIS
Trois pratiques (ou praxis)
technique ----– capital
travail
LÉVI-STRAUSS
Trois types d’échange
échange des biens –---- échange des paroles
échange des personnes
Cela nous mène à nos définitions de la civilisation :
1°) La civilisation indo-européenne est l’articulation de la
fécondité, de la guerre et de la souveraineté ;
2°) la civilisation au sens large (et moderne) est
l’articulation du travail, de la technique et du capital (ou de la culture du
capital) ;
3°) la civilisation au sens restreint est l’articulation de
la croyance (liturgie), de la confiance (fiducie) et de la connaissance ;
4°) la civilisation au sens strict est l’articulation de
l’animalité, de la gestualité et de l’oralité.
La civilisation implique donc des us et
des coutumes, des mœurs et des traditions, des mythes et des légendes, des
manières et des arts de faire : le folklore
est le sens commun de la civilisation [cf. Gramsci] ; il n’y a pas
d’humanité sans civilisation : l’homme
a toujours été civilisé (l’Homo
sapiens : l’homme au singulier et les hommes et les femmes au
pluriel). L’homme préhistorique était déjà civilisé ; sinon, il n’y aurait
pas (eu) d’homme historique !
La civilisation entretient des liens
privilégiés avec l’art et la science, avec la mythologie et la philosophie,
mais surtout avec la politique et la religion, dans les temps historiques [cf.
Samuel Huntington : Le choc des
civilisations]. À partir du roi
ou de la loi et de la foi, il est possible d’identifier
diverses civilisations actuelles :
1°) la civilisation occidentale, qui est marquée par le
judaïsme et le christianisme et qui se retrouve surtout en Europe, en Israël,
en Amérique du Nord et en Océanie européanisée ;
2°) la civilisation non occidentale, qui est marquée par le
brahmanisme, l’hindouisme, le bouddhisme et le confucianisme et qui se retrouve
surtout en Extrême-Orient, en Inde, en Chine et au Japon ;
3°) la civilisation (moyen-)orientale, l’Orient étant une invention de l’Occident, qui
est marquée par l’islamisme et qui se retrouve surtout dans les Pays
arabes ;
4°) la civilisation non orientale, qui est marquée par
l’animisme ou le paganisme et qui se retrouve surtout en Afrique et en Asie non
musulmanes et en Océanie aborigène ou autochtone.
L’Amérique centrale et du Sud se situe
entre l’Occident et le Non-Orient ; la Polynésie et l’Indonésie se situent
entre le Moyen-Orient et le Non-Occident. L’Occident et l’Orient (Proche-Orient
et Moyen-Orient) partagent le monothéisme, où il y a révélation par l’écriture
et où Dieu est incarné (ou à incarner dans un messie à venir) ; les
religions de l’écriture sont des religions révélées. Ce sont les religions du
Livre ou du Texte : le judaïsme (en proie à l’angoisse) est la religion
(doublement obsessionnelle) du Père (et des fils), le christianisme (en proie à
l’inquiétude) est la religion (hystérique) du Fils (et des sœurs) et
l’islamisme (en proie à la phobie) est paradoxalement la religion (paranoïaque)
de la Mère (et des frères) – « Oumma » (Matrie) venant de
« oum » (Mère) selon Sibony… Le Non-Orient et le Non-Occident
partagent le polythéisme (ou l’athéisme), où il y a tradition de lecture ;
les religions de la lecture sont des religions sans dieux proprement
dits ; il peut aussi y avoir des dieux sans religion.
– Qu’il y ait trois monothéismes, cela fait déjà au moins trois Dieux !
Parler de (la) civilisation, c’est parler du
sens, du sens de la vie – quand elle en a un - ; la triple
articulation de l’homme, du langage et du monde est le sens (de la vie), le sens étant orientation, direction et destination,
destin sans destinée de l’ « Orient »… La vie est l’apparaître de
l’apparaître ; l’homme, le langage et le monde sont l’apparaître de la
vie - ce qui ne va pas sans être et sans paraître, sans apparition et sans
apparence, sans apparat et sans appareils ou appareillages. Le sujet et
l’objet, le projet et le trajet de cet ouvrage sont la triple articulation du
sens (de la vie).
JML/27 avril 2004