LE MONDE

 

         L’homme est en vie et il est au monde ; il naît au monde par le langage. Il n’y a pas de monde pour l’animal qui n’est pas humain, pour l’animal qui n’est pas débrayé, pour l’animal(ité) sans oralité. L’animal parlant ou le parlêtre est l’être-au-monde et l’être-à-la-mort. Le monde (de l’ennui) de l’homme n’est pas le milieu (de la stupeur) de l’animal. Le monde est le poids de la vie, soit sa surface et son volume, en même temps que sa vitesse ou sa trajectoire, son pouvoir : son importance ou son influence, sa volonté ; mais c’est la vie qui est la puissance du monde. Ou bien l’homme change le monde, ou bien le monde change l’homme…

 

LES CONCEPTIONS DU MONDE

 

         Encore mythologique, la théologie est une conception ou une compréhension surnaturelle du monde : le monde a été créé par un dieu ou des dieux, que ce soit le Dieu de l’Ancien testament , le (Fils de) Dieu du Nouveau Testament, le premier moteur immobile d’Aristote ou quelque autre divinité. Pour la cosmologie, le monde n’est qu’une infime partie de l’Univers, qui n’est lui-même qu’une partie du cosmos : nous ne sommes rien dans l’infinité cosmologique des astres et des planètes, qui tournent sans nous, avant et après nous, jusqu’à l’extinction du Big Bang ! Autant alors chercher la vie sur Mars…

 

         Selon la physique, le monde est gouverné par des lois physiques (relativité, gravité, quanta, vitesse de la lumière, etc.) qui sont d’essence mathématique : algébriques ou géométriques dans le pire des cas, topologiques dans le meilleur des cas. La physis y est synonyme de nature. Pour la chimie, le monde est le produit de la matière inerte ou inorganique ; c’est un monde de particules qui peut être résumé par le tableau de la classification périodique des éléments de Mendeleïev. Avec la biochimie, le monde est le produit de la matière vivante ou organique ; mais on ignore tout du passage de l’inorganique à l’organique et de l’apparition de la vie sur la Terre (ou ailleurs) : on parle d’une « soupe prébiotique » qui aurait assuré la continuité du règne minéral au règne végétal, parce que l’on croit ou pense que s’il y a discontinuité entre les deux, cela impliquerait une intervention divine et donnerait raison au fondamentalisme : Dieu, qui n’est qu’un nom propre ou un non-concept, est une très mauvaise réponse à la meilleure des questions – la question de l’origine, qui est l’origine de la question !

 

         La biologie est capable de penser le règne végétal, par la botanique, et le règne animal, par la zoologie ; elle a justement montré et démontré que l’humain appartient au règne animal et qu’il ne s’en distingue pas par l’âme (l’animé) ou par l’esprit (déjà présent chez d’autres primates). Cependant, pour la biologie, l’homme n’est qu’un maillon de la chaîne de la vie, qui est souvent réduite au code génétique, au génome : l’espèce humaine appartient au genre humain et elle ne se distingue en rien des autres espèces et des autres genres. La vie est donc d’essence génétique (et non généalogique) et on cherche encore « le chaînon manquant », même en sociobiologie…

 

         L’idéologie réduit le monde à la culture (conscience, esprit, éducation, formation, imitation, tradition, etc.). Elle peut être religieuse, morale, folklorique (superstition, sens commun, bon sens), littéraire ou autrement artistique ; en plus d’être culturelle, elle peut aussi être cultuelle et avoir quelque chose de liturgique et de fiduciaire, la liturgie étant affaire de croyance et la fiducie, de confiance.

 

          Avec l’économie, qui est l’aménagement ou le traitement de la nature par la culture et du temps par l’espace, apparaissent les conceptions sociales ou historiques, socio-historiques, du monde. L’économie se voudrait une science naturelle, pure et dure, exacte et appliquée ; selon un ancien directeur du département d’Économie à l’Université Memorial, on devrait l’enseigner comme un langage, comme une langue seconde. Or, l’économie est une langue étrangère à la vie et à l’homme [cf. Henry] : de l’échange ou de la libre circulation des biens, tout lui échappe, parce qu’elle ignore l’échange des personnes et l’échange des paroles et l’échange en tant que don. Comme l’écologie, elle ne comprend pas que l’échange – même quand il y a parasitisme – n’est pas affaire de besoin, mais de demande et de désir. Marx a réglé le cas de l’économie politique il y a 150 ans ! La mondialisation et la globalisation n’y changent strictement rien [cf. Debord dans La société du spectacle (en 1967, 100 ans après Le Capital), JML dans La signature du spectacle (en 1983) et Agamben dans Moyens sans fins (en 2002), ces deux derniers ouvrages ayant en commun d’être dédiés à l’auteur du premier].

 

         La politique est la continuation de la guerre par d’autres moyens. Elle a raison de réduire les rapports sociaux à des rapports de force ou de pouvoir, à des rapports polémiques de contrats et de conflits, de contacts et de contraintes ; mais elle a tort de limiter le pouvoir à la lutte des pères : à la lutte entre les classes sociales, entre les générations, entre les États ou les pays. Lui échappe la lutte des mères, c’est-à-dire la lutte entre les sexes et entre les langues ; la lutte des religions, comme la lutte des races, se situe entre la lutte des pères et la lutte des mères ou à la jonction des deux… Pour la politique, le monde est la société, qui est un problème dont elle a la solution ou une question dont elle a la réponse. La politique n’est pas une science, mais la biopolitique ou la bioéthique d’un biopouvoir : c’est le schéma et l’usage de la décision

 

         Le droit  est une entreprise ou une tentative de légiférer sur le monde et de le légitimer ; c’est le monde de la loi, des lois et des règles : aux lois du monde de la physique, le droit cherche à substituer le monde des lois ; il tâche de régir l’univers individuel par l’univers collectif et d’ainsi gérer la liberté et la propriété (privée ou non) et de remplacer avec raison la vengeance par la justice. Mais le monde de (par) la justice n’est pas la justice du (pour le) monde.

 

         Comme la grammaire, l’histoire est à la fois un objet (les événements : ce qui se passe et passe) et un sujet, une discipline, un point de vue sur les événements : ce qui ne passe pas et ne se passe pas. Dans la langue allemande, on distingue ainsi l’histoire comme ‘’Geschichte’’ et l’histoire comme ‘’Historie’’. L’histoire est l’écriture du (par le) monde et le monde de (pour) l’écriture. Avec l’histoire et surtout la préhistoire, apparaît le temps et donc la mort : l’anticipation de la mort par la faculté de présentation qu’est l’imagination. L’histoire monumentale (monument, édifice, statue), selon Nietzsche et Foucault, se distingue de l’histoire documentaire (document, archive, statut) : l’histoire monumentale, c’est l’histoire des mouvements et des changements ; l’histoire documentaire, c’est l’histoire des annales et des manuels – comme l’histoire littéraire…

 

         Anticipée au XVIIIe siècle par Jean-Jacques Rousseau et fondée au XIXe siècle par un écrivain comme Honoré de Balzac et par Auguste Comte, puis refondée au XXe siècle par Émile Durkheim et Max Weber, la sociologie est, selon Mario Tronti, l’idéologie  de l’économie ; c’est la philosophie spontanée du journalisme. Au mieux, c’est la science des règles et des institutions sociales, le problème étant toujours de définir ce qu’est une règle ou une institution et ce qu’est le social : quelle est la nature ou l’essence du lien social, quel en est le ciment ? La sociologie ne peut concevoir le langage que comme un moyen ou un instrument de communication entre les humains et entre l’homme et le monde : le langage y est un effet, un reflet, une image, de la société ; le monde de (par) la sociologie n’est jamais que la sociologie du (pour le) monde : un monde sociologique bien plus que social ou socio-historique, un monde d’enquêtes et de sondages.       

         La psychologie est l’envers de la sociologie : plutôt que d’expliquer l’individu par la société, elle explique la société par l’individu, la personne, le moi, la conscience, la motivation, la volonté, la personnalité, le caractère, le comportement, etc. Pour elle, l’être du sujet se définit par la conscience du moi ou par l’instinct du soi (« ego psychology », « psychology of the self », « psychologie évolutionniste » de la sociobiologie). La psychologie est le monde de (par) l’individualisation et l’individualisation du (pour le) monde. C’est possiblement la conception ou la vision du monde la plus courante ou la plus commune, le bon sens du sens commun : c’est la conception biographique du monde. Les psychologues sont des biographes !

 

         La géographie a l’avantage scientifique de la géologie et de la géométrie ; c’est-à-dire qu’elle est autant une science naturelle qu’une science sociale ; c’est la science de l’espace humain, de l’espace mondain. Doublée ou couplée, avec la démographie, elle peut justement rendre compte non seulement de l’espace statique mais de l’espace dynamique : des mouvements des populations, des migrations et du peuplement en général. C’est donc dire qu’elle est en mesure de voir comment le temps envahit l’espace, comment le temps est spatialisé et comment l’espace est temporalisé, le temps étant à l’espace ce que le travail est au capital : le travail est le devenir-espace du temps ou espacement des marchandises, tandis que le capital est le devenir-temps de l’espace ou temporalisation, temporisation (le temps, c’est de l’argent ; l’argent, c’est du temps acheté, accumulé). Le tourisme est devenir-espace du capital, de la nature à la culture, du paysage de la contrée au visage du musée par l’image de la photographie ; mais il est aussi devenir-temps du travail à travers le voyage qui donne du « bon temps »…

 

         L’ethnologie  est l’étude des sociétés dites primitives ; sa méthode est l’ethnographie, c’est-à-dire la discipline des enquêtes sur le terrain et non pas de simples sondages d’opinion à des fins économiques ou politiques, mercantiles ou parlementaires. Les premiers ethnologues, ce sont les explorateurs et les découvreurs, les colonisateurs aussi (comme les Jésuites en Nouvelle-France au XVIIe siècle) ; ils ont souvent été coupables d’ethnocentrisme, d’européocentrisme et d’anthropocentrisme ; mais l’ethnologie a le grand mérite de la nuance : le monde est multiple ou divers, autrement diversifié, diversement peuplé et occupé ou préoccupé, même s’il est structuré : le monde est une structure ; ce n’est pas comme « tout le monde » !

 

         L’anthropologie est la science de l’être humain, de l’évolution de l’être humain ; mais c’est une science particulière et singulière et non générale et fondamentale ou radicale. Elle devrait pourtant au moins inclure ou comprendre l’ethnologie et la sociologie, ainsi que la préhistoire (ou la paléoanthropologie) ; et, si on considère que l’être humain est aussi un animal, elle devrait elle-même faire partie de l’éthologie humaine comme science ou étude des mœurs des animaux – ce que ne font même pas les médecins et les vétérinaires. Pour l’anthropologie, le monde est culture et structure plus que nature.

 

         Avec Platon et Aristote, la philosophie se veut être la science des sciences, la science première à base mathématique (géométrique ou logique). De la métaphysique à l’éthique, en passant par l’esthétique et la politique, la philosophie est la science du logos (raison ou esprit, pensée ou langage). Elle se présente comme la conception ou la vision du monde par excellence. Elle cherche à être une gnoséologie, soit une théorie de la connaissance, et une épistémologie, soit une théorie de la science. De l’ontologie (de Platon et d’Aristote), qui est une théorie de l’être, à la phénoménologie (de Husserl et Cie), qui est une théorie du phénomène (comme apparaître de l’être), la philosophie est la définition même du Discours maître à la Hegel, du Discours du Maître, que celui-ci se (con)fonde ou non avec le Discours de l’Universitaire – autrement dit, que le philosophe soit ou non un politicien et un professeur ou que l’intellectuel devienne ou non un (intellectuel) professionnel…

 

LA PSYCHANALYSE

 

         Au Discours de Maître, la psychanalyse appose – et non oppose – le Discours de l’Analyste. La psychanalyse n’est pas une conception ou une vision du monde, que ce soit une science ou une « contre-science » [Foucault] ; c’est une ‘’abscience’’ : c’est une théorie du monde, un récit théorique ou scientifique du monde individuel et du monde collectif, du monde naturel et du langage naturel, et donc aussi de tout le monde : de la sexualité du monde et du monde la sexualité – mais ce n’est pas une sexologie ! Sigmund Freud en est l’inventeur à Vienne au tournant du XXe siècle ; il a été suivi par Sandor Ferenczi, Ernest Jones, Karl Abraham, Melanie Klein et Donald Winnicott et surtout par Jacques Lacan et Françoise Dolto en France dans la seconde moitié du XXe siècle.

 

         La psychanalyse est la science de l’inconscient, que l’on appelle parfois « psychologie des profondeurs » ; c’est-à-dire que pour elle le sujet ne se définit pas par la conscience ou le seul moi (imaginaire), mais par l’inconscient, du ça (réel) au surmoi (symbolique). Le matériel ou le matériau qui a servi à Freud et qui lui a permis de découvrir l’inconscient – il ne l’a pas inventé – est le suivant : le rêve (qui est la « voie royale de connaissance de l’inconscient », les lapsus et les mots d’esprit, les légendes et les mythes, la littérature et l’art en général, la folie (surtout les névroses, les psychonévroses ou les « grandes névroses » que sont l’hystérie et l’obsession) et la sexualité infantile. La psychanalyse est une clinique ou une thérapeutique, une thérapie, où la cure est fondée sur le transfert ; ce n’est pas seulement une théorie du monde, mais un récit théorique ou scientifique qui (re)lie l’homme, le langage et le monde.

 

    Selon la psychanalyse, « trois blessures narcissiques » ont été infligées à l’humanité :

1°) la physique (Copernic, Kepler, Galilée) a démontré que le monde, c’est-à-dire la Terre, n’est pas le centre de l’Univers ;

2°) La biologie (Darwin, Mendel) a (dé)montré que l’homme n’est pas le centre du monde ;

3°) la métapsychologie (Freud) a montré que le moi, c’est-à-dire la conscience ou la raison, n’est pas le centre du sujet : le sujet est décentré et divisé.

Le décentrement ou la division du sujet en fait un dispositif inséparable de l’objet en son projet et son trajet, en la trajectoire de la subjectivité et surtout de l’affectivité. Ces trois blessures sont des débrayages énonciatifs initiaux - et pleins d’initiations et d’initiatives !… Pour l’éthologie de Lestel, il y aurait une quatrième blessure narcissique : l’homme n’est pas le seul sujet […]

 

         La psychanalyse est une métapsychologie (comme l’ontologie et la phénoménologie), une métaphilosophie (ou une non-philosophie) et une métabiologie.

 

La métapsychologie

        

         La métapsychologie est le triple point de vue de la psychanalyse : économique, dynamique et topique.

 

L’économique

 

       Au point de vue économique, il y a une énergétique des zones érogènes et une mécanique des stades ou des phases : stade oral (ou cannibale et respiratoire), stade anal (ou sadique), stade phallique (ou urétral) et stade génital ; il y a de multiples combinaisons et recombinaisons entre les phases. L’énergétique et la mécanique conditionnent la sexualité humaine, de l’enfant à l’adulte, et elles sont conditionnées par la bisexualité psychique plutôt que biologique. Dès le jeune âge ou la prime enfance, le petit de l’homme est aux prises avec la libido et avec les pulsions et les fantasmes : c’est un « pervers polymorphe ».

 

         La pulsion est un concept limite entre le somatique et le psychique, entre le corps et l’âme ; elle est économiquement psychosomatique. La pulsion a une poussée (force, énergie, impulsion), une source (zone du corps), un objet et un but (satisfaction). La pulsion est la cause du sujet, la cause de la division du sujet en sujet de (ou « subjectum ») et en sujet à (ou « subjectus »), entre l’individuation et la désindividuation, entre l’individu et le ‘’dividu’. Les destins des pulsions sont le renversement dans le contraire, le retournement sur la personne propre, le refoulement (inhibition, frustration, privation, régression, répression, réparation, restauration, somatisation), qui est à la source de la névrose (hystérie, obsession, phobie), la scotomisation ou la forclusion (du Nom-du-Père), qui est à la source de la psychose (paranoïa, schizophrénie, manie dépressive), et la sublimation (qui n’est pas l’idéalisation de l’objet mais le détournement ou le retournement de la pulsion quant au but, alors que la perversion est le détournement de la pulsion quant à l’objet). Les ‘’enclins’’ de la pulsion sont l’ancrage et le frayage qui mène à l’étayage ou au clivage.

 

         Grâce à son étude du narcissisme (fondamental ou primordial) et du masochisme (originaire ou primaire), Freud est passé d’une première théorie des pulsions à une seconde. Il avait d’abord distingué les pulsions du moi ou d’auto-conservation (sans objet) et les pulsions sexuelles (avec objet pour la libido) ; puis il a distingué les pulsions de vie et la pulsion de mort. Les pulsions de vie ne correspondent pas aux pulsions sexuelles. La pulsion de mort est la pulsion de retour à l’animal ou à l’inorganique et à l’inertie (le repos, le sommeil) ; elle est aussi sexuelle (agressive : active dans le sadisme ou passive dans le masochisme) que les pulsions de vie : elle conditionne donc la vie sexuelle. C’est la pulsion de mort qui fait de la psychanalyse une métabiologie : sans pulsion de mort, il n’y aurait pas de vie humaine !

 

         La compulsion de répétition est inséparable de la pulsion de mort ; elle est automatisme de répétition (rites, rituels, cultes, passages à l’acte, actes manqués, oublis, tics, etc.) et compulsion d’aveu (confession, quête de la punition, épreuve de la peine). La (com)pulsion de mort (ou de meurtre), comme impulsion et répulsion, est la source objective du sentiment de culpabilité, qui est lui-même la source subjective de l’angoisse.

 

         Le fantasme est le substitut de ou le résidu de l’angoisse et il est le « représentant psychique » de la pulsion. Se distinguent les fantasmes conscients (ou les fantaisies et les rêveries), les fantasmes inconscients (où dominent les scénarios sexuels) et les fantasmes originaires, les deux principaux étant la scène primitive (où l’enfant fantasme le coït des parents comme un acte sadomasochiste) et le mythe du meurtre du père de la horde primitive.

 

La dynamique

 

         La dynamique de la métapsychologie comprend les processus et les principes, ainsi que le désir. Les processus primaires sont des processus de transposition, les deux principaux étant la condensation conduisant à la métaphore et le déplacement conduisant à la métonymie ; les processus secondaires sont des processus de position : mécanismes de défense et formations psychiques (réactionnelles) ou formations de substitut, de compromis ou de symptôme, à la suite du refoulement et du retour du refoulé. Les processus primaires sont formateurs d’images par la condensation et le déplacement et les processus secondaires sont formateurs de symboles par la comparaison et l’association… Le principe de réalité est le principe de l’effectivité, de la soumission du moi au surmoi et de l’univers individuel à l’univers collectif ; le principe de plaisir, dont la pulsion de mort est « l’au-delà », est le principe de l’affectivité, de soumission du moi au ça et de l’univers collectif à l’univers individuel.

 

         Il existe trois principales théories du désir :

1°) La théorie machinique ou mécanique  du désir (Spinoza, Schopenhauer, Nietzsche, Lyotard, Deleuze-Guattari, Adler) postule que le désir est tout-puissant, omnipotent : le désir est réel et il se confond donc plus ou moins avec la libido ; c’est une force, une énergie, une volonté de puissance : c’est un instinct ; c’est le désir du (par le) sujet, avec ou sans objet.

2°) La théorie mimétique ou métaphysique du désir (Aristote, Girard) (Jung ?) considère que le désir est faible : parce que l’homme est un animal mimétique et politique, le désir est triangulaire et imaginaire ; c’est une médiation entre le sujet et l’objet : c’est un apprentissage par le mimétisme (qui fonde la psychologie et la pédagogie du comportement) ; c’est le désir selon le désir de l’autre sujet (à l’objet).

3°) La théorie dialectique ou dynamique du désir (Platon, Hegel, Freud, Lacan) conçoit le désir comme loi du désir (force, énergie) et comme désir de la loi (interdit, tabou) : le désir est symbolique, le signifiant du désir ou le symbole des symboles étant le phallus ; c’est une force comme libido, mais une faiblesse comme pulsion : c’est un dispositif antagonique et agonique, une lutte conduisant à la division ou au décentrement du sujet ; c’est le désir du (par et pour le) désir de l’Autre, le sujet (énonciatif, génitif, proprioceptif) étant sujet de l’objet et sujet à l’objet : c’est la « croix agonique » ou agonistique S-O-S…

 

         Le rêve, qui est le gardien du sommeil, est un récit ; c’est le récit du désir, qui est essentiellement sexuel ; le travail du rêve consiste à transformer les restes diurnes de la veille ou de l’avant-veille en pensées nocturnes du sommeil à partir de souvenirs oubliés ou refoulés,  tandis que le travail du récit consiste à transformer de la même manière un contenu latent (profond, inconscient) en une expression manifeste (superficielle, consciente)  partir de rêves et de fantasmes. Dans le rêve, comme dans le récit, le rêveur est un narrateur – c’est le regard(ant) symbolique – et il peut s’identifier avec l’acteur qu’il est et qui voit et parle – c’est le narrateur homodiégétique ou autodiégétique – ou il peut s’identifier avec l’acteur qu’il voit et qui parle – c’est le regard(é) imaginaire par le narrateur hétérodiégétique. Le travail du rêve et le travail du récit sont le travail du désir.

 

         Le rêve et le récit sont une question ou un problème d’identification. L’identification peut être secondaire ou consciente : c’est l’identification de ; elle peut être primaire ou inconsciente : c’est l’identification à. C’est par l’identification et donc par le désir qu’il y a les processus primaires et secondaires et les deux principes. Dans l’identification, il y a projection imaginaire du sujet (moi idéal) ou introjection symbolique de l’objet (idéal du moi) dans l’ambivalence du moi… L’identification est le moteur du brayage et du repérage, de l’embrayage et du débrayage et ainsi des états d’âme et des états de chose, des états du moi et des états du monde. Aussi y a-t-il des états d’âme plutôt embrayés : l’amour, l’envie, l’angoisse, l’ennui (l’ennui de personne, l’ennui tout court), l’enthousiasme, l’espoir (du je émergé), la solitude (du je immergé), la mélancolie, l’égoïsme, la timidité et le narcissisme, et des états d’âme davantage débrayés : la haine, la jalousie, l’anxiété ou la peur, la fatigue ou le stress, l’ennui (l’ennui de quelqu’un, les ennuis), l’étonnement, le désespoir (du je submergé), la compagnie (du je ‘’rémergé’’), la nostalgie, la générosité, la curiosité et l’altruisme.

 

La topique

 

         Dans l’évolution de la métapsychologie, il y trois topiques des instances du sujet. La première topique proposée par Freud est celle de l’inconscient, du préconscient et du conscient : l’inconscient est le lieu du refoulement sexuel et des représentations de choses ; le préconscient est le (mi)lieu de la mémoire, des souvenirs et des oublis ; le conscient est le milieu de la perception et des représentations de mots. La deuxième topique, aussi proposée par Freud, est celle du ça, du moi et du surmoi : le ça est le réservoir ou la réserve des pulsions ; le moi est la caserne de la conscience individuelle ou personnelle ; le surmoi est l’instance de la conscience morale ou collective. La troisième topique, qui ne correspond pas nécessairement à celles de Freud, est celle de Lacan : réel (impossible), imaginaire (spéculaire) et symbolique (spectaculaire). Le neurologue Damasio y substitue, consciemment ou inconsciemment : le « proto-Soi », le « Soi-central » et le « Soi-autobiographique » ou l’émotion, la motivation et la cognition.

Ce qui suit peut être associé avec les correspondances de l’introduction et celles de la conclusion :

 

FREUD / LACAN

Trois instances du sujet

 

préconscient ----– conscient

­

inconscient

 

moi –---- surmoi

­

ça

 

imaginaire ----- symbolique

­

réel

 

[Pour toute la métapsychologie, cf. JML : Le sujet ; Première partie : « Le sujet de l’inconscient » (p. 7-76)].

 

La métaphilosophie

 

         « L’envers de la psychanalyse », ou sa sémantique telle que définie dans le Livre XVII  du Séminaire de Lacan (en 1969-1970), est sa métaphilosophie ou sa non-philosophie, sinon son « anti-philosophie ». C’est la théorie des quatre Discours (ou archidiscours) : le Discours du Maître, qui est lié à la politique, à la religion et à l’obsession ; le Discours de l’Hystérique, qui est lié à l’art, à l’art de la grammaire qu’est la littérature et à l’amour ; le Discours de l’Universitaire, qui est lié à la philosophie,  à la science et à la paranoïa ; le Discours de l’Analyste, qui est évidemment lié à la psychanalyse et à la sublimation [cf. JML : Le sujet (p. 71-74 et p. 179, note 63] :

 

DISCOURS MAÎTRE    DISCOURS UNIVERSITAIRE

(gouverner)                      (éduquer)    

 

X

 

DISCOURS ANALYSTE    DISCOURS HYSTÉRIQUE

(analyser)                        (aimer)

 

Métabiologie

 

         Selon la métabiologie psychanalytique, le fondement du lien social est l’interdit de l’infeste qui, au niveau de la phylogenèse, est le tabou du sang (l’idéologie et le pacte du sang selon Testart), et, au niveau de l’ontogenèse, le complexe de castration. Qui dit interdit veut dire interdiction et castration (symbolique). Le petit de l’homme passe par une série de castrations, dès sa naissance et aux divers stades de développement de sa sexualité (sevrage, dressage, élevage, apprentissage, etc.) ; la castration orale précède, accompagne ou succède à la descente du larynx et la castration génitale procède aussi de la chute des dents de lait. Le complexe de castration est l’angoisse de castration (par le père ou son représentant) chez le garçon et l’envie de pénis chez la fille ; cette envie peut être centripète : avoir un pénis à elle, ou être centrifuge : recevoir un pénis pour elle [cf. Dolto]…

 

         Le tabou du sang et le complexe de castration incluent ou impliquent l’interdit de l’inceste et l’interdit du meurtre, celui-ci ayant sans doute précédé celui-là. L’interdit de l’inceste (ou le tabou du sang maternel dans la prédation sexuelle), c’est-à-dire l’interdit du sang que l’on partage (le sang du totem, de la tribu, du clan ou de la famille), est l’interdit ou le tabou, la loi ou la règle, de l’univers collectif et il conduit à l’exogamie ; c’est l’aspect collectif de l’interdit de l’infeste. L’interdit du meurtre (ou le tabou du sang criminel dans la prédation alimentaire), c’est-à-dire l’interdit du sang que l’on verse ou qui coule (de la chasse à la guerre), est l’interdit ou le tabou, la loi ou la règle de l’univers individuel et il conduit au totémisme, qui est un pré-art, un pré-droit et une pré-religion et qui peut inclure ou intégrer l’animisme et le shamanisme ; c’est l’aspect individuel de l’interdit de l’infeste. Le totem est au tabou ce que le rite est au mythe, ce que le totémisme est à l’exogamie et ce que la sexualité est à la parenté […]

 

         Le tabou du sang menstruel (maternel, matriciel), qui frappe les sociétés primitives et les sociétés modernes, est à la fois un aspect du tabou du sang et un aspect du complexe de castration (de la virginité et de la puberté à la maternité) ; ce tabou est donc le lien entre l’univers collectif et l’univers individuel et entre la phylogenèse et l’ontogenèse. C’est ainsi que ou pourquoi les menstruations de beaucoup de femmes sont vécues dans une extrême douleur ; c’est-à-dire qu’elles sont vécues inconsciemment comme un avortement, dans le sentiment de culpabilité d’un crime contre l’espèce (la phylogenèse) et d’un crime contre l’individu (l’ontogenèse). Il faudrait aussi voir s’il y a un lien ou un rapport entre les menstruations (qui sont synonymes de travail, d’ordre et de propreté) et la perte de l’oestrus (qui, lui, est synonyme de loisir, de désordre et de malpropreté). Enfin, alors qu’il y a la perte de l’oestrus en amont des menstruations, il y a la ménopause en aval, les deux pouvant être signifiées ou relayées par la parure (vêtements, ornements, bijoux, tatouages ou peintures corporelles) comme signal, signe ou symbole d’ethnicité acquise ou conquise par l’Homme de Cro-Magnon au détriment de l’Homme de Néandertal [cf. Arsuaga] – ce qui pourrait expliquer de manière évolutive (ou évolutionniste) le très grand succès de la mode (vestimentaire ou autre) et de la haute couture…

 

         L’interdit de l’inceste concerne en outre les relations duelles de la parenté, les « structures élémentaires de la parenté » selon Lévi-Strauss, alors que l’interdit du meurtre concerne aussi la division sexuelle du travail ; il s’agit donc de la différence sociale et de la différence sexuelle, qui conditionnent le partage sexuel d’un sexe à l’autre et le partage alimentaire d’un groupe à l’autre.

 

         Il est invraisemblable, ou tout au moins très peu vraisemblable, que la connaissance du rôle de la copulation dans la fécondation ait été connue avant le langage et donc avant l’homme ; surtout qu’il y a encore des aborigènes qui l’ignorent ou le dénient et qui vont jusqu’à nier le rôle de la mère ; en outre, il y a toutes sortes de mythes et de légendes entourant « les mystères de la vie » qui renient le sens commun ; enfin, il faut à l’enfant l’apprendre des adolescents que sont ses frères, ses sœurs ou ses camarades, ou des parents pour qu’il cesse d’imaginer toutes sortes de scénarios avant d’en arriver à imaginer le coït : il faut donc un véritable coup de force de l’imagination pour relier l’accouplement et l’accouchement et passer d’un solo ou d’un duo (avec la mère) à un trio (avec le père) ou à un quatuor (avec le phallus).

 

         Le meurtre du père de la horde primitive, par le meurtre du chef par la bande de frères et pour la troupe de sœurs – que ce soit un événement historique, un mythe social ou un fantasme psychique importe peu ; ce qui importe, c’est qu’il y ait (eu) répétition et donc récit d’un meurtre –, est la fondation de la paternité : le père devient père en mourant ; le père mort est le père symbolique (du désir) : ce que Lacan appelle le Nom-du-Père et que d’autres appellent (le nom de) Dieu (de Moïse au Christ, le Messie ne pouvant être que le fils confirmant le meurtre du père)… Le père réel (du besoin) n’est jamais que le géniteur (inconnu, impossible à l’origine), tandis que le père imaginaire (de la demande), c’est bien souvent la mère (génitrice ou non)… La fondation de la paternité, la présomption de paternité » [Legendre], est inséparable de l’interdit de l’infeste et donc de l’interdit de l’inceste et de l’interdit du meurtre : c’est l’origine (l’émergence, l’apparition, la naissance) de l’homme, du langage et du monde ; c’est le mythe de l’origine à l’origine du mythe. Le père parle par le fils ; peut-être qu’il ne parlait pas ou qu’il a été tué parce qu’il parlait et qu’il savait, lui, ce qu’il en était de la paternité – à moins que ce ne soit le meurtre lui-même qui donne la parole aux meurtriers, qui ne sont donc pas des transgresseurs mais des fondateurs d’interdits…

 

         Le meurtre (pré)historique, mythique ou fantasmatique du père, suivi du « festin totémique » (la ‘’dévoration’’ cannibale de son cadavre), est l’occasion ou le lieu de l’ambivalence entre l’amour et la haine pour le père mort (qui est un modèle et un rival), entre le bien et le mal et il conduit au sentiment de culpabilité, qui est le « péché originel de l’humanité » et la source de l’angoisse [voir plus haut : Métapsychologie/Économique] !

[Pour la métabiologie, voir le site de JML : Autres études : « Psychanalyse, sciences humaines et biologie ou Des grands récits » (2002) et « Darwin and Freud : Sociobiology or Metabiology ?  » (2003)].

 

LA PRAGRAMMATIQUE

 

         La pragrammatique est la pragmatique du regard et la grammatique de la voix  comme récit et comme rythme, la grammatique étant donc une narratique (et non une narratologie) et une rythmique (et non une stylistique). La pragrammatique concilie ou réconcilie la grammaire (linguistique et sémiotique) et la psychanalyse ; c’est ainsi qu’elle fait de la valence (la valeur de la valeur, l’investissement thymique de la deixis) l’équivalent grammatical, l’étalon, de la pulsion ; la valence est la proprioceptivité, l’extéroceptivité et l’intéroceptivité et il n’y a pas d’actance sans valence. En (ré)conciliant la grammaire (du texte) et la psychanalyse, la sémiotique du récit et l’analyse textuelle, l’analyse et la synthèse, la pragrammatique est la science générale (fondamentale et radicale) de l’homme et la science subjective du sens (de la vie); elle implique une théorie du sujet et donc de l’actance. Enfin, c’est une théorie impersonnelle de la ponctuation de la personne, de l’espace, du temps et de la vitesse ou une théorie de la ponctuation de la deixis (ou du « Dasein »)…

- Mais la pragrammatique n’est pas un archirécit !

 

JML/4 février 2004