Ainsi, les étudiants qui apprennent une langue
seconde comme le français font toujours les mêmes erreurs
d'une année à l'autre; même s'ils en font moins, c'est le
même type d'erreurs. Il est donc possible d'établir une
sorte de typologie des erreurs (parlées et/ou écrites) :
A) en phonologie :
prononciation de la consonne finale, féminisation du
masculin, confusion des voyelles à accent ou des voyelles
nasales, neutralisation des voyelles, inversion des semi-consonnes;
B) en morphonologie :
liaisons fautives, absence d'élision, absence de
contraction de la préposition et de l'article, non-répétition de l'article ou de l'adjoncteur (préposition),
bouleversement de l'ordre (ignorance des tactèmes),
ponctuation et intonation incohérente ou inadéquate;
C) en morphologie :
homonymie conduisant à l'homographie et à la confusion
des homophones, confusion du déterminant et du pronom --
confusion à laquelle contribuent les manuels qui parlent
encore d'adjectifs pour autre chose que l'adjectif
qualificatif, alors que les déterminants sont tous en fin
de compte des articles et qu'ils se situent dans le
voisinage du nom, alors que les pronoms se situent dans
le voisinage du verbe --, substitution de l'article
défini (anaphorique) à l'article indéfini (cataphorique)
ou l'inverse, anglicismes, calques (interlangue) et "faux
amis", auxquels n'est pas étrangère la traduction (mot à
mot);
D) morpho-syntaxe :
mauvais choix de l'auxiliaire, ignorance de la personne,
absence d'accord en congruence (genre, nombre, personne),
confusion du passé composé et de l'imparfait, conjugaison
mal maîtrisée;
E) syntaxe et sémantique :
incompréhension de la transitivité et de la valence du
verbe, prédication incontrôlée, (re)pronominalisation
sans (re)nominalisation, confusion de la topicalisation
et de la focalisation, concordance des temps toujours
problématique (même pour un francophone), fossilisation
du vocabulaire de l'interlangue conduisant à des
barbarismes, etc.
Mais si on ne se rend pas compte que la phonologie, tout
au moins au niveau de la prosodie, est déjà ou encore de
la syntaxe, le rythme étant la syntaxe de la syntaxe et
étant l'ultime preuve de la maîtrise d'une langue
(seconde), et si on ne voit pas qu'il est impossible de
séparer radicalement la morphologie et la syntaxe -- de
là, la morpho-syntaxe -- et même la syntaxe et la
sémantique, la typologie des erreurs risque fort de
s'inverser dans des erreurs de typologie...
Il y a donc lieu d'avoir une conception nettement
plus synthétique de l'évolution et de l'acquisition de la
langue en intégrant le vocabulaire (comme mémoire du
lexique, qui est le réservoir de la langue) à la
grammaire (comme programme de traitement du sens ou comme
signification), la nomination (substantive,
qualificative) à la nominalisation et à la prédication,
la verbalisation à l'adverbalisation, la phonologie à la
morpho(no)logie, la morpho-syntaxe à la syntaxe, la
syntaxe à la sémantique, la grammaire de la phrase à la
grammaire du texte : l'épilangue (inconsciente :
immanente) à la métalangue (consciente : manifeste) --
les schèmes aux schémas, les axes aux principes, les
procès aux processus, les valeurs aux valences, les
rythmes aux pulsions, les représentations aux affects.
Le point de départ d'une nouvelle
méthodologie de
l'enseignement de la langue est la triple (et non la
double) articulation du langage : énonciation,
signification (ou représentation) et communication; de
l'énonciation à la communication, il y a continuité,
tandis qu'avec la signification, il y a discontinuité. La
triple articulation du langage correspond à la triple
articulation de la pensée : imagination (ou
proprioceptivité), entendement (ou intéroceptivité) et
sensibilité (ou extéroceptivité). Le langage est parole
-- à ne pas confondre avec le parler ou avec le discours
--, langue et discours; la parole est verbe ou voix :
récit et rythme, métrique ou versification (facultative)
et rythmique (obligatoire), harmonie et mélodie; la
parole est la passion, l'émotion et la raison du sens
comme monde (Univers, Cosmos) et langage.
Les opérations fondamentales de
l'énonciation (et
donc du langage) -- la troisième articulation qui est la
première en dernière instance : la dernière découverte
mais la première trouvaille -- sont le repérage (au
décodage) et le brayage (à l'encodage); les processus ou
les mécanismes du brayage sont le débrayage (vers le site
anaphorique de l'énoncé) et l'embrayage (vers la
situation déictique de l'énonciation); le débrayage et
l'embrayage peuvent être énonciatifs ou énoncifs : ils
sont actantiels, spatiaux ou temporels. Les marqueurs du
débrayage sont les anaphores (de personne, d'espace ou de
temps), qui sont des débrayeurs; les marqueurs de
l'embrayage sont les déictiques (de personne, d'espace ou
de temps) et les phatèmes, qui sont des embrayeurs; les
anaphores et les déictiques sont des grammèmes, c'est-à-dire des morphèmes grammaticaux libres (par rapport aux
morphèmes grammaticaux liés que sont les marques de genre
et de nombre ou les marques de conjugaison : déclinaisons
ou désinences, et par rapport aux morphèmes lexicaux que
sont les affixes : préfixes, infixes, suffixes).
Un grammème peut contenir un lexème; seuls
les
lexèmes se dérivent. Il est ainsi possible d'associer le
repérage grammatical des marqueurs (les éléments repérés,
qui sont des questions, et leurs points de repère, qui
sont des réponses), la dérivation lexicale des lexèmes et
leur intégration lexicale (dans des champs lexicaux ou
des champs sémantiques). Avec le découpage (morpho-syntaxique) en monèmes, c'est la conjugaison (et donc les
huit catégories grammaticales de la langue) qui est
couplée avec la dérivation (et donc les neuf ou dix
parties morphologiques du discours, le statut
morphologique de l'interjection étant douteux ou
suspect). Le découpage phonologique en phonèmes (deuxième
articulation) peut accompagner le découpage en monèmes
(première articulation).
Se situant à la jonction de la phonologie et de
la morphologie d'une part et de la syntaxe et de la
sémantique d'autre part, la morpho-syntaxe est le pivot
de la grammaire de la phrase; mais, pour aller de la
grammaire de la phrase à la grammaire du texte, il faut
passer de la syntaxe des fonctions et de la valence du
verbe (l'intransitivité ou la transitivité : la
monovalence, la bivalence, la trivalence, la survalence
ou la sous-valence) à la syntaxe des jonctions et de
l'actance, la phrase (et donc le texte) étant un drame
avec des acteurs qui portent, supportent ou transportent
des valeurs. Les acteurs peuvent être individuels, duels
ou collectifs; ils peuvent être présents ou absents,
agents ou patients; ils peuvent être anthropomorphes ou
zoomorphes, animés (personnages) ou inanimés (choses,
objets, outils). Par l'intégration lexicale, il est
possible de voir comment les valeurs s'articulent pour
constituer des isotopies, qui sont des répétitions de
valeurs, et se situer dans les axiologies, qui sont des
systèmes de valeurs, dont sont tributaires les
idéologies, qui sont des systèmes d'idées. Au niveau de
l'actance (et ainsi de la grammaire du texte, où le
découpage en séquences, la segmentation, remplace le
découpage en phonèmes et en monèmes), la valence est la
valeur de la valeur, la valeur de l'objet de valeur...
Le chemin privilégié à emprunter pour
passer de
la signification à la communication est celui des
facteurs et des fonctions; les six facteurs de la
communication verbale sont le destinateur, le
destinataire, le site, le code, le message et le contact
(qui inclut le canal); ils correspondent respectivement
à la fonction émotive (ou expressive), à la fonction
conative, à la fonction dénotative (ou référentielle), à
la fonction métalinguistique, à la fonction connotative
(ou poétique) et à la fonction phatique (emphatique et
empathique). La communication -- qui ne se confond pas
avec la transmission d'information -- est en continuité
avec l'énonciation : le destinateur et le destinataire
sont embrayés, alors que le site est débrayé; le message
peut être explicitement embrayé et le contact est
implicitement embrayé. Les facteurs sont aux fonctions ce
que les marqueurs sont aux opérations.
C'est le dialogue qui est la structure-canon de
la communication; c'est par le dialogue qu'il y a prise
de contact et mise en contact, maintien et entretien du
contact; c'est par le dialogue (l'échange des paroles)
qu'il y a échange ou circulation des biens et des
personnes. Le dialogue n'est pas que conversation; il est
conversion : entrée et sortie en discours, assertion et
négation, interrogation (jeu de questions et de réponses)
et exclamation, argumentation et persuasion. Il est
dominé par les actes de discours (locutoire, illocutoire
et perlocutoire), l'acte illocutoire (et élocutoire)
conduisant, par sa force illocutionnaire (et
élocutionnaire), à des actes illocutionnaires (ou
performatifs) dans des jeux de langage qui définissent
des comportements langagiers (débrayés : délocutifs, ou
embrayés : allocutifs et élocutifs). La communication est
pragmatique (et sensible), la signification est
grammaticale (et cognitive ou intelligible)),
l'énonciation est grammatique (et thymique ou irascible).
La triple articulation du langage implique ou
explique et complique les deux axes et les deux principes
de la langue. Les deux axes de la langue sont l'axe
paradigmatique (vertical) et l'axe syntagmatique
(horizontal). L'axe vertical du "ou... ou" est l'axe du
paradigme, de la sélection, de la position, de
l'association, de la similarité et de la métaphore
(hystérique, dépressive, schizophrène), où il y a trop de
sujet(s) : "sur-sujet"; c'est l'axe des phonèmes
(discrets, discontinus); c'est l'axe des groupements, des
familles, des réseaux, des «masses organisées». L'axe
horizontal du "et... et" est l'axe du syntagme, de la
consécution, de la composition, de la combinaison, de la
contiguïté et de la métonymie (obsessionnelle, maniaque,
paranoïaque), où il y a trop d'objet(s) : "sur-objet";
c'est l'axe des monèmes (concrets, continus); c'est l'axe
des regroupements, des liens, des parcours, des "paquets
de sens". L'axe paradigmatique est l'axe de la
dénomination, de la topicalisation, de la description, de
la fragmentation et de la disjonction : c'est l'axe des
systèmes et des registres (comme les tropes); l'axe
syntagmatique est l'axe de la définition, de la
focalisation, de la narration, de la segmentation et de
la conjonction : c'est l'axe des procès et des régimes
(comme les genres). L'axe paradigmatique est évidemment
l'axe des dictionnaires (catalogues, nomenclatures),
tandis que l'axe syntagmatique est l'axe des grammaires
(traités, programmes). La conjugaison (morpho-syntaxique)
est la jonction des deux axes.
Les deux principes de la langue sont le principe
métaphorique et le principe métonymique. Le premier
principe est plus sémantique; c'est le principe,
l'étrange principe, de la condensation (propre au
principe de plaisir). Le second principe est plutôt
syntaxique; c'est le principe, l'inquiétant principe, du
déplacement (propre au principe de réalité). Les deux
principes sont dominés par l'ambivalence. La dérivation
morphologique est la jonction des deux principes; la
dérivation et l'intégration lexicale est la (con)jonction
des deux axes et des deux principes. Les deux axes et les
deux principes font de la langue un calcul...
*
La triple articulation du langage se heurte à sa
"désarticulation" : à la pathologie du langage et donc au corps. Il ne s'agit pas seulement des troubles du langage
: aphasie, dyslexie, surdité, mutisme, autisme, etc.,
mais aussi de la névrose et de la psychose. La manie
dépressive, en son versant maniaque (et obsessionnel),
est voisine de la paranoïa, de la mégalomanie; en son
versant dépressif (et hystérique), elle est parente de la
schize, de la schizophrénie : c'est la psychose de
l'imagination (comme non-travail). L'obsession est la
névrose de l'entendement (comme travail); l'hystérie est
la névrose de la sensibilité (comme capital). Par sa
capacité d'imitation, l'hystérique est doué(e) pour les
langues : il y a beaucoup d'hystériques bilingues et sans
doute plusieurs traducteurs hystériques; l'obsessionnel,
lui, est obsédé par sa langue maternelle, dont il arrive
mal à se détacher. L'hystérie porte à la poésie ou au
théâtre : à l'art -- ou à la folie (comme délire
individuel); l'obsession porte au roman ou à l'essai : à
la philosophie -- ou à la religion (comme délire
collectif). L'obsession (jalouse) est une logorrhée, une
diarrhée de mots : de là, les phrases étirées (plusieurs
mots pour une seule chose) et la maîtrise du récit propre
au prophète et au prosélyte -- le dédoublement (le
double); l'hystérie (envieuse) est une constipation de
mots : de là, les phrases tronquées (un seul mot pour
plusieurs choses) et le manque de récit, jusqu'au silence
du corps autrement que par le symptôme -- la
dépersonnalisation (la schize). La folie n'est pas la
démence : elle est délire ou déraison, déséquilibre entre
la raison et la dé-raison, entre le délice et le supplice
-- autrement vérité et non fausseté...
L'acquisition de la langue (maternelle ou
seconde) est dépendante des structures névrotiques (ou
psychotiques) de chacun et tout cela devra davantage être
approfondi en tenant compte plus généralement de la
structure hystérique et de la structure obsessionnelle et
plus particulièrement des quatre étapes de l'acquisition
d'une langue seconde : l'apprentissage, le
perfectionnement, la spécialisation et la traduction. En
outre, il ne faut pas oublier que l'apprentissage de la
langue (maternelle) est inséparable du développement de
la sexualité infantile avec ses quatre stades (oral,
anal, phallique, génital) et ses phases d'inhibition, de
fixation et de régression; l'apprentissage est
inséparable du comportement, qui est tributaire du
tempérament, du caractère et de la personnalité (où
s'articulent l'aptitude, l'attitude et l'habitude), qui
sont conditionnés par la sexualité; pour qu'il y ait
acquisition, il faut que l'apprentissage devienne un
habitus : un mode d'être et de faire.
Au sujet de l'acquisition d'une langue seconde
plus spécifiquement, il faut se demander si son
apprentissage se fait -- surtout? exclusivement?
inclusivement? -- à partir de la langue maternelle ou
s'il se fait à partir (de la triple articulation) du
langage. C'est ainsi qu'il faut se poser le problème de
l'application, de l'imitation, de la répétition, de la
reproduction, de la représentation, de l'abstraction
(déduction/induction/abduction), de l'intuition, de la
perception, de la sensation, de la constitution, de la
reconstitution, de la déconstitution, de la construction,
de la reconstruction, de la déconstruction, sans pour
autant succomber à une philosophie ou à une psychologie
de l'intelligence. Il n'est pas sûr qu'une langue
(seconde) s'apprenne avec l'intelligence (de la langue
maternelle) : on n'apprend pas à parler avec les yeux,
avec la vision d'un dictionnaire, avec la saisie par le
regard, mais avec les oreilles, avec le point de vue de
la grammaire, avec la visée de la voix!
En outre, l'acquisition de la langue verbale,
c'est aussi l'acquisition de la langue écrite, la langue
graphique étant aussi une langue gestuelle (comme la
langue des signes des sourds-muets). Il ne saurait donc
être question de séparer ou de dissocier la paire de la
grammaire, la langue et la littérature (comme récit de la
passion et passion du récit), l'écriture et la lecture :
la phrase n'est pas l'unité élémentaire du discours;
c'est l'énoncé, le texte, qui l'est. Le texte est phéno-texte et géno-texte. -- Et la signature de l'écriture
(comme révélation) et de la lecture (comme tradition :
traduction et trahison), c'est l'archi-texte
(institutionnel et constitutionnel), de l'épitexte
(actuel) des processus secondaires à l'archétexte
(archaïque) des processus primaires.
*
L'acquisition de la langue (seconde) ne peut pas
être abstraite ou extraite de la situation mondiale
caractérisée -- en dehors des famines, des épidémies, des
génocides, des parasites, des virus, des déchets -- par
des tensions et des confusions entre la foi et la loi,
entre la religion et la politique; caractérisée aussi par
la domination américaine, qui est une domination quasi
néo-romaine, et par ladite mondialisation de l'économie
et ladite globalisation de la culture. En fait, il s'agit
de phénomènes propres surtout à l'Occident du Nord, soit
environ dix pour cent de la population totale du globe.
La domination américaine est synonyme de domination de la
langue anglaise, dont peuvent résulter l'unilinguisme --
une grammaire universelle au passé ou au futur mais
jamais au présent : nouvel et ultime indo-européen? -- ou
la diglossie, le bilinguisme ou la créolisation. Avec les
migrations favorisant le contact des langues, l'émigrant
(dominé) est forcé d'apprendre la langue du dominant;
après quelques générations, ses descendants l'auront
adoptée. Il en sera de même des règles, des lois, des
moeurs, des coutumes, des traditions : du folklore et de
la culture...
De manière plus circonstanciée, dans un
climat de
pollution des âmes et des corps par l'information et la
désinformation et par le pétrole et son (al)chimie ou sa
technologie impérialiste, il y a standardisation -- ce
que l'on appelle la rationalisation -- de l'éducation et
commercialisation de la recherche, les chercheurs étant
sommés d'être autrement (plus) productifs pour la
société. Il y a surtout dévalorisation de l'enseignement
et désorientation de l'étudiant. Il y a modification des
aptitudes, des attitudes et des habitudes des étudiants,
comme entre les parents et les enfants; beaucoup
d'étudiants sombrent dans l'absentéisme, le plagiat, le
vol ou le traitement de données venues d'ailleurs, le
"sous-traitement" ou la "sous-traitance", la relation
pédagogique s'en trouvant gravement perturbée et le geste
didactique grandement hypothéqué.
Enfin, nous assistons à la multiplication des
prothèses cognitives : automates, machines, robots,
calculatrices, calculettes, correcteurs d'orthographe,
adaptateurs-traducteurs, programmes, logiciels, langages
artificiels, intelligence artificielle, télévision,
Internet. Cela exige, de la part des enseignants
vieillissants, adaptation et recyclage ou retrait et
abandon.
Résistance ou "désistance"?
Sémiotique et psychanalyse :
psychanalyse ou sémiotique?
Cette recherche ou cette réflexion est le fruit
d'un dialogue avec le professeur brésilien Waldir
Beividas et elle a donné lieu à une première ébauche ici
même. La sémiotique (greimassienne et post-greimassienne)
est en quête d'une métapsychologie; elle l'a cherchée et
trouvée du côté de la phénoménologie, de Husserl à
Merleau-Ponty d'abord et avant tout; elle ne tient donc
pas du tout compte de la déconstruction de la
phénoménologie et de son onto-théologie par Heidegger et
par Derrida, ni non plus des prolongements ou du
questionnement actuels du côté de Michel Henry, de Jean-Luc Marion ou de Marc Richir. Pour la phénoménologie, le
concept fondateur et fondamental est celui
d'intentionnalité, concept emprunté par Husserl à la
psychologie de Brentano; il est vrai cependant que la
phénoménologie a su échapper à la psychologie, justement
par un approfondissement du concept psychologique par
excellence, celui de conscience (du moi) : elle a en
effet montré et démontré en quoi la conscience n'est pas
consciente, peut ne pas être consciente, et qu'elle a une
grande part inconsciente. C'est là que le bât la blesse!
La psychanalyse, de Freud à Lacan, est à la
fois
une nouvelle théorie du sujet et une nouvelle théorie de
la science, donc une nouvelle théorie du sens. Le sujet
(le je) n'est pas le moi (de la conscience); ce n'est pas
non plus le soi psychanalytique (le "self" des Anglo-Saxons) ou phénoménologique (la personne, de Ricoeur à
Marion). Le sujet est un dispositif d'énonciation; le
sujet de l'énonciation n'est pas individuel ou collectif
: il brouille les frontières et les limites entre
l'univers individuel (ou l'idiolecte) et l'univers
collectif (ou le sociolecte), entre l'énonciateur et
l'énonciataire; ce n'est pas un simple sujet énonciatif
comme l'observateur.
Certes, le sujet a du corps; mais, étant
donné
les problèmes d'identification, cela n'en fait pas
nécessairement un individu : le sujet est divisé entre le
"subjectum" (actif, pensant : sujet de l'objet) et le
"subjectus" (passif, sentant : sujet à l'objet); c'est un
"dividu". La division du sujet est sans doute le
principal problème auquel se soit attardé Lacan; ce qui
l'a amené à privilégier le signifiant, plutôt que le
signifié, le signe ou la signification. Pourtant, la
signifiance est bien un terrain commun à la psychanalyse
et à la sémiotique (tensive) : visée ou saisie, intensité
ou extensité, intension ou extension (au sens logique),
elle est tension avant d'être intention(nalité).
L'intentionnalité est à la fois passage à la
représentation et représentation d'un passage; elle n'est
déjà plus l'affectivité : l'affect, comme auto-affection,
est métapsychologique, mais au sens psychanalytique
(économique, dynamique et topique) et non
phénoménologique (sensible mais déjà intelligible,
intelligible mais encore sensible); il doit être pensé en
relation avec la libido, la pulsion et le fantasme et en
relation avec la valence : l'ambivalence...
Toutefois, la psychanalyse et la sémiotique ont
bien des choses en commun, non seulement par leur objet
d'étude, le sujet (du signifiant ou de la signification),
mais par leur point de vue, leur perspective, leur
méthode; ainsi, la psychanalyse du rêve et du mythe et la
sémiotique du récit et du rite procèdent de la même
manière, par la schématisation (des schèmes en schémas,
axes, arcs, carrés, tableaux, niveaux, réseaux,
programmes, diagrammes, etc.), en distinguant la
profondeur et la surface, l'immanent ou le latent et le
manifeste ou le patent, l'absence et la présence, le
travail du texte (ou du rêve) et la théorie du texte (ou
du récit) : le récit du rêve -- son traducteur, son
interprète -- est convocation (interprétation,
compréhension), tandis que le rêve du récit -- son
moteur, son mobile -- est conversion (élaboration,
génération). Tout cela est bien une question de grammaire
(ou de grammatique) et donc de sens et de science -- là
où la vérité choit du savoir, qui échoue...
La grammaire d'Eugénie Grandet et de Neige noire
Dans la foulée de nos analyses des Contes
de
Jacques Ferron et des Trois Contes de Gustave Flaubert,
nous voulons maintenant nous attaquer au roman : un roman
français d'Honoré de Balzac en 1833, Eugénie Grandet, et
un roman québécois d'Hubert Aquin en 1974, Neige noire.
Nous allons analyser l'épitexte, le phéno-texte, le géno-texte et l'archétexte de chacun; la sémiotique et la
psychanalyse se donneront de nouveau la main pour
procéder à l'analyse de la grammaire textuelle et
archétextuelle des deux romans.
Eugénie Grandet est un roman
surétudié, mais qui
n'a pas encore épuisé sa lecture; autre preuve que le
texte n'est pas clôturé par le livre; que la lecture est
l'ouverture de l'écriture et non sa fermeture, quand
c'est une lecture attentive, offensive, agressive, quand
c'est une lecture qui se donne les contraintes de la
grammaire du texte et qui ne craint pas les contacts et
les conflits. Dans ce roman, s'opposent deux sujets,
Félix Grandet et son neveu, Charles Grandet, fils de son
frère qui se suicide pour éviter le scandale de la
faillite; les deux gravitent autour de l'objet de valeur
qu'est la fille du père Grandet. Le corps de l'or est la
folie de Félix, son avarice et sa jalousie; l'or du corps
est le sexe d'Eugénie, pucelle à jamais et ainsi fidèle
à la mémoire de son père; le coffret (isotopie amoureuse)
relie le corps de l'or (isotopie économique) et l'or du
corps (isotopie sexuelle). Alors que l'avarice
contrevient à la circulation ou à l'change des biens, la
jalousie contrevient à la circulation ou à l'échange des
personnes (des femmes); il y a donc transgression du
tabou du sang (génétique, généalogique) : de l'interdit
de l'inceste.
Neige noire est un roman
sous-étudié, alors que
c'est sans doute le plus grand roman de toute l'histoire
de la littérature française d'Amérique; peut-être parce
que c'est un roman difficile et scandaleux. Ce roman a
été curieusement traduit en anglais en 1979 sous le titre
de Hamlet's Twin; traduction du titre qui est à la fois
tradition et trahison, adaptation et interprétation. Il
semble y avoir un projet d'art total : littérature
romanesque, théâtre et cinéma, puisque le scénario
qu'écrit le protagoniste, Nicolas Vanesse, fond les
trois; mais, en même temps, le scénario est encadré par
un commentaire narratologique, psychologique et
philosophique sur le temps et sur le roman en train de
s'écrire et de se lire : il y a donc emboîtement de
récits. Cette fois, il y a double transgression du tabou
du sang : de l'interdit de l'inceste, puisque la
maîtresse de Nicolas couche avec son père, et de
l'interdit du meurtre, puisqu'il la tue et la dévore
comme un cannibale, dans une sorte de repas totémique; il
y a donc transgression de la règle de l'exogamie et de la
règle du totémisme. Comme dans Eugénie Grandet, le droit,
qui devrait assurer le contrat entre l'univers collectif
et l'univers individuel, n'y parvient pas puisque le
meurtrier reste impuni -- mais le père de la morte se
suicide...
Dans le roman d'Aquin, le corps, le sexe, la
folie et le langage se trouvent intimement liés; mais il
en est de même dans le roman de Balzac, même si de
manière moins explicite et plus réservée, l'auto-censure
du XIXe siècle français étant beaucoup plus grande que
celle du XXe siècle québécois : le bégaiement que feint
le père Grandet dans ses affaires et ses histoires
d'argent et d'or est la folie économique et sexuelle de
son langage!
JML/19 avril 2002