Jean-Marc Lemelin



LE CORPS, LE SEXE, LA FOLIE ET LE LANGAGE

Notre entreprise de recherche est née d'une expérience ratée ou inachevée de la littérature, avec de nombreux écrits inédits ou inouïs : roman écarté, pièce boudée, livre abandonné, poèmes brûlés, essais multipliés, autobiographies échouées; initiatives ou tentatives littéraires (ou pratiques) qui ont été sources d'événements scientifiques (ou théoriques) [cf. Le spectacle de la littérature, Le pouvoir de la grammaire/La grammaire du pouvoir, La signature du spectacle, La puissance du sens, De la pragrammatique et Du récit : de 1984 à 1988]. Tel que répertorié en partie dans notre ouvrage de 1994, Le sens, notre entreprise a connu un double trajet : celui de la (dia)grammatique de la lecture et de la diagrammatique du langage et celui de la pragmatique du monde; de la (dia)grammatique de la lecture font partie la grammatique de l'écriture et la (pra)grammatique de la signature; la prag(ram)matique de la littérature fait partie de la diagrammatique du langage et de la pragmatique du monde. La pragrammatique du sens (comme monde et langage) est, comme esthétique transcendantale, la science générale de l'homme (comme sujet et comme individu et espèce) : science subjective; sa trajectoire est celle de la grammaire (linguistique et sémiotique, génitive plus que générative, proprioceptive plutôt que cognitive, autrement tensive) et celle de la psychanalyse, celle de la métapsychologie et celle de la métabiologie ou celle de la (non-)philosophie.

Notre recherche sur l'art pariétal paléolithique, de 1988 à 1997, nous a amené à la préhistoire et à la paléontologie, à l'ethnologie et à l'éthologie, à l'anthropologie et à la biologie; s'y profile une théorie unifiée du langage verbal et du langage non verbal, du sens et du sujet, par l'intermédiaire d'une théorie radicalisée de l'énonciation [cf. Signature en 1989, Oeuvre de chair en 1990 et Le sujet en 1996]. Depuis 1995, le mode de diffusion des résultats de nos travaux a été notre site Internet. Du côté des études littéraires, se retrouvent notre Manuel d'études littéraires [cf. Manuel] et nos analyses des soixante-et-onze Contes de Jacques Ferron, des Trois Contes de Gustave Flaubert et du poème «La cage de chair» d'Alain Horic [cf. Analyses]; du côté des neuf autres études, nous avons poursuivi notre interrogation sur les rapports entre le monde et le langage [cf. Autres études]. Nous avons de plus diffusé une Bibliographie de pragrammatique, une initiation à la linguistique [cf. Diagrammatique du langage], et des fragments portant sur la vie de divers points de vue (histoire, préhistoire, biologie et métapsychologie) [cf. La vie].

Notre projet général de recherche, qui est intitulé «Le corps, le sexe, la folie et le langage», comprend deux projets secondaires et deux projets principaux :

. Les projets secondaires (particuliers) sont :

1°) à court terme, l'analyse de la grammaire du roman Eugénie Grandet [1833] d'Honoré de Balzac et du dernier roman d'Hubert Aquin, Neige noire [1974], l'analyse de la grammaire textuelle d'un roman en son entier n'ayant, à notre connaissance, jamais été accomplie nulle part;

2°) à moyen terme, la poursuite de l'étude des rapports entre la sémiotique et la psychanalyse [cf. Autres études].

. Les projets principaux (singuliers) sont :

1°) à moyen terme, une enquête didactique sur la phylogenèse et l'ontogenèse du langage et l'acquisition de la langue;

2°) à long terme, une réflexion théorique sur la (bio)technologie du corps et la phénoménologie de la chair.



La (bio)technologie du corps et la phénoménologie de la chair :

métabiologie et métapsychologie

Le corps humain est physique et chimique, biochimique et biologique (physiologique, neurologique, neurophysiologique), socio-historique (anthropologique, ethnologique, sociologique) et psychique; un corps social est institutionnel, professionnel, confessionnel, intellectuel (ou manuel), personnel et/ou sexuel : incorporations par l'État, le Patronat ou le Syndicat et corporations; la (con)jonction du corps humain et d'un corps social est le travail, dans le corps-travail, le corps-joule, le corps-cheval vapeur : la force de travail et la division du travail contribuent à la production (procès de travail; moyen et objet de travail; moyens, forces, unités, instruments et agents de production) et à la reproduction (économique, politique et idéologique : sociale); sans ce corps-travail, il n'y a pas de corps-capital. Le corps (humain) socio-historique et psychique est à première vue pragmatique : c'est le corps objectif (ou sensible) de la réception externe (perception ou sensation) ou de l'extéroception (sens externes : organes des sens); c'est l'extéroceptivité du sujet du contact : de l'énonciateur. Il est aussi cognitif : c'est le corps organique (ou perceptif) de la perception interne (aperception ou intuition) ou de l'intéroception (sens interne : cognition); c'est l'intéroceptivité du sujet du regard (à distance ou introspectif) : de l'observateur (comme sujet énonciatif, comme narrateur-conteur ou narrateur-acteur). Il est surtout thymique : c'est le corps subjectif (ou originaire) de la "ception" (schématisation ou scansion) ou de la proprioception (sens intime : sens des organes); c'est la proprioceptivité du sujet de la voix (comme tact) : du sujet de l'énonciation. Tandis que le corps objectif est transcendant, le corps subjectif est immanent (ou transcendantal). Au niveau du corps subjectif, se distinguent le schéma corporel (pragmatique) du sujet, l'image mentale (cognitive) du corps et l'imago idéale (thymique) des corps. Du corps au sujet, comme de l'individu à la personne, il y a l'âme (comme "canal" primaire ou originaire), il y a la chair (comme "canal" secondaire) et il y a le coeur (comme "canal" tertiaire).

Depuis la philosophie grecque, qui distingue «l'âme végétative» (les instincts, dans le ventre : la vitalité et la sexualité), «l'âme sensitive» (les affections, dans la poitrine ou le coeur : la sensibilité et la sensualité) et «l'âme pensante» (les idées, dans le cerveau : l'idéalité et la spiritualité), on a cherché à établir des liens directs entre le corps et l'âme, entre les parties du corps et les «facultés de l'âme». De nombreuses pratiques reposent sur ce modèle tripartite et physionomique : physiognomonie, pathognomonie et caractérologie. Au Moyen-Àge et à la Renaissance, diverses disciplines ou doctrines ont tâché de projeter le corps de l'homme dans l'Univers ou en Dieu. La chiromancie et la graphologie ou la superstition et la médecine populaire (ou sauvage) partagent de telles préoccupations; mais ce ne sera pas ici notre occupation, même si le langage est bien ancré, incarné, dans le corps...

De tout temps, le corps (humain) a été le sujet et l'objet de manipulations et de mutilations au nom du magique, du sacré, du religieux ou du divin; la religion peut se passer des dieux ou d'un Dieu unique : à l'aube de l'humanité, le religieux (structurel ou infrastructurel) n'était pas divin (culturel ou superstructurel) et il ne l'est sans doute déjà plus. Le sacré (le pur totem : religieux et/ou divin) est au profane (l'impur tabou : légendaire et/ou folklorique) ce que les valeurs d'absolu sont aux valeurs d'univers, ce que le principe de plaisir est au principe de réalité, ce que la métaphore est à la métonymie... Le corps (biologique) est manipulé et mutilé par (le langage de) la loi (totémique et exogamique) : scarifications, excisions, incisions, subincisions, extractions, amputations, perforations, circoncisions, perçages, tatouages, maquillages, déguisements, transvestisme, etc.; il en est de même du corps sacrificiel : autodafés, crucifiements, écartèlements, écorchements, empalements, décapitations, décollations, pendaisons, flagellations, lapidations, électrocutions, suffocations, intoxications, injections et autres exécutions ou tortures dignes de la sauvagerie, qui transforme le corps vivant (animal) en corps vivant-mort ou en corps mort, en monstre ou en cadavre. La sauvagerie est à l'humain ce que la chasse est à l'animal, même si elle n'a pas toujours pour but ou effet la mort de la victime ou de la proie. Le cimetière -- que ce soit par l'enterrement, l'exposition, la crémation ou d'autres modes de sépulture -- est le devenir du corps (humain).

La castration se maintient de la sauvagerie à la civilisation en passant par la barbarie : castrats-chanteurs du quatrième ou cinquième siècle jusqu'au vingtième siècle, les "castrati" (apparus peut-être au douzième siècle, certainement au seizième) n'ayant été interdits par le Vatican dans la musique d'église qu'en 1902, et eunuques-gardiens de harem, interdits seulement en 1955 en Inde; en Afghanistan, jusqu'en 1971, la castration conduisait à l'esclavage; ailleurs, elle frappait surtout les esclaves noirs. -- Racisme et devenir-femelle du mâle! Ce corps vivant-mort se distingue du corps survivant (ou souffrant) : le corps atrophié ou hypertrophié, le corps monstrueux et le corps malade (physiologique ou psychique). Au corps vivant-mort et au corps survivant s'oppose le corps "jouissant" : le corps supervivant qui se concentre sur la musculature : culturisme, athlétisme, natation, gymnastique, patinage artistique, acrobatie et autres jeux ou sports, et le corps hypervivant : clownerie et contorsionnisme (quand la vie touche à la mort) ou pantomime et danse (quand la mort touche à la vie)...

Mais le corps est aussi la victime ou la proie des équipements collecteurs : l'aménagement, l'établissement, le classement, le rassemblement, l'encadrement, l'encerclement, l'enrôlement, l'embrigadement, l'hébergement, le logement, l'amusement, le divertissement, l'entraînement, l'enseignement et le renseignement [cf. La signature du spectacle]. Le principal équipement collecteur responsable du traitement des corps est l'enfermement : prisons, asiles, orphelinats, hospices et hôpitaux. Appelons biopouvoir le pouvoir de traitement des corps, de la naissance à la mort et même au delà de la mort, car la sépulture prend en charge le cadavre, la dépouille, le squelette, la momie ou l'enfant mort-né; il y a même un au-delà du mort (ou du père mort) : le mort-vivant, le revenant, le vampire, le fantôme, le démon (incube ou succube), le diable, l'extra-terrestre... La peine de mort, avec ses instruments de supplice, est l'ultime prérogative du biopouvoir, qui est aussi responsable des camps de concentration, des camps de refuge, des camps de travail (des forçats ou non) ou des camps de la mort : le corps des camps est un corps en sursis.

C'est par le corps matriciel (et menstruel), et donc par le tabou du sang (ou du contact), l'interdit de l'infeste, qu'il y a incarnation; qui dit corps matriciel dit corps maternel (enfantement, accouchement, allaitement) et corps sexuel. Le corps maternel est un corps nourrissant ou mangé (contaminé ou parasité), comme l'est le corps (sacré) dans le cannibalisme ou le totémisme; mais c'est un corps qui est lui-même nourri (par la cuisine et la diététique); c'est un corps mangeant (anorexique ou boulimique, affamé ou gavé). Le corps sexuel (individuel : asexuel, autosexuel, monosexuel, homosexuel, hétérosexuel, bisexuel, polysexuel, transsexuel) est aux prises avec l'ennui, l'anxiété, l'angoisse, la fureur, la terreur ou l'horreur; agent de la jouissance, il est en proie au narcissisme, au fétichisme, au masochisme, au sadisme, à la pédophilie, à l'érotomanie, à la nymphomanie ou à d'autres manies ou perversions; patient de la souffrance, il est la proie de l'hypocondrie, de la neurasthénie, de la mélancolie, de la phobie, de l'hystérie, de l'obsession, de la schizophrénie, de la paranoïa ou d'autres névroses ou psychoses. Comme corps génital, le corps sexuel va et vient entre la stérilité et la fécondité, entre la virginité et la frigidité, entre la froideur et la virilité, entre l'impuissance et la puissance, entre l'éjaculation précoce et l'éjaculation retardée (ou tardive), entre le vaginisme et le coït interrompu : il est donc aux prises avec l'impossibilité du rapport sexuel. Si l'impuissance est "ne pas pouvoir", elle est synonyme d'impossibilité; mais si elle est "pouvoir ne pas", elle est synonyme de contingence... -- La puissance, c'est autre chose que le pouvoir!

Le corps (sexuel) est la victime ou le bourreau des manipulations génériques : de la manipulation des genres (sexes : mâle/femelle, homme/femme, actif/passif, agent/patient), la manipulation du genre (ou de l'espèce) conduisant à la manipulation de l'individu. Il y a manipulation générique dans des orientations ou des pratiques sexuelles avec ou sans différence sexuelle : inversion, conversion ou perversion des rôles et des comportements; détournement, retournement ou "contournement" des organes; bouleversement des organes et des sens (voyeurisme/exhibitionnisme, sadisme/masochisme, fétichisme/onanisme, urolagnie, bestialité, pornographie, prostitution, etc.). La prostitution est une forme de contraception, de sexualité sans reproduction; le corps de la prostituée y est une marchandise comme une autre : il est échangé contre de l'argent. Si le temps, c'est de l'argent, c'est que le corps est du temps, du temps gagné contre la mort -- ainsi déniée... L'échange des corps (dans la prostitution) n'est pas l'échange des personnes (dans les alliances, les mariages), échange rendu possible par l'échange des paroles : dans la prostitution, les corps sont traités comme des biens (des peaux) et comme des services. La prostitution est la vérité du fétichisme de la marchandise : la valeur d'échange y est prise pour la valeur d'usage, le corps pour la chair. Après la traite des esclaves et la traite des blanches, après le trafic des corps et le trafic des organes viendra le trafic ou la traite des gènes -- et les traités!

Mais la seule manipulation générique véritablement dangereuse est le transsexualisme : sorte d'auto-castration! Avec le transsexualisme, la biopolitique du corps rejoint la biotechnologie du corps et donc la médecine, par le biais de la chirurgie plastique ou esthétique. La chirurgie (magique? mythique? mystique?) a sans doute précédé la médecine, puisqu'ont été découverts des crânes préhistoriques où il y avait des traces de trépanation. La chirurgie plastique entourant le transsexualisme daterait du septième siècle; mais il ne s'agissait pas alors de transformer un homme en femme, mais de traiter la gynécomastie par la chirurgie. C'est à la fin du dix-neuvième et au vingtième siècles en Allemagne, en France et en Grande-Bretagne, que la chirurgie plastique, qui traitait et traite encore les difformités ou les monstruosités et les malformations ou les déformations résultant d'une maladie (comme la syphilis) ou d'une blessure, se développe en chirurgie esthétique qui, elle, cherche à transformer le fantasme en réalité par la castration ou l'implantation, par la soustraction ou l'addition.

Entre la chirurgie et la chirurgie plastique ou esthétique, il y a le même écart qu'entre la circoncision et la vasectomie : qu'entre le rite de passage et le passage à l'acte -- acte manqué! La chirurgie esthétique est à la chirurgie plastique ce que la téléologie est à la tératologie : ce que le monde (le mode, la mode) est au monstre. La chirurgie esthétique est inséparable de la phrénologie et du racisme (le darwinisme social, par exemple) : il s'agit, en scrutant le crâne, d'identifier le Criminel, le Fou, le Juif ou le Noir ou, en se laissant sculpter le visage (ce qui est visible sans vêtements, comme les mains), de ne pas ou de plus passer pour un Criminel, un Fou, un Juif ou un Noir; il s'agit de passer tout court...

Du côté de la femme, la chirurgie esthétique ne concerne pas le transsexualisme ou l'hermaphrodisme, c'est-à-dire le devenir-femelle du mâle ou le devenir-mâle de la femelle, devenirs qui ne peuvent qu'être partiels puisqu'il ne peut y avoir qu'absence de matrice et/ou de pénis; il s'agit plutôt du devenir-femme de la femelle : il s'agit d'être plus femme, selon des critères cosmétiques qui n'ont rien d'objectif et qui sont variables d'un individu à l'autre et d'une communauté à l'autre; subjectivement et inconsciemment, il s'agit de remplacer l'organe que la femme n'a pas... Le type de la beauté n'existe pas; il n'y a que des archétypes et des stéréotypes, auxquels se soumettent les individus... Quand le corps, plus précisément le visage, devient une performance en direct où la chirurgie esthétique joue le premier rôle et où les chirurgiens s'associent des photographes, des cinéastes et des journalistes ou des critiques d'art, c'est l'ultime avatar de la société du spectacle, l'ultime spectacle : le spectacle esthétique, artistique, du corps supplicié -- Orlan!

C'est avec les manipulations génétiques que la technologie du corps trouve son véritable terreau : la manipulation des gènes conduit à la manipulation de l'espèce par la voie de la manipulation de l'individu. D'une certaine manière, il y a manipulation génétique du corps végétal ou animal dès qu'il y a sélection artificielle et donc dès la domestication et l'élevage, l'horticulture (qui redouble la cueillette) et l'agriculture (qui double la chasse); cela s'amplifie avec l'insémination artificielle et la reproduction sans sexualité. Les manipulations génétiques ne concernent pas seulement la (re)production du différent, en éprouvette ou autrement, mais aussi la reproduction de l'identique : le clonage. Sauf que la manipulation du génome se heurte à la résistance du soma, un organisme étant irréductible au génome parce que comprenant le métabolisme; ainsi, dans la parthénogénèse, la vieillesse du génome (la phylogenèse) se transmet-elle à la jeunesse du soma (l'ontogenèse) -- et le clone a la vie courte!

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La phénoménologie de la chair est à la (bio)technologie du corps -- jusque dans le corps surhumain (ou "posthumain") qu'est l'automate, la machine, le robot, l'ordinateur, le cerveau électronique -- ce que l'incarnation est à l'incorporation; c'est une phénoménologie autant acharnée (déterminée dans son projet, sa discipline) que décharnée (dépouillée par son trajet, son style). C'est la chair qui permet de penser le corps (humain); la chair est enveloppe, peau et membrane. Le cerveau ou le néo-cortex (l'esprit : la conscience, la cognition, la raison) est une évolution tardive du corps (humain); la pensée est ancrée dans la chair par le langage qui l'incarne. La chair est la matière de l'âme et la manière du coeur; la chair est à l'esprit ce que le ça est au surmoi et ce que la dé-raison est à la raison. La chair est le "canal" du corps propre (vivant, sentant, parlant, délirant, dérivant, mourant) : la chair est (con)tact. Elle est l'affect de l'intellect (mémoire, intelligence et talent ou don); elle est l'articulation de l'imagination, de l'entendement et de la sensibilité, ainsi que l'organisation du tempérament, du caractère et de la personnalité (comme aptitude, attitude et habitude). La chair est au corps ce que le parlêtre est à l'être et ce que le "subjectus" est au "subjectum"; c'est par la chair que l'individu ou l'espèce est sujet et que n'est pas sujet -- grave problème d'individuation! -- n'importe quel "animal" (gène, germen, chromosome, spermatozoïde, ovule, foetus, bactérie, parasite, virus, abeille, fourmi, termite, organe, organisme, superorganisme).

Penser autrement le corps par la chair, l'incorporation par l'incarnation, est un questionnement, une méditation, sur la (bio)technologie du corps. C'est-à-dire que le concept de chair permet de penser le corps autrement que de manière spatiale et que de manière raciale : la chair est au corps ce que la trace est à la race. La chair est temporelle et non spirituelle et éternelle, le temps n'étant pas défini et infini comme l'espace mais indéfini ou (trans)fini; elle est faite de fragments et de segments (temporels), d'éléments (minéraux) et d'"aliments" (végétaux), de rudiments (animaux) et de sédiments (sociaux) : elle est ponctuelle. La chair est le sentiment de la situation; elle relègue ainsi le bon sens et le sens commun du côté de la personne ou du soi (spirituel). La chair est la libido du coeur; elle est le "sang" de l'âme, qui est son "instinct"...

La chair est ce qui fait que l'affect est le langage du corps et que la représentation est le corps du langage. De la passivité à l'activité, la chair passe par les trous du corps : oreille, bouche, nez, oeil, anus, vagin, méats, sphincters, pores de la peau; les femmes ont au moins un trou de plus que les hommes -- pour leur plus grand bonheur ou malheur... L'ouïe est entente (passive) ou écoute (active), voix; la vue est vision (passive) ou visée (active), regard; le goût et l'odorat sont passifs, mais peuvent devenir actifs, s'éduquer : on peut devenir dégustateur ou parfumeur; le toucher comme tact et contact est à la fois passif et actif et il est branché sur l'ouïe par l'équilibre. La main libère la bouche, qui s'emplit d'air (respir, soupir) et de nourriture; libérée, la bouche est voix : silence, cri, mélodie, harmonie, parole, rythme, récit -- voix du corps et corps de la voix!

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La phénoménologie (de la chair) est une métapsychologie, comme la psychanalyse; mais elle n'est pas une métabiologie. C'est-à-dire qu'elle est incapable de saisir en quoi et comment la valence, la valeur de la valeur, est pulsion, justement parce qu'il lui manque le concept de pulsion de mort. La pulsion (de mort) joue ou se joue entre la douleur et la souffrance et entre le plaisir et la jouissance et non pas entre la joie et la tristesse ou entre le bonheur et le malheur : elle se (dé)joue de la "petite mort" à la "belle mort". La pulsion est l'âme de la libido, la chair du symptôme et le coeur du fantasme. La pulsion est l'articulation -- et la désarticulation -- du besoin, du désir et de la demande; c'est la "cheville ouvrière" de la vie et de la mort : c'est l'impulsion du sentiment de culpabilité, la compulsion de la répétition (automatisme de répétition et compulsion d'aveu) et la répulsion de l'angoisse; c'est le pouls du pouls!

La pulsion et le fantasme ne peuvent qu'échapper à la (bio)technologie du corps et aux sciences (neuro)cognitives : ils font que la jouissance (le "plus-de-jouir") peut être un obstacle au plaisir, l'insatisfaction de l'individu (la privation) contribuant au maintien et à l'entretien du sociolecte, ou que le plaisir (l'orgasme) peut être un obstacle à la jouissance, la satisfaction de l'espèce (la reproduction) contrecarrant le soutien de l'idiolecte. Le fantasme est la saturation de la pulsion -- son émotion...

La biotechnologie du corps est une tentative de soumission de la souveraineté de la chair à la fécondité de la personne par le (bio)pouvoir (économique et militaire) de la technique élevée au rang de politique; la technique est le nouveau double corps du roi : animal ou humain et divin, mortel et immortel, profane et sacré -- transsubstantiation du corps, du sang, en idole (adoration ou émulation) ou en fumée (persécution ou destruction)... Le corps (biologique ou social) peut être mutilé, manipulé, dressé, domestiqué, élevé, enfermé, surveillé, contrôlé, nationalisé, expatrié, parasité, contaminé, pollué, infantilisé, standardisé, censuré, mystifié, nié, dénié ou renié par diverses pratiques propres aux institutions et aux appareils d'institution, aux nations et aux organisations ou spécifiques de rituels et de cérémonials, de cultes et de sacrifices. Le corps (biologique) peut être cloné.

Il y a deux manières radicales d'en finir avec les humains, non pas avec la civilisation mais avec la civilisation humaine :

1°) à cause du passé (du ça) et dans un (éternel) retour à l'inceste, les éliminer, les exterminer : les génocides, les camps -- l'innombrable et l'innommable!

2°) en vue de l'avenir (du surmoi) et dans ou avec un retour (éternel) à l'infeste, les multiplier, les cloner : les laboratoires, les éprouvettes -- l'inhommable...

Le clonage est la victoire biotechnologique du national-socialisme, où le mythe (phylogénétique, comme la horde primitive), le rêve (ontogénétique, comme la scène primitive) ou le fantasme (épigénétique, comme la "race" primitive) est Dieu : "le triomphe de la volonté" (de puissance) des nazis; c'est en quelque sorte ou en somme un crime contre l'humanité.



La phylogenèse et l'ontogenèse du langage

et l'acquisition de la langue

L'homme (Homo sapiens sapiens) commence avec le langage, même si ce commencement n'est pas l'origine; le langage, la parole, commence avec l'homme : l'homme est l'être parlant, le "parlêtre". Que le langage soit apparu ou ait émergé graduellement et lentement, soudainement et rapidement ou ponctuellement et alternativement importe sans doute moins pour la phylogenèse que pour l'ontogenèse : le développement ontogénétique de la faculté -- et non de l'organe -- de langage est la fois variable d'un individu à l'autre et constant à l'échelle de l'espèce humaine. Il est probable que les noms propres (les exclamations, les interjections, les non-concepts) aient précédé les noms communs (les images, les notions, les concepts); il est aussi vraisemblable que le vocabulaire se soit formé avant la grammaire : ainsi, ce qui apparaît en premier (la mémoire : ouverte) disparaît-il en dernier et ce qui apparaît en dernier (le programme : fermé) disparaît-il en premier...

Les sémèmes correspondant aux les lexèmes ont d'abord été des virtuèmes (le sens dit figuré), puis des classèmes (les grandes classes comme "inanimé/animé", "végétal/animal" et "animal non humain/animal humain") et enfin des sémantèmes (le sens dit propre). Il n'y a pas de langue sans noms propres de langue (les anthroponymes, les toponymes, les chronononymes); il n'y a pas de discours sans noms propres de discours (les semi-auxiliaires, les auxiliaires, les pré-concepts), c'est-à-dire sans parties du discours (les catégorèmes, les morphèmes, les tactèmes) et sans particules de la parole (les grammèmes : pronoms, déterminants, adverbes, joncteurs). Les particules de la parole sont de l'ordre de la deixis : de la personne, de l'espace et du temps; c'est le corps (propre) qui est le centre ou le point zéro de la deixis : il en est la ponctuation (mimique, rythmique, kinésique, proxémique).

Depuis 1979, nous avons enseigné dans des départements d'études littéraires et de philosophie de deux universités francophones et dans des départements d'études françaises d'une université bilingue et de quatre universités anglophones; nous avons donc enseigné le français langue maternelle (langue-source ou langue de départ) et le français langue seconde (langue-cible ou langue d'arrivée), de la langue à la littérature et de la linguistique à la sémiotique. Il ne nous semble pas que l'enseignement de la langue respecte les prémisses qui précèdent et qu'on en ait tiré des conclusions pertinentes. D'une université à l'autre, l'enseignement de la langue est d'abord et avant tout morphologique (les parties du discours), ou morpho-syntaxique (les catégories de la langue) dans le meilleur des cas; c'est un enseignement surtout analytique et très peu synthétique...

Ainsi, les étudiants qui apprennent une langue seconde comme le français font toujours les mêmes erreurs d'une année à l'autre; même s'ils en font moins, c'est le même type d'erreurs. Il est donc possible d'établir une sorte de typologie des erreurs (parlées et/ou écrites) :

A) en phonologie :

prononciation de la consonne finale, féminisation du masculin, confusion des voyelles à accent ou des voyelles nasales, neutralisation des voyelles, inversion des semi-consonnes;

B) en morphonologie :

liaisons fautives, absence d'élision, absence de contraction de la préposition et de l'article, non-répétition de l'article ou de l'adjoncteur (préposition), bouleversement de l'ordre (ignorance des tactèmes), ponctuation et intonation incohérente ou inadéquate;

C) en morphologie :

homonymie conduisant à l'homographie et à la confusion des homophones, confusion du déterminant et du pronom -- confusion à laquelle contribuent les manuels qui parlent encore d'adjectifs pour autre chose que l'adjectif qualificatif, alors que les déterminants sont tous en fin de compte des articles et qu'ils se situent dans le voisinage du nom, alors que les pronoms se situent dans le voisinage du verbe --, substitution de l'article défini (anaphorique) à l'article indéfini (cataphorique) ou l'inverse, anglicismes, calques (interlangue) et "faux amis", auxquels n'est pas étrangère la traduction (mot à mot);

D) morpho-syntaxe :

mauvais choix de l'auxiliaire, ignorance de la personne, absence d'accord en congruence (genre, nombre, personne), confusion du passé composé et de l'imparfait, conjugaison mal maîtrisée;

E) syntaxe et sémantique :

incompréhension de la transitivité et de la valence du verbe, prédication incontrôlée, (re)pronominalisation sans (re)nominalisation, confusion de la topicalisation et de la focalisation, concordance des temps toujours problématique (même pour un francophone), fossilisation du vocabulaire de l'interlangue conduisant à des barbarismes, etc.

Mais si on ne se rend pas compte que la phonologie, tout au moins au niveau de la prosodie, est déjà ou encore de la syntaxe, le rythme étant la syntaxe de la syntaxe et étant l'ultime preuve de la maîtrise d'une langue (seconde), et si on ne voit pas qu'il est impossible de séparer radicalement la morphologie et la syntaxe -- de là, la morpho-syntaxe -- et même la syntaxe et la sémantique, la typologie des erreurs risque fort de s'inverser dans des erreurs de typologie...

Il y a donc lieu d'avoir une conception nettement plus synthétique de l'évolution et de l'acquisition de la langue en intégrant le vocabulaire (comme mémoire du lexique, qui est le réservoir de la langue) à la grammaire (comme programme de traitement du sens ou comme signification), la nomination (substantive, qualificative) à la nominalisation et à la prédication, la verbalisation à l'adverbalisation, la phonologie à la morpho(no)logie, la morpho-syntaxe à la syntaxe, la syntaxe à la sémantique, la grammaire de la phrase à la grammaire du texte : l'épilangue (inconsciente : immanente) à la métalangue (consciente : manifeste) -- les schèmes aux schémas, les axes aux principes, les procès aux processus, les valeurs aux valences, les rythmes aux pulsions, les représentations aux affects.

Le point de départ d'une nouvelle méthodologie de l'enseignement de la langue est la triple (et non la double) articulation du langage : énonciation, signification (ou représentation) et communication; de l'énonciation à la communication, il y a continuité, tandis qu'avec la signification, il y a discontinuité. La triple articulation du langage correspond à la triple articulation de la pensée : imagination (ou proprioceptivité), entendement (ou intéroceptivité) et sensibilité (ou extéroceptivité). Le langage est parole -- à ne pas confondre avec le parler ou avec le discours --, langue et discours; la parole est verbe ou voix : récit et rythme, métrique ou versification (facultative) et rythmique (obligatoire), harmonie et mélodie; la parole est la passion, l'émotion et la raison du sens comme monde (Univers, Cosmos) et langage.

Les opérations fondamentales de l'énonciation (et donc du langage) -- la troisième articulation qui est la première en dernière instance : la dernière découverte mais la première trouvaille -- sont le repérage (au décodage) et le brayage (à l'encodage); les processus ou les mécanismes du brayage sont le débrayage (vers le site anaphorique de l'énoncé) et l'embrayage (vers la situation déictique de l'énonciation); le débrayage et l'embrayage peuvent être énonciatifs ou énoncifs : ils sont actantiels, spatiaux ou temporels. Les marqueurs du débrayage sont les anaphores (de personne, d'espace ou de temps), qui sont des débrayeurs; les marqueurs de l'embrayage sont les déictiques (de personne, d'espace ou de temps) et les phatèmes, qui sont des embrayeurs; les anaphores et les déictiques sont des grammèmes, c'est-à-dire des morphèmes grammaticaux libres (par rapport aux morphèmes grammaticaux liés que sont les marques de genre et de nombre ou les marques de conjugaison : déclinaisons ou désinences, et par rapport aux morphèmes lexicaux que sont les affixes : préfixes, infixes, suffixes).

Un grammème peut contenir un lexème; seuls les lexèmes se dérivent. Il est ainsi possible d'associer le repérage grammatical des marqueurs (les éléments repérés, qui sont des questions, et leurs points de repère, qui sont des réponses), la dérivation lexicale des lexèmes et leur intégration lexicale (dans des champs lexicaux ou des champs sémantiques). Avec le découpage (morpho-syntaxique) en monèmes, c'est la conjugaison (et donc les huit catégories grammaticales de la langue) qui est couplée avec la dérivation (et donc les neuf ou dix parties morphologiques du discours, le statut morphologique de l'interjection étant douteux ou suspect). Le découpage phonologique en phonèmes (deuxième articulation) peut accompagner le découpage en monèmes (première articulation).

Se situant à la jonction de la phonologie et de la morphologie d'une part et de la syntaxe et de la sémantique d'autre part, la morpho-syntaxe est le pivot de la grammaire de la phrase; mais, pour aller de la grammaire de la phrase à la grammaire du texte, il faut passer de la syntaxe des fonctions et de la valence du verbe (l'intransitivité ou la transitivité : la monovalence, la bivalence, la trivalence, la survalence ou la sous-valence) à la syntaxe des jonctions et de l'actance, la phrase (et donc le texte) étant un drame avec des acteurs qui portent, supportent ou transportent des valeurs. Les acteurs peuvent être individuels, duels ou collectifs; ils peuvent être présents ou absents, agents ou patients; ils peuvent être anthropomorphes ou zoomorphes, animés (personnages) ou inanimés (choses, objets, outils). Par l'intégration lexicale, il est possible de voir comment les valeurs s'articulent pour constituer des isotopies, qui sont des répétitions de valeurs, et se situer dans les axiologies, qui sont des systèmes de valeurs, dont sont tributaires les idéologies, qui sont des systèmes d'idées. Au niveau de l'actance (et ainsi de la grammaire du texte, où le découpage en séquences, la segmentation, remplace le découpage en phonèmes et en monèmes), la valence est la valeur de la valeur, la valeur de l'objet de valeur...

Le chemin privilégié à emprunter pour passer de la signification à la communication est celui des facteurs et des fonctions; les six facteurs de la communication verbale sont le destinateur, le destinataire, le site, le code, le message et le contact (qui inclut le canal); ils correspondent respectivement à la fonction émotive (ou expressive), à la fonction conative, à la fonction dénotative (ou référentielle), à la fonction métalinguistique, à la fonction connotative (ou poétique) et à la fonction phatique (emphatique et empathique). La communication -- qui ne se confond pas avec la transmission d'information -- est en continuité avec l'énonciation : le destinateur et le destinataire sont embrayés, alors que le site est débrayé; le message peut être explicitement embrayé et le contact est implicitement embrayé. Les facteurs sont aux fonctions ce que les marqueurs sont aux opérations.

C'est le dialogue qui est la structure-canon de la communication; c'est par le dialogue qu'il y a prise de contact et mise en contact, maintien et entretien du contact; c'est par le dialogue (l'échange des paroles) qu'il y a échange ou circulation des biens et des personnes. Le dialogue n'est pas que conversation; il est conversion : entrée et sortie en discours, assertion et négation, interrogation (jeu de questions et de réponses) et exclamation, argumentation et persuasion. Il est dominé par les actes de discours (locutoire, illocutoire et perlocutoire), l'acte illocutoire (et élocutoire) conduisant, par sa force illocutionnaire (et élocutionnaire), à des actes illocutionnaires (ou performatifs) dans des jeux de langage qui définissent des comportements langagiers (débrayés : délocutifs, ou embrayés : allocutifs et élocutifs). La communication est pragmatique (et sensible), la signification est grammaticale (et cognitive ou intelligible)), l'énonciation est grammatique (et thymique ou irascible).

La triple articulation du langage implique ou explique et complique les deux axes et les deux principes de la langue. Les deux axes de la langue sont l'axe paradigmatique (vertical) et l'axe syntagmatique (horizontal). L'axe vertical du "ou... ou" est l'axe du paradigme, de la sélection, de la position, de l'association, de la similarité et de la métaphore (hystérique, dépressive, schizophrène), où il y a trop de sujet(s) : "sur-sujet"; c'est l'axe des phonèmes (discrets, discontinus); c'est l'axe des groupements, des familles, des réseaux, des «masses organisées». L'axe horizontal du "et... et" est l'axe du syntagme, de la consécution, de la composition, de la combinaison, de la contiguïté et de la métonymie (obsessionnelle, maniaque, paranoïaque), où il y a trop d'objet(s) : "sur-objet"; c'est l'axe des monèmes (concrets, continus); c'est l'axe des regroupements, des liens, des parcours, des "paquets de sens". L'axe paradigmatique est l'axe de la dénomination, de la topicalisation, de la description, de la fragmentation et de la disjonction : c'est l'axe des systèmes et des registres (comme les tropes); l'axe syntagmatique est l'axe de la définition, de la focalisation, de la narration, de la segmentation et de la conjonction : c'est l'axe des procès et des régimes (comme les genres). L'axe paradigmatique est évidemment l'axe des dictionnaires (catalogues, nomenclatures), tandis que l'axe syntagmatique est l'axe des grammaires (traités, programmes). La conjugaison (morpho-syntaxique) est la jonction des deux axes.

Les deux principes de la langue sont le principe métaphorique et le principe métonymique. Le premier principe est plus sémantique; c'est le principe, l'étrange principe, de la condensation (propre au principe de plaisir). Le second principe est plutôt syntaxique; c'est le principe, l'inquiétant principe, du déplacement (propre au principe de réalité). Les deux principes sont dominés par l'ambivalence. La dérivation morphologique est la jonction des deux principes; la dérivation et l'intégration lexicale est la (con)jonction des deux axes et des deux principes. Les deux axes et les deux principes font de la langue un calcul...

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La triple articulation du langage se heurte à sa "désarticulation" : à la pathologie du langage et donc au corps. Il ne s'agit pas seulement des troubles du langage : aphasie, dyslexie, surdité, mutisme, autisme, etc., mais aussi de la névrose et de la psychose. La manie dépressive, en son versant maniaque (et obsessionnel), est voisine de la paranoïa, de la mégalomanie; en son versant dépressif (et hystérique), elle est parente de la schize, de la schizophrénie : c'est la psychose de l'imagination (comme non-travail). L'obsession est la névrose de l'entendement (comme travail); l'hystérie est la névrose de la sensibilité (comme capital). Par sa capacité d'imitation, l'hystérique est doué(e) pour les langues : il y a beaucoup d'hystériques bilingues et sans doute plusieurs traducteurs hystériques; l'obsessionnel, lui, est obsédé par sa langue maternelle, dont il arrive mal à se détacher. L'hystérie porte à la poésie ou au théâtre : à l'art -- ou à la folie (comme délire individuel); l'obsession porte au roman ou à l'essai : à la philosophie -- ou à la religion (comme délire collectif). L'obsession (jalouse) est une logorrhée, une diarrhée de mots : de là, les phrases étirées (plusieurs mots pour une seule chose) et la maîtrise du récit propre au prophète et au prosélyte -- le dédoublement (le double); l'hystérie (envieuse) est une constipation de mots : de là, les phrases tronquées (un seul mot pour plusieurs choses) et le manque de récit, jusqu'au silence du corps autrement que par le symptôme -- la dépersonnalisation (la schize). La folie n'est pas la démence : elle est délire ou déraison, déséquilibre entre la raison et la dé-raison, entre le délice et le supplice -- autrement vérité et non fausseté...

L'acquisition de la langue (maternelle ou seconde) est dépendante des structures névrotiques (ou psychotiques) de chacun et tout cela devra davantage être approfondi en tenant compte plus généralement de la structure hystérique et de la structure obsessionnelle et plus particulièrement des quatre étapes de l'acquisition d'une langue seconde : l'apprentissage, le perfectionnement, la spécialisation et la traduction. En outre, il ne faut pas oublier que l'apprentissage de la langue (maternelle) est inséparable du développement de la sexualité infantile avec ses quatre stades (oral, anal, phallique, génital) et ses phases d'inhibition, de fixation et de régression; l'apprentissage est inséparable du comportement, qui est tributaire du tempérament, du caractère et de la personnalité (où s'articulent l'aptitude, l'attitude et l'habitude), qui sont conditionnés par la sexualité; pour qu'il y ait acquisition, il faut que l'apprentissage devienne un habitus : un mode d'être et de faire.

Au sujet de l'acquisition d'une langue seconde plus spécifiquement, il faut se demander si son apprentissage se fait -- surtout? exclusivement? inclusivement? -- à partir de la langue maternelle ou s'il se fait à partir (de la triple articulation) du langage. C'est ainsi qu'il faut se poser le problème de l'application, de l'imitation, de la répétition, de la reproduction, de la représentation, de l'abstraction (déduction/induction/abduction), de l'intuition, de la perception, de la sensation, de la constitution, de la reconstitution, de la déconstitution, de la construction, de la reconstruction, de la déconstruction, sans pour autant succomber à une philosophie ou à une psychologie de l'intelligence. Il n'est pas sûr qu'une langue (seconde) s'apprenne avec l'intelligence (de la langue maternelle) : on n'apprend pas à parler avec les yeux, avec la vision d'un dictionnaire, avec la saisie par le regard, mais avec les oreilles, avec le point de vue de la grammaire, avec la visée de la voix!

En outre, l'acquisition de la langue verbale, c'est aussi l'acquisition de la langue écrite, la langue graphique étant aussi une langue gestuelle (comme la langue des signes des sourds-muets). Il ne saurait donc être question de séparer ou de dissocier la paire de la grammaire, la langue et la littérature (comme récit de la passion et passion du récit), l'écriture et la lecture : la phrase n'est pas l'unité élémentaire du discours; c'est l'énoncé, le texte, qui l'est. Le texte est phéno-texte et géno-texte. -- Et la signature de l'écriture (comme révélation) et de la lecture (comme tradition : traduction et trahison), c'est l'archi-texte (institutionnel et constitutionnel), de l'épitexte (actuel) des processus secondaires à l'archétexte (archaïque) des processus primaires.

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L'acquisition de la langue (seconde) ne peut pas être abstraite ou extraite de la situation mondiale caractérisée -- en dehors des famines, des épidémies, des génocides, des parasites, des virus, des déchets -- par des tensions et des confusions entre la foi et la loi, entre la religion et la politique; caractérisée aussi par la domination américaine, qui est une domination quasi néo-romaine, et par ladite mondialisation de l'économie et ladite globalisation de la culture. En fait, il s'agit de phénomènes propres surtout à l'Occident du Nord, soit environ dix pour cent de la population totale du globe. La domination américaine est synonyme de domination de la langue anglaise, dont peuvent résulter l'unilinguisme -- une grammaire universelle au passé ou au futur mais jamais au présent : nouvel et ultime indo-européen? -- ou la diglossie, le bilinguisme ou la créolisation. Avec les migrations favorisant le contact des langues, l'émigrant (dominé) est forcé d'apprendre la langue du dominant; après quelques générations, ses descendants l'auront adoptée. Il en sera de même des règles, des lois, des moeurs, des coutumes, des traditions : du folklore et de la culture...

De manière plus circonstanciée, dans un climat de pollution des âmes et des corps par l'information et la désinformation et par le pétrole et son (al)chimie ou sa technologie impérialiste, il y a standardisation -- ce que l'on appelle la rationalisation -- de l'éducation et commercialisation de la recherche, les chercheurs étant sommés d'être autrement (plus) productifs pour la société. Il y a surtout dévalorisation de l'enseignement et désorientation de l'étudiant. Il y a modification des aptitudes, des attitudes et des habitudes des étudiants, comme entre les parents et les enfants; beaucoup d'étudiants sombrent dans l'absentéisme, le plagiat, le vol ou le traitement de données venues d'ailleurs, le "sous-traitement" ou la "sous-traitance", la relation pédagogique s'en trouvant gravement perturbée et le geste didactique grandement hypothéqué.

Enfin, nous assistons à la multiplication des prothèses cognitives : automates, machines, robots, calculatrices, calculettes, correcteurs d'orthographe, adaptateurs-traducteurs, programmes, logiciels, langages artificiels, intelligence artificielle, télévision, Internet. Cela exige, de la part des enseignants vieillissants, adaptation et recyclage ou retrait et abandon.

Résistance ou "désistance"?



Sémiotique et psychanalyse :

psychanalyse ou sémiotique?

Cette recherche ou cette réflexion est le fruit d'un dialogue avec le professeur brésilien Waldir Beividas et elle a donné lieu à une première ébauche ici même. La sémiotique (greimassienne et post-greimassienne) est en quête d'une métapsychologie; elle l'a cherchée et trouvée du côté de la phénoménologie, de Husserl à Merleau-Ponty d'abord et avant tout; elle ne tient donc pas du tout compte de la déconstruction de la phénoménologie et de son onto-théologie par Heidegger et par Derrida, ni non plus des prolongements ou du questionnement actuels du côté de Michel Henry, de Jean-Luc Marion ou de Marc Richir. Pour la phénoménologie, le concept fondateur et fondamental est celui d'intentionnalité, concept emprunté par Husserl à la psychologie de Brentano; il est vrai cependant que la phénoménologie a su échapper à la psychologie, justement par un approfondissement du concept psychologique par excellence, celui de conscience (du moi) : elle a en effet montré et démontré en quoi la conscience n'est pas consciente, peut ne pas être consciente, et qu'elle a une grande part inconsciente. C'est là que le bât la blesse!

La psychanalyse, de Freud à Lacan, est à la fois une nouvelle théorie du sujet et une nouvelle théorie de la science, donc une nouvelle théorie du sens. Le sujet (le je) n'est pas le moi (de la conscience); ce n'est pas non plus le soi psychanalytique (le "self" des Anglo-Saxons) ou phénoménologique (la personne, de Ricoeur à Marion). Le sujet est un dispositif d'énonciation; le sujet de l'énonciation n'est pas individuel ou collectif : il brouille les frontières et les limites entre l'univers individuel (ou l'idiolecte) et l'univers collectif (ou le sociolecte), entre l'énonciateur et l'énonciataire; ce n'est pas un simple sujet énonciatif comme l'observateur.

Certes, le sujet a du corps; mais, étant donné les problèmes d'identification, cela n'en fait pas nécessairement un individu : le sujet est divisé entre le "subjectum" (actif, pensant : sujet de l'objet) et le "subjectus" (passif, sentant : sujet à l'objet); c'est un "dividu". La division du sujet est sans doute le principal problème auquel se soit attardé Lacan; ce qui l'a amené à privilégier le signifiant, plutôt que le signifié, le signe ou la signification. Pourtant, la signifiance est bien un terrain commun à la psychanalyse et à la sémiotique (tensive) : visée ou saisie, intensité ou extensité, intension ou extension (au sens logique), elle est tension avant d'être intention(nalité). L'intentionnalité est à la fois passage à la représentation et représentation d'un passage; elle n'est déjà plus l'affectivité : l'affect, comme auto-affection, est métapsychologique, mais au sens psychanalytique (économique, dynamique et topique) et non phénoménologique (sensible mais déjà intelligible, intelligible mais encore sensible); il doit être pensé en relation avec la libido, la pulsion et le fantasme et en relation avec la valence : l'ambivalence...

Toutefois, la psychanalyse et la sémiotique ont bien des choses en commun, non seulement par leur objet d'étude, le sujet (du signifiant ou de la signification), mais par leur point de vue, leur perspective, leur méthode; ainsi, la psychanalyse du rêve et du mythe et la sémiotique du récit et du rite procèdent de la même manière, par la schématisation (des schèmes en schémas, axes, arcs, carrés, tableaux, niveaux, réseaux, programmes, diagrammes, etc.), en distinguant la profondeur et la surface, l'immanent ou le latent et le manifeste ou le patent, l'absence et la présence, le travail du texte (ou du rêve) et la théorie du texte (ou du récit) : le récit du rêve -- son traducteur, son interprète -- est convocation (interprétation, compréhension), tandis que le rêve du récit -- son moteur, son mobile -- est conversion (élaboration, génération). Tout cela est bien une question de grammaire (ou de grammatique) et donc de sens et de science -- là où la vérité choit du savoir, qui échoue...



La grammaire d'Eugénie Grandet et de Neige noire

Dans la foulée de nos analyses des Contes de Jacques Ferron et des Trois Contes de Gustave Flaubert, nous voulons maintenant nous attaquer au roman : un roman français d'Honoré de Balzac en 1833, Eugénie Grandet, et un roman québécois d'Hubert Aquin en 1974, Neige noire. Nous allons analyser l'épitexte, le phéno-texte, le géno-texte et l'archétexte de chacun; la sémiotique et la psychanalyse se donneront de nouveau la main pour procéder à l'analyse de la grammaire textuelle et archétextuelle des deux romans.

Eugénie Grandet est un roman surétudié, mais qui n'a pas encore épuisé sa lecture; autre preuve que le texte n'est pas clôturé par le livre; que la lecture est l'ouverture de l'écriture et non sa fermeture, quand c'est une lecture attentive, offensive, agressive, quand c'est une lecture qui se donne les contraintes de la grammaire du texte et qui ne craint pas les contacts et les conflits. Dans ce roman, s'opposent deux sujets, Félix Grandet et son neveu, Charles Grandet, fils de son frère qui se suicide pour éviter le scandale de la faillite; les deux gravitent autour de l'objet de valeur qu'est la fille du père Grandet. Le corps de l'or est la folie de Félix, son avarice et sa jalousie; l'or du corps est le sexe d'Eugénie, pucelle à jamais et ainsi fidèle à la mémoire de son père; le coffret (isotopie amoureuse) relie le corps de l'or (isotopie économique) et l'or du corps (isotopie sexuelle). Alors que l'avarice contrevient à la circulation ou à l'change des biens, la jalousie contrevient à la circulation ou à l'échange des personnes (des femmes); il y a donc transgression du tabou du sang (génétique, généalogique) : de l'interdit de l'inceste.

Neige noire est un roman sous-étudié, alors que c'est sans doute le plus grand roman de toute l'histoire de la littérature française d'Amérique; peut-être parce que c'est un roman difficile et scandaleux. Ce roman a été curieusement traduit en anglais en 1979 sous le titre de Hamlet's Twin; traduction du titre qui est à la fois tradition et trahison, adaptation et interprétation. Il semble y avoir un projet d'art total : littérature romanesque, théâtre et cinéma, puisque le scénario qu'écrit le protagoniste, Nicolas Vanesse, fond les trois; mais, en même temps, le scénario est encadré par un commentaire narratologique, psychologique et philosophique sur le temps et sur le roman en train de s'écrire et de se lire : il y a donc emboîtement de récits. Cette fois, il y a double transgression du tabou du sang : de l'interdit de l'inceste, puisque la maîtresse de Nicolas couche avec son père, et de l'interdit du meurtre, puisqu'il la tue et la dévore comme un cannibale, dans une sorte de repas totémique; il y a donc transgression de la règle de l'exogamie et de la règle du totémisme. Comme dans Eugénie Grandet, le droit, qui devrait assurer le contrat entre l'univers collectif et l'univers individuel, n'y parvient pas puisque le meurtrier reste impuni -- mais le père de la morte se suicide...

Dans le roman d'Aquin, le corps, le sexe, la folie et le langage se trouvent intimement liés; mais il en est de même dans le roman de Balzac, même si de manière moins explicite et plus réservée, l'auto-censure du XIXe siècle français étant beaucoup plus grande que celle du XXe siècle québécois : le bégaiement que feint le père Grandet dans ses affaires et ses histoires d'argent et d'or est la folie économique et sexuelle de son langage!

JML/19 avril 2002